[2,13] CHAPITRE XIII. Du second des principaux membres de la science; savoir, de la poésie; division de la poésie en narrative, dramatique et parabolique. Trois exemples de la poésie parabolique. Nous voici arrivés à la poésie. La poésie est un genre qui le plus souvent est gêné par rapport aux mots ; mais fort libre quant aux choses, et même licencieux. Aussi, comme nous l'avons dit au commencement, il se rapporte à l'imagination, qui feint et machine, entre les choses, des mages et des divorces tout-à-fait irréguliers et illégitimes. Or, ce mot de poésie, comme nous l'avons fait entendre ci-dessus, peut être pris en deux sens différents, dont l'un regarde les mots; et l'autre, les choses. Dans le premier sens, c'est un certain caractère de discours; et le vers n'est qu'un genre de style, qu'une certaine forme d'élocution ; et qui n'a rien de commun avec les différences des choses. Car on peut écrire en vers une histoire vraie; et en prose, une fiction. Dans le dernier sens, nous l'avons, dès le commencement, constitué l'un des membres principaux de la doctrine. Et nous l'avons placé près de l'histoire; vu qu'elle n'en est qu'une imitation agréable. Quant à nous qui, cherchant les véritables veines des choses, ne donnons presque rien à la coutume et aux divisions reçues, nous écartons de notre sujet les satyres, les élégies, les épigrammes, les odes, et autres pièces de ce genre, les renvoyant si la philosophie et aux artifices du discours. Sous le nom de poésie, nous ne traitons que d'une histoire inventée à plaisir. La distribution la plus vraie de la poésie, et qui dérive le mieux de ses propriétés, outre ces divisions qui lui sont communes avec l'histoire, (car il y a des chroniques feintes, des vies feintes, des relations feintes) est celle qui la divise en narrative, dramatique et parabolique ; la narrative imite tout-à-fait l'histoire, au point de faire presqu'illusion, si ce n'est qu'elle exagère les choses au-delà de toute croyance. La dramatique est pour ainsi dire une histoire visible, elle rend les images des choses comme présentes; au lieu que l'histoire les représente comme passées. Mais la parabolique est une histoire avec un type, qui rend sensibles les choses intellectuelles. Quant à la poésie narrative, ou, si l'on veut, héroïque; pourvu toutefois qu'on n'entende par là que la matière, et non le vers, cette poésie dérive d'une source tout-à-fait noble, plus que toute autre chose, elle se rapporte à la dignité de la nature humaine, En effet, comme le monde sensible est inférieur en dignité à l'âme humaine, la poésie semble donner à la nature humaine ce que l'histoire lui refuse, et contenter l'âme d'une manière ou de l'autre, par des fantômes de choses, au défaut de semblables réalités qu'elle ne peut lui donner. Car, si l'on médite attentivement sur ce sujet, l'on reconnaîtra dans cet office de la poésie une forte preuve de cette vérité : que l'âme humaine aime dans les choses plus de grandeur et d'éclat, d'ordre et d'harmonie, d'agrément et de variété, qu'elle n'en peut trouver dans la nature même, depuis la chute de l'homme. C'est pourquoi, comme les actions et les événements, qui font le sujet de l'histoire véritable, n'ont pas cette grandeur dans laquelle se complet l'âme humaine, paraît aussitôt la poésie qui imagine des faits plus héroïques. De plus, comme les événements que présente l'histoire véritable, ne sont point de telle nature que la vertu puisse y trouver sa récompense, ni le crime son châtiment ; la poésie redresse l'histoire à cet égard, et imagine des issues, des dénouements qui répondent mieux à ce but, et qui sont plus conformes aux lois de la providence. De plus, comme l'histoire véritable, par la monotonie et l'uniformité des faits qu'elle présente, rassasie l'âme humaine ; la poésie, réveille son goût, en lui présentant des tableaux d'événements extraordinaires, inattendus, variés, pleins de contrastes et de vicissitudes. En sorte que cette poésie est moins recommandable par le plaisir qu'elle peut procurer, que par la grandeur d'âme ou la pureté de moeurs qui en peuvent être le fruit. Ainsi ce n'est pas sans raison qu'elle semble avoir quelque chose de divin; puisqu'elle élève l'âme et la ravit, pour ainsi dire, dans les hautes régions ; accommodant les simulacres des choses à nos désirs, au lieu de soumettre l'âme aux choses mêmes, comme le font la raison et l'histoire. Ainsi, c'est par ces charmes et cette convenance qui flattent l'âme humaine, et en se mariant avec les accords de la musique, pour s'insinuer plus doucement dans les âmes, que la poésie s'est frayé un passage en tous lieux, au point qu'elle fut en honneur dans les siècles les plus grossiers et chez les nations les plus barbares, lorsque tous les autres arts en étaient totalement bannis. La poésie dramatique, qui a le monde pour théâtre, serait d'un plus grand usage, si elle était saine. Car, le théâtre n'est pas peu susceptible de discipline et de corruption. Or, la corruption, en ce genre, n'est pas ce qui nous manque; mais de notre temps, la discipline est entièrement négligée. Cependant, quoique dans les républiques modernes on regarde l'action théâtrale comme une sorte de jeu, à moins qu'elle ne tienne beaucoup de la satyre et ne soit mordicante, néanmoins les anciens n'ont rien négligé pour en faire une école de vertu. Il y a plus : les grands hommes et les plus sages philosophes la regardaient comme l'archet des âmes. Au reste, il est hors de doute, et c'est encore un secret de la nature, que dans les lieux où les hommes sont rassemblés, les âmes sont plus susceptibles d'afflictions et d'impressions. Mais la poésie parabolique tient un rang distingué parmi les autres genres de poésie, et semble avoir quelque chose d'auguste et de sacré; d'autant plus que la religion elle-même emprunte son secours à chaque instant, pour entretenir un commerce continuel entre les choses divines et les choses humaines. Cependant elle a, comme les autres, ses tâches et ses défauts, qui ont pour cause, cette frivolité des esprits et cette facilité avec laquelle ils se paient d'allégories. Elle est d'un usage équivoque, et on l'emploie pour des fins opposées. Elle sert, tantôt à envelopper, et tantôt à éclaircir. Dans le dernier cas, c'est une espèce de méthode d'enseignement; dans le premier, c'est un certain art de voiler. Or, cette méthode d'enseignement, qui sert à éclaircir, fut fort en usage dans les premiers siècles; car les inventions et les conclusions de la raison humaine (même celles qui aujourd'hui sont triviales et rebattues) étant alors nouvelles et extraordinaires, les esprits n'avaient pas assez de prise sur ces vérités abstraites; à moins qu'on ne les approchât des sens, à l'aide de similitudes et d'exemples de cette nature. Aussi, chez eux, tout retentissait de fables de toute espèce, de paraboles, d'énigmes et de similitudes. De là les emblèmes de Pythagore, les énigmes du Sphinx, les fables d'Ésope, et autres fictions semblables. Ce n'est pas tout : les apophthegmes des anciens sages se développaient presque toujours par des similitudes. C'est ainsi que Menenius Agrippa, chez les Romains, nation qui n'était alors rien moins qu'éclairée, apaisa une sédition à l'aide d'une fable : enfin, comme les hiéroglyphes sont plus anciens que les lettres, de même aussi les paraboles ont précédé les arguments. Et les paraboles sont aujourd'hui même, comme elles l'ont toujours été, d'un grand effet; attendu que ni les arguments n'ont autant de clarté, ni les exemples réels, autant d'aptitude. La poésie parabolique a un autre usage presque opposé au premier: elle sert, comme nous l'avons dit, à envelopper les choses dont la dignité exige qu'elles soient couvertes d'une sorte de voile ; c'est ainsi qu'on revêt de fables et de paraboles les secrets et les mystères de la religion, de la politique et de la philosophie, Mais est-il vrai que les fables anciennes des poètes renferment un sens mystérieux? c'est ce qui peut paraître douteux. Quant à nous, nous l'avouons hardiment, nous penchons pour l'affirmative. Et quoiqu'on abandonne ces fictions aux enfants et aux grammairiens, ce qui ne laisse pas de les avilir, nous n'en serons pas plus prompts â les mépriser; vu qu'au contraire les écrits qui contiennent ces fables, sont, de tous les écrits humains, les plus anciens après l'écriture sainte; et que les fables mêmes sont encore plus anciennes que ces écrits, puisque ces écrivains les rapportent comme étant déjà adoptées et reçues depuis longtemps, et non comme les ayant eux-mêmes inventées. Elles semblent être une sorte de souffle léger qui, des traditions des nations les plus anciennes, est venu tomber dans les flûtes des Grecs. Mais, comme jusqu'ici les tentatives, pour interpréter ces paraboles, ont été faites par des hommes peu éclairés, et dont la science ne s'élevait pas au-dessus des lieux communs; qu'enfin elles ne nous satisfont nullement, nous croyons devoir rapporter, parmi les choses à suppléer, la philosophie cachée sous les fables antiques. Ainsi nous allons donner un ou deux exemples de ce genre d'ouvrages; non que la chose en elle-même ne soit d'un si grand prix, mais afin d'être fidèles à notre plan. Or, ce plan, par rapport à ces ouvrages que nous classons parmi les choses à suppléer, et lorsqu'il se rencontre quelque sujet un peu obscur, est de donner toujours des exemples et des préceptes sur la manière de le traiter; de peur qu'on ne s'imagine que nous n'avons nous-mêmes qu'une très légère notion de ces sujets que nous proposons; et que, contents de mesurer les régions par la pensée, à la manière des augures, nous ne connaissons pas assez bien ces routes que nous montrons aux autres, pour pouvoir y entrer nous-mêmes. Je ne sache pas qu'il manque aucune partie dans la poésie. Disons plutôt que la poésie est une plante qui a germé dans une terre excessivement active, sans qu'on en ait semé la graine qui n'est pas trop bien connue ; qu'elle a pris beaucoup plus d'accroissement que les autres genres, et que, s'étendant en tous sens, elle a fini par les couvrir tous. Mais nous allons en donner des exemples; ce sera assez de trois. Le premier, tiré des sciences naturelles ; le second, de la politique; et le troisième, de la morale. Premier exemple de la philosophie selon les paraboles antiques, dans les sciences naturelles. De l'univers représenté par la fable de Pan. Les anciens laissent dans le doute la génération de Pan. Les uns le disent fils de Mercure; d'autres, lui donnant une autre origine, disent que tous les prétendants ayant eu commerce avec Pénélope, de ce commerce indistinct naquit Pan, qui est leur entant commun. Voici une autre manière d'expliquer cette génération, qu'il ne faut pas oublier. Pan, disent-ils, est fils de Jupiter et d'Hybrée, c'est-à-dire, de l'injure. Mais quelque origine qu'on lui attribuât, on lui donnait pour soeurs les Parques, qui se tenaient dans un antre. Pour lui, il demeurait toujours en plein air. Voici le portrait qu'on faisait de lui : son front est armé de cornes, qui se terminent en pointes et s'élèvent jusqu'aux cieux; son corps est tout hérissé de poils et de soies; sa barbe surtout est fort longue; sa forme tient de deux espèces; de l'espèce humaine quant aux parties supérieures, et de la bête, quant aux inférieures, qui se terminent par des pieds de chèvre. Pour marques de sa puissance, il porte, dans la main gauche, une flûte à sept tuyaux; et dans la droite, une sorte de crosse ou de baton recourbé par le haut: une peau de léopard lui sert d'habillement. Quant aux pouvoirs et aux fonctions qu'on lui attribuait, il était regardé comme le dieu des chasseurs et même des pasteurs, et en général des habitants de la campagne. Il présidait aussi aux montagnes. Il était, messager des dieux, ainsi que Mercure; et pour la dignité, immédiatement après lui. On le regardait comme le chef et le général des nymphes, qui dansaient perpétuellement autour de lui. Il avait aussi pour cortège les satyres, et les silènes beaucoup plus figés qu'eux. On lui attribuait le pouvoir d'envoyer des terreurs, surtout des terreurs vaines et superstitieuses, qui de son nom ont été appelées paniques. Les actions qu'on rapporte de lui sont en assez petit nombre; on dit surtout qu'il défia à la lutte Cupidon, par lequel il fat vaincu ; qu'il embarrassa le géant Typhon dans des filets, et le tint assujetti. On raconte de plus que Cérès étant triste et affligée de l'enlèvement de Proserpine, comme les dieux la cherchaient arec inquiétude, et s'étaient pour cela dispersés sur différents chemins, Pan fut le seul qui eut le bonheur de la trouver, étant à la chasse, et de la leur montrer. Il osa aussi disputer à Apollon le prix de la musique, prix que Midas, choisi pour arbitre, lui adjugea; ce qui valut à ce roi des oreilles d'âne, mais ces oreilles étaient cachées. On ne suppose à Pan aucunes amours; du moins il en eut peu: ce qui peut paraître assez étonnant dans la troupe des dieux, qui, comme l'on sait, prodiguait si aisément ses amours. On dit seulement qu'il aima Écho, qui fut aussi regardée comme sa femme; et une autre nymphe appelée Syrinx, dont Cupidon, pour se venger de ce qu'il avait osé le défier à la lutte, le rendit amoureux. On prétend qu'autrefois il évoqua la Lune dans de hautes forêts, et qu'il n'eut pas non plus d'enfants; ce qui n'est pas moins étonnant, vu que les dieux, surtout les mâles, étaient merveilleusement prolifiques : si ce n'est qu'on lui donne pour fille une certaine femmelette, qui était servante, et se nommait Jambé; femme qui ordinairement amusait ses hôtes par des contes plaisants, et qu'on croyait un fruit de son mariage avec Écho. Pan, comme le dit son nom même, représente l'univers ou l'immensité des choses. Or, il y a, et il peut y avoir, sur l'origine du monde, deux sentiments différents : ou il est sorti de Mercure, c'est-à-dire, du Verbe divin, ce que l'Écriture sainte met hors de doute, et ce qu'ont vu les philosophes mêmes, du moins ceux qui ont été regardés comme les plus appliqués à la théogonie; ou il est provenu des semences confuses des choses. En effet, quelques philosophes ont prétendu que les semences des choses sont infinies même en substance, d'où est dérivée cette hypothèse des Homoioméres, qu'Anaxagore a ou inventée, ou rendue célèbre. Quelques-uns cependant, doués d'une plus grande pénétration, pensent que c'est assez, pour expliquer la variété des composés, de supposer que les principes des choses sont identiques, quant à la substance, et ne diffèrent que par leurs figures, mais par des figures fixes et déterminées, et que tout le reste ne dépend que de leurs situations respectives et de la manière dont ils se combinent; source d'où est émanée l'hypothèse des atomes qu'adopta Démocrite, après que Leucippe l'eût inventée. Mais d'autres n'admettaient qu'un seul principe, lequel, selon Thalès, était l'eau; selon Anaximène, l'air; et selon Héraclite, le feu; et néanmoins ce même principe, ils le croyaient unique, quant l'acte, mais variable en puissance et susceptible de différentes modifications, et tel que les semences des choses s'y trouvent cachées. Mais ceux qui, à l'exemple de Platon et d'Aristote, ont supposé une matière totalement dépouillée de qualités, sans forme constante et indifférente à toutes les formes, ont beaucoup plus approché du sens de la parabole. Car ils ont regardé la matière comme une sorte de femme publique; et les formes, comme les prétendants. En sorte que toutes les opinions sur les principes des choses reviennent à ceci et se réduisent à cette distribution: le monde a pour principe, ou Mercure, ou Pénélope et les prétendants. Quant à la troisième génération de Pan, elle est de telle nature, qu'il semble que les Grecs, soit par l'entremise des Égyptiens; soit de toute autre manière aient eu quelque connaissance des mystères des Hébreux. Elle se rapporte à l'état du Monde, considéré, non tel qu'il était à son origines mais tel qu'il fut après la chute d'Adam; c'est- à-dire, lorsqu'il fut devenu sujet à la mort et à la corruption; et cet état fut, en quelque manière, fils de Dieu et de l'injure, c'est-à-dire, du péché; il subsiste même aujourd'hui, car le péché d'Adam tendit de l'injure; vu qu'il voulait se faire semblable à Dieu. Ainsi ces trois sentiments sur la génération de Pan sembleront vrais, si l'on distingue avec soin les temps et les choses. En effet ce Pan, tel que nous l'envisageons en ce moment, tire son origine du Verbe divin, moyennant toute fois la matière confuse, qui était elle-même l'ouvrage de Dieu, la prévarication et, par elle, la corruption s'y étant introduite. Les destins, ou les natures des choses, sont avec raison comme soeurs. Car, parce mot de destins, sont désignés leurs commencements, leur durée et leurs fins, ainsi que leurs accroissements et leurs diminutions, leurs disgrâces et leurs prospérités; en un mot, toute les conditions de l'individu. Conditions pourtant qu'on ne peut reconnaître que dans quelque individu d'une espèce noble, tel qu'un homme, une ville ou une nation. Or, c'est Pan ou la nature des choses, qui fait passer ces individus par ces conditions si diverses. En sorte que, par rapport aux individus, la chaîne de la nature et le fil des Parques ne sont qu'une seule et même chose. De plus les anciens ont feint que Pan demeure toujours en plein air; que les Parques habitent un souterrain, et quelles volent vers les hommes avec la plus grande vitesse parce que la nature et la face de l'univers est visible, et exposée à nos regards; au lieu que les destinées des individus sont cachées et rapides. Que si l'on prend ce mot destinée dans une signification plus étendue et qu'on entende par là quelque espèce d'événement, que ce puisse être, non pas seulement les plus frappants, néanmoins, en ce sens là même, ce nom convient fort bien à la totalité des choses, au grand tout. Attendu que, dans l'ordre de la nature, il n'est rien de si petit qui n'ait sa cause; et au contraire rien de si grand, qui ne dépende de quelque autre chose. En sorte que l'assemblage même, l'ensemble de la nature, renferme dans son sein toute espèce d'événement le plus grand comme le plus petit, et le produit dans son temps, d'après une loi dont l'effet est certain : ainsi rien d'étonnant, si l'on a supposé que les Parques étaient les soeurs de Pan, et ses soeurs très légitimes. Car la fortune est fille du vulgaire, et ne plaît ordinairement qu'aux esprits superficiels. Certes, Épicure ne tient pas seulement un langage profane; mais il me paraît extravaguer tout- à-fait, lorsqu'il dit, qu'il vaut mieux croire la fable des dieux, que supposer un destin : comme s'il pouvait y avoir dans l'univers quelque chose qui, semblable à une île, fût détachée de la grande chaîne des êtres. Mais Épicure, comme on le voit par ses propres paroles, a accommodé et assujetti sa philosophie naturelle à sa morale ne voulant admettre aucune opinion qui pût affliger, inquiéter l'âme, et troubler cette Euthymie dont Démocrite lui avait donné l'idée. C'est pourquoi, plus jaloux de se bercer dans de douces pensées, que capable de supporter la vérité, il secoua entièrement le joug et rejeta tant la nécessité du destin, que la crainte. des dieux. Mais en voilà assez sur la fraternité de Pan avec les Parques. Si l'on attribue au monde des cornes plus larges par le bas et plus aiguës à leur sommet, c'est que toute la nature des choses est comme aiguë et semblable à une pyramide. Car le nombre des individus qui forment la large base de la nature, est infini. Ces individus se réunissent en espèces, qui sont encore en grand nombre. Puis les espèces s'élèvent en genres; lesquels, à mesure que les idées se généralisent, vont en se resserrant de plus en plus; en sorte qu'à la fin la nature semble se réunir en un seul point. Et c'est ce que signifie cette figure pyramidale des cornes de Pan. Mais il ne faut pas s'étonner que ces cornes, par leurs extrémités, touchent au ciel; attendu que les choses les plus élevées de la nature, c'est-à-dire, les idées universelles, touchent, en quelque manière aux choses divines. Aussi avait-on feint que cette fameuse chaîne d'Homère c'est-à-dire, celle des causes naturelles, était attachée au pied du trône de Jupiter. Et comme il est facile de s'en assurer, il n'est point d'homme, traitant la métaphysique et ce qu'il y a dans la nature d'éternel et d'immuable, et détournant un peu son esprit des choses variables et passagères, qui ne tombe aussitôt dans la théologie naturelle; tant le passage du sommet de cette pyramide à Dieu même est rapide et facile. C'est avec autant d'élégance que de vérité qu'on représente le corps de la nature comme hérissé de poils, vu ces rayons qu'on trouve partout; car les rayons sont comme les crins, comme les poils de la nature; et il n'est rien qui ne soit plus ou moins rayonnant. C'est ce qui est très sensible dans la faculté visuelle, ainsi que dans toute vertu magnétique et dans toute opération à distance. Mais la barbe de Pan surtout a beaucoup de saillie, parce que les rayons des corps célestes, et principalement ceux du soleil, exercent leur action de fort loin, et cette action pénètre fort avant ; et cela au point qu'ils ont travaillé et totalement changé la surface de la terre, et même son intérieur jusqu'à une certaine profondeur. Or, la figure qui concerne la barbe de Pan, est d'autant plus juste que le soleil lui-même, lorsque sa partie supérieure étant couverte par un nuage, ses rayons, s'échappent par dessous, semble avoir une barbe. C'est aussi avec raison que le corps de la nature est représenté comme participant de deux formes, vu la différence des corps supérieurs et des corps inférieurs. Car les premiers, à cause de leur beauté, de l'égalité, de la constance de leur mouvement; et de leur empire sur la terre et les choses terrestres, sont fort bien représentés par la figure humaine; la nature humaine participant de l'ordre et de la domination. Mais les derniers, à cause de leur désordre et de leurs mouvements peu réglés, et parce qu'ils sont en bien- des choses gouvernés par les corps célestes, peuvent être désignés par la figure d'un animal brute. De plus, cette duplicité de forme se rapporte à l'enjambement réciproque des espèces, car il n'est pas, dans la nature, d'espèce qui paraisse absolument simple. Mais chaque espèce participe de deux autres et semble en être composée. L'homme, par exemple, tient quelque peu de la brute; la brute, quelque peu de la plante; la plante, quelque peu du corps inanimé. Et à proprement parler, tout participe de deux formes, tenant et de l'espèce inférieure et de l'espèce supérieure dont elle n'est que l'assemblage. Or, la parabole des pieds de chèvre représente fort ingénieusement l'ascension des corps ténues vers les régions de l'atmosphère et du ciel, où ils demeurent ainsi suspendus, et de là sont précipités vers la région inférieure, plutôt qu'ils n'en descendent; car la chèvre est un animal qui aime à gravir, à se suspendre aux rochers, à s'attacher aux corps pendants sur des précipices. C'est ce que font aussi tous les corps, même ceux qui sont destinés au globe inférieur. Aussi n'est-ce pas sans raison que Gilbert, qui a fait de si laborieuses recherches sur l'aimant, et cela en procédant par la voie expérimentale, a fait naître ce doute ; savoir: si les corps graves placés à une grande distance de la terre ne perdraient pas peu à peu leur mouvement vers le bas. On place dans les mains de Pan deux attributs : l'un est celui de l'harmonie, l'autre est celui de l'empire. Car il est manifeste que la flûte à sept tuyaux représente le concert et l'harmonie des choses, ou cette combinaison de la concorde avec la discorde, résultante du mouvement des sept étoiles errantes; car on ne trouve point dans le ciel d'autres écarts que ceux des sept planètes; écarts qui, tempérés par l'égalité des étoiles fixes et la distance perpétuellement invariable où elles sont les unes des autres, peuvent bien être la cause et de la constance des espèces, et de l'instabilité des individus. Mais, s'il existe quelques planètes plus petites qui ne soient point visibles; s'il y a dans le ciel quelque changement plus considérable, tels que peuvent être ceux qu'y occasionnent certaines comètes plus élevées quel la lune, ce sont comme autant de flûtes, ou tout-à-fait muettes, ou dont le son est de peu de durée, attendu que leur action ne parvient pas jusqu'à nous, ou qu'elle ne trouble pas longtemps cette harmonie des sept tuyaux de la flûte de Pan. Ce bâton recourbé, qui est un attribut du commandement, est une élégante métaphore pour figurer les voies de la nature, lesquelles sont en partie droites, et en partie obliques. Et si c'est principalement à son extrémité supérieure que ce bâton ou cette verge est recourbée, c'est parce que les desseins de la providence s'exécutent par des détours et des circuits; en sorte que ce qui semble se faire, est toute autre chose que ce qui se fait. Signification toute semblable à celle de la parabole de Joseph vendu en Égypte. Il y a plus : dans tout gouvernement humain, ceux qui sont assis au gouvernail, lorsqu'il s'agit de suggérer et d'insinuer au peuple ce qui lui est utile, y réussissent mieux, à l'aide de prétextes et par des voies obliques, que par des voies directes. Et ce qui peut paraître étonnant, c'est que, dans les choses purement naturelles, on réussit mieux en trompant la nature, qu'en voulant la forcer. Tant il est vrai, que les choses qui se font trop directement, sont ineptes et se font obstacle à elles-mêmes; au lieu que les voies obliques et d'insinuation, font que toutes choies coulent plus doucement, et obtiennent plus sûrement leur effet. Rien de plus ingénieux encore que la fiction qui suppose que le manteau et l'habit de Pan est une peau de léopard; vu ces espèces de tâches qu'on trouve partout dans la nature. Car le ciel, par exemple, est tacheté d'étoiles; la mer est tachetée d'îles, et la terre l'est de fleurs. Il y a plus : les corps particuliers sont presque tous mouchetés à leur surface, qui est comme le manteau, l'habit de la chose. Quant à l'office de Pan, il n'est rien qui l'explique mieux, et qui le peigne plus au vif, que de supposer qu'il est le dieu des chasseurs. Car toute action naturelle, et par conséquent tout mouvement et tout état progressif, n'est autre chose qu'une chasse. Par exemple, les sciences et les arts chassent aux oeuvres qui leur sont propres ; les conseils humains chassent à leurs buts respectifs. Et toutes les choses naturelles chassent à leurs aliments, pour se conserver; et à leurs voluptés, à leurs délices, pour se perfectionner. Car, toute chasse a pour objet une proie ou un divertissement : et cela par des moyens ingénieux et pleins de sagacité. "La louve au regard menaçant chasse au loup, Le loup lui-même chasse à la chèvre, Et la chèvre lascive chasse au cytise fleuri". (Virgile, Les Bucoliques, II, v. 63-64) Pan est aussi le dieu des habitants de la campagne; parce que les hommes de cette classe vivent plus selon la nature: au lieu qu'à la cour et dans les villes, la nature est corrompue par l'excessive culture. En sorte que ce vers du poète, qui peint si bien les effets de l'amour, s'applique aussi à la nature, à cause des raffinements de cette espèce : "La pauvre enfant n'est plus que la moindre partie d'elle-même". (Ovide, Les Remèdes de l'amour, v. 344) Pan est dit présider aux montagnes; parce que, sur les montagnes et autres lieux élevés, la nature se développant mieux, est plus exposée à nos regards et à nos observations. Or, que Pan soit, immédiatement après Mercure, le messager des dieux, cette allégorie est tout-à-fait divine; attendu qu'immédiatement après le Verbe divin, l'image même du monde est l'éloge le plus magnifique de la sagesse et de la puissance divine ; et c'est ce que le poète divin a ainsi chanté: "Les cieux mêmes chantent la gloire de Dieu, et le firmament annonce les ouvres de ses mains" (Psaumes, XIX, 1). Ces nymphes qui divertissent le dieu Pan ce sont les âmes; car les délices du monde sont comme les délices des êtres vivants. C'est avec raison qu'on le regarde comme leur chef, vu que dansant, pour ainsi dire, autour de lui, chacune comme à la manière de son pays, et avec une variété infinie; elles se maintiennent ainsi dans un mouvement perpétuel. C'est aussi avec beaucoup de sagacité que certain auteur moderne a réduit au mouvement toutes les facultés de l'âme, et a relevé la précipitation et le dédain de quelques anciens, qui, envisageant et contemplant, d'un oeil trop fixe, la mémoire, l'imagination et la raison, ont oublié la force cogitative qui joue le principal rôle. Car se souvenir et même n'avoir qu'une simple réminiscence, c'est penser; imaginer, c'est également penser; et raisonner, c'est encore penser. Enfin, l'âme, soit qu'on la suppose avertie par les sens, ou abandonnée à elle-même, soit qu'on la considère dans les fonction de l'entendement, ou dans celles des affections et de la volonté, danse, pour ainsi dire, à la mesure de nos pensées ; c'est ce qui est figuré par cette danse des: nymphes. Ces satyres et ces silènes qui accompagnent perpétuellement le dieu Pan, ce sont, la jeunesse et la vieillesse ; car il est, dans toutes les choses de ce monde, un âge de gaieté et d'activité et un autre âge où elles soupirent après le repos et aiment à boire. Or, aux yeux de tout homme qui se fait des choses une juste idée, les goûts de ces deux âges peuvent paraître quelque chose de difforme et de ridicule, comme le sont les satyres et les silènes. Quant à l'allégorie des terreurs paniques, elle renferme un sens très profond. Car la nature a mis dans tous les êtres vivants la crainte et la terreur, en qualité de conservatrice de leur vie et de leur essence; et pour les porter à éviter et à repousser tous les maux. qui les affligent ou les menacent. Cependant cette même nature ne sait point garder de mesure, et à ces craintes salutaires elle en mêle de vaines et de puériles. En sorte que, si l'on pouvait pénétrer dans l'intérieur de chaque être, on verrait que tout est plein de terreurs paniques, surtout les âmes humaines, et plus que tout, le vulgaire qui est prodigieusement agité et travaillé par la superstition (laquelle au fond n'est autre chose qu'une terreur panique), principalement dans les temps de détresse, de danger et d'adversité. Et ce n'est pas seulement sur le vulgaire que règne cette superstition; mais des opinions de ce vulgaire, elle s'élance dans les âmes des plus sages: en sorte qu'Epicure, s'il eût réglé sur un même principe tout ce qu'il avancé sur les dieux, eût tenu un langage vraiment divin, lorsqu'il a dit: "que ce qui est profane, ce n'est pas de nier les dieux du vulgaire, mais bien d'appliquer aux dieux les opinions de ce même vulgaire" (Diogène Laërce, Vies, doctrines et sentences des Philosophes illustres, X, 123). Quant à l'audace de Pan et à cette présomption qu'il eut de défier Cupidon à la lutte, cela signifie que la matière n'est pas sans quelque tendance, sans quelque penchant à la dissolution du monde, et qu'elle le replongerait dans cet ancien chaos, si la concorde, qui prévaut contre elle, et qui est ici figurée par l'Amour ou Cupidon, en mettant un frein à sa malice et à sa violence, ne la forçait, pour ainsi dire, de se ranger à l'ordre. Ainsi, c'est par un destin propice aux hommes et aux choses, ou plutôt par l'infinie bonté de l'Être suprême, que Pan a le dessous dans ce combat, et se retire vaincu. C'est ce que signifie aussi cette allégorie de Typhon, embarrassé dans des rets. Car, quoique toutes choses soient sujettes à des gonflements prodigieux et extraordinaires, et c'est ce que dit ce mot de Typhon, soit qu'on voie s'enfler la mer, la terre ou les nuages; c'est en vain qu'en s'enflant ainsi, ils s'efforcent de sortir de leurs limites; la nature les embarrasse dans un rets inextricable, et les lie, pour ainsi dire, avec une chaîne de diamant. Or, quand on attribue à ce dieu le bonheur d'avoir trouvé Cérès, et cela en chassant; le refusant aux autres dieux, on nous donne en cela un avertissement très sage et très fondé., c'est que, s'il s'agit de l'invention de toutes les choses utiles, soit pour les nécessités, soit pour les agréments de la vie, il ne faut nullement l'attendre des philosophes abstraits (qui sont comme les grands dieux), y employassent-ils les forces de leur esprit; mais de Pan, c'est-à-dire, de l'expérience unie à une certaine sagacité, et de la connaissance universelle des choses de ce monde, laquelle assez ordinairement rencontre des inventions de cette espèce, par une sorte de hazard et comme en chassant. Les plus utiles inventions sont dues à l'expérience, et sont comme autant de présents que le hasard a faits aux hommes. Quant à ce combat musical et à son issue, il nous présente une doctrine bien capable d'inspirer de la modération, et de donner des liens à la raison et au jugement de l'homme, lorsqu'il s'abandonne trop à ses goûts et à sa présomption. En effet, il paraît y avoir deux espèces d'harmonies et, pour ainsi dire, de musiques; savoir : celle de la sagesse divine et celle de la raison humaine. Car, au jugement humain et, en quelque manière, aux oreilles humaines, l'administration de ce monde et les jugements les plus secrets de la divinité, ont je ne sais quoi de dur et de discordant : genre d'ignorance, qui est avec raison figuré par les oreilles d'âne. Mais ces oreilles, c'est, en secret qu'on les porte, et non en public : ce genre de difformité, le vulgaire, ou ne l'aperçoit pas, ou ne le remarque point. Enfin, il n'est pas étonnant qu'on n'attribue à Pan aucunes amours; si ce n'est son mariage avec Écho. Car le monde jouit de lui-même, et en lui-même jouit de tout. Or, qui aime, veut jouir; mais au sein de l'abondance il n'est plus de place pour le désir. Ainsi le monde ne peut avoir ni amour, ni désir, vu qu'il se suffit à lui-même; à moins qu'on ne le dise amoureux des discours. Et c'est ce que représente la nymphe Écho qui n'est rien de solide, et se réduit à un pur son : ou si ces discours sont un peu soignés, ils sont alors figurés par Syrinx; je veux dire les paroles qui sont réglées par certains nombres, soit poétiques, soit oratoires, et qui forment une sorte de mélodie. C'est donc avec raison que, parmi les discours et les voix, l'on choisit Écho pour la marier avec le monde. Car la vraie philosophie, après tout, c'est celle qui rend fidèlement les paroles du monde même, et qui est, pour ainsi dire, écrite sous sa dictée; qui n'en est que le simulacre; l'image réfléchie; qui n'y ajoute quoi que ce soit du sien, et se contente de répéter ce qu'il dit, et de faire entendre précisément le même son. De plus, lorsqu'on feint qu'autrefois Pan évoqua la lune dans de hautes forêts, cette fiction désigne le commerce des sens avec les choses célestes ou divines. Car autre est le commerce de la lune avec Endymion, autre son commerce avec Pan. Quant à Endymion, elle s'abaisse à venir d'elle-même le trouver durant son sommeil. C'est ainsi que les inspirations divines s'insinuent dans l'entendement assoupi et dégagé des sens. Mais si elles sont, pour ainsi dire, invitées et appelées par les sens (que Pan représente ici), alors elles ne nous donnent plus que cette faible lumière, qui guide le malheureux "forcé de faire route dans les forêts, à la lumière incertaine et trompeuse de la lune" (Virgile, Énéide, VI, v. 270). Que le monde se suffise à lui-même, et ait tout ce qu'il lui faut, c'est ce qu'indique la fable, en disant qu'il n'engendre point. En effet, le monde engendre par parties : mais comment par son tout pourrait-il engendrer; vu que, hors de lui, il n'est point de corps ? Quant à cette femmelette, à cette Jambé, fille putative de Pan, c'est une addition fort judicieuse de la fable. Elle représente toutes ces doctrines babillardes sur la nature des choses, qui vont errant çà et là dans tous les temps : doctrines infructueuses en elles-mêmes, qui sont comme autant d'enfants supposés; agréables quelquefois par leur babil, mais quelquefois aussi importunes et fatigantes. Second exemple de la philosophie selon les paraboles antiques, en politique. De la guerre figurée par la fable de Persée. La fable rapporte que Persée étant né en orient, fut envoyé par Pallas pour couper la tête à Méduse, vrai fléau pour un grand nombre de peuples situés à l'occident, et vers les extrémités de l'Ibérie. Ce monstre, d'ailleurs cruel et barbare, avait de plus un air féroce et si terrible, qu'à son seul aspect, les hommes étaient changés en pierre. Méduse était une des Gorgones; mais la seule d' entre-elles qui fût mortelle, les autres n'étant nullement passives. On feint donc que Persée se préparant à ce grand exploit, emprunta de trois dieux des armes et des dons; savoir : de Mercure, des ailes; mais des ailes au talon, et non aux épaules; de Pluton, un casque; de Pallas, un bouclier et un miroir. Cependant, muni d'un si grand appareil, il n'alla pas d'abord droit à Méduse, mais se détournant de sa route, il alla trouver les Grées. Celles-ci étaient soeurs utérines des Gorgones. Dès leur naissance, elles portaient des cheveux blancs, et ressemblaient a de petites vieilles. Elles n'avaient à elles trois qu'un seul oeil et qu'une seule dent, que chacune d'elles prenait à son tour, lorsqu'elle voulait sortir, et qu'en rentrant elle déposait. Elles prêtèrent donc à Persée cet oeil et cette dent. Alors enfin se voyant suffisamment armé pour son dessein, il alla droit à Méduse, à grandes journées, et comme en volant. Il la trouva endormie: cependant il n'osa s'exposer à ses regards directs, craignant que par hasard elle ne s'éveillât. Mais tournant la tête, et fixant la vue sur le miroir de Pallas, pour diriger ses coups, par ce moyen, il coupa la tête à Méduse. De son sang répandu sur la terre, naquit aussitôt Pégase, cheval ailé. Or, cette tête ainsi coupée, il la plaça sur le bouclier de Pallas. Et ce visage, même après la mort, conserva sa force, au point que tous ceux qui y portaient la vue, devenaient roides d'étonnement et commue paralysés. Cette fable parait avoir pour objet la manière de faire la guerre et l'habileté en ce genre. Tout homme qui entreprend une guerre, doit y être envoyé par Pallas, et non par Vénus, comme le furent tous ceux qui allèrent à la guerre de Troie; ou par quelque autre motif aussi frivole. Car, tout dessein de cette nature doit être fondé sur des motifs solides. Puis cette fable nous donne trois préceptes très sages et très importuns sur le choix de l'espèce de guerre qu'on doit faire. Le premier, est de ne pas trop s'occuper de subjuguer les nations voisines. En effet, autre est la manière d'augmenter son patrimoine; autre celle de reculer les limites d'un empire. Dans les possessions privées, le voisinage des terres est une circonstance à laquelle on a égard. Mais s'agit-il d'étendre un empire, alors l'occasion, la facilité qu'on peut trouver à faire la guerre, et les fruits qu'on en peut tirer, tiennent lieu du voisinage. C'est pourquoi Persée, quoique oriental, ne balança pas à entreprendre une expédition lointaine et jusqu'aux extrémités de l'occident. C'est ce dont nous avons un exemple frappant dans la manière très différente de faire la guerre de deux rois, père et fils, je veux dire de Philippe et d'Alexandre. Le premier, toujours occupé à faire la guerre à ses voisins, ajouta peu de villes à son empire : encore ne fut-ce pas sans de grands dangers et de grandes difficultés ; vu qu'en plus d'une occasion, et surtout à la bataille de Chéronée; il fut obligé de risquer le tout. Mais Alexandre, pour avoir osé entreprendre une expédition lointaine contre les Perses, subjugua une infinité de nations, plus fatigué par ses voyages que par ses combats. C'est ce qu'on voit encore plus clairement par la manière dont les Romains étendirent leur empire : les Romains, dis-je, qui, dans le temps même où, du côté de l'occident, leurs armées n'avaient guère pénétré au-delà de la Ligurie, avaient porté leurs armes et étendu leur empire dans les provinces d'orient jusqu'au mont Taurus; ainsi que par l'exemple de Charles VIII, roi de France, qui n'eut pas de fort brillants succès dans sa guerre contre la Bretagne; guerre qui fut enfin terminée par un mariage ; mais qui vint à bout de cette expédition si lointaine contre le royaume de Naples, avec une facilité et un bonheur surprenants. Ces expéditions, dans les lieux éloignés, ont plus d'un avantage : d'abord ceux qu'on a en tête, ne sont nullement accoutumés aux armes et à la manière de faire la guerre de celui qui fait l'invasion ; il n'en est pas de même à l'égard d'une nation voisine. On fait aussi, pour les expéditions de cette nature, de plus grands préparatifs, et on les fait avec plus de soin; sans compter que cette audace même et cette confiance qui les fait entreprendre, inspire la terreur aux ennemis. De plus, dans les expéditions lointaines, ces ennemis qu'on va trouver de si loin, ne sont pas à même de prendre leur revanche, par quelque diversion, ou invasion sur vos propres terres : moyen qu'on emploie si souvent dans les guerres avec des nations limitrophes. Mais le point capital; c'est que, lorsqu'on veut subjuguer des nations voisines, on est fort à l'étroit par rapport au choix des occasions; au lieu que, si l'on ne craint pas de s'éloigner de son pays, on peut à son gré transporter la guerre dans les lieux où la discipline militaire est le plus relâchée; où les forces de la nation qu'on veut attaquer, sont le plus épuisées; où des dissensions civiles surviennent le plus à propos; en un mot, dans ceux où se présente quelque facilité de cette espèce. Le second point est que la guerre doit toujours avoir une cause juste, honnête et de nature à faire honneur à celui qui l'entreprend, et à faire naître en sa faveur une prévention favorable. Or, de toutes les causes de guerre, la plus favorable est celle des guerres entreprises pour combattre la tyrannie sous laquelle un peuple est écrasé, et languit sans force et sans courage, comme à l'aspect de Méduse; ce fut à de tels motifs qu'Hercule dut les honneurs divins. Il n'est pas douteux que les Romains ne se soient fait une loi d'accourir, avec autant d'ardeur que de courage, au secours de leurs alliés, dès que ceux-ci étaient opprimés de quelque manière que ce fût. De plus, les guerres, qui ont eu pour but une juste vengeance, ont presque toujours été heureuses. Telle fut la guerre contre Brutus et Cassius, pour venger la mort de César; celle de Sévère, pour venger la mort de Pertinax; celle de Junius-Brutus, pour venger la mort de Lucrèce; en un mot, tous ceux qui font la guerre pour réparer des injures, ou pour adoucir des calamités, militent sous Persée: Le troisième point, c'est qu'avant de se résoudre à la guerre, il faut bien mesurer ses propres forces, et bien considérer si cette guerre est de telle nature qu'on puisse espérer de la conduire heureusement à sa fin; de peur d'embrasser de trop vastes projets, et de se repaître d'éternelles espérances. Car c'est avec prudence que Persée, parmi les Gorgones, s'adressa à celle qui de sa nature était mortelle, et se garda bien de tenter l'impossible. Voilà donc ce que nous enseigne cette fable par rapport aux délibérations sur la guerre à entreprendre ; le reste regarde la guerre considérée dans le temps même où on la fait. Ce qu'il y a de plus utile dans la guerre, ce sont ces trois présents des dieux, et cela au point qu'ils maîtrisent et entraînent avec eux la fortune. Car Persée reçut de Mercure la célérité; de Pluton, l'adresse à cacher ses desseins; de Pallas, la prévoyance. Et ce n'est pas la partie la moins ingénieuse de cette allégorie, que ces ailes, instrument de célérité, dans l'exécution (vu qu'en guerre la célérité peut beaucoup) ; que ces ailes, dis-je, fussent au talon, et non aux épaules. En effet, ce n'est pas tant dans le commencement d'une guerre, que dans les opérations ultérieures, et destinées à appuyer les premières, que la célérité est nécessaire. Car c'est une faute assez ordinaire dans les guerres, que de ne se point soutenir après avoir bien commencé, et de se relâcher de manière que la suite ne répond point du tout à la vigueur des commencements. Mais ce casque de Pluton, dont la propriété est de rendre invisibles ceux qui le portent, est une allégorie dont le sens est fort clair. L'adresse à cacher ses desseins est, après la célérité, ce qui peut le plus dans la guerre ; et c'est un but auquel tend cette célérité même; elle a l'avantage de prévenir la découverte de vos desseins : ce que signifie encore ce casque de Pluton, c'est qu'il faut que la conduite d'une guerre ne soit confiée qu'à un seul homme, et qu'il ait carte blanche. Car toutes ces délibérations entre un grand nombre de personnes, ont je ne sais quoi qui tient plus du panache de Mars, que du casque de Pluton. Ce casque désigne encore les différents prétextes, les diverses feintes, et ces bruits qu'on sème devant soi, pour étonner ou dérouter les esprits, et mettre ses desseins dans l'obscurité, ainsi que les précautions soupçonneuses et les défiances à l'égard des lettres, des députés, des transfuges; et autres choses semblables, qui toutes garnissent et lient, pour ainsi dire, le casque de Pluton. Et, il n'importe pas moins de découvrir les desseins des ennemis, que de cacher les siens. C'est pourquoi, au casque de Pluton il faut joindre le miroir de Pallas, lequel sert à découvrir les forces des ennemis, leur disette, leurs secrets partisans, les dissensions, les factions qui règnent parmi eux, leurs marches, en un mot, leurs desseins. Or, comme il entre tant de hasard dans la guerre, qu'il ne faut faire trop de fonds ni sur son adresse à cacher ses propres desseins, ou à découvrir ceux de l'ennemi, ni sur la célérité même : il faut donc, avant tout, prendre le bouclier de Pallas, c'est-a-dire, celui de la prévoyance, afin de laisser le moins possible à la fortune. C'est à quoi tendent d'abord le soin de reconnaître toutes les routes avant d'y entrer, et, celui de fortifier son camp; ce qui est presque tombé en désuétude dans la milice moderne : au lieu que les Romains avaient un camp qui semblait une ville fortifiée, pour se ménager, en cas de défaite, une dernière ressource : puis une armée stable et bien rangée; car il ne faut pas trop compter sur les troupes légères, ni sur la cavalerie : enfin, toute la vigilance et toute la sollicitude nécessaire pour se préparer à une vigoureuse défense; attendu que, dans la guerre, on a plus souvent besoin du bouclier de Pallas, que de l'épée de Mars. Mais Persée a beau être muni de troupes et de courage, avant de commencer la guerre, il lui reste encore une autre chose à faire, qui est de la plus grande importance, c'est d'aller trouver les Grées. Ces Grées, ce sont les trahisons, qui sont les soeurs des guerres; non pas les soeurs de père et de mère; mais en quelque sorte d'une moins haute extraction. Car les guerres ont je ne sais quoi de noble et de généreux; mais la trahison a quelque chose de bas et de honteux. Rien de plus élégant que de supposer, en faisant leur portrait, que dès leur naissance elles portent des cheveux blancs, et ressemblent à de petites vieilles; cela peint les soucis et les inquiétudes où les traîtres vivent perpétuellement. Or, leurs forces, avant qu'elles fassent leur explosion et se terminent par une défection manifeste, sont ou dans leur oeil, ou dans leur dent. Car toute faction aliénée d'un état et penchant à la trahison, épie et mord. Cet oeil et cette dent sont, en quelque manière, communs à tous les factieux ; tout ce qu'ils ont pu apprendre et découvrir, ils le font circuler, et se le passent, pour ainsi dire, de main en main. Et quant à ce qui regarde cette dent, ils semblent mordre tous avec une seule bouche, et s'entendent pour répandre les calomnies : en sorte que qui entend l'un, les entend tous. Ainsi Persée doit se concilier la faveur de ces Grées, et implorer leur secours ; surtout afin qu'elles lui prêtent leur oeil et leur dent ; l'oeil, pour découvrir ; la dent, pour semer des bruits, exciter l'envie et solliciter les esprits. Mais, après avoir fait tous ses préparatifs pour la guerre, il faut, à l'exemple de Persée, tâcher de trouver Méduse endormie. Car tout prudent capitaine n'attaque jamais l'ennemi que lorsque celui-ci ne s'y attend pas, et qu'il est dans la plus grande sécurité. Enfin, quand il est question d'agir et d'attaquer, il faut jeter les yeux sur le miroir de Pallas. Il est beaucoup de gens qui, avant le danger, ne manquent pas d'attention et d'habileté pour pénétrer dans les desseins de l'ennemi; mais au moment clu péril, ils l'envisagent trop à la hâte, ou le regardent trop de front d'où il arrive qu'ils s'y jettent témérairement, uniquement occupés de la victoire, mais pas assez des coups à parer. Il faut éviter également ces deux extrêmes ; regarder dans le miroir de Pallas, en tournant la tête, afin de mieux diriger ses attaques, et garder un juste milieu entre la crainte et la fureur. La guerre une fois achevée, et la victoire une fois remportée, deux effets s'ensuivent; savoir d'abord : cette génération de Pégase, et sa faculté de voler, laquelle désigne assez clairement la renommée qui vole en tous lieux, célèbre la victoire, et rend le reste de la guerre plus facile et les événements plus conformes à nos voeux. En second lieu, cet avantage qu'il eut de porter la tête de Méduse sur son bouclier; vu qu'il n'est point d'avantage comparable à celui-là. Car il suffit d'un seul exploit brillant, mémorable, et heureusement exécuté, pour emporter tout le reste; il raidit, en quelque manière, les membres des ennemis, et les rend comme paralytiques. Troisième exemple de la philosophie selon les paraboles antiques, en morale. De la passion, figurée par la fable de Bacchus, Sémélé, suivant la fable, ayant engagé Jupiter à jurer par le Styx qu'il lui accorderait la première demande qu'elle lui ferait, et sans restriction, elle souhaita que ce dieu l'approchât avec tout cet éclat qu'il avait en approchant Junon; mais elle ne put supporter cette approche et périt dans les flammes. Quant à l'enfant qu'elle portait dans son sein, Jupiter l'en tira et le cacha dans sa cuisse, qu'il recousut, jusqu'à ce que le nombre des mois nécessaires à l'accroissement du foetus fût révolu. Cependant ce poids incommodait le dieu, et le faisait boiter un peu ; c'est pourquoi l'enfant, à cause de cette pesanteur et des picotements qu'il faisait éprouver à Jupiter, tandis que ce dieu le portait dans sa cuisse, reçut le nom de Dyonise. Lorsqu'il fut venu au monde, il fut nourri, dans ses premières années, chez Proserpine; mais lorsqu'il fut devenu grand, il avait l'air si féminin, que son sexe en paraissait équivoque. On dit aussi qu'il mourut, et fut enseveli durant quelque temps ; mais qu'il ressuscita peu après. Durant sa première jeunesse, il fut le premier inventeur et le premier maître dans l'art de cultiver la vigne, de faire le vin et d'en faire usage. Devenu célèbre, illustre même par cette invention, il subjugua toute la terre, et poussa ses conquêtes jusqu'aux extrémités de l'Inde. Il était porté sur un char traîné par des tigres. Autour de lui dansaient certains démons, très difformes, appelés Cobales, Acratus et autres. Les Muses faisaient aussi partie de son cortège. Il prit pour femme Ariane, après qu'elle eut été délaissée par Thésée. Le lierre lui était consacré. On le regardait aussi comme l'inventeur de certaines cérémonies, de certains rites sacrés. Mais ces rites étaient d'un genre fanatique, pleins de dissolution, et de plus très cruels. Il y parut bien dans ses orgies, où les femmes, poussées par la fureur qu'il inspirait, mirent en pièces deux personnages illustres; savoir, Penthée et Orphée: le premier, en punition de la curiosité qu'il avait eue de monter sur un arbre pour considérer leurs actions; l'autre, a cause des sons harmonieux qu'il tirait de la lyre. Enfin, on confond souvent les actes de ce dieu avec ceux de Jupiter. Cette fable paraît avoir pour objet les mœurs; et elle est si juste, qu'il serait difficile de trouver quelque chose de mieux dans la philosophie morale. Sous le personnage de Bacchus est représentée la nature de la passion; c'est-à-dire, des affections et des agitations de l'âme : donc s'agit-il d'expliquer la naissance de la passion, je dis que l'origine de toute passion, même de la plus nuisible, est le bien apparent; car de même que l'image du bien réel est mère de la vertu, de même aussi l'image du bien apparent est mère de la passion. L'une est l'épouse légitime de Jupiter, sous la figure duquel est ici représentée l'âme humaine; l'autre n'est que sa concubine; laquelle pourtant envie les honneurs de Junon, comme Sémélé. En effet, la passion est conçue dans le voeu illicite auquel on s'abandonne, avant de l'avoir bien jugé et bien apprécié ; mais lorsqu'une fois il a commencé à s'allumer, sa mère, qui est la nature et l'apparence du bien, est consumée par ce grand incendie, et périt. Or, voici la marche que suit la passion, une fois qu'elle est conçue. L'esprit humain, qui en est le père, la nourrit et la cache principalement dans sa partie inférieure, qui est comme sa cuisse. Elle le picote, le tiraille, et l'abat tellement, qu'elle gène toutes ses actions et toutes ses résolutions, et le fait pour ainsi dire boiter. De plus: une fois qu'elle s'est fortifiée par notre consentement et par sa durée, une fois qu'elle a fait son éruption en actes, et que les mois de la gestation étant pour ainsi dire révolus, elle est tout-à-fait née et mise au monde ; elle est d'abord élevée chez Proserpine durant quelque temps; c'est-à-dire, qu'elle cherche à se cacher, qu'elle est clandestine et comme souterraine, jusqu'à ce qu'ayant tout-à-fait rompu le frein de la honte et de la crainte, et que son audace étant portée à son comble, elle se couvre du prétexte de quelque vertu, ou méprise l'infamie même. Il est également certain que toute affection violente tient des deux sexes; qu'elle a tout-à-la-fois l'énergie d'un homme et la faiblesse d'une femme. C'est une très belle allégorie que celle qui feint Bacchus mort, puis ressuscité; les passions semblent quelquefois assoupies, éteintes ; mais il ne faut pas s'y fier, fussent-elles même ensevelies; car sitôt qu'on leur fournit l'aliment et l'occasion, elles ressuscitent. La parabole de l'art de cultiver la vigne, renferme un sens profond; car toute affection est singulièrement adroite et ingénieuse è chercher tout ce qui peut la nourrir et la fomenter ; mais de tout ce qui est parvenu à la connaissance des hommes, le vin est ce qu'il y a de plus puissant et de plus efficace pour exciter et allumer les passions, et il est leur commun aliment. C'est avec beaucoup d'élégance qu'on représente la passion comme une grande conquérante, et comme entreprenant une expédition sans fin ; car jamais elle ne se repose sur les acquisitions déjà faites; mais aiguillonnée par un appétit sans fin et sans mesure, elle veut toujours aller en avant, et halète sans cessé après de nouvelles conquêtes. C'est avec autant de jugement qu'on feint que les tigres parquent, pour ainsi dire, avec les passions, et sont quelquefois attelés à leur char ; car une fois que la passion cessant d'être pédestre, est devenue curule, qu'elle est victorieuse de la raison, et devenue, en quelque manière, triomphatrice; elle est cruelle, indomptable, impitoyable envers tous ceux qui la contrarient et qui lui font quelque résistance. C'est une fiction assez plaisante que celle qui représente ces démons si laids et si ridicules, gambadant autour du char de Bacchus; toute affection très vive occasionne dans les yeux, dans le visage même, et dans le geste, certains mouvements indécents et irréguliers, des mouvements à soubresauts et tout-à-fait choquants. En sorte que tel qui, dans une affection, comme la colère, l'orgueil, l'amour, s'imagine avoir un air très noble et très agréable, et se complaît en lui-même, ne laisse pas de paraître aux autres si laid et si ridicule, qu'ils en rougissent pour lui. On voit aussi les muses dans le cortège de la passion; car il n'est point d'affection, si vile et si dépravée qu'elle puisse être, qui n'ait trouvé quelque doctrine toute prête pour la flatter c'est ainsi que la basse complaisance ou l'impudence de certains esprits a si prodigieusement rabaissé la majesté des muses, et cela au point que ces muses qui auraient dû être les guides et comme les porte-enseignes de la vie, ne sont trop souvent, pour nos passions, que des suivantes, des complaisantes. Mais ce qu'il y a de plus beau dans cette allégorie, c'est de feindre que Bacchus prodigue ses amours à une femme délaissée et dédaignée par un autre. Car il est hors de doute que les affections appètent et briguent ce que dès longtemps l'expérience a rebuté. Et que tous sachent que ceux qui, s'assujettissant et s'abandonnant à leurs passions, attachent un prix si exorbitant aux jouissances (soit qu'ils soupirent après les honneurs, les femmes, la gloire, la science ou tout autre bien), ne désirent que des objets de rebut, qu'une infinité de gens, et cela dans tous les siècles, ont, d'après l'épreuve, rebutés et comme répudiés. Que le lierre soit consacré à Bacchus, cela n'est pas sans mystère. Cette fiction s'applique de deux manières aux passions. La première consiste en ce que le lierre conserve sa verdeur durant l'hiver; la seconde, en ce qu'il serpente et s'entortille en s'élevant, autour d'une infinité de corps, comme arbres, murs, édifices. Quant au premier point, toute passion croît en vertu de la résistance même et des défenses qu'on lui oppose, et par une sorte d'antiperistase et d'effet semblable à celui que produit sur le lierre le froid de l'hiver, elle n'en verdit que mieux, et n'en acquiert que plus de vigueur. En second lieu, dés qu'une affection prédomine dans l'âme humaine, elle s'entortille comme le lierre, autour de toutes ses actions et de toutes ses résolutions; et il n'est alors presque rien de pur à quoi elle n'attache ses filaments. Et il n'est point étonnant qu'on attribue à Bacchus des rites superstitieux, vu que presque toute affection désordonnée est une source inépuisable de fausses religions : en sorte que cette engeance des hérétiques a enchéri sur les bacchanales des païens; et leurs superstitions n'étaient pas moins cruelles que honteuses. Doit-on s'étonner que ce soit Bacchus qui envoie les fureurs, quand on voit que toute affection, dans son excès, est une courte fureur; et que, s'il survient quelque redoublement, elle dégénère trop souvent en vraie folie ? Quant à ce qui regarde la catastrophe de Penthée et d'Orphée, mis en pièces durant les orgies de Bacchus, cette parabole a un sens fort clair; vu que toute affection très violente se montre très âpre et très acharnée contre deux choses, dont l'une est la curiosité de ceux qui l'épient; et l'autre, toute réprimande salutaire. Il ne sert de rien que cette recherche dont elle est l'objet, soit purement contemplative, de pure curiosité, semblable à celle de ce Penthée qui monte sur un arbre, et sans aucune teinte de malignité. Il ne sert de rien non plus que cette réprimande soit faite avec douceur et dextérité; mais de quelque manière que ce puisse être, les orgies ne peuvent endurer Penthée ni Orphée. Enfin, cette habitude où l'on est de confondre les personnages de Jupiter et de Bacchus, peut aussi avoir un sens allégorique ; car les actions grandes et illustres ont pour principe, tantôt la vertu, la droite raison, la grandeur d'âme; tantôt une secrète affection, une passion cachée; attendu que l'une et l'autre mènent également à la gloire et à la célébrité : en sorte qu'il n'est pas facile de distinguer les faits de Bacchus de ceux de Jupiter. Mais nous demeurons trop longtemps sur le théâtre, passons au palais de l'âme; palais dont il faut toucher le seuil avec plus de respect et d'attention sur soi-même.