[1356,0] LETTRE 1356. ERASME DE ROTERDAM A ULRICH HUTTEN, SALUT. [1356,1] (1) Henri d’Eppendorf, qui n’est pas sans me marquer quelque intérêt, et qui à coup sûr t’aime beaucoup, m’a laissé entendre que tu n’es pas dans une disposition très amicale à mon égard. Tu préparerais même, si je l’en crois, je ne sais quel libelle plutôt mordant contre moi. (2) Et cela m’étonne beaucoup à la vérité, d’autant plus que je n’ai absolument pas changé de sentiment à ton égard. Je te porte, aujourd’hui encore, cette affection que je t’ai montrée jusqu’ici, la plus chaleureuse que j’ai jamais manifestée à quelqu’un, même s’il est vrai que la fortune nous a ravi pour un temps la proximité que nous avons eue autrefois. (2c) Et laisse-moi te dire aussi : je ne n’ai mis aucun dédain dans mon refus de te rencontrer. Au contraire je t’ai fait demander par l’intermédiaire d’Eppendorf et dans les termes les plus aimables, de renoncer à me rencontrer, si tu n’avais pas d’autre intention que de me saluer ; ceci à cause de la haine dont on me poursuit depuis déjà longtemps et qui met ma vie en danger. (3) Or quel intérêt y aurait-t-il (eu) à se gagner l’hostilité générale s’il n’est même pas question de rendre service à un ami ? (4) Moi, tu vois, mon cher Hutten, dans la même situation, si j’avais été Hutten, j’aurais demandé, de moi-même, à Erasme de ne pas attirer la haine inutilement sur lui. (5) Et pourtant, cela ne m’a pas empêché de préciser à Eppendorf que, si tu pouvais quitter ces poêles dont je ne peux vraiment pas supporter l’atmosphère, il ne me serait pas désagréable de converser avec toi. (6) Je ne t’ai peut-être pas rendu de services assez importants pour pouvoir les mentionner, et d’ailleurs si c’était le cas il serait maladroit de te les rappeler ici. Mais je peux en vérité proclamer que je t’ai toujours conservé mon ancienne bienveillance chevillée au cœur, et que je n’ai jamais rien dit ni rien fait qui pût blesser Hutten. Ma tournure d’esprit me porte à croire qu’une amitié aussi profonde que celle que les bonnes lettres ont fait naître entre nous, rien, peut-être pas même le parricide, ne devrait pouvoir la mettre à mal. (7) Il y a peut-être des gens qui t’excitent contre moi, dans le seul but de se servir de ta plume pour assouvir leur haine. (8) Mais si tu le fais, sache bien que tu t’en prendras à un homme qui ne le mérite pas : je ne vais pas jusqu’à dire à un homme qui a bien mérité de toi, mais à coup sûr à un homme qui te veut du bien. Ensuite, si tu t’attaques à moi, tu feras le plus vif plaisir qu’on puisse faire à Jacques Hochstraten, à Nicolas d’Egmond, et à tant d’autres que tu tiens pour tes plus grands ennemis, mais d’un autre côté tu causeras le plus noir chagrin à ceux qui cultivent les bonnes lettres et dont tu te proclames le défenseur. (9) Les plus monstrueuses inventions circuleront de nouveau —comment en irait-il autrement ? — quand on s’apercevra que Hutten dresse contre Erasme ce talent qu’Erasme a tant chéri, et qu’il dégaine contre lui cette plume qu’Erasme a si souvent glorifiée ! (10) C’est pourquoi, ce serait faire preuve de sagesse que de m’écrire une lettre, sans publicité, en toute franchise et en toute amitié, avant de prendre les armes, avant que n’éclate le fracas des buccins au son rauque, avant que la trompette guerrière ne sonne son terrible « Taratata ! », comme si déjà on avait envoyé le père patrat et le fécial pour déclarer la guerre ! Tu pourrais ainsi me dire ce qu’on t’a rapporté sur mon compte, ou tout simplement ce qui blesse ton cœur. Je ne peux pas quand même pas deviner tout seul, Dieu m’en est témoin ! Je ne doute pas que je pourrai te donner entière satisfaction sur tous les points à moins que tu ne sois plus le même homme et que tu aies commencé à te transformer du tout au tout ! (11) Puisses-tu mon cher Hutten ne pas avoir d’autres ennemis qu’Erasme ! Puisse-t-il t’arriver tout ce que cet ennemi-là te souhaite ! Prends cela pour une parole tombée de la bouche des dieux ! (12) Pour en finir, s’il n’y a pas moyen de te faire revenir sur ta décision, ni en invoquant le caractère sacré d’une vieille amitié, ni la considération de nos intérêts communs, ni le plaisir que tu feras à nos ennemis, songe quand même qu’elle met aussi en jeu ta propre réputation : qui en effet ne regretterait pas en Hutten la douce humanité, qu’il doit tant aux lettres qu’à sa naissance, s’il brandissait contre un ami, sans même l’excuse d’une injustice, un poignard au fer trempé dans le poison ? (13) Il ne manquera peut-être pas de gens qui en voyant dans quel état sont tes affaires en ce moment, te soupçonneront de te chercher, par ce procédé-là, une autre proie, d’où qu’elle vienne ; et le risque est que beaucoup de gens retiennent cette hypothèse, particulièrement à l’endroit d’un fugitif, criblé de dettes et réduit à la plus grande indigence dans tous les domaines. (14) Tu n’es pas sans savoir quelles histoires courent sur ton compte et tu n’ignores pas pourquoi le Comte Palatin brûle de colère contre toi, ni de quelle peine il te menace, lui qui a infligé le dernier supplice à ton serviteur. (15) Aussi ne voudrais-je pas que tu interprètes le conseil que je te donne comme une réaction dictée par la peur, ou la mauvaise conscience, plutôt que comme la preuve de mon affection pour toi. Je ne voudrais pas non plus que tu croies que je soigne plus ici mes intérêts que les tiens. (16) A supposer que tu écrives contre moi les choses les plus odieuses, premièrement tu t’attaqueras à un homme qui ne manque pas d’expérience en cette espèce de malheurs, et qui n’est pas tout à fait muet ! Deuxièmement à supposer que moi je me taise (je ne réponde pas), il n’en reste pas moins que tu lèseras plus profondément ta réputation que la mienne. (17) C’est pourquoi, réfléchis bien mon cher Hutten ! Fais appel à toute ta prudence pour prendre cette décision, plutôt que de suivre les positions de partisans irréfléchis et passionnés. (18) Porte-toi bien ! Bâle, Vendredi Saint,1523. (19) J’attends l’exposé de tes plaintes.