[55,0] LV. De la colère. [55,1] Vouloir étouffer en soi toute semence de colère, n'est qu'une fanfaronnade de stoïcien. Il est un oracle plus sûr qui doit nous guider : "mettez-vous en colère", dit l'Écriture sainte, "mais gardez-vous de pécher; que le soleil ne se couche pas sur votre colère" (Saint Paul, Lettre aux Éphésiens, IV, 26) : ce qui signifie qu'on doit mettre des bornes à sa colère; c'est-à-dire, en modérer les mouvements, et en abréger la durée. Nous montrerons d'abord comment on peut, en général, modérer et rompre en soi l'inclination et la disposition habituelle à la colère (l'irascibilité ) ; 2°) comment les mouvements particuliers de cette passion peuvent être réprimés, ou du moins comment on peut empêcher qu'elle n'ait des conséquences trop funestes; 3°) comment on peut exciter ou apaiser cette passion dans un autre individu. [55,2] Quant au premier point, le meilleur remède est de réfléchir sur les effets que cette passion produit ordinairement, et sur les désordres sans nombre qu'elle cause dans la vie humaine. Or, le meilleur temps pour ces réflexions, c'est lorsque l'accès de colère est passé. Sénèque a dit avec raison que "les effets de la colère ressemblent à la chute d'une maison qui, en tombant sur une autre, se brise elle-même" (Cfr. Sénèque, De la colère, III, 21). L'Écriture sainte nous exhorte à "posséder notre âme par la patience"; en effet, quiconque perd patience, perd alors la possession de son âme. L'homme ne doit pas ressembler à "l'abeille, qui laisse sa vie dans la blessure" (Cfr. Virgile, Géorgiques, IV, 230-239). [55,3] La colère est certainement une faiblesse; et on sait que ce sont ordinairement les individus les plus faibles, tels que les enfants, les femmes, les vieillards, les malades, etc. qui y sont le plus sujets. Quoi qu'il en soit, lorsqu'on est en colère, il vaut mieux témoigner du mépris que de la crainte, afin de paraître plutôt au-dessus qu'au-dessous de l'injure et de la personne qui l'a faite : ce qui sera toujours facile, pour peu qu'on sache garder de mesures et se posséder dans la colère. [55,4] A l'égard du second point, les causes et les motifs de la colère se réduisent à trois: 1°) une trop grande sensibilité aux injures, et une excessive susceptibilité de caractère; on ne se met en colère qu'autant qu'on se croit offensé : aussi les personnes délicates et très susceptibles, par rapport à l'honneur, sont-elles plus irascibles que les autres. Il est une infinité de choses qui les blessent, et qu'une nature plus forte ne sentirait pas. 2°) La disposition à trouver dans les circonstances de l'injure, des signes de mépris; car le mépris provoque et enflamme la colère, autant que l'injure même. Aussi les personnes ingénieuses à trouver ces signes de mépris, dans tout ce qui peut les choquer, s'emportent-elles plus fréquemment que les autres. 3°) La crainte où est l'offensé que l'injure ne fasse tort à sa réputation. Le vrai remède â tous ces inconvénients, remède indiqué par Gonzalve de Cordoue (1453-1515 ; Grand Capitaine espagnol), "c'est d'avoir un honneur semblable à une toile forte". Mais le meilleur préservatif contre cette passion, c'est de gagner du temps, en se persuadant, si l'on peut, que le moment de la vengeance n'est pas encore venu; qu'on en sera le maître dans un autre temps, et que, n'ayant pas besoin de se presser, on prend patience. [55,5] Quant aux moyens d'empêcher que la colère n'ait des effets dont on ait lieu de se repentir, il est deux précautions à prendre pour parvenir à ce but. La première est de s'abstenir de toute expression trop dure, de toute personnalité trop piquante ; car les invectives qu'on peut adresser à toutes sortes de personnes, font moins d'impression sur chaque individu. La seconde est de se garder de révéler un secret, par un mouvement de colère; une telle indiscrétion bannirait pour toujours un homme de la société, dont il deviendrait le fléau. Il faut encore, lorsqu'on a quelque affaire en main, avoir l'attention de ne pas la rompre par colère; et dans le cas même où l'on s'abandonnerait à cette passion, ne faire du moins aucune démarche qui ne laisse plus do retour. [55,6] Quant aux moyens d'exciter ou de calmer cette passion dans une autre personne, tout dépend de bien choisir les moments. Or, 1°) une personne qui est déjà de mauvaise humeur, est plus facile à irriter. 2°) En interprétant les procédés, les discours, etc. d'une personne, de manière à faire croire à celle qui est mécontente d'elle, qu'elle y a mis beaucoup de mépris pour elle; moyen conforme à ce que nous avons déjà dit, et par conséquent on pourra apaiser cette passion par les deux moyens diamétralement opposés; je veux dire que, pour porter à une personne les premières paroles sur une chose qui peut la mettre en colère, il faut choisir les moments où on la voit de bonne humeur; car tout dépend de la première impression. L'autre moyen est une benigne interprétation de l'offense reçue; je veux dire qu'il faut tâcher de faire croire à la personne offensée, que l'offenseur ne l'a pas fait par mépris pour elle, et attribuer la chose à un malentendu, à la crainte, à la passion, ou à toute autre cause de cette nature.