[7,3] CHAPITRE III. Division de la doctrine de la culture de l'âme en doctrine des différences caractéristiques des âmes, doctrine des affections et doctrine des remèdes ou des cures. Appendice de cette même doctrine, lequel a pour objet l'analogie du bien de l'âme avec le bien du corps. ACTUELLEMENT donc ayant parlé du fruit de vie (et ce mot, nous le prenons dans le sens philosophique), reste à traiter de cette culture qu'on doit à l'âme, partie sans laquelle la première n'est plus qu'une sorte d'image, de statue destituée de mouvement et de vie ; sentiment qu'Aristote appuie élégamment de son suffrage, lorsqu'il dit : "il faut donc parler de la vertu, dire ce qu'elle est et de quoi elle se compose. En effet, il serait inutile de la connaître, si d'ailleurs on ignorait par quelles voies, par quels moyens on peut l'acquérir. Car ce n'est pas assez de connaître, pour ainsi dire, le signalement de la vertu, il faut savoir de plus comment on peut l'approcher, attendu qu'ici nous avons un double but : d'abord celui de connaître la chose même; puis celui de nous en mettre en possession. Et c'est à quoi nous ne réussirons pas, si nous ne savons et de quoi et comment elle se compose". {Aristote, La grande Morale, I, 1, 4} Or, cette vérité, qu'il inculque en termes si formels et en y revenant à plusieurs fois, lui-même ensuite il la perd de vue. Ce que nous disons ici, nous rappelle ce mot de Cicéron au sujet de Caton d'Utique; mot qu'il regardait comme un éloge peu commun , disait-il , ce personnage a embrassé la philosophie, "non pour disputer comme tant d'autres, mais pour vivre conformément à ses préceptes". {Cicéron, Plaidoyer pour Muréna, XXX} Et, quoique, vu la mollesse de ce temps où nous vivons, il y ait peu de gens qui soient jaloux de cultiver leur âme, de la former, et de régler leur vie entière sur quelque principe fixe ; conduite qui, dans un autre temps, a fait dire à Sénèque : "chacun délibère assez sur les parties de la vie ; mais personne n'envisage la somme" : {Sénèque, Lettres à Lucilius, VIII, 71, 2} et qui pourrait porter à penser que cette partie est superflue ; néanmoins cette négligence des autres ne nous engagera point du tout à la laisser intacte, et nous conclurons plutôt par cet aphorisme d'Hippocrate: "lorsqu'un homme, atteint d'une maladie grave, ne sent point de douleurs, sachez que chez lui l'âme même est malade". {Hippocrate, Aphorismes, II, 6} Ces gens dont nous parlons auraient besoin de remèdes, non seulement pour guérir leur maladie, mais même pour éveiller en eux le sentiment. Que si l'on nous objectait que la cure des âmes est l'office de la théologie sacrée, c'est ce dont nous n'avons garde de disconvenir. Cependant qui empêche la théologie de recevoir à son service la philosophie morale, à titre de prudente domestique, de suivante fidèle, et toujours prête à lui obéir au moindre signe? En effet, le psaume dit que "l'oeil de la servante regarde continuellement aux mains de la maîtresse {Psaumes, CXXIII, 2}; quoiqu'il soit hors de doute qu'il est une infinité de choses qu'on abandonne à la prudence et aux soins de la servante. C'est ainsi que la morale doit obéir à la théologie, et être docile à ses préceptes; de manière pourtant que, sans sortir de ses propres limites, elle peut renfermer en elle-même bien des documents sains et utiles. Or, cette partie, quand son importance étant bien présente à notre esprit, nous voyons qu'on n'a pas encore pris la peine de la rédiger en un corps de doctrine, cette négligence excite en nous le plus grand étonnement. Ainsi, comme nous la classons parmi les choses à suppléer, nous allons, suivant notre coutume, en donner quelque légère esquisse. Avant tout, en ceci comme en tout ce qui regarde la pratique, il est bon de nous faire une idée juste et précise de nos moyens, et de bien distinguer ce qui est en notre pouvoir de ce qui ne dépend pas de nous; car, dans l'un, on peut faire des changements; mais dans l'autre, on ne peut que faire des applications. Le cultivateur ne peut rien sur la nature du sol, ni sur la température de l'air. Il en est de même du médecin; il ne peut rien sur le tempérament ou la constitution du malade, ni sur les divers accidents. Or, s'il s'agit de la culture de l'âme et de la cure de ses maladies, trois considérations se présentent à l'esprit; savoir : les différences caractéristiques des dispositions, les affections et les remèdes. De même que, dans le traitement des maladies du corps, on envisage trois points; savoir : la complexion ou la constitution du malade, la maladie et le traitement. De ces trois choses, la dernière seulement est en notre puissance , les deux autres ne dépendent pas de nous. Mais ces causes-là même qui ne dépendent pas de nous, ne doivent pas moins être le sujet de nos recherches, que ces autres causes qui sont en notre puissance ; car c'est la connaissance exacte et profonde des unes et des autres qui doit servir de base à la doctrine des remèdes. Elle sert à les appliquer avec plus de facilité et de succès. Un habit ne peut se bien mouler sur le corps, si l'on ne commence par prendre la mesure de celui à qui il est destiné. Ainsi la première partie de la doctrine de la culture de l'âme, aura pour objet les différences caractéristiques des naturels ou des dispositions. Cependant nous ne parlons pas ici de ces propensions si communes aux vertus et aux vices, ou même aux émotions et aux affections ; mais de penchants plus intimes et plus radicaux: or, au sujet de cette partie, ce qui est encore bien fait pour exciter notre étonnement, c'est que les écrivains, tant moralistes que politiques, l'aient si souvent traitée négligemment, ou tout-à-fait omise. Cependant rien n'est plus capable de répandre un grand jour sur ces deux sciences. Dans les traditions astrologiques, on a distingué avec assez de justesse les naturels et les dispositions des hommes, considérées comme effets de la prédominance des planètes; en observant que les uns sont naturellement faits pour la contemplation; les autres, pour les affaires; d'autres, pour la guerre; ceux-ci, pour briguer les emplois; ceux-là, pour l'amour; d'autres encore, pour les arts; d'autres enfin, pour un genre de vie très varié. De même chez les poètes (héroïques, satyriques, tragiques, comiques) l'on rencontre çà et là des simulacres de caractères, mais le plus souvent exagérés et excédant de beaucoup la réalité. Disons plus: ce sujet-là même des divers caractères des âmes, est un de ceux sur lesquels les entretiens ordinaires (ce qui est fort rare et arrive pourtant quelquefois) sont plus savants que les livres mêmes. Mais les meilleurs matériaux d'un pareil traité doivent être tirés des plus sages historiens; et je ne dis pas seulement de ces panégyriques qu'on est dans l'usage de prononcer au décès de tel ou tel personnage illustre, mais bien plutôt du corps même de l'histoire, dans tous les cas où un personnage de cette sorte monte sur la scène. Car ces portraits ainsi entrelacés avec les faits, nous paraissent être des descriptions préférables à celles qu'on peut tirer d'un éloge ou d'une critique formelle. C'est ainsi qu'on trouve dans Tite-Live, les portraits de Scipion l'africain et de Caton l'ancien; dans Tacite, ceux de Tibère, de Claude et de Néron; dans Hérodien, celui de Septime Sévère; dans Philippe de Comines, celui de Louis XI, roi de France; dans François Guichardin, ceux de Ferdinand, roi d'Espagne, de l'empereur Maximilien et des papes Léon et Clément. Ces écrivains ayant, pour ainsi dire, les yeux perpétuellement fixés sur l'effigie des personnages qu'ils se proposent de peindre, ne font presque jamais mention de leurs actions publiques, sans y mêler quelque trait sur leur naturel. On trouve aussi, dans certaines relations des conclaves, qui nous sont tombées dans les mains, des traits qui peignent assez bien les caractères des cardinaux. Il en faut dire autant des observations qu'on trouve dans les lettres des ambassadeurs, sur les conseillers des princes. Ainsi, de tous ces matériaux dont nous venons de parler, matériaux féconds sans contredit et très abondants, faites un traité bien plein et bien soigné. Or, nous ne voulons pas que ces caractères qui doivent faire partie de la morale, soient des portraits achevés, comme ceux que l'on trouve dans les historiens ou les poètes, ou dans les entretiens ordinaires ; mais qu'on donne seulement les lignes de ces portraits, leurs contours les plus simples; lignes qui, mêlées et combinées ensemble, constituent la totalité de chaque effigie : qu'on nous dise d'abord quelles sont ces lignes, en déterminant aussi leur nombre, puis comment elles sont liées et subordonnées les unes aux autres; afin qu'on puisse faire une savante et exacte anatomie des naturels et des âmes; que ce qu'il y a de plus secret et de plus caché dans les dispositions des hommes, soit mis dans le plus grand jour, et que de cette connaissance l'on puisse tirer de meilleurs préceptes pour la cure des âmes. Or, ce ne sont pas seulement ces caractères que la nature a empreints, qui doivent trouver place dans un traité de cette espèce; mais de plus ceux qu'ont tracés dans l'âme différentes causes, telles que le sexe , l'âge, la patrie, la société, la forme, et autres semblables; et de plus ceux qu'y a gravés la fortune; par exemple , celle des princes, des nobles et des roturiers, des riches et des pauvres, des magistrats et des hommes privés, des gens heureux ou malheureux, et autres semblables. Car nous voyons que Plaute regarde comme un prodige un vieillard capable de bienfaisance : ce vieillard, dit-il, a toute la bienfaisance d'un jeune homme. {Plaute, Le soldat fanfaron, III, 1, 634} Saint Paul recommande de soumettre les Crétois à une discipline sévère, "Réprimandez-les durement, dit-il, accusant le génie de cette nation, d'après ces paroles du poète : "Crétois , menteurs perpétuels, méchantes bêtes, ventres paresseux". {Saint Paul, Lettre à Titus, I, 12} Salluste observe aussi, par rapport au naturel des rois, que chez eux rien n'est plus ordinaire que de souhaiter les contradictoires. "Le plus souvent", dit-il, "les volontés des rois ne sont pas moins variables que violentes, et souvent elles sont contraires à elles-mêmes". {Salluste, Guerre de Jugurtha, CXIII} Tacite observe aussi que l'effet des honneurs et des dignités est plus souvent de détériorer les caractères, que de les améliorer. "Vespasien", dit-il, "fut le seul qui changea en mieux". {Tacite, Histoires, I, 50} Pindare fait aussi cette remarque, qu'une fortune trop favorable et une prospérité soudaine énerve la plupart des âmes et les dissout. "Il est", dit-il, "des hommes qui ne peuvent digérer une grande prospérité". {Pindare, Les Olympiques, I, 88} Le Psalmiste nous fait entendre qu'il est plus facile de se modérer et de se régler dans l'état permanent, que dans l'accroissement de sa fortune : "si les richesses affluent, garde-toi d'y attacher ton coeur". {Psaumes, LXII, 10} Je ne disconviendrai pas qu'Aristote n'ait fait, en passant, quelques observations semblables, et qu'on n'en trouve aussi çà et là de telles dans quelques autres écrivains. Mais elles n'ont pas encore été incorporées dans la philosophie morale, à laquelle elles sont propres, et n'appartiennent pas moins, que des observations sur les différentes espèces de sols et de glèbes n'appartiennent à l'agriculture, et que n'appartient à la médecine un traité sur les différentes complexions et habitudes des corps. Or , ce qu'on n'a pas encore fait en ce genre, il faut enfin se résoudre à le faire, si nous ne voulons prendre pour exemple la témérité des empiriques, qui usent des mêmes remèdes pour toutes sortes de malades, de quelque constitution qu'ils puissent être. Après la doctrine des caractères, suit celle des affections et des émotions, qui sont comme tes maladies de l'âme, ainsi que nous l'avons déjà dit. En effet, de même que les politiques anciens avaient coutume de dire, au sujet des démocraties, que le peuple était semblable à la mer, et les orateurs aux vents: car, de même que la mer serait tranquille et paisible par elle-même, si les vents ne l'agitaient et n'en bouleversaient la surface ; de même aussi le peuple de lui-même serait paisible et maniable, si des orateurs séditieux ne lui donnaient l'impulsion et ne soulevaient ses passions. {Cicéron, Plaidoyer pour Cluentius, XLIX, 138} C'est dans le même esprit qu'on peut assurer que l'âme humaine serait calme et d'accord avec elle-même, si les affections, semblables aux vents, n'y excitaient des tempêtes et n'y bouleversaient tout. C'est encore ici que nous avons lieu d'être étonnés qu'Aristote, qui a écrit tant de livres sur la morale, n'y ait pas traité des affections, qui en sont le principal membre, et leur ait donné place dans sa rhétorique, où elles n'interviennent qu'à titre d'accessoires, c'est-à-dire, en tant qu'on peut, à l'aide du discours, les exciter et les émouvoir. Ses dissertations sur la volupté et la douleur, ne remplissent point du tout l'objet d'un pareil traité; pas plus qu'un homme qui écrirait sur la lumière et la substance lumineuse, ne serait censé avoir écrit sur la nature des couleurs particulières. Car le plaisir et la douleur sont aux affections particulières, ce que la lumière est aux couleurs. J'aime mieux le travail des Stoïciens sur ce sujet, autant du moins qu'on en peut juger par ce qui nous reste d'eux ; travail pourtant qui consiste plutôt clans certaines définitions subtiles, que dans un traité bien complet et avec des développements suffisants. Je trouve aussi quelques petits ouvrages assez élégants sur telle ou telle affection, comme la colère, la mauvaise honte et un très petit nombre d'autres. Mais s'il faut dire ce que nous pensons sur ce point, les véritables maîtres en cette science, ce sont les historiens et les poètes; eux seuls, en nous donnant une sorte de peinture vive et d'anatomie, nous enseignent comment on peut d'abord exciter et allumer les passions, puis les modérer et les assoupir; comment aussi l'on peut les contenir, les réprimer, empêcher qu'elles ne se produisent au dehors par des actes : comment encore, malgré les efforts qu'on fait pour les comprimer et les tenir cachées, elles se décèlent et se trahissent : quels actes elles enfantent : à quelles variations elles sont sujettes : comment elles se mêlent et se compliquent : comment elles ferraillent, pour ainsi dire, les unes contre les autres et se combattent, et une infinité d'autres choses de cette espèce. Mais de toutes les questions qui se rapportent à ce sujet, celle dont la solution est du plus grand usage en morale et en politique, c'est celle-ci : comment l'on peut régler une affection par une autre affection, et employer l'une pour subjuguer l'autre? à peu près comme les chasseurs se servent de certains animaux terrestres pour en prendre d'autres; et les oiseleurs, de certains oiseaux pour prendre d'autres oiseaux : ce que l'homme, par lui-même et sans le secours des brutes, serait peut-être hors d'état de faire. De plus, c'est sur ce fondement que s'appuie ce double et excellent moyen, qui est d'un continuel usage en politique. Je veux parler de la récompense et de la peine, qui sont comme les deux colonnes des républiques; ces deux affections prédominantes, l'espérance et la crainte, qui s'y rapportent, ayant le pouvoir de réprimer et d'étouffer toutes celles d'entre les autres affections qui pourraient être nuisibles. C'est ainsi que, dans le gouvernement des états, une faction peut servir à maintenir dans le devoir une autre faction; et il en est de même du régime intérieur de l'âme. Nous voici arrivés à ces causes qui sont en notre pouvoir, et qui agissent sur l'âme, qui affectent l'appétit et la volonté, et qui la tournent à leur fantaisie. Sur quoi les philosophes auraient dû ne négliger aucune recherche, pour connaître les forces et l'énergie de la coutume, de l'exercice, de l'habitude, de l'éducation, de l'imitation, de l'émulation, de la fréquentation, de l'amitié, de la louange, du blâme, de l'exhortation, de la réputation, des lois, des livres et des études, et d'autres causes semblables, si toutefois il en est d'autres. Car voilà ce qui règne en morale : ce sont ces agents-là qui travaillent l'âme et lui donnent toutes sortes de dispositions. C'est de ces mêmes ingrédients que se composent les remèdes qui contribuent à conserver ou à rétablir la santé de l'âme, autant qu'on peut obtenir cet effet par les remèdes humains. Dans le nombre, nous en choisirons un ou deux sur lesquels nous nous arrêterons un peu, et qui serviront d'exemples pour les autres. Nous dirons donc un mot de la coutume et de l'habitude. Aristote a avancé une opinion qui nous paraît avoir je ne sais quoi d'étroit et de superficiel : il prétend que l'habitude ne peut rien sur cette sorte d'actions que l'on qualifie de naturelles; et pour en donner des exemples, il ajoute "qu'on a beau jeter une pierre en haut mille fois de suite, elle n'en acquiert pas plus de tendance à monter d'elle-même; que nous avons beau voir et entendre à chaque instant, nous n'en voyons et n'en entendons pas mieux". {Aristote, Éthique à Nicomaque, II, 1} Car, quoique cette loi soit en effet observée dans quelques sujets où la nature est plus limitée (exception dont ce n'est pas ici le lieu de rendre raison), il en est tout autrement de ceux où la nature est, dans une certaine latitude, susceptible d'augmentation et de diminution. Il a pu s'assurer, par sa propre expérience, qu'un gant un peu trop étroit, à force d'être mis, devient plus aisé; qu'un bâton longtemps fléchi en sens contraire de son pli naturel, demeure peu après dans l'état où on l'a mis ; que, par l'exercice, la voix devient plus forte et plus sonore; que l'habitude rend capable d'endurer le froid et le chaud; et il est une infinité d'exemples de cette espèce. Mais les deux derniers reviennent mieux à la question, que ceux qu'il a allégués. Quoi qu'il en soit, plus il eût été vrai que les vices, ainsi que les vertus, ne consistent que dans l'habitude, plus il eût dû prendre à tâche de prescrire les règles à suivre pour acquérir ou perdre de telles habitudes; car on pourrait composer de très bons préceptes pour régler les exercices tant de l'âme que du corps. Nous allons en exposer quelques-uns. Le premier est de se garder, en commençant, des tâches trop difficiles, ou trop mesquines. Car, si vous imposez à un esprit médiocre un fardeau trop pesant, vous éteindrez en lui l'espérance et l'ardeur qu'elle inspire. Que, s'il s'agit d'un esprit plein de confiance en ses propres forces, vous ferez aussi qu'il présumera trop de lui-même, et qu'il se promettra de soi plus qu'il ne peut faire ; ce qui entraîne avec soi la négligence. L'effet de cette méthode sur ces deux sortes d'esprit, sera de tromper leur attente; ce qui humilie et décourage. Que si la tâche est trop légère, alors vous aurez un grand déchet dans la somme de la progression. Le second sera que, lorsqu'il s'agit d'exercer quelque faculté dont on veut acquérir l'habitude, il faut observer deux espèces de temps; savoir : celui où l'on est le mieux disposé pour le genre dont on veut s'occuper, et celui où on l'est le plus mal possible, afin de profiter du premier pour faire beaucoup de chemin, et de l'autre, pour employer toute la vigueur de son esprit à lever les obstacles et les difficultés ; et afin que les temps moyens coulent plus aisément et plus paisiblement. Nous poserons pour troisième précepte, celui dont Aristote dit un mot en passant; savoir : qu'il faut, de toutes ses forces, en-deçà toutefois de ce degré extrême qui est vicieux, se porter du côté opposé à celui vers lequel la nature nous pousse le plus, à peu près comme l'on fait en ramant en sens contraire du courant, ou en pliant un bâton du côté opposé à celui où il est fléchi, afin de le redresser. {Cfr. Aristote, Éthique à Nicomaque, II, 9} Le quatrième précepte dépend de cet axiome incontestable : que l'âme humaine se porte, avec plus de plaisir et de succès, vers quelque but que ce soit, lorsque ce à quoi nous tendons n'étant pas notre objet principal, mais seulement accessoire, nous nous en occupons comme en faisant autre chose; vu que l'âme humaine hait toute nécessité trop impérieuse, tout commandement trop absolu. Il est une infinité d'autres choses qu'on pourrait prescrire utilement sur l'art de gouverner l'habitude : car si l'on use d'une certaine prudence et d'une certaine adresse en contractant une habitude, c'est alors véritablement que (comme on le dit communément), elle devient une seconde nature. Mais, si l'on s'y prend gauchement, et si l'on marche au hasard, l'habitude ne sera plus que le singe de la nature; et au lieu d'en être la fidèle imitation, elle n'en sera qu'une copie maladroite et grimaçante. De même, si nous voulions parler des livres et des études, de leur influence et de leur pouvoir sur les mœurs, n'aurions-nous pas sous notre main une infinité de préceptes et de conseils utiles tendant à ce but? Un des saints personnages, dans son indignation, n'appelait-il pas la poésie "le vin des démons"; vu qu'en effet elle excite une infinité de tentations, de désirs désordonnés et de vaines opinions ? N'est-ce pas encore un mot bien judicieux et bien digne d'attention, que cette sentence d'Aristote? "Les jeunes gens n'ont point d'aptitude pour la morale, et sont de mauvais disciples en ce genre" {Aristote, Éthique à Nicomaque, I, 3}; parce que, chez eux, l'effervescence des passions n'est pas encore calmée et assoupie par l'âge et l'expérience; et, s'il faut dire ce que nous pensons sur ce sujet, ne serait-ce pas par cette raison même que les plus excellents livres et les plus éloquents discours des anciens, qui invitent si puissamment les hommes à la vertu, en présentant aux yeux de tous sa majestueuse et auguste image, et en livrant au ridicule ces opinions populaires qui insultent à la vertu sous le personnage de parasites; que ces livres, dis-je, et ces discours sont de si peu d'effet pour multiplier les gens de bien et réformer les mauvaises moeurs; par cette même raison, que s'il est quelqu'un qui prenne la peine de les lire et de les méditer, ce ne sont point du tout des hommes dont le jugement soit mûri par l'âge, mais des enfants et des novices auxquels on les abandonne. N'est-il pas également vrai que les jeunes gens ont encore moins d'aptitude pour la politique que pour la morale, avant d'être parfaitement imbus de la religion et de la doctrine des moeurs et des devoirs ? car, sans ces études préliminaires, leur jugement étant dépravé et corrompu d'avance, ils pourraient tomber dans cette opinion : qu'il n'est point de vraie moralité dans les choses humaines, et qu'il faut tout mesurer d'après l'utilité ou le succès, comme le dit certain poète : "Et c'est le crime heureux qu'on appelle vertu"; {Sénèque, Hercule furieux, v. 251} et il ajoute: "Et pour prix d'un forfait qui fût au fond le même, L'un obtint une croix, et l'autre un diadème". {Juvénal, Satires, XIII, v. 104} Il est vrai que les poètes ne parlent ainsi que par indignation et sur le ton de la satyre. Mais il est tel livre de politique où l'on a avancé cela sérieusement, positivement. Car c'est ainsi qu'il plaît à Machiavel de s'exprimer : "si César eût été vaincu, il eût été plus odieux que Catilina". {Machiavel, Discours sur la première décade de Tite-Live, I, 10} Sans doute, comme s'il n'y eût eu d'autre différence que le succès entre je ne sais quelle furie pétrie de sang et de libertinage, et une âme élevée, un personnage qui, de tous les hommes formés par la nature, eût, sans contredit (s'il eût été un peu moins ambitieux), le plus justement mérité notre admiration. Nous voyons, par cet exemple même, combien il importe que les hommes s'abreuvent à longs traits de doctrines morales et religieuses, avant de goûter de la politique; car nous voyons que ceux qui ont été nourris dans les cours des princes , et formés aux affaires dès leur plus tendre enfance, n'acquièrent jamais une probité bien sincère et bien intime, et beaucoup moins encore l'acquerraient-ils, si les maximes des livres s'accordaient avec les principes reçus dans une telle éducation. De plus, n'y aurait-il pas quelques précautions à prendre par rapport à ces maximes mêmes, ou du moins relativement à quelques-unes ? de peur qu'elles ne rendissent les hommes opiniâtres, arrogants et insociables : ce qui nous rappelle à ce que Cicéron disait de Caton d'Utique : "ces grandes qualités que nous voyons en lui, ces qualités vraiment divines qui le distinguent, sachez qu'elles lui appartiennent, qu'elles lui sont propres : quant à ces légers défauts que nous y apercevons, ce n'est pas de la nature qu'il les tient, mais de ses maîtres". {Cicéron, Plaidoyer pour Muréna, XXIX} Il est une infinité d'autres principes relatifs à l'influence des livres et des études sur les moeurs; car rien de plus vrai que ce mot d'un certain auteur : "les études passent dans les moeurs"; ce qu'il faut dire aussi de beaucoup d'autres causes, telles que les sociétés, la réputation, les lois de la patrie, causes dont nous venons de faire l'énumération. Au reste, il est une certaine culture de l'âme qui exige encore plus de soins et de peines. Elle s'appuie sur ce fondement : que les âmes des mortels se trouvent, en certains temps, dans un état de plus grande perfection; et en d'autres temps, dans un état de plus grande dépravation. Ainsi l'objet et la règle de cette culture est de tâcher d'entretenir ces bons moments et d'effacer les mauvais, de les rayer, pour ainsi dire, du calendrier. Or, la fixation des bons moments peut être opérée de deux manières: par des vœux durables, ou du moins par de constantes résolutions, et par des observances, des exercices, qui n'ont pas tant de valeur en eux-mêmes, qu'en ce qu'ils maintiennent l'âme perpétuellement dans le devoir et l'obéissance. On peut aussi effacer les mauvais moments par deux espèces de moyens; savoir: en rachetant ou expiant le passé, et en se faisant un nouveau plan de vie, et recommençant, pour ainsi dire, à vivre. Mais cette partie semble appartenir proprement à la religion; et c'est ce qui ne doit nullement étonner, vu que la philosophie morale, pure et véritable, comme nous l'avons déja dit, ne fait, à l'égard de la théologie, que le simple office de servante. Ainsi nous terminerons cette partie de la culture de l'âme par ce remède, qui non seulement est le plus sommaire et le plus abrégé, mais qui est aussi le plus noble et le plus puissant pour former l'âme à la vertu, et la placer dans l'état le plus voisin de la perfection; ce remède est que les fins que nous choisissons et nous proposons pour diriger nos actions et notre vie entière, soient droites, honnêtes et conformes à la vertu : fins qui pourtant doivent être de telle nature, que nous trouvions en nous-mêmes, à certaine mesure, la faculté d'y atteindre. Car si nous supposons une fois ces deux choses : l'une, que les fins de nos actions soient bonnes et honnêtes; l'autre, que le décret de l'âme, pour y atteindre et s'en saisir, soit fixe et immuable; dés lors c'est une conséquence nécessaire, que l'âme aille se perfectionnant de plus en plus, et se façonne, d'un seul coup, à toutes les vertus. Et telle est véritablement l'opération qui retrace les oeuvres de la nature; au lieu que ces autres dont nous parlions, semblent n'être que des oeuvres de la main humaine. Car de même qu'un sculpteur, lorsqu'il fait une statue, ne figure que la partie dont il est actuellement occupé, et non les autres: par exemple, s'il figure la face, le reste du corps demeure informe et grossier, jusqu'à ce qu'il en soit là : au contraire, la nature, lorsqu'elle forme une fleur, ou un animal, figure toutes les parties à la fois; et, d'un seul coup, ébauche le tout. C'est ainsi que, lorsqu'on s'efforce d'acquérir la vertu par la seule habitude, tandis qu'on s'occupe de la tempérance, on fait peu de progrès dans la force; mais, si une fois l'on s'est consacré, dévoué à des fins droites et honnêtes, quelle que soit la vertu que ces fins imposent, commandent à notre âme, nous nous trouverons déjà tout imbus et disposés d'avance, par une certaine aptitude et un commencement d'inclination, à l'acquérir et à la produire au dehors. Et c'est peut etre là cet état de l'âme dont Aristote nous donne une si haute idée; car telles sont ses expressions : "Or, à l'inhumanité il convient d'opposer cette vertu qui est au-dessus de l'humanité, et qu'on peut qualifier d'héroïque, ou plutôt de divine"; et peu après: "car la brute n'est susceptible ni de vice ni de vertu, et il en faut dire autant de la divinité. Mais ce dernier état est quelque chose de plus élevé que la vertu; l'autre n'est tout au plus que l'absence des vices" {Aristote, Éthique à Nicomaque, VII, 1} : certes, Pline second, en usant de cette licence propre à la pompeuse éloquence des païens, présente la vertu de Trajan, non comme une imitation, mais comme un modèle de la vertu divine, lorsqu'il dit : "que les mortels ne devaient plus adresser aux Dieux d'autre prière que celle-ci : qu'ils daignassent se montrer aussi propices et aussi favorables aux mortels, que Trajan l'avait été". {Cfr. Pline, Panégyrique de Trajan, ch. 74} De telles expressions se sentent trop de cette profane jactance des païens, qui, trompés par de certaines ombres plus grandes que les corps, s'efforçaient vainement de les embrasser. Mais ce qui leur échappait, la vraie religion, la sainte foi du christianisme le saisit, en imprimant dans les âmes la charité ; et c'est qu'on la qualifie de lien de perfection ; car c'est elle qui lie entre elles toutes les vertus, et n'en forme qu'un seul corps. Rien de plus élégant que ce que dit Ménandre de l'amour sensuel, qui n'est qu'une mauvaise imitation de l'amour divin. "L'amour", dit-il, "est un bien plus grand maître, dans la vie humaine, que le sophiste Gauche" : paroles par lesquelles il fait entendre que l'amour sait bien mieux donner aux moeurs et aux manières, une certaine élégance, qu'un sophiste, qu'un précepteur inepte, qu'il désigne par ce nom de Gauche; car, avec tout l'appareil de ses lourds préceptes et de ses règles laborieuses, il ne saura jamais façonner un homme avec autant de facilité et de dextérité, et le mettre en état de connaître son propre prix, et de se porter, en toute occasion, avec autant de grâce que de décence; je dis que ce sophiste ne donnera jamais de telles leçons, aussi bien que l'amour le saura faire. C'est ainsi, sans contredit, que l'âme de tel homme que ce puisse être, dès qu'elle brûle du feu de la vraie charité, s'élève â un plus haut degré de perfection, que par tout l'appareil de la morale, qui, comparée à cet autre maître, n'est qu'une sorte de sophiste. Disons plus : de même que Xénophon a si judicieusement observé que les autres affections, bien qu'elles élèvent l'âme, ne laissent pas de la fatiguer et de la désaccorder par leur ivresse et leurs excès ; mais que le seul amour peut tout à la fois la dilater et la mettre d'accord : c'est ainsi que toutes ces autres facultés humaines qui font l'objet de notre admiration, tout en nous donnant une certaine élévation, ne laissent pas d'être sujettes à l'excès; mais la charité n'est point susceptible d'excès. Les anges, en aspirant à une puissance égale à celle de la divinité, prévariquèrent et déchurent : "je m'élèverai et serai semblable au Très-Haut". L'homme, en aspirant à une science égale à celle de Dieu, prévariqua et déchut aussi : "vous serez semblables à des Dieux, connaissant le bien et le mal": mais en aspirant à devenir semblable à Dieu par la bonté et la charité, jamais ange ni homme ne fut ni ne sera en danger. Je dirai plus : c'est à cette imitation-là même qu'on nous invite : "aimez vos ennemis; faites du bien à ceux qui vous haïssent, et priez pour ceux qui vous persécutent et vous calomnient", afin d'être vraiment enfants de ce "père qui est dans les cieux, qui fait luire son soleil sur les bons et les méchants" : et "qui pleut indistinctement sur le juste et l'injuste" {Mathieu, V, 44}. Disons encore plus, dans l'archétype même de la nature divine, le paganisme plaçait ainsi les mots suivants ("optimus, maximus") très bon, très grand ) ; or, l'écriture sainte prononce que "sa miséricorde est au-dessus de toutes ses oeuvres". {Psaumes, CXLV, 9} Nous voici donc arrivés à la fin de cette partie de la morale qui traite de la géorgique de l'âme. En quoi, si, à la vue des différentes parties de cette science que nous avons touchées, quelqu'un s'imaginait que tout notre travail consiste à réunir en un corps de doctrine et à réduire en art ce que d'autres ont omis, le regardant comme trop connu, trop familier, comme assez clair et assez évident par soi-même, il peut librement user de son jugement. Cependant qu'il se souvienne de cet avertissement que nous avons donné au commencement, que ce que nous cherchons en tout, ce n'est pas le beau, mais l'utile et le vrai. Qu'il se rappelle aussi un moment cette antique parabole des deux portes du sommeil. "Le sommeil a deux portes, dont l'une, dit-on, est de corne : c'est par celle-ci que les songes véritables s'ouvrent un facile passage; l'autre est toute éclatante d'ivoire, et c'est par celle-là que les mânes envoient vers les cieux des songes trompeurs". La porte d'ivoire est sans doute d'une magnificence très propre pour fixer les regards; mais c'est par la porte de corne que passent les songes véritables. {Virgile, L'Énéide, VI, v. 893-896} Par forme de supplément à cette doctrine morale, nous pouvons ajouter cette observation : qu'il est une certaine relation, une certaine analogie entre le bien de l'âme et le bien du corps. Car, de même que le bien du corps, comme nous l'avons dit, consiste dans la santé, la beauté, la vigueur et la volupté; de même, si nous envisageons le bien de l'âme d'après les principes de la morale, nous verrons clairement qu'il tend à ce quadruple but; à rendre l'âme saine et exempte de troubles; belle et parée de véritables grâces; forte et agile, pour exécuter toutes les fonctions de la vie; enfin sensible et non stupide; en un mot, conservant un vif sentiment de la vraie volupté, et capable de jouissances honnêtes. Or, ces quatre sortes d'avantages, qui se trouvent si rarement réunis dans le corps, se trouvent tout aussi rarement ensemble dans l'âme. Car vous verrez assez de gens distingués par la vigueur de leur génie et par la force de leur âme, qui ne laissent pas d'être infestés par des agitations, et dont les moeurs manquent jusqu'à un certain point de grâce et d'élégance : d'autres qui n'ont que trop de cette grâce et de cette élégance, mais qui n'ont point assez de probité pour vouloir bien faire, ou assez de force pour le pouvoir : d'autres encore doués d'une âme honnête et purifiée de toute souillure de vice, mais qui ne savent ni se faire honneur a eux-mêmes, ni être utiles à la république ; d'autres enfin qui sont peut-être en possession de ces trois espèces d'avantages; mais qui, par une certaine austérité stoïque, ou par une sorte de stupidité, font assez d'actes de vertus, mais ne savent point goûter ces douces jouissances qui en doivent être le fruit. Que si parfois, de ces quatre avantages, deux ou trois concourent dans un seul et même individu, rarement, très rarement, comme nous l'avons dit, ils s'y trouvent tous ensemble. Nous avons désormais traité ce principal membre de la philosophie humaine, qui envisage l'homme en tant qu'il est composé de corps et d'âme, mais cependant comme isolé, et non encore réuni en société.