[7,0] LIVRE VII. [7,1] CHAPITRE PREMIER. Division de la morale en doctrine du modèle, et géorgique de l'âme. Division du modèle, c'est-à-dire du bien en bien absolu et bien comparé. Division du bien absolu en bien individuel et bien de communauté. Nous voici arrivés, roi plein de bonté, a la morale qui envisage la volonté humaine, et qui en fait son objet. Or, la volonté est conduite par la droite raison, et séduite par le bien apparent. Les aiguillons de la volonté sont les affections, et ses ministres sont les organes et les mouvements volontaires. C'est d'elle que Salomon a dit : "avant tout, ô mon fils ! garde ton coeur; car c'est de là que procèdent toutes les actions de la vie". {Prov. IV, 23} Lorsqu'il s'est agi d'écrire sur cette science, ceux qui l'ont traitée, nous paraissent avoir suivi une méthode fort semblable à celle d'un homme qui, ayant promis d'enseigner l'art d'écrire, se contenterait de présenter de beaux exemples, tant des lettres simples que des lettres combinées, et qui ne dirait rien de la manière de conduire la plume et de former les caractères. C'est ainsi que ces moralistes nous ont proposé des modèles fort beaux et fort magnifiques sans contredit, et donné des descriptions fort exactes, de fidèles images du bien, de la vertu, des devoirs, de la félicité, comme étant les vrais objets et les véritables buts de la volonté et des affections humaines. Mais ces buts, excellents à la vérité, et très bien déterminés par eux, comment peut-on y adresser juste ; je veux dire d'après quelles règles peut-on travailler les âmes, et leur donner les dispositions nécessaires pour y atteindre ? Voilà ce qu'ils ne disent pas; ou s'ils en parlent, ce n'est qu'en passant, et avec bien peu d'utilité. Discourons tant que nous voudrons sur ce sujet, et disons que les vertus morales sont, dans l'âme humaine, un produit de l'habitude, et non de la nature : faisons une pompeuse distinction entre les âmes généreuses et l'ignoble vulgaire, en observant que les premières sont déterminées par le poids des raisons ; tandis que le dernier l'est par l'espoir de la récompense ou par la crainte du châtiment; ajoutez à cela cet ingénieux précepte : il en est de l'âme humaine comme d'un bâton, et pour la redresser, il faut la plier en sens contraire de celui où elle est déjà fléchie. Enfin, à ces observations et à ces comparaisons ajoutez-en mille autres semblables, vous aurez beau faire, il s'en faudra de beaucoup que tous ces accessoires suffisent pour rendre excusable l'omission dont nous nous plaignons ici. Or, la vraie cause de cette négligence ne me paraît autre que cet écueil où ont donné tant de barques scientifiques, et sur lequel elles ont fait naufrage ; je veux dire que les écrivains dédaignent d'abaisser leur esprit à ces sujets populaires et rebattus, où ils ne trouvent point assez de subtilité pour en faire le sujet de leurs disputes, ou assez d'éclat pour se prêter à l'ornement. Il est difficile, à l'aide du seul discours, de faire suffisamment sentir le préjudice qu'a porté aux sciences cela même que nous disons : que les hommes, en vertu d'un orgueil inné, et séduits par la vaine gloire, dans le choix des matières qu'ils traitent, et des manières de les traiter, préfèrent les sujets et les formes qui peuvent faire briller leur esprit, au lieu d'envisager l'utilité des lecteurs. C'est avec raison que Sénèque a dit que "l'éloquence nuit à ceux qu'elle rend amoureux, non des choses, mais d'eux-mêmes". {Sénèque, Lettres à Lucilius, V, 52, 14} En effet, les écrits doivent être de nature à rendre plutôt les lecteurs amoureux de la doctrine que des docteurs. Ainsi, ceux-là seuls tiennent la droite route, qui peuvent dire hautement de leurs conseils ce que Démosthène disait des siens, et les terminer par une telle conclusion : "Ces conseils, ô Athéniens ! si vous les suivez, non seulement vous ferez pour le présent l'éloge de l'orateur par cette déférence; mais de plus vous aurez dans quelque temps sujet de vous louer vous-mêmes, pour avoir, en les suivant, amélioré l'état de vos affaires". {Démosthène, IIe Philippique ou Iière Olynthienne, 27} Quant à moi, excellent prince (pour parler de moi-même, comme l'occasion m'y invite), je puis dire que dans ce que je publie actuellement, et dans ce que je me propose de publier par la suite, j'abjure la dignité de mon esprit et de mon nom (si toutefois je jouis de quelque réputation), et que je la sacrifie, de dessein prémédité, à l'utilité du genre humain. Car moi, qui devrais, selon toute apparence, faire les fonctions d'architecte dans les sciences et la philosophie, je m'abaisse jusqu'au rôle de manoeuvre et de porte-faix, à tout ce qu'on veut. Et une infinité de choses telles qu'il faut absolument qu'elles se fassent, voyant que d'autres les dédaignent par cet orgueil qui fait le fonds de leur caractère, je m'en charge et je les exécute. Mais pour revenir à notre sujet, et suivre ce que nous avons commencé à dire, je dis donc que les philosophes se sont choisis, dans la morale, une certaine masse de matière pompeuse, éclatante, et qui leur paraissait la plus propre pour faire ressortir la pénétration de leur esprit et la vigueur de leur éloquence. Mais tout ce qui pouvait enrichir la pratique, comme ils n'auraient pu le brillanter aussi aisément, ils l'ont en grande partie supprimé. Cependant, ces écrivains si superbes n'auraient pas dû désespérer d'obtenir ce succès que le poète Virgile avait osé se promettre, et qu'il a en effet obtenu : poète qui n'a pas fait avec moins de gloire briller son éloquence, son génie et son érudition, en entrant dans les détails de l'agriculture, qu'enchantant les exploits héroïques d'Énée. "Je sais", dit-il, "combien il est grand et difficile de surmonter la sécheresse d'un tel sujet, et de donner de l'éclat à ces minces détails". {Virgile, Géorgiques, III, 289-290} Certes, si les hommes avaient eu à coeur, non de composer des ouvrages oiseux pour des lecteurs oisifs, mais d'enrichir réellement la vie active et de la pourvoir de moyens, ils n'auraient pas une moins haute idée de cette géorgique de l'âme, que de cette héroïque effigie de la vertu, du bien et de la félicité, dont ils se sont si laborieusement occupés. Ainsi nous diviserons la morale en deux doctrines principales : l'une, qui traite du modèle ou de l'image du bien; l'autre, du régime et de la culture de l'âme; partie que nous désignons aussi par le nom de géorgique de l'âme. La première analyse la nature du bien : la dernière prescrit les règles à suivre pour rendre l'âme capable d'atteindre à ce but. La doctrine du modèle, c'est-à-dire, celle qui envisage la nature du bien et qui en fait l'analyse, le considère, ou comme absolu, ou comme comparable ; je veux dire qu'elle considère ou ses divers genres, ou ses différents degrés. Quant à cette dernière partie, qui a donné lieu à ces disputes sans fin et à ces éternelles spéculations sur le suprême degré du bien, qu'ils qualifiaient de félicité, de béatitude, de souverain bien, et qui tenaient lieu de théologie aux païens, le christianisme les a enfin terminées et nous en a débarrassés. Car de même qu'Aristote dit qu'à la vérité les jeunes-gens peuvent être heureux, mais seulement par l'espérance; {Aristote, Éthique à Nicomaque, I, 10} de même aussi, éclairés par la foi, et devant tous nous considérer comme autant d'adolescents et de mineurs, nous ne devons aspirer qu'à ce seul genre de félicité qui consiste dans l'espérance. Nous voilà donc, sous d'heureux auspices, débarrassés de cette doctrine qui était comme le ciel des païens ; en quoi certainement ils attribuaient à la nature humaine une élévation à laquelle elle ne peut atteindre. Car voyez sur quel ton tout-à-fait tragique, Sénèque nous dit : "quoi de plus grand, que de voir un être aussi fragile que l'homme, atteindre à la sécurité d'un Dieu" ! {Sénèque, Lettres à Lucilius, VI, 53, 12} Quant à ces autres écrits qu'ils nous ont laissés sur la doctrine du modèle; écrits où l'on trouve plus de vérité et de modestie, nous ne risquons rien de les adopter en grande partie. En effet, quant à ce qui regarde la nature du bien simple et positif, ils en ont fait les plus belles descriptions, et en ont, pour ainsi dire, donné des portraits pleins de vie, comme dans d'excellents tableaux; mettant sous nos yeux dans le plus grand détail les diverses formes des vertus et des devoirs, leurs attitudes, leurs genres, leurs affinités, leurs parties, leurs sujets, leurs départements, leurs actions, leurs dispensations. Et ce n'est pas tout : ces connaissances si détaillées, ils se sont efforcés d'en faire sentir le prix et d'en inspirer le goût par des raisonnements aussi vifs que profonds, et par la douceur de leur éloquence. De plus, autant qu'on le peut faire par de simples discours, toutes ces vérités, ils les ont, pour ainsi dire, fortifiées contre les attaques et les insultes des opinions erronées et populaires. Quant à la nature du bien comparé, ils n'ont rien épargné non plus pour bien traiter ce sujet, en constituant ces trois ordres de devoirs dont on a tant parlé, en faisant un parallèle de la vie contemplative et de la vie active; en distinguant la vertu accompagnée de résistance et de combat, de la vertu déjà affermie et dans un état de sécurité; en traitant des cas où l'utile et l'honnête sont en conflit; en balançant l'une avec l'autre les différentes vertus, pour déterminer celle qui l'emporte sur les autres, et par d'autres semblables distinctions. En sorte que cette partie qui traite du modèle, nous paraît avoir été fort bien cultivée, et que les anciens, en traitant ce sujet, ont fait preuve de talents admirables; de manière pourtant que le christianisme a laissé bien loin derrière lui les philosophes, vu que la diligence et l'activité des théologiens s'est singulièrement occupée d'examiner et de déterminer les devoirs, les vertus morales et les limites des différentes sortes de péchés. Néanmoins, pour revenir aux philosophes, si, avant de s'attacher aux notions populaires et reçues, ils eussent fait une courte pause, pour chercher les racines mêmes du bien et du mal, et analyser fibre à fibre ces racines, ils eussent, à mon avis, répandu le plus grand jour sur ce qui eût pu ensuite être l'objet de leurs recherches. Si, avant tout, ils n'eussent pas moins consulté la nature même des choses, que les principes de la morale, ils eussent donné à leurs doctrines plus de précision et de profondeur. Or, comme c'est un point qu'ils ont tout-à-fait omis, ou traité fort confusément, nous le remanierons en peu de mots, tâchant de découvrir et de nettoyer les sources mêmes des vérités morales, avant de passer à la doctrine de la culture de l'âme, que nous regardons comme étant à suppléer. Et le fruit de ces observations que nous allons faire, devra être, si nous ne nous trompons, de donner de nouvelles forces à la doctrine du modèle. Il est dans chaque chose un appétit naturel, inné, en vertu duquel elle tend à deux espèces de bien; l'un par lequel elle est en elle-même un tout ; l'autre, par lequel elle fait partie de quelqu'autre tout plus grand. Or, ce dernier est plus noble et plus puissant, vu qu'il tend à la conservation de la forme la plus vaste. Appelons le premier, bien individuel ou personnel; et le dernier, bien de communauté. Le fer, en vertu d'une sympathie particulière, se porte vers l'aimant ; mais pour peu qu'il ait plus de poids, il abandonne ces amours-là, et, en bon citoyen, en bon patriote, il se porte vers la terre, qui est la région de ses congénères. Disons quelque chose de plus. Les corps denses et graves se portent vers la terre, qui est la grande assemblée des corps denses; mais, plutôt que de souffrir que la nature éprouve une solution de continuité, et pour user de l'expression commune, par horreur pour le vide, les corps de cette espèce se porteront vers la région supérieure, et ils abandonneront leur devoir envers la terre, pour rendre au monde entier ce qui lui est dû. Ainsi c'est une loi presque perpétuelle, que la conservation de la forme la plus commune maîtrise les tendances moins générales. Mais où cette prérogative du bien de communauté déploie le plus sensiblement son caractère, c'est dans l'homme, pour peu qu'il n'ait point dégénéré; et c'est ce que l'on voit dans cette parole mémorable du grand Pompée. Dans un temps où Rome était affamée, on l'avait préposé au soin de faire venir des vivres. Comme ses amis le conjuraient instamment de ne point s'exposer en mer durant une tempête affreuse, ce grand homme répondit : "il est nécessaire que j'aille, et non que je vive". {Plutarque, Vie de Pompée, ch. 50} En sorte que, dans cette âme élevée; l'amour de la vie, qui est ce qu'il y a de plus fort dans l'individu, le cédait à l'amour et à la fidélité envers la république. Mais à quoi bon nous arrêter à de pareils traits ? Dans toute l'étendue des siècles, on ne trouve point de philosophie ou de secte, point de religion, point de loi ou de discipline qui ait, autant que notre sainte religion, exalté le bien commun et ravalé le bien individuel. Par où nous voyons clairement que c'est un seul et même Dieu qui établit dans la nature ces lois auxquelles toute créature est soumise, et qui donna aux hommes la loi chrétienne. Aussi lisons-nous que quelques-uns des élus et des saints personnages souhaitaient se voir plutôt rayés eux-mêmes du livre de vie, que d'apprendre que leurs frères n'eussent pu parvenir au salut; élevés à ce généreux désir par une sorte d'extase de charité et de soif immodérée pour le bien universel. Ce principe, une fois posé et tenu pour inébranlable, termine les plus importantes controverses dans la philosophie morale. Car, 1°. il décide cette question; savoir si la vie contemplative doit être préférée à la vie active; et cela contre le sentiment d'Aristote car toutes les raisons qu'il allègue en faveur de la vie contemplative, ne militent que pour le bien privé, et ne regardent que le plaisir ou la dignité de l'individu; en quoi certainement la vie contemplative remporte la palme : en effet, c'est une comparaison assez juste que celle dont usait Pythagore, pour donner de l'éclat et du relief à la contemplation et à la philosophie. Hiéron lui demandant qui il était, il fit cette réponse : "pour peu que vous ayez assisté aux jeux olympiques, vous n'ignorez pas qu'il y vient une infinité de personnes dans différentes vues; les uns, pour éprouver la fortune dans les combats; les autres, à titre de négociants, pour débiter leurs marchandises; d'autres seulement pour voir leurs amis qui arrivent de toutes parts, et pour passer le temps avec eux dans la joie et les festins; d'autres enfin, pour être simplement spectateurs du tout; je suis un de ceux qui se contentent de ce rôle de spectateur". {Cfr. Cicéron, Tusculanes, V, 3} Voilà ce qu'il disait : mais les hommes doivent savoir qu'il n'appartient qu'à Dieu même ou aux anges d'être simples spectateurs; et il ne se peut que dans l'église on ait jamais mis cela en question, quoiqu'il s'y soit trouvé beaucoup de gens qui avaient continuellement à la bouche ce mot : "qu'aux yeux de Dieu, la mort de ses saints est précieuse" : {Psaume CXVI, 15} passage dont ils se prévalaient pour donner une haute idée de cette mort civile des religieux et des institutions de la vie monastique et régulière; si ce n'est peut-être qu'on doit observer que cette vie monastique n'était pas purement contemplative, mais toute occupée des fonctions ecclésiastiques, telles que la prière perpétuelle, le soin d'offrir à Dieu en sacrifice les voeux des fidèles; la composition des livres de théologie, dans le grand loisir dont ils jouissaient et en vue de propager la doctrine de la loi divine, à l'exemple de Moïse, qui passa tant de jours en retraite sur la montagne. De plus, Hénoch, le septième personnage depuis Adam, lequel paraît avoir été le premier qui ait mené une vie contemplative (car il est dit de lui qu'il marchait avec Dieu), n'a pas laissé de faire présent à l'église de ce livre de prophéties, qui est cité par St. Jude. Quant à une vie purement contemplative, qui n'ait d'autre but qu'elle-même, et qui ne jette aucun rayon de chaleur ou de lumière sur la société, celle-là certainement la théologie ne daigne pas l'avouer. Notre principe décide aussi cette question si contentieusement agitée entre les écoles de l'antiquité, qui formaient comme deux grands partis: d'un côté, étaient l'école de Zénon et celle de Socrate, qui plaçaient la félicité dans la vertu, ou seule, ou pourvue de ses accessoires. De l'autre, étaient un grand nombre d'écoles ou de sectes; d'abord, celles des cyrénaïques et des épicuriens, qui plaçaient le souverain bien dans la volupté, et qui (à l'imitation de ce qu'on voit dans certaines comédies où la maîtresse change d'habit avec la servante), ne faisaient de la vertu qu'une sorte de domestique, sans laquelle, disaient-ils, la volupté ne pouvait être bien servie. Puis cette autre école d'Épicure, qui se donnait pour réformée, et qui prétendait que la félicité n'était autre chose que la tranquillité et la sérénité d'une âme dégagée de tous soins et exempte de toute espèce de troubles; comme s'ils eussent voulu détrôner Jupiter et ramener Saturne avec le siècle d'or; ce temps, dis-je, où il n'y avait ni été, ni hiver, ni printemps, ni automne; mais où une seule température uniforme et toujours la même régnait durant toute l'année. Enfin, cette école d'Heryllus et de Pyrrhon, dont les opinions furent aussitôt rejetées, et qui prétendaient que la félicité consistait à débarrasser son âme de toute espèce de scrupules, n'établissant aucune nature fixe et constante de bien et de mal; mais tenant les actions pour bonnes ou pour mauvaises, selon qu'elles procédaient d'un mouvement de l'âme pure et libre, ou au contraire, d'un mouvement accompagné d'aversion et de résistance: opinion qui n'a pas laissé de revivre dans l'hérésie des anabaptistes, qui mesuraient tout d'après l'instinct et les mouvements de l'esprit, la constance ou la vacillation de la foi. . Enfin, notre principe réfute aussi la philosophie d'Épictète, qui s'appuie sur cette supposition : qu'il faut placer son bonheur dans ces choses qui ne dépendent pas des hommes, afin de n'être point exposé aux caprices de la fortune; comme si, avec des intentions et des fins généreuses qui embrassent l'utilité commune, on n'était pas cent fois plus heureux, même en voyant son attente trompée et en échouant dans ses desseins, qu'en réussissant perpétuellement dans tout ce qui ne tend qu'à notre agrandissement particulier, et en voyant de tels desseins toujours couronnés par le succès. Et c'est dans cet esprit que Gonsalve de Cordoue, montrant du doigt à ses soldats la ville de Naples, éleva sa voix généreuse et leur dit : "oui, il serait beaucoup plus à souhaiter pour moi de marcher en avançant un seul pied, à une mort certaine, que de prolonger ma vie pour un grand nombre d'années, en reculant d'un seul pas". Un autre personnage qui chantait, pour ainsi dire, à l'unisson, c'est ce général, cet empereur vraiment céleste, qui a prononcé "qu'une bonne conscience est un festin perpétuel"; {Cfr. Proverbes, XV, 15} paroles, par lesquelles il fait entendre clairement qu'une âme qui a le sentiment de ses bonnes intentions, ne laisse pas, lors même que l'on échoue dans ses desseins, de faire goûter une joie plus vraie, plus pure et plus conforme à sa nature, que tout cet appareil dont tel homme peut s'environner, pour satisfaire tous ses désirs ou assurer son repos. Notre principe relève également cet abus de la, philosophie qui commença à s'introduire vers le temps d'Épictète; je veux dire que la philosophie était regardée comme une sorte de métier, et, pour ainsi dire, réduite en art. Comme si le véritable but de la philosophie n'était pas de réprimer et d'amortir les passions, mais d'éviter avec soin jusqu'aux plus petites causes ou occasions qui peuvent les exciter, et qu'il fallût pour cela embrasser un certain genre de vie particulier : ils voulaient sans doute procurer à l'âme un genre de santé tout semblable à-celui qu'Hérodicus s'était procuré par rapport au corps : cet Hérodicus dont Aristote a parlé, et dont il dit qu'il ne fit, durant toute sa vie, autre chose qu'avoir soin de sa santé; s'abstenant d'une infinité de choses, et se privant ainsi presque entièrement de l'usage de son corps. Au lieu que, si les hommes avaient à coeur de remplir leurs devoirs envers la société, le genre de santé qui leur paraîtrait le plus à désirer, serait celui qui les mettrait en état de supporter toutes sortes de changement et de soutenir toutes espèces de chocs. C'est ainsi que la seule âme qui doive être réputée saine et vigoureuse, est celle qui peut se faire jour à travers toute espèce de tentations et de violentes émotions. En sorte que c'était avec beaucoup de sagesse que Diogène avait coutume de dire qu'il estimait cette force de l'âme qui servait, non à s'abstenir timidement, mais à résister avec courage : force dont l'effet est d'arrêter sa course sur le bord des précipices, et à laquelle elle doit, cette qualité si estimée dans un cheval bien dressé, de pouvoir faire un arrêt et changer de main dans le moindre espace possible. Enfin, notre principe relève cette excessive susceptibilité, cette inaptitude à se plier aux usages, observée dans quelques-uns des plus anciens philosophes, surtout dans ceux qui jouissaient de la plus grande vénération; philosophes qui se dérobaient trop aisément aux affaires, afin de se garantir des indignités et des troubles de toute espèce, et de vivre, pour ainsi dire, intacts et comme inviolables, du moins à ce qu'ils croyaient. Au lieu que la constance d'un homme vraiment moral, devrait être semblable â celle que ce même Gonsalve dont nous parlions, exigeait dans un guerrier. "Je veux", disait-il, "que l'honneur d'un soldat soit comme une toile forte et capable de résistance; non comme une toile mince qu'un rien peut égratigner ou déchirer".