[2,0] LA SYPHILIS. LIVRE DEUXIÈME. 1 J'ai mesuré du mal la force et l'étendue ; Je vais, poursuivant l'oeuvre un instant suspendue, Dire par quel régime et dans quelle saison Il convient d'attaquer ce terrible poison : Mes vers révèleront par quelles découvertes Du monde décimé l'homme arrêta les pertes. Aux progrès du fléau sans cesse menaçant On n'opposa d'abord qu'un obstacle impuissant. Mais avec le danger s'accrurent les ressources ; L'expérience ouvrit de plus heureuses sources ; A ses constants efforts, à ses nombreux essais Elle sut attacher de glorieux succès ; Et du dieu d'Épidaure étendant le domaine, Enchaîner l'hydre aux pieds de la science humaine. Nul doute qu'en secret dirigeant nos travaux Les destins n'aient pour nous créé des champs nouveaux... Aux astres malfaisants, aux fureurs des tempêtes, Non, les dieux pour toujours n'ont point livré nos têtes; Non, sans retour le ciel ne nous fut pas fermé. Si notre siècle a vu, par la guerre semé, Dans nos cités en deuil un mal étrange naître, Les Pénates nager dans le sang de leur maître, Des royaumes détruits, des trônes renversés, De nos temples souillés les autels dispersés, Nos fleuves, s'élançant de leurs rives profondes, Entraîner les moissons, les forêts dans leurs ondes, Des hommes, des troupeaux les cadavres épars Dans les champs submergés flotter de toutes parts, Et la stérilité sous sa main sèche et vide Transformer nos guérets en un désert aride ; 1,e même siècle a vu, vainqueurs des flots amers, Nos vaisseaux conquérir l'immensité des mers, Et reculant la borne à nos aveux prescrite Sillonner en tout sens l'empire d'Amphitrite. C'était trop peu pour lui que d'avoir découvert Le groupe fortuné des îles du Cap-Vert, Du Prasson près du pôle affronté les orages, Exploré du Raptus les abruptes rivages, Reçu de l'Yémen des dons inattendus, Et par delà le Gange et par delà l'Indus, De l'univers connu refoulé la barrière jusqu'aux lieux où Phébus commence sa carrière, Plus loin que la Cyambe et plus loin que les bords Où l'ébène au macer ajoute ses trésors. Il a vu, sous la main du dieu qui les seconde, Nos hardis matelots aborder dans un monde Si différent du nôtre et par ses habitants, Et par son ciel semé de feux plus éclatants. Il a vu Parthénope et le dieu de Sébèthe Tressaillir à la voix d'un immortel poète, Et l'ombre de Virgile applaudir à ses chants : Virgile dont la Muse ennoblissait nos champs, Et peignait à grands traits les biens et les désastres Que répandent sur nous les saisons et les astres. Ah ! si Bembo, s'armant de son humilité, Me force à taire un nom dont la célébrité Un jour des plus grands noms égalera le lustre, Que le tien de mon coeur s'échappe, prince illustre, Magnanime Léon ! ô toi, don précieux Qu'à la terre éplorée ont accordé les cieux ! Le Tibre heureux murmure à Ronie triomphante Les miracles soudains que ton génie enfante ; [2,50] Les astres ennemis, loin de nous écartés, Cèdent à ton empire, et de douces clartés De la paix dans le ciel font luire le présage ; Dans nos murs ; à l'abri du trouble et de l'orage, Les Muses qui fuyaient retournent à ta voix ; Tu rends au Latium la justice et les lois ; Pour la cause de dieux, pour l'honneur de la terre, A peine as-tu donné le signal de la guerre, Qu'à ton nom seul l'Euphrate, et le Nil, et l'Euxin Sentent leurs flots tremblants défaillir dans leur sein, Et que la mer Égée, en fuyant ton atteinte, Court cacher dans son isthme et sa honte et sa crainte. D'autres célèbreront ces mémorables faits ; Ma Muse à le tenter fléchirait sous le faix. Puisse Bembo lui-même, consacrant ses veilles, Dans un livre immortel en tracer les merveilles; Tandis qu'à ma faiblesse abaissant mon discours, D'un plus humble travail, moi, je reprends le cours. Du sang, dès le début, constate la nature : Celui qui te présente une qualité pure D'un avenir meilleur doit te donner l'espoir. La veine roule-t-elle un sang impur et noir, Le corps est-il enflé par une épaisse bile, Le péril est plus grand, la cure moins facile. Arme-toi dans ce cas des agents les plus forts ; Sous leurs coups ne crains pas de fatiguer le corps. Hâte-toi, le succès couronnera tes peines Si, plus prompt que le mal, alors que dans les veines Il se glisse, ton art sait, en le dévançant, Etouffer dans son nid le reptile naissant. Car, attaché longtemps aux flancs de sa victime, Si le mal y grandit, l'envahit et l'opprime, Que d'efforts pour le vaincre et quels rudes combats ! ... D'un regard attentif guettant ses premiers pas, Et prêt à l'attaquer, grave dans ta mémoire Les règles qui devront t'assurer la victoire. D'abord, pour ton séjour, garde-toi de ces lieux Constamment attristés par l'Auster pluvieux ; Fuis les terrains fangeux, fuis les marais immondes, Viens aux lieux élevés,'viens aux terres fécondes; Demande à la colline et l'air et le soleil; Là sont les doux zéphirs, là, sous un ciel vermeil, L'air que bat l'aquilon va s'épurant sans cesse. Loin de toi le repos, loin de toi la paresse. Aussi prompt que la meute, ardent comme elle, cours Forcer dans les taillis le sanglier et l'ours; Jusqu'au sommet du mont qui se perd dans les nues Ouvre durant tes pas des routes inconnues; Dans le creux des vallons, dans l'épaisseur des bois Un cerf se cache-t-il, cours le mettre aux abois. J'ai vu souvent le nial, quand la sueur ruisselle, Céder, et dans les airs s'évaporer comme elle. Loin d'écarter de toi le soc et l'aiguillon, Au joug soumets les boeufs, ouvre un riche sillon ; Arme-toi de ta houe, et que ses coups rapides Brisent le sol ingrat et les glèbes arides. Un chêne élève aux cieux l'orgueil de ses rameaux, Qu'il tombe sous ta hache, et que les vieux ormeaux Sous le fer sans pitié qui tranche leur racine Couvrent au loin les champs de leur vaste ruine [2,100] Tristement au logis ne va pas t'engourdir; J'y voudrais sous ta main voir la paume bondir. De la lutte et du saut que le rude exercice Inonde aussi ton front d'une sueur propice. Tu dois dompter le mal ; à ton corps moins dispos Les fatigues en vain conseillent le repos ; En vain le lit t'appelle, il faut qu'il reste vide ; Fuis un calme fatal, fais un sommeil perfide ; Toute trêve est un piége où trompant ton effort L'ennemi se ranime et se dresse plus fort ... Du foyer domestique, où la paix te protége, Chasse des noirs soucis le dangereux cortége ; Ferme au soins iniportuns, à la crainte, au chagrin, A la haine, au courroux ton coeur calme et serein. Laisse les longs travaux, l'étude opiniâtre Pour les jeux de la scène ou la danse folâtre. Là, le charme des vers, là, de riants tableaux A ton esprit distrait versent l'oubli des maux. Exile les amours de ta couche déserte, Fuis l'autel de Vénus : Vénus serait ta perte. Ton amante, immolée à tes embrassements, Échangerait sa foi contre de longs tourments. Je dois te dire aussi de quel triste régime Il faut qu'incessamment le joug de fer t'opprime. J'interdis tout poisson, d'un lac ou d'un étang, D'un fleuve ou de la mer indigeste habitant. Il en est cependant que l'on pourrait permettre, Si la nécessité l'exigeait, ceux peut-être Dont la chair blanche et tendre offre un mets plus léger, Qui sur un lit pierreux se plaisent à nager, Ou remontent le cours d'une onde tourmentée,; Le goujon, la dorade à l'écaille argentée, La phycide, la perche amante des rochers, Et le scarus qui seul, au dire des nochers, Fréquentant les abords des fleuves, y rumine L'aliment qu'il emprunte à quelque herbe marine. Je te signalerai comme étant défendus Les oiseaux de marais qui, chasseurs assidus, A de stagnantes eaux vont dérobant leur proie ; Abstiens-toi de canard, surtout rejette l'oie, Sauveur du Capitole elle y doit vivre en paix : Leur chair est trop compacte et leur sang trop épais. Sans regret, loin de toi laisse émigrer les cailles ; Repousse au loin du porc les flancs et les entrailles; Au fougueux sanglier va porter le trépas, Mais qu'il soit pour longtemps banni de tes repas. Redoute l'artichaut, la truffe provocante, Le concombre et l'oignon à la saveur piquante. Du régime prescrit exécutant la loi Du vinaigre et du lait sache éviter l'emploi. Garde-toi de verser dans ta coupe fumante D'un vin trop généreux la liqueur écumante Le Pucin pétillant, le Falerne mousseux, Celui qu'à nos festins fournit la Corse, et ceux Dont la grappe nous vint de la Rhétie, et porte Dans des grains si petits une flamme si forte. Mais tu pourras sans crainte user du vin léger Que t'offre la Sabine, et boire sans danger Ceux où quelque Naïade a, par son eau prudente, Amorti de Bacchus la liqueur trop ardente. Plus frugal en tes goûts, plus sage en tes penchants, Tu dois borner tes mets aux simples fruits des champs; Songe que des dieux même ils firent les délices. Les menthes, le cresson, les suaves mélisses, [2,150] La huglosse, le thymbre et le doux calament Peuvent ainsi t'offrir un salubre aliment. Cueille la chicorée errante dans nos plaines, La berle oui se plaît sur le bord des fontaines, La roquette, l'oseille et les épinards verts, Le laitron qui fleurit au milieu des hivers, Et les bourgeons salés que parmi la bruyère Dans des fentes de roc jette la percepierre. Aux buissons épineux, aux humides côteaux Demande du houblon les rejetons nouveaux ; Surprends-y la bryone, avant qu'elle y répande Les rameaux tortueux de sa tige plus grande, Avant que dans la grappe étalée à tes yeux Se soient développés des sucs pernicieux. D'autres plantes encore; mais le temps, mais leur nombre A regret tout me force à les laisser dans l'ombre. Oui, vers d'autres objets je me sens entraîné; Et les Muses, quittant leur vallon fortuné, Ont hâte de m'ouvrir, par une route sûre, Des bois vierges encore où m'attend la nature. Si leur rare faveur à des travaux plus grands Réserve du laurier les honneurs enivrants, Alors qu'environné de craintes légitimes Je lutte pour sauver des milliers de victimes, Puisse au moins, de mon coeur justifiant les voeux, La couronne de chêne ombrager mes cheveux! Quand le mal au printemps éclate, ou dans l'automne Si l'âge est florissant et si le sang bouillonne, Que le réseau veineux soit par toi dépouillé Du cruor corrompu dont ton corps est souillé. Ouvre la médiane, ouvre la basilique ; aussitôt, par l'emploi de quelque heureux drastique Seconde ces moyens, et qu'en toute saison Ils aident à chasser le germe du poison. Mais pour qu'ainsi, traquée aux flancs qui l'ont reçue, I,a contagion trouve une facile issue, D'incisives boissons le généreux secours, Des humeurs, avant tout, doit préparer le cours. Je veux donc qu'avec soin d'abord ta main allie, Dans l'onde qui bouillonne, au thym de Pamphylie, Au thym de Crète, à l'ache, au fenouil excitant, Au houblon dont la tige en spirale s'étend, Aux rejetons amers de l'humble fumeterre, D'autres trésors que l'art peut ravir à la terre : La capillaire au sein vierge d'humidité, Le cétérach honteux de sa stérilité, L'étrange filleule au polype pareille, Et la langue de cerf dont la feuille est vermeille. Par l'ébullition leurs sucs seront extraits ; Que ta lèvre souvent s'en abreuve à longs traits ; Et lorsque des Humeurs la masse corrompue Te semblera par eux délayée et rompue, Invoque sans retard des agents plus actifs : La gingembre, la seille aux sucs apéritifs, La coloquinte amère et l'ellébore antique, Le turbith dont on voit la racine énergique Croître au bord de la mer, et la changeante fleur, Trois fois pendant le jour, varier de couleur. Ajoutes-y l'encens, la myrrhe d'Arabie, L'opoponax du Nil, la gomme de Lybie, Le visqueux bdellium, le colchique squameux, Et les sauvages fruits du concombre rameux. Cela fait, si ton coeur se glace en ta poitrine, De ton corps chancelant si la force décline, Si tu crains d'aborder les remèdes puissants Et prompts à triompher de ravages récents, Si tu voulais enfin par degrés, sans secousse, Suivre le cours plus lent d'une cure plus douce, Souviens-toi que le mal sous des chemins secrets Dissimule souvent ses terribles progrès, Et qu'il faut qu'avec soin sa semence cachée De tout organe soit à jamais arrachée. Ce sont les résineux que tu dois employer; Par eux tu combattras le putride foyer : [2,200] L'encens t'offre sa poudre et la myrrhe ses larmes, L'aspalat, le souchet leurs parfums pleins de charmes, Le cèdre sa résine et le cyprès ses noix, Le macer son écorce et l'aloès son bois. A l'ardente canelle emprunte son arôme, Sa tige au cassis, ses fruits au cardamome. Tu peux, plus près de toi, sur le bord des marais, Dans la prairie humide, aux lieux sombres et frais, Cueillir le scordion dont la vertu conjure Les poisons et les maux nés d'une source impure. Par sa tige rampante et par ses rouges fleurs, Il a du chamédrys le port et les couleurs ; Sa feuille et sa racine avant l'aube amassées, Tout empreintes encore d'odeurs alliacées, Devront sur un feu doux bouillir à vase clos, Afin que leur liqueur t'abreuve à larges flots. Ornement de l'Espagne, orgueil de l'Italie, Citronnier, ne crains pas que ma Muse t'oublie. D'autres t'ont célébré dans des vers plus parfaits, Je consacre les miens à louer tes bienfaits. Si tu daignes sourire à l'enfant d'Épidaure, Fassent les immortels que plus superbe encore Ton front soit couronné de rameaux toujours verts, Et que tes bras, de fleurs incessamment couverts, De suaves parfums inondent l'atmosphère, Et sous le poids des fruits s'inclinent jusqu'à terre! Arbre aimé de Vénus, alors que sourdement Le mal dans chaque organe a jeté son ferment, L'art emprunte à tes fruits de merveilleuses armes. Lorsqu'Adonis mourant lui coi ta tant de larmes, Oui, Vénus renferma sous ton écorce d'or D'énergiques vertus le céleste trésor. D'un appareil nouveau j'aime l'heureuse idée : Vois ce vase de verre à la tête coudée, Au col étroit et long, et dont les flancs jadis S'enflèrent par le souffle avec art arrondis. Dans ses flancs que déjà presse une ardente flamme, On dépose le lierre et l'odorant dictame, Le nerprun et l'aunée et l'iris parfumé. Du mélange bientôt par le feu consumé Monte en légers flocons une vapeur humide ; Du globe en un instant elle a rempli le vide ; Mais dès qu'en parcourant sa prison de cristal Elle a senti de l'air le contact glacial, Elle tombe, revêt une forme nouvelle, En gouttes de rosée elle fuit et ruisselle, Serpente, tourbillonne, et par d'étroits canaux Précipite au dehors le bienfait de ses eaux. Tu dois, alors qu'au ciel l'aube sourit à peine, De ces sucs distillés boire une coupe pleine, Et de chauds vêtements empruntant le secours, D'une sueur tardive accélérer le cours, Remède simple, doux, niais bien souvent utile Pour atteindre du mal la part la plus subtile. Dans les convulsions, si le malade en pleurs Se tord sous l'aiguillon d'implacables douleurs, Qu'un liniment les calme et bientôt les dissipe. Au mastic onctueux tu mêleras l'oesipe, Et la graisse de l'oie au miel limpide et frais ; Que des graines du lin le mucilage épais Au narcisse, à l'aunée avec bonheur s'allie Et que l'huile au safran ajoute encor sa lie. Dans le cœur des tissus, de même qu'un serpent, Souvent l'ulcère plonge et s'accroît en rampant ; Du nitre et du verdet que la dent corrosive A la gorge, au palais, aussitôt le poursuive. L'ulcère, dont le derme est creusé, veut encore Que le même caustique arrête son essor. Des calus verruqueux il détruit la racine Et des chairs en lambeaux répare la ruine; Mais pour ce cas, l'axonge et quelque siccatif Auront dû tempérer son pouvoir trop actif. Dans sa mâle vigueur ton âme impatiente Enfin repousse-t-elle une cure trop lente ? [2, 250] Ou, si tu l'as en vain tentée, et que ton corps, Appelant sans retard des remèdes plus forts, Ait hâte d'étouffer l'hydre qui le dévore : Soit ; connais des agents plus vigoureux encore, Dont la rude énergie en ton sein profané Plus vite absorbera le germe empoisonné. ll est rare d'ailleurs qu'un mal qui se rallume A de nombreux foyers qu'à la fois il consume, Qui, cruel entre tous, enfonce dans tes flancs Son aiguillon tenace et ses feux si brûlants, Par une prompte fuite abrégeant ton supplice, A de timides coups cède et s'évanouisse. Plusieurs, pour obtenir des effets plus puissants, Mêlent le minium, le cinabre, l'encens, Le storax, l'antimoine, et veulent qu'enflammée Leur poudre sur le corps en caustique fumée Se dégage, et du mal arrête les progrès. Ce dangereux moyen, source d'amers regrets, Trop souvent, sans succès, dans la gorge râlante Refoule, en l'oppressant, l'haleine chancelante. Sur le corps tout entier je proscris son emploi. Peut-être pourrait-on, mitigeant cette loi, Choisir une partie, et combattre sur elle Le tubercule informe et l'ulcère rebelle. - Aux yeux du plus grand nombre enfin, le vif-argent De toute guérison est le suprême agent : Soit que sensible au froid, à la chaleur sensible, Il absorbe le feu de cette lèpre horrible ; Soit que, par son poids lourd, il puisse mieux du corps Dissoudre les humeurs et les pousser dehors : (Appliqué sur la plaie ainsi mieux que la flamme Le fer ardent agit, quand le cas le réclame.) Ou soit que par ses flots avec art divisés Il fouille les replis des organes lésés, Attache à chaque fibre une âcre molécule, Et des germes du mal se saisisse et les brûle; Soit qu'iI opère enfin par des ressorts secrets Que cachent à nos yeux les destins trop discrets. Muse, pour un instant suspends ici ta course; Dis quelle main divine a révélé la source Où gisait inconnu ce métal précieux ; Dis, et de leur bienfait remercions les cieux. Dans un heureux vallon de la Syrie, à l'ombre D'un bois de saules verts, près de la roche sombre Où de Callirhoé les jaillissantes eaux Unissent leur murmure aux plaintes des roseaux, Ilcéus cultivait, formé par ses ancêtres, Des jardins consacrés aux déités champêtres. Il se plaisait à voir les monstres des forêts Abattus sous ses coups ou captifs dans ses rets, A prodiguer les flots de la claire fontaine Aux arbres odorants de son pieux domaine, Lorsque par le fléau tout à coup terrassé, Vers le ciel élevant son front pâle et glacé : "Dieux ! objets de mon culte, et toi, dont la main sûre Sait calmer la douleur et fermer la blessure, Callirhoé, dit-il, nymphe à qui tant de fois Des cerfs que j'immolai j'ai consacré le bois, Ah ! si par vous j'échappe à ce mal qui m'oppresse, Je veux qu'à vos autels, bienfaisante déesse, Ma main recounaissaute appende, chaque jour, Les fruits les plus vermeils de ce riant séjour, Et mariant aux lis la rose et l'hyacinthe, [2,300] De festons embaumés entoure cette enceinte. » Accablé par les feux d'un soleil dévorant, A ces mots, sur la terre il se couche expirant. Dans la grotte voisine où la source naissante Fuit parmi des rochers sur la mousse glissante, La déesse entendit sa prière et ses voeux. A la hâte essuyant ses humides cheveux, Elle accourt vers Ilcée étendu sur la rive ; Et le bruit caressant de cette onde plaintive Et la douce fraicheur de ces saules épais Portent au malheureux le sommeil et la paix. Il voit Callirhoé doucement lui sourire, Et sur l'aile d'un songe arriver, et lui dire : "Ilcée, enfin les dieux désarmés par tes pleurs, Les dieux ont pris pitié de tes longues douleurs. Mais sur le vaste sol où le soleil se lève N'espère hélas ! trouver ni remède ni trève. Tel est le châtiment, telle est la dure loi Que Diane à son frère arracha contre toi, Quand naguère forcé dans sa rapide course Un vieux cerf qu'elle aimait vint aux bords de ma source Tomber, et de son sang lorsque tes javelots, Chasseur trop imprudent, firent couler les flots, Lorsque le front sacré de l'horrible victime De mes arbres émus épouvanta la cime. A l'aspect de ce corps de son chef dépouillé, De ce sang répandu sur le gazon souillé, Diane, en longs sanglots exhalant sa souffrance, A du ciel sur ta tête appelé la vengeance. Les enfants de Latone, implacables tous deux, Ont alors dans ton sein versé ce mal hideux, Et juré que partout où s'étend leur empire Rien ne saurait promettre un terme à ton martyre. Mais il te reste encore, pour conserver tes jours, A pénétrer au fond des ténébreux séjours. Sous la roche voisine une caverne s'ouvre, Cratère plein d'horreur qu'un bois de chênes couvre ; Là, par les sifflements de ses larges rameaux Le cèdre chasse au loin l'homme et les animaux. Demain, avant l'aurore ; au seuil de cet abîme, Porte une brebis noire, égorge la victime Et dis : « Grande déesse, Ops, mon dernier recours, Ops, je t'offre ce sang, Ops, viens à mon secours!» En l'honneur de la nuit, du silence et des ombres Et des dieux inconnus de ces demeures sombres, Pour fléchir leur courroux, tu brûleras après Et les tiges du thye et celles du cyprès. Au récit de tes maux une nymphe attendrie, Messagère du ciel que l'infortune prie, Elle-même viendra, te guidant par la main, De l'abîme profond t'ouvrir le noir chemin. Il est temps, lève-toi, ce n'est point un mensonge, C'est la réalité sous le voile du songe. Reconnais-moi, je suis la nymphe dont les flots daignent de tes jardins le verdoyant enclos." Elle dit, et se perd dans l'azur de son onde. Accueillant ce présage où son espoir se fonde, Ilcéus aussitôt se réveille, et pressant De ses tremblantes mains son coeur reconnaissant : "Douce Callirhoé, vierge divine et belle, J'irai, j'irai partout où votre voix m'appelle !" De l'aurore suivante à peine le retour Avait de l'horizon empourpré le contour, Que déjà sur le seuil de la caverne, Ilcée, Au milieu des rochers dont elle est hérissée, Immole la victime et crie en frémissant : "Ops, grande déesse, Ops, daigne accepter ce sang.» Puis il brûle, en l'honneur de la nuit et des ombres Et des dieux inconnus de ces demeures sombres, [2,350] Le thye et le cyprès. Soudain il entendit Une voix qui d'abîme en abîme bondit Et courut annoncer, comme un coup de tonnerre, Aux nymphes des métaux les ordres de la Terre. Elles ont tressailli ... leur bras en vain levé Retombe abandonnant l'ouvrage inachevé. Peut-être elles allaient unir des flots de soufre Aux flots du vif-argent qui sillonnent ce goufre, Mélange merveilleux qui dans l'onde plongé Se durcit et bientôt en or pur est changé ; Car elles ont déjà su joindre à l'amalgame Cent rayons d'air brûlé, deux cents rayons de flamme Et mille des produits que la terre et les mers, Recèlent dans des rocs ou sous les flots amers ; Grands et divins secrets ! alliage admirable OEuvre que nous dérobe un voile impénétrable! I.ipare, cependant, par qui sont préparés Les feux vivifiants des bitumes sacrés, Feux ou l'argent et l'or épurent leurs semences, Lipare, franchissant les souterrains immenses, Accourt vers Ilcéus et lui parle en ces mots : « Ilcéus, je connais tes desseins et tes maux ; Loin de toi la frayeur ! en cet instant suprême Ce n'est pas vainement qu'une nymphe que j'aime, Callirhoé, promit à tes jours chancelants Un appui que la terre a caché dans ses flancs. A travers le silence et dans la nuit épaisse, Marche d'un pas hardi, tu suis une déesse. » Elle dit et l'entraîne.... Il sonde avec terreur De ces gouffres béants la ténébreuse horreur ; Ces fentes de rochers vieilles comme le monde Où des torrents sans nom précipitent leur onde. « Ilcéus, c'est ici que des dieux, loin du jour, Ont au centre du globe établi leur séjour. Proserpine plus bas règne parmi les ombres ; Et plus haut, échappés de leurs cavernes sombres, Les fleuves se creusant d'innombrables canaux Vomissent dans la mer leurs mugissantes eaux. Maintenant de mes soeurs tu parcours le domaine. Ici nous fabriquons pour l'avarice humaine Les plus riches métaux : l'airain, l'argent et l'or. Callirhoé vers toi put guider mon essor; C'est moi qui, dans le sein de sa fontaine heureuse, Conduis de nos fourneaux la vapeur sulfureuse. » Ainsi parlait Lipare.... llcéus rassuré La suivait.... et déjà, dans l'abîme sacré Il entend crépiter le soufre qui bouillonne, Et pétiller l'airain que la flamme environne. « La terre enfante ici les métaux précieux Qu'aux avides mortels avaient cachés les dieux. Comme moi, dit Lipare, ici mille déesses Que la Nuit engendra, préparent ces richesses. A d'éternels travaux nos jours sont consacrés. L'une, de l'onde éparse ouvre les lits secrets ; De feux disséminés recueillant les parcelles, L'autre ajoute aux brasiers de vives étincelles; Dans le moule avec art par d'autres façonné L'alliage bouillant se fige emprisonné ; Là, tantôt le métal rougit et se consume, Tantôt dans l'eau glacée il plonge, siffle et fume. Près d'ici, de l'Etna grondent les noirs fourneaux, [2,400] Des enfants de Vulcain terribles arsenaux Où dans des tourbillons de fumée et de lave Le fer sous leurs marteaux obéit en esclave. De leurs forges à gauche est l'abrupte chemin ; A droite, ce sentier que t'indique ma main Nous mène aux bords d'un fleuve où l'onde métallique Doit fournir à tes maux. un remède héroïque. » Ils arrivent alors en des lieux moins obscurs Où l'or en longs filons serpente sur les murs, Où la tutie humide illuminant la voûte Scintille sur le soufre et tombe goutte à goutte; Quand du gouffre autour d'eux l'aspect soudain changeant ? Un fleuve offre à leurs yeux des flots de vif-argent. "De ton mal, dit Lipare, enfin voici le terme ; Cours, trop heureux Ilcée, en éteindre le germe Par trois ablutions de ce mouvant métal Qui devant nous étend son opaque cristal." Aussitôt et trois fois de sa main virginale Puisant le vif-argent comme une onde lustrale, Sur le corps d'Ilcéus par le mal dévoré Elle fait ruisseler le fluide sacré; Et soudain du virus la hideuse dépouille Se dissout et se perd dans le lac qu'elIe souille. "Maintenant loin de nous, va, sous un ciel d'azur Retrouver le soleil, respirer un air pur. Mais que ton premier soin, ta première pensée Soit d'offrir des présents à Diane offensée, Aux chastes déités des souterrains séjours, A la nymphe qui t'aime et qui sauva tes jours". Tlcée, ivre de joie et de reconnaissance, Sur les pas de son guide hors du gouffre s'élance. L'air inonde son sein, le soleil radieux Le réchauffe ; il renaît, il rend grâces aux dieux. Bientôt la renommée à vingt peuples révèle Le pouvoir qu'en son sein le vif-argent recèle. ... Ce liquide métal dans les premiers essais A l'axonge de porc s'unit avec succès. On y joignit plus tard et la térébenthine, Et du melèse altier l'odorante résine. Quelques-uns à la graisse ou de cheval ou d'ours, Aux sucs du bdellium et du cèdre ont recours. C'est le soufre natif, l'encens mâle, la myrrhe, Le minium qu'il plaît à d'autres de prescrire. l'approuve ce mélange, et j'aimerais à voir S'y combiner l'iris et l'ellébore noir, Le galbanum amer et le lacer fétide, Du lentisque rameux le suc doux et fluide Et l'huile que le souffre aura fournie, alors Que la flamme n'a pas altéré ses trésors. De cette mixtion où ton salut se fonde Étends sur tout le corps une couche profonde. Va, ne crains pas par là te souiller, te salir ; Le mal que tu combats a seul pu t'avilir. Mais dans ces frictions que sagement discrète Ta main sache éviter soit le coeur soit la tête ; Puis, sur tes membres nus que l'étoupe à foison Se roule en bandelette et forme une toison ; Enfin, que sous le poids d'épaisses couvertures La sueur sur ton corps coule en gouttes impures. De l'énergique agent renouvelle l'emploi Durant dix jours, le ciel t'en fait la dure loi, Afin que du virus l'humeur moins corrosive, Rejetée à tes pieds dans des flots de salive, Forme une mare immonde où sans crainte tu peux Voir de ta guérison le pronostic heureux. Dans ta bouche, pourtant alors tu verras naître Des ulcères nombreux, mais prompts à disparaître. [2,450] Éteins par un lait pur leurs légères douleurs ; Fais bouillir le troène et la grenade en fleurs; De leurs sucs astringents l'âpreté salutaire Sur ta lèvre bientôt aura fermé l'ulcère, Et Bacchus loin de toi jusqu'alors exilé, Sans danger maintenant près de toi rappelé, Pour donner à ton corps une nouvelle force, Te versera les vins de Falerne et de Corse. C'en est fait, le mal cède à l'athlète vainqueur, Il expire, et le ciel rend la paix à ton coeur. Un dernier soin encore, et l'oeuvre est accomplie : Dans l'onde où la verveine au romarin s'allie, Où l'origan, l'orvale et l'odorant stoechas, ont à l'envi mêlé leurs parfums délicats, Plonge trois fois ton corps et que cette onde pure Efface sans retour tout reste de souillure.