[0] DE LA SAGESSE DES ANCIENS. PRÉFACE DE L'AUTEUR. [1] Les événements de l'antiquité la plus reculée, à l'exception toutefois de ceux qui se trouvent consignés dans les Livres-Saints, ont été ensevelis dans l'oubli le plus profond. A ce silence que l'histoire garde sur les temps primitifs ont succédé les fables des poètes, et à ces fictions les histoires qui sont entre nos mains, en sorte que ces fables sont comme un voile tendu entre cette antiquité si reculée dont la mémoire est entièrement effacée et les temps ultérieurs dont l'histoire s'est conservée. La plupart de mes lecteurs sans doute s'imagineront que ce traité n'est qu'un pur jeu d'esprit et n'a pour objet que le simple amusement; qu'en expliquant ces fables je prends les mêmes licences que les poètes ont prises en les inventant, conjecture d'autant plus naturelle que si tels eussent été mon but et mon plan je n'aurais fait après tout qu'user de mes droits en mêlant quelquefois, par forme de distraction et de délassement, à des recherches plus difficiles, ces explications qui sont le fruit de mes méditations et de mes lectures. Je n'ignore pas non plus combien une telle matière est souple et ductile, ni combien il est facile, avec un peu d'adresse et de sagacité, de controuver des analogies imaginaires, et d'attribuer avec assez de vraisemblance, aux inventeurs de ces fictions, des idées qu'ils n'ont jamais eues. Enfin je sais que les interprétations de ce genre doivent être d'autant plus suspectes qu'on a dans tous les temps abusé des facilités qu'on trouvait à cet égard ; car un assez grand nombre d'écrivains ont détourné le sens de ces fables des poètes pour les appliquer à leurs propres inventions ou du moins à leurs propres opinions, auxquelles ils voulaient attacher cette vénération qu'inspirent naturellement les choses antiques, genre de prestige qui n'est particulier à aucun siècle et dont les anciens n'ont pas moins usé que les modernes. C'est ainsi, par exemple, que Chrysippe, abandonnant le rôle de philosophe pour jouer celui d'un interprète de songes, attribuait aux plus anciens poètes les opinions des stoïciens, et que les chimistes, abusés par une prévention encore plus ridicule, ont voulu appliquer ces jeux de l'imagination des poètes aux transformations des corps et aux expériences qu'ils faisaient à l'aide de leurs fourneaux. Nous connaissons, dis-je, tous ces abus, et nous pressentons toutes les objections auxquelles ils peuvent donner lieu, voyant assez combien d'esprits frivoles ou audacieux se sont donné carrière par rapport à ces allégories. Mais après avoir mûrement considéré et suffisamment pesé tous ces inconvénients, nous n'y voyons point du tout une raison pour changer de sentiment sur ce point ni pour abandonner notre dessein ; car en premier lieu la licence ou l'ineptie d'un petit nombre d'écrivains ne doit pas décréditer toutes les paraboles sans exception, ni rien ôter à l'honneur qui leur est dû en général. Les proscrire et les rejeter toutes indistinctement serait même une décision téméraire et une sorte d'impiété ; car la religion même aimant à couvrir du voile mystérieux de l'allégorie les augustes vérités qu'elle nous enseigne, vouloir déchirer ce voile serait vouloir mettre une sorte de prohibition et d'interdit sur le commerce que ces emblèmes établissent ou entretiennent entre les choses divines et les choses humaines; mais tenons-nous-en pour le moment à ce qui concerne la sagesse purement humaine. [2] J'avoue ingénument que je suis très disposé à croire que la plupart de ces fables des anciens poètes renfermaient dès l'origine un sens mystérieux et allégorique, soit que je me laisse subjuguer par cette vénération qu'inspire naturellement l'antiquité, soit parce qu'en approfondissant ces fictions je découvre quelquefois entre le sens qu'elles présentent naturellement et la texture même de la fable, ou les noms des êtres mis en action dans la fiction, une analogie si exacte, si sensible et si frappante qu'on ne peut disconvenir que les inventeurs n'aient eu en vue ce sens même et ne l'aient à dessein couvert du voile de l'allégorie; car il n'est point de mortel, quelque aveugle et dépourvu d'intelligence qu'on veuille le supposer, qui ne conçoive à la première vue que la fable où il est dit qu'après la défaite et la mort des géants la terre enfanta la renommée, qui fut ainsi en quelque manière leur soeur posthume, se rapporte à ces murmures et à ces bruits séditieux qui, après qu'une révolte a été assoupie et presque entièrement étouffée, se répandent et voltigent encore pendant quelque temps, ou qui, en lisant dans les poètes que le géant Typhon, ayant coupé les nerfs à Jupiter, les emporta, et qu'ensuite Mercure les ayant dérobés les rendit à ce dieu, ne reconnaisse aussitôt que cette fable représente allégoriquement ces violentes insurrections qui coupent aux rois les deux principaux nerfs, savoir, ceux de l'argent et de l'autorité, de manière toutefois qu'à l'aide de discours gracieux et populaires ou de sages édits ils recouvrent pour ainsi dire furtivement et en très peu de temps l'affection de leurs sujets et la force qui en dérive ; ou qui enfin, en lisant dans les auteurs fabuleux que dans cette expédition si mémorable des géants, l'âne de Silène, qui ne cessa de braire durant le combat, contribua beaucoup à la défaite de ces enfants de la terre, ne voie au premier coup d'oeil que cette fiction désigne ces immenses coalitions de rebelles qu'on voit le plus souvent dissipées par des nouvelles hasardées et de vains bruits qui répandent la terreur parmi eux. De même, qui ne voit aisément dans plusieurs de ces fictions l'analogie de certains noms avec les personnes ou les choses qu'ils désignent? Par exemple, le nom de Métis, l'une des épouses de Jupiter, signifie proprement le conseil, la prudence; celui de Typhon les gonflements, les soulèvements ou les insurrections; celui de Pan l'univers entier, le grand tout; celui de Némésis la vengeance, etc. On ne doit pas non plus être étonné de voir les poètes mêler quelquefois à leurs fictions des faits historiques, ou y faire d'autres additions pour rendre la narration plus agréable, ou confondre les temps, ou enfin transporter une partie de telle fable dans telle autre pour former du tout une nouvelle allégorie. Ces variations n'ébranlent point notre sentiment et sont d'autant moins étonnantes que les inventeurs de ces fables n'ont ni vécu dans les mêmes temps, ni visé aux mêmes buts, quelques-unes de ces fictions étant fort anciennes et les autres beaucoup plus modernes, les unes servant de voile à des principes ou à des systèmes de physique et les autres à des maximes de morale ou de politique. Ajoutez que dans quelques-unes de ces fables la narration est quelquefois si ridicule et si absurde que cette absurdité même démontre leur destination et leur sens allégorique; car lorsque la narration d'une fable n'a rien d'invraisemblable ni de choquant, on peut présumer qu'on ne l'a inventée que pour le simple amusement, et que dans cette vue on a tâché de donner au récit la vraisemblance historique. Mais lorsqu'on y voit des choses que personne ne se serait jamais avisé de raconter ni même d'imaginer, on peut en inférer qu'elles avaient une autre destination. De ce dernier genre est la suivante. Jupiter, disent les poètes, épousa Métis; sitôt qu'il la vit enceinte, il la dévora; il eut ensuite lui-même une sorte de grossesse, et, au terme ordinaire de l'accouchement, Pallas sortit de son cerveau toute armée. Il est clair qu'un conte si monstrueux, si extravagant et si éloigné de toutes les voies de la pensée humaine ne se serait pas présenté de lui-même à l'esprit mortel, pas même en songe. Une des considérations qui ont le plus contribué à confirmer notre sentiment sur ce point, c'est que la plupart des fables dont nous parlons n'étaient pas de l'invention des poètes qui les ont publiées ou rendues célèbres, tels que Homère, Hésiode, etc.; car s'il était bien prouvé que ces fictions appartenaient réellement aux poètes dont nous les tenons, une telle origine (autant que nous pouvons le présumer) ne nous annoncerait ni de grandes vues, ni un but fort élevé. Mais, pour peu qu'on les lise avec quelque attention, on reconnaitra aisément que ces poètes les rapportent comme ayant été adoptées et reçues dans des temps plus anciens, non comme nouvelles et comme étant de leur invention. De plus, des auteurs contemporains les uns des autres les rapportant de différentes manières, on doit en inférer que ce qu'elles ont de commun vient des temps plus anciens, et que leurs différences et leurs variations viennent des additions que les différents auteurs auront jugé à propos d'y faire pour les embellir et les rendre plus agréables; ce serait même cette dernière considération qui leur donnerait plus de prix à nos yeux, et qui nous déterminerait à les regarder, non comme des productions de ces poètes mêmes qui nous les ont transmises ni de leurs contemporains, mais comme d'augustes débris d'un siècle plus éclairé et comme une sorte de souffle léger qui, des traditions de quelques nations beaucoup plus anciennes, est venu pour ainsi dire tomber dans les trompettes et les flûtes des Grecs. [3] Cependant si quelqu'un s'obstinait encore à soutenir que le sens allégorique de ces fables y a été mis après coup et non dès l'origine, nous lui laisserons volontiers son opinion sur ce point, et nous l'abandonnons à cette sévérité de jugement qu'il affecte dans cette question; mais, pour peu qu'il provoque et mérite une réplique, nous lui livrerons un nouvel assaut en lui opposant une considération encore plus importante et plus frappante. Les paraboles, lui dirons-nous, ont été dans tous lee temps employées à deux usages de nature très différente, et ont même eu souvent deux destinations opposées; car ces allégories dont on revêt certaines vérités peuvent servir et servent en effet tantôt à les voiler, tantôt à les éclaircir. Mais, laissant pour le moment la première de ces deux destinations afin d'éviter toute discussion sur ce sujet, et en accordant même que les fables les plus anciennes n'étaient que des fictions vagues et sans objet, n'ayant pour but que le simple amusement, toujours est-il certain que les fictions inventées dans les temps ultérieurs ont eu la seconde de ces deux destinations, et il n'est point d'homme un peu éclairé qui ne les regarde comme une invention fort judicieuse, très solide, très utile aux sciences, et même d'une nécessité absolue pour remplir ce second objet dont nous venons de parler, je veux dire pour mettre à la portée des moindres esprits les vérités récemment découvertes, mais trop éloignées des opinions vulgaires, et les pensées trop abstraites. Aussi, dans ces premiers siècles, temps où les inventions et les déductions de la raison humaine, même celles qui aujourd'hui sont triviales et rebattues, étaient encore nouvelles et paraissaient étranges, tous les écrits et les discours étaient remplis de fables, d'apologues, de paraboles, d'énigmes, d'emblèmes, d'allégories et de similitudes de toute espèce. A cette époque, ce langage figuré n'était pas encore un moyen destiné à envelopper des vérités qui, bien qu'utiles, ont besoin d'être un peu voilées, mais une simple méthode d'enseignement; car alors les esprits, encore faibles et grossiers, repoussant toute pensée trop subtile ou trop abstraite, ne pouvaient encore saisir que les vérités sensibles. Comme l'invention des hiéroglyphes est plus ancienne que celle des lettres de l'alphabet, l'invention de ces paraboles a aussi précédé celle des arguments, et, même de nos jours, tout homme qui veut éclairer les esprits en ménageant leur faiblesse est encore obligé de suivre la même méthode et de recourir fréquemment aux similitudes. Ainsi, terminant ce préambule par une vérité importante, la sagesse des premiers siècles, dirons-nous, fut ou très grande ou très heureuse : très grande si les premiers sages inventèrent à dessein ces figures et ces allégories; très heureuse si, en visant à un autre but, ils eurent du moins le mérite de fournir une matière, une occasion et un moyen pour donner tant d'élévation et de dignité aux contemplations humaines. Quoi qu'il en soit, nous espérons que nos méditations sur ce sujet ne seront pas tout-à-fait inutiles, et que nous remplirons du moins l'un ou l'autre des deux objets indiqués; car, à l'aide de ces interprétations des antiques paraboles, nous répandrons quelque jour sur les obscurs écrits de quelques anciens ou sur les choses mêmes. Cependant, s'il nous est permis d'exposer notre sentiment sur ce point avec une liberté philosophique et sans témoigner de mépris pour ceux qui nous ont précédés dans cette carrière, nous ne craindrons pas de dire que les productions en ce genre publiées jusqu'ici se réduisent presqu'à rien; et quoique des écrivains très laborieux aient traité fort amplement cette matière, le genre même est tombé dans une sorte d'avilissement, parce que ces premières tentatives pour expliquer les fables les plus anciennes ont été faites par des hommes peu éclairés, dont la science s'élevait à peine au-dessus des lieux communs, et qui, n'ayant appliqué ces allégories qu'à des opinions vulgaires, ont manqué le vrai but et n'ont fait qu'effleurer cet important sujet. Pour nous, abandonnant aux écrivains dont nous venons de parler les faciles découvertes qu'ils ont pu faire en ce genre, nous tàcherons de pénétrer plus avant dans ces profondeurs de l'antiquité et de saisir ces vérités plus fécondes que les premiers sages couvrirent du voile mystérieux de la fable et de l'allégorie.