[3,5] CHAPITRE V. Division de la science active de la nature en mécanique et en magie; deux sciences qui répondent aux deux parties de la spéculative; savoir: la mécanique, à la physique; et la magie, à la métaphysique. Épuration du mot de magie. Deux appendices de la science active; savoir : l'inventaire des richesses humaines, et le catalogue des polycrestes. Nous diviserons aussi la science active de la nature en deux parties, déterminés à cela par une sorte de nécessité; cette seconde division étant subordonnée à la première division de la science spéculative; attendu que la physique ou la recherche des causes, efficiente et matérielle, produit la mécanique; et que la métaphysique ou la recherche des formes produit la magie. Car la recherche des causes finales est stérile, et, semblable à une vierge consacrée à Dieu, elle n'engendre point. Or, nous n'ignorons pas qu'il est une mécanique presque toujours purement empirique et ouvrière, qui ne dépend point de la physique; mais celle-là, nous la rejetons dans l'histoire naturelle, la séparant ainsi de la philosophie naturelle. Nous ne parlons ici que de cette mécanique à laquelle on joint les causes physiques. Il est pourtant entre deux une certaine mécanique qui, sans être tout-à-fait ouvrière, ne touche pas non plus tout-à-fait à la philosophie. Car, de toutes les inventions actuellement connues, les unes sont dues au seul hazard, et ont été comme transmises de main en main par la tradition ; les autres sont le fruit de recherches faites à dessein. Or, de ces choses inventées exprès, on est arrivé aux unes à la lumière des causes et des axiomes, ou à l'aide d'une sorte d'extension, de translation ou de combinaison des découvertes déjà faites; ce qui suppose plutôt un certain génie et une certaine sagacité, qu'un esprit vraiment philosophique. Or, cette dernière partie, que nous n'avons garde de mépriser, nous la traiterons lorsque, dans la logique, nous dirons un mot de l'expérience guidée. Mais cette mécanique dont il est ici question, Aristote l'a traitée d'une manière générale et indistincte, ainsi que Hiéron, dans son ouvrage sur les substances aériformes. Nous avons encore Georges Agricola, écrivain récent, qui l'a traitée avec beaucoup de soin dans sa minéralogie. Enfin, une infinité d'autres l'ont fait aussi par rapport â des sujets particuliers : en sorte que je n'ai rien à dire sur les choses omises dans cette partie, sinon que les modernes auraient dû, avec plus de zèle, appliquer leur travail à la continuation de cette mécanique indistincte, dont Aristote leur avait donné un exemple surtout en préférant, parmi les procédés mécaniques, ceux dont la cause est plus difficile à découvrir, ou dont les effets sont plus remarquables. Malheureusement ceux qui s'attachent à cet objet, ne font, pour ainsi dire, que ranger les côtes, côtoyant un rivage dangereux. Car mon sentiment est qu'il est bien difficile de faire dans la nature quelque transformation radicale, de produire quelque chose de vraiment nouveau, soit à l'aide de certains heureux hasards, soit par le tâtonnement expérimental, soit à la lumière des causes physiques, et qu'on ne peut atteindre à ce but que par la découverte des formes. Si donc nous avons décidé que cette partie de la métaphysique, qui traite des formes, est à suppléer, il s'ensuit que la magie naturelle qui s'y rapporte, nous manque également. Mais c'est ici le lieu de demander qu'on rende à ce mot de magie, qui depuis si longtemps est pris en mauvaise part, la signification honorable qu'il eut autrefois. En effet, la magie, chez les Perses, était regardée comme la plus haute sagesse, et comme la science des consentements universels des choses. Nous voyons aussi que ces trois rois qui vinrent d'orient adorer le Christ, étaient décorés du titre de Mages. Quant à nous, nous entendons par ce mot, la science qui, de la connaissance des formes cachées, déduit des opérations étonnantes, et qui, en joignant, comme l'on dit, les actifs avec les passifs, dévoile les grands mystères de la nature. Car, pour ce qui est de cette magie naturelle qui voltige en tant d'écrits, et qui embrasse je ne sais quelles traditions et observations crédules et superstitieuses, sur les sympathies et les antipathies, sur les propriétés occultes et spécifiques, avec une infinité d'expériences pour la plupart frivoles, et qui excitent plutôt l'admiration par l'adresse avec laquelle on en cache les procédés, et par l'espèce de masque dont on les couvre, que par la valeur réelle de leurs produits, ce ne serait pas se tromper de beaucoup, que d'avancer que ces relations, quant à la vérité de la nature, s'éloignent autant de cette science que nous cherchons, que les relations des exploits d'Artur de Bretagne, ou de Hugon de Bordeaux, et d'autres héros obscurs de cette espèce, diffèrent des commentaires de César, quant à la vérité historique. Car il est manifeste que César a fait réellement de plus grandes choses que tout ce que ces romanciers ont su imaginer en faveur de leurs héros; et cela par des moyens qui n'avaient rien de fabuleux ; et ce qui nous donne une juste idée des doctrines de ce genre, c'est la fable d'Ixion, qui, aspirant aux faveurs de Junon, déesse de la puissance, eut affaire à une nuée, qui échappa aussitôt à ses embrassements; puis enfanta les centaures et les chimères. C'est ainsi que ceux qu'une passion insensée et sans frein entraîne vers ces objets qu'ils croient voir à travers les nuages et les vapeurs de leur imagination, ne recueillent, pour fruit de leurs efforts, au lieu d'effets réels, que de vaines espérances, que des fantômes difformes et monstrueux. Or, l'effet de cette magie naturelle, superficielle et si indigne de son origine, sur les hommes qui s'en occupent, ressemble fort à celui de certains narcotiques, qui excitent à dormir, et qui, durant ce sommeil, procurent des songes riants et flatteurs. Car, en premier lieu, ils assoupissent l'entendement, en chantant des propriétés spécifiques, des vertus occultes et comme envoyées du ciel, qu'on ne peut apprendre que par le chuchotement des gens à secrets. D'où il arrive que les hommes ne savent plus s'exciter et s'éveiller eux-mêmes, pour s'appliquer à la recherche des véritables causes, se reposant sur des opinions oiseuses de cette espèce, et adoptées sur parole. En second lieu, elle insinue peu à peu dans l'esprit une infinité d'imaginations agréables, et semblables à ces rêves dans lesquels on aime à se bercer. Or, une observation à faire sur ces sciences qui tiennent trop de l'imagination et de la foi, telles que cette magie superficielle, dont nous parlons ici, l'alchimie, l'astrologie, et autres semblables, c'est que leurs moyens et leurs théories ont quelque chose de plus monstrueux, que la fin même, que le but auquel ils tendent. La transmutation de l'argent, du mercure, ou de taut autre métal en or, est sans doute une chose difficile à croire; cependant il est plus vraisemblable qu'un homme qui aurait bien analysé, et qui connaîtrait à fond la nature de la pesanteur, de la couleur jaune, de la malléabilité, de la ductilité, de la fixité, de la volatilité, et qui aurait aussi pénétré bien avant dans la nature des premières semences, des premiers menstrues des minéraux, pourrait enfin, à force d'essais et de sagacité, faire de l'or; qu'il ne l'est que quelques gouttes d'un élixir puissent, en quelques minutes, convertir en or les autres métaux; d'un élixir, dis-je, assez actif pour achever l'ouvrage de la nature, et la débarrasser de tout obstacle. De même la possibilité de retarder la vieillesse et de rajeunir jusqu'à un certain point, n'est pas facile à croire. Cependant il est infiniment plus probable qu'un homme, qui connaîtrait bien la nature du desséchement et de cette déprédation que l'esprit exerce sur les solides du corps humain; et qui, sachant aussi d'où dépend le plus ou le moins de perfection de l'alimentation et de l'assimilation, connaîtrait de plus la nature des esprits et de cette espèce de flamme répandue dans le corps, et qui est disposée, tantôt à consumer les parties, tantôt à réparer leurs pertes; il est plus probable, dis-je, qu'un tel homme, à l'aide de diètes, de bains, d'onctions, de remèdes bien choisis, d'exercices appropriés à ce dessein, et d'autres moyens semblables, pourrait prolonger la vie, et rappeler, jusqu'à un certain point, la vigueur de la jeunesse; qu'il ne l'est qu'on puisse parvenir au même but, à l'aide de quelques gouttes, de quelques scrupules d'une certaine liqueur précieuse, d'une quintessence. Enfin, qu'on puisse, par la seule inspection des astres, prédire les destinées des hommes et des choses, c'est ce qu'on ne croira pas aisément et au premier mot. Mais de croire que l'heure de la naissance, qu'une infinité d'accidents naturels peuvent avancer ou retarder, décide de la fortune d'une vie entière, et que l'heure où l'on agite une question, est liée, par une sorte de confatalité, avec la chose même que l'on cherche, c'est s'amuser à des bagatelles. Telle est pourtant la présomption de la race humaine, et son penchant vers l'excès, que non seulement elle se promet des choses impossibles ; mais qu'elle se flatte même de pouvoir, sans travail et sans sueur, exécuter les choses les plus difficiles. Quoi qu'il en soit , c'est assez parlé de la magie. Au reste, nous avons effacé cette note d'infamie qui était attachée à ce nom, et appris à distinguer son visage réel de son masque. Or, cette partie de la science active de la nature, a deux appendices qui sont toutes deux également d'un grand prix. L'une est l'inventaire des richesses humaines, où l'on doit faire entrer et dénombrer, d'une manière succincte, tous les biens, toute la fortune du genre humain; soit quelle fasse partie des fruits, des productions de la nature ou de celles de l'art. D'abord, ces biens dont les hommes sont déjà en possession, et ont la jouissance ; en y ajoutant ceux dont on ne peut douter que les anciens n'aient en connaissance, mais qui aujourd'hui sont perdus. Et cet ouvrage, s'il faut s'en occuper, c'est afin que ceux qui se disposent à faire de nouvelles découvertes, ne s'épuisent pas à réinventer ce qui est déjà connu et existant. Or, cet inventaire aura plus de méthode et d'utilité, si l'on y réunit et ces choses qui, dans l'opinion commune, sont réputées tout-à-fait impossibles, et celles qui, étant presque impossibles, ne laissent pas d'être en notre possession. De ces deux dernières collections, l'une aura l'avantage d'aiguiser la faculté inventive; l'autre, celui de la diriger jusqu'à un certain point. C'est par ce double moyen qu'on pourra exécuter ce qui se réduit encore à de simples voeux, et déduire plus promptement la puissance à l'acte. La seconde appendice est un registre de cette espèce d'inventions, qu'on peut regarder comme vraiment polycrestes, c'est-à-dire , qui contribuent et qui conduisent à d'autres inventions. Par exemple, l'expérience de la congélation artificielle de l'eau à l'aide de la glace mêlée avec du sel commun, mène à une infinité de choses. Ce procédé de condensation révèle un secret qui est pour l'homme d'une éminente utilité; car le feu est sous notre main pour opérer des raréfactions : mais s'agit-il des condensations, nous sommes en défaut. Or, rien de plus propre pour faciliter l'invention, que de donner place à ces polycrestes, dans un catalogue approprié à ce dessein.