[5,5] CHAPITRE V. Division de l'art de retenir, en doctrine, des adminicules de la mémoire , et doctrine de la mémoire même. Division de la doctrine de la mémoire en prénotion et emblème. Nous diviserons l'art de retenir et de conserver, en deux doctrines; savoir : en doctrine des adminicules de la mémoire, et doctrine de la mémoire même. L'adminicule de la mémoire, c'est proprement l'écriture. Mais le premier avertissement que nous devons donner ici, c'est que, sans cet adminicule, les sujets qui ont beaucoup d'étendue, et qui exigent beaucoup d'exactitude, surpassent les forces de la mémoire, et que, sans le secours d'un écrit, elle est non recevable; règle qui a aussi lieu dans la philosophie inductive et dans l'interprétation de la nature; car autant vaudrait dire qu'un homme peut, à l'aide de sa seule mémoire, et sans le secours d'aucun écrit, faire tous les calculs d'un livre d'éphémérides, que de soutenir que la simple méditation, les forces natives et toutes nues de la mémoire, suffisent dans l'interprétation de la nature. En un mot, elle ne peut rien sans le secours de tables bien ordonnées. Mais laissant de côté l'interprétation de la nature, qui est une doctrine toute neuve, je dis que même dans les sciences anciennes et populaires, il n'est peut-être rien de plus utile qu'un adminicule de la mémoire, solide et bien choisi ; je veux dire, une collection nourrie et bien digérée de lieux communs; car je n'ignore pas que l'usage de mettre tout ce qu'on lit ou qu'on apprend, sous la forme de lieux communs, est réputé fort préjudiciable à l'instruction ; et qu'on suppose qu'il n'a d'autre effet que de ralentir le cours de la lecture, et de rendre la mémoire plus paresseuse. Cependant comme, dans les sciences, c'est vouloir en imposer, que de se piquer de posséder un esprit vif et précoce, si cet esprit n'est en même temps enrichi de connaissances variées, et doué d'une certaine solidité; la peine et le soin qu'on se donne pour rassembler des lieux communs, nous paraît être de la plus grande utilité, et propre pour donner aux études de la fermeté, attendu qu'ils fournissent des matériaux pour l'invention, et qu'ils aiguisent le jugement, en le faisant concourir en un seul point. Mais il faut convenir que parmi les méthodes et les systèmes de lieux communs que nous avons pu rencontrer jusqu'ici, nous n'en trouvons point qui soient de quelque prix; vu qu'à en juger par les titres, ils sentent plus l'école que le monde, n'employant que des divisions banales et pédantesques, et non de ces divisions qui pénètrent, en quelque manière que ce soit, dans l'intérieur, dans la moelle même des choses. Quant à la mémoire même, les recherches qu'on fait sur ce sujet, ont je ne sais quoi de mou et de languissant. Ce n'est pas que nous n'ayons quelques écrits sur cet art; mais nous sommes assurés que non seulement on pourrait avoir quelque chose de meilleur sur ce sujet ; et que, soit la théorie, soit la pratique de cet art pourraient être portées à un plus haut point de perfection. Cependant nous ne doutons nullement que, pour peu qu'on veuille en abuser, on ne puisse, par ce moyen, faire certains tours de force qui tiennent du miracle; mais à la manière dont on l'emploie, ce n'est après tout qu'un talent presque stérile et de peu d'usage dans la vie ordinaire. Nous ne lui reprocherons pas pour cela de détruire et de surcharger la mémoire (ce qui est l'objection ordinaire), mais seulement de manquer de moyens assez ingénieux pour procurer à la mémoire de vraies facilités dans les affaires et les choses sérieuses; notre manière de voir à nous, et ce tour d'esprit, nous le devons peut-être à notre genre de vie tout politique, est de faire peu de cas de ce qui ne va qu'à faire valoir l'art, sans être au fond d'aucune utilité. Car de retenir un grand nombre de noms et de mots, récités une seule fois, et de les répéter précisément dans le même ordre; ou de composer impromptu un grand nombre de vers sur quelque sujet que ce soit; ou encore de tourner en ridicule tout ce qui se présente, à l'aide de certaines similitudes ; ou de tourner en plaisanterie toutes les choses sérieuses; ou enfin d'éluder les raisons les plus fortes par d'adroites contradictions, ou par des arguments captieux; et autres choses semblables, dont nous n'avons que trop bonne provision dans les facultés de l'âme, et qui, à force d'esprit et d'exercice, peuvent être portées jusqu'à un degré presque miraculeux; tous ces talents-là et autres de cette espèce, nous n'en faisons guère plus de cas, que des tours de souplesse des danseurs de corde, et des tours de main des joueurs de gobelets : car c'est au fond à peu près la même chose ; les premiers abusant des forces de l'âme, comme les derniers abusent des forces du corps. Tout cela peut avoir quelque chose d'étonnant; mais bien peu d'importance et de dignité. Or, l'art de la mémoire s'appuie sur deux moyens; sur la prénotion et l'emblème. Nous appelons prénotion une idée anticipée qui sert à resserrer et limiter une recherche sans fin. Lorsqu'on veut se rappeler quelque chose, si l'on n'en a une certaine prénotion, un certain aperçu, on cherche sans doute et l'on prend bien de la peine, l'esprit errant çà et là, et se perdant pour ainsi dire dans l'infini. Mais si l'on a quelque notion de ce que l'on cherche, dès lors l'infini est, en quelque manière, resserré; et la mémoire va cherchant plus près d'elle : il en est de cela comme de la chasse au daim dans un parc. Aussi l'ordre aide-t-il manifestement la mémoire. Nous sommes alors aidés par cette prénotion : que ce que nous cherchons doit avoir quelque rapport avec cet ordre. C'est ainsi que les vers sont plus aisés à apprendre par coeur que la prose. Car, si quelque mot ne se présente pas d'abord, nous avons sous la main cette prénotion: que ce mot doit être de nature à s'ajuster au vers. Or, la prénotion est la première partie de la mémoire artificielle. En effet, dans la mémoire artificielle, nous avons déjà des lieux tout préparés et tout arrangés. Quant aux images, nous les composons sur-le-champ, et selon que l'exigent les circonstances. Mais toujours avec cette prénotion : que l'image doit avoir quelque analogie avec le lieu : ce qui agace la mémoire, et l'arme , en quelque manière, pour trouver ce que nous cherchons. Quant à l'emblème, il rend sensibles les choses intellectuelles. Car le sensible frappe toujours plus fortement la mémoire et s'y grave plus aisément que l'intellectuel. C'est pourquoi nous voyons que la mémoire des brutes est excitée par le sensible, et nullement par l'intellectuel. Aussi retiendrez-vous plus aisément l'image d'un chasseur poursuivant un lièvre; ou celle d'un pharmacien arrangeant des boîtes; ou celle d'un pédant prononçant un discours; ou encore celle d'un enfant récitant de mémoire une pièce de vers; ou enfin celle d'un acteur faisant des gestes sur la scène, que les notions mêmes d'invention, de disposition, d'élocution, de mémoire et d'action. Il est d'autres points qui se rapportent aux secours qu'on peut donner à la mémoire, comme nous le disions il n'y a qu'un instant. Cependant l'art dont nous sommes en possession, n'est composé que de ces deux parties déjà indiquées. Mais de suivre en détail tous les défauts des arts, ce serait nous écarter de notre plan. Ainsi nous ne dirons rien de plus sir l'art de la mémoire. Enfin, l'ordre naturel de notre sujet nous a conduits à ce quatrième membre de la logique qui traite de la transmission et de l'élocution.