[6,3a] CHAPITRE III. Des fondements et de l'office de la rhétorique; trois appendices de la rhétorique, qui n'appartiennent qu'à l'art de s'approvisionner; savoir: les teintes du bien et du mal, tant simple que comparé; le pour et le contre et les petites formules du discours. Nous voici arrivés à la doctrine de l'embellissement du discours; c'est celle qui prend le nom de rhétorique ou d'art oratoire. C'est une science éminente par elle-même, et d'ailleurs éminemment cultivée par les écrivains. Or, aux yeux de qui sait attacher aux choses leur véritable prix, l'éloquence le cède de beaucoup à la sagesse ; et nous voyons à quelle distance celle-ci laisse l'autre derrière elle, si nous en jugeons par les paroles qu'employa Dieu même en parlant à Moïse, lorsque celui-ci refusa l'emploi qu'il lui avait conféré; alléguant la difficulté de sa prononciation : "tu as sous ta main, Aaron, qui te servira d'orateur"; et toi, "tu seras pour lui comme un Dieu". {Exode LV, 16} Mais si nous parlons des fruits et de l'estimation populaire, la sagesse le cède de beaucoup à l'éloquence ; et c'est ainsi que s'exprime Salomon à ce sujet : "celui dont l'esprit est sage, sera qualifié d'homme prudent. Quant à celui dont l'éloquence est douce, son rôle sera encore plus brillant" {Prov. XVI, 21}: paroles par lesquelles il fait entendre assez clairement que la sagesse peut bien procurer une certaine réputation, exciter une certaine admiration ; mais que dans les affaires et dans la vie commune, c'est l'éloquence qui a plus de pouvoir. Quant à la culture de cet art, l'émulation d'Aristote contre les rhéteurs de son temps, et le génie tout-à-la-fois ardent et infatigable de Cicéron, de ces deux hommes qui n'épargnèrent rien pour donner du relief à leur art; ces deux choses unies à une longue expérience, ont été cause que dans les livres qu'ils ont publié sur ce sujet, ils se sont surpassés eux-mêmes; puis les riches exemples en ce genre que nous avons dans les oraisons de Démosthène et de Cicéron, réunis à la profondeur et à la justesse des préceptes, ont doublé ses progrès. Aussi trouvons-nous que ce qui peut manquer dans cet art, regarde plutôt certaines collections, qui devraient être comme autant de suivantes à leur ordre, que la méthode même et l'usage de l'art; car lorsque dans la dialectique nous avons fait mention d'un certain magasin, nous avons promis d'en donner, dans la rhétorique, un plus grand nombre d'exemples. Cependant pour fendre un peu la motte, et remuer un peu la terre autour des racines de cet art, suivant notre coutume, disons que la rhétorique est au Service de l'imagination, comme la dialectique est au service de l'entendement; et si l'on pénètre un peu profondément dans ce sujet, l'on trouve que l'office et l'emploi de la rhétorique n'est autre que d'appliquer et de faire agréer à l'imagination les suggestions de la raison, afin d'exciter l'appétit et la volonté. Car le gouvernement de la raison peut être attaqué et troublé de trois manières; savoir : par l'enlacement des sophismes, ce qui appartient à la dialectique; ou par les prestiges des mots, ce qui regarde la rhétorique; ou par la violence des passions, ce qui est l'objet de la morale. Et de même que dans les affaires que l'on traite avec les autres, on peut être subjugué et mené plus loin qu'on ne veut, par la ruse, l'importunité, ou la violence; de même aussi dans ces affaires que nous traitons avec nous-mêmes, nous sommes, ou menés par les supercheries et les artifices des arguments, ou sollicités et inquiétés par la fréquence des impressions, et par ces idées qui passent et repassent dans notre esprit; ou enfin ébranlés et entraînés par le choc des passions. Or, la condition de la nature humaine n'est pas si malheureuse que ces arts et ces facultés qui ont tant de pouvoir pour troubler la raison, n'en aient point pour la fortifier et l'affermir. Disons au contraire que c'est pour produire cet effet même qu'elles en ont le plus; car la fin de la dialectique étant d'enseigner la forme des arguments pour secourir l'entendement, et non pour lui dresser des embûches, la fin de la morale est aussi de régler les passions, de manière qu'elles militent pour la raison au lieu de l'attaquer. Enfin, le but de la rhétorique est de remplir l'imagination d'objets et d'images qui prêtent secours à la raison, et non de fantômes qui l'oppriment. Car l'abus de l'art n'y intervient qu'indirectement, et en tant que c'est un inconvénient à éviter, non en tant que c'est un précepte à observer. Ainsi c'est avec une souveraine injustice que Platon (quoiqu'il ne le fît qu'en haine des rhéteurs de son temps, haine bien méritée); que Platon, dis-je, classait la rhétorique parmi les arts voluptueux, l'assimilant à l'art de la cuisine, et prétendant qu'elle n'a pas moins l'effet de corrompre les aliments salutaires, que de donner aux aliments pernicieux une saveur agréable; en abusant du talent qu'elle a de varier les assaisonnements, et de tous les raffinements qu'elle a imaginés : mais à Dieu ne plaise que l'éloquence s'occupe moins à orner les choses honnêtes, qu'à vernir les choses basses et honteuses, ce qui, en effet, n'arrive que trop souvent. Car il n'est personne qui ne mette plus d'honnêteté dans ses discours que dans ses opinions et ses actions. Thucydide a judicieusement observé qu'on reprochait quelque chose de semblable à Cléon, en disant de lui que, comme il épousait toujours le plus mauvais parti, c'était pour cette raison là même qu'il se donnait tant de peine pour devenir éloquent, et donner à ses discours toute la grace possible ; ne sachant que trop qu'il n'est pas donné à tout homme de bien parler sur des sujets bas et odieux ; au lieu que sur les choses honnêtes, il n'est personne qui ne le puisse. Rien de plus élégant que ce mot de Platon à ce sujet, quoiqu'il soit déjà devenu trivial. "Si la vertu", dit-il, "pouvait devenir visible, à l'instant tous les hommes en deviendraient éperdument amoureux". Or, c'est la rhétorique qui a vraiment le talent de peindre la vertu ; c'est elle qui sait la rendre visible. En effet, comme il est impossible de la montrer sous une image corporelle, reste donc à employer la magie du discours pour la représenter à l'imagination le plus vivement qu'il est possible, et la rendre perpétuellement présente. Car c'est avec raison que Cicéron tourne en ridicule les Stoïciens, qui se donnaient des peines infinies pour faire entrer la vertu dans les âmes, à l'aide de sentences concises et fines, genre d'élocution qui n'a que très peu d'affinité avec l'imagination et la volonté. Certes, si l'on pouvait bien ordonner les affections, et les rendre tout-à-fait dociles à la raison, tous ces moyens de persuasion, toutes ces voies d'insinuation qui servent à se frayer un chemin dans les âmes, ne seraient plus d'un grand usage ; il suffirait alors de présenter la vérité toute nue, et dans le style le plus simple; malheureusement il n'en est rien : quelles dissensions au contraire n'occasionnent pas les affections, et quels troubles, quelles séditions n'excitent-elles pas dans les amas ! et c'est ce que disent ces vers si connus : "Je vois le meilleur, et je le goûte; mais c'est le pire que je choisis". {Ovide, Métamorphoses, VII,20} En sorte que la raison, réduite à elle seule, serait bientôt entraînée dans la servitude, et tout-à-fait captive : mais la déesse de persuasion empêche l'imagination d'épouser la cause des passions, et par son entremise ménageant une alliance entre la raison et l'imagination, les ligue toutes deux contre les passions ; car il est bon d'observer que les affections elles-mêmes se portent toujours vers le bien apparent, et c'est en cela qu'elles ont quelque chose de commun avec la raison; mais il y a entre elles cette différence, que les affections envisagent principalement le bien présent; au lieu que la raison portant ses regards plus au loin, envisage aussi l'avenir, et en tout considère la somme. Ainsi, tant que les objets présents remplissent l'imagination, et la frappent plus fortement, la raison succombe, et est comme subjuguée; mais dés que par la magie de l'éloquence, et par la force de la persuasion, les objets futurs et éloignés sont rendus visibles et comme présents, alors enfin l'imagination passant du côté de la raison, la raison demeure victorieuse. Concluons donc que nous ne devons pas plus faire un crime à la rhétorique du talent qu'elle a de donner une apparence d'honnêteté à la plus mauvaise cause, qu'à la dialectique; d'enseigner à fabriquer des sophismes. En effet, qui ne sait que la marche des contraires est la même, quoique leurs usages soient bien opposés. De plus, la dialectique ne diffère pas seulement de la rhétorique, en ce que (comme on le dit communément), l'une ressemble au poing, et l'autre à la paume de la main ; ce qui signifie que le style de l'une est plus serré, et celui de l'autre, plus développé; niais beaucoup plus encore, en ce que la dialectique considère la raison dans son état naturel, au lieu que la rhétorique l'envisage telle qu'elle est dans les opinions vulgaires. Ainsi, c'est avec sagesse qu'Aristote place la rhétorique entre la dialectique et la morale, jointe à la politique, attendu qu'elle participe de l'une et de l'autre; car les preuves et les démonstrations de la dialectique sont communes à tous les hommes, au lieu que les preuves et les moyens de persuasion de la rhétorique doivent être variés à raison des auditeurs ; en sorte que, semblable en cela, à un musicien, s'accommodant aux oreilles diverses, elle soit "un Orphée dans les bois, et un Arion parmi les dauphins" {Virgile, Les Bucoliques, VIII, 56}. Or, ce soin d'approprier et de varier le discours (pour peu qu'on soit jaloux de s'élever au plus haut degré de perfection), doit être porté au point que si l'on a précisément les mêmes choses à dire à différents hommes, il faut employer tels mots avec l'un, tels autres mots avec l'autre, et les varier pour chaque individu. Mais cette partie de l'éloquence (je veux parler de celle qui est d'usage en politique, dans les affaires, dans les entretiens particuliers), manque presque toujours aux plus grands orateurs; parce que, courant toujours après les ornements et les formes élégantes, ils n'acquièrent point ce tact fin et prompt qui met en état d'ajuster sur-le-champ ses expressions à chaque individu, ce qui vaudrait mieux que leurs grandes phrases. Ainsi, sur ce sujet même dont nous parlons ici, il ne sera rien moins qu'inutile d'établir une recherche expresse, et de la désigner sous le nom de prudence, dans les entretiens particuliers, et de la placer parmi les choses à suppléer. Plus on réfléchira sur le mérite d'un traité de cette nature, plus on y attachera de prix; mais faut-il le placer dans la rhétorique ou dans la politique? c'est ce qui au fond est assez indifférent. Il est temps de descendre à ces choses à suppléer, qui, comme nous l'avons dit, sont de nature à devoir être regardées plutôt comme des appendices, que comme des portions de cet art même, et qui appartiennent à l'art de s'approvisionner. 1°. donc nous ne trouvons personne qui, jaloux d'imiter la prudence et la sollicitude d'Aristote en ce genre, ait continué son travail comme il l'eût fallu, ou l'ait suppléé. Ce philosophe avait commencé à rassembler les signes les plus ordinaires ou les couleurs du bien et du mal apparent, tant absolu que comparé; couleurs qui sont les vrais sophismes de la rhétorique, et dont la connaissance fournit les plus utiles directions dans les affaires, et les entretiens particuliers. Mais le travail d'Aristote sur ces couleurs pèche en trois choses. 1°. Il n'en dénombre que fort peu, quoiqu'elles soient en grand nombre; 2°. il n'y joint pas les réfutations; 3°. il semble avoir ignoré en partie leur véritable usage, qui n'est pas tant de servir de preuve, que d'affecter et d'émouvoir; vu qu'il est bien des formes d'élocution qui signifient la même chose, et qui ne laissent pas d'affecter très différemment. Car ce qui est aigu, pénètre beaucoup plus avant que ce qui est obtus ; en supposant même que l'un et l'autre frappent avec des forces égales. Certes il n'est personne qui ne soit plus ému, lorsqu'on lui dit : ce sera un grand sujet de triomphe pour vos ennemis; "C'est ce que l'Ithacien souhaiterait fort, et ce que les Atrides achèteraient bien chèrement" {Virgile, L'Énéide, II, 104}; Que si on lui disait simplement: cela nuira à vos affaires. Ainsi ces pointes, ces aiguillons du discours ne sont nullement à négliger. Mais comme nous rangeons cette partie parmi les choses à suppléer, nous l'appuierons d'exemples, suivant notre coutume; car de simples préceptes l'éclairciraient moins bien. Exemple des couleurs du bien et du mal apparent, tant absolu que comparé. SOPHISME. 1. Ce que louent et vantent les hommes, est un bien; ce qu'ils blâment et critiquent, est un mal. RÉFUTATION. Ce sophisme trompe de quatre manières; savoir : ou à cause de l'ignorance de ceux qui portent de tels jugements; ou à cause de leur mauvaise foi; ou à cause de leur partialité et des factions dont ils sont membres; ou enfin à cause de leur naturel. A cause de l'ignorance: qu'importe le jugement du vulgaire, quand il s'agit de juger du bien et du mal? Croyons-en plutôt Phocion qui, voyant que le peuple l'applaudissait contre son ordinaire, dit à ses voisins : "eh, me serait-il par hasard échappé quelque sottise?" A cause de la mauvaise foi : car et les panégyristes et les détracteurs n'ont en vue que leur propre intérêt, et ne disent rien moins que ce qu'ils pensent. "Celui qui veut débiter sa marchandise, la vante tant qu'il peut. {Horace, Épîtres, II, 2, 11} Cela ne vaut rien, rien du tout, dit l'acheteur; mais lorsqu'il aura acheté, il ira partout vantant son emplette {Prov. XX, 14}. A cause des factions: car qui ne sait que la plupart des hommes élèvent jusqu'aux cieux ceux de leur parti, et dépriment autant qu'ils peuvent ceux du parti contraire. A cause de leur naturel: il est des hommes que la nature semble avoir composés et organisés tout exprès pour la servile adulation; et d'autres qui sont naturellement railleurs et caustiques. En sorte que les uns en louant, et les autres en blâmant, ne font que suivre la pente de leur naturel, s'embarrassant peu de la vérité. SOPHISME. II. Ce qui est, pour les ennemis mêmes, un sujet d'éloge, est un grand bien; et ce qui est, pour les amis mêmes, un sujet de critique, est un grand mal. Ce sophisme paraît s'appuyer sur ce fondement : que ce que nous disons malgré nous et contre notre inclination, semble nous être arraché par la force de la vérité. RÉFUTATION. Ce sophisme nous fait illusion, en ce que ces éloges des uns et ces critiques des autres ne sont qu'une ruse. Car nos ennemis nous donnent quelquefois des louanges, non pas malgré eux et contraints à cela par la force de la vérité; mais en choisissant cette espèce d'éloges dont tout l'effet est d'exciter la jalousie contre nous et de nous mettre en danger. Aussi chez les Grecs régnait je ne sais quelle superstition qui faisait croire que, lorsqu'une personne en louait une autre à mauvaise intention et en vue de lui nuire, il venait une pustule au nez de celle-ci. Il trompe encore en ce que ces éloges que nous donnent quelquefois nos ennemis, sont comme autant de petites préfaces à la faveur desquelles ils nous calomnient ensuite en toute liberté et en donnant carrière à leur malignité. D'un autre côté, ce sophisme trompe aussi, parce que certaines critiques de nos amis ne sont qu'une ruse. Car s'ils reconnaissent et publient de temps en temps les vices de leurs amis, ce n'est point du tout qu'ils y soient contraints par la force de la vérité; c'est au contraire qu'ils le font à dessein, et en choisissant cette espèce de critiques qui ne peuvent faire aucun tort à ceux qu'ils censurent, et pour faire croire qu'à tout autre égard, ce sont des hommes parfaits. Ce sophisme trompe encore en ce que ces critiques de nos amis (semblables en cela à ces éloges que nous donnent nos ennemis, et dont nous avons parlé) sont comme autant de préfaces à la faveur desquelles ils peuvent aussitôt après se répandre en éloges à notre sujet. SOPHISME. III. Ce dont la privation est bonne, est par cela même un mal; et par la même raison, ce dont la privation est mauvaise, est, par cela même, un bien. RÉFUTATION. Le faux de ce sophisme consiste en deux choses : en ce que le bien et le mal sont susceptibles de plus et de moins; et en ce que le bien peut succéder au bien, et le mal, au mal. Quand on accorderait qu'il a été utile au genre humain d'être privé de l'usage du gland, il ne s'ensuit pas que cet aliment soit mauvais; mais il se peut que Dodone soit Excellente, et que Cérès soit encore meilleure. Et quoique ç'ait été un mal pour le peuple de Syracuse d'être privé de Denys l'ancien, il ne s'ensuit point du tout qu'il ait été bon, mais seulement qu'il était moins méchant que Denys le jeune. Enfin à cause de la succession; car la privation d'un bien ne donne pas toujours lieu à un mal, mais quelquefois à un bien encore plus grand; par exemple ; lorsque la fleur tombe, le fruit lui succède. Et la privation d'un mal ne donne pas toujours lieu à un bien, mais quelquefois à un mal plus grand. Car Milon, en se débarrassant de son ennemi, perdit en même temps une abondante source de gloire. {Cfr. Cicéron, Pro Milone, XIII, 35} SOPHISME. IV. Ce qui est voisin du bon ou du mauvais, est, par cela même, bon ou mauvais. Ce qui est éloigné du bon, est mauvais; et ce qui est éloigné du mauvais, est bon. Car il n'est rien de plus ordinaire dans la nature, que de voir les choses qui se rapprochent par leur nature, se rapprocher aussi par le lieu. Au lieu que les choses contraires sont aussi séparées par de grandes distances, vu que chaque chose tend à s'associer ce qui lui est ami, et à écarter ce qui lui est ennemi. RÉFUTATION. Mais ce sophisme trompe de trois manières: 1°. à cause de l'appauvrissement; 2°. à cause de l'obscurcissement; 3°. à cause de la protection. A cause de l'appauvrissement; car ce qu'il y a de plus excellent, de plus grand, en chaque genre, attirant tout à soi, autant qu'il est possible, appauvrit ainsi tout ce qui l'avoisine, et le fait, en quelque manière, mourir d'inanition. Aussi voit-on rarement les arbrisseaux prospérer dans le voisinage des grands arbres. C'est encore avec beaucoup de justesse que quelqu'un a dit que "les valets des riches sont souverainement valets". Et c'est une assez bonne plaisanterie que celle de cet homme qui les comparaît aux vigiles qui touchent de fort près aux fêtes, et qui pourtant sont consacrées aux jeûnes. A cause de l'obscurcissement; en effet, on peut dire aussi que ce qu'il y a de plus éminent en chaque genre, en supposant même qu'il n'exténue et n'appauvrisse pas ce qui l'approche, ne laisse pas de l'obscurcir et de le mettre dans l'ombre. C'est également ce qu'observent les astronomes par rapport au soleil, lorsqu'ils prétendent que son aspect est bénin ; mais que sa conjonction et son approche est maligne. Enfin a raison de la protection; car ce n'est pas toujours en vertu de leur analogie et de la similitude de leur nature, que certaines choses se rapprochent et se réunissent; c'est quelquefois par la raison contraire. Car l'on voit aussi (surtout dans les relations civiles) "le mauvais se réfugier près du bon" {Ovide, L'art d'aimer, II, v. 662}, afin de se cacher et de jouir de sa protection. Aussi voit-on les plus grands scélérats chercher un asyle dans les temples des dieux et se réfugier à l'ombre de la vertu. Souvent le vice, en s'approchant de la vertu, parvient à se cacher. Au contraire, le bon s'agrège quelque fois au méchant, non à cause de leur analogie, mais afin de le convertir et de le changer en mieux. Aussi voyons-nous que les médecins fréquentent plus les malades que les hommes sains; et qu'on reprochait à notre Sauveur de fréquenter les publicains et les gens de mauvaise vie. SOPHISME. V. L'homme à qui ses concurrents, et le parti auquel les autres partis défèrent unanimement le second rang (tandis que chacun réclame le premier pour soi-même), paraît l'emporter sur les autres. Car c'est par intérêt que chacun s'arroge la première place ; au lieu qu'en assignant la seconde, on a égard à la vérité et au mérite. C'était a l'aide d'un semblable raisonnement que Cicéron tâchait de prouver que la secte des académiciens qui tenait l'acatalepsie, était la première des philosophies. Demandez, dit-il, à un stoïcien quelle est la première de toutes les sectes? il ne manquera pas de vous dire que c'est la sienne. Mais si vous lui demandez quelle est la seconde? il conviendra que c'est la secte académique. Faites la même question à un épicurien qui oserait à peine envisager un stoïcien; et après avoir placé sa secte au premier rang, il mettra l'académie au second. De même, lorsqu'une charge vient à vaquer, si le prince interrogeait chacun des compétiteurs à part, en lui disant : quel est celui qu'après vous-même, vous voudriez me recommander plus que tout autre? Selon toute apparence, leurs seconds voeux seraient tous pour le personnage le plus digne de cet emploi. RÉFUTATION. Ce sophisme trompe à cause de l'envie. En effet, la plupart des hommes, après eux-mêmes et leur faction, donnent la préférence à ceux qui leur paraissent avoir le moins de nerf et de courage, et dont ils ont eu le moins à se plaindre ; en haine de ceux qui les ont souvent insultés ou incommodés. SOPHISME. VI. Toute chose qui, dans son plus haut degré, et même dans son excès, est meilleure qu'une autre, doit être regardée comme meilleure dans tous ses degrés. C'est à ce principe que se rapportent toutes ces formules si usitées : "ne nous perdons pas dans les vagues généralités; comparons plutôt tel sujet particulier à tel autre sujet particulier", etc. RÉFUTATION. Ce sophisme paraît assez nerveux, et sent plus la dialectique que la rhétorique. Cependant il trompe quelquefois. 2°. Il est bien des choses dont le succès est fort incertain, et qui cependant, lorsqu'elles réussissent, l'emportent sur toutes les autres ; en sorte qu'à envisager leur genre, elles sont pires, parce qu'elles réussissent plus rarement et trompent souvent l'attente; mais à ne considérer que l'individu, lorsqu'elles s'y rencontrent, elles n'en ont que plus d'éclat. De ce nombre est le bouton de Mars, au sujet duquel les Français ont ce proverbe : "enfant de Paris et bouton de Mars, si un seul vient à bien, il en vaudra dix autres". C'est ainsi qu'on observe que ce sont les climats les plus chauds qui produisent les esprits les plus pénétrants; mais que ceux qui, dans les climats froids, se distinguent, l'emportent sur les génies les plus pénétrants des pays chauds. Il trompe, en second lieu, parce que la nature des choses est plus égale et plus uniforme dans certains genres et dans certaines espèces, que dans d'autres. De même, dans bien des armées, si l'affaire se décidait par autant de combats d'homme à homme, qu'il s'y trouve de couples, la victoire se porterait d'un côté; mais si l'on combattait d'armée à armée, elle se porterait de l'autre. En elles, il entre bien du hasard dans les degrés émiliens et dans les extrêmes; au lieu que les genres sont gouvernés par la nature ou la méthode. ll y a plus : en général, le métal est plus précieux que la pierre ; cependant le diamant est plus précieux que l'or. SOPHISME. VII. Ce qui conserve une chose en son entier, est bon; ce qui est sans retraite, est mauvais; car ne pouvoir se tirer d'une affaire où l'on est engagé, est un genre d'impuissance, et la puissance est un bien. C'est à ce sujet qu'Ésope a inventé cette fable de deux grenouilles qui, durant une grande sécheresse, ne trouvant d'eau nulle part, délibéraient sur ce qu'elles avaient à faire pour trouver une dernière ressource. Descendons dans ce puits si profond, dit l'une; il n'est pas probable que l'eau y manque : oui, lui répartit l'autre sur-le-champ; mais si par hasard il ne s'y trouve point d'eau, comment ferons-nous pour remonter? Le fondement de ce sophisme est que les actions humaines sont si incertaines et si hasardeuses, que le moyen qu'on regarde comme le meilleur, est celui qui ménage le plus de retraites. C'est à quoi ont trait ces formules si usitées : "vous serez tout-à-fait lié, vous ne pourrez plus vous tirer de là : quand il s'agit de la fortune, on n'en prend pas autant que l'on veut". RÉFUTATION. Ce sophisme trompe en ce que, dans les actions humaines, souvent la nécessité force à prendre une résolution quelconque. Car, comme quelqu'un l'a dit élégamment : "ne point prendre de parti, cela même est en prendre un". En sorte que souvent cette irrésolution nous jette-dans de plus grands embarras que si nous nous fussions décidés à quelque chose. Or, c'est une sorte de maladie de l'âme, qui nous semble avoir quelque analogie avec celle qu'on observe dans les avares; mais en la transportant du désir de retenir son bien au désir de rester maître de ses résolutions. Car, si l'avare ne veut pas jouir, c'est de peur de diminuer sa somme; et de même, si cette espèce de sceptique dont nous parlons, ne veut rien exécuter; et ne se décide point, c'est afin de rester maître de sa volonté. Le sophisme trompe, en second lieu, parce que la nécessité même et ce caractère décidé qui fait cure, "le dé est jeté", aiguillonne le courage, comme le pensait celui qui a dit : "égaux à vos ennemis à tout autre égard, vous avez de plus la nécessité qui vous rend supérieurs". {Tite-Live, Histoire de Rome, IV, 28} SOPHISME. VIII. Toute disgrâce qu'on s'attire par sa faute, est plus grande que celle qui vient de la faute d'autrui. La raison de cette maxime est que le repentir double notre malheur; au lieu que, lorsqu'on peut se dire à soi-même qu'on n'est pas malheureux par sa faute, cela seul est un grand sujet de consolation. Aussi voyons-nous les poètes exagérer et peindre, comme très voisin du désespoir, l'état d'angoisse d'un homme qui s'accuse lui-même, et dont le sentiment de sa faute fait le supplice. Il n'accuse que lui-même, et il s'écrie "qu'il est l'unique auteur de ses propres maux". {Virgile, L'Énéide, XII, 600} Au lieu que les malheurs d'un grand personnage sont fort allégés et fort adoucis par le sentiment qu'il a de son innocence et de son propre mérite. De plus, lorsque notre malheur vient des autres, nous sommes libres de nous plaindre; ce qui nous met à portée d'exhaler notre douleur, et la rend moins suffocante. En effet, lorsqu'on peut imputer son malheur à l'injustice des autres hommes, l'on est indigné, l'on rêve aux moyens de se venger, on implore la justice divine, ou on l'attend. Et même si c'est un coup de la fortune, on peut, jusqu'à un certain point, se soulager en accusant le destin. "Cette mère infortunée accuse les dieux et les astres cruels". {Virgile, Les Bucoliques, V, 23} Mais lorsque c'est par sa faute qu'on est tombé dans le malheur, alors les pointes de la douleur se tournent vers le dedans; elles fouillent plus avant dans notre âme, et y font des blessures plus profondes. RÉFUTATION. Ce sophisme trompe, 1°. en ce qu'on n'y a point égard à l'espérance, qui est le grand antidote de tous les maux. En effet, il est souvent en notre pouvoir de réparer nos fautes; quant à celles de la fortune, nous n'en sommes pas les maîtres. Aussi Démosthènes, parlant à ses concitoyens, leur tient-il souvent ce langage : "ce qui vous décourage, lorsque vous envisagez le passé, est ce qui doit vous encourager, si vous tournez vos regards vers l'avenir. De quoi s'agit-il donc ? de cela même que c'est votre propre faute, votre propre incurie qui a ruiné vos affaires; car si, en tout, vous eussiez fait ce qu'on avait droit d'attendre de vous, et que, malgré tous vos efforts, vos affaires fussent dans le triste état où elles sont, ce serait alors véritablement que vous auriez d'autant plus lieu de vous décourager, que vous n'auriez pas même l'espoir d'un mieux. Mais, attendu que ce sont vos propres fautes qui ont causé tous vos malheurs, soyez donc pleins de confiance, et espérez qu'en les réparant, vous recouvrerez cet état dont vous êtes déchus". De même Epictète, parlant des différents degrés de tranquillité d'âme, assigne le dernier rang à ceux qui accusent les autres; place immédiatement après, ceux qui s'accusent eux-mêmes; et met au premier rang, ceux qui n'accusent ni eux-mêmes ni les autres. En second lieu, ce sophisme trompe à cause de l'orgueil inné dans le coeur humain; orgueil tel qu'il est difficile d'amener les hommes à reconnaître leurs propres fautes. Et c'est pour s'épargner la honte d'un tel aveu, que ces maux où ils sont tombés par leur faute, sont quelquefois ceux qu'ils endurent avec le plus de patience. En effet, de même que nous voyons que, lorsqu'une faute ayant été commise, l'auteur est encore inconnu, tout le monde est excessivement irrité, et l'on fait grand bruit. Que si l'on vient à découvrir que le coupable est, ou un fils, ou une épouse, ou quelqu'autre personne aussi chère, à l'instant tout ce bruit cesse, et l'on ne dit mot. C'est ce qui nous arrive aussi lorsque quelque disgrâce méritée nous met dans la nécessité d'en rejeter la faute sur nous-mêmes ; et ce qu'on observe surtout dans les femmes, lorsque, contre l'avis de leurs parents ou de leurs amis, elles ont pris quelque parti qui ne leur réussit point; quelque disgrâce qui en soit la suite, elles la dissimulent avec le plus grand soin. SOPHISME. IX. Le degré de la privation semble plus grand que celui de la diminution ; et par la raison des contraires, le degré d'une chose qui commence, paraît plus grand que celui de son accroissement. C'est une règle en mathématique, que la raison de rien à quelque chose égale zéro. Ainsi les degrés du néant et de l'être paraissent plus grands que les degrés de l'accroissement et du décroissement. De même que c'est pour un borgne un plus grand malheur de perdre le seul oeil qui lui reste, que pour un homme qui a deux yeux, d'en perdre un; de même aussi un homme qui a eu plusieurs enfants, est plus affligé de la perte du dernier qui lui reste, que de la perte des premiers. Aussi la Sybille ayant brûlé deux de ses livres, doubla-t-elle le prix du troisième. Car la perte de ce dernier eût été un degré de privation, et non diminution. RÉFUTATION. Ce sophisme fait illusion en ce qu'il n'a pas égard aux choses dont toute l'utilité dépend d'une certaine quantité suffisante, d'une certaine proportion convenable; c'est-à-dire, consiste en une quantité déterminée. En effet, si vous êtes obligé, sous telle peine, de payer telle somme à une certaine échéance, vous serez plus affligé s'il ne vous manque qu'un seul écu, que si, en supposant que vous n'eussiez pu vous procurer ce même écu, il vous en manquait encore dix autres. De même lorsqu'on se ruine, le premier acte par lequel on commence à s'obérer et à entamer sa fortune, est plus préjudiciable que celui qui réduit à l'indigence. C'est à quoi se rapportent ces maximes si connues : "il est bien temps d'économiser, quand on voit le fond de sa bourse" {Sénèque, Lettres à Lucilius, I, 1, 5} ; "n'avoir rien du tout, ou avoir quelque chose qui ne sert à rien, c'est tout un". 2°. Ce sophisme trompe à cause de ce principe dont on voit tant d'exemples dans la nature, que "la corruption d'une chose est la génération de l'autre" : en sorte que le degré de dernière privation est quelquefois moins préjudiciable, parce qu'il nous excite à changer de conduite, et nous fait trouver de nouvelles ressources, ou nous force à les chercher. C'est de ce même principe que part Démosthène, dans cette plainte qu'il adresse si souvent à ses concitoyens : "Ces conditions si peu utiles et si peu honorables", leur dit-il, que Philippe vous impose et auxquelles vous vous soumettez, ne sont autre chose qu'un aliment de paresse et de lâcheté. Mieux vaudrait qu'une telle ressource vous manquât; car alors la nécessité même où vous seriez, éveillerait votre industrie, et vous forcerait à chercher d'autres ressources". Un médecin de notre connaissance, lorsque certaines femmes délicates se plaignaient à lui de leur mauvaise santé, en lui témoignant beaucoup d'aversion pour tous les remèdes, leur répondait plaisamment, quoiqu'avec un peu d'humeur "vous auriez besoin, mesdames, d'être tout-à-fait malades; car alors vous n'auriez plus de répugnance pour aucun remède". Il y a plus: le dernier degré de la privation ou de l'indigence peut être salutaire, non seulement pour éveiller l'industrie, mais aussi pour inspirer la patience. Quant au second membre de ce sophisme, il porte sur le même fondement que le premier; savoir, sur les degrés du néant et de l'être. C'est d'après ce principe qu'on attache tant d'importance aux commencements en toutes choses. "Celui qui a bien commencé, a fait la moitié de la besogne" {Horace, Épîtres, I, 2, 40}. De là aussi cette superstition des astrologues, qui jugent de la disposition et de la destinée d'un homme, par le moment précis de la naissance et de la conception. RÉFUTATION. Ce sophisme trompe, 1°. par la raison que, dans certains cas, les commencements ne sont autre chose que ce qu'Epictète, dans sa philosophie, appelle des "essais", c'est-à-dire, "des premières ébauches", qui ne sont rien par elles-mêmes, si on ne les réitère et si on ne continue. Ainsi, dans ce cas, le second degré est plus important et plus puissant que le premier. C'est ainsi que, dans les charriots, nous voyons que le dernier cheval contribue plus que le premier au mouvement de la voiture. Et ce n'est pas une sentence inepte que celle qui dit que c'est "l'invective rendue qui est cause du combat". En effet, sans la réplique, la première injure tomberait d'elle-même. Ainsi c'est la première qui a donné naissance au mal; mais c'est la dernière qui en a ôté toute mesure. Ce sophisme trompe encore si cause du mérite de la persévérance qui est dans la continuation, et non dans le premier acte. Le hasard ou la nature peuvent enfanter le premier élan; mais il n'est qu'une affection bien mûre et un jugement solide qui puissent produire la constance. 2°. Il trompe par rapport aux choses dont la nature et le cours ordinaire est en sens contraire de la chose commencée; en sorte que l'effet des premiers actes est perpétuellement détruit, si l'on n'emploie perpétuellement les forces qu'on employa d'abord; c'est ce que dit cette maxime si connue : "ne pas avancer, c'est reculer; ne pas gagner, c'est perdre"; comme il arrive à ceux qui courent en gravissant une montagne, ou qui rament dans la direction contraire à celle des eaux qui se portent vers un gouffre. Au contraire, si celui qui court, suit la pente de la montagne; et celui qui rame, le cours de l'eau ; c'est alors le premier acte qui joue le plus grand rôle : or, cette couleur-là ne s'étend pas seulement de ce degré conçu comme allant de la puissance à l'acte, comparé avec le degré conçu comme allant de l'acte à l'accroissement; mais aussi au degré qui va de l'impuissance à la puissance, comparé au degré qui va de la puissance à l'acte : car le degré de l'impuissance à la puissance, est plus grand que le degré de la puissance à l'acte. SOPHISME; X. Ce qui se rapporte à la vérité, est plus grand que ce qui ne se rapporte qu'à l'opinion. Or, la manière et le signe des choses qui ne tiennent qu'à l'opinion, consistent en ce que si l'on ne se croyoit vu on ne les ferait pas. C'est ainsi que les Épicuriens prononçaient sur cette félicité que les Stoïciens plaçaient dans la vertu; qu'elle ressemblait à la félicité dont jouit un histrion sur la scène; lequel, si les yeux et les applaudissements des spectateurs l'abandonnent, perd aussitôt courage ; aussi, pour avilir la vertu, la qualifiaient-ils de "bien théâtral". Il en est autrement des richesses, au sujet desquelles certain homme s'exprimait ainsi : "le peuple me siffle, je le sais; mais moi, je m'applaudis" {Horace, Satires, I, 1, 66}. il en faut dire autant de la volupté. "Renfermant sa douce joie dans le fond de son coeur, et ne laissant paraître sur son visage que la honte" {Théocrite}. RÉFUTATION. Le prestige de ce sophisme est un peu subtil, quoiqu'il soit facile de répondre à l'exemple qu'on allègue pour l'appuyer; car ce n'est pas simplement en vue du souffle et de l'approbation populaire, qu'on préfère la vertu, attendu qu'il est un précepte qui dit, "qu'il faut se respecter soi-même plus que tout autre". En sorte qu'un homme de bien sera le même dans la solitude et sur le théâtre; quoiqu'il se puisse que les louanges tendent un peu plus les ressorts de sa vertu, de même que la chaleur est augmentée par la réflexion; mais si cette observation suffit pour infirmer la supposition, ce n'est pas assez pour démêler le faux du sophisme : or, voici en quoi consiste ce faux. En accordant même que la vertu, surtout celle qui a des travaux et des combats à soutenir, ne soit préférée qu'en vertu des éloges et de la réputation qui l'accompagnent, il ne s'ensuivrait nullement, par rapport à cet appétit et à ce mouvement qui porte vers elle qu'on ne la recherche pas pour elle-même; car la réputation pourrait n'être qu'une simple cause impulsive, ou "sine qua non", et non une cause efficiente ou constituante. Par exemple, supposons qu'on ait deux chevaux, dont l'un, sans qu'on fasse usage de l'éperon, exécute tous les mouvements qu'on lui demande; et l'autre, moyennant l'éperon, surpasse de beaucoup l'autre : ce dernier, je pense, emportera la palme, et passera pour le meilleur cheval; et il n'est point d' homme d'un jugement sain qui fût porté à changer d'opinion sur ce point par cette formule : "fi de ce cheval dont l'âme est dans les éperons du cavalier" ! Car l'éperon étant un instrument dont un cavalier ne manque guère, instrument qui d'ailleurs n'est ni d'un grand poids ni fort embarrassant, quoiqu'un cheval ait besoin d'être piqué, il n'en devra pas être moins estimé; et cet autre qui, sans le secours de l'éperon, fait merveilles, n'en est pas meilleur pour cela; on peut dire seulement qu'il est plus fin. C'est ainsi que la gloire et l'honneur sert à la vertu d'aiguillon et d'éperon ; et quoique la vertu, sans ce mobile, en devint peut-être un peu plus languissante, néanmoins, comme il est toujours sous sa main, sans même être appelé, rien n'empêche qu'on ne souhaite d'aimer et rechercher la vertu pour elle-même. C'est donc avec raison qu'on relève cette assertion : "la preuve que dans le choix d'une chose on est déterminé par l'opinion, et non par des motifs de vertu, c'est que, si l'on n'était pas vu, on ne la ferait pas". SOPHISME. XI. Ce qu'on a acquis par son propre travail et sa propre vertu, est un plus grand bien; ce qu'on doit aux bienfaits d'autrui, ou à la faveur de la fortune, est un moindre bien. Voici les raisons sur lesquelles on peut appuyer cette maxime : 1°. l'espérance par rapport à l'avenir. Car la faveur des autres et le vent favorable de la fortune sont des choses sur lesquelles on ne peut guère compter; au lieu que notre propre industrie et notre propre vertu sont toujours en notre disposition, en sorte que lorsque nous avons acquis quelque bien par ce moyen, il nous reste le même instrument tout près pour de nouveaux usages ; instrument que l'habitude et d'heureux succès rendent d'un meilleur service. En second lieu, lorsque nous devons quelque avantage au bienfait des autres, nous contractons en cela une dette envers les autres; au lieu que ce que nous avons acquis par nous-mêmes, ne porte avec soi aucune charge; et même si la bonté divine répand sur nous quelque grâce, cette faveur exige aussi de notre part quelque rétribution, genre d'obligation qui pèse aux impies et aux hommes dépravés; au lieu que par rapport au premier genre de succès, ils éprouvent ce sentiment que le prophète leur attribue, lorsqu'il dit : "ils se réjouissent, ils triomphent, rendant hommage à leurs pièges, et sacrifiant à leurs filets" {Habacuc, I, 15,16}. En troisième lieu, ce qui n'est point le fruit de notre propre vertu, ne produit pour nous aucun éloge, aucune marque d'estime. Quant aux succès que nous devons à la fortune, ils peuvent bien exciter une certaine admiration, mais ils ne nous procurent aucun éloge; et c'est ce que Cicéron fait entendre à César, lorsqu'il lui dit : "nous avons assez de choses à admirer, nous en attendons que nous puissions louer". En quatrième lieu, ce que nous devons à notre propre industrie, ce n'a pas été sans travail et sans contention que nous l'avons acquis ; ce qui a en soi je ne sais quoi de suave, comme l'observe Salomon : "bien doux est l'aliment qu'on doit à sa chasse". RÉFUTATION. Mais on trouve quatre couleurs contraires, qui font pencher la balance du côté opposé, et qui peuvent être regardées comme autant de réfutations des premières. 1°. Les succès que nous ne devons qu'à notre bonheur, sont une sorte de signe et de caractère de la faveur divine. Or , ce bonheur embrasse également ces choses fortuites auxquelles la vertu peut à peine aspirer. Nous en voyons un exemple dans ce mot de César au patron de barque dont il voulait ranimer le courage. "Tu portes César et sa fortune" {Plutarque, Oeuvres morales, De la fortune des Romains, 6}, lui dit-il. S'il lui eût dit : tu portes César et sa vertu, c'eût été une bien froide consolation pour un homme que la tempête mettait dans le danger le plus imminent. En second lieu, ce qui procède de notre propre vertu et de notre propre industrie, peut être imité, et est ainsi à la portée des autres; mais le bonheur est une chose inimitable, et c'est en quelque manière une prérogative de l'individu. Aussi voyons-nous qu'on préfère ce qui découle de la seule nature à ce qui n'est que l'effet de l'art, parce que les productions du premier genre ne sont pas susceptibles d'être imitées. Car ce qui est imitable est au pouvoir de tout le monde. En troisième lieu, ces avantages que nous ne devons qu'à notre bonheur, semblent être des biens gratuits, et non achetés par le travail; au lieu que ce que l'on doit à sa propre vertu, semble avoir coûté. Et c'est avec beaucoup d'élégance que Plutarque parlant des exploits de Timoléon (mortel singulièrement heureux dans ses entreprises), ét les comparant avec ceux d'Agésilas et d'Epaminondas, ses contemporains, dit "qu'ils ressemblaient aux vers d'Homère, lesquels, outre qu'en eux-mêmes ils étaient excellents, avaient de plus cela de propre qu'ils coulaient de source, et sentaient le génie" {Plutarque, Vie de Timoléon, 36}. En quatrième lieu, les succès qu'on n'avait pas espérés, et qui trompent l'attente, sont plus agréables, et répandent dans notre coeur une joie plus vive et plus douce: or, c'est ce qu'on ne peut dire des succès qu'on ne doit qu'à ses propres soins et à sa propre peine. SOPHISME. XII. Ce qui est composé d'un grand nombre de parties divisibles, parait plus grand que ce qui a peu de parties, et se rapproche davantage de l'unité; car tout ce que l'on considère par parties, semble plus grand. Ainsi, la pluralité de parties porte avec elle une idée de grandeur. Or, cette pluralité de parties fait encore plus d'effets, lorsque ces parties sont sans ordre; car ce désordre finit que le tout semble infini, et qu'un ne peut l'embrasser. Le prestige de ce sophisme est visible au premier coup d'oeil et comme palpable ; car ce n'est pas seulement la pluralité de parties, c'est aussi la grandeur de ces mêmes parties qui peut faire paraître le tout plus grand. Néanmoins ce sophisme ne laisse pas d'entraîner l'imagination ; il y a plus, il tend un piège aux sens. En effet, un chemin situé dans une plaine où l'on ne rencontre aucun objet qui puisse rompre la vue, paraît au premier coup d'oeil, plus court qu'un chemin de même longueur, situé dans un canton où l'on voit en même temps des arbres, des édifices et d'autres objets, qui peuvent mesurer et diviser l'espace : c'est ainsi que lorsqu'un homme qui a du comptant, a une fois séparé et mis en ordre ses coffres et ses sacs, cette distribution impose à son imagination , et il lui semble qu'il est plus riche. C'est aussi un moyen pour amplifier les choses, que de les diviser en plusieurs portions et de les traiter chacune à part. Mais ce qui remplit encore davantage l'imagination, c'est de les placer confusément et sans ordre; car cette confusion fait naître une idée de multitude, vu que, lorsqu'on montre, on propose ces choses avec ordre, cela même a le double effet de les faire paraître plus limitées, et d'assurer qu'on n'a rien oublié. Au lieu que celles qu'on présente confusément, outre qu'alors elles paraissent en plus grand nombre, donnent de plus lieu de soupçonner qu'il reste encore bien des choses qu'on a supprimées. RÉFUTATION. Ce sophisme trompe de plus d'une manière. 1°. Lorsque, par l'effet d'une certaine prévention, une chose paraît plus grande qu'elle n'est réellement ; car alors la distribution même détruit cette fausse opinion, elle fait paraître la chose telle qu'elle est et sans exagération. Aussi voyons-nous que, lorsqu'on est malade ou souffrant, les heures paraissent plus longues si l'on est sans horloge ou sans clepsidre , que si l'on avait des instruments pour mesurer le temps. Car si l'ennui et la douleur occasionnés par la maladie, nous font paraître le temps plus long qu'il n'est réellement, la mesure de ce temps corrige cette erreur et le fait paraître plus court. C'est ainsi que, dans une plaine, il arrive quelquefois le contraire de ce que nous disions; car, quoique cette route, faute d'objets qui la divisent, paraisse plus courte qu'elle n'est réellement; cependant, si, d'après cette idée, s'étant d'abord imaginé qu'on avait moins de chemin à faire, l'on vient ensuite à découvrir son erreur, le chemin alors paraîtra beaucoup plus long qu'il n'est réellement, il semblera ne jamais finir. Ainsi, lorsque quelqu'un se fait une idée exagérée de la grandeur d'un objet, voulez-vous entretenir cette idée, gardez-vous des distributions, et amplifiez la chose en présentant le tout. Ce sophisme trompe encore, lorsque les parties de ce tout qu'on a divisé, sont fort dispersées, et de manière qu'elles ne peuvent frapper la vue toutes ensemble : aussi lorsque, dans un jardin, les fleurs sont distribuées en plusieurs plates-bandes, cette distribution les fait paraître en plus grand nombre, que si elles croissaient toutes ensemble sur une seule plate-bande; pourvu toutefois que ces plates-bandes se présentent toutes ensemble à la vue; sans quoi leur réunion ferait plus d'effet que leur morcèlement. C'est ainsi qu'un homme dont les terres et les possessions sont réunies dans un seul arrondissement, paraît plus riche ; si elles étaient dispersées, il ne serait pas si facile de les voir toutes à la fois. Ce sophisme trompe en troisième lieu, à cause de la prééminence de l'unité sur la multitude. Car toute composition est de tous les signes d'indigence le plus certain ; et c'est ce qui a fait dire : telles choses qui, étant prises une à une, ne sont bonnes à rien, ne laissent pas, étant réunies en grand nombre, d'être fort utiles {Ovide, Les remèdes à l'amour, v. 420}. Ainsi le premier rôle est celui de Marie. "Marthe, Marthe, vous vous mêlez de trop de choses, c'est assez d'une" {Luc, X, 41, 42}. De là cette fable d' Ésope sur le chat et le renard. Le renard se vantait d'avoir beaucoup d'expédients et de faux-fuyants pour échapper aux chiens; à quoi le chat répondait : pour moi, je n'en ai qu'un sur lequel je compte beaucoup; c'est quelque peu de facilité à grimper. Et l'événement prouva que ce moyen unique valait mieux que les mille rubriques du renard. De là ce proverbe : "le renard sait bien des choses; le chat n'en sait qu'une, mais qui les vaut toutes" {Érasme, Les Adages, I, 5, 18}. C'est ce que fait aussi entendre la moralité de cette fable; car un seul ami fidèle et puissant est une ressource plus assurée que tous les expédients et toutes les petites ruses. Ce peu d'observations doivent suffire à titre d'exemples, et il nous reste un assez grand nombre de ces couleurs que nous rassemblâmes durant notre première jeunesse; mais sans ornements et sans réfutations. Mais pour le moment, nous n'avons pas le loisir de les orner. Or, de présenter ces couleurs-là toutes nues et sans leurs décorations (tandis que celles-ci se présentent, pour ainsi dire, toutes vêtues), ce serait manquer à la convenance. Au reste, nous observerons que ce genre de composition, quelque idée qu'on puisse s'en faire, ne laisse pas (du moins à notre sentiment) d'être d'un assez grand prix, attendu qu'il participe de la philosophie première, de la politique et de la rhétorique. Mais en voilà assez sur les signes populaires, ou couleurs du bien et du mal apparent, tant absolu que comparé. La seconde collection, qui appartient à l'art de s'approvisionner, et qui est aussi à suppléer, c'est celle que Cicéron, comme nous le disions plus haut dans la logique, a en vue, lorsqu'il recommande d'avoir sous sa main des lieux-communs pour et contre, tout médités et tout travaillés. Par exemple, pour les paroles de la loi, pour l'esprit de la loi, et pour nous, ce précepte, nous l'étendons à d'autres genres, et pensons qu'on doit le suivre, non seulement dans le genre judiciel, mais même dans les genres délibératif et démonstratif. En un mot, ces lieux, qui sont d'un si fréquent usage pour les preuves et les réfutations, les persuasions et les dissuasions, les éloges et les critiques, nous voulons absolument qu'on les ait tout prémédités, et qu'avec toutes les forces de son esprit, on s'efforce d'exalter et de rabaisser les choses, et de les exagérer avec une sorte d'adresse quelque peu friponne. Et quant à la manière de former cette collection, tant pour la rendre d'un usage plus commode, que pour en diminuer le volume, le mieux serait de la resserrer, en la réduisant à un certain nombre de sentences aiguës et concises, qui seraient comme autant de pelotons, dont on pourrait ensuite, dans des discours plus étendus, développer le fil autant qu'on voudrait. C'est un soin que Sénèque aussi n'a pas manqué de prendre, mais seulement par rapport aux hypothèses et aux cas qui peuvent survenir. Comme nous avons beaucoup de matériaux en ce genre, nous avons cru devoir en offrir ici quelques parties à titre d'exemples; nous les désignerons sous le nom de pour et contre.