[7,0] Livre septième. [7,1] CHAPITRE I. Les habitants d'Assur, vulgairement appelée Arsid, frappés de crainte par la victoire que le duc Godefroi avait remportée auprès d'Ascalon, avaient d'abord conclu un traité avec lui pour lui garantir leur soumission et le tribut annuel de leur ville ; mais, cédant à de perfides conseils, ils se refusèrent formellement à l'exécution de ce traité, retenant injustement les otages que le duc leur avait donnés pour gage de son amitié, et se réjouissant d'avoir recouvré les leurs qui méconnurent leur parole, et parvinrent à s'échapper d'entre les mains du duc. Les habitants s'empressèrent alors de faire tous leurs préparatifs pour se défendre avec vigueur. C'est pourquoi le roi, enflammé de colère, et tous les nobles et les roturiers qui étaient demeurés avec lui, savoir, Guillaume de Montpellier, Garnier de Gray, Guillaume Charpentier, Wicker l'Allemand, et tous les chrétiens, chevaliers et hommes de pied, au nombre de trois mille, allèrent investir cette ville, et dressèrent leurs tentes tout autour de ses murailles. Puis ils établirent des machines et des mangonneaux, après avoir travaillé avec beaucoup d'ardeur pendant sept semaines pour les construire. [7,2] CHAPITRE II. Ces machines dressées contre les murailles, les Chrétiens attaquèrent vigoureusement les habitants d'Assur, et ceux-ci de leur côté résistaient avec non moins d'activité, du haut de leurs remparts et de leur citadelle garnie de tours. Mais, voyant que tous leurs efforts pourraient bien devenir infructueux, ils dressèrent en l'air, en l'attachant avec des cordes et des chaînes, un mât de vaisseau d'une extrême longueur, qui était déposé au milieu de la ville ; ils y placèrent l'un des otages du duc, Gérard que j'ai déjà nommé, originaire du pays de Hainaut, du château d'Avesnes, et chevalier illustre, et le mirent en croix en lui liant les pieds et les mains avec des cordes. Les Chrétiens croyaient que depuis longtemps ces bourreaux lui avaient fait subir le martyre. Ainsi élevé et attaché sur le haut du mât, Gérard, versant des larmes, adressa la parole au duc Godefroi d'une voix lamentable, et lui dit : O duc très illustre, souviens-toi maintenant que c'est par tes ordres que je suis venu en otage et exilé au milieu de nations barbares et d'hommes impies. C'est pourquoi je te demande d'être touché de quelque sentiment d'humanité et de compassion à mon égard, et de ne pas permettre que je périsse dans ce cruel martyre. Le duc lui répondit alors : O Gérard, vaillant chevalier, il m'est impossible de prendre compassion de toi, et d'empêcher tant d'hommes rassemblés ici de se venger sur cette ville. Aussi, quand même tu serais mon frère, ainsi qu'Eustache, tu ne pourrais être délivré sous la condition que cette ville demeurerait intacte. Tu dois donc mourir, et il est même plus utile que tu meures seul, que si nos résolutions et nos serments étaient violés, et si cette ville demeurait toujours l'ennemie fatale des pèlerins ; car si tu meurs de la vie présente, il te sera donné de vivre avec le Christ dans les cieux. Gérard, voyant l'inutilité de ses prières et de ses larmes, supplia instamment le duc de présenter son cheval et ses armes devant le saint sépulcre, disant qu'il voulait les donner pour le rachat de son âme à ceux qui servaient Dieu dans ce lieu. Alors le duc et tous les Chrétiens attaquèrent vigoureusement la ville, oubliant tout sentiment de pitié et de commisération envers leur frère Gérard, et de tous côtés ils assaillirent, les assiégés avec leurs flèches, leurs frondes et d'autres petits instruments à projectiles. Parmi le grand nombre de flèches lancées au hasard, dix allèrent frapper Gérard et le blessèrent sur plusieurs points. [7,3] CHAPITRE III. Les Gentils voyant le brave chevalier frappé par les flèches de ses frères, qui avaient chassé de leurs cœurs toute pitié, vomirent de terribles blasphèmes contre le duc et tout le peuple Chrétien, et leur reprochèrent leur conduite, disant : Grâce impie et cruelle qui ne prenez aucun soin d'épargne des jours de votre frère, chrétien comme vous, et qui, après l'avoir vu dans le plus grand péril, avez au contraire attaqué avec plus de violence la ville et ses habitants. Ensuite ils se défendirent vigoureusement avec leurs petits mangonneaux, leurs arbalètes et leurs flèches, et firent tous leurs efforts pour repousser les chevaliers du duc, enfermés dans leur machine et combattant près des murailles. Les assiégés lançaient sans interruption sur cette machine des pieux garnis de fers pointus, enveloppés d'étoupes imprégnées d'huile, de poix et d'autres substances combustibles, et repoussant l'action de l'eau ; et ils cherchaient par ce moyen à faire pénétrer leurs traits dans les cuirs de taureau dont les claies d'osier étaient recouvertes, pour mieux repousser les feux lancés par l'ennemi. La flamme cependant s'allumant peu à peu et trouvant de tous côtés de nouveaux aliments dans des substances desséchées, toute la machine fut enfin embrasée et s'écroula de la hauteur de ses trois étages : plus de cinquante hommes de guerre, que le duc et les autres princes avaient placés dans l'intérieur, enveloppés de toutes parts par les flammes, subirent le même sort. Les uns eurent la tête et le cou fracassés, d'autres les jambes ou les bras brisés et à demi rompus, d'autres furent écrasés sous le poids des pièces de bois qui les accablaient et aucun d'eux ne pouvant être dégagé par aucun moyen, ils furent tous consumés et réduits en cendres, de même que les pièces de la machine. Parmi eux, Francon de la ville de Mechel, située sur le fleuve de la Meuse, chevalier intrépide, frappé par une poutre toute enflammée, et atteint d'un feu inextinguible, fut brûlé sous les yeux même de tous ses frères. [7,4] CHAPITRE IV. Rothold, chevalier terrible, était descendu avant l'incendie sur les murailles, de la ville avec Pierre le Lombard, chevalier illustre. Aussitôt qu'il vit que l'artifice des Sarrasins avait réussi, et que la machine s'était écroulée, entraînant dans sa chute tous ceux qui y étaient enfermés, il sauta légèrement du haut des murailles, attendu qu'on ne pouvait lui porter aucun secours, et les deux chevaliers s'arrêtèrent dans le fossé, sans avoir encore aucun mal. Alors les Sarrasins, les voyant au pied de la muraille, cherchèrent à les écraser avec des bâtons ferrés et d'énormes blocs de pierre, mais, protégés de Dieu et couverts de casques solides qui résistèrent à tous les coups, les deux chevaliers parvinrent à retourner sains et saufs auprès de leurs frères. Le duc vit que ses plus valeureux chevaliers avaient péri misérablement dans la chute de la machine, les uns détruits et consumés par les flammes, d'autres tout fracassés, et qu'après ce terrible désastre, et à la suite de cet incendie dévorant, un grand nombre de Chrétiens avaient perdu tout courage et ne songeaient plus qu'à fuir ; triste lui-même et affligé, il fit de nouveaux efforts pour rallier ces hommes au désespoir, les ramener à l'assaut et à la destruction des ennemis, leur disant : O hommes misérables et inutiles, pourquoi donc avez-vous quitté votre pays et vos familles, et si ce n'est dans l'intention de vous sacrifier jusqu'à la mort pour le nom de Jésus, pour la rédemption de la sainte Église et pour la délivrance de vos frères ? Voici, cette ville et toutes les nations à la ronde sont ennemies de la ville de Jérusalem, et conspirent contre nos jours, et celle que vous assiégez maintenant est l'une d'entre elles. Prenez garde à ne point manquer à vos résolutions, et n'allez pas, comme des hommes vils et efféminés, abandonner cette ville sans l'avoir vaincue. Faites donc pénitence de cette honteuse luxure, à laquelle vous vous êtes livrés comme des incestueux, pendant cette expédition, et de toutes les iniquités par lesquelles vous avez offensé la grâce de Dieu : purifiés par la confession et la rémission de vos fautes, rendez-vous désormais favorable le Seigneur du ciel, en qui il n'y a point d'iniquité, car sans cela vous ne pouvez rien faire. [7,5] CHAPITRE V. En entendant ces paroles et ces exhortations du duc, les Chrétiens, qui naguère, frappés de terreur, ne songeaient qu'à la fuite, se sentirent consolés et fortifiés : ils recommencèrent à travailler au siège avec plus d'ardeur et de force qu'ils n'avaient fait auparavant, en attendant que l'on eût construit une nouvelle machine, pour la dresser contre les murailles, et s'emparer de la ville avec son secours. Tandis qu'ils étaient dans ces dispositions, et le lendemain, dès le point du jour, Arnoul, chancelier du sépulcre du Seigneur, clerc illustre et dévoué à Dieu, entreprit de reprocher au duc et à tous les Chrétiens, grands et petits, la perfidie et la dureté de cœur dont ils s'étaient rendus coupables envers leurs frères Gérard et Lambert, otages chez les gens d'Assur, lorsqu'ils étaient attachés au haut du mât. Il les invita paternellement à se confesser de cette impiété et de toute la souillure de leurs péchés et à s'amender. Pénétrés de componction à la suite de ces exhortations, implorant le pardon de leurs péchés et versant des larmes, tous les Chrétiens se réunirent en une seule volonté, pour continuer le siège de la ville ; et construisant une nouvelle machine et des instruments à lancer des pierres, ils demeurèrent encore longtemps autour des murailles. La seconde machine, construite à l'instar et dans les dimensions de la première, fut poussée au-delà du fossé et contre les murailles par les efforts d'un grand nombre de guerriers, et d'une multitude d'hommes et de femmes, et les chevaliers pleins de force et d'audace occupèrent ensuite les divers étages, pour livrer bataille aux assiégés. Tandis que cette machine franchissait le fossé et était dressée contre les murailles, au-dessus desquelles elle s'élevait beaucoup, afin que les hommes qui s'y renfermaient pussent attaquer les ennemis avec leurs arcs, leurs javelots et leurs lances, et faire le plus de mal possible à ceux des citoyens qui occupaient les remparts, les Sarrasins recommencèrent à lancer sur les nôtres des pieux enflammés, comme ils avaient fait sur la première machine, et ne cessèrent d'en jeter que lorsque la flamme s'étant accrue par degrés eut atteint, envahi et embrasé de toutes parts les claies, les planches et les poutres. Bientôt les Chrétiens, hommes et femmes, accoururent de tous les côtés du camp et des tantes, pour éteindre l'incendie, chacun apportant un vase rempli d'eau. Mais ce moyen fut complètement inutile, car le feu de cette espèce ne peut être éteint par l'eau ; la flamme s'étendait sans cesse et ne pouvait être arrêtée, il fut donc impossible de sauver la machine, elle brûla entièrement, et tombant avec un horrible fracas, elle atteignit de diverses manières un grand nombre d'hommes et de femmes, placés tout autour. Les uns moururent sur la place, d'autres demeuraient étendus par terre avec quelque membre brisé, d'autres, à demi morts et ayant quelques vaisseaux rompus dans le corps, vomissaient des flots de sang couleur de pourpre, d'autres enfin, enveloppés par les flammes, ne pouvaient être sauvés par personne, et se trouvaient exposés aux plus grands dangers. De tous côtés on ne voyait que douleur et agitation. [7,6] CHAPITRE VI. Le duc, voyant toutes ses inventions déjouées, prit conseil des siens, et retourna à Jérusalem vers le milieu du mois de décembre, attendu qu'à cette époque, où commençait un hiver très rigoureux, les frimas et la neige rendaient encore plus impossible l'occupation de la ville d'Assur. Il laissa cependant cent chevaliers et deux cents hommes de pied à Rama, afin de faire attaquer constamment les habitants d'Assur, et de les fatiguer par de fréquents combats. Les citoyens, de leur côté, prenaient leurs précautions, de peur d'être surpris à l'improviste par quelque assaut ou quelque embuscade, et ne sortaient jamais des murailles, en sorte que les chevaliers du duc ravageaient chaque jour leurs terres et leurs vignes. Enfin les chevaliers chrétiens, voyant qu'ils ne pouvaient réussir à les surprendre ni de vive force ni par embuscade, retournèrent eux-mêmes à Jérusalem, et s'abstinrent pendant deux mois de toute attaque et de toute entreprise. Dès lors les habitants d'Assur, ayant recouvré plus de sécurité, et ne prévoyant plus aucun danger, recommencèrent à sortir de la ville sans précaution, pour aller faire leurs affaires et cultiver les vignes et leurs champs. Boémond, qui habitait au loin dans la ville d'Antioche, ayant appris la victoire des Chrétiens, les glorieux exploits du duc Godefroi, et son élévation au trône de Jérusalem, d'après les rapports que lui en firent Robert de Flandre, Robert prince de Normandie, et les autres princes qui retournaient dans leur patrie, envoya des messagers à Baudouin frère du duc, pour lui donner avis de ses projets, et résolut de se rendre à Jérusalem et de visiter le sépulcre du Seigneur. Dagobert, évêque de Pise, avait demeuré longtemps (pendant trois mois) dans le pays de Laodicée avec toute sa suite ; il se joignit à Boémond et à Baudouin pour faire ce voyage, et, leur offrant des présents, il s'unit d'amitié avec eux, et ne réussit que trop bien à s'insinuer de jour en jour dans leur faveur, en réglant ses paroles et ses actions sous de fausses apparences de religion. Le jour de la Nativité du Seigneur approchait, lorsque ces princes entrèrent à Jérusalem, avec une nombreuse et honorable escorte de Chrétiens. Le duc Godefroi s'était porté avec magnificence à leur rencontre, et, dans les transports de la joie qu'il éprouvait en les voyant, il les accablait de ses pieux embrassements. [7,7] CHAPITRE VII. Quelques jours s'étaient écoulés, et déjà l'évêque de Pise, qui avait acquis deux puissants protecteurs dans Baudouin et Boémond, était parvenu à se rendre agréable et cher au duc, à tel point qu'il fut enfin élevé à la dignité de patriarche, bien plus cependant par suite de l'argent qu'il prodigua, que par un effet de l'affection de sa nouvelle église. Ce même Dagobert, étant encore évêque de Pise, avait été envoyé en Espagne par Urbain, souverain pontife de Rome, comme légat du culte et de la foi des Chrétiens. Le roi, nommé Alphonse, l'accueillit avec les plus grands honneurs, et tous les évêques et archevêques de ce royaume le reçurent en toute obéissance et toute charité : le roi même, ainsi que tous les grands du pays, le comblèrent et l'honorèrent de présents magnifiques en or, en argent et en pourpre. Beaucoup de gens surent dans le temps que cet illustre roi avait, en outre, chargé le même Dagobert de remettre de sa part au seigneur apostolique, en témoignage de son affection, un bélier en or, d'une admirable beauté et parfaitement bien travaillé : mais Dagobert, possédé d'une avidité insatiable, ne donna point le bélier et le garda pour lui, de même que tout l'argent qu'il avait levé de tous côtés. Ceux qui ont su positivement tous ces détails, affirment en outre qu'après la mort du pontife Urbain, Dagobert porta à Jérusalem tous ses trésors, ainsi que son bélier d'or qu'il séduisit Boémond et Baudouin, qu'il donna au duc Godefroi son bélier et d'autres présents encore, et que ce fut par ces moyens qu'il s'éleva aux honneurs du patriarcat. [7,8] CHAPITRE VIII. Après que Dagobert eut été installé en qualité de patriarche dans l'église de Jérusalem, et consacré Robert évêque de la ville de Rama que l'on appelle vulgairement Rames, après que tous les catholiques et les princes eurent célébré en toute joie et toute allégresse le jour de la Nativité du Seigneur, Boémond, Baudouin et le patriarche lui-même obtinrent du duc que leur marche serait réglée de manière qu'ils se réuniraient, la veille de l'Epiphanie du Seigneur, sur les bords du fleuve Jourdain, où le Seigneur Jésus daigna se faire baptiser par Jean. Empressé de se rendre à leurs désirs, Godefroi descendit avec eux vers le Jourdain, en grand appareil et suivi d'une foule d'hommes de pied et de chevaliers, et les princes remplis de joie se baignèrent avec délices dans ses eaux. Après cela, Baudouin, et Boémond pleins d'allégresse, et se réjouissant avec le duc de leur bienveillance mutuelle, se séparèrent les uns des autres dans le même pays, et se donnèrent le baiser d'adieu en versant des larmes. Godefroi retourna à Jérusalem avec le patriarche ; Boémond et Baudouin partirent pour Antioche et pour Roha. [7,9] CHAPITRE IX. Vers le milieu du mois de février, et tandis que les habitants d'Assur, prenant de jour en jour plus de sécurité, vaquaient à toutes leurs affaires et sortaient tranquillement de la ville pour cultiver leurs vignes et leurs champs, un Sarrasin habitant de cette ville, voulant trouver grâce aux yeux du duc, lui révéla tout ce qu'il savait à ce sujet, et lui dit comment ses concitoyens, pleins de sécurité et ne redoutant nullement la mort, sortaient sans cesse de la ville pour se livrer à toutes leurs occupations. Après avoir entendu ce rapport, le duc écouta le Sarrasin avec bienveillance sur tout autre sujet, et prit soin de lui afin de le gagner de plus en plus par ses caresses. Bientôt le traître lui indiqua un jour où il serait facile d'attaquer les gens d'Assur, tandis qu'ils travailleraient dans leurs vignes et dans leurs champs, de tuer les uns et de faire les autres prisonniers. En effet, au jour indiqué, et dès le matin, le duc Godefroi plaça en embuscade auprès de Rama quarante chevaliers bien armés. Ils lancèrent subitement leurs chevaux sur les Sarrasins qui sortaient d'Assur au nombre d'un millier d'individus peut-être, les assaillirent vivement, en laissèrent plus de cinq cents à demi morts dans la campagne, le nez, les mains ou les pieds coupés, et rentrèrent en vainqueurs à Jérusalem, ramenant captifs les femmes et les enfants. Aussitôt que cet affreux événement fut connu, toute la ville d'Assur retentit de lamentations et de cris de douleur, et les habitants s'empressèrent d'envoyer des messagers au roi de Babylone pour lui annoncer ces tristes nouvelles. [7,10] CHAPITRE X. En recevant ce déplorable message, l'émir, qui commande immédiatement après le roi, et à la voix duquel obéissent tous les citoyens et toutes les cités du royaume de Babylone, éprouva une douleur extrême et promit d'envoyer sur-le-champ cent cavaliers Arabes et deux cents Ethiopiens pour porter secours aux habitants et protéger leur ville ; car il ne permit point que cette fâcheuse nouvelle parvînt aux oreilles de l'admirable seigneur roi de Babylone, dans la crainte que son cœur n'en fût trop accablé. En apprenant les paroles de consolation et les promesses de l'émir, les habitants d'Assur s'en réjouirent beaucoup, et depuis ce jour ils ouvrirent leurs portes et conduisirent eux-mêmes en sécurité tous leurs gros bestiaux dans les champs, sans cependant s'éloigner de la ville. Huit jours après, les forcés auxiliaires du roi de Babylone : cent cavaliers Arabes et deux cents Ethiopiens, arrivèrent à Assur, et d'après leurs ordres et dans la confiance qu'ils éprouvaient, les habitants s'avancèrent hors de la porte, beaucoup plus loin qu'ils n'avaient coutume de faire. Lorsqu'on eut appris l'arrivée des Arabes à Jérusalem, dix chevaliers chrétiens sortirent à l'insu du duc, et se portèrent sur le territoire de Rama, pour s'informer de l'exacte vérité et savoir si, en effet, des chevaliers de Babylone étaient venus au secours de la ville d'Assur. Aussitôt les Chrétiens envoyèrent cinq écuyers vers les remparts de la place, pour provoquer et attirer les hommes dont il était question, et eux-mêmes au nombre de dix descendirent dans la plaine. Tandis que les écuyers voltigeaient avec leurs chevaux sous les murs de la ville, conformément aux ordres des dix chevaliers, trente cavaliers arabes sortirent en hâte et tout armés, et poursuivirent vivement les écuyers du côté où ils avaient laissé leurs maîtres en embuscade. En effet, les écuyers prirent la fuite de toute la rapidité de leurs chevaux, et vinrent se réunir aux dix chevaliers chrétiens. Ceux-ci volèrent à leur rencontre bien armés, mirent en fuite à leur tour les trente Arabes, les poussèrent devant eux jusqu'aux portes de la ville, leur tuèrent trois hommes en un instant, et leur ayant fait couper la tête par les écuyers, ils remportèrent ces têtes et rentrèrent à Jérusalem pleins de joie, chargés des dépouilles de ceux qu'ils avaient tués, et ramenant leurs chevaux. [7,11] CHAPITRE XI. En apprenant cette victoire et l'audacieuse entreprise des dix chevaliers, le duc et tous les Chrétiens éprouvèrent une vive joie. Aussitôt le duc convoqua cent quarante chevaliers, et décida qu'ils iraient se placer en embuscade auprès de Rama, sous la conduite de Garnier de Gray et de Robert, brave chevalier de la Fouille, afin que les chevaliers arabes, provoqués par quelque artifice et attirés hors des remparts d'Assur, fussent enveloppés par les Chrétiens, et leur fournissent ainsi l'occasion de nouveaux exploits. Les chevaliers du duc très chrétien demeurèrent en embuscade pendant deux jours auprès de Rama ; enfin, le troisième jour les habitants d'Assur, se confiant en leurs chevaliers, se rendirent dans les champs avec leurs troupeaux, et ignorant entièrement ce qu'on leur préparait, ils se mirent à errer çà et là en toute sécurité. Tandis qu'ils ne redoutaient aucun péril, vingt chrétiens se détachèrent subitement du corps des Chrétiens, enlevèrent tout le butin qu'ils trouvèrent et le ramenaient déjà de vive force, lorsque les chevaliers d'Assur vinrent le leur enlever. Mais aussitôt tout le corps des Chrétiens sortit de sa retraite et les attaqua vigoureusement, les chevaliers arabes, les Ethiopiens et tous les hommes de pied de la ville arrivèrent aussi, et des deux côtés le combat s'engagea très rudement. Enfin les Chrétiens eurent l'avantage, ils tuèrent la majeure partie de leurs ennemis, reprirent leur butin, emmenèrent beaucoup de chevaux et de prisonniers, et rentrèrent à Jérusalem couverts de gloire et remplis de joie. Le reste des Sarrasins, dont il ne s'échappa qu'un bien petit nombre, retourna à Babylone avec cette triste nouvelle, et nul ne saurait douter qu'elle ne contribuât à augmenter la colère du roi et les craintes des habitants de cette ville. Le duc Godefroi fut infiniment satisfait de l'heureuse issue de cette expédition. [7,12] CHAPITRE XII. Enfin la ville d'Assur, fatiguée et voyant qu'il lui serait impossible de se défendre, même avec le secours de son roi, traita de la paix, présenta au duc les clefs de ses portes et de ses tours, et se rendit tributaire. Ces tributs furent cédés par le duc à Robert, chevalier illustre de la Fouille, pour prix de la solde convenue entre eux, Après cela, le duc voulant serrer de plus près et soumettre la ville d'Ascalon, de même que les autres villes qui obéissaient au roi de Babylone, résolut de rebâtir la ville de Joppé, vulgairement appelée Zaphet, tombant en ruines depuis longtemps, et de l'environner de murailles, afin d'y établir un port pour les vaisseaux et d'en faire un point de résistance ou d'attaque contre les autres villes des Gentils. Lorsque la ville de Joppé fut relevée et entourée de murailles, les marchands chrétiens se rendirent dans son port de tous les royaumes et de toutes les îles, et y apportèrent des vivres, et les pèlerins qui arrivaient de tous côtés y descendirent en toute sécurité, et purent s'y arrêter pour se reposer de leurs fatigues. [7,13] CHAPITRE XIII. Les Sarrasins furent extrêmement affligés en voyant que cette ville, relevée et remise en bon état, servirait à combattre, à soumettre, à détruire toutes les autres villes situées dans les environs et leur appartenant, et que les Chrétiens acquéraient chaque jour de nouvelles forces qui leur arrivaient par mer. Dans ces circonstances, les Gentils ne trouvèrent rien de mieux à faire que d'envoyer promptement une députation des villes d'Ascalon, de Césarée et de Ptolémaïs ou Accon, auprès du duc Godefroi, pour le faire saluer de la part des émirs de ces villes. Aussitôt cette députation alla porter au duc et à ses principaux fidèles à Jérusalem un message conçu en ces termes : L'émir d'Ascalon, l'émir de Césarée et enfin l’émir de Ptolémaïs au duc Godefroi et à tous, salut. Nous te supplions, duc très glorieux et magnifique, que, par ta grâce et ton autorisation, nos citoyens puissent sortir pour leurs affaires en sécurité et en paix. Nous t'amenons, dix bons chevaux et trois beaux mulets, et tous les mois nous te fournirons à titre de tribut cinq mille byzantins. Par ce traité la paix fut conclue et solidement établie, et même il se forma de jour en jour de nouveaux liens d'amitié, principalement entre le duc et l'émir de la ville d'Ascalon, et le premier reçut une grande quantité de présents en froment, en vin, en orge et en huile, plus qu'on ne pourrait le dire ou s'en souvenir. Césarée et Accon lui envoyèrent aussi des cadeaux en or et en argent, et obtinrent ainsi paix et sécurité. Toutes les terres et les pays des Gentils plièrent sous la crainte que leur inspirait le duc très chrétien. [7,14] CHAPITRE XIV. A mesure que sa glorieuse renommée parvenait aux princes de l'Arabie, ils traitaient de même avec lui pour se faire accorder paix et sécurité, sous la condition que leurs marchands entreraient paisiblement à Jérusalem et à Joppé, pour y apporter toutes les choses nécessaires à la vie et les échanger sans obstacle avec les Chrétiens. On fit en effet ainsi, et alors on vit arriver en abondance à Joppé et à Jérusalem, des bœufs, des moutons, des chevaux, des vêtements et des denrées ; les Gentils échangeaient toutes ces marchandises avec les Chrétiens à de justes prix, et le peuple en éprouvait une grande joie. Mais le duc interdit à tous les Gentils tout échange et toute faculté de sortir par mer. A cet effet, il plaça et dispersa sur la mer des gardiens et des surveillants secrets, afin que les Gentils ne pussent rien introduire par cette voie dans leurs villes, de peur que, pourvues abondamment de richesses, et prenant confiance en leurs forces, elles n'entreprissent dans leur orgueil de se révolter et de résister, au mépris des traités qu'elles avaient conclus avec le duc. Ainsi tous ceux qui arrivaient par mer d'Alexandrie, de Damiette ou d'Afrique, étaient faits prisonniers et mis à mort par les chevaliers du duc, qui leur enlevaient aussi toutes leurs richesses. De leur côté les Sarrasins n'étaient point en paix sur mer avec les Chrétiens, et ce fut seulement pour la terre qu'ils conclurent de part et d'autre leurs traités. Celui qui unissait le duc et l'émir d'Ascalon fut exactement observé ; les citoyens de cette dernière ville apportaient en parfaite tranquillité à Jérusalem toutes les choses qu'ils avaient à vendre, et les Chrétiens pareillement se rendaient à Ascalon sans aucun obstacle. [7,15] CHAPITRE XV. Comme ces relations de paix et de bonne amitié s'affermissaient de plus en plus, un jour le gouverneur et émir d'Ascalon renvoya en don à Jérusalem, au duc très chrétien, Gérard d'Avesne, guéri de toutes ses blessures, couvert de beaux vêtements et monté sur un excellent cheval qui lui fut en outre donné. Le duc et tous les Chrétiens le croyaient mort depuis longtemps dans la ville d'Assur ; car ils ne savaient pas qu'on l'avait fait descendre du haut de son mât et envoyé d'Assur à l'émir d'Ascalon. Le duc fut rempli d'une vive joie en voyant revenir bien portant cet illustre jeune homme, Gérard, son chevalier chéri. Aussitôt, en présence de tous les fidèles qui l'entouraient, et pour l'indemniser de ses longues fatigues, il lui donna un très grand bénéfice en terre, de la valeur de cent marcs, avec un château appelé le château de Saint-Abraham. Dès ce moment la paix commença à régner, et s’étendit de plus en plus de tous côtés, jusqu'à ce qu'enfin elle devint à charge aux chevaliers français, toujours ardents pour le combat. [7,16] CHAPITRE XVI. Peu de temps après, et vers l'approche de la Nativité du Seigneur, Tancrède partit du fort de Tabarie ou Tibériade, et se rendit à Jérusalem auprès du duc. Ce fort, situé sur le sommet escarpé d'une montagne, avait été rebâti par le duc et entouré d'un fossé et de fortifications inexpugnables, et le duc l'avait ensuite donné à Tancrède pour le garder. Celui-ci alla donc se plaindre à Godefroi que la ville et le territoire du Gros-Paysan se révoltaient contre lui et refusaient de lui remettre leurs tributs, et en même temps il demanda du secours. Le duc, irrité de ces nouvelles, se rendit aux vœux de Tancrède au bout de huit jours ; et, prenant avec lui deux cents chevaliers et mille hommes de pied, il entra sur le territoire et dans le pays du Gros-Paysan, enleva de tous côtés un butin considérable, fit massacrer ou emmener prisonniers tous les Gentils, et livra tout le pays au fer et à la flamme. Pendant les huit jours que le duc y demeura, on ne cessa de brûler et de tuer. Le Gros-Paysan, prince du pays, fit partir des messagers pour solliciter le secours des Turcs, dans l'espoir de pouvoir avec leur assistance, se porter à la rencontre du duc et lui résister. Ce prince fut appelé par les Français Gros-Paysan à cause de son excessif embonpoint, de son énorme corpulence et de ses manières grossières qui le faisaient ressembler en tout point à un paysan. Le prince des Turcs, roi de Damas, ayant reçu son message, envoya aussitôt cinq cents Turcs à son secours. Les chevaliers chrétiens, après avoir fait longtemps toutes sortes de ravages sur le territoire du Gros-Paysan, en sortirent enfin, le duc marchant toujours en tête avec le butin, les bestiaux et tous les vêtements, et les divers objets enlevés, et Tancrède, marchant très loin sur les derrières, et faisant le service de surveillance avec cent chevaliers. Bientôt ce dernier vit arriver les chevaliers turcs en toute hâte ; et, marchant à leur rencontre avec non moins d'ardeur, il engagea aussitôt le combat. Les deux partis furent extrêmement maltraités dans cette journée, il y eut de part et d'autre des hommes tués et blessés, et Tancrède lui-même ne se sauva qu'avec beaucoup de peine. Le soir venu, le duc et tous ceux de sa troupe posèrent les armes et passèrent la nuit dans une plaine, ignorant entièrement que Tancrède se fût battu avec les Turcs : le duc était déjà inquiet de ce qu'il pouvait être devenu, lorsqu'enfin Tancrède arriva sain et sauf au milieu de la nuit, avec ses compagnons d'armes, dont quelques-uns avaient été blessés par des flèches. Aussitôt que Godefroi eut appris que les Turcs avaient poursuivi Tancrède depuis la ville de Damas, et s'étaient battus contre lui, il ordonna de former les corps dès le grand matin et de marcher à la rencontre des Turcs ses ennemis. Mais on n’en trouva plus un seul dans tout le pays, car ayant jugé que l'illustre duc était trop près d'eux, ils marchèrent toute la nuit pour retourner chez eux, après avoir renoncé à poursuivre Tancrède. Le duc retourna alors à Jérusalem ; Tancrède se rendit de nouveau à Tibériade avec les siens : il avait avec lui soixante chevaliers, et, demeurant dans son château, il allait tous les jours attaquer Damas et les autres villes des Turcs, et leur enlevait beaucoup de butin dans tout le pays. Cette citadelle de Tibériade est située près du lieu que l’on appelle la Mer de Tibériade, et qui a deux milles en longueur et autant en largeur. Le duc très chrétien, après s'en être emparé, et avoir enlevé la forteresse, l'avait donnée en bénéfice à Tancrède, parce que celui-ci, exact à accomplir ses devoirs de chevalier, et se montrant toujours prêt à combattre les ennemis des Chrétiens, avait toute sa faveur. [7,17] CHAPITRE XVII. Les Turcs, voyant Tancrède prendre chaque jour de nouvelles forces et avoir sans cesse à sa disposition celles du duc Godefroi, résolurent de conclure une trêve avec lui, sous la condition qu'à l'expiration, du terme convenu, il leur serait permis de tenir conseil pour voir s'ils voudraient se soumettre définitivement à lui, ou renoncer formellement à tout traité. Après avoir consulté le duc sur ces propositions, Tancrède acquiesça à la prière des Turcs, reçut d'eux, ainsi que du Gros-Paysan, des dons considérables en byzantins, en or, en argent et en pourpre, et cessa entièrement de porter la guerre sur leur territoire. Quelques jours s'étant écoulés, Tancrède envoya à Damas, auprès du prince des Turcs, six chevaliers, hommes habiles et éloquents, chargés d'inviter ce prince à lui livrer sa ville et à faire profession de notre foi si toutefois il voulait tenir, des bienfaits et du consentement de Tancrède, la faculté d'habiter ou de vivre sur un point quelconque du pays ; déclarant que, sans cela, il serait impossible à Tancrède de lui conserver son amitié, ni pour or, ni pour argent, ni pour tous autres dons précieux. En recevant ce message, le prince de Damas, saisi d'une violente colère, fit prendre cinq des chevaliers et ordonna de leur trancher la tête ; le sixième, ayant embrassé la foi des Turcs, trouva grâce devant lui et eut la vie sauve. Lorsque le duc apprit la mort cruelle de ces illustres députés, ce prince, Tancrède et toute l'Église chrétienne éprouvèrent une violente indignation. Aussitôt le duc, rassemblant ses forces de tous côtés, tant en chevaliers qu'en hommes de pied, marcha sur le territoire de Damas contre les assassins de ses frères, et, pendant quinze jours, il ravagea le pays en tout sens, sans que personne lui opposât de résistance. Le Gros-Paysan, prince de cette contrée, voyant que ni lui, ni les Turcs ne pouvaient rien conserver en présence des Chrétiens, conclut, bon gré malgré, un traité avec le duc et Tancrède, et se sépara des Turcs, dont les secours ne pouvaient le mettre en état de faire tête au duc très chrétien. [7,18] CHAPITRE XVIII. Après avoir conclu ce traité avec ce prince, auquel il imposa des tributs, le duc Godefroi se disposa à retourner à Jérusalem en passant par Ptolémaïs, Césarée et Caïphe. L'émir de Césarée se porta à sa rencontre, et lui offrit amicalement à dîner ; le duc refusa de manger, et se borna, avec beaucoup de politesse et de remerciements, à goûter d'une pomme de cèdre : peu après, il se trouva sérieusement malade ; et se rendant à Joppé, il y trouva l'évêque et duc des Vénitiens, avec une nombreuse suite, et une multitude d'hommes armés. S'étant assuré que ceux-ci étaient des Chrétiens et des frères, et non des ennemis, il entra dans la ville, et se rendit à la maison qu'il avait fait construire récemment pour son usage. Son mal allait croissant et l'accablait de plus en plus. Quatre de ses parents l'assistaient : les uns lui pansaient les pieds et les réchauffaient sur leur sein ; d'autres lui faisaient appuyer la tête sur leur poitrine ; d'autres pleuraient et s'affligeaient en le voyant souffrir, craignant de perdre ce prince illustre dans un exil aussi lointain. [7,19] CHAPITRE XIX. En apprenant la maladie du duc Godefroi, les pèlerins Chrétiens furent pénétrés d'une profonde douleur ; ils se rendaient souvent auprès de lui pour le visiter ; parmi eux le duc et évêque des Vénitiens, et les principaux de sa suite, furent aussi introduits auprès du duc et admis à le saluer, et à s'entretenir avec lui. Dans le désir qu'ils avaient sans cesse de le voir, ils lui offrirent et lui donnèrent par amitié des présents considérables et extraordinaires en vases d'or et d'argent, en pourpre et en vêtements précieux. Le duc Godefroi reçut avec une extrême bonté les choses qu'ils lui offrirent, et leur parlant avec bienveillance, il les envoya sur leurs navires, disant que son mal le retenait encore chez lui : mais que le lendemain, s'il éprouvait un peu de soulagement, il ne manquerait pas d'aller se présenter devant tous ceux qui désiraient le voir et le connaître, et de jouir avec empressement de leur agréable société. Pendant la nuit, son mal et ses douleurs ayant encore augmenté, il ordonna aux siens de le transporter à Jérusalem, pour éviter le mouvement extraordinaire et le fracas que ferait l'armée, puisqu'aussi bien il ne pouvait en ce moment tenir ses promesses, et entretenir des relations amicales avec les pèlerins Vénitiens. [7,20] CHAPITRE XX. Informés des progrès de la maladie, le duc et les princes Vénitiens allèrent trouver Garnier de Gray et Tancrède, pour faire demander à Godefroi ce qu'ils avaient à faire, et savoir s'ils devaient entreprendre d'assiéger et de soumettre quelque ville située sur les bords de la mer, avant de se rendre eux-mêmes à Jérusalem, ou s'ils attendraient que le duc eût recouvré la santé par la grâce de Dieu, Tancrède, en apprenant la maladie de ce prince, s'était rendu en toute hâte de Tibériade à Joppé. Les deux princes allèrent seuls trouver le duc pour lui rapporter les paroles des Vénitiens, et après avoir tenu conseil avec lui, quoiqu'il fût très malade, et avec les autres chefs, ils résolurent que les pèlerins Vénitiens iraient investir et attaquer par mer la ville de Caïphe, tandis que Tancrède, tenant la place du duc, et Garnier, l'assiégeraient par terre, afin que cette ville ainsi enveloppée et pressée de tous côtés, tombât au pouvoir des Chrétiens. Tandis qu'ils faisaient toutes leurs dispositions pour attaquer Caïphe par terre et par mer, on répandit à Joppé la triste nouvelle que le duc Godefroi, prince souverain, venait de mourir. Aussitôt les Chrétiens, tant Vénitiens que Français, remplis de trouble, et abandonnant tous leurs préparatifs de guerre, se rendirent en hâte à Jérusalem, et trouvèrent le duc de plus en plus accablé de son mal, et pouvant à peine leur répondre, il essayait cependant de consoler les princes, et leur faisait entendre qu'il espérait se guérir. Après avoir reçu ces paroles de consolation, les Vénitiens allèrent adorer le sépulcre du Seigneur, et visiter les lieux saints. Tancrède et Garnier retournèrent à Joppé avec le patriarche Dagobert, et terminèrent sans interruption tous leurs préparatifs. Au bout de quinze jours, ils partirent avec toutes leurs machines et leurs engins, et se rendirent par terre et par mer devant la ville de Caïphe. Garnier demeura à Joppé, où il venait de tomber malade subitement, et se fit de là transporter en litière à Jérusalem. [7,21] CHAPITRE XXI. Quatre jours après qu'il y fut arrivé, la maladie du duc Godefroi fit des progrès beaucoup plus rapides. Ce prince fit la confession de ses péchés en véritable componction de cœur et en versant des larmes ; il reçut la communion du corps et du sang du Seigneur, et couvert du bouclier spirituel, il fut enlevé à la lumière de ce monde. Après la mort de cet illustre duc et très noble athlète du Christ, tous les Chrétiens, Français, Italiens, Syriens, Arméniens, Grecs, la plupart des Gentils eux-mêmes, Arabes, Sarrasins et Turcs, se livrèrent aux larmes pendant cinq jours, et firent entendre de douloureuses lamentations. Garnier, parent du duc et chevalier illustre, mourut de même peu après, et fut enseveli avec honneur et avec les cérémonies catholiques dans la vallée de Josaphat, et sous le portique de l'église de Sainte-Marie, vierge et mère de notre Seigneur Jésus-Christ, le huitième jour après la mort du très noble duc et prince de la sainte cité de Jérusalem. [7,22] CHAPITRE XXII. Durant les cinq semaines que le très glorieux duc passa à Jérusalem avant de mourir, le patriarche et Tancrède, ainsi qu'ils en étaient convenus avec lui, partirent de Joppé, de même que toute la flotte des Vénitiens, commandée par leur duc et évêque, et se rendirent par terre et par mer devant la ville de Caïphe. Ils l'assiégèrent de tous côtés, avec une machine d'une prodigieuse élévation, et avec sept autres instruments à lancer des pierres, que l'on nomme des mangonneaux, afin de contraindre les défenseurs et les habitants de la place à se rendre. Ils dressèrent leurs divers engins, et leur immense machine contre les murailles, et les Français livrèrent de terribles assauts. De leur côté, les citoyens, qui étaient de la race des Juifs, tenaient cette ville des mains du roi de Babylone, et y habitaient de son consentement en lui payant tribut, se portèrent sur leurs remparts, et se défendirent avec beaucoup de fermeté jusqu'au moment où les Chrétiens, accablés de toutes sortes de maux, en vinrent à demeurer quinze jours consécutifs sans renouveler une seule fois leurs attaques. Cela n'est point étonnant ; car Tancrède cessa de leur prêter le secours de ses forces et de sa valeur, dévoré qu'il était de jalousie parce que le duc, encore étendu sur son lit de mort, avait conféré cette ville en bénéfice, si elle venait à être prise, à Guillaume, surnommé Charpentier, illustre et noble chevalier. [7,23] CHAPITRE XXIII. Le patriarche, informé des motifs qui excitaient la jalousie et les sentiments d'amertume auxquels Tancrède se livrait, alla le trouver et employa tous les moyens possibles de persuasion pour calmer sa colère, afin que cette ville, défendue vigoureusement par les Juifs, ne pût cependant se maintenir toujours dans le même état de résistance, à la honte des Chrétiens qui déjà avaient perdu un grand nombre des leurs. Le patriarche lui proposa même, pour nouvelle condition, que si Dieu permettait que la ville fût prise, elle fût livrée, d'après l'avis des fidèles, à celui qui aurait fait les plus grands efforts pour sa destruction. Il lui dit : O Tancrède, mon frère très chéri, tu vois que le duc des Vénitiens, fatigué et vaincu dans les combats, s'est retiré avec toute sa troupe, et ne fait plus aucun mouvement, et que les siens effrayés aussi, ont retiré leur flotte loin de la ville, et sont maintenant en pleine mer. Tancrède, entendant ces paroles et les bonnes exhortations du patriarche, renonça, pour le nom du Christ, à tous ses ressentiments, et répondit que dès ce moment il ne laisserait échapper aucune occasion d'attaquer la ville, et de livrer des assauts, quoiqu'un autre l'eût reçue en don avant qu'elle fût assiégée ou prise, et que Guillaume Charpentier ne pût se comparer à lui pour la valeur ou pour la force de ceux qu'il commandait. A ces mots, il sonna fortement du cor, et par ce signal il avertit tous ses chevaliers de recommencer sans délai l'attaque de la ville, et de livrer de nouveaux combats contre les Juifs, qui la défendaient avec vigueur. [7,24] CHAPITRE XXIV. A ce signal, tous les chevaliers qui étaient présents, tant ceux du duc que ceux de Tancrède, coururent aux armes, et, s'étant ainsi préparés, ils accoururent de toutes parts, pour monter sur la machine. Henri, échanson du duc, chevalier illustre, Wicker l'Allemand, habile à manier le glaive et à pourfendre un Turc, et Milon de Clermont, tous trois chevaliers du duc, montèrent les premiers. Ils ne trouvèrent dans la machine qu'un seul de tous les chevaliers Vénitiens ; aucun péril, aucune crainte de la mort n'avait pu éloigner celui-ci de son poste. Ce jeune chevalier, voyant arriver ceux qui venaient à son secours, éprouva un vif transport de joie, et respirant après les dangers qui l'avaient menacé, il s'écria : Tous nos hommes se sont retirés de moi, et je suis demeuré absolument seul ; mais désormais, avec l'aide de Dieu, je ne me séparerai plus de vous jusqu'à ce que je connaisse le résultat de notre entreprise, soit par la chute de la ville, soit par la nôtre. Demeurons donc fermement unis par le nom du Seigneur, quoiqu'en petit nombre : la force de Dieu sera grande contre tous les périls que nous sommes prêts à braver et à supporter pour l'amour de lui. Aussitôt vingt chevaliers de Tancrède vinrent rejoindre ces quatre chevaliers, que les paroles du Vénitien avaient réunis dans le désir d'attaquer vigoureusement la place, et tous ensemble résolurent de pénétrer, du haut de leurs machines, dans la tour qu'ils avaient en face, ou de périr sur le même point. Saisissant aussitôt des haches à deux tranchants, des cognées et des hoyaux en fer, ils attaquèrent la tour, et firent les plus grands efforts pour y pratiquer une brèche. Les Juifs et les Sarrasins confondus avec eux leur résistèrent vigoureusement, et jetèrent du haut de la tour de l’huile, de la poix brûlante, du feu et des étoupes, afin d'allumer un grand incendie, d'envelopper les Chrétiens et leur machine dans des tourbillons de flammes et de fumée, et de conserver ainsi la tour et la ville. Mais les chevaliers Chrétiens, qui ne craignaient point de mourir pour le Christ, demeurèrent inébranlables, et supportèrent toutes leurs souffrances pendant tout le jour et toute la nuit ; de telle sorte que leurs boucliers atteints par les flammes, brisés par les traits des frondes ennemies, ou frappés par les pieux ferrés, furent, entièrement fracassés et percés à jour. [7,25] CHAPITRE XXV. Le lendemain le Seigneur Jésus prit pitié des siens : les Juifs et les Sarrasins, voyant que les Chrétiens étaient invincibles, et que ni le fer ni le feu ne pouvaient les repousser et les faire renoncer à l'assaut, abandonnèrent eux-mêmes cette tour et prirent la fuite, ne pouvant plus désormais la défendre, et tous les citoyens de la ville se sauvèrent également. Les chevaliers chrétiens les poursuivirent aussitôt jusque dans le milieu de la place, ils en firent un cruel massacre, et, vainqueurs, ils allèrent ouvrir les portes et firent entrer toute l'armée assiégeante. Les Chrétiens enlevèrent tout ce qu'ils trouvèrent dans la ville et prirent des sommes incalculables, tant en or qu'en argent, des vêtements, des chevaux, des mulets, de l’orge, de l'huile et du froment. Les Vénitiens, qui étaient encore en mer, dans leur station, ayant appris la victoire des Français et l'occupation de la place, levèrent leurs, ancres et accoururent en toute hâte : ils massacrèrent quelques Gentils, mais ne trouvèrent plus d'argent à prendre. [7,26] CHAPITRE XXVI. Lorsque la ville de Caïphe fut tombée au pouvoir des assiégeants, Guillaume Charpentier, à qui le duc l'avait donnée par avance, et qui ignorait encore la mort de ce prince, convoqua aussitôt ses chevaliers et ses hommes de pied, afin de prendre possession de la place et de la fortifier. Mais les troupes de Tancrède, plus nombreuses et plus fortes, occupaient déjà les remparts et les tours, et chassèrent de la ville Charpentier ainsi que tous les siens. Celui-ci jugea qu'il ne pouvait rien faire de mieux en ce moment que de sortir avec sa troupe, et de se rendre dans un château très fort et très riche, appelé le château de Saint-Abraham, vers les montagnes où étaient autrefois les villes de Sodome et de Gomorrhe. Le duc avait attaqué, et, dès le premier assaut, chassé les Gentils de ce château, situé à six milles de Jérusalem, et qui avait été, à ce qu'on assure, bâti et habité par le premier patriarche Abraham, lequel, dit-on encore, y avait été aussi enseveli. Les Turcs, tous les autres Gentils et les Juifs, avaient le plus grand respect pour cette forteresse, et l'honoraient en toute dévotion, et les fidèles catholiques ne l'entretenaient pas avec moins de soin et de vénération. [7,27] CHAPITRE XXVII. Le patriarche Dagobert et Tancrède, ayant appris la mort du duc, résolurent, d'un commun accord, de ne point laisser la ville de Caïphe entre les mains de Guillaume Charpentier, et d'en agir selon qu'il leur conviendrait, ils se promirent pareillement de se concerter et de disposer ensuite de Jérusalem et du royaume du duc Godefroi en toute liberté, et uniquement selon leur gré. En conséquence, étant encore dans la ville de Caïphe, ils arrêtèrent entre eux d'envoyer une députation à Antioche, auprès de Boémond l'oncle de Tancrède, pour l'inviter à se rendre dans le pays de Jérusalem avec toutes ses forces, et à prendre possession de ce royaume, avant que quelque héritier du duc Godefroi vînt occuper le trône. Ce message du patriarche et de Tancrède fut expédié sans aucun délai. Mais celui qui en était porteur, nommé Morel, secrétaire du patriarche, chargé d'accomplir une perfidie (puisque le patriarche et Tancrède avaient fait serment au duc que, s'il venait à mourir, ils ne remettraient son royaume qu'à ses frères ou à quelqu'un de sa famille), fut frappé de la colère de Dieu, et tomba entre les mains du comte Raimond à Laodicée : le message échoua complètement, et cet acte de perfidie fut bientôt découvert et proclamé partout. Dans le même temps, et vers le mois d'août, par la permission de Dieu, Boémond avait assemblé trois cents chevaliers, et s'était porté avec eux vers la ville de Mélitène. Gaverasduc d'Arménie, prince et seigneur de cette ville, lui avait envoyé des lettres et des messagers pour l'inviter à venir au secours des Chrétiens contre Doniman, prince des Turcs, qui l'avait assiégée avec une nombreuse armée, et la serrait de près. Ce dernier, informé de l'arrivée de Boémond et des siens, et le sachant déjà très près de lui, prit cinq cents chevaliers dans son armée, et marcha à sa rencontre dans la plaine ; il lui livra bataille, écrasa la troupe de Boémond sous une grêle de flèches, la mit en fuite, la dispersa, et lui tua beaucoup de monde. Outre ceux qui périrent sur le champ de bataille, tous les autres furent faits prisonniers, emmenés avec leur prince Boémond en captivité et en exil dans la ville de Nixandrie, qui appartenait à ce même Turc, et chargés de fers. [7,28] CHAPITRE XXVIII. Boémond, Richard son parent, et les autres seigneurs de sa maison ayant été pris, Doniman retourna couvert de gloire vers la ville de Mélitène, emportant les dépouilles des vaincus, et les têtes des morts, il envoya une députation à Gaveras, pour l'inviter à lui remettre la ville, lui faisant savoir qu'il retenait Boémond prisonnier, et qu'il avait détruit tous ses chevaliers, en qui les Chrétiens avaient placé leur espoir et leur confiance, et lui déclarant que, s'il n'agissait ainsi, il lui serait impossible de vivre devant la face des Turcs. Mais Gaveras, en entendant les bravades de Doniman, répondit qu'il ne céderait jamais à de telles menaces, qu'il ne livrerait point la ville, et ne se soumettrait à aucun ordre, tant qu'il saurait Baudouin, prince d'Edesse ou Roha, encore en vie, et n'apprendrait pas qu'il lui fut survenu quelque nouveau malheur. Doniman, prince magnifique des Turcs, parla avec encore plus d'arrogance en recevant cette réponse, et fit dire à Gaveras : Prends garde à ne pas mettre en lui trop de confiance et d'espoir ; car j'espère que d'ici à peu de temps Baudouin sera en mon pouvoir aussi bien que Boémond. [7,29] CHAPITRE XXIX. Pendant ces messages, Boémond, craignant pour sa vie, envoya secrètement à Baudouin une tresse de ses cheveux en témoignage de sa captivité et de sa douleur, et lui expédia ce message par un Syrien, à l'insu de tous les Turcs, l'invitant à venir sans délai à son secours, pour l'arracher des mains de ses ennemis, avant qu'il pût être envoyé chez des nations inconnues et barbares. Trois jours après la prise de Boémond, Baudouin prit avec lui cent quarante chevaliers cuirassés, et descendit dans la plaine de Mélitène pour délivrer son frère en Christ, si Dieu daignait favoriser ses projets, et lui fournir les moyens d'attaquer les Turcs dans une bonne position. Mais Doniman redoutant le courage de Baudouin qui marchait vers lui, et l'extrême valeur des chevaliers qui l'accompagnaient, leva aussitôt le siège, et dirigea sa marche vers la mer de Russie, fuyant sur son territoire, avec toute sa cavalerie, tout joyeux d'avoir enlevé Boémond, ce prince si renommé et chef de tous les Chrétiens, et craignant que ceux-ci ne parvinssent à le lui ravir par artifice ou de vive force. Baudouin dès qu’il fut instruit de son départ, le poursuivit pendant trois jours, mais redoutant de s'avancer plus loin, de peur d'être exposé aux perfidies des faux Chrétiens, ou aux embûches des ennemis, et parce qu'il n'avait pas avec lui beaucoup de chevaliers, il retourna à Mélitène. Gaveras, prince de cette ville, le reçut avec empressement et bonne foi, et la remit entre ses mains et sous sa protection ; il lui présenta aussi tous ses trésors et une grande quantité de vêtements précieux, et le supplia de choisir lui-même sa récompense, mais Baudouin refusa de rien prendre de ce qui lui était offert. S'étant convaincu de la bienveillance et de la fidélité de Gaveras, Baudouin lui laissa cinquante chevaliers pour demeurer dans, la ville et la défendre avec lui, et il retourna alors à Roha. Après cela, Doniman, ayant appris la retraite de ce prince et chevalier redoutable, rassembla de nouveau ses forces, et alla encore assiéger Mélitène pendant longtemps. Mais les cinquante jeunes chevaliers que Baudouin y avait placés la défendirent vigoureusement contre les ennemis, et la conservèrent intacte et libre. Enfin Doniman, fatigué de la guerre, ennuyé d'un siège qui se prolongeait sans cesse, et craignant que les Chrétiens ne vinssent encore au secours de la place, se retira, et renonça désormais à l'attaquer. [7,30] CHAPITRE XXX. Cependant Baudouin, de retour à Roha, reçut alors le funeste message qui lui annonçait que son frère, Godefroi, prince magnifique, était mort à Jérusalem, et que tout le peuple chrétien de ce royaume se désolait de la perte d'un chef si vertueux. En entendant ce triste récit, Baudouin sentit son cœur se déchirer et prêt à se répandre en lamentations ; mais, habile à se contenir, il se garda de laisser paraître les sentiments qu'il éprouvait dans le fond de l’âme, à l'occasion de la mort de son frère chéri. Robert, évêque de Rama, Robert et Gontier, chevaliers, lui apportaient ces nouvelles ; ils étaient envoyés par Guillaume Charpentier, Robert, fils de Gérard, Rodolphe de Mouzons, Geoffroi, camérier du duc Henri de Flandre, Mathieu, porte-mets du duc, Wicker l'allemand, et Arnoul, gardien du temple du Seigneur, et ils parlèrent à Baudouin en ces termes : Les chevaliers et les princes du royaume de Jérusalem, qui, jusqu'à présent, ont servi sous le duc très chrétien, te saluent au nom de Jésus-Christ, fils du Dieu vivant : c'est par leur décision et leur volonté que nous sommes venus vers toi pour te faire connaître que ton frère, le duc Godefroi, prince de Jérusalem, a été enlevé à la lumière de ce monde. C'est pourquoi ils t'invitent tous à l'unanimité à venir, en hâte, prendre possession de ce royaume, à la place de ton frère, et t'asseoir sur son trône, car ils sont convenus entre eux de n'admettre aucun autre que son frère, ou quelqu'un de son sang, tant pour sa bonté inappréciable et sa grande générosité, que par fidélité au serment par lequel ils se sont engagés à ne pas souffrir qu'un étranger règne ou vienne s'asseoir sur le trône de Jérusalem. Baudouin prêta une oreille favorable aux messagers, et agréa leurs paroles ; il promit de se rendre à Jérusalem sous peu de temps, après avoir mis ordre à ses affaires, et de gouverner le royaume avec l'aide de Dieu et l'appui de leurs conseils. [7,31] CHAPITRE XXXI. Les députés furent traités ensuite avec beaucoup de douceur et de tendresse, et partirent pour Jérusalem. Baudouin, duc de la ville de Roha, tint bientôt après une assemblée de tous ses fidèles, et demanda à chacun d'eux en particulier ce qu'il préférait, d'aller à Jérusalem ou de demeurer dans le pays de Roha : il écrivit également à Baudouin du Bourg, homme noble de sa famille, fils du comte Hugues, l'invitant à quitter Antioche et la solde qu'il y recevait, pour venir prendre la ville de Roha en bénéfice, y commander et vaincre les ennemis en sa place : il lui fit connaître en même temps tous les détails relatifs à la mort de son frère Godefroi, prince très illustre, et lui annonça que les plus grands seigneurs de Jérusalem l'avaient appelé à aller prendre possession de ce royaume, et qu'il partirait peu après. Ce Baudouin du Bourg étant parti de Jérusalem et d'Ascalon avec les autres princes, s'était rendu auprès de Boémond, et était demeuré à Antioche depuis lors, faisant le service de chevalier, et recevant une solde. Après avoir fait toutes ses dispositions, avoir accueilli Baudouin du Bourg qui arriva d'Antioche au moment convenu, et l'avoir installé sur le trône et dans le gouvernement de la ville de Roha, Baudouin premier, frère magnifique du duc Godefroi, prenant avec lui quatre cents illustres chevaliers et mille hommes de pied, suivit la route royale et se rendit d'abord à Antioche. Tous les chevaliers et gardiens de cette ville se portèrent à sa rencontre pour le saluer, et lui offrirent de la remettre entre ses mains s'il voulait en devenir le prince ou le seigneur. Il y demeura pendant trois jours, comblé de gloire et de joie, accueillant avec bonté tous les citoyens et les défenseurs de la ville, les écoutant dans tout ce qu'ils avaient à lui dire, et leur répondant avec sagesse ; il leur donna de grandes consolations dans le désespoir où les jetait la perte de Boémond, mais il refusa formellement de prendre sa place. [7,32] CHAPITRE XXXII. Le quatrième jour il partit d'Antioche en toute allégresse, et se rendit paisiblement à Laodicée avec toute sa suite ; il y demeura pendant deux jours en repos, et attendit l'arrivée de ceux de ses hommes qui s'étaient attardés et le suivaient de loin. Lorsqu'il eut de nouveau réuni tous les siens, il fut informé par la renommée qu'une immense multitude de Gentils, tant Turcs que Sarrasins, rassemblés de lieux et de pays divers, se présenteraient bientôt devant lui pour lui résister, dans la ferme résolution de s'opposer désormais à sa marche. On disait que la seule ville de Damas avait fourni à ce rassemblement vingt mille Turcs armés, et il fut impossible de connaître les forces des autres peuples gentils, tant leur nombre était au dessus de tout calcul : aussi une partie de l'armée de Baudouin, frappée de terreur et craignant la mort, prit la fuite pendant la nuit, et les autres, feignant d'être malades, assurèrent qu'ils ne pouvaient aller plus loin. Le lendemain matin Baudouin instruit de la désertion de ses troupes, accablé de douleur, mais n'éprouvant aucune crainte, adressa des encouragements à tous ceux qu'il trouva fidèles à leur vœu, leur disant : Je vois que la peur de la mort et les bruits qui ont circulé ont séduit mon peuple et fait fuir beaucoup de monde ; mais, ne redoutant point ces rassemblements de Gentils, je n'hésite pas à suivre la route où je suis engagé ; c'est pourquoi j'invite, par la foi du Christ, ceux qui sont demeures, et iront avec moi à Jérusalem, à ne se laisser effrayer ni par la mort ni par les périls, mais à s'avancer avec fermeté d'âme mettant, ainsi que moi, toute leur confiance dans le Seigneur Dieu. Que ceux qui hésitent et sont craintifs ne portent pas leurs pieds en avant, et qu'ils retournent où ils se croiront en sûreté. A ces mots, les invitant tous à se mettre en route, il trouva tous ceux qui étaient présents parfaitement d'accord et disposés à marcher ; mais, lorsqu'il fut arrivé à la ville de Gibel et qu'il y passa la nuit, sur quatre cents chevaliers et mille hommes de pied, à peine se trouva-t-il encore cent quarante chevaliers et cinq cents fantassins ; tous les autres, redoutant l'arrivée des Turcs, s'étaient sauvés et dispersés. Baudouin, toujours sans crainte, quitta paisiblement la plaine et le pays de Gibel, parce que les habitants l'avaient accueilli honorablement et avec douceur, et lui avaient apporté en abondance toutes les choses dont il avait eu besoin. [7,33] CHAPITRE XXXIII. De là, dépassant Tortose, il arriva à Tripoli : le prince de cette ville le reçut en toute fidélité et avec joie, et fit fournir à son armée toutes les denrées et les vivres nécessaires. Il apprit en ce lieu que le roi de Damas Geneadoil, prince sarrasin, d'un pays très vaste, auquel les chameaux ont fait donner le nom de Camela et tous les habitants des villes situées sur les bords de la mer de Palestine, des montagnes voisines et de beaucoup d'autres lieux, s'étaient rassemblés pour s'opposer à sa marche dans les étroits défilés et au milieu des rochers escarpés de la ville de Béryte. Baudouin, demeurant intrépide au milieu de tant de menaces et de fâcheuses nouvelles, déclara qu'il était prêt à tout supporter pour le nom du Christ, que tant de milliers d'hommes, de nations diverses, réunis en un seul corps, ne lui feraient point retarder sa marche vers Jérusalem, et qu'il les combattrait jusqu'à la dernière goutte de son sang. En disant ces mots il se mit en route pendant le jour, et, la nuit étant arrivée, il s'arrêta au pied de montagnes escarpées pour y établir son camp. On vint alors lui annoncer avec certitude que les ennemis se concentraient pour s'opposer à son passage, et, qu'il faudrait se battre le lendemain. A cette nouvelle, Baudouin sentit une légère émotion, comme si le cœur lui défaillait et si ses reins s'affaiblissaient ; car il n'avait plus auprès de lui qu'un petit nombre d'hommes. Le lendemain cependant, dès le point du jour, fortifié par le Seigneur Jésus, Baudouin se remit en marche, et s'avança jusque vers le lieu où, comme on le lui avait annoncé, toutes les forces ennemies étaient rassemblées pour se porter à sa rencontre. Tandis qu'ils marchaient, et vers le milieu du jour, les Chrétiens, sachant que les Gentils n'étaient plus qu'à une petite distance, revêtirent leurs cuirasses et leurs casques, prirent les armes, et, portant leurs lances en avant et bannières déployées, ils s'engagèrent dans les défilés, où ils rencontrèrent les bandes des Gentils, et combattirent longtemps contre eux dans des passages fort resserrés. Mais, comme les Turcs et les Sarrasins devenaient sans cesse plus nombreux, et formaient une masse irrésistible, les Chrétiens et leur prince Baudouin furent expulsés de ces gorges à coups de flèches et de javelots. On combattit cependant fort longtemps, et la nuit étant survenue, des deux côtés on cessa de s'attaquer : cette même nuit Baudouin s'éloigna un peu du pied de la montagne, fît dresser un petit nombre de tentes pour son campement, et, après avoir pris un léger repas, il engagea tous les siens à ne se séparer les uns des autres sous aucun prétexte, jusqu'à ce que les pèlerins, qui s'avançaient sur leurs derrières, les eussent tous rejoints, afin de pouvoir, par cette sage précaution, affronter les périls du lendemain avec plus d'assurance, subir au besoin le martyre pour le nom du Christ, et braver sans crainte les maux dont ils étaient menacés. [7,34] CHAPITRE XXXIV. Ces ordres donnés, le peuple chrétien se soumit fidèlement à les exécuter. Durant cette même nuit, les Turcs et les Sarrasins allumèrent des milliers de feux sur les montagnes, et en beaucoup plus grande quantité qu'ils n'en avaient besoin, dans l'intention de porter l'épouvante chez les Chrétiens ; Geneadoil, prince de Camela, ayant ensuite appris, par ses espions, combien la troupe de Baudouin était faible, alla trouver le prince de Damas, pour lui proposer d'aller attaquer dans leur camp les Chrétiens accablés de fatigue et de sommeil : mais cette proposition déplut aux autres princes, qui lui répondirent : Il ne peut être bon ni utile pour nous autres Turcs de livrer un combat au milieu de la nuit, de peur que les Sarrasins, qui nous ont toujours détestés, ne nous enveloppent subitement, et ne nous massacrent pour enlever nos dépouilles aussi bien que celles des Francs ; mais, si vous le voulez, différons jusqu'aux premiers rayons de l'aurore, afin, que nous ayons le temps de pourvoir à notre sûreté. Ainsi fut écartée la proposition de Geneadoil. Le lendemain au point du jour, Baudouin, inquiet et toujours veillant, sachant que les Turcs s'étaient aussi levés de bon matin, ramena toute la troupe de ses fidèles dans une plaine située sur ses derrières, comme s'il eût voulu prendre la fuite. Les Gentils ayant vu ce mouvement, et croyant que la peur les forçait à se retirer, les poursuivirent vivement avec cinq cents chevaliers qui se portèrent en avant, et quinze mille hommes de pied. Mais Baudouin, chevalier toujours intrépide, voyant les ennemis lancés vivement à sa poursuite, et une grande partie de leur armée déjà parvenue dans la plaine, ramenant aussitôt ses chenaux, et se retournant avec tous les chevaliers catholiques, se porta rapidement sur les Turcs, les attaqua avec la plus grande vigueur, et leur tua environ quatre cents hommes par le glaive, la lance ou les flèches. Le reste de cette multitude, qui s'avançait encore à travers les défilés, et ne pouvait, dans cet étroit sentier, être d'aucun secours à ceux qui formaient l'avant-garde, ne tarda, pas à prendre peur, et se mit aussitôt en fuite. Baudouin, remportant la victoire par la grâce de Dieu, fit prisonniers, pendant ce combat, quarante-huit des principaux chefs des Turcs, et ne put d'ailleurs enlever d'autre butin que des chevaux excellents, car les Gentils avaient laissé, de l'autre côté des défilés, tous leurs bestiaux, leurs richesses et leurs tentes. A la neuvième heure du jour, ce rude combat était fini, Baudouin demeura dans la plaine et y dressa ses tentes, auprès d'une source d'eau douce qu'il y trouva, et de cannes à miel dont le suc servit à réparer les forces de ses chevaliers. On reconnut qu'il n'était tombé dans la mêlée que deux chevaliers, Gautier Tauns et Baudouin Tauns, et qu'il n'y avait qu'un petit nombre de blessés. Les prisonniers Turcs furent établis et gardés de près dans les tentes. Le soir étant venu, Baudouin se reposa, ainsi que tous les siens, et s'assit ensuite au milieu de ses prisonniers, pour rechercher quelles étaient leurs familles et leur origine : il trouva parmi eux le prince et tétrarque de Damas, qui lui offrit, dit-on, des trésors considérables pour racheter sa vie. [7,35] CHAPITRE XXXV. Le roi de Damas, Geneadoil et tous les princes des Gentils, ayant appris la défaite des leurs, la captivité de quelques-uns d'entre eux, et les exploits glorieux de Baudouin, prirent la fuite et marchèrent pendant toute la nuit, craignant pour le lendemain matin, s'ils demeuraient de l'autre côté de la montagne, que les Chrétiens ne vinssent les attaquer dans leur audace et les frapper à mort, ou bien, s'ils étaient vaincus, que les Sarrasins, les méprisant dès ce moment, ne leur fissent trancher la tête ; car ces Sarrasins sont dans l'usage de trembler devant tout nouveau vainqueur et de lui obéir, en même temps qu'ils méprisent les vaincus et se mettent aussitôt à leur poursuite. Baudouin, ayant appris que tous les ennemis s'étaient enfuis, partit le lendemain dès le lever du soleil, avec les prisonniers et les chevaux, et les dépouilles qu'il leur avait enlevés, et se rendit à Sidon et à Gebaïl. Il y passa sans obstacle et saris danger, et arriva à Sur ou Tyr ; où il fut bien logé, ainsi que tous les siens, et trouva des vivres en abondance. Il continua sa marche, laissant derrière lui la ville de Ptolémaïs, ou Acre, ou Accaron, ne rencontrant aucune résistance, n'éprouvant aucun échec, grâce à sa victoire, que la renommée avait déjà publiée de toutes parts, et il arriva fort paisiblement à Caïphe, où il demeura quelques jours. [7,36] CHAPITRE XXXVI. Ignorant entièrement toute l'entreprise qu'on avait faite contre lui, Baudouin désirait ardemment de trouver Tancrède à Caïphe, de s'entretenir avec lui, et de se diriger en toute chose d'après ses conseils. Mais Tancrède, qui de son côté ignorait l'arrivée de Baudouin, s'était rendu à Jérusalem pour gagner les princes et les gardiens de la tour de David, afin de faire donner ce royaume à son oncle Boémond ou de l'obtenir pour lui-même, et il faisait tout cela du consentement du patriarche et avec ses avis et ses secours. Lorsque Baudouin, homme illustre et rempli de prudence, eut appris dans la ville de Caïphe les artifices de Tancrède et l'assistance que lui prêtait le patriarche Dagobert, il interrogea à ce sujet Hugues de Falckenberg et Robert évêque de Rama, et, d'après l'avis de ses fidèles, il les fit partir sans délai pour Jérusalem, afin de prévenir toutes les machinations, et dans la crainte que la tour de David et le royaume même de Jérusalem ne lui fussent enlevés par quelque perfidie ou par la corruption. Ces mesures ayant été arrêtées, quelques braves chevaliers de la maison du duc Godefroi, Rodolphe, Guillaume, Wicker l'allemand et Rodolphe de Montpezons, se trouvant sur la route de Césarée à la poursuite des Sarrasins, en ignorant entièrement l'arrivée de Baudouin, en furent alors informés par ceux de leurs frères qu'ils avaient envoyés en ayant et qui leur rapportèrent que Baudouin venait d'arriver pour remplacer son frère à Jérusalem, et qu'il se trouvait encore à Caïphe. En apprenant la venue de ce prince illustre, digne héritier du trône de Jérusalem, tous les chevaliers furent remplis de joie, et, réunissant leurs armes, ils se rendirent tous ensemble à Joppé. Ils trouvèrent Tancrède transporté de colère, parce qu'il avait été obligé de revenir de Jérusalem sans avoir pu y entrer, et faisant le siège de Joppé : ils lui annoncèrent l'arrivée de Baudouin, qui venait prendre possession du royaume. Tancrède, en apprenant ces nouvelles, leva aussitôt le siège de Joppé, et retourna à Caïphe sans suivre la route directe, afin de ne pas rencontrer Baudouin qui venait de quitter cette ville. Celui-ci, en effet, en étant parti, trouva bientôt sur son chemin les chevaliers de la maison, du duc Godefroi, qui lui racontèrent tout ce que Tancrède avait fait, se rendirent avec lui à Joppé, et y demeurèrent deux jours de suite. Après avoir fait toutes ses dispositions, emmenant avec lui tous ses partisans, tout le butin qu'il avait enlevé à Béryte, et les quarante-cinq chevaliers turcs qu'il avait faits prisonniers, Baudouin se rendit à Jérusalem et donna l'ordre de renforcer et de garder soigneusement les prisonniers dans la tour de David. [7,37] CHAPITRE XXXVII. Le quatrième jour après son arrivée à Jérusalem, Baudouin ayant convoqué l'assemblée générale des Chrétiens, et les grands et les petits, demanda des renseignements sur tous les objets ayant appartenu à son frère Godefroi, sur son armure, son argent et les bénéfices attribués à chaque chevalier et à chaque homme puissant. Tous attestèrent qu'il ne restait rien de tout ce qui avait appartenu à son frère, attendu que tout avait été distribué en aumônes aux pauvres, ou employé pour l'acquittement de ses dettes ; quant aux bénéfices, ils les produisirent selon qu'ils avaient été assignés à chacun sur les revenus des villes. Baudouin écouta toutes ces réponses avec douceur, et, après quelque légère discussion au sujet des effets et des armes de son frère, il agréa les justifications, termina sur ce point et rendit à chacun son bénéfice. Tous alors l'ayant reconnu et lui ayant prêté serment, il fut élevé en puissance et prit place sur le trône glorieux de Jérusalem. On était au mois de novembre et aux environs de la fête du bienheureux Martin pontife de Tours, lorsque Baudouin, arrivé à Jérusalem, fut reconnu roi et seigneur par tous les Chrétiens, grands et petits. Après qu'il eut été installé sur le trône, tous les princes et chevaliers de la maison du duc Godefroi se réunirent en sa présence et lui parlèrent en ces termes : Tu es le frère du duc Godefroi, prince très glorieux et très renommé : c'est pourquoi toutes les nations des Gentils qui habitent à la ronde, et chez lesquelles ta réputation est parvenue, ont tremblé de ton arrivée, parce qu'elles ont appris que tu es grand et très fameux à la guerre. Il convient donc que tu fasses quelque exploit qui frappe de stupeur tous les Gentils et qu'ils ne puissent se lasser d'admirer : ainsi le nom de ton frère, prince de Jérusalem, revivra en toi et sera magnifiquement célébré. [7,38] CHAPITRE XXXVIII. Après avoir entendu les conseils de ses chevaliers, Baudouin, confiant à ses fidèles la garde et la défense du territoire et de la ville de Jérusalem, et, prenant avec lui cent cinquante chevaliers et cinq cents hommes de pied, partit vers la neuvième heure du jour, et arriva le soir auprès d'une source d'eau vive, vers le lieu où se terminent les montagnes. Le cinquième jour il quitta cette position, et se rendit, avec toute sa troupe, devant la ville d'Ascalon. Mille chevaliers arabes, envoyés de Babylone, habitaient dans cette ville pour défendre ses murailles contre toute attaque imprévue du nouveau prince. Les chevaliers de Baudouin dressèrent leurs tentes en face des remparts et demeurèrent deux jours sans livrer d'assaut. Mais le troisième jour les chevaliers arabes firent une sortie avec les habitants ; on combattit des deux côtés avec vigueur, et des deux côtés on essuya des pertes considérables. Deux jours plus tard, et les Sarrasins et les Français ayant eu déjà beaucoup d'hommes tués ou blessés, le roi Baudouin résolut, dans sa prudence, de renoncer à ce siège, et dit à tous les siens : Nos adversaires, pleins de confiance en leurs murailles et en leur nombreuse population, pourront facilement, si la fortune nous est contraire, prendre l'avantage sur nous, en recevant sans cesse de nouveaux renforts, et les nôtres pourront périr sans défense sous leurs flèches : c'est pourquoi il est convenable que nous nous retirions de cette ville. [7,39] CHAPITRE XXXIX. Tandis que les Chrétiens se consultaient entre eux, Baudouin apprit que les Éthiopiens, race détestable, se tenaient cachés dans des souterrains situés dans les déserts qui séparent Ascalon de Babylone, afin d'attaquer et de massacrer les pèlerins qui cherchaient à se rendre à Jérusalem. Dès qu'il eut connaissance des entreprises de cette race impie, Baudouin partit d'Ascalon, et alla avec son armée assiéger les souterrains. Il fit d'abord allumer des feux à l'entrée, pour voir si la fumée et l'excès de la chaleur amèneraient les Éthiopiens à sortir de leurs antres noirs et inconnus. Mais il n'en sortit que deux hommes, qui se présentèrent devant lui, pour implorer sa miséricorde et demander la vie. Baudouin, en voyant ces hommes horribles et dégoûtants de saleté, les interrogea avec un empressement amical, sur tout ce qu'il avait entendu dire à leur sujet, et, les faisant orner de vêtements précieux, il leur demanda des renseignements sur leur race et leurs familles. À mesure qu'ils étaient interrogés, ils lui apprenaient tout ce qu'il désirait savoir, et espérant miséricorde, ils le supplièrent instamment de permettre que l'un des deux demeurât auprès de lui, tandis que l'autre rentrerait dans les souterrains qui lui étaient connus, pour aller chercher ses compagnons dans cette maison remplie de détours, citadelle admirable, caverne impénétrable, et pour les ramener en présence des princes, afin qu'eux, aussi pussent trouver grâce devant ses yeux. Aussitôt l'un d'eux rentra dans les cavernes, montra à ses compagnons les vêtements et les présents du roi, leur parla de son accueil plein de bonté, et revint sur-le-champ avec dix d'entre eux se présenter devant Baudouin et ses grands. Cependant celui qui était demeuré auprès du roi, tandis que l'autre entrait dans les souterrains fut décapité par les jeunes serviteurs de Baudouin. Son compagnon, qui en avait attiré dix autres hors de la caverne dans le vain espoir de leur faire obtenir aussi des vêtements précieux, fut conduit à l'écart et décapité à l'instant, de même que neuf de ceux qui l'avaient suivi. Le dixième fut conservé vivant, et ignora complètement la mort de ses compagnons. Baudouin, le faisant venir auprès de lui, et le couvrant de vêtements riches et souples, lui adressa un langage plein de douceur, et le détermina bientôt à retourner dans la caverne auprès de ses compagnons, pour les engager à sortir ; lui promettant de les traiter avec bonté, de les honorer par des dons magnifiques, assurant même qu'il voulait leur concéder tout le pays en bénéfice, et se conduire en toute chose d'après leurs conseils. Le malheureux, séduit et entraîné par ces promesses, rentra dans la caverne avec ses vêtements précieux, raconta à ses compagnons les témoignages de bonté et de générosité qu'il avait reçus du prince, et leur dit même plus de choses qu'il n'en avait entendu, croyant que ses compagnons déjà morts étaient encore en vie, et que Baudouin les avait fait partir pour leur donner la garde de ses villes. [7,40] CHAPITRE XL. Les Ethiopiens ou Azoparts, enfermés sous terre dans leur caverne inaccessible, ayant entendu les promesses flatteuses de leurs compagnons, et comparant les menaces qu'on leur avait faites à ces magnifiques espérances, sortirent au nombre de trente. Ils se présentèrent devant le prince, qui les accueillit, et leur parla avec bonté, et conduits aussitôt hors de sa vue, comme pour aller recevoir des présents, ils subirent tous la sentence de mort, à l’exception d'un seul qui sur les trente demeura auprès de Baudouin. Le roi le traita avec les plus grands honneurs, et lui laissa ignorer le massacre de ses compagnons ; puis il le renvoya de nouveau dans la caverne, afin qu'il racontât à ceux qui y étaient encore le bon traitement et les présents qu'il avait reçus, et qu'il les engageât par là à sortir de leur retraite. Ainsi, séduits par de vaines espérances, ils sortirent successivement au nombre de deux cent trente hommes, et furent tous décapités sans délai par l’ordre du prince, parce qu'ils avaient fait toutes sortes de maux aux pèlerins qui se rendaient à Jérusalem, dépouillant les uns et massacrant les autres, parce que leurs crimes étaient demeurés jusqu'alors impunis, car personne encore n'avait pu réussir à les attirer hors de leur antre, soit de vive force, soit par artifice. Après la mort de ces deux cent trente hommes qui payèrent de leur tête leurs méchancetés et les maux des pèlerins, par l'effet de l'habileté du prince très chrétien, il ne resta plus dans ces cavernes que leurs femmes et leurs enfants et de riches dépouilles. Ces derniers jugèrent du sort de leurs compagnons en voyant qu'aucun d'eux ne revenait, et en conséquence ils n'osaient plus sortir. Baudouin, rempli d'indignation, fit apporter et allumer, devant les embouchures de chaque souterrain, du bois, de la paille et des étoupes, pour les contraindre à sortir par l'excès de la chaleur et de la fumée ; enfin les mères et les enfants, privés désormais du secours des hommes, et chassés par la force de l'incendie, sortirent du leurs antres, quoiqu'à regret, et devinrent la proie des chevaliers qui se les partagèrent. Les uns se rachetèrent à prix d'argent, ainsi que leurs mères, d'autres furent décapités. [7,41] CHAPITRE XLI. Baudouin se rendit ensuite vers le château dit de St.-Abraham, et prit position auprès des eaux empestées de Sodome et de Gomorrhe. Les Chrétiens y éprouvèrent une extrême disette de vivres, et de fourrages. Tandis qu'ils parcouraient les montagnes pour chercher ce qui leur était nécessaire, quelques habitants du pays les informèrent, que, s'ils s'avançaient un peu vers le lieu dit des Palmiers, ils y trouveraient de grandes richesses, ainsi que des vivres et des pâturages en abondance, pour eux et leurs chevaux. Quelques jeunes gens ayant entendu ce rapport, quittèrent secrètement l'armée, au nombre de quarante environ, et se portèrent en avant pour aller ramasser de l'argent et du butin. Mais ils ne trouvèrent que des pierres et beaucoup de gibier, dont ils se nourrirent à satiété, et ne purent boire ni vin, ni toute autre boisson, si ce n'est cependant l'eau douce des sources. Après avoir réparé leurs forces épuisées dans le lieu dit des Palmiers, les Chrétiens partirent et se dirigèrent vers les montagnes de l'Arabie. Es s'arrêtèrent sur les hauteurs entre deux montagnes élevées, et le soir ils se nourrirent abondamment avec les provisions qu'ils avaient chargées sur leurs mulets, leurs chameaux et leurs ânes, ne trouvant d'ailleurs dans ces lieux que de l'eau fraîche. Ils employèrent cinq jours à gravir ces montagnes avec beaucoup de peine, et ne parvinrent qu’à grand travail à franchir leurs rochers escarpés et leurs étroits défilés. Le sixième jour, arrivés sur les dernières hauteurs, ils y rencontrèrent de nouveaux et plus grands dangers, une grêle et des glaces horribles, des torrents de pluie et de la neige en une quantité inconcevable : accablés par ces horribles fléaux, trente hommes de pied succombèrent à l'excès du froid. [7,42] CHAPITRE XLII. Après avoir franchi, à travers tant de périls, les montagnes et les rochers escarpés, ils descendirent dans une vallée, et demeurant toute la journée à cheval, traversèrent une plaine et allèrent le soir dresser leurs tentes dans une campagne très riche : tous les Chrétiens et leur prince Baudouin s'y établirent et y trouvèrent tout ce dont ils eurent besoin. Quelques maraudeurs sarrasins, voulant obtenir grâce devant un si grand prince et sauver leur vie, vinrent lui annoncer qu'il était peu éloigné d'une ville nommée Susume,qui renfermait de grandes richesses, et dont il lui serait facile de prendre possession. Baudouin partit le cinquième jour du lieu où il s'était arrêté, et arriva le soir dans la ville de Susume. Il trouva les maisons et toute la ville entièrement désertes, et s'y établit en maître. Tous les Gentils, instruits de son approche, avaient quitté le pays et la ville, parce que celle-ci, dénuée de murailles, ne pouvait être défendue. Les Chrétiens y demeurèrent donc pendant huit jours sans aucun obstacle et sans être inquiétés par aucun ennemi, ils y jouirent d'un plein repos, et se délassèrent de leurs fatigues ; cependant ils allaient tous les jours poursuivre les Gentils dans les environs, et massacraient la plupart de ceux qu'ils rencontraient. Le neuvième jour ayant paru, la ville de Susume fut détruite et brûlée par les ordres de Baudouin. Les Chrétiens enlevant des dépouilles, des bestiaux et toutes les autres choses qu'ils purent trouver de tous côtés, et se rendant de là dans une autre contrée, située au milieu des montagnes, ravagèrent toutes les habitations des Sarrasins qui leur furent indiquées, et firent partout un butin considérable. Après avoir passé huit jours dans des défilés et des lieux d'un accès difficile, quelquefois même pressés par la faim, ils se disposèrent à retourner auprès des eaux empestées. Ils se rendirent d'abord dans la plaine des Palmiers, où ils ne trouvèrent pour tout aliment que des fruits de dattier, qui, leur fournirent cependant une nourriture agréable, à la suite de leurs fatigues et de leurs jeûnes. [7,43] CHAPITRE XLIII. De là passant par le château de Saint-Abraham, et reprenant la route qu'ils avaient suivie pour s'y rendre, ils retournèrent à Jérusalem le troisième jour avant la Nativité de notre Seigneur Jésus-Christ. Le roi, ayant alors tenu conseil avec le patriarche et tous les grands, résolut d'aller célébrer la Nativité du Seigneur à Bethléem. En ce même jour saint et solennel il fut consacré, reçut l'onction en qualité de roi de Jérusalem, et fut couronné en grande pompe ; car il ne voulut point et n'osa point ceindre le diadème, se couvrir d'or et de pierres précieuses, et se faire élever à la dignité royale dans cette ville même de Jérusalem, où le Seigneur Jésus, Roi des rois et Seigneur des seigneurs, humilié jusques à la mort, pour la rédemption du monde, fut couronné d'épines affreuses et poignantes. Le jour suivant, le roi sortit de Bethléem, et, de retour à Jérusalem, il tint avec solennité, et pendant trois jours, sa cour et son conseil au milieu de tous ses grands, dans le palais du roi Salomon et demeura pendant quinze jours dans la ville royale, vivant avec magnificence. Durant ces quinze jours, le roi, dans sa puissance, s'assit sur son trône pour rendre la justice aux Chrétiens ses frères, soit que quelqu'un eût reçu une injure, soit qu'il se fût élevé quelque discorde, voulant traiter toutes choses avec équité, et rétablir solidement la paix. [7,44] CHAPITRE XLIV. Guillaume Charpentier, voyant que le roi s'était assis pour rendre la justice, se présenta devant lui, et se plaignit vivement du tort que Tancrède lui avait fait, au sujet de la ville que le premier avait reçue en don de la main du duc Godefroi, en reconnaissance de ses services de chevalier, dans le cas où elle viendrait à être prise, et que Tancrède, après avoir appris la mort du duc, avait retenue injustement et de vive force. Ayant reçu la plainte de Guillaume, le roi, d'après l'avis des siens, envoya d'abord un messager à Tancrède, pour l'inviter à se rendre à Jérusalem, et à fournir ses réponses sur les plaintes de Guillaume, et sur les insultes que celui-ci avait reçues. Tancrède déclara qu'il n'avait point de réponse à faire à ce sujet devant Baudouin, attendu qu'il ne le reconnaissait pas pour roi de la ville, et juge du royaume de Jérusalem. Ayant pris de nouveau l'avis des siens, le roi envoya à Tancrède un second et un troisième message, l'invitant à ne point décliner sa justice, afin que dans la suite personne ne pût accuser le roi, et dire qu'il n'avait pas procédé avec justice et avec patience à l'égard d'un frère, et de l'un des princes chrétiens. Enfin Tancrède, cherchant avec anxiété ce qu'il avait à faire sur le troisième avertissement, tint conseil avec les siens, et annonça qu'il irait entre les villes de Joppé et d'Assur, sur l’une des rives du fleuve qui sépare ces deux cités, pour répondre au roi, et s'entretenir avec lui, si cela pouvait lui être agréable, parce qu'il craignait de se rendre à Jérusalem. Le roi, ayant appris la réponse et la demande de Tancrède, se rendit à ses désirs, d'après l'avis de ses grands, et, au jour fixé, il partit pour la conférence qui devait avoir lieu sur les bords du fleuve entre Joppé et Assur. Après avoir longuement tenu conseil, sans pouvoir rien terminer dans ce moment, ils résolurent de se rassembler de nouveau à Caïphe au bout de quinze jours : Tancrède retourna alors à Caïphe avec le patriarche, et le roi à Jérusalem. [7,45] CHAPITRE XLV. Cependant, peu de jours après, Tancrède reçut d'Antioche un message qui lui était adressé par les grands de Boémond, pour l'inviter à venir en sa place, et comme son héritier, prendre possession du royaume d’Antioche. Tancrède, ayant tenu conseil à ce sujet, résolut de se rendre dans cette ville, mais d'attendre d'abord le jour fixé pour la conférence qu'il devait avoir à Caïphe avec le roi, de peur que, s'il partait avant cette époque, cette démarche ne lui fût imputée comme une fuite honteuse. En conséquence, au jour fixé, le roi et Tancrède se réunirent à Caïphe pour leur conférence : la concorde se rétablit entre eux, ils redevinrent amis, et renoncèrent, de part et d'autre, à tout sujet de plainte. Tancrède remit entre les mains du roi, non seulement le territoire et la ville de Caïphe, mais encore la citadelle et la tour de Tibériade, qu'il avait reçues en don du duc Godefroi, parce que l'une et l'autre faisaient partie du royaume de Jérusalem, en même temps, il fit connaître au roi le message qu'il avait reçu d'Antioche. Il ajouta cependant, comme condition de cet arrangement amical, que, s'il revenait d'Antioche dans l'espace d'un an et trois mois, ces mêmes terres et ces villes lui seraient données en bénéfice, et que si au contraire il ne revenait pas dans le terme fixé, il ne pourrait plus redemander au roi ni les terres ni les villes. Ces conventions acceptées de part et d'autre avec de grands témoignages d'affection, le roi reçut les terres et les villes à la même condition ; il donna Tibériade à Hugues de Falckenberg, pour être, tenue par lui en bénéfice, et rendit Caïphe à Guillaume Charpentier ; sous la réserve, cependant, que si Tancrède revenait dans le délai convenu, toutes ces propriétés rentreraient entre ses mains à titre de don du roi. Après ces arrangements et ce traité qui rétablirent la paix, le roi retourna à Jérusalem, et Tancrède partit avec tous ses chevaliers, et cinq cents hommes de pied, et se rendit par terre à Antioche, afin d'en prendre possession. [7,46] CHAPITRE XLVI. Alors, et sans aucun retard, le roi de Jérusalem somma le patriarche, en présence de toute l'église, de répondre sur l'acte de trahison dont celui-ci s'était rendu coupable envers lui, de concert avec Tancrède, pour empêcher qu'il ne fut reçu comme digne héritier de Godefroi, et faire donner le royaume à Boémond, prince d'un sang étranger. Tous les grands de Baudouin accusaient hautement le patriarche, et le roi publia que sa fraude avait été depuis longtemps découverte par les lettres qu'il avait adressées à Boémond, par son propre secrétaire Morel, et qui lui avaient été enlevées en route. Cette querelle entre le roi et le patriarche s'anima déplus en plus, et enfin le roi Baudouin, indigné de l'obstination et de la méchanceté de ce dernier, en appela au jugement et à la justice du seigneur apostolique Pascal, souverain pontife de Rome, et demanda l'examen de cette exécrable trahison, par laquelle le patriarche, d'après les lettres interceptées, avait tenté d'exciter un homicide, et cherché, en employant toutes sortes de moyens, à semer la discorde entre les princes chrétiens et l'Église tout récemment relevée. [7,47] CHAPITRE XLVII. Pascal, pasteur de la sainte église de Rome, et juge sur toute la terre de la foi et de la religion du Christ, acquiesçant aux demandes de Baudouin et de la sainte église de Jérusalem, et ayant pris l'avis de ses fidèles, chargea son frère Maurice, l'un des douze cardinaux, de se rendre à Jérusalem, comme légat de la sainte église romaine, pour juger à la place du Seigneur apostolique, maintenir le patriarche dans sa chaire épiscopale, selon son mérite, s'il se justifiait ou s'excusait suffisamment de la faute, ou, s'il était vaincu et justement condamné, le déposer et le frapper d'une sentence apostolique. Maurice s'étant donc rendu à Jérusalem, en vertu des ordres de son Seigneur, salua d'abord le roi Baudouin et toute l'église au nom du Seigneur apostolique, leur donna la bénédiction, et annonça qu'il voulait entendre en toute justice et en toute vérité le roi et les fils de la sainte église soumise à Dieu, et changer tous les maux en biens par son autorité apostolique. Baudouin et toute l'église des fidèles rendirent à Dieu des actions de grâce, et répondirent qu'ils obéiraient aux décisions apostoliques en toute justice et vérité. [7,48] CHAPITRE XLVIII. Aussitôt l'assemblée des fidèles évêques et abbés s'étant réunie au jour fixé, en présence de tous ceux qui s'y rendirent, et du légat de la sainte église romaine, le roi Baudouin accusa le patriarche, aussi présent, de parjure, de trahison envers le royaume de Jérusalem, et d'homicide envers lui, pour avoir voulu le faire tuer par Boémond sur la route qui conduit de Roha à Jérusalem ; il l'accusa en lui imputant les lettres interceptées, et d'après le témoignage de toute la sainte église de Jérusalem, et déclara enfin que le patriarche ne pouvait plus désormais remplir les fonctions d'évêque, à moins qu'il n'eût les moyens de se purger de ces accusations, mais comme celui-ci se trouva hors d'état de se justifier des charges, portées contre lui, et principalement d'un sacrilège commis envers le bois de la sainte croix, dont il avait enlevé et perdu un morceau, il fut suspendu de son office, et on lui donna un délai pour lui laisser le temps de produire, s'il lui était possible, quelque moyen d'excuse. [7,49] CHAPITRE XLIX. Au milieu de ces diverses affaires, le mois de mars, ramena l'époque où l’on observe le jeûne du carême, et qui est suivie de ce jour solennel de Pâques, dans lequel il est nécessaire de consacrer le chrême et l'huile sainte pour les malades. Ce jour de commémoration et de sanctification étant venu rappeler celui où le Seigneur Jésus soupa avec ses disciples, le cardinal monta sur la montagne des Oliviers, où l'on est en usage d'accomplir la consécration du chrême et de l'huile : il était couvert de son étole blanche et des vêtements convenables pour accomplir cette œuvre sainte, et ne voulut point permettre que le patriarche y assistât. Mais Dagobert, se voyant exclu de l'exercice de ses fonctions, en un jour où tous les patriarches ses prédécesseurs allaient, selon l'antique usage, sur la montagne des Oliviers consacrer le chrême et l'huile, se rendit auprès du roi, humble, suppliant et versant des larmes, et lui demanda, avec de vives instances, de n'être pas privé de son office si légèrement et si honteusement pour lui, en un jour si solennel et sous les yeux même de tous les pèlerins. Comme le roi résistait beaucoup et lui reprochait vivement tout ce qu'il avait osé entreprendre contre lui, le patriarche, de plus en plus inquiet, l'accablait de ses supplications, et lui rappelait que lui-même lui avait donné l’onction et l'avait consacré roi. Mais Baudouin continuant à ne pas vouloir l'écouter, le patriarche lui parla à l'oreille et lui offrit tout bas trois cents byzantins. Le roi, séduit par ces paroles, souscrivit dès ce moment à toutes les demandes du patriarche, et se réjouit infiniment de la promesse d'une somme si considérable, car il se trouvait dans la plus grande détresse et avait besoin d'argent pour payer les services de ses chevaliers. Il alla donc aussitôt trouver le frère Maurice, et lui parla en ces termes : [7,50] CHAPITRE L. Frère Maurice, notre Église est jeune encore et peu solide : c'est pourquoi nous ne voulons pas, d'après l'avis des plus sages d'entre nous, et nous ne trouvons pas nous-même convenable que Jérusalem soit si promptement privée de son juge, que le patriarche soit destitué de son office en un jour si solennel, et que la discorde s'élève entre nous pendant les fêtes de Pâques, pour la confusion des pèlerins et le triomphe des Gentils. Ainsi nous te supplions instamment de ne pas refuser de nous entendre, nous qui avons conquis cette sainte église par notre sang, qui avons combattu pour elle au prix de notre vie ; ne traite pas sévèrement les choses que nous t'avons dénoncées au sujet du patriarche, avant que nous ayons vu jusqu'où pourra se porter sa justification, et quelle fin prendra cette affaire. Le temps ne nous manquera pas pour que nous puissions parvenir à un jugement équitable sur toutes ces choses. C'est pourquoi, et selon le désir de tous les fidèles, nous te supplions de permettre qu'il remplisse aujourd'hui ses fonctions épiscopales, qu'il consacre le chrême et l'huile, et qu'il accorde lui-même indulgence et réconciliation aux pèlerins, venus ici des pays lointains, selon les rites de la sainte église de Jérusalem. Après la solennité de Pâques, qu'il faut maintenant célébrer en parfaite charité et concorde, nous sommes résolu à agir à son égard selon ton avis, en sorte qu'il soit maintenu dans sa dignité épiscopale, s'il se purge des accusations, ou qu'il en soit privé s'il vient à être convaincu. [7,51] CHAPITRE LI. Le cardinal, entraîné par ces flatteries, céda en tout point aux volontés du roi et des grands ; et, se dépouillant de ses vêtements pontificaux, il permit au patriarche de consacrer l'huile et le chrême, et de célébrer tous les offices divins pendant la solennité de Pâques. Depuis ce jour, le cardinal et le patriarche se lièrent d'une étroite amitié ; ils amassèrent ensemble des trésors, produits des offrandes des fidèles, et tout le jour et toute la huit ils allaient ensemble dans des lieux écartés manger et boire du vin, sans que le roi cependant fût instruit de cette conduite. Tandis que, pendant le mois de mars, la paix avait été rétablie entre le roi et le patriarche, que l'hiver se retirait, que la terre et les forêts commençaient à reverdir, les jours à s'allonger et l'air à devenir de plus en plus serein, des messagers arrivaient dans le palais du roi, venant de toutes les villes des Gentils, les uns avec des intentions artificieuses, les autres en sincérité de cœur ; tous saluaient le roi en lui offrant des dons et des tributs, et ils cherchaient à conclure la paix avec lui, afin que, libres de crainte et de péril, les Gentils pussent parcourir le pays en toute sécurité pour faire leurs affaires et cultiver leurs champs et leurs vignes, sans avoir rien à redouter. Le roi, récemment arrivé, et qui avait besoin de beaucoup de trésors pour acquitter la solde de ses chevaliers, accepta tout ce qui lui était offert de la part des villes des Gentils, Ascalon, Césarée, Ptolémaïs et Sur ou Tyr ; il refusa cependant de recevoir les présents de la ville d'Assur. Quant aux autres, il leur promit, pour lui et les siens, paix et sécurité jusqu'après la sainte Pentecôte. [7,52] CHAPITRE LII. A peine ce délai était-il à moitié écoulé, que les villes que je viens de nommer envoyèrent des messages au roi de Babylone, pour lui annoncer que s'il ne venait promptement à leur secours, et s'il n'expulsait les Francs du royaume de Jérusalem, elles se verraient dans l'absolue nécessité de se livrer entre les mains du roi, attendu qu'il leur serait impossible de résister plus longtemps aux Chrétiens. Le roi de Babylone, informé de l'état de détresse dans lequel se trouvaient ces villes, transmit aux habitants et aux émirs des paroles de consolation, en leur faisant annoncer qu'il allait rassembler une armée sans aucun retard, pour marcher à leur secours. Ces messages et ces résolutions demeurèrent entièrement ignorés du roi Baudouin et de tous les fidèles qui habitaient dans le royaume de Jérusalem. [7,53] CHAPITRE LIII. Pendant ce temps, les Turcs de Damas adressaient au roi de fréquents messages pour traiter du rachat des prisonniers qu'il avait amenés avec lui à Jérusalem, après sa victoire dans les étroits défilés de Béryte, et qu'il retenait enfermés dans la tour de David. Le roi, ayant tenu conseil avec les grands, résolut de recevoir la rançon des prisonniers : car, récemment arrivé dans une terre étrangère et inconnue, il avait besoin de beaucoup d'argent pour fournir une solde à ses chevaliers. Ainsi il fit grâce de la vie aux quarante-cinq prisonniers que d'abord il avait voulu faire décapiter, et ayant reçu une somme énorme, plus de cinquante mille byzantins d'or, il les fit délivrer de leurs menottes et de leurs chaînes, et, les faisant sortir de la tour de David, il les renvoya paisiblement et sains et saufs sur le territoire de Damas. [7,54] CHAPITRE LIV. A cette même époque du mois de mars, les flottes des Génois et des Pisans étaient arrivées devant Joppé et y avaient jeté leurs ancres : les Génois et les Pisans attendirent dans cette ville la Pâque du Seigneur, et se rendirent enfin à Jérusalem pour assister à la fête de la Résurrection. Après l'avoir célébrée en toute dévotion, ils allèrent trouver le roi et le supplièrent très instamment de leur permettre d'assiéger et de prendre la ville des Gentils qu'il voudrait leur désigner. Le roi, se rendant à leurs désirs, résolut d'aller attaquer Assur par mer et par terre. Il sortit lui-même de Jérusalem avec toutes ses forces, et alla investir la ville et ses murailles du côté de la terre, tandis que les Génois et les Pisans, s'étant mis en mer, veillaient à la sortie du port. A peine le troisième jour du siège était-il expiré, que déjà les citoyens d'Assur cherchèrent à traiter de la paix avec le roi, demandant la faculté de sortir sains et saufs de leur ville et d'emporter tous leurs effets, et offrant de remettre et d'abandonner la place entre les mains du roi. Ce prince, ayant pris l’avis des siens, fit grâce de la vie aux assiégés, leur permit de sortir paisiblement avec tout ce que chacun pourrait porter sur son dos, et leur accorda une escorte jusqu'à Ascalon. Il entra alors dans la ville avec la multitude de ses chevaliers et de ses hommes de pied, s'y reposa pendant huit jours, et tint conseil avec le seigneur patriarche et les grands de son royaume, au sujet des autres villes occupées par les Gentils. [7,55] CHAPITRE LV. Tous résolurent d'un commun accord d'envoyer, de la part du roi, un message à l'émir et aux habitants de Césarée, pour qu'ils eussent à remettre cette ville entre les mains du roi, sans quoi ils seraient certainement assiégés, et si la ville venait à être prise de vive force, tous ceux que l’on y trouverait seraient passés au fil de l'épée. L'émir et tous les citoyens répondirent en ces termes : Nous nous garderons bien de livrer nous et notre ville entre les mains du roi des Chrétiens, puisque nous devons être bientôt délivrés par le roi de Babylone, et qu'il n'y a pas longtemps que nous avons reçu des lettres de lui. Le roi, en apprenant cette réponse pleine de jactance, laissa une garde à Assur, et, transporté de colère, il partit avec le seigneur patriarche, et alla investir Césarée avec toutes ses forces. Il y avait, tout autour des murs de cette place, de superbes vergers qui formaient comme une épaisse forêt et produisaient en grande abondance des fruits excellents. Le roi donna l’ordre d'abattre tous ces arbres avec la hache, afin que les Sarrasins ne pussent se cacher en embuscade dans ces fourrés et faire beaucoup de mal à l'armée chrétienne, en l'attaquant derrière ces abris à coups de flèches. Les arbres ayant été enlevés, le roi employa quinze jours à établir le siège tout autour des murailles et à faire construire une machine, afin de s'emparer de la place et d'en expulser les habitants. Cette machine étant parfaitement terminée, on la dressa dans les airs et fort au-dessus des murailles, et des guerriers pleins de force y entrèrent aussitôt pour attaquer les remparts et ceux qui les défendaient. Ensuite il fut enjoint à tous les Chrétiens, par ordre du roi, d'avoir à sortir le lendemain de grand matin de toutes leurs tentes et à se rassembler devant le patriarche et le roi, afin de recevoir les dernières instructions pour l'assaut. En effet, dès le matin, tous les Chrétiens, tant chevaliers qu'hommes de pied, se présentèrent devant le patriarche et le roi, après avoir fait la confession de leurs péchés, ils reçurent l'absolution, furent admis à la communion du corps du Seigneur, et allèrent ensuite attaquer vigoureusement la ville, tant par terre que par mer, de concert avec les Génois et les Pisans. Ces derniers avaient été tout l'hiver engourdis dans l'oisiveté à Laodicée, et au mois de mars, comme je l'ai dit, ils s'étaient rendus à Jérusalem pour y célébrer la sainte solennité de Pâques, privés qu'ils étaient de l’évêque de Pise, qui, les ayant quittés secrètement pour se réunir à Boémond et Baudouin, après la prise de Jérusalem, s'était rendu dans cette ville et avait été élevé par le duc Godefroi au siège patriarcal. [7,56] CHAPITRE LVI. Ce même jour, le, seigneur patriarche portant en avant la croix du Seigneur, pour protéger et défendre le peuple catholique, marcha la poitrine couverte de la sainte et blanche étole, et tous les combattants n'hésitèrent point à le suivre jusqu'au pied des murailles. Alors, livrant un assaut terrible, ils repoussèrent les citoyens loin des remparts, et, appliquant aussitôt leurs échelles, ils pénétrèrent de vive force dans l'intérieur de la ville. Les Sarrasins, voyant les Français se répandre de tous côtés dans la place, et ne pouvant leur résister, prirent la fuite en masse, et se retirèrent vers un autre point fortifié qui coupait la ville en deux du côté de la mer, et était défendu par une muraille très vaste et très solide : ils s'arrêtèrent dans cette position pour opposer une nouvelle résistance ; et employèrent en vains efforts une partie de la journée à lancer des flèches, des pieux enflammés et toutes sortes de traits. Enfin, vers la neuvième heure, fatigués des assauts qui recommençaient sans interruption, vaincus et accablés sous une grêle continue de flèches et de pierres, les citoyens, remplis de crainte, se répandirent en fuyant dans les rues et les divers quartiers de la ville. Les Français se mirent à leur poursuite, et franchirent de nouveau la muraille avec leurs échelles ; ils firent un terrible carnage, massacrant les uns, retenant les autres prisonniers, et enlevant partout de riches dépouilles en or, en argent et en pourpre précieuse. Le prince de la ville, homme déjà fort âgé, fut fait aussi prisonnier, et il y eut cinq cents Éthiopiens décapités, que le roi de Babylone avait pris à sa solde, et envoyés au secours de cette place : le prince fut présenté au roi, et chargé de fers par ses ordres ; ses femmes, également prisonnières, furent enchaînées, à l'effet d'obtenir d'elles la révélation d'un immense trésor que le prince avait enfoui sous terre, dans la crainte des Chrétiens. La ville étant ainsi prise et vaincue, le roi s'y reposa depuis les jours de la Pentecôte jusqu'à la fête anniversaire de Saint-Jean-Baptiste, et y trouva en grande abondance toutes les choses nécessaires à la vie. Pendant ce temps, les habitants de la ville de Ptolémaïs, ou Acre, rachetèrent le prince de Césarée au prix de mille byzantins, et le roi le renvoya sans lui faire aucun mal. [7,57] CHAPITRE LVII. Le roi, couvert de gloire, se retira alors à Joppé laissant à Herpin, prince illustre, la garde des portes et des murailles de Césarée. Pendant qu'il était encore à Joppé, il reçut, au sujet de l'émir de Babylone, un message par lequel il était informé que les Babyloniens couraient tous aux armes, et étaient résolus à lui livrer bataille dans huit jours. Aussitôt le roi convoqua l'assemblée générale des siens ; d'après leurs conseils, il sortit de Joppé et alla prendre position entre Ascalon et Ramla : il demeura trois semaines de suite dans une vaste plaine, ayant avec lui le patriarche et toute son armée, ainsi que toute la maison de son frère le duc Godefroi. Après avoir attendu longtemps l'arrivée des ennemis, voyant que personne ne se présentait malgré tant de jactances, le roi renvoya chacun chez soi, et lui-même visita, en parfaite tranquillité, lès villes situées dans les environs, Caïphe, Assur et plusieurs autres. [7,58] CHAPITRE LVIII. Peu de temps après, le roi, étant dans la ville de Joppé, fut vivement sollicité et tourmenté par ses chevaliers, au sujet de la solde qu'il leur devait : ils avaient rendu de grands services à son frère Godefroi, prince de Jérusalem, et maintenant ils combattaient pour la cause et l'honneur de Baudouin, avec non moins d'ardeur. Ce dernier se rendit donc à Jérusalem, et demanda au patriarche de lui remettre une portion de l'argent provenant des offrandes des fidèles, afin qu'il pût le distribuer à ses chevaliers, se les rendre ainsi favorables, et les retenir à son service, sans quoi ils ne voulaient plus demeurer dans le pays de Jérusalem, et défendre le Saint des Saints. Le patriarche, après avoir entendu la demande du roi, se fit accorder un délai jusqu'au lendemain, et revint alors le matin, disant qu'il avait deux cents marcs d'argent, et rien de plus pour être donnés aux frères voués au service de Dieu, en même temps il promit, avec bonté, d'en faire la distribution selon les ordres du roi : ce dernier crut aux paroles du patriarche, et accepta l'argent qui lui était offert, mais Arnoul, chancelier du Saint Sépulcre, et beaucoup d'autres encore, qui connaissaient l'immense produit des offrandes faites au sépulcre du Seigneur, affirmèrent au roi que le patriarche était loin de dire la vérité, et qu'il avait déposé dans plusieurs cachettes des trésors immenses. Cette déclaration d'Arnoul, confirmée par l'opinion du peuple au sujet d'un trésor caché, excita la fureur du roi, et il commença à presser très vivement le patriarche d'engager et de retenir des chevaliers à sa solde, sur le produit des offrandes des fidèles, afin, que ceux-ci pussent résister aux efforts des païens, et défendre les pèlerins et toute l'Église, soit contre leurs entreprises secrètes, soit contre leurs attaques à force ouverte. [7,59] CHAPITRE LIX. Le patriarche, lié désormais d'une amitié toute particulière avec le frère Maurice, légat de la sainte église romaine, à tel point qu'ils ne cessaient de faire ensemble de grands festins, et se partageaient selon leur gré, dans leurs appartements, le produit des offrandes faites au saint sépulcre, dédaigna de répondre aux demandes du roi Baudouin, mettant toute sa confiance et son espoir dans les promesses du cardinal apostolique, déjà séduit par lui à prix d'argent, et se souvenant en outre qu'il lui avait été facile, avec quelques prières et un peu d'or, de séduire aussi et d'apaiser le roi. Cependant Baudouin invita très souvent le patriarche à prendre quarante chevaliers à sa solde, et à leur donner de l'or et de l'argent, pour les déterminer à continuer de faire la guerre ; mais le patriarche persista à se refuser à ses demandes. Un jour le patriarche était, selon son usage, dans sa maison avec le frère Maurice, couché devant une table splendide et couverte de toutes sortes de mets, ils buvaient aussi du vin sans retenue, et passaient leur journée en toute sécurité au milieu de ces festins. On alla apprendre au roi Baudouin qu'ils se livraient ainsi tous les jours à un luxe désordonné, dévorant sans ménagement et sans mesure les offrandes des fidèles, et on l'assura qu'il pouvait facilement ne pas se borner à en entendre parler, et s'en convaincre par ses propres yeux. [7,60] CHAPITRE LX. Aussitôt, et tandis que les prélats étaient encore couchés auprès de leur riche table, le roi, prenant avec lui quelques-uns de ses grands, alla pousser la porte, et, entrant dans l'appartement, il tança rudement les prélats, et leur adressa, ces paroles pleines d'amertume : Vous êtes dans les festins, et nous dans les tribulations, les jours et les nuits pour veiller à la sûreté de nos frères, et repousser les périls, vous dépensez dans vos délices les offrandes gratuites des fidèles, et vous ignorez nos souffrances et notre détresse : mais, comme il y a un Dieu vivant, vous ne toucherez plus rien des offrandes des fidèles, vous ne remplirez plus vos estomacs de tous ces mets délicats, à moins que vous ne preniez des chevaliers à votre solde. D'où vient que vous prélevez si librement, et avec tant d'assurance, les offrandes et les dons présentés par les fidèles devant le sépulcre du Seigneur, que vous !es échangez en mets délicats, et que vous ne vous occupez nullement de pourvoir aux besoins des fidèles, tandis que nous, qui avons racheté de notre sang Jérusalem la Cité sainte, et le sépulcre tant désiré, qui supportons sans cesse pour la défense des lieux saints, tant de fatigues et de combats, vous nous privez entièrement du produit de ces offrandes ? Loin de moi de souffrir désormais un tel crime, et de permettre que vos mains soient encore remplies de ces dons : certes ou vous boirez avec nous dans ce calice, que nous buvons et boirons encore dans ces temps d'amertume, ou bien préparez-vous à ne plus rien recevoir dorénavant des choses qui reviennent à l'Église. A ces mots le patriarche lui répondit vivement et avec non moins de colère : Tu n'as pas été bien conseillé lorsque tu viens nous accuser si témérairement et nous interdire les choses qui reviennent à l'Église, puisqu'il est de notre droit que ceux qui servent l'autel vivent de l'autel. Prétendrais-tu rendre tributaire et servante cette sainte Eglise que notre Seigneur Jésus, fils de Dieu, a fait passer par son sang de la servitude à la liberté, et qu'il a confiée et laissée à notre garde ? Prends garde à ne plus parler on agir désormais ainsi que tu le dis, car il ne t'appartient pas de le faire, et avec une telle audace tu pourrais encourir les malédictions du Seigneur apostolique. Pendant ce temps le frère Maurice écoutait les deux contendants, et les invitait à la paix et à la concorde. [7,61] CHAPITRE LXI. Le roi cependant, ne pouvant supporter plus longtemps cette réponse remplie d'âpreté, parla, dit-on, au patriarche avec plus de rudesse et d'impatience : Prenez garde à ne pas répéter plus souvent, et avec tant de facilité, votre objection, que ceux qui servent l'autel doivent vivre de l’autel, alors qu'une nécessité impérieuse exige que les chevaliers chrétiens soient nourris, plutôt que de voir les Sarrasins venir enlever de vive force et se partager entre eux les dons offerts par les fidèles sur le sépulcre, sans que ni chevalier ni prêtre ait plus rien à y prendre. Comme le Seigneur est vivant, non seulement je me nourrirai des offrandes des fidèles, et j'en ferai la distribution à mes chevaliers, mais encore j'enlèverai l’or sur le sépulcre et l'autel du Seigneur, pour pourvoir à l'entretien des chevaliers et des défenseurs du peuple chrétien et du royaume de Jérusalem. Après cela, et quand il plaira ainsi au Seigneur Dieu, lorsque l'orgueil et les menaces du royaume de Babylone auront cessé, lorsque le pays sera en paix, nous rétablirons toutes choses, et ne craindrons point de voir cette même église du sépulcre amasser des trésors, ainsi qu'il est juste, et s'exalter par ses richesses, ses pierreries, ou ses aumônes. A ces mots le patriarche, convaincu enfin par le roi, homme plein de science et d'éloquence, et cédant aux conseils du frère Maurice, promit de prendre à sa solde trente chevaliers. Mais bientôt, fatigué et ennuyé de cette charge, il s'appropria des sommes pour une valeur inappréciable, et laissa les chevaliers au dépourvu et sans solde. Le roi, acquérant de jour en jour de nouvelles preuves de son hypocrisie, le pressait toujours plus vivement, et ne cessait de le solliciter au sujet du service des chevaliers, mais le patriarche demeurait sourd à toutes ces remontrances, et persistait dans son obstination. [7,62] CHAPITRE LXII. Enfin le patriarche, triste et affligé, se retira à Joppé, où il passa tranquillement l'automne et l'hiver, avec le consentement du roi. Ensuite, vers le commencement du mois de mars, et encore dans la première année du règne de Baudouin, le patriarche se rendit par mer à Antioche, auprès de Tancrède. Ses serviteurs ayant été pris et retenus cédèrent aux menaces et à la crainte d'être battus, et découvrirent les sommes enfouies sous terre par le patriarche, et qui s'élevaient à vingt mille byzantins d'or : ils déclarèrent qu'il y avait encore beaucoup d'argent enfoui, dont le poids et la quantité étaient inconnus à tout le monde. Le roi retint auprès de lui le frère Maurice, et, comme il était légat du pontife romain, il lui rendit tous les honneurs possibles, le traita avec une extrême bonté, et prit de lui le plus grand soin. [7,63] CHAPITRE LXIII. Au milieu de ces divers événements, et après que le roi eut distribué les trésors qui lui avaient été découverts entre ses illustres chevaliers, attribuant à chacun d'eux selon ses œuvres, il reçut de fâcheuses nouvelles de Babylone, d'où l'émir Afdal, le premier après le roi de ce pays, était parti en grande pompe et avec toutes ses forces, pour venir bientôt faire la guerre aux Chrétiens. En recevant ce cruel message, le roi eut peine à y croire, et ne demeura pas pourtant en sécurité : il partit de Jérusalem au mois de septembre, le jour solennel de la naissance de Marie, vierge et mère, la première année de son règne, et se rendit à Joppé avec toutes ses troupes, tant de chevaliers que d'hommes de pied. Il laissa dans la ville une portion des siens pour défendre les murailles, et, sortant avec trois cents chevaliers seulement et mille hommes de pied, il marcha à la rencontre des ennemis, pour voir s'ils venaient en effet lui porter la guerre. Le lendemain matin, il s'arrêta dans la plaine de Ramla, et vit bientôt les armées innombrables des Babyloniens inondant le territoire et les environs d'Ascalon, au nombre de deux cent mille hommes environ, tant cavaliers que fantassins. A cette vue, le roi, et tous ceux qui étaient avec lui furent frappés d'étonnement, et même de terreur. [7,64] CHAPITRE LXIV. Le roi cependant jugeant bien de l'impossibilité d'échapper à ce péril, et de fuir devant des ennemis si rapprochés, forma son armée en cinq corps, tant de chevaliers que d'hommes de pied. Dans le premier corps se trouvait Beluold, chevalier très noble, qui dès le commencement du combat périt au milieu des Gentils avec tous les siens, à l'exception d'un seul chevalier, qui, après avoir eu une main coupée, n'échappa à la mort qu'avec beaucoup de peine. Guillaume Charpentier, chevalier terrible, qui conduisait le second corps, s'élança ensuite au milieu des ennemis, pour porter secours à ses compagnons en péril ; mais il succomba lui-même, ainsi que tous ceux, qui le suivaient, sous les forces irrésistibles des Turcs. Guillaume et Archambaud furent les seuls qui s'échappèrent vivants. Hugues de Tibériade, jeune et brave guerrier, placé à la tête du troisième corps se porta sur son cheval, rapide dans les rangs ennemis, et combattit longtemps et avec beaucoup de vigueur ; mais, enfin harrassé de fatigue et vaincu, il eut peine à se sauver du milieu de la mêlée, laissant tous ceux de sa suite dispersés ou morts. Le roi et les deux corps qui étaient demeurés avec lui éprouvèrent un violent sentiment de crainte en voyant la destruction de ceux qui les avaient devancés ; et ce n'est pas étonnant, puisqu'eux-mêmes se croyaient au moment de subir le même sort. [7,65] CHAPITRE LV. Alors deux pontifes catholiques, Gérard et Baudouin, dont le premier portait en avant la croix du Seigneur, qui devait servir à la confusion et à l'aveuglement des Sarrasins, en même temps qu'à la délivrance des Chrétiens, adressèrent une remontrance au roi, en toute douceur : Nous craignons, lui dirent-ils, seigneur roi, que la victoire ne nous soit refusée aujourd'hui, à cause de la discorde qui s'est élevée entre toi et le seigneur patriarche. C'est pourquoi nous t'invitons à te réconcilier avec lui, et à rétablir ainsi la paix du Seigneur Dieu, afin que nous soyons arrachés au péril qui nous menace. Le roi leur répondit : Vous avez bien fait de m'avertir ; et, en disant ces mots, il sauta à bas de son cheval, et tombant la face en terre devant la sainte croix, il adora le Seigneur du ciel, et parla en ces termes aux pontifes : Pères et frères très chéris en Christ, pasteurs et docteurs très habiles, le jugement de la mort est tout près de nous : des ennemis innombrables nous pressent avec leurs arcs, leurs lances et leurs glaives flamboyants ; je ne pourrais aujourd'hui les enfoncer et les vaincre, ni pour l'empire des Romains, ni pour le royaume de France et d'Angleterre, si la grâce de notre Seigneur Jésus-Christ n'est avec moi. Qu'ainsi donc le Seigneur Dieu m'aide à échapper de leurs mains, comme il est vrai que je ferai la paix, avec ce patriarche, lorsqu'il se sera justifié canoniquement, devant le seigneur apostolique et toute l'Église, de la perfidie dont il est accusé. [7,66] CHAPITRE LXVI. Après avoir confirmé ces paroles par un serment, le roi fit devant ces mêmes évêques la confession de ses péchés ; puis, ayant reçu la communion du corps et du sang du Seigneur, il laissa dix chevaliers auprès de Gérard, l'évêque qui portait le bois de la sainte croix. Lui-même montant alors sur un cheval, que les Sarrasins appellent en leur langue gazela, parce qu'il est plus rapide à la course que les autres chevaux, il envoya en avant le quatrième corps, qu'il avait formé des chevaliers de Jérusalem, hommes accoutumés à la guerre et des plus vigoureux afin qu'ils allassent avec impétuosité frapper et abattre les ennemis. Ce quatrième corps s'élançant avec ardeur d'après les ordres du roi, assaillit ceux qui lui étaient opposés ; mais bientôt ne pouvant résister à la supériorité du nombre, les chevaliers chrétiens commencèrent à reculer en fuyant. Le roi, dès qu'il les vit plier, se porta à leur secours, et s'avançant en un instant avec son cinquième corps, il engagea un rude combat contre les ennemis, et revenant sans cesse à la charge il en fit un terrible carnage. [7,67] CHAPITRE LXVII. Tandis que Baudouin s'élançait ainsi dans les rangs des Sarrasins, et jonchait la terre de leurs cadavres, un émir très renommé se lança avec une grande fureur sur l'évêque qui portait la croix, pour faire tomber sa tête, mais prévenu par la vengeance divine, il fut frappé d'une mort subite, et expira sur la place. Un autre émir qui attaquait impétueusement le roi des Chrétiens lui-même, eut son cheval tué par le roi d'un coup de lance dans la tête ; le même coup lui perça la poitrine et le cœur, et tous deux, cheval et cavalier, périrent ainsi de la main du roi très chrétien. Après la mort de ces deux émirs illustres, chefs de l'armée des Babyloniens, tombés, le premier sous les coups de la vengeance divine, le second sous la lance de Baudouin, le roi et tous les siens retrouvant de nouvelles forces, s'élancèrent au plus épais des bataillons Sarrasins, soutenus par la puissance de notre Seigneur Jésus-Christ et de la sainte croix, et en firent un massacre terrible jusqu'à ce qu'enfin, vers le soir, les combattants fatigués des deux côtés, renoncèrent au combat ; mais le roi et le petit nombre de fidèles qui lui restaient se maintinrent sur le champ de bataille, et passèrent la nuit dans le camp des Sarrasins. Ceux-ci réduits au désespoir allèrent camper sur le sommet de la montagne. Ici l'on peut voir avec évidence comment la puissance de la sainte croix prévaut non seulement contre les traits des ennemis invisibles, mais encore contre les armes des ennemis visibles. Les Gentils combattant dans leur orgueil et leur force, remportèrent d'abord la victoire contre le premier, le second, le troisième et le quatrième corps ; mais toute la puissance de ces infidèles se trouva faible, et fut humiliée et foulée aux pieds par ce cinquième corps, dans les rangs duquel le bois de la sainte et vénérable croix était porté en avant du roi et de ses compagnons ; et leurs princes les plus terribles, qui ne rendaient gloire ni à Dieu ni à sa sainte croix, et s'élançaient au contraire sur elle dans leur ardeur insensée, furent prévenus et tombèrent frappés d'une mort subite. [7,68] CHAPITRE LXVIII. A la suite de cette victoire, qui fut remportée dans le mois de septembre, le soir même de la naissance de la bienheureuse Marie, mère de Dieu, et le lendemain dès le lever du soleil, quelques Français qui avaient survécu à la bataille, allèrent de nouveau tout armés se réunir à leur roi, présumant qu'il faudrait encore combattre les Gentils. Mais on n'en vit plus aucun dans toute l'étendue de la plaine. Alors le roi se remit en marche avec quarante chevaliers seulement, et deux cents hommes de pied, qui n'avaient échappé qu'avec peine aux périls de la veille, lorsque tout à coup ils virent paraître dans cette même plaine vingt mille Sarrasins, qui étaient allés assiéger Joppé, n'avaient point assisté à la bataille de la veille, et s'étaient portés sur la ville d'après les ordres de l'émir Afdal, pour livrer plusieurs assauts. Comme il n'y avait aucun moyen de les éviter, le roi fit aussitôt ses dispositions, et s'adressant avec fermeté et à haute voix à tous les siens, il chercha à les encourager : Voici, dit-il, ils viennent à nous avec toutes leurs armes, et nous fatigués des combats, nous sortons à peine des mains de nos ennemis, que nous avons vaincus par la seule protection de Dieu. Nos grands et tous nos chevaliers sont tombés, il ne reste que nous ; et que ferions-nous en un si petit nombre contre tant de milliers d'hommes qui n'ont point encore combattu ? Nous sommes en petit nombre et accablés de fatigues ; nous n'avons aucun moyen, aucun lieu de retraite pour leur échapper ; je ne sais donc ce que j'ai à prescrire, si ce n'est que nous tenions ferme pour combattre ces hommes dénués de foi, au nom du Seigneur Jésus, et par la puissance de la sainte croix. Dieu a le pouvoir de nous délivrer des mains de ceux-ci, comme il nous a délivrés des mains d'un plus grand nombre, et d'hommes plus forts. Si nous sommes destinés à la mort et à la destruction, ayons la confiance et l'espoir qu'en livrant nos corps en ce monde pour le nom de Jésus, et pour les lieux saints de Jérusalem, nous pourrons dans l'avenir conserver nos âmes pour la vie éternelle, avec ceux de nos frères qui sont tombés dans le combat d'hier, immolés pour l'amour du Christ. [7,69] CHAPITRE LXIX. Après cette exhortation, les chevaliers et les hommes de pied, fortifiés par l'espoir de la vie éternelle, attendirent les bandes ennemies qu'ils voyaient arriver de loin, et se couvrant de leurs armes, ayant toujours devant les yeux le bois du Seigneur, ils engagèrent bientôt un rude combat. Aveuglés et affaiblis, frappés de terreur par ce bois vénérable qui leur était, opposé comme un bouclier, les Sarrasins ne soutinrent pas longtemps la bataille. En voyant l'intrépidité audacieuse des Chrétiens, et les traces récentes de la défaite de leurs compagnons, les uns se sauvèrent vers Ascalon, les autres vers les montagnes de Jérusalem, tous vaincus et dispersés prirent la fuite, le roi les poursuivit avec fureur et en fit un nouveau carnage. Dès qu'il fut de retour il rallia le petit nombre de ses chevaliers, et se rendit à Joppé avec de nouvelles dépouilles, en or, en argent, en chevaux, mulets, et en toutes sortes de richesses. Là, s'étant dépouillé de sa cuirasse de fer et de ses vêtements de pourpre, il sembla que toutes les choses qu'il portait sur lui se fussent baignés dans le sang des ennemis. Le roi passa cette nuit dans la joie et l'allégresse, et au milieu d'une grande abondance de vivres. Les citoyens se portèrent en hâte dans la plaine d'Ascalon, où ils enlevèrent des tentes, de l'or et de l'argent, et beaucoup de précieuses dépouilles sur les cadavres même des Gentils : le roi et ses quelques chevaliers n'avaient pu les transporter d'abord, et les habitants de Joppé les rapportèrent dans la ville avec le secours des ânes et des chameaux. Le lendemain au point du jour, le roi remonta vers Jérusalem, et lorsqu'il y fut arrivé, il adjugea à l'hôpital et aux pauvres du Christ la dîme de toutes les dépouilles et du butin pris sur l'ennemi. [7,70] CHAPITRE LXX. Cette même année, peu de temps avant ces batailles et dans le courant du mois d'août, Wicker l'Allemand avait été pris d'une fièvre violente et était mort dans la ville de Joppé, où il fut aussi enseveli, armé du même glaive avec lequel, sur le pont d'Antioche, il avait pourfendu un turc à travers sa cuirasse et ses vêtements : ce guerrier eût rendu de grands services au roi dans ces deux journées, si la mort ne l'eût prévenu. Il y avait dans le pays de Joppé un lion d'une taille et d'un aspect horribles, qui dévorait très souvent dans les montagnes voisines des hommes et des bœufs. Un jour ce lion voulut attaquer un cheval qui paissait dans la prairie : Wicker, chevalier illustre, prit son bouclier et marcha contre lui. Le lion, aux pieds légers et habile à sauter vint se présenter face à face ; le chevalier le frappa de son glaive bien affilé, lui fendit la tête d'un coup vigoureux, et laissa l'animal cruel autant qu'intrépide mort au milieu de la plaine.