[6,2] CHAPITRE II. La doctrine sur la méthode du discours est constituée comme une partie principale et substantielle de la traditive; on la qualifie de prudence de la traditive. Dénombrement des divers genres de méthodes, avec leurs avantages et leurs inconvénients. Passons à la doctrine sur la méthode du discours; c'est une science que l'on traite ordinairement dans la dialectique, dont on la regarde comme une partie. Elle a aussi trouvé place dans la rhétorique sous le nom de disposition. Mais l'usage où l'on est de la mettre ainsi au service des autres sciences, a été cause qu'on a omis une infinité de choses qui s'y rapportent et qui seraient utiles. C'est pourquoi nous avons cru devoir constituer une doctrine positive et principale de la méthode, et nous la désignons sous le nom général de prudence de la traditive. Ainsi la méthode ayant une grande diversité de genres, nous en donnerons plutôt l'énumération que la division. Quant à la méthode unique et aux perpétuelles dichotomies, il est inutile d'en parler ici ; ce ne fut qu'une sorte de nuage scientifique qui passa rapidement; c'est un genre de méthode tout-à-fait superficielle et nuisible aux sciences. En effet, lorsque les hommes de cette trempe tordent les choses pour les ajuster aux lois de leur méthode, et qu'ils suppriment ou contournent, en dépit de la nature, tout ce qui ne se moule pas dans leurs dichotomies, ils font que les amandes et les graines des sciences leur échappent, et qu'il ne leur reste dans les mains que des noyaux, que des gousses desséchées et entièrement vides. Ce genre de méthodes n'enfante que de stériles simplifications, et ruine tout ce que les sciences ont de solide. Constituons donc la première différence de la méthode, de manière qu'elle se divise en magistrale et initiative. Or, quand nous employons ce mot d'initiative, notre idée n'est pas que la dernière ne sert que pour enseigner les éléments des sciences; et la première, pour transmettre la science en son entier. Mais, au contraire, empruntant un terme des choses sacrées, nous tenons pour initiative, celle dont l'office est de découvrir et de dévoiler les mystères des sciences. Car la méthode magistrale apprend l'user de ce qu'on enseigne, et l'initiative apprend plutôt à le soumettre à l'examen : l'une adresse ses leçons au vulgaire des disciples; l'autre, aux enfants de la science : enfin l'une a pour but la manière de faire usage des sciences en les laissant telles qu'elles sont; et l'autre a pour objet leur continuation et leur avancement. La dernière de ces méthodes est une sorte de route abandonnée et inaccessible. Car à la manière dont on s'y prend même aujourd'hui pour enseigner les sciences, et les maîtres et les disciples semblent réunir leurs efforts et s'entendre pour entasser des erreurs. En effet, celui qui enseigne a grand soin de choisir une méthode dont l'effet soit qu'on ajoute foi à ce qu'il dit, et non une méthode qui le rende plus facile à examiner; et celui qui apprend, n'est pas fâché que le maître lui donne l'exemple de ne pas s'attacher à des recherches trop rigoureuses; et il a plus à coeur de ne point douter, que de ne point se tromper. En sorte que le maître, séduit par l'amour de la gloire, prend bien garde de déceler le faible de sa science, et que le disciple, en haine du travail, ne veut pas éprouver ses forces. Cependant la science qu'on transmet comme une toile à ourdir, doit être insinuée dans l'esprit des disciples, par la même méthode qui a guidé les premiers inventeurs. Or, cette marche-là même, on pourrait sans contredit la suivre dans la science acquise par voie d'induction; mais, dans cette autre science anticipée et prématurée, qui est en usage, lorsqu'on a acquis des connaissances en la suivant, il ne serait pas facile de dire comment l'on y est arrivé. Cependant nul doute que du plus au moins l'on ne puisse réviser sa propre science, repasser par la route qu'on a suivie en acquérant des connaissances, vérifier les consentements qu'on a donnés successivement, et par ce moyen transplanter la science dans l'esprit du disciple, comme elle a germé dans l'esprit du maître. Et il en est, sur ce point, des arts comme des plantes. Si votre dessein n'est que de faire usage d'une plante, vous ne vous occupez guère de la racine. Mais, si votre dessein est de la transplanter dans un autre sol, il est plus sûr d'employer, dans cette vue, les racines que les rejetons. C'est ainsi que les méthodes d'exposition aujourd'hui en usage, présentent des espèces de troncs scientifiques; troncs fort beaux, â la vérité, et d'un très bon service pour le charpentier, mais tout-à-fait inutiles au planteur. Que si vous voulez voir croître la science, laissez là ces troncs; tâchez seulement d'enlever les racines bien intactes et avec un peu de cette terre qui s'y attache. Or, ce genre d'exposition dont nous parlons, a quelque analogie avec cette méthode que suivent les mathématiciens, dans ce sujet qui leur est propre; mais à parler en général, je ne vois pas que rien de semblable soit en usage, ni que personne se soit appliqué sérieusement à cette recherche. Ainsi, nous la compterons parmi les choses à suppléer, et nous l'appellerons tradition, transmission de la lampe, ou méthode consacrée aux enfants de la science. Suit une autre différence, qui paraît avoir de l'affinité avec l'intention précédente, mais qui, dans le fait, y est presque opposée ; car ces deux méthodes ont cela de commun, qu'elles séparent le vulgaire des auditeurs d'avec les disciples d'élite; et cela d'opposé, que la première .montre tout à découvert, au lieu que l'autre use de certains voiles. Disons donc, en partant de cette différence, que l'une est une méthode exotérique; et l'autre, une méthode acroamatique. En effet, cette différence que les anciens ont mise principalement dans les livres qu'ils publiaient, nous la transporterons à la méthode d'enseignement. De plus, cette méthode acroamatique fut fort en usage chez les anciens, et ce fut avec beaucoup de prudence et de jugement qu'ils l'employèrent; mais ce genre d'exposition acroamatique ou énigmatique a été avili, dans ces derniers temps, par certains auteurs qui en ont abusé, comme d'un faux jour, pour débiter plus aisément leurs marchandises contrefaites. Le but de cette méthode mystérieuse, et de ce voile dont elle couvre tout, paraît être d'écarter du sanctuaire des sciences le vulgaire (le vulgaire profane s'entend), et de n'y donner entrée qu'à ceux qui, ou aidés par les maîtres, devineraient le sens des paraboles, ou pourraient, par leur seule pénétration et leur propre sagacité, percer ces voiles. Suit une autre différence, qui est de la plus grande importance dans les sciences; c'est celle qui distingue l'exposition sous forme d'aphorismes, de l'exposition méthodique. Car ce qui mérite surtout d'être observé, c'est cette mauvaise habitude où sont la plupart des hommes, de s'emparer d'un petit nombre d'axiomes et d'observations sur quelque sujet que ce soit, et d'en composer un fantôme d'art complet et imposant, en le renflant de je ne sais quelles réflexions de leur crû, en le décorant d'exemples éclatants, et liant tout cela à l'aide du fil de la méthode. Cependant cette autre méthode d'exposition sous forme d'aphorismes, porte avec soi une infinité d'avantages auxquels n'atteint point l'exposition méthodique. 1°. Elle donne une idée de la capacité de l'écrivain, et met à portée de juger s'il n'a fait qu'effleurer cette science qu'il traite, ou s'il s'en est pénétré bien profondément. Il est force que ces aphorismes, sous peine d'être tout-à-fait ridicules, soient tirés des profondeurs, de la moelle même des sciences. Car là il n'est plus question d'embellissements et de digressions ; plus de fil ni d'enchaînement de conséquences, plus de pratique détaillée : en sorte qu'il ne reste plus, pour la matière des aphorismes, qu'une riche collection d'observations. Aussi ne sera-t-on pas en état de composer des aphorismes, et même n'y songera-t-on pas, si l'on ne se sent la tête meublée de connaissances aussi étendues que solides. Mais dans l'usage de la méthode, "la liaison et l'enchaînement a tant de pouvoir, et il est tant d'honneur attaché au talent de traiter les sujets communs" {Horace, L'art poétique, v. 242}, qu'on trouve ainsi moyen de donner un certain vernis scientifique à des choses qui, pour peu qu'on les analysât et qu'on les considérât une à une, et toutes nues, se réduiraient presque à rien. En second lieu, l'exposition méthodique, bonne pour surprendre la croyance et l'assentiment des disciples, ne fournit pas d'indications pour la pratique; attendu qu'elle présente une sorte de démonstration en cercle et de tout, dont les parties s'éclairent réciproquement, et c'est en quoi elles plaisent davantage à l'entendement. Cependant, comme, dans la vie ordinaire, les actions sont éparses, et non arrangées dans un ordre marqué, les documents épars s'y rapportent mieux, et sont plus utiles pour les diriger. Enfin, ces aphorismes présentant les sciences comme par pièces et par morceaux, ils invitent le lecteur à y ajouter quelque chose du sien. Au lieu que l'exposition méthodique leur donnant l'air d'être complètes, jette les hommes dans la sécurité, et les porte à croire qu'ils ont saisi le tout. Suit une autre différence, qui est aussi d'un grand poids ; et c'est celle qui se trouve entre deux sortes d'expositions dont l'une présente les assertions avec leurs preuves, et l'autre les questions avec leurs solutions. Quant à cette dernière méthode, lorsqu'on s'y attache excessivement, elle ne nuit pas moins au progrès des sciences, que ne nuirait et ne ferait obstacle à la marche et aux succès d'une armée un général qui s'amuserait à attaquer tous les petits châteaux et toutes les bicoques qu'il trouverait sur son chemin. En effet, si vous gagnez la bataille, et vous attachez constamment au fort de cette guerre, toutes ces petites places capituleront d'elles-mêmes. Il faut convenir pourtant qu'il ne serait pas trop sûr de laisser derrière soi quelque ville grande et fortifiée. C'est ainsi que, dans l'exposition des sciences, il faut, en y entremêlant les réfutations, n'en user qu'avec épargne, et seulement pour ruiner les fortes préoccupations, les gros préjugés; mais nullement pour exciter et provoquer les doutes les plus légers. Suit une autre différence de méthode, qui consiste à bien approprier cette méthode au sujet qu'on traite. Car autre est la manière dont on enseigne les mathématiques, qui sont ce que, dans les sciences, il y a de plus abstrait et de plus simple, autre, la manière d'enseigner la politique, qui est ce qu'il y a de plus embarrassé et de plus compliqué; et comme nous l'avons déjà dit, une méthode uniforme ne convient point du tout dans une matière très diversifiée. Quant à nous, par la même raison que nous avons approuvé la topique particulière dans l'invention, nous voulons qu'on emploie aussi, jusqu'à un certain point, des méthodes particulières dans l'exposition. Suit une autre différence de méthode dans l'exposition des sciences, méthode qu'il faut employer avec jugement; c'est celle qui profite des lumières et des vues sur la science à enseigner, qui ont été d'avance comme versées et fixées dans les esprits. Car autre est la manière dont on doit enseigner une science qui est tout-à-fait nouvelle et étrange pour les disciples, autre est la méthode qui convient à une science qui a de l'affinité avec les opinions dont leur esprit est déjà imbu , et qui est, pour ainsi dire, de la même famille. Aussi Aristote, lorsqu'il veut, sur ce point, railler Démocrite, ne fait-il réellement que lui donner un éloge; "voulons-nous, lui dit- il, disputer sérieusement? Eh ! laissons-là les similitudes" {Aristote, Éthique à Nicomaque, VI, 3 p. 1139}; lui reprochant ainsi de faire un trop grand usage des comparaisons : cependant ceux dont les opinions sont déjà basées sur les opinions populaires, n'ont autre chose à faire que de bien poser la question, et de prouver ce qu'ils avancent. Au contraire, ceux dont les dogmes s'élèvent au-dessus de ces opinions populaires, ont deux choses à faire : 1°. de faire bien entendre ce qu'ils veulent dire, puis de prouver leurs assertions, en sorte que c'est une nécessité pour eux de recourir aux similitudes et aux métaphores, afin de s'insinuer dans les moindres esprits. Aussi voyons-nous que, durant l'enfance des sciences, et dans les siècles les plus grossiers, temps où ces principes, aujourd'hui triviaux et rebattus, étaient encore nouveaux, et paraissaient étrangers, tout était plein de paraboles et de similitudes : autrement que fût-il arrivé ? qu'on n'eût pas remarqué ces nouvelles propositions, et qu'on n'y eût pas fait l'attention qu'elles méritaient, ou qu'on les eût rejetées comme autant de paradoxes. En effet, c'est une sorte de règle dans la traditive, que toute science qui ne s'ajuste pas aux idées qui la précèdent dans les esprits, doit emprunter le secours des similitudes et des comparaisons. Voilà donc ce que nous avions à dire sur les divers genres de méthodes, je veux dire, sur ceux que d'autres jusqu'ici n'avaient pas indiqués. Car pour ce qui est de ces autres méthodes, l'analytique, la systatique, la diéritique, ainsi que des méthodes cryptiques, homériques et d'autres semblables, elles ont été heureusement imaginées et appliquées, et je ne vois aucune raison pour nous y arrêter: Voilà donc les divers genres de méthode. Quant à ses parties, elles se réduisent à deux; savoir: celle qui regarde la disposition de l'ouvrage entier, ou du sujet du livre, et celle qui a pour objet la limitation des propositions. Car l'architecture ne doit pas seulement s'occuper de la structure de l'édifice pris en entier; mais aussi de la forme des colonnes, des poutres et autres parties semblables. Or, la méthode est comme l'architecture des sciences. Dans cette partie-ci, Ramus {Pierre de La Ramée (1515-1572) dit Petrus Ramus} a rendu de plus grands services, en renouvellent ces excellentes règles, {- - -} qu'en voulant à toute force faire adopter sa méthode unique et ses dichotomies. Mais je ne sais en vertu de quel malheureux destin il se fait que ce qu'il y a de plus précieux dans les choses humaines (comme les poètes le feignent souvent), est toujours confié aux pires gardiens. Ce sont certainement les tentatives pénibles qu'a faites Ramus pour perfectionner les propositions qui l'ont jeté dans ces abrégés, et l'ont fait donner sur ces bas-fonds; car il faut travailler sous les plus favorables auspices, et être guidé par le plus heureux génie, pour oser se mêler de rendre conversibles les axiomes, sans les rendre en même temps circulaires, et tels qu'ils reviennent sur eux-mêmes. Je ne disconviendrai pourtant pas que le travail de Ramus, sur cette partie, n'ait eu son utilité. Mais il reste deux autres espèces de limitations des propositions, outre celles qui servent à les rendre conversibles; l'une regarde leur extension; l'autre, leur prolongement; car, si l'on y fait bien attention, l'on trouve que les sciences, outre la profondeur, ont encore deux autres dimensions; savoir, la largeur et la longueur: la profondeur se rapporte à leur vérité et à leur réalité; car ce sont ces conditions qui donnent aux connaissances de la solidité. Quant aux deux autres, la largeur doit être prise et mesurée d'une science à l'autre, et la longueur se prend de la proposition la plus élevée jusqu'à la plus basse, dans une même science. L'une considère les bornes et les limites de chaque science : elle apprend à traiter les propositions dans leur véritable lieu, et à ne point confondre les genres, à éviter les répétitions, les digressions, et toute espèce de confusion. L'autre donne des règles pour savoir jusqu'à quel point, jusqu'à quel degré de particularité l'on doit déduire les propositions des sciences. Au reste, nul doute qu'en ceci l'on se doive laisser quelque chose à faire à l'exercice et à la pratique, et il nous faut tâcher d'éviter l'excès où a donné Antonin le pieux; de peur d'être comme lui de ces gens qui "coupent en quatre un grain de millet", et de multiplier minutieusement les divisions. Ainsi il est bon de savoir comment nous nous gouvernons nous-mêmes sur ce point. Car nous voyons que les principes trop généraux, si l'on n'en tire des conséquences, donnent peu de lumières, et qu'elles ont plutôt l'inconvénient d'exposer les sciences au mépris des praticiens, attendu que ces généralités ne servent pas plus dans la pratique, que la chorographie universelle d'Ortélius {Abraham Ortell [Ortel, Ortels, Ortelius), né à Anvers, le 14 avril 1527 et décédé dans cette ville le 28 juin 1598} ne sert pour montrer le chemin de Londres à York. C'est avec assez de justesse que l'on compare les meilleures règles aux miroirs de métal , où, à la vérité, l'on voit les images, mais seulement après qu'ils ont reçu le poli. C'est ainsi qu'enfin les règles et les préceptes deviennent utiles, lorsqu'ils ont été sous la lime de l'exercice. Que si pourtant l'on pouvait, dès le commencement, en les polissant suffisamment, leur donner une certaine netteté, une limpidité en quelque manière cristalline, ce serait ce qu'on pourrait faire de mieux, vu qu'alors on n'aurait pas besoin d'un exercice si assidu. Voilà donc ce que nous avions à dire sur la science de la méthode, que nous avons désignée par le nom de prudence de la traditive; mais ce qu'il ne faut pas oublier ici, c'est que certains personnages, qui avaient plus d'enflure que de véritable science, ont pris bien de la peine pour nous procurer une méthode qui ne mérite certainement pas ce nom, et qu'on doit plutôt regarder comme une imposture méthodique; méthode qui ne laisse pas d'être du goût de certaines gens, qui se piquent de tout savoir. Elle consiste à arroser de quelques gouttes de science des matières qu'on n'entend pas, ce qui donne à un demi-savant l'air de les entendre, et lui sert à se faire valoir. Tel est l'art de Lulle, telle la typo-cosmie, que certains auteurs ont fabriquée avec tant de peine ; qui n'est qu'un amas de mots techniques, collection dont tout l'avantage consiste en ce qu'un homme qui est familier avec les termes de l'art, paraît avoir appris l'art même; mais un ramas de cette espèce ressemble à la boutique d'un chiffonnier, où l'on trouve assez de pièces et de loques, mais pas un morceau qui soit de quelque prix.