[7,2] CHAPITRE II. Division du bien individuel ou personnel, en bien actif et bien passif. Division du bien passif en bien conservatif et bien perfectif. Division du bien de communauté en offices généraux et offices respectifs. Revenons donc au bien individuel ou personnel, et suivons ses divisions. Nous le diviserons en bien actif et bien passif. En effet, cette différence de bien fort analogue, cette distinction que faisaient les Romains dans leurs affaires domestiques (je veux parler de ce qu'ils appelaient promus et condus (le maître d'hôtel et l'intendant); cette différence, dis-je, se trouve empreinte dans toute la nature des choses ; mais où elle se manifeste le plus sensiblement, c'est dans ce double appétit des choses créées ; l'un, en vertu duquel elles tendent à se conserver et à se garantir; l'autre, par lequel elles tendent à se propager et à se multiplier. Or, ce dernier, qui est, l'actif, et qui répond au promus, paraît le plus noble et le plus puissant; et le premier, qui est le passif, et qui répond au condus, doit être regardé comme inférieur. En effet, dans l'immensité des choses, c'est la nature céleste qui est l'agent, et la nature terrestre qui est le patient. Nous voyons aussi que dans les voluptés des animaux, le plaisir de la génération est plus vif que celui de la nutrition. De plus, les oracles divins prononcent "qu'il est plus doux de donner que de recevoir". Ajoutez que dans la vie ordinaire il n'est point d'homme d'un caractère si mou et si efféminé, qui ne soit infiniment plus charmé d'achever une entreprise qu'il avait à coeur, et de la conduire à sa fin, que de goûter quelque plaisir sensuel, ou quelque volupté que ce puisse être. Or, on aura une bien plus haute idée de la prééminence du bien actif, pour peu qu'envisageant la condition humaine, l'on considère qu'elle est mortelle et exposée aux coups de la fortune. Car, si les voluptés humaines étaient susceptibles de certitude et de perpétuité, nul doute que cet avantage n'y ajoutât beaucoup de prix, à cause de la durée et de la sécurité des jouissances qui en serait l'effet. Mais il n'en est rien; et comme ce qui en est, paraît revenir à ceci, nous croyons que "mourir plus tard, c'est gagner beaucoup". {Sénèque, Questions naturelles, II, 59, 7} "Ne te vante pas par rapport au lendemain; car tu ne sais pas ce qu'enfantera la journée". Il n'est nullement étonnant que nous nous portions de toutes nos forces vers ces objets qui n'ont rien à craindre des ravages du temps. Or, quelles choses pouvaient avoir cet avantage, sinon nos propres oeuvres, comme il est dit : leurs oeuvres leur survivent. Il est une autre prééminence du bien actif, qui n'est pas de petite considération, prééminence qui est produite et appuyée par cette affection inhérente à la nature humaine, et qui en est comme la compagne inséparable : je veux dire, l'amour de la nouveauté et de la variété. Cet amour, dans les voluptés sensuelles (lesquelles font la plus grande partie du bien passif), n'a pas une fort grande latitude, et se trouve renfermé dans des limites fort étroites. "Considère combien il y a de temps que tu fais et refais les mêmes choses; repas, sommeil, jeu, voilà le cercle où tu roules : vouloir mourir, il n'est pas besoin de courage, de grands malheurs, ni de sagesse, pour avoir cette volonté; c'est assez du dégoût". {Sénèque, Lettres à Lucilius, IX, 77, 6} Mais dans les actions de notre vie, dans nos projets, dans nos prétentions, règne une étonnante variété; et cette variété, l'on y trouve un plaisir infini, tandis qu'on va ébauchant son ouvrage, le continuant, se reposant de temps à autres, reculant, pour ainsi dire, pour mieux prendre son élan, approchant du terme; enfin, touchant au but, et autres choses semblables. En sorte qu'on a grande raison de dire que "la vie d'un homme sans but, est livrée à la langueur et à l'incertitude"; {Sénèque, Lettres à Lucilius, XIV, 95, 46} et c'est ce qui s'applique tout à la fois aux sages et aux fous, comme le dit Salomon: "l'écervelé tâche de se donner des désirs, et se mêle de tout". {Cfr. Prov. XVIII, 1} De plus, nous voyons que les monarques les plus puissants, qui n'avaient besoin que d'un signe pour appeler tout ce qui flatte les sens, avaient soin pourtant de se ménager de temps en temps certaines petites jouissances frivoles, et au-dessous d'eux. C'était ainsi que Néron se plaisait à jouer de la guitare; Commode, à faire le gladiateur; Antonin, à conduire un char; et que d'autres avaient d'autres goûts semblables : jouissances pourtant qu'ils préféraient à toute l'affluence des voluptés sensuelles qui étaient à leurs ordres, tant il est vrai que l'action procure des plaisirs plus vifs qu'une jouissance purement passive. Au reste, ce qu'il faut observer avec un peu plus d'attention, c'est que le bien actif individuel diffère totalement du bien de communauté; car, quoique ce bien actif individuel enfante quelquefois des oeuvres de bienfaisance, lesquelles tiennent des vertus de communauté; néanmoins il y a entre l'un et l'autre cette différence, que, si les hommes attachent tant de prix aux oeuvres qui sont le produit du premier, ce n'est pas en tant qu'elles peuvent aider les autres, et les rendre plus heureux; mais seulement en vue d'eux-mêmes, et en tant qu'elles peuvent servir à leur propre agrandissement et à augmenter leur propre puissance. C'est ce qu'on voit clairement, lorsque ce bien actif vient donner dans quelque dessein contraire au bien de communauté; et cette disposition gigantesque de l'âme qui entraîne ces grands perturbateurs du globe, tels que Sylla et une infinité d'autres (quoique dans de moindres proportions), dont le voeu perpétuel est que tous les hommes soient heureux ou malheureux, selon qu'ils leur sont amis ou ennemis, et que le monde entier porte leur image, ce qui est une sorte de théomachie; cette disposition, dis-je, les fait tous aspirer au bien actif individuel, du moins apparent, quoique dans la vérité ils s'éloignent fort du bien de communauté. Mais nous diviserons le bien passif en bien conservatif et bien perfectif. En effet, il est dans chaque être, par rapport au bien individuel on personnel, un triple appétit, appétit inné. Par le premier, il tend à se conserver; par le second, à se perfectionner; par le troisième, à se multiplier et à se propager. Or, ce dernier appétit se rapporte au bien actif dont nous venons de parler. Restent donc les deux autres espèces de biens que nous avons ainsi qualifiés. Le bien perfectif doit être regardé comme le premier, vu que laisser une chose dans l'état où elle est, c'est moins faire que de l'élever à une nature plus sublime; car il est, dans l'immensité des choses, certaines natures plus nobles, à la dignité et à la hauteur desquelles aspirent les natures inférieures comme à leurs sources et à leurs origines; et c'est ainsi que certain poète, parlant des hommes, a rendu cette pensée: "Ils ont une activité toute de feu, qui retrace leur céleste origine". {Virgile, Énéide, VI, 730} Car la véritable assomption de l'homme, ce qui le fait approcher de la nature divine ou angélique, c'est la perfection de sa forme. Or, la fausse et mensongère imitation de ce bien actif est le vrai fléau de la vie humaine. C'est un tourbillon rapide qui entraîne et renverse tout. Je veux parler de ces hommes qui, au lieu d'une exaltation formelle et essentielle, prenant l'essor d'une aveugle ambition, n'aspirent plus qu'à une élévation purement locale. Et, de même que les malades, lorsqu'ils ne trouvent point de remède à leur mal, changent continuellement d'attitude et s'agitent sans cesse, se tournant et se retournant d'un côté sur l'autre; comme s'ils pouvaient, en changeant de lieu, se fuir eux-mêmes et échapper au mal intérieur; c'est ainsi que les ambitieux, attirés par je ne sais quel fantôme d'exaltation de leur nature, ne parviennent qu'à une élévation purement locale, à une certaine hauteur physique. Or, le bien conservatif n'est autre chose que l'acquisition et la jouissance des choses conformes à notre nature; et quoique ce bien-là soit simple et naturel, il paraît que, de tous les biens, c'est le plus flasque et le moins noble. De plus, ce bien-là même est susceptible d'une certaine différence sur laquelle tantôt le jugement humain a vacillé, tantôt on a omis toute recherche. Car toute la dignité et tout le prix de la jouissance, ou de ce qu'on nomme l'agréable, consiste ou dans la pureté de cette jouissance, ou dans son intensité; deux choses dont l'une est l'effet de l'uniformité; et l'autre, celui de la variété, de la vicissitude. L'une est moins mélangée de mal; l'autre a une teinte plus forte et plus vive de bien. Mais laquelle est préférable? c'est ce qu'on n'a point décidé. Enfin, la nature humaine peut-elle retenir l'un et l'autre à la fois? c'est ce qu'on n'a pas même pris la peine de chercher. Or, quant à ce point, qui n'est pas décidé, c'est une question qu'ont commencé à discuter Socrate et certain sophiste ; Socrate soutenant que la félicité consiste dans la paix de l'âme et dans une inaltérable tranquillité; et le sophiste prétendant que la félicité consiste à désirer beaucoup et à jouir d'autant. Puis des arguments ils passèrent aux injures; le sophiste disant que la félicité de Socrate ressemblait à celle d'une souche ou d'une pierre ; et Socrate répliquant que la félicité du sophiste était celle d'un galeux éprouvant de perpétuelles démangeaisons et prenant plaisir à se gratter sans cesse. {Cfr. Platon, Gorgias, p. 494} Cependant l'un et l'autre sentiment ne manquent pas de raisons qui les appuient. Un sentiment qui s'accorde avec celui de Socrate, c'est celui de l'école même d'Épicure, qui regardait la vertu comme contribuant beaucoup au bonheur. Que, s'il en est ainsi, il est trop certain que la vertu est d'un plus grand usage pour appaiser les passions, que pour obtenir les choses désirées. Et ce qui appuie le sentiment du sophiste, c'est cette assertion dont nous parlions il n'y a qu'un moment ; savoir : que le bien perfectif a la prééminence sur le bien conservatif; parce que l'accomplissement de nos désirs semble perfectionner peu-à-peu notre nature. Et quoiqu'il n'ait rien moins qu'un tel effet, néanmoins ce mouvement en cercle a quelque apparence de mouvement progressif. Quant à la seconde question; savoir : si la nature humaine ne peut pas retenir à la fois la tranquillité d'âme et l'intensité de la jouissance: une fois bien décidée, elle rendrait la première oiseuse et superflue. Car ne voit-on pas assez souvent des hommes constitués et organisés de manière à goûter même vivement les plaisirs lorsqu'ils s'offrent à eux, et à en supporter la perte assez patiemment? En sorte que cette gradation philosophique : garde-toi de jouir, de peur de désirer : garde-toi de désirer, de peur de craindre, a je ne sais quoi de timide et de pusillanime. {Cfr. Plutarque, Vie de Solon, VII} Certes, la plupart des doctrines des philosophes nous paraissent trop timides, et prendre, en faveur des hommes, plus de précautions que la nature ne le veut: par exemple, lorsque, voulant remédier à la crainte de la mort ils ne font que l'augmenter. Comme ils ne font de la vie humaine qu'une sorte de préparation à sa fin, d'apprentissage de la mort, il est force qu'un ennemi contre lequel on fait tant de préparatifs, paraisse bien terrible et bien redoutable. J'aime mieux ce poète païen qui appelle la fin de la vie, la dernière des fonctions de la nature. {Juvénal, Satires, X, 358} C'est ainsi qu'en toutes choses les philosophes se sont efforcés de rendre l'âme humaine trop uniforme et trop harmonique, en ne faisant rien pour l'accoutumer aux mouvements contraires et aux extrêmes. Et la cause de cette méprise nous paraît être qu'ils s’étaient consacrés à une vie privée, à une vie exempte de toute espèce d'affaires et d'assujettissement. Que n'imitaient-ils la prudence du lapidaire, qui, lorsqu'il trouve dans un diamant quelque petit nuage, quelque petite bulle qu'il peut enlever sans trop diminuer le volume de la pierre, a soin de l'ôter, et qui, dans le cas opposé, prend le parti de n'y pas toucher? C'est ainsi qu'il faut pourvoir à la sécurité des âmes, de manière cependant à ne point détruire la magnanimité. Mais en voilà assez sur le bien individuel. Ainsi, après avoir parlé du bien personnel (que nous qualifions aussi ordinairement de bien particulier, privé, individuel), revenons au bien de communauté, qui envisage la société. On le désigne ordinairement par le nom de devoir. Car ce nom de devoir se rapporte plus proprement à l'état d'une âme bien disposée à l'égard des autres; et ce nom de vertu, à une âme bien constituée, bien disposée par rapport à elle-même. Mais il semble, au premier coup d'oeil, que cette partie doive être assignée à la science civile. Cependant, pour peu qu'on y fasse d'attention, l'on verra qu'il en doit être tout autrement. Car elle traite de l'empire et du commandement que chacun peut exercer sur lui-même, non de celui qu'il peut exercer sur les autres. Et de même que, dans l'architecture, autre chose est de figurer les piliers, les poutres et les autres parties de l'édifice, et de les préparer pour bâtir ensuite; autre chose, de les ajuster les unes aux autres et de les assembler. De même encore que, dans la mécanique, fabriquer un instrument, ou construire une machine, n'est point du tout la même chose que la mettre sur pied, la mouvoir et la mettre en oeuvre : c'est ainsi que la doctrine qui a pour objet la réunion même des hommes en cité ou en société, diffère de celle qui les figure, les façonne, et en fait des instruments commodes pour cette société. 'Cette partie des offices se divise aussi en deux portions, dont l'une traite des devoirs communs à tous les hommes ; l'autre, des devoirs particuliers et respectifs; eu égard à la profession, à la vocation, à l'état, à la personne, au rang. Nous avons déjà dit que cette première partie était suffisamment cultivée, et que les anciens, ainsi que des écrivains modernes, l'avaient développée avec le plus grand soin. Quant à l'autre, nous trouvons qu'à la vérité on l'a traitée par parties, mais qu'on ne l'a pas digérée et réunie en un seul corps complet. Et ce que nous trouvons ici à reprendre, ce n'est pas qu'on l'ait ainsi morcelée; nous pensons au contraire que ce sujet-là, il vaudrait beaucoup mieux le traiter par parties. Car où est l'homme qui ait assez dè pénétration et de confiance en ses propres lumières, pour vouloir et pouvoir discuter et déterminer, avec autant de justesse que de sagacité, les devoirs particuliers et respectifs de chaque ordre et de chaque condition? Or, les traités qui ne sentent pas l'expérience, et qui ne sont tirés que d'une connaissance générale et purement scholastique sur un tel sujet, manquent de suc et deviennent inutiles. Et quoiqu'assez souvent celui qui regarde le jeu, voie bien des choses qui échappent aux joueurs mêmes, et qu'on rebatte certain proverbe tant soit peu plus impertinent que solide, au sujet de cette censure qu'exerce le vulgaire sur les actions des princes; savoir : "que celui qui est dans la vallée, découvre fort bien ce qui se passe sur la montagne"; néanmoins ce qui serait le plus à souhaiter, ce serait qu'il n'y eût que des gens très versés et très consommés qui se mêlassent de pareils sujets. Car toutes ces laborieuses productions des écrivains spéculatifs sur les matières de pratique, ne sont guère plus estimées des praticiens, que les dissertations de Phormion sur la guerre, ne le furent d'Annibal, qui les regardait comme autant de rêves et de produits du délire. {Cfr. Cicéron, De l'Orateur, II, 18} Il n'est qu'un seul défaut inhérent à ceux qui traitent des sujets qui ont trait à leur emploi ou à leur art, c'est qu'ils ne tarissent point sur les éloges qu'ils font de leurs occupations ; ce sont pour eux comme autant de petites Spartes auxquelles ils s'efforcent sans cesse de donner du relief. Mais, en parlant des livres de ce genre, ce serait une sort de sacrilège que de ne point se rappeler cet excellent ouvrage, fruit des veilles de Votre Majesté, sur les devoirs d'un roi. {WIKIPEDIA : "Le Basilikon Doron est un manuel d’instruction écrit par le roi Jacques VI d’Écosse (18 juin 1566 - 27 mars 1625) pour son fils le prince Henry Stuart (1594-1612). Publié une première fois à sept exemplaires à Édimbourg en 1599, il fut réédité en 1603 à Londres, où il se vendit par milliers".} Cet écrit renferme en lui-même une infinité de trésors, soit visibles, soit cachés, de la théologie, de la morale et de la politique, avec une forte teinte des autres arts. C'est, à mon sentiment, de tous les écrits que j'ai pu lire, un des plus sains et des plus solides. En aucun endroit il ne se sent trop de l'effervescence de l'invention, ni de cette espèce de sommeil ou d'engourdissement où jette une froide exactitude. On n'y voit point l'auteur, saisi d'une sorte de vertige, perdre de vue le plan qu'il s'était fait et s'en écarter. Il n'est point coupé par ces digressions, à l'aide desquelles un écrivain, par une sorte d'écarts tortueux, s'efforce de faire entrer dans son plan ce qui ne s'y encadre pas; il n'est point non plus brillanté par des ornements recherchés, et tels que ceux dont fait usage un écrivain plus jaloux de donner du plaisir au lecteur, que de s'attacher à l'esprit de son sujet. Or, avant tout, je puis dire que cet ouvrage a autant d'âme que de corps, vu qu'il est tout-à-la-fois conforme à la vérité, et très bien approprié à la pratique. II y a plus : il est tout-à-fait exempt de ce défaut dont nous parlions il n'y a qu'un moment ; défaut qui serait, plus que dans tout autre, supportable dans un roi et dans un écrit sur la majesté royale; je veux dire qu'il n'exalte point excessivement, et d'une manière qui puisse éveiller l'envie, l'autorité et la prérogative royale. Car, ce roi que Votre Majesté a si bien peint, ce n'est point un roi d'Assyrie ou un roi de Perse, tout éclatant d'un luxe et d'un faste étranger à sa personne; mais c'est véritablement un Moïse, un David, un de ces rois pasteurs de leurs peuples ; et ce que je n'oublierai jamais, c'est cette parole vraiment royale que prononça Votre Majesté dans un procès très grave, qu'il s'agissait de terminer : Votre Majesté, inspirée par cet esprit sacré dont elle est douée pour le gouvernement des peuples, parla ainsi : "les rois doivent gouverner les peuples conformément aux lois de leurs états, comme Dieu gouverne les créatures conformément aux lois de la nature; et ils doivent user aussi rarement de cette prérogative qui les met au-dessus des lois, que Dieu use de ce pouvoir qu'il a d'opérer des miracles". Néanmoins par cet autre livre que Votre Majesté a composé sur la monarchie libre, il n'est personne qui ne voie clairement que Votre Majesté ne connaît pas moins bien toute la plénitude de la puissance royale, et, pour employer une expression familière aux scholastiques, les ultimités des droits régaliens, que les limites et les bornes de l'office et des fonctions d'un roi. Je n'ai donc pas balancé à citer ce livre sorti de la plume de Votre Majesté, à titre d'exemple du premier ordre et des plus éclatants des traités sur les devoirs particuliers et respectifs; et ce livre, ce que j'en ai déjà dit, certes, je l'eusse dit également, s'il dit été l'ouvrage d'un roi qui eût vécu il y a mille ans; et je n'ai point été arrêté par les lois de ce décorum, qui défend ordinairement de louer en face; {C fr. Plutarque, Oeuvres morales, Comment peut-on se louer soi-même sans s'exposer à l'envie, p. 739d} car c'est après tout ce qui est quelquefois permis, pourvu toutefois que ces éloges n'excèdent point la mesure, et ne viennent point mal-à-propos, et aient trait au sujet. Certes, Cicéron, dans ce magnifique plaidoyer pour Marcellus, ne fait autre chose que tracer un tableau peint avec un talent admirable, dont le sujet est l'éloge de César; harangue qu'il ne laissa pas de prononcer devant lui ; {Cfr. Cicéron, Pour Marcellus, IV} et c'est ainsi que Pline second en usa également à l'égard de Trajan. Revenons donc à notre sujet. De plus, une matière qui se rapporte certainement à cette partie des devoirs respectifs de chaque vocation et de chaque profession, c'est cette autre doctrine qui est opposée à la première, et qui en est comme le pendant; je veux dire celle qui a pour objet leurs fraudes, leurs rubriques, leurs impostures, leurs vices en un mot ; car les dépravations et les vices sont opposés aux devoirs et aux vertus. Ce n'est pas que ce sujet dont nous parlons, on l'ait omis dans une infinité d'écrits et de traités; mais si l'on en parle, ce n'est qu'en passant, et en faisant de petites excursions, pour faire des remarques de cette espèce; mais de quelle manière le fait-on ? c'est sur le ton de la satyre, sur un ton cynique, à l'exemple de Lucien. L'on prendra plutôt plaisir à lancer quelque trait malin même contre ce qu'il peut y avoir de plus sain et de plus solide dans les arts, et à le tourner en ridicule, qu'on ne prendra de peine â en séparer ce qui s'y trouve de corrompu et de vicieux, d'avec ce qui s'y trouve de pur et de salutaire ; mais comme Salomon l'a si bien dit: "la science se cache au railleur qui la cherche; mais elle va au devant de l'homme studieux" {Proverbes, XIV, 6}. En effet, quiconque ne s'approche de la science que pour la tourner en ridicule et la mépriser, y trouvera sans peine des sujets de plaisanterie; mais il n'y trouvera presque rien qui le rende plus savant. Mais un traité grave et judicieux sur ce sujet dont nous parlons, un traité qui respirât une certaine intégrité, une certaine franchise, serait une des plus fortes et des plus sûres défenses pour la vertu et la probité. Car, comme la fable, parlant du basilic, nous dit que, si le premier il regarde l'homme, il le tue; et qu'au contraire si c'est l'homme qui le premier regarde le basilic, cet animal périt : il en est de même des ruses, des rubriques, et de tous les moyens condamnables ; si on les découvre avant coup, ils perdent la faculté de nuire; mais au contraire s'ils agissent avant qu'on les ait aperçus, c'est alors seulement qu'ils sont dangereux. Ainsi nous avons bien des grâces à rendre à Machiavel et aux écrivains de cette espèce, qui disent ouvertement, et sans détour, ce que les hommes font ordinairement, et non ce qu'ils devraient faire; car il ne se peut qu'on réunisse en soi, suivant le langage de l'écriture, "la prudence du serpent et l'innocence de la colombe", si l'on ne connaît à fond la nature du mal même, sans quoi la vertu n'aura plus de défense et de sauvegarde suffisante. Je dirai plus : un homme bon et honnête ne pourra jamais corriger et amender les malhonnêtes gens, les méchants, s'il n'a pénétré dans tous les recoins et dans toutes les profondeurs de la méchanceté. En effet, ceux dont le jugement est corrompu et dépravé, partent de cette supposition, de ce préjugé, que cette honnêteté qu'ils dédaignent, procède d'une certaine ignorance, d'une certaine simplicité de caractère; de ce que les gens honnêtes ajoutent foi trop aisément aux harangueurs, aux pédagogues, ainsi qu'aux livres et aux préceptes de morale, à toutes ces maximes qu'on vante et qu'on rebat dans les entretiens ordinaires. En sorte que s'ils ne voient clairement que leurs opinions dépravées et leurs principes pervers sont aussi bien connus de ceux qui les exhortent et les reprennent, que d'eux- mêmes, ils dédaigneront toute probité dans les moeurs, et toute honnêteté dans les conseils; conformément à cet oracle admirable de Salomon : "L'insensé ne reçoit point les paroles de la prudence, si vous ne commencez par révéler ce qu'il recèle au fond de son coeur". {Proverbes, XVIII, 2} Or, cette partie qui a pour objet les ruses et les vices respectifs, nous la classons parmi les choses à suppléer, et nous la désignons sous le nom de satyre sérieuse, ou de traité sur l'intérieur des choses. A cette doctrine sur les devoirs respectifs, appartiennent aussi les devoirs mutuels entre le mari et la femme, les parents et les enfants, le maître et le domestique; il en faut dire autant des lois de l'amitié et de la reconnaissance, ainsi quo des obligations civiles qui lient les uns aux autres les membres des confraternités et des sociétés de toute espèce, et même des devoirs qu'impose le voisinage; et d'autres semblables. Mais, pour bien entendre ce que nous disons ici, il ne faut pas croire qu'on traite en ce lieu de ces choses-là, en tant qu'elles se rapportent à la science civile (considération qui n'appartient qu'à la politique); mais en tant que l'âme de chaque individu doit être formée et disposée d'avance pour garantir ces liens de la société. Mais la doctrine qui a pour objet le bien de communauté, ainsi que celle qui traite du bien individuel, ne se contentent pas de considérer leur objet absolument ; elles le considèrent aussi comparativement, et c'est à quoi se rapporte le soin de discuter les devoirs d'homme à homme, de cas à cas, de chose privée à chose publique, du temps présent à l'avenir. C'est ce qu'on peut voir par l'exemple de ce châtiment sévère et atroce que Junius Brutus infligea à ses enfants, action que les uns élèvent jusqu'aux cieux, mais qui a fait dire à je ne sais quel poète : "L'infortuné, quelque idée que nos descendants puissent se faire d'une telle destinée". {Virgile, Énéide, VI, 822} C'est ce qu'on peut voir aussi par ce qui fut dit à ce souper auquel furent invités Brutus, Cassius, et quelques autres. Car, à ce repas, comme quelqu'un, pour sonder les esprits au sujet de la conspiration formée contre César, eût adroitement proposé cette question : "Est-il permis de tuer un tyran ?" Les sentiments des convives se partagèrent; les uns disant que cela était permis, vu que la servitude était le plus grand de tous les maux ; d'autres étaient pour la négative, prenant pour principe que la tyrannie était moins funeste que la guerre civile. Une troisième classe, dont l'opinion sentait un peu l'école d'Épicure, prétendait qu'il était au dessous des sages de s'exposer pour des fous. {Cfr. Plutarque, Vie de Brutus, IX sqq.} Au reste, il est une infinité de questions relatives aux devoirs comparatifs, entre autres, celle-ci, qui survient fréquemment : faut-il s'écarter de la justice pour sauver sa patrie, ou en vue de quelque bien notable qui en peut résulter dans l'avenir? Jason, thessalien, disait ordinairement à ce sujet : il faut commettre quelques injustices, pour pouvoir ensuite observer plus souvent la justice. Mais cette réplique se présente aussitôt: Quant à la justice présente, il ne tient qu'à vous de l'observer; mais vous n'avez point de garant de la justice future. Que les hommes suivent, dans le présent, le parti le meilleur et le plus juste, abandonnant l'événement à la divine providence. Voilà donc ce que nous avions à dire sur le modèle, ou sur le bien.