[39] XXXIX. De l'usure. Assez d'écrivains ingénieux se sont donné carrière contre l'usure et les usuriers : quoi de plus odieux, disent les uns, "d'allouer au diable la dîme qui est la part de Dieu!" L'usurier, disent les autres, est le plus insigne profanateur du sabbat; il travaille même le dimanche. D'autres encore disent que l'usure est ce bourdon dont parle Virgile, lorsqu'il dit : "les abeilles chassent le troupeau fainéant des bourdons" {Virgile, L'Énéide, I, 435}. Tel autre prétend que l'usurier enfreint continuellement la première loi que Dieu donna à l'homme après sa chute ; loi conçue en ces termes : "tu mangeras ton pain à la sueur de ton front, et non à la sueur du front d'autrui". Tel autre encore veut que les usuriers portent le bonnet jaune, parce qu'ils judaïsent. D'autres enfin prétendent que vouloir que l'argent produise de l'argent, c'est aspirer à un gain contre nature. Pour moi, tout ce que je me permettrai de dire sur ce sujet si rebattu, c'est que l'usure est une de ces concessions faites à la dureté du coeur humain, et un abus qu'il faut tolérer, parce que le prêt et l'emprunt étant nécessaires à chaque instant, la plupart des hommes sont trop intéressés pour prêter sans intérêt. Quelques écrivains ont proposé de remplir le même objet, à l'aide de banques nationales., en y joignant des moyens artificieux, et par cela même suspects, pour s'assurer du véritable état de la fortune des emprunteurs. Mais peu d'entre eux nous ont procuré des lumières vraiment utiles relativement à l'usure. Il est donc nécessaire de donner une espèce de tableau de ses avantages et de ses inconvénients, afin qu'on puisse démêler le bon d'avec le mauvais, et se procurer l'un en évitant l'autre; mais surtout prenons garde, en voulant aller au mieux en ce genre, d'aller au pis. Inconvénients de l'usure. 1. Elle diminue le nombre des marchands; car, si l'argent n'était pas gaspillé dans ce vil agiotage, où il est comme stérile, il serait employé en marchandises, et fructifierait par le commerce, qui est la veine porte du corps politique, ou le canal servant à l'importation des richesses. 2. L'usure rend les marchands plus pauvres; en effet, de même qu'un fermier ne peut faire de grandes avances à la terre, ni en tirer un produit proportionnel, lorsqu'il est obligé de payer une grosse rente, un marchand ne peut faire son commerce avec autant de profit et de facilité, lorsqu'il est obligé d'emprunter à gros intérêts. Le troisième inconvénient, qui n'est qu'une conséquence des deux premiers, est la diminution du produit des douanes, qui a nécessairement son flux et son reflux, correspondants et proportionnels à ceux du commerce. 4. L'usure entasse et concentre tout l'argent d'un royaume, ou d'une république, dans les mains d'un petit nombre de particuliers ; car les gains de l'usurier étant assurés, tandis que ceux des autres (soit qu'ils commercent avec leurs propres fonds, ou avec des fonds d'emprunt) sont très incertains, il est clair qu'à la fin du jeu, presque tout l'argent doit rester à celui qui fournit les cartes; et l'expérience prouve qu'un état est toujours plus florissant, lorsque les fonds sont plus également distribués. 5. L'usure fait baisser le prix des terres et des autres immeubles; car assez ordinairement l'argent est presque tout employé au commerce ou à la culture des terres ; deux genres d'emplois auxquels l'usure fait obstacle, en attirant à elle tout l'argent. 6. En détournant du travail les citoyens, elle éteint leur industrie, et diminue le nombre des inventions utiles qui tendent à la perfection de tous les arts; toutes directions que l'argent prendrait naturellement pour fructifier, s'il n'était absorbé par ce gouffre où il demeure stagnant. 7. L'usure est une sorte de vermine qui suce continuellement le plus pur sang d'une infinité de particuliers, et qui, en les épuisant, épuise à la longue l'état même. Avantages de l'usure. 1. Quoique l'usure, à certains égards, soit nuisible au commerce, elle lui est utile à d'autres égards. Car on sait que la plus grande partie du commerce se fait par des marchands, ou encore jeunes, ou, en général, peu avancés, qui ont souvent besoin d'emprunter à intérêt : en sorte que, si l'usurier retirait ou retenait son argent, il en résulterait une stagnation dans le commerce. En second lieu, si l'on ôtait aux particuliers cette commodité d'emprunter de l'argent à intérêts dans leurs pressants besoins, ils seraient bientôt réduits aux dernières extrémités, et forcés de vendre à un très vil prix leurs biens, soit meubles, soit immeubles; ce qui les ferait tomber d'un mal supportable dans un beaucoup plus grand; car l'usure ne fait que les miner peu à peu ; au lieu que, dans le cas supposé, les prompts et gros remboursements les ruineraient d'un seul coup. Les hypothèques, ou ce qu'on appelle obligations mortes, ne remédieraient pas à ce mal : car, ou ceux qui prêtent à hypothèque exigent qu'on leur paie des intérêts, ou bien, s'ils ne sont pas remboursés au jour préfix, ils en agissent à toute rigueur, et ne font pas scrupule de se faire adjuger la confiscation. Je me rappelle ce que disait à ce sujet un campagnard très riche et très avare : "maudits soient", disait-il, "ces usuriers; ils nous enlèvent tous les profits que nous faisions par les emprunts sur gages, ou avec obligation, quand les débiteurs ne satisfaisaient pas à leurs engagements. Quant au troisième et dernier avantage de l'usure, c'est se repaître de chimères que d'espérer qu'on puisse jamais imaginer des dispositions dont l'effet soit de rendre plus fréquents les prêts sans intérêts; et si l'on se déterminait à défendre aux prêteurs, par une loi expresse, de tirer l'intérêt de l'argent prêté, il en résulterait une infinité d'inconvénients. Ainsi, ne parlons point d'abolir l'usure; tous les états, monarchiques ou républicains, l'ayant tolérée, soit en fixant le taux de l'intérêt, soit autrement; et une telle idée doit être renvoyée à l'Utopie (de Morus). Parlons actuellement de la manière de modérer et de régler l'usure; je veux dire, des moyens par lesquels on peut en éviter les inconvénients, sans en perdre les avantages. Il me semble qu'en balançant judicieusement les uns avec les autres, il n'est pas impossible de s'assurer de deux avantages principaux; l'un, de limer les dents de l'usure, afin que, malgré son avidité, elle morde un peu moins; l'autre, de procurer aux hommes très pécunieux des facilités et des avantages qui les invitent à prêter leur argent à des négociants; ce qui contribuerait à entretenir et animer le commerce: double objet qu'on ne peut remplir qu'en fixant deux taux différents pour l'intérêt de l'argent; l'un, plus bas, et l'autre, plus haut. Car, s'il n'y avait qu'un seul taux et un peu bas, ce règlement soulagerait un peu les emprunteurs; mais alors les marchands auraient peine à trouver de l'argent; sans compter que la profession de commerçant étant la plus lucrative de toutes, elle peut, en conséquence, supporter des emprunts à un denier plus haut. Voici ce qu'il faut faire pour concilier et réunir tous les avantages, qu'il y ait, comme nous venons de le dire, deux taux; l'un, pour l'usure libre et permise à tous les sujets ou citoyens, sans exception; l'autre, pour l'usure permise seulement à certaines personnes et en certains lieux où il y a un grand commerce. Ainsi, que le taux de l'usure, généralement permise, soit réduit à cinq pour cent; que ce taux soit rendu public par un édit et une déclaration portant que les prêts, à cet intérêt, sont libres pour tout le monde. En conséquence, que le prince ou la république renonce à toute amende exigée de ceux qui se contenteront de ce léger bénéfice; par ce moyen, les emprunts seront plus faciles, et ce sera un grand soulagement pour les campagnes. Ce même règlement contribuera aussi beaucoup à hausser le prix, à augmenter la valeur relative des terres; car la rente des terres étant actuellement, en Angleterre, à six pour cent, elle excédera par conséquent le taux de l'intérêt fixé à cinq pour cent. L'effet de cette même disposition sera d'encourager l'industrie et tous les arts tendant à perfectionner les choses utiles. Car alors le plus grand nombre de ceux qui auront des fonds, aimeront mieux les employer de cette manière, afin d'en tirer un profit supérieur à ce taux de l'intérêt, surtout ceux qui sont accoutumés à de plus grands profits. De plus, qu'on permette à des personnes désignées de prêter de l'argent à des marchands connus, mais à un intérêt plus haut que celui qui est fixé pour le plus grand nombre; cependant que ce soit aux conditions suivantes : 1. que l'intérêt même pour le marchand soit un peu moins haut que celui qu'il payait auparavant. Moyennant cette double disposition, tous les emprunteurs, marchands ou autres, auront un soulagement; bien entendu que ces prêts ne se feront point par le moyen d'une banque ou tout autre fonds public; que chacun, au contraire, reste maître de son argent: non que je désapprouve entièrement ces banques, mais parce que le public y prend difficilement confiance. Que le prince ou la république exige quelque rétribution pour les permissions qu'on accordera, et que le surplus du bénéfice reste tout entier au prêteur. Si ce droit ne diminue que très peu son profit, il ne suffira pas pour le décourager. Car celui, par exemple, qui auparavant prêtait ordinairement à dix ou neuf' pour cent, se contentera de huit, plutôt que d'abandonner le métier, et de laisser des gains assurés pour des gains incertains. Le nombre de ceux auxquels on accordera la permission de prêter, ne doit pas être limité; mais on ne l'accordera qu'aux villes où le commerce fleurit. Moyennant cette restriction, des particuliers ne pourront abuser de leur permission pour prêter l'argent d'autrui au lieu du leur; et le taux de neuf pour cent, fixé pour les personnes qui auront des permissions particulières, n'empêchera pas les prêts au taux courant de cinq pour cent, vu que personne n'aime â envoyer son argent fort loin de sa résidence, ni à le mettre entre des mains inconnues. Si l'on m'objecte que ce que je viens de dire autorise, en quelque manière, l'usure qui, auparavant, n'était permise qu'en certains lieux, je réponds qu'il vaut beaucoup mieux permettre une usure ouverte et déclarée, que de souffrir tous les ravages que fait l'usure, lorsqu'elle est secrète, par la connivence de ceux qui la font, avec ceux qui en ont besoin, ou qui, obligés, par état, à la punir, la favorisent.