[54] LIV. Des devoirs d'un juge. Les juges ne doivent jamais oublier que leur office est ("ius dicere", et non "ius dare"), d'interpréter ou d'appliquer la loi, et non de la faire, ou, comme on le dit communément, de donner la loi. Autrement l'autorité qu'ils usurperaient deviendrait toute semblable à celle que s'arroge l'Eglise romaine, qui, sous prétexte d'expliquer l'Ecriture sainte, ne fait pas difficulté d'en altérer le sens, d'y ajouter ce qu'il lui plaît, de déclarer article de foi, ce qu'elle n'y a pas trouvé, et d'introduire ainsi, au nom de l'antiquité, de vraies nouveautés. Un juge doit être plus savant qu'ingénieux, plus vénérable que gracieux et populaire, et plus circonspect que présomptueux. Mais, avant tout, il doit être intègre; c'est pour lui une vertu d'état et la dualité propre à son office. Maudit soit, dit la loi, celui qui déplace les bornes destinées à marquer les limites des possessions : celui qui déplace une simple pierre servant de limite, est certainement très coupable; mais c'est un juge partial qui se rend coupable de ce crime, au premier chef, et qui déplace une infinité de bornes, en rendant une sentence inique par rapport aux terres et aux autres genres de propriétés. Car une seule sentence inique cause de plus grands maux qu'un grand nombre de crimes commis par les particuliers : ceux-ci ne corrompent que les ruisseaux, que de simples filets d'eau; au lieu que le juge corrompt la source même, comme le dit Salomon : "un juste perdant sa cause devant un injuste adversaire, c'est une calamité comparable à celle d'une eau troublée et corrompue dès sa source" {Proverbes, XXV, 26}. L'office et les devoirs d'un juge se rapportent aux parties (aux plaideurs), aux avocats, aux greffiers, aux notaires, scribes, clercs, et autres ministres subalternes de la justice; enfin, au prince et au gouvernement dont il relève. Pour cc qui regarde les causes et les parties, l'Écriture dit : "il y a des juges qui convertissent le jugement en absynthe" {Amos, V, 7}; il en est aussi, aurait-elle pu ajouter, qui le convertissent en vinaigre. Car l'injustice d'une sentence la rend amère, et elle s'aigrit par les délais. Le premier devoir et le principal but de l'office d'un juge, est de réprimer la violence et la fraude. Or, la première est d'autant plus pernicieuse, qu'elle est plus ouverte; et la dernière est d'autant plus funeste, qu'elle est plus couverte et plus cachée. A quoi l'on peut ajouter les procès trop contentieux, que les cours de justice doivent rejeter comme un aliment indigeste et empoisonné. Un juge doit s'applanir les chemins à une juste sentence, de la même manière que Dieu prépare ses voies; je veux dire, en élevant les vallées et en abaissant les collines. Ainsi, quand le juge s'apperçoit que l'une des parties a trop de prépondérance sur l'autre, par la violence et l'âpreté de sa poursuite, par l'adresse avec laquelle elle prend ses avantages, par une cabale qui l'appuie, par la protection des hommes en place, par l'habileté de son avocat, ou par toute autre cause semblable; c'est alors que le juge doit donner une preuve sensible de sa sagesse et de son intégrité, si, malgré ces inégalités, il sait tenir entre eux la balance parfaitement égale, afin de pouvoir, pour ainsi dire, asseoir sa sentence sur un sol uni et parfaitement de niveau. Celui qui se mouche avec trop de force, se tire du sang, et lorsque le vin est trop foulé, il a une saveur revêche et il sent la grappe. Le juge ne doit donc pas fonder sa sentence sur une interprétation trop rigoureuse de la loi, ni sur des conséquences tirées de trop loin, surtout, dans l'interprétation des lois pénales, il ne doit pas faire un moyen de rigueur de ce qui, dans l'intention du législateur, n'est qu'un moyen de terreur. Autrement il voudrait faire tomber sur le peuple cette pluie dont parle l'Écriture, dans ce verset : "il fera pleuvoir sur eux des filets". Car, lorsque les lois pénales sont suivies avec une excessive rigueur, on peut les comparer à une pluie de filets ou de pièges qui tombent sur les peuples. Ainsi, lorsque ces lois pénales ont longtemps dormi, ou ne conviennent plus au temps présent, il est de la prudence d'un juge de les restreindre dans leur application ; le devoir d'un juge étant de considérer non seulement les choses mêmes, mais aussi le temps de chaque chose. Dans les causes capitales, le juge doit envisager, d'un oeil sévère, l'exemple (que donne le délit), et d'un oeil de commisération, le délinquant. Quant aux avocats et au conseil des parties, la gravité et la patience à écouter les plaidoyers, sont des éléments essentiels de la justice. Un juge, grand parleur, et qui coupe fréquemment la parole aux avocats, n'est qu'une cymbale étourdissante. Il ne convient pas non plus à un juge de vouloir faire parade de la vivacité de son esprit, en prévenant ce que l'avocat doit dire, et dont il aurait été mieux informé en se donnant la patience d'écouter. Il ne doit donc pas interrompre, couper les preuves ou les conclusions des avocats, ni aller au devant des informations, par des questions précipitées, en les supposant même très pertinentes; en un mot, il doit écouter jusqu'au bout. Les fonctions et les obligations d'un juge à l'audience se réduisent à quatre. Il doit, saisir et marquer la suite et l'enchaînement des preuves; modérer la longueur des plaidoyers, en élaguant les répétitions inutiles, tout ce qui n'a aucun rapport direct avec l'affaire, et qui ne tient point à la cause, les digressions, les écarts; récapituler, trier, comparer et rassembler les points les plus essentiels parmi les moyens allégués de part et d'autre; enfin, prononcer la sentence: tout ce qu'on fait de plus est de trop, et a ordinairement pour cause la vanité du juge, la demangeaison de parler, l'impatience à écouter, le défaut de mémoire, ou l'impuissance de soutenir et de fixer son attention. On est quelquefois étonné de l'ascendant qu'un avocat audacieux peut prendre sur un juge, qui devrait, pour se rendre semblable à Dieu, qu'il représente lorsqu'il est sur son siège, abaisser les orgueilleux et élever les humbles. Mais ce qui est encore plus choquant, c'est que les juges ont des avocats favoris, auxquels ils témoignent une prédilection scandaleuse; partialité qui, en augmentant les honoraires des avocats et les épices du juge, rend celui-ci suspect de corruption et de collusion. Cependant, lorsqu'une cause a été bien plaidée et maniée avec autant de méthode que de netteté, le juge doit quelques éloges à l'avocat, surtout à celui qui a perdu sa cause. Ces éloges ont le double effet de soutenir le crédit de l'avocat auprès de son client, et de faire perdre à celui-ci sa prévention en faveur de sa propre cause. L'intérêt public exige aussi que le juge fasse, avec les rnénagements convenables, quelques réprimandes aux avocats, lorsqu'ils donnent à leurs clients des conseils trop artificieux, et lorsqu'une négligence visible de leur part rend la défense plus faible; lorsque les faits sont mal exposés et trop peu circonstanciés ; lorsque leurs moyens ne sont que de pures chicanes; lorsqu'ils plaident avec une audace offensante pour le juge; enfin, lorsqu'ils défendent une cause visiblement mauvaise. L'avocat ne doit pas étourdir le juge par les éclats de sa voix, ni user d'artifice et de manège pour remettre sur le tapis une cause déja jugée. Le juge, de son côté, ne doit pas interrompre l'avocat et l'arrêter à moitié chemin, mais lui laisser le temps de s'expliquer, pour ne pas donner lieu à la partie de se plaindre que son avocat et ses preuves n'ont pas été entièrement entendues. A l'égard des greffiers, des notaires et autres bas officiers, le lieu où l'on rend la justice est un lieu sacré, et non seulenient le tribunal, mais encore les bancs et toute l'enceinte doivent être exempts de scandale et de corruption. Car, comme le dit l'Écriture sainte : "on ne vendange point parmi les ronces et les épines" {Mathieu, VII, 16}. De même la justice ne peut donner ses doux fruits parmi les ronces et les buissons; c'est-à-dire, parmi ces scribes trop avides et trop cupides. Or, on en trouve au barreau de plus d'une espèce; ceux qui, en semant des procès, n'engraissent les cours de justice qu'en faisant maigrir les peuples; ceux qui engagent les cours dans des conflits de jurisdiction, et qui ne sont rien moins que les amis de ces cours (titre dont ils se targuent ordinairement), mais qui n'en sont que les parasites, qui nourrissent leur orgueil, et les excitent, par leurs flatteries, à passer les limites de leur ressort; qui, enfin, font leurs propres affaires aux dépens de la réputation de ceux qu'ils flattent; ceux qu'en peut regarder comme la main gauche des cours; qui, par des détours subtils et de pures chicanes, faisant prendre un mauvais tour aux procédures, entraînent la justice vers des routes tortueuses et dans un vrai labyrinthe; les exacteurs impitoyables. C'est surtout à eux que s'applique cette comparaison, qu'on fait ordinairement des cours de justice aux buissons, sous lesquels les brebis trouvent un abri durant l'orage, mais où elles laissent une partie de leur toison. Au contraire, un greffier, blanchi dans sa profession, d'une probité reconnue, bien au fait des actes déja passée et des jugemens déja rendus, circonspect dans ceux qu'il couche de nouveau, expert dans la procédure, et bien au courant du tribunal, est un excellent guide pour une cour, et montre souvent au juge même la route qu'il doit tenir. Pour ce qui concerne le prince ou l'état, les juges doivent, avant tout, se rappeller cette conclusion des douze tables : "que le salut du peuple soit la suprême loi"; et poser pour principe, que, si les lois ne tendent pas à ce but, on doit les regarder comme des règles captieuses et de faux oracles. Ainsi tout marche avec plus d'ordre et d'harmonie dans un état, lorsque les princes, confèrent souvent avec les juges, réciproquement lorsque les juges consultent souvent le souverain et le gouvernement; savoir : le prince, lorsqu'une question de droit intervient dans les délibérations politiques; et les juges, lorsque des considérations qui intéressent l'état même, se rencontrent dans des matières de droit. Car il arrive assez souvent qu'une affaire portée en justice, et qui ne roule que sur le tien et le mien, a cependant des conséquences qui peuvent intéresser l'état : et j'appelle affaires d'état, non seulement ce qui a quelque relation avec les intérêts du souverain, mais même tout ce qui peut introduire quelque grande nouveauté, ou offrir quelque exemple dangereux, ou, enfin, ce qui intéresse visiblement une grande partie de la nation. Que personne ne se laisse abuser par ce faux principe : qu'il y a une incompatibilité naturelle entre des lois justes et la vraie politique, ces deux choses étant, dans le corps politique,tomme les esprits vitaux et les nerfs où ils se meuvent. Les juges doivent aussi se souvenir que le trône de Salomon était soutenu pardes lions. Ainsi, que les juges soient des lions; mais que ces lions soient sous le trône. Qu'ils veillent continuellement pour empêcher qu'on n'attaque les droits de la souveraineté. Enfin, les juges ne doivent pas être assez peu instruits de leurs droits et de leurs prérogatives, pour ignorer que leur devoir leur commande, et que leur droit leur permet de faire un prudent usage et une judicieuse application des lois. C'est en ce sens qu'ils doivent s'appliquer ces paroles de l'apôtre, touchant la loi supérieure à toutes les lois humaines : "nous savons que la loi est bonne, pourvu toutefois qu'on en use légitimement". {Saint Paul, I Tim. I, 8}