[1,0] DE LA DIGNITÉ ET DE L'ACCROISSEMENT DES SCIENCES. LIVRE PREMIER. [1,1] Sous l'ancienne loi, monarque plein de bonté, on distinguait des offrandes volontaires et des sacrifices journaliers: les derniers étaient prescrits par le rituel; les premiers étaient le fruit d'une pieuse allégresse. Je pense que les sujets doivent quelque chose de semblable à leurs souverains; je veux dire que chacun ne leur doit pas seulement le tribut de son emploi, mais de plus, des gages de son amour. Or, j'ose espérer que je ne manquerai pas au premier de ces devoirs. Quant au second, j'ai été quelque peu embarrassé sur le choix que j'avais à faire; et, tout examiné, j'ai cru devoir préférer un sujet qui se rapportât plutôt à l'excellence de votre personne, qu'aux affaires de votre couronne. [1,2] Pour moi, en m'occupant fréquemment de Votre Majesté comme je le dois, et oubliant, pour un instant, vos vertus et les dons de votre fortune, je suis frappé du plus grand étonnement, lorsque je considère en vous ces facultés que vous possédez au degré le plus éminent, et que les philosophes qualifient d'intellectuelles ; je veux dire, cette étendue de génie qui embrasse tant et de si grandes choses, cette tenue de mémoire, cette vivacité de conception, cette pénétration de jugement; enfin, cet ordre et cette facilité d'élocution qui vous distinguent. Toutes ces grandes qualités me rappellent sans doute ce dogme de Platon : "que la science n'est autre chose qu'une réminiscence; que l'âme humaine, rendue à sa lumière native que la caverne du corps avait comme éclipsée, connaît naturellement toutes les vérités" (cfr. Phédon, p.75d) : c'est ce dont, sans contredit, l'on voit un exemple frappant dans Votre Majesté, dont l'esprit est si prompt à prendre feu à la plus légère occasion qui l'excite, et à la moindre étincelle de la pensée d'autrui qui vient à briller; car, de même que l'écriture dit du plus sage des rois, qu'il eut "un cœur semblable au sable de la mer" (I Rois, IV,20), dont la masse est immense, et dont néanmoins les parties sont si déliées ; c'est ainsi que l'Étre suprême a doué Votre Majesté d'une complexion d'esprit admirable, qui, tout en embrassant les plus grande objets, saisit aussi les plus petits, et n'en laisse échapper aucun ; quoique, dans l'ordre naturel, il paraisse très difficile, ou plutôt impossible qu'un même instrument exécute les plus grands et les moindres ouvrages. Quant à votre élocution, elle me rappelle ce que Tacite dit de César Auguste : "Auguste", dit-il, "eut cette éloquence naturelle et soutenue qui sied à un prince". (cfr. Tacite, Annales, XIII,3) Certes, si nous y faisons bien attention, toute diction laborieuse ou affectée, ou trop imitative, quelques beautés qu'elle puisse avoir d'ailleurs, a je ne sais quoi de servile, et qui ne sent pas son homme libre ; mais quant à votre diction, elle est toute royale, coulant comme de source, et néanmoins, comme l'exige l'ordre naturel, distribuée en ses ruisseaux, pleine de douceur et de facilité; telle, en un mot, que, n'imitant qui que ce soit, elle est elle-même inimitable. Et comme dans les choses qui concernent soit votre royaume, soit votre maison, la vertu semble rivaliser avec la fortune; les moeurs les plus pures, avec la plus heureuse administration; vos espérances d'abord si patiemment et si sagement contenues, avec l'heureux événement qui vous a mis si à propos au comble de vos voeux; la sainte foi du lit conjugal, avec la belle lignée qui est l'heureux fruit de cette union; un amour pour la paix, si religieux et si convenable à un prince chrétien, avec une disposition toute semblable dans les princes vos voisins, qui tous conspirent si heureusement au même but ; ainsi on voit s'élever entre les éminentes facultés de votre entendement, une sorte d'émulation et de rivalité, dès qu'on vient à comparer celles que vous ne devez qu'à la nature et qui sont en vous comme infuses, avec les richesses de l'érudition la plus variée et la connaissance d'un grand nombre d'arts; avantages que vous ne devez qu'à vous-même. Et il ne serait pas facile de trouver, depuis l'ère chrétienne, un autre monarque qu'on pût comparer à Votre Majesté pour la culture et la variété des lettres divines et humaines. Parcoure qui voudra la suite des rois et des empereurs, il sera forcé d'être de mon sentiment. Communément les rois croient avoir fait quelque chose de grand, si, en ne cueillant que la fleur de l'esprit des autres, ils peuvent ainsi avoir une teinte de chaque genre de connaissances, et s'attacher quelque peu à l'écorce de la science ; ou enfin s'ils savent tout au moins aimer les Lettres et les avancer. Mais un roi, et un roi né tel, avoir puisé aux sources de l'érudition, en être lui-même une source, c'est ce qui tient presque du miracle. Et ce qu'on admire de plus dans Votre Majesté, c'est que, dans ce trésor de votre esprit, les lettres sacrées se trouvent réunies avec les lettres profanes; en sorte que, semblable à Hermès le Trismégiste, une triple gloire vous distingue ; savoir : la puissance du roi, l'illumination du prêtre, et la science du philosophe. Ainsi, comme vous l'emportez de beaucoup sur tous les autres souverains par ce genre de mérite qui est proprement à vous, il est juste que non seulement il fasse le sujet de l'admiration du siècle présent, ou que la lumière de l'histoire le fasse connaître à la postérité; mais encore qu'il soit gravé sur quelque solide monument qui puisse tout à la fois manifester la puissance d'un grand roi, et retracer l'image d'un monarque si éminemment savant. [1,3] Ainsi, pour revenir à mon dessein, je n'ai trouvé aucun présent plus digne de vous qu'un traité tendant à ce but. Un tel sujet se divise naturellement en deux parties. Dans la première, qui est la moins essentielle, et que pourtant nous n'avons garde d'oublier tout-à-fait, nous traiterons de l'excellence et de la dignité des sciences et des lettres en toutes circonstances, et en même temps du mérite de ceux qui, avec autant d'intelligence que d'ardeur, travaillent à leur avancement. Quant à la dernière partie, qui est la plus importante, elle exposera ce qu'en ce genre on a fait et terminé jusqu'ici; elle touchera de plus les parties qui paraissent avoir été omises et avoir besoin d'être suppléées. A l'aide de ces indications, quoique je n'ose mettre à part et choisir moi-même tel ou tel objet, pour le recommander spécialement à Votre Majesté, je puis du moins, en faisant passer sous vos yeux un si grand nombre d'objets et si variés, éveiller vos pensées royales, et vous exciter à fouiller dans les trésors de votre propre esprit, et à en tirer, d'après l'impulsion de votre propre magnanimité et la direction de votre propre sagesse, ce qui s'y trouve de meilleur, pour reculer les limites des sciences et des arts. [1,4] A l'entrée de la première partie, pour nettoyer le chemin, et comme pour commander le silence, afin que ces témoignages que nous rendons de la dignité des Lettres, puissent, malgré le murmure des objections tacites, se faire entendre aisément, j'ai résolu de commencer par délivrer les Lettres de l'opprobre et du mépris dont l'ignorance s'efforce de les couvrir: l'ignorance, dis-je, qui se montre et se décèle sous plus d'une forme ; savoir : dans la jalousie des Théologiens, dans le dédain des Politiques, et dans les erreurs même des Lettrés. J'entends les premiers dire que la science est de ces choses qu'il ne faut adopter qu'avec mesure et avec précaution; que le trop grand désir de savoir fut le premier péché de l'homme et la cause de sa chute; qu'aujourd'hui même je ne sais quoi de vénéneux qu'y a glissé le serpent tentateur, y demeure attaché, vu que partout où elle entre, elle occasionne une enflure. "La science enfle", disent-ils (Paul, I Corinthiens, VIII,1) ; Salomon lui-mmême témoigne qu'il est de ce sentiment, lorsqu'il dit : "la composition des livres est un travail sans fin : la grande lecture est l'affliction de la chair" (Ecclésiaste, XII,12); et ailleurs "avec une grande sagesse se trouve toujours une grande indignation; qui augmente sa science, augmente ses douleurs (Ecclésiaste, I,18). St. Paul, ajoutent-ils, nous donne le même avertissement, en disant : "ne nous laissons point abuser par une vaine philosophie" (Colossiens, II,8); bien plus, disent-ils encore, l'expérience même atteste que les plus savants hommes ont été les coryphées de l'hérésie ; que les siècles les plus savants ont été enclins à l'athéisme ; ils disent enfin que la contemplation des causes secondes déroge à l'autorité de la cause premiére. [1,5] Mais qu'il est facile de montrer la fausseté de cette assertion et de faire voir combien elle est mal fondée ! En effet, qui ne voit que ceux qui parlent ainsi, oublient que ce qui causa la chute de l'homme, ce ne fut point cette science naturelle, pure et première-née, à la lumière de laquelle, lorsque les animaux furent amenés devant l'homme dans le paradis, il leur imposa des noms analogues à leur nature; mais cette science orgueilleuse du bien et du mal, dont il eut l'ambition de vouloir s'armer pour secouer le joug de Dieu et ne recevoir de loi que de lui-même ? Or, certes il n'est point de science, quelque grandeur, quelque volume qu'on puisse lui supposer, qui enfle l'esprit, attendu que rien ne peut l'emplir, encore moins le distendre, sinon Dieu même et la contemplation de Dieu. Aussi Salomon, parlant des deux principaux sens qui fournissent des matériaux à l'invention (la vue et l'onie ), nous dit-il : "l'oeil ne se rassasie point de voir, ni l'oreille, d'entendre" (Ecclésiaste I,8). Que s'il n'y a poiint de réplétion, il s'ensuit que le contenant est plus grand que le contenu. Car c'est l'idée qu'il nous donne de la science elle-même et de l'esprit humain, dont les sens sont comme les émissaires, par ces mots qu'il place à la fin de son calendrier, de ses éphémérides, où il marque le temps de chaque chose, concluant ainsi : "Dieu a tout ordonné, pour que chaque chose fût belle en son temps : il a gravé aussi dans leur esprit l'image du monde même; cependant l'homme ne peut concevoir entièrement l'oeuvre que Dieu exécute depuis le commencement jusqu'à la fin" (Proverbes, XX,27); paroles par lesquelles il fait entendre assez clairement que Dieu a fait l'âme humaine semblable à un miroir capable de réfléchir le monde entier; n'ayant pas moins soif de cette connaissance, que l'oeil n'a soif de la lumière; et non seulement curieuse de contempler la variété et les vicissitudes des temps, mais non moins jalouse de scruter et de découvrir les immuables décrets et les lois inviolables de la nature. Et quoiqu'il semble insinuer, par rapport à cette souveraine économie de la nature, qu'il désigne par ces mots : "l'oeuvre que Dieu exécute depuis le commencement jusqu'à la fin", que l'homme ne peut la découvrir, cependant cela n'ôte rien à l'entendement humain, et ne doit s'entendre que des obstacles que rencontre la science, tels que la courte durée de la vie, le peu d'accord des études, la manière infidèlle et inexacte de transmettre les sciences, et une infinité d'autres inconvénients qui enlacent l'industrie humaine. Car ailleurs il nous apprend assez clairement qu'aucune partie de l'univers n'est étrangère aux recherches de l'homme, lorsqu'il dit : "l'esprit de l'homme est comme le flambeau de Dieu", flambeau à l'aide duquel il découvre les secrets les plus intimes. [1,6] Si donc telle est l'immense capacité le l'esprit humain, il est manifeste que nous n'avons rien à redouter de la quantité de la science, quelque grande qu'elle puisse être, ni lieu de craindre qu'elle occasionne quelque enflure ou quelque excès; et que, s'il est quelque danger à redouter, c'est seulement de la part de la qualité, laquelle, quelque faible que puisse être la dose, ne laisse pas, si on la prend sans antidote, d'avoir je ne sais quoi de malin, de vénéneux, pour l'esprit humain et qui le remplit de vent. Cet antidote, ce parfum, qui, mêlé avec la science, la tempère et la rend très salubre, c'est la charité. C'est même ce que l'apôtre joint au passage déja cité, en disant: "la science enfle, mais la charité édifie": à quoi se rapporte également bien ce qu'il dit ailleurs : "quand je parlerais toutes les langues des anges et des hommes, si je n'ai la charité, je ne suis plus qu'un airain sonnant, qu'une cymbale retentissante" (I Corinthiens XIII,1). Non que ce soit quelque chose de si grand de parler les langues des anges et des hommes; mais parce que, si tous ces talents sont séparés de la charité, et ne sont pas dirigés vers le bien commun du genre humain, ils produiront plutôt une vaine gloire, que des fruits solides. Quant à ce qui regarde la censure de Salomon, relativement à l'excès dans la lecture ou la composition des livres, le tourment d'esprit qui résulte de la science, et cet avertissentent de St. Paul, de ne nous pas laisser abuser par une vaine philosophie; si on prend ces passages dans leur véritable sens, ils marquent très distinctement les vraies limites où la science humaine doit être circonscrite, de manière cependant qu'il lui est libre d'embrasser la totalité de la nature des choses, sans que rien le, restreigne ; car ces limites sont au nombre de trois: 1°. Ne plaçons pas tellement notre félicité dans la science, que l'oubli de notre mortalité se glisse dans notre âme. 2°. Ne faisons pas un tel usage de la science, qu'elle ne produise pour nous que de l'inquiétude, au lieu de cette tranquillité d'âme qu'elle doit produire. 3°. N'espérons pas de pouvoir, par la seule contemplation de la nature, atteindre à la parfaite intelligence des mystères divins. [1,7] Quant au premier point, Salomon s'explique très clairement dans un autre passage du même livre, lorsqu'il dit : "j'ai assez compris que la sagesse est aussi éloignée de la folie, que la lumière l'est des ténèbres : le sage a des yeux à la tête; l'insensé va errant dans les ténèbres; mais en mime temps j'ai appris que la nécessité de mourir est commune à tous deux" (Ecclésiaste II,13-14). Quant au second point, il est certain qu'aucune anxiété, aucun trouble d'esprit ne résulte naturellement de la science, si ce, n'est accidentellement; car toute science et toute admiration (qui est le germe de la science) est agréable par elle-même mais lorsque nous en déduisons des conséquences qui, appliquées avec peu de justesse à nos propres affaires, engendrent de lâches terreurs ou des désirs immodérés, alors enfin naît ce tourment et ce trouble d'esprit dont nous parlons ; car c'est alors que la science n'est plus une lumière sèche, comme l'exigeait cet Héraclite si obscur, lorsqu'il disait : "lumière sèche, excellent esprit", elle n'est désormais qu'une lumière humide, et comme trempée dans les humeurs des passions. [1,8] La troisième règle demande une discussion un peu plus exacte, et ce ne serait pas assez de la toucher en passant; car, s'il est quelque mortel qui de la seule contemplation des choses sensibles et matérielles, espère tirer assez de lumières pour dévoiler la nature, ou la volonté divine, voilà l'homme qui se laisse abueer par une vaine philosophie. En effet, la contemplation de la nature, quant aux créatures elles-mêmes, produit la science; mais quant à Dieu, l'admiration seulement, qui est une sorte de science mutilée. Aussi est-ce un mot d'un grand sens que celui de ce Platonicien, qui a dit "que le sens humain ressemble au soleil qui dévoile le globe terrestre, mais en voilant le globe céleste et les étoiles". C'est ainsi que les sens manifestent les choses naturelles, et couvrent d'un voile les choses divines; et c'est par cette raison même que, dans ce peut nombre des plus savants, quelques-uns sont tombés dans l'hérésie, lorsque, portés sur les ailes de cire des sens, ils ont voulu s'élever aux choses divines; car s'il est question de ceux qui présument que trop de science fait pencher vers l'athéisme,, et que l'ignorance des causes secondes enfante une religieuse déférence pour la première, je les interpellerais volontiers par cette question de Job : "faut-il donc mentir en faveurt de Dieu, et convient-il, pour se rendra agréable à lui, de tenir des discours artificieux ?" (Job XIII,7) Il est évident que, dans le cours ordinaire de la nature, Dieu ne fait rien que par les causes secondes. Or, s'ils voulaient nous persuader le contraire, ce serait alors soutenir une pure imposture en faveur de Dieu; et ce ne serait autre chause qu'immoler à l'auteur de toute vérité, l'immonde victime du mensonge. [1,9] Bien plus, il est hors de doute, et c'est ce qu'atteste l'expérience, quand on ne fait encore que goûter de la philosophie, elle peut porter à l'athéisme: mais l'a-t-on, pour ainsi dire, bue à longs traits, alors elle ramène à la religion; car à l'entrée de la philosophie, lorsque les causes secondes, comme étant plus voisines des sens, s'insinuent dans l'esprit humain ; que l'esprit même s'y arrête et y fait un trop long séjour, l'oubli de la cause première peut s'y glisser. Mais, si, poursuivant sa route, on envisage la suite, la dépendance mutuelle, l'enchaînement des causes secondes; et le tout ensemble des oeuvres de la Providence, alors, conformément à la mythologie des poètes, on croira aisément que l'anneau le plus élevé de la chaine naturelle est attaché au pied du trône de Jupiter. [1,10] En un mot, qu'on n'aille pas, affectant une sobriété et une modération qui serait déplacée, s'imaginer qu'on peut faire de trop grands progrès dans les livres, soit des Écritures, soit des créatures, par la théologie ou la philosophie. Mais qu'au contraire les hommes s'éveillent et s'élancent courageusement dans les deux routes, sans crainte d'y faire trop de chemin; prenant garde seuIement de ne pas faire usage de la science pour satisfaire leur orgueil, mais dans un esprit de charité; non pour faire un vain étalage, mais pour en tirer une véritable utilité. Qu'enfin distinguant avec soin ces deux doctrines, la théologie et la philosophie, ils prennent garde de mêler et de confondre imprudemment leurs eaux. [1,11] Passons maintenant aux reproches que les Politiques font aux lettres. Les arts, disent-ils, énervent les âmes, et les rendent, inhabiles aux travaux glorieux de l'art militaire. Dans l'état politique, ils corrompent les esprits, en les rendant ou trop curieux par cette grande diversité d'objets à laquelle ils les accoutument, ou trop raides par la rigueur des règles qu'ils prescrivent, ou trop superbes par la grandeur imposante des exemples qu'ils y proposent, ou trop étrangers à leur siècle par la disparité de ces mêmes exemples ; ou tout au moins, d'une manière ou de l'autre, ils détournent les esprits des affaires et de l'action, en leur inspirant peu-à-peu l'amour de la retraite et du repos : ils introduisent dans les républiques le relâchement de la discipline, en rendant chacun plus prompt à disputer qu'à obéir. Aussi, ajoutent-ils, voyons-nous que Caton le censeur, lorsqu'il vit la jeunesse romaine accourant de toutes parts vers le philosophe Carnéade, qui était venu à Rome en qualité de député, attirée par la douceur et la majesté de son éloquence; Caton, dis-je, d'accord sur ce point avec les plus sages mortels, fut d'avis, en plein sénat, d'expédier les affaires qui l'avaient amené, et de renvoyer au plutôt cet homme dangereux, de peur qu'infectant et fascinant les esprits, il n'introduisit, sans qu'on s'en apperçût, de pernicieuses nouveautés dans les moeurs et les coutumes de la patrie. C'est cette même raison qui portait Virgile (lequel ne faisait pas difficulté de préférer la gloire de sa patrie à ses propres goûts) à séparer les arts politiques des arts littéraires, et à réclamer les premiers pour les Romains, en abandonnant les derniers aux Grecs, comme il le dit dans ces vers si connus: "Souviens-toi, ô Romain ! qu'à toi seul appartient de donner des lois à l'univers, tels seront les seuls arts dignes de toi" (Virgile, L'Énéide, VI, 851-852). [1,12] Nous voyons aussi qu'Anytus, accusateur de Socrate, pour premier chef d'accusation, lui reprochait que, par la force et la variété de ses discours et de ses disputes, il ébranlait dans les jeunes esprits l'autorité et la vénération due aux lois et aux coutumes de la patrie; que, pour tout métier, il professait un art dangereux, pernicieux même, et tel que, qui le posséderait bien, se verrait en état de ressusciter la plus mauvaise cause, et d'accabler la vérité même sous l'appareil et le poids de son éloquence. [1,13] Mais ces accusations, et toutes celles de même trempe, respirent plutôt je ne sais quelle gravité affectée que la candeur de la vérité; et c'est l'expérience qui atteste que, comme ce furent précisément les mêmes hommes, ce furent aussi précisément les mêmes temps qu'on vit fleurir par la gloire des exploits militaires, et par celle des arts libéraux. Et quant à ce qui regarde les hommes, choisissons pour exemple ce noble couple de capitaines, Alexandre le grand et Jules César, dictateur; l'un, disciple d'Aristote; et l'autre, rival de Cicéron en éloquence. Ou, si l'on aime mieux envisager des Lettrés qui soient devenus grands capitaines que de grands capitaines qui soient devenus Lettrés, nous trouvons sous notre main Épaminondas thébain, et Xénophon athénien, deux personnages dont l'un fut le premier qui ruina la puissance des Spartiates; et l'autre, le premier qui fraya le chemin aux Grecs pour renverser la monarchie des Perses. Or, ce mariage des armes et des lettres est encore plus frappant dans les temps que dans les personnages; et cela en proportion qu'un objet, tel qu'un siècle tout entier, l'emporte par sa grandeur sur un seul individu. Car ce furent les mêmes, absolument les mêmes temps, qui, chez les Égyptiens, les Assyriens, les Perses, les Grecs et les Romains, furent tout à la fois les plus renommés pour la gloire militaire, et les plus illustrés par les lettres ; en sorte que les plus graves écrivains, les philosophes les plus profonds et les plus grands capitaines ont vécu dans le même siècle : et pouvait-il en être autrement, vu que dans l'homme la vigueur du corps et celle de l'esprit mûrissent presque en même temps; si ce n'est que celle-là précède de quelque peu ? De même, dans les républiques, la gloire militaire et la gloire littéraire, dont la première répond au corps, et la dernière à l'âme, sont contemporaines ou se suivent de fort prés. [1,14] Au reste, que l'érudition soit plutôt un obstacle qu'un secours en politique, c'est ce qui n'est rien moins que probable. Car nous convenons tous que c'est une sorte de témérité de confier le soin de son corps et de sa santé à ces médecins empyriques, qui vont sans cesse vantant un petit nombre de remèdes qui, selon eux, sont autant de panacées, et auxquels ils se fient tellement, qu'il n'est rien que, dans cette confiance, ils n'osent tenter ; quoiqu'ils ne connaissent ni les causes des maladies, ni le tempérament du malade, ni les dangers qu'annoncent les symptômes, ni la vraie méthode curative. Nous voyons tomber dans la même méprise ceux qui, pour la défense de leurs causes et la conduite de leurs procès, se reposent sur certains Légistes plus versés dans la pratique que dans les livres de droit, et a qui il est si facile de fermer la bouche à la première difficulté qui se rencontre, et qui est hors du chemin battu de leur expérience. De même on ne peut que s'exposer au plus grand danger, en confiant à certains conseillers empyriques le destin des états. Au contraire, à peine, peut-on citer un seul exemple d'une république dont l'administration ait été malheureuse, lorsque de savants hommes étaient assis au timon. Car, quoique les Politiques soient dans l'usage de décorer les Lettrés de l'épithète de pédants, cependant l'histoire, qui est la seule maîtresse de vérité, fait foi par plus d'un exemple, que des princes encore en tutèle l'ont emporté de beaucoup sur des princes adultes, par cette cause-là même, dont les Politiques font aux lettres un sujet de reproche, parce qu'alors l'état était gouverné par des pédagogues. Qui ne sait que, durant ces cinq premières années si vantées de Néron, tout le poids des affaires portait sur Sénèque son pédagogue. Ce fut aussi à Misithée son pédagogue, que Gordien le jeune dut les dix années d'un règne glorieux. Et l'administration d'Alexandre-Sévère ne fut pas moins heureuse durant sa minorité, temps où les femmes gouvernaient tout, mais d'après les conseils de ses précepteurs. Il y a plus : tournons les yeux vers l'administration pontificale, et nommément vers celle de Pie V et de Sixte-Quint nos contemporains desquels, au commencement de leur régne, étaient regardés comme des moines tout-à -fait novices dans les affaires; nous trouverons que les actes des papes de cette classe sont ordinairement plus mémorables que les actes de ceux qui, ayant été élevés dans les affaires et nourris dans les cours des princes, se sont ensuite élevés à la papauté. Car, quoique ceux qui ont consumé la plus grande partie de leur vie dans la culture des lettres soient moins versatiles, moins souples, moins prestes à saisir les occasions et à s'accommoder aux circonstances, genre d'habileté auquel se rapporte ce que les Italiens appellent des raisons d'état; genre de moyens dont Pie V détestait jusqu'au nom, ayant coutume de dire que c'étaient de pures inventions d'hommes pervers, et diamétralement opposées à la religion et aux vertus morales; et ce qui fait une ample compensation, c'est que ceux qui méprisent tontes ces rubriques, marchent avec autant de promptitude que de facilité, par la route sûre et bien applanie de la religion, de la justice, de l'honnêteté et des vertus morales; route telle, que ceux qui ont le courage de s'y tenir constamment, n'ont pas plus besoin de ces autres remèdes, qu'un corps en santé n'a besoin de médecine. D'ailleurs, le cours de la vie d'un seul homme ne peut fournir assez d'exemples pour régler la conduite d'une vie entière, pas même celle d'un seul homme; car, de même qu'il arrive quelquefois que le petit-fils ou l'arrière-petit-fils ressemble plus à son aieul ou à son bisaïeul qu'à son père, de même aussi il n'est pas rare que les affaires présentes quadrent mieux avec les exemples très anciens, qu'avec les exemples plus modernes. Enfin, l'esprit d'un seul homme le cède autant à la vaste étendue des lettres prises en entier, que les revenus d'un particulier le cèdent au trésor public. [1,15] Si l'on accorde que ces dépravations et ces obstacles que les Politiques imputent aux lettres, aient quelque influence et quelque réalité, il faut convenir pourtant que, dans chaque circonstance, la science fournit plus de remèdes qu'elle ne cause de maux. En effet, accordons que les lettres, par une certaine force cachée, jettent l'esprit clans l'incertitude et la perplexité. D'un autre côté, il est hors de doute qu'elles nous apprennent comment nous pouvons nous dégager de la foule de nos pensées; jusqu'à quel point il faut délibérer, et quel est le moment où il faut prendre un parti. De plus, elles apprennent comment l'on peut, en attendant, suspendre ses desseins et tirer les choses en longueur. Accordons aussi qu'elles rendent les esprits plus raides et plus difficiles; mais en même temps elles nous apprennent à distinguer les choses qui sont appuyées sur des démonstrations, de celles qui ne sont fondées que sur des conjectures, et elles ne nous font pas moins connaître l'usage des distinctions et des exceptions, que la solidité des règles et des principes. Accordons encore qu'elles séduisent les esprits et les dévoient par l'inégalité ou la disparité des exemples. Je ne sais trop ce qui en est ; mais je sais assez qu'elles ne nous font pas moins connaître la force des circonstances, que le peu d'exactitude des comparaisons, et que les distinctions à faire dans les applications en sorte qu'à tout prendre, elles corrigent plus les esprits, qu'elles ne les dépravent; et ces remèdes-là, les lettres les insinuent, les font, pour ainsi dire, entrer par toutes les portes, à l'aide de cette abondante variété d'exemples qu'elles fournissent. En effet, considérez les fautes de Clément VII, si bien décrites par Guichardin, qui semble avoir toujours vécu arec lui ; ou les vacillations de Cicéron, qu'il a lui-rnême tracées au vif de sa propre main dans ses lettres à Atticus, et vous tâcherez de vous préserver tout-à-fait de l'inconstance et des fréquents changements de résolution. Jetez les yeux sur les fautes de Phocion, et vous aurez en horreur l'excessive opiniatreté. Si vous lisez la fable d'Ixion, vous bannirez de votre cœur les espérances excessives, vous efforçant de dissiper toutes ces vapeurs, tous ces nuages. Enfin, si l'on envisage Caton d'Utique, l'on se gardera bien d'émigrer, pour ainsi dire, aux antipodes de son pays, et de marcher en sens contraire de son siècle. . [1,16] Quant à ceux qui pensent que les lettres amollissent l'âme, par la douceur du repos et de la retraite, ils nous étonneront fort s'ils parviennent à nous faire voir que ces talents qui accoutument l'esprit à une perpétuelle agitation, sont les patrons de l'indolence; on serait au contraire fondé à soutenir que, de toutes les espèces d'hommes, il n'en est point qui aime les affaires pour les affaires mêmes, si ce n'est les Lettrés ; car les uns aiment les affaires et les occupations en vue du gain, comme les mercenaires aiment le travail en vue du salaire. Les autres ont la gloire pour but : tandis qu'ils travaillent, ils vivent, pour ainsi dire, dans les yeux d'autrui, toujours esclaves de leur réputation, qui s'évanouirait sans cela. D'autres aspirent à la puissance, et ne recherchent que cette prérogative que donne la fortune, pour récompenser leurs amis et se venger de leurs ennemis. Il en est qui, en travaillant, ne pensent qu'à exercer telle de leurs facultés dont ils sont amoureux, pour se féliciter plus souvent à ce titre et se sourire à eux-mêmes. D'autres, enfin, pour atteindre tel ou tel but qu'ils se proposent : en sorte que, ce qu'on dit ordinairement des glorieux, que leur courage est dans les yeux de ceux qui les regardent, on peut l'appliquer à tous les hommes de cette trempe ; dans tous ces travaux auxquels ils se condamnent, dans tous ces rnouvements qu'ils se donnent, ils ne paraissent avoir d'autre but que celui de s'attirer les applaudissements des autres, ou de s'applaudir à eux-mêmes. Les Lettrés sont les seuls qui se délectent dans leurs affaires et leurs occupations, les regardant comme des actions conformes à leur nature, et non moins salutaires à l'âme que l'exercice l'est au corps, n'envisageant que la chose même, et non ses émoluments ; en sorte qu'ils sont de tous les hommes les plus infatigables, pourvu que ce qui les occupe soit de nature à fixer, à remplir l'âme en proportion de sa dignité. S'il s'en trouve qui, très ardents à la lecture, deviennent mous et lâches dès qu'il s'agit de mettre la main à l'oeuvre, ce défaut, on ne doit pas l'attribuer aux lettres, mais à une certaine faiblesse, à une certaine mollesse de corps et d'âme. Ce sont des hommes de cette espèce que désigne Sénèque lorsqu'il dit : "il en est qui aiment tellement l'ombre, que tout ce qui est exposé au jour leur paraît trouble" (Sénèque, Lettres à Lucilius, I, 3, 6 : "'quidam adeo in latebras refugerunt ut putent in turbido esse quidquid in luce est"). Vous en trouverez peut-être qui, se connaissant bien à cet égard, s'adonnent aux lettres; mais ce n'est pas la science elle-même qui donne et qui enfante un tel caractère. Que si quelqu'un, n'en voulant pas démordre, disait encore que les lettres consument trop de temps et un temps qui pourrait être mieux emrloyé à autre chose ; je dis qu'il n'est point d'homme tellement obsédé par les affaires, qu'il n'ait ses heures de loisir, en attendant le retour des heures de travail et le reflux de l'action, à moins qu'il ne soit prodigieusement lent à expédier, ou que, par une ambition peu honorable, il ne tâche de s'emparer de toutes sortes d'affaires. Reste donc à savoir en quoi et comment il faut employer ces heures de loisir qu'on aura su se ménager : sera-ce aux études ou aux voluptés, à exercer son génie ou à se donner du bon temps? Ici se place très bien la réponse que fit Démosthènes à Eschine, homme adonné aux voluptés. Celui-ci lui objectant, par forme de reproche, que ses harangues sentaient la lampe : "sans doute", répondit-il, "elles la sentent; mais encore y a-t-il grande différence entre ce que toi et moi faisons à la lumière de cette lampe". (Cfr. Plutarque, Vie des hommes illustres, Vie de Démosthène, VIII, 4-5 : (4) Il (Démosthène) était devenu par là pour les autres orateurs un sujet de raillerie; et Pythéas lui ayant dit un jour, en se moquant de lui, que ses raisonnements sentaient l'huile: (5) "Pythéas, repartit Démosthène avec aigreur, ta lampe (à huile) et la mienne nous éclairent pour des choses bien différentes.") Il n'est donc nullement à craindre que les lettres donnent l'exclusion aux affaires ; tout au contraire elles garantissent l'âme de l'oisiveté et de la volupté, qui, sans cela, ne manquent guère de s'y insinuer peu-à-peu, au double préjudice des lettres et des affaires. [1,17] Enfin nous objectent-ils que les lettres détruisent le respect dû aux lois et à l'autorité: je réponds que c'est une pure calomnie, et qu'une telle accusation n'a pas le moindre degré de probabilité. Car quiconque ose prétendre qu'une aveugle obéissance lie plus fortement qu'un amour éclairé de son devoir, doit en même temps assurer qu'un aveugle, que l'on conduit par la main, marche plus sûrement que celui qui, en plein jour, fait usage de ses yeux. De plus, il est hors de toute dispute que les arts adoucissent les moeurs; qu'ils rendent les âmes douces, souples, ductiles et dociles au commandement; qu'au contraire l'ignorance les rend opiniâtres, réfractaires et séditieuses. Et c'est ce que l'histoire laisse hors de doute; car on voit que les temps d'ignorance, de grossièreté et de barbarie, sont aussi les temps les plus sujets aux troubles, aux séditions et aux grandes innovations. [1,18] Quant au jugement de Caton le censeur, qu'il suffise de dire qu'il porta la juste peine de ses blasphèmes contre les lettres, lorsqu'on le vit, à l'âge de plus de 70 ans, redevenir, pour ainsi dire, enfant, et s'appliquer avec tant d'ardeur à la langue grecque; preuve que cette prétendue censure qu'il exerça contre les lettres, partait plutôt d'une certaine gravité affectée, que de ses vrais sentiments. Quant à ce qui regarde les vers de Virgile, il a pu, se donnant carrière, insulter à l'univers entier, et réserver pour les Romains les arts propres au commandement, en abandonnant aux autres nations les autres arts, comme serviles et populaires. Il est pourtant un fait qu'il ne pouvoit nier; savoir : que les Romains ne se sont élevés au faîte de la puissance qu'à l'époque même où les arts étaient parvenus au comble de la perfection. Car les deux premiers Césars, hommes si supérieurs dans l'art de gouverner, eurent pour contemporains ce Virgile même, le premier des poètes; Tite-Live, le premier des historiens; Varron, le premier de tous les antiquaires ; et Cicéron, le premier des orateurs, ou peu s'en faut; tous hommes qui, au jugement de tous les siècles, furent les premiers, chacun dans son genre. Enfin, quant à l'accusation intentée à Socrate, voici ce que je me contenterai d'y répondre; rappellons-nous le temps où elle le fut. Ne fut-ce pas au temps des trente tyrans, les plus cruels, les plus odieux de tous les mortels et les plus indignes du commandement ? Mais, lorsque cette période si courte de temps et de choses fut révolue, ce même Socrate, cet homme si criminel, fut mis au nombre des héros, et sa mémoire fut comblée de tous les honneurs divins et humains. Il y a plus : ces entretiens, que d'abord on regarda comme capables de corrompre les moeurs, furent célébrés par la postérité comme les antidotes les plus efficaces et les plus sûrs pour l'esprit et les moeurs. [1,19] Que ce peu de mots suffise pour répondre à ces Politiques, qui, par une orgueilleuse sévérité, ou une gravité affectée, ont osé faire injure aux lettres: réfutation qui, sans le doute où nous sommes que ce fruit de nos travaux parvienne jamais à la postérité, paraîtrait assez peu nécessaire, dans un temps où l'aspect et la faveur de deux souverains très éclairés, la reine Elizabeth et Vôtre Majesté, astres lumineux qui nous retracent Castor et Pollux, a concilié aux lettres, parmi nous, tant d'amour et de respect. [1,20] Nous voici arrivés au troisième genre de reproches qui rejaillit des Lettres sur les lettres mêmes et qui communément pénètre plus avant que les deux autres. Ces reproches se tirent ou de leur fortune ou de leurs moeurs ou de leurs études. Quant au premier point, il ne dépend pas d'eux; le deuxième est hors de la question, en sorte que le troisième est le seul qui mérite quelque discussion. Cependant, comme ce qui est ici à considérer est moins le vrai poids des choses que le jugement du vulgaire, il ne sera pas inutile de dire quelques mots des deux autres. [1,21] Je dis donc que le discrédit et le déshonneur qui rejaillit de la fortune des Lettrés sur les lettres, se tire, ou de leur pauvreté et de leur indigence, ou de leur genre de vie obscur et retiré, ou du genre même de leurs occupations qui ne semble pas des plus nobles. [1,22] Quant à la pauvreté, si l'on voit tous les jours que les Lettrés sont indigents, que la plupart sont d'une extraction assez obscure, et qu'ils ne s'enrichissent pas aussi vite que d'autres qui ne halètent qu'après le gain, l'éloge de la pauvreté est un fort beau sujet; mais c'est aux religieux mendiants qu'il vaudrait mieux abandonner le soin de le traiter (soit dit sans les offenser), religieux dont Machiavel ne faisait pas un faible éloge, lorsqu'il disait d'eux : "depuis longtemps le règne des prêtres serait passé, si la vénération pour les frères et les religieux mendiants n'eut balancé l'effet de luxe et des vices des évêques". C'est ainsi qu'on peut dire hardiment que, de cette prospérité et de cette magnificence qui donnent tant d'éclat aux princes et aux grands, on serait dès longtemps retombé dans la misère et la barbarie, si l'on n'avait, à ces mêmes Lettrés si misérables, l'obligation de la décence et des agréments de la vie civile. Mais, laissant de côté ces éloges captieux, attachons-nous a un autre fait bien digne de remarque : il s'agit de cette vénération et de cette espèce de consécration où la pauvreté fut chez les Romains durant tant de siècles; chez les Romains, dont la république ne se gouvernait point par des paradoxes. Car c'est ainsi qu'en parle Tite-Live dans son préambule : "si l'amour de mon sujet ne me séduit, je peux dire qu'il n'y eut jamais république plus grande, plus sainte et plus riche en bons exemples; qu'il n'y en eut point où le luxe et la cupidité vinrent si tard s'établir, où l'on rendit de si grands honneurs, et durant tant d'années, à la pauvreté et à l'économie" (Tite-Live, L'Histoire romaine, Prélude, par. 11). Il y a plus : dans ces temps où Rome avait déjà dégénéré, et à l'époque où César témoignait que son dessein était de relever la république, le sentiment d'un de ses amis fut que rien ne mènerait plus promptement à ce but que d'ôter tout crédit et tout honneur aux richesses : "Ces maux-là, disait-il, et tous les autres maux disparaîtront avec cette prérogative dont jouit l'or, sitôt que les magistratures et toutes ces distinctions auxquelles aspire le vulgaire cesseront d'être vénales" (Salluste, Lettres à Jules César, II, 8). Enfin, comme on a dit que "la rougeur est la couleur de la vertu", quoique ce soit assez souvent une faute qui nous fait rougir, on peut dire avec autant de vérité, que la pauvreté est la fortune de la vertu, quoiqu'elle ait quelquefois pour cause le luxe et l'incurie. C'est sans contredit à Salomon qu'appartient cette sentence : "celui qui court aux richesses, ne sera pas longtemps innocent" (Proverbes, XXVIII, 20) ; ainsi que ce précepte : "achète la vérité; mais toi, ne vends pas la science et la prudence" (Proverbes, XXIII, 23) ; comme s'il lui paraissait convenable d'employer ses richesses à acquérir la science, et non d'employer la science à amasser des richesses. [1,23] Qu'est-il besoin de parler de cette vie obscure et retirée qu'on reproche aux Lettrés ? Soutenir que le repos et la retraite (pourvu toutefois qu'on en ôte le luxe et la paresse) sont préférables à la vie contentieuse et active, vu la sécurité, la liberté, les douceurs, l'existence honorable qui en sont les fruits, ou tout au moins à cause de la facilité qu'on y trouve à se garantir des indignités; c'est un sujet si rebattu et tellement usé par tous les écrivains, que de tous ceux qui se mêlent de le traiter, il n'en est aucun qui ne le traite bien; tant cette maxime est à l'unisson du sentiment humain, quant à l'expérience, et de la raison universelle, quant à l'approbation qu'on peut lui donner. Tout ce que je me contenterai d'ajouter, est que ces Lettrés qui demeurent cachés dans les républiques, et qui vivent loin des yeux des hommes, sont semblables aux images de Cassius et de Brutus; car Tacite, en nous apprenant qu'elles ne furent point portées aux funérailles de Junie, quoiqu'on y en portât un grand nombre d'autres, s'exprime ainsi : "elles paraissaient devant toutes les autres, par cela même qu'on ne les y voyait point" (Tacite, Annales, III, 76). [1,24] Quant à ce que l'on dit de la bassesse des occupations que l'on abandonne aux Lettrés, cela nous fait penser à l'usage où l'on est de leur confier l'éducation des enfants et des adolescents ; âge exposé à un mépris qui retombe sur les maîtres eux-mêmes : mais l'on sentira aisément combien ce reproche est injuste, pour peu qu'examinant la chose, non d'après l'opinion vulgaire, mais d'après la direction d'un jugement sain, l'on considère que tous se hâtent d'imbiber un vase neuf plutôt qu'un vieux, et choisissent avec plus de soin la terre qu'ils mettent autour d'une plante encore tendre que celle qu'ils approchent d'une plante adulte ; par où l'on voit que ce sont les commencements des corps et de toutes choses qui sont le principal objet de notre sollicitude. Daignez prêter l'oreille aux rabbins, lorsqu'ils vous disent: "vos jeunes gens auront des visions, et vos vieillards, des songes" (Saint Jérôme, La prophétie de Joël, III, 28). De ce texte ils concluent que la jeunesse est l'âge qui mérite le plus notre attention et nos égards, et cela d'autant que nous avons des révélations plus claires par les visions que par les songes. Mais une conduite qui mérite vraiment d'être remarquée, c'est que de notre temps, quoique les pédagogues, regardés comme une espèce de singes des tyrans, soient les jouets du théâtre, on ne laisse pas, dans le choix qu'on en fait, de mettre tant d'inattention et d'insouciance : ce n'est pourtant pas d'aujourd'hui seulement que cette négligence a été remarquée, et que les plaintes, à cet égard, se sont fait entendre ; mais depuis les siècles les plus vertueux et les plus sages jusqu'à nos jours, l'on s'est plaint que les républiques ne s'occupaient que trop des lois, et pas assez de l'éducation. Or, cette partie si importante de l'ancienne discipline a été, jusqu'à un certain point, comme rappelée de l'exil dans les collèges des Jésuites ; et lorsque je considère leur industrie et leur activité, tant pour cultiver les sciences que pour former les moeurs, je me rappelle ce mot d'Agésilas à Pharnabaze : "tel que je te vois, plût-à-dieu que ta fusses des nôtres !" (Plutarque, Vie d'Agésilas, XII, 9) Mais en voilà assez sur les reproches qu'on fait aux gens de lettres, par rapport à leur fortune et à leur condition. [1,25] Quant à ce qui concerne les moeurs des Lettrés, c'est un point qui regarde plutôt les personnes mêmes que leurs études. Car on trouve sans doute parmi eux, comme dans tous les autres ordres et genres de vie, et des bons et des méchants; ce qui ne donne nullement atteinte à cette vérité si connue : que "nos moeurs se moulent sur notre genre d'études" (Ovide, Héroïdes, XV, 83), et que les lettres, à moins qu'elles ne tombent dans des esprits tout-à-fait dépravés, corrigent entièrement le naturel, et le changent en mieux. [1,26] Mais en y regardant de fort près et en appréciant les choses avec toute l'attention et la sincérité dont je suis capable, je ne vois aucun déshonneur qui puisse rejaillir des moeurs des Lettrés sur les lettres; à moins qu'on ne leur reproche comme un vice, ce défaut même qu'on a reproché à Démosthènes, à Cicéron, à Caton d'Utique, à Sénèque et à plusieurs autres; que les temps dont ils lisent l'histoire, étant meilleurs que ceux où ils vivent, et les préceptes valant toujours mieux que les actions, ils s'efforcent beaucoup plus qu'il ne le faudrait, de ramener un siècle corrompu à la pureté des préceptes et des dogmes dont ils sont nourris, et d'imposer à un temps de dissolution, des lois qui ne conviennent qu'à la sévérité des moeurs antiques; mais s'ils ont besoin de quelque avertissement à cet égard, ils sont à même de le puiser dans leurs propres sources. Car Solon, comme on lui demandait s'il avait donné à ses concitoyens les meilleures lois possibles, répondit : "non les meilleures possibles, mais les meilleures de celles qu'ils eussent voulu accepter" (Plutarque, Vie de Solon, XV). Platon aussi voyant les moeurs de ses concitoyens corrompues à tel degré qu'il ne pouvait les supporter, s'abstint de tout emploi public, prétendant "qu'il fallait se conduire avec la patrie comme avec ses parents, user de douces persuasions et non de violence, supplier et non contester"; et, c'est une précaution que n'oubliait pas non plus ce conseiller de César , lorsqu'il disait : "nous n'avons garde de vouloir rappeler aux anciennes institutions ce qui dès longtemps est le jouet d'un peuple corrompu". Cicéron également, relevant les méprises de Caton d'Utique dans une de ses lettres à Atticus : "rien de plus pur, dit-il, que les sentiments de Caton; mais il ne laisse pas de nuire quelquefois à la république : il nous parle comme si nous étions dans la république de Platon, et non dans cette lie de Romulus" (Cicéron, Lettres à Atticus, II, I, 8). Ce même Cicéron excusant, à l'aide d'une bénigne interprétation, ce que les préceptes et les décisions des philosophes avaient de trop sévère et de trop dur : "si ces précepteurs et ces maîtres", dit-il, semblent avoir reculé les limites de nos devoirs beaucoup plus loin que la nature humaine ne le comporte, c'était afin que, par les efforts mêmes que nous ferions pour nous élever au plus haut degré de perfection, nous pussions du moins prendre pied au degré convenable" (Cicéron, Plaidoyer pour Muréna, XXXI). Cependant, et lui aussi, il pouvait dire : "je suis au-dessous de mes propres maximes"; car il a donné dans le même écueil, quoiqu'il ne s'y soit pas heurté aussi lourdement que bien d'autres. [1,27] Un autre définit que l'on reproche aux Lettrés avec quelque sorte de raison, c'est de préférer la gloire et l'avantage de leur patrie, ou de leurs souverains, à leur propre fortune et à leur propre sûreté. C'est ainsi que Démosthènes parle à ses concitoyens : "mes conseils, ô Athéniens ! ne sont pas de telle nature que je puisse, en vous les donnant, devenir plus grand parmi vous, et que vous, en les suivant, puissiez devenir, pour les Grecs, un objet de mépris : ils sont tels au contraire, que le plus souvent il n'est pas trop sûr pour moi de vous les donner; mais que vous, il vous est toujours utile de les embrasser". C'est dans ce même esprit que Sénèque, après les cinq premières années de Néron, n'abandonna point son poste, dans le temps même où ce prince était déjà souillé des crimes les plus honteux, et ne cessa point de lui ménager ses conseils avec une noble confiance et une généreuse liberté ; conduite qu'il ne put soutenir sans s'exposer lui-même au danger le plus imminent, et qui fut enfin cause de sa perte: Et en pouvait-il être autrement ? vu que la science pénètre l'âme humaine du profond sentiment de sa fragilité, de la dignité de l'homme, et des devoirs que lui imposent ses hautes destinées; toutes considérations, telles, que ceux qui ne les perdent jamais de vue, ne peuvent en aucune manière se persuader qu'ils doivent regarder comme le souverain bien et comme leur principale fin, leur propre agrandissement. C'est pourquoi ils vivent comme devant rendre compte à Dieu, et à leurs maîtres après Dieu, soit rois, soit républiques, et rendre compte sous cette formule : "voilà ce que j'ai gagné pour toi"; et non sous celle-ci : "voilà ce que j'ai gagné pour moi". Mais la tourbe des Politiques, dont les esprits ne sont point instruits et confirmés dans la doctrine des devoirs et dans la contemplation du bien universel, rapportent tout à eux-mêmes, se regardant comme le centre du monde; et comme si toutes les ligues devaient concourir vers eux et leurs fortunes, s'embarrassent peu du vaisseau de la république, quoique battu par la tempête, pourvu qu'ils puissent sauver leur petite barque et échapper seuls au naufrage. Mais ceux qui connaissent mieux le poids des devoirs et les limites de l'amour de soi, demeurent attachés à leurs fonctions et restent à leur poste, quelque risque qu'il y ait à le faire. Que s'ils échappent au danger, au milieu des séditions et des innovations, ce bonheur, ils ne le doivent point à l'artifice et à un génie versatile; mais à ce respect que la probité impose naturellement, et qu'elle arrache à des ennemis mêmes. Au reste, quant à ce qui regarde la constance, la fidélité et la religion des devoirs; toutes choses que la science, sans contredit, insinue dans les âmes, quoique la fortune semble quelquefois les punir, et qu'on ose même les condamner, d'après les faux principes des Politiques, elles ne laissent pas de s'attirer à la longue l'approbation universelle; mais tout cela est si clair, que j'ai presque honte d'insister si longtemps sur ce point. [1,28] Un autre défaut familier aux gens de lettres, et qu'il est plus aisé d'excuser que de nier, c'est de ne savoir pas s'ajuster et s'accommoder aux personnes avec lesquelles ils ont à vivre et à traiter; défaut qui vient de deux causes : l'une, est la grandeur même de leur âme, qui les empêche de s'abaisser au point de ne se dévouer qu'à un seul homme. "Nous sommes l'un pour l'autre un théâtre assez grand" (Sénèque, Lettres à Lucilius, I, 7, 11) ; ce mot est d'un amant, et non d'un sage. Je ne disconviendrai pas néanmoins que celui qui n'a pas la faculté de contracter et de dilater à volonté son esprit, comme la prunelle de son oeil, est privé d'une faculté bien nécessaire dans la vie active. La seconde cause est leur probité et la simplicité de leurs moeurs; ce qui est plutôt la preuve d'un choix judicieux, qu'un vrai défaut. En effet, les limites véritables et légitimes de l'assiduité qu'on peut avoir auprès de tel ou tel personnage, se réduisent à étudier ses moeurs, afin de pouvoir traiter avec lui sans le choquer, l'aider de ses conseils au besoin, et pourvoir en même temps à sa propre sûreté en toutes circonstances : mais de scruter les secrètes affections d'un autre homme, afin de le plier, de le manier, de le tourner à son gré, est le propre d'un homme peu candide, d'un homme rusé, d'un homme double ; et ce qui serait déjà très vicieux en amitié, devient un crime dés qu'il s'agit des princes ; car cette coutume de l'Orient, qui défend de fixer les yeux sur les souverains, a, quant à l'usage même, je ne sais quoi de barbare ; mais, quant à ce qu'elle signifie, elle ne laisse pas d'avoir son mérite; il n'appartient pas aux sujets de scruter les coeurs de leurs maitres, que l'écriture sainte a déclarés impénétrables. [1,29] Reste un autre défaut, par lequel je terminerai cette partie, et qu'on impute aux Lettrés; savoir : que, dans les petites choses, dans les choses extérieures, comme l'air du visage, le geste, la démarche, les entretiens journaliers, et autres circonstances de cette espèce, ils n'observent pas le décorum; et ces fautes si légères, ces petites inattentions, les hommes sans jugement en prennent occasion de juger de leur capacité dans les grandes choses; mais un jugement de cette espèce est presque toujours trompeur : qu'ils sachent de plus que Thémistocle leur a dès longtemps répondu d'avance. Comme on l'invitait à jouer de la flûte, il répondit avec assez d'orgueil sans doute, vu qu'en cette occasion il parlait de lui-même, mais d'une manière pourtant qui rentre très bien dans ce que nous disons, "qu'à la vérité il ne savait pas jouer de la flûte, mais qu'en récompense il savait fort bien comment d'une petite ville on pouvait faire une grande cité" (Plutarque, Vie de Thémistocle, II). Il est sans doute bien des personnages dont on peut dire que tous les ressorts politiques leur sont parfaitement connus ; et rien pourtant n'est plus gauche et plus maladroit qu'eux dans la vie ordinaire et dans ces petites choses qui reviennent à chaque instant. Enfin, renvoyons ces détracteurs à cet éloge que Platon faisait de son maître : "il ressemble", disait-il, "aux boîtes des pharmaciens, qui au dehors présentent des figures de singes, de hiboux et de satyres; mais qui au dedans contiennent des liqueurs précieuses, et des remèdes admirables" ; avouant ainsi qu'au jugement du vulgaire, et selon l'estimation commune, son maître ne laissait pas d'avoir à l'extérieur quelques légers défauts, et même des difformités; tandis qu'au dedans, son âme était toute pleine de talents supérieurs et de sublimes vertus. Mais en voilà assez sur les moeurs des gens de lettres. [1,30] Au reste, nous croyons devoir prévenir que notre dessein n'est nullement d'excuser les moeurs abjectes et sordides de certains philosophes de profession; moeurs par lesquelles ils ont déshonoré et les lettres et eux-mêmes. Tels étaient chez les Romains, dans les derniers siècles, ces philosophes qu'on voyait attachés aux maisons des riches, qui ne bougeaient de leur table, et qu'on aurait pu, avec raison, qualifier de parasites à grande barbe. De ce genre était celui que Lucien dépeint si facétieusement. Une dame de distinction l'ayant chargé de porter dans sa litière son petit chien de Malte, comme il se prêtait à ce service avec beaucoup de complaisance et très peu de dignité, un petit valet de cette dame le railla, en disant : "j'ai peur que notre philosophe de Stoïcien redevienne Cynique" (Lucien, De mercede conductis). Il n'est rien qui ait plus nui à la dignité des lettres que cette grossière et basse adulation, à laquelle certains personnages, qui n'étaient rien moins qu'ignorants, ont abaissé leurs plumes et leurs esprits, transformant, selon l'expression de Dubartas, "Hécube en Hélène, et Faustine en Lucrèce". Et je ne suis pas non plus trop porté à louer cette coutume reçue de dédier les livres à des patrons ; surtout des livres qui, étant dignes de ce nom, ne devraient avoir d'autres protectrices que la raison et la vérité. J'aime mieux ces anciens qui dédiaient leurs livres à leurs amis et à leurs égaux, ou qui mettaient même en tête de leurs traités les noms de ces amis. Que si par hasard ils dédiaient leurs ouvrages aux rois, ou à d'autres hommes puissants, ils ne le faisaient que dans le cas où le sujet même du livre convenait à de tels personnages. Ce fait et d'autres semblables méritent plutôt le reproche que la défense. [1,31] En parlant ainsi, je ne prétends pas inculper ceux d'entre les gens de lettres qui savent s'accommoder aux heureux de ce monde et autres hommes puissants. Car c'est avec raison que Diogène, comme quelqu'un lui demandait par dérision comment il se faisait que les philosophes recherchassent les riches, et que les riches ne recherchassent pas les philosophes, répondit, non sans causticité, "que cela venait de ce que les philosophes savaient fort bien ce qui leur manquait, au lieu que les riches ne le savaient pas". A quoi ressemble beaucoup cette réponse d'Aristippe: ce philosophe voyant que Denis ne faisait aucune attention à je ne sais quelle demande qu'il lui faisait, il se jeta, dans une attitude d'adoration aux pieds du tyran, qui alors fit attention à sa demande et la lui accorda. Mais peu après, certain défenseur de la dignité philosophique lui reprocha qu'en se jetant ainsi aux pieds d'un tyran pour si peu de chose, il faisait affront à la philosophie. "Que voulez-vous", répondit Aristippe, "est-ce ma faute à moi si Denis a les oreilles aux pieds?" On regarda aussi comme un trait de prudence et non de pusillanimité, la réponse de certain autre philosophe (Démonax) qui, dans une dispute avec Adrien, ayant pris le parti de lui céder, s'excusa en disant "qu'il était juste de céder à un homme qui commandait à trente légions". Il ne faut donc pas se hâter de condamner les savants , lorsqu'ils savent au besoin relâcher de leur gravité, soit que la nécessité le leur commande, ou que l'occasion les y invite; car, bien qu'une telle conduite semble, au premier coup d'oeil, avoir je ne sais quoi de bas et de servile; cependant, en y regardant de plus près, on jugera que c'est au temps et non à la personne qu'ils s'assujettissent ainsi. [1,32] Passons maintenant aux erreurs et aux frivolités qui se rencontrent dans les études mêmes des savants et qui s'y mêlent accidentellement; ce qui est principalement et proprement notre sujet. En quoi notre dessein n'est pas de défendre les erreurs mêmes; mais au contraire de les relever et de les ôter, afin d'extraire ensuite du tout ce qui peut s'y trouver de sain et de solide, et de le garantir de la calomnie; car nous voyons que les envieux sont dans l'usage de se prendre à ce qu'il y a de plus mauvais dans chaque chose, pour attaquer ce qui s'y trouve de bon et d'intact. C'est ainsi que, dans la primitive église, les païens imputaient aux chrétiens les vices des hérétiques. Cependant notre dessein n'est pas non plus d'examiner en détail, dans les erreurs et les obstacles qu'éprouvent les lettres, ce qu'il y a de plus caché et de plus éloigné de la portée du vulgaire, mais seulement ce que le commun des esprits y peut apercevoir aisément, ou ce qui ne s'en éloigne pas beaucoup. [1,33] Je dis donc que je relève trois espèces de vanités et de frivolités dans les Lettrés ; vanités qui ont donné prise à l'envie pour les déprimer. Or, ces choses que nous qualifions de vaines, ce sont celles qui sont ou fausses ou frivoles; c'est-à-dire, où manque soit la vérité soit l'utilité. Et en fait de personnes, nous traitons de vaines et de légères, celles qui ajoutent foi trop aisément au faux, ou qui s'attachent avec trop de curiosité à des choses de peu d'utilité. Et, cette curiosité a pour objet, ou les choses mêmes ou les mots; c'est-à-dire, qu'elle a lieu, ou lorsqu'on donne trop d'attention à des choses inutiles, ou lorsqu'on s'attache trop aux délicatesses du langage. En quoi ce ne sera pas moins se conformer à la droite raison qu'à l'expérience bien constatée, que de distinguer trois vices ou mauvaises constitutions de doctrines; savoir: la doctrine fantastique, la doctrine litigieuse, enfin la doctrine fardée et sans nerfs ; ou de choisir cette autre division : vaines imaginations, vaines altercations, vaines affectations. Nous commencerons par la dernière. [1,34] Ce genre d'excès ou de vice, qui consiste en un certain luxe de style, et qui n'a pas laissé autrefois d'avoir cours de temps à autre, s'est étonnamment accrédité vers le temps de Luther. La raison de cette vogue est qu'on s'efforçait alors de donner aux discours publics toute la chaleur et l'efficace possible, pour flatter et attirer le peuple. Or, un but de cette espèce demandait un genre de diction populaire , à quoi se joignaient la haine et le mépris que commençaient à inspirer les Scholastiques, qui usaient d'un style et d'un genre de diction tout-à-fait différent; forgeant sans retenue des mots étranges et barbares, et s'embarrassant peu des ornements et de l'élégance du discours, pourvu qu'ils pussent éviter les circonlocutions, et exprimer leurs idées et leurs conceptions avec une certaine finesse. Mais qu'en arriva-t-il? Que peu après on commença à s'attacher plus aux mots qu'aux choses; la plupart estimant plus une phrase bien peignée, une période bien arrondie, des désinences bien cadencées, et l'éclat des tropes, que le poids des choses, et courant après ces agréments. Alors fleurit l'éloquence fastueuse et diffuse d'Osorius; évêque portugais. Alors aussi Sturmius consuma un temps et des peines infinies à analyser l'orateur Cicéron et le rhéteur Hermogène. Alors encore Carrus et Ascanius, parmi nous, élevant jusqu'aux cieux Cicéron et Démosthène dans leurs livres et leurs leçons, invitèrent la jeunesse à ce genre de doctrine élégant et fleuri. Alors enfin Erasme saisit l'occasion d'introduire ce ridicule écho : "Decem annos consumpsi in legendo Cicerone" ( j'ai consumé dix années dans la lecture de Cicéron). A quoi l'écho répondait : g-one (âne, vocatif grec). Mais la doctrine des Scholastiques, désormais jugée âpre et barbare, commença à tomber en discrédit. Enfin, et pour tout dire en un mot, le goût dominant et l'étude de ce temps-là se portait plus vers l'abondance que vers le poids des choses. [1,35] Tel est donc le premier genre d'excès dans les lettres; excès qui, comme nous l'avons dit, consiste à s'attacher aux mots et non aux choses. Or, quoique nous ayons tiré des temps les plus voisins du nôtre les exemples de ce genre d'excès, ce genre d'inepties n'a pas laissé de plaire autrefois, tantôt plus, tantôt moins, et plaira encore un jour. Mais il ne se peut que cela même ne contribue singulièrement à relever ou à rabaisser la réputation de la science, même auprès du vulgaire ignorant; attendu qu'il voit que les écrits des savants ressemblent fort à la première lettre d'un diplôme, laquelle, quoique bigarrée de traits de plumes et de petits ornements, ne forme après tout qu'une seule lettre. Or, je trouve qu'une image très fidèle et une espèce d'emblème de cette sorte de goût, c'est la manie de Pygmalion; car, au fond, que sont les mots ? sinon les images des choses; et ces images, si la vigueur des raisons ne leur donne de l'âme et de la vie, s'y attacher si fort , c'est être amoureux d'une statue. [1,36] Cependant il ne faut pas non plus condamner tout homme qui prend peine à polir et à relever par l'éclat des mots ce que la philosophie peut avoir de rude et d'obscur : nous voyons de grands exemples de ces ornements dans Xénophon, Cicéron, Sénèque, Plutarque et Platon lui-même, et l'utilité en cela n'est pas moindre que l'agrément; car, quoique la recherche de ces ornements nuise quelque peu à la connaissance de la vérité, et à une étude plus profonde de la philosophie, parce qu'elle assoupit l'esprit avant le temps, éteignant le désir et la soif des découvertes ultérieures; néanmoins si l'on a le dessein d'appliquer la science aux usages de la vie commune, et aux différentes circonstances où il s'agit de discourir, de consulter, de persuader, de raisonner, et autres semblables, ce dont on aura besoin en ce genre, on le trouvera tout préparé et tout orné dans ces écrivains; cependant c'est avec justice que tout excès en ce genre est méprisé : de même qu'Hercule voyant dans un temple la statue d'Adonis (de ce jeune homme qui fut les délices de Vénus), il s'écria dans son indignation : "va, tu n'as rien de divin"; de même aussi ces laborieux athlètes, tous ces hercules littéraires qui s'appliquent avec ardeur et sans relâche à la recherche de la vérité, n'auront pas de peine à mépriser toutes les délicatesses et tous les raffinements de cette espèce, comme n'ayant rien de divin. [1,37] Un autre genre de style un peu plus sain, mais qui n'est pas non plus entièrement exempt de vanité, c'est celui qui, pour le temps, succède presque immédiatement à cette abondance et à ce luxe dont nous venons de parler. Celui-ci n'a d'autre but que celui d'aiguiser les expressions, de rendre les sentences concises, et de faire que le style, au lieu de couler naturellement, soit plein de tours recherchés. L'effet de cet artifice est de faire paraître tout ce qu'on dit plus ingénieux qu'il n'est réellement. C'est une adresse dont Sénèque a abusé plus que tout autre; et de nos jours, il n'y a pas longtemps que les oreilles ont commencé à s'en accommoder. Mais ce raffinement plaît aux esprits médiocres et de manière à donner aux lettres une sorte de relief. Cependant, c'est avec raison que les jugements plus sévères le dédaignent, et on peut le regarder comme un vice de littérature, attendu que ce n'est qu'une sorte de chasse aux mots, et qu'une recherche dans la manière de les agencer. Voilà donc ce que nous avions à dire sur cette première intempérie des lettres. [1,38] Suit ce vice dans les choses mêmes que nous avons mis au second rang et désigné par ces mots de subtilité litigieuse. Celui-ci est de quelque peu pire que le premier. En effet, comme l'importance des choses l'emporte sur l'agrément des mots; de même et par la raison des contraires, la vanité est plus choquante dans les choses que dans les mots. Sur quoi cette réprimande de St. Paul ne convient pas moins bien à notre temps qu'a celui où il parlait, et ne regarde pas seulement la théologie, mais même toutes les sciences : "Évitez", dit-il, "les profanes innovations de mots et toutes ces oppositions qui usurpent le nom de science"; paroles par lesquelles il nous montre deux espèces de signes, pour reconnaître toute science suspecte et mensongère. Le premier est la nouveauté des mots et l'audacieux néologisme: l'autre, la rigueur des dogmes, qui amène nécessairement des oppositions, puis des altercations et des disputes. Certes, de même qu'il est une infinité de corps qui sont pleins de force tant qu'ils sont entiers, mais qu'ensuite on voit se corrompre et se résoudre en vers; de même aussi il n'arrive que trop qu'une saine et solide connaissance des choses se dissout et se résout en questions subtiles, vides de sens, insalubres, et, s'il est permis de s'exprimer ainsi, toutes vermoulues; questions qui, par un certain mouvement et une certaine agitation, ont un air de vie , mais qui ne laissent pour résidu qu'une matière infecte et de nul usage. Cette espèce de doctrine moins saine et qui se corrompt elle-même, s'est principalement accréditée chez un grand nombre de Scholastiques, qui, jouissant d'un grand loisir et doués d'un esprit aussi actif que pénétrant, mais ayant peu de lecture, (attendu que leurs esprits étaient comme emprisonnés dans les écrits d'un petit nombre d'auteurs, et surtout dans ceux d'Aristote leur dictateur, comme leurs corps l'étaient dans leurs cellules), ignoraient presque totalement l'histoire de la nature et des temps, et, contents d'une petite quantité de fil, mais à l'aide de la perpétuelle agitation de leur esprit, allant et revenant sans fin et sans terme, comme une navette, ont fabriqué ces toiles si laborieuses et si compliquées que nous voyons dans leurs livres. En effet, l'esprit humain, lorsqu'il opère sur une matière bien réelle, en contemplant les oeuvres de Dieu et de la nature , est, dans son travail, dirigé par cette matière même ; et elle lui fait trouver un terme, une fin. Mais, quand il revient sur lui-même, semblable à l'araignée, qui forme sa toile de sa propre substance, alors il n'est plus de fin pour lui, et il ourdit certaines toiles scientifiques, admirables sans doute par la finesse du fil et la délicatesse de la main d'oeuvre; mais tout-à-fait frivoles et sans utilité. [1,39] Or, cette subtilité excessive et cette inutile curiosité est de deux espèces, et on l'observe, ou dans la matière même, comme dans une vaine spéculation, ou dans une frivole controverse; ce dont on voit bien des exemples dans la théologie et la philosophie; ou dans la méthode et la manière de traiter ces sciences : voici à quoi se réduisait cette méthode chez les Scholastiques. Sur chaque sujet proposé, on formait des objections : puis venaient les solutions de ces difficultés; solutions qui pour la plupart n'étaient que de simples distinctions; quoique la force de toute science, comme celle du faisceau de ce vieillard de l'apologue, réside, non dans les verges dont il est composé, prises une à une ; mais dans leur assemblage et dans le lien qui les tient unies. En effet, la considération du tout ensemble d'une science, toute composée de parties mutuellement dépendantes les unes des antres et qui se soutiennent réciproquement, est et doit être la méthode la plus sûre et la plus facile pour réfuter toutes les petites objections. Que si au contraire vous tirez tous les axiomes un à un, comme ce vieillard séparait les brins du faisceau, vous les trouverez tous faibles, et il vous sera facile de les fléchir ou de les rompre tous successivement ; en sorte que, comme l'on disait de Sénèque, qu'en pulvérisant tout à l'aide des mots, il ôtait aux choses tout leur poids; on peut dire aussi des Scholastiques, que, pulvérisant tout par leurs controverses sans nombre, ils ôtent aux sciences tout leur poids. Dites-moi s'il ne vaudrait pas mieux, dans une salle spacieuse, allumer un seul flambeau, ou suspendre un seul lustre garni de lumières, pour éclairer toutes les parties à la fois, que d'aller promenant une petite lanterne dans tous les coins ? comme le font ceux qui s'étudient moins à éclaircir la vérité par des raisonnements bien nets, par des exemples et des autorités, qu'à lever toutes les petites difficultés, à résoudre toutes les petites objections, à dissiper tous les doutes. Que gagnent-ils par cette méthode? Ils font que chaque question enfante de nouvelles questions sans fin et sans terme. Comme nous voyons, dans la similitude dont nous usions plus haut, que la lanterne portée dans un certain coin, abandonne toutes les autres parties et les laisse dans l'obscurité. En sorte que la vive image de ce genre de philosophie est la fable de Scylla (Ovide, Métamorphoses, XIV, v. 1-75) , qui, au rapport des poètes, présentait le visage et la poitrine d'une fille, jeune et belle; mais qui, vers les parties de la génération, était toute environnée de monstres qui aboyaient avec un bruit terrible (XIV, v. 60). [1,40] De même vous trouverez chez les Scholastiques certaines généralités assez belles pour le discours, et qui ne sont pas trop mal imaginées; mais en vient-on aux distinctions et aux décisions, alors, au lieu d'une matrice féconde en moyens utiles à la vie humaine, le tout aboutit à des questions monstrueuses et à un vain fracas de mots. Il n'est donc pas étonnant que ce genre de doctrine soit si exposé au mépris, même auprès du vulgaire, qui dédaigne ordinairement la vérité à cause des disputes qu'elle occasionne, et qui s'imagine que des gens qui ne sont jamais d'accord entre eux, se trompent tous. Et lorsqu'il voit de savants hommes ferrailler sans cesse les uns contre les autres pour le moindre sujet, il se saisit aussitôt de ce mot de Denys de Syracuse : "ce sont propos de vieillards oisifs". Mais il est hors de doute que si les Scholastiques, à cette soif inextinguible de la vérité et à cette perpétuelle agitation d'esprit qui leur est propre, eussent joint des lectures et des méditations assez étendues et assez variées, ils n'eussent été de grandes lumières en philosophie, et n'eussent fait faire de grands pas aux sciences et aux arts. [1,41] Quant à la troisième espèce d'excès qui regarde le mensonge et la fausseté, c'est la plus honteuse de toutes ; elle détruit la nature même et l'âme de la science, qui est l'image de la vérité. Car la réalité d'existence et la vérité de connaissance ne sont qu'une seule et même chose, et ne différent pas plus entr'elles, que le rayon direct et le rayon réfléchi. Ainsi ce vice est double, ou plutôt il est doublé, c'est ou imposture, ou crédulité. L'une trompe, l'autre est trompée, et, quoique ces deux choses semblent être de nature très différente, l'une ayant pour principe une certaine duplicité, et l'autre, une certaine simplicité; néanmoins elles se trouvent presque toujours ensemble, comme il est dit dans ce vers : "évitez ce grand questionneur, ce même homme est aussi indiscret" (Horace, Épîtres, I, 18, 69). Par où l'on nous fait entendre que celui qui est curieux est aussi bavard; de même on peut dire que tout homme qui croit aisément, trompe tout aussi volontiers. En effet, nous voyons toue les jours, par rapport à la renommée et aux bruits qui courent, que les hommes qui ajoutent aisément foi aux premières nouvelles sont aussi ceux qui sont les plus portés à les enfler. Et c'est ce que Tacite exprime judicieusement en ce peu de mots : "ils mentent et croient tout ensemble" (formule (attribuée à) Tacite, Annales). Tant il est vrai qu'il n'est rien de plus voisin que ces deux choses, la volonté de tromper et la facilité à croire. [1,42] Or, cette facilité à tout croire et à tout recevoir, quoiqu'appuyée sur la plus faible autorité, est de deux espèces, et varie en raison du sujet de la croyance. Car l'on peut croire ou une narration, le fait, en un mot, suivant l'expression des jurisconsultes, ou le droit. Quant au premier genre, nous voyons combien les erreurs de cette nature, en se mêlant à certaines histoires ecclésiastiques, ont fait de tort à la dignité de ces histoires qui se sont prêtées trop aisément à recevoir et à transmettre je ne sais quels miracles opérés par les martyrs, les hermites, les anachorètes et autres saints personnages, ainsi que par leurs reliques, leurs sépulcres, leurs chapelles, leurs images, etc. C'est ainsi que nous voyons qu'on fait entrer dans l'histoire naturelle, une infinité de prétendus faits avec bien peu de choix et de jugement, comme il paraît par les écrits de Pline, de Cardan et d'un grand nombre d'Arabes ; écrits qui fourmillent de contes et de relations fabuleuses; je ne dis pas seulement incertaines, mais même controuvées et convaincues de faux; et cela au grand déshonneur de la philosophie, devant les hommes graves et judicieux. C'est en quoi surtout brille la sagesse et l'intégrité d'Aristote, qui, après avoir écrit, avec toute l'exactitude et le soin possible, une histoire des animaux, y a mêlé si peu de relations fabuleuses ; bien plus et dans un esprit opposé, toutes ces relations étonnantes qu'il a jugées dignes de mémoire, il les a rejetes dans un seul petit recueil (Le "De mirabilibus auscultationibus" attribué à Aristote) ; considérant avec sagesse que les faits bien constatés, qui, étant appuyés sur la base solide de l'expérience, devaient servir de fondement à la philosophie et aux sciences, ne devaient point être mêlés sans précaution avec des traditions justement suspectes ; et que, d'un autre coté, par rapport à ces choses rares et extraordinaires qui semblent incroyables à la plupart des hommes, il ne devait point les supprimer tout-à-fait et les dérober à la connaissance de la postérité. [1,43] Mais cet autre genre de crédulité, qui se rapporte, non aux histoires et aux narrations, mais aux arts et aux opinions, est de deux espèces. Car c'est ou aux arts mêmes, ou aux auteurs qui traitent de ces arts, qu'on ajoute foi trop aisément. Or, les arts qui tiennent plus de l'imagination et de la foi, que de la raison et des démonstrations, sont surtout les trois suivants, l'astrologie, la magie naturelle et l'alchimie ; arts dont les fins ne sont rien moins que méprisables. Car l'astrologie fait profession de dévoiler l'influence et l'ascendant des choses supérieures sur les inférieures. La magie naturelle se propose de rappeler la philosophie de la variété des spéculations à la grandeur des oeuvres. Et la chimie se charge de séparer et d'extraire les parties hétérogènes de la matière, qui se trouvent cachées et combinées dans les corps; de dépurer ces corps même de ce qui s'y trouve embarrassé, et d'achever ce qui n'est pas encore au point de maturité ; mais les voies et les méthodes qui paraissent conduire à ces fins, tant dans la théorie que dans la pratique de ces arts, ne sont qu'un amas d'erreurs et de futilités; et la tradition même de ces arts manque d'une certaine candeur, se retranchant dans son jargon et son obscurité. Cependant le moins que nous devions à la chimie, c'est de la comparer à ce vieux cultivateur dont parle Ésope (Fable 83 : Le laboureur et ses enfants) ; et qui, prés de mourir, dit à ses fils, qu'il leur avait laissé dans sa vigne une grande quantité d'or, mais qu'il ne se rappellait pas bien l'endroit où il l'avait enfoui. Et voilà ses enfants retournant partout la terre dans cette vigne, n'y trouvèrent point d'or à la vérité; mais, en récompense, comme ils avaient remué la terre autour des racines des ceps, ils eurent l'année suivante une vendange très abondante. Tout en travaillant à faire de l'or, ils ont allumé un flambeau, à la lumière duquel on a fait un assez grand nombre de découvertes et d'expériences utiles, soit comme éclairant l'étude de la nature, soit comme applicables aux usages de la vie. [1,44] Or, cette crédulité qui a revêtu tels auteurs des sciences, d'une certaine prérogative de dictateur pour statuer, et non d'une simple autorité de sénateur pour conseiller, a fait un tort infini aux sciences. C'est la principale cause de leur décadence et de leur abaissement. C'est là ce qui fait qu'aujourd'hui, manquant de substance, elles ne font que languir et ne prennent plus de sensible accroissement. De là il est arrivé que, dans les arts mécaniques, les premiers inventeurs ont fait peu de découvertes, et que le temps a fait le reste. Mais que dans les sciences, les premiers auteurs ayant été fort loin, le temps n'a fait que miner et ruiner leur ouvrage. Aussi voyons-nous que les arts de l'artillerie, de la navigation, de l'imprimerie, arts d'abord imparfaits, presque informes et onéreux à ceux qui les exerçaient, se sont dans la suite des temps perfectionnés et appropriés à nos usages. Au contraire, les philosophies et les sciences d'Aristote, de Platon, de Démocrite, d'Hippocrate, d'Euclide et d'Archimède, qui, dans les inventeurs, étaient saines et vigoureuses, n'ont fait à la longue que dégénérer, et n'ont pas peu perdu de leur éclat. Différence dont la véritable cause est que, dans les arts mécaniques, un grand nombre d'esprits ont concouru vers un seul point ; au lieu que, dans les sciences et les arts libéraux, un seul esprit a écrasé tous les autres par son poids et son ascendant ; et ces esprits supérieurs, trop souvent ses sectateurs, l'ont plutôt altéré qu'éclairci. Car, de même que l'eau ne s'élève jamais au-dessus de la source, d'où elle est dérivée, de même aussi la doctrine d'Aristote ne s'élèvera jamais au dessus de la doctrine du même Aristote. Ainsi, quoique cette règle qui dit que tout homme qui apprend, doit se résoudre à croire, ne nous déplaise nullement, il est bon pourtant d'y joindre cette autre règle : que tout homme déjà suffisamment instruit, doit user de son propre jugement. Car ce que les disciples doivent à leurs maîtres, c'est seulement une sorte de foi provisoire, une simple suspension de jugement, jusqu'à ce qu'ils se soient bien pénétrés de l'art qu'ils apprennent, et non un entier renoncement à leur liberté, et une perpétuelle servitude d'esprit. Ainsi, pour terminer ce que nous avions à dire sur cette partie, nous nous contenterons d'ajouter ce qui suit : Rendons aux grands maîtres l'hommage qui leur est dû; mais sans déroger à ce qui est dû aussi à l'auteur des auteurs, au père de toute vérité, au temps [1,45] Nous avons désormais fait connaître les deux espèces de vices ou de maladies auxquelles la science est sujette. Il en est encore d'autres qui sont moins des maladies décidées, que des humeurs vicieuses; maladies qui pourtant ne sont pas si secrètes et si cachées, que bien des gens ne les apperçoivent et n'en fassent le sujet de leur critique. Ainsi elles ne sont nullement à négliger. [1,46] La première de ces erreurs est un certain engouement pour ces deux extrêmes, l'antiquité et la nouveauté. En quoi ces deux filles du temps ne ressemblent pas mal à leur père; car de même que le temps dévore ses enfants, les deux soeurs se dévorent aussi réciproquement, attendu que l'antiquité envie les nouvelles découvertes, et que la nouveauté, peu contente d'ajouter ce qu'elle a pu découvrir, veut encore exclure et rejeter tout ce qui l'a précédée. Certes le conseil du prophète est la véritable règle à suivre en ceci : "Tenez-vous d'abord sur les voies antiques, puis considérez quel est le chemin le plus droit et le meilleur, et marchez-y" (Jérémie, VI, 16). Car telle doit être la mesure de notre respect pour l'antiquité. Il est bon de s'y arrêter un peu et d'y faire quelque séjour : mais ensuite il faut regarder de tous côtés autour de soi pour trouver le meilleur chemin; et cette route une fois bien reconnue, il ne faut pas s'amuser en chemin, mais avancer à grands pas. Mais, à dire la vérité, l'antiquité des temps est la jeunesse du monde ; et, à proprement parler, c'est notre temps qui est l'antiquité, le monde ayant déja vieilli; et non pas celui auquel on donne ordinairement ce nom, en suivant l'ordre rétrograde et en comptant depuis notre siècle. [1,47] Une autre erreur, originaire de la précédente, c'est une sorte de soupçon et de défiance qui fait qu'on s'imagine qu'il est désormais impossible de découvrir quelque chose de nouveau, et dont le monde ait été si longtemps privé. Comme si on pouvait appliquer au temps cette objection que Lucien fait à Jupiter et aux autres dieux du paganisme. Il s'étonne "qu'ils aient tant procréé d'enfants autrefois, et que de son temps ils n'en fassent plus". Il leur demande, en se jouant, "si par hasard ils ne seraient pas septuagénaires, et intimidés par la loi Pappia, portée contre les mariages des vieillards" (en fait : Lactance, Les institutions divines, I, 16). C'est ainsi que les hommes semblent craindre que le temps ne soit devenu stérile et inhabile à la génération; mais il est sur ce point une manière de juger qui montre bien la légéreté et l'inconstance des hommes. Tant qu'une chose n'est pas faite, ils s'étonnent si on leur dit qu'elle est possible ; et dès qu'elle se trouve faite, ils s'étonnent au contraire qu'elle ne l'ait pas été plutôt. C'est ainsi que l'expédition d'Alexandre, qui fut d'abord regardée comme une entreprise vaste et difficile; entreprise qu'il a plu ensuite à Tite-Live d'exalter si peu que de dire, "qu'il n'avait eu d'autre mérite que celui de mépriser un vain épouvantail" (Tite-Live, L'Histoire romaine, IX, 17). C'est ce qu'éprouva aussi Colomb par rapport à son voyage aux Indes occidentales. Mais cette variation de jugement a lieu encore plus fréquemment par rapport aux choses intellectuelles. C est ce dont on voit un exemple dans la plupart des propositions d'Euclide : avant la démonstration, elles paraissent étranges, et l'on n'y donnerait pas volontiers son consentement ; mais la démonstration une fois vue, l'esprit les saisit par une sorte de retrait (suivant l'expression des jurisconsultes), comme s'il les eût connues et comprises dès longtemps. [1,48] Une autre erreur analogue à la précédente, est celle de ces gens qui s'imaginent que de toutes ces sectes et ces opinions antiques, une fois qu'elles ont été bien discutées et bien épluchées, c'est toujours la meilleure qui demeure la tenante, et qu'on abandonne toutes les autres; et que, si l'on prenait la peine de recommencer toutes les recherches, de rappeler tout à un nouvel examen, il ne se pourrait qu'on ne retombât dans quelques-unes de ces opinions rejetées, et qui, après cette exclusion, se sont entièrement effacées de la mémoire des hommes : comme si l'on ne voyait pas la multitude et les sages eux-mêmes, pour la flatter, donner plutôt leur approbation à des opinions populaires et superficielles, qu'à celles qui ont plus de base et de profondeur; car le temps, semblable à un fleuve, voiture jusqu'à nous les choses légères et enflées, coulant à fond celles qui ont plus de poids et de solidité. [1,49] Une autre erreur différente des précédentes, c'est cette impatience et cette impudence avec laquelle on s'est hâté de former des corps de doctrines pour les réduire en art, et de les ramener à des méthodes. Ce pas une fois fait, la science n'avance plus, ou n'avance que bien peu. En effet, de même que nous voyons que les jeunes gens, quand une fois leurs membres et les linéaments de leur corps sont entièrement formés, ne croissent presque plus; de même aussi la science, tant qu'elle est dispersée dans des aphorismes et des observations détachées, peut encore croître et s'élever : mais est-elle une fois circonscrite et renfermée dans des cadres méthodiques, on peut bien encore lui donner un certain poli, un certain éclat; mais on a beau faire alors, sa masse ne prend plus d'accroissement. [1,50] Une autre erreur qui succède à celle que nous venons de relever, est qu'une fois que les sciences et les arts sont distribués dans leurs classes, la plupart renoncent bientôt à la connaissance universelle des choses et à la philosophie première ; car c'est sur les tours et autres lieux élevés qu'on se place ordinairement pour découvrir au loin, et il est impossible d'apercevoir les parties les plus reculées et les plus intimes d'une science particulière, tant qu'on reste au niveau de cette même science, et si l'on ne monte, pour ainsi dire, sur une science plus élevée, pour la considérer de là, comme d'un beffroi. [1,51] Il est une autre espèce d'erreur qui découle de cette vénération excessive, de cette sorte d'adoration ou l'on est devant l'entendement; sorte de culte dont l'effet est que les hommes abandonnent la contemplation de la nature et l'expérience, pour se rouler, en quelque manière, dans leurs propres méditations, dans les fictions de leur esprit. Au reste, ces merveilleux conjectureurs, et s'il est permis de s'exprimer ainsi, ces intellectualistes, qui ne laissent pas d'être décorés du titre de sublimes, de divins philosophes, c'est avec raison qu'Héraclite leur a lancé ce trait en passant : "les hommes cherchent la vérité dans leur petit monde, et non dans le grand". Ils dédaignent cet abécédaire de la nature, et cet apprentissage dans les oeuvres divines; sans ce mépris, ils auraient peut-être pu, en marchant par degrés, et pas à pas, apprendre à connaître d'abord les lettres simples, puis les syllabes, enfin s'élever au point de lire couramment le texte même et le livre entier des créatures. Mais eux au contraire, dans une perpétuelle agitation d'esprit, ils sollicitent et invoquent, pour ainsi dire, leur génie, afin qu'il prophétise en leur faveur, et qu'il leur rende des oracles qui les trompent agréablement et les séduisent comme ils le méritent. [1,52] Une autre erreur, fort voisine de la précédente, est que les hommes, trop attachés à certaines opinions et à certaines conceptions qui leur sont propres et qu'ils ont principalement en admiration, ou aux arts auxquels ils se sont plus particulièrement adonnés et comme consacrés, en imbibent et en infectent leurs théories et leurs doctrines, donnant à tout la teinte de ces genres dont ils font leurs délices ; sorte de fard qui les trompe en flattant leurs goûts. C'est ainsi que Platon a mêlé à sa philosophie, la théologie; Aristote, la logique; la seconde école de Platon, (savoir Proclus et les autres) les mathématiques : car ces arts-là, ils étaient accoutumés à les caresser comme leurs enfants bien-aimés, comme leurs premiers nés. Les Chimistes, de leur côté, munis d'un petit nombre d'expériences, nous ont, dans la fumée de leurs fourneaux, forgé une nouvelle philosophie ; et Gilbert lui-même (William Gilbert de Colchester), notre compatriote, n'en a- t-il pas tiré encore une autre de ses observations sur l'aimant. C'est ainsi que Cicéron, faisant la revue des opinions diverses sur la nature de l'âme, tombe sur certain musicien (Aristoxène), qui décidait hardiment que l'âme était une harmonie, et dit plaisamment : "celui-ci ne s'est pas éloigné de son art" (Tusculanes, I, 10). C'est sur ce genre d'erreurs qu'Aristote fait cette remarque si judicieuse et si conforme à ce que nous disons ici : "ceux qui voient peu sont fort décisifs" (De la production et de la destruction des choses, I, 2). [1,53] Une autre erreur encore, c'est cette impatience qui, en rendant incapable de supporter le doute, fait qu'on se hâte de décider, au lieu de suspendre son jugement, comme il est nécessaire et aussi longtemps qu'il le faut. Car les deux routes de la contemplation ne diffèrent point des deux routes de l'action dont les anciens ont tant parlé: routes dont l'une, disaient-ils, unie et facile au commencement, devient, sur la fin, tout-à-fait impraticable; et l'autre, rude et scabreuse a l'entrée, est, pour peu qu'on y pénètre, tout-à-fait libre et aplanie. C'est ainsi que, dans la contemplation, si l'un veut commencer par la certitude, on finira par le doute : au lieu que, si, commençant par le doute, on a la patience de l'endurer quelque temps, on finira par la certitude. [1,54] Une erreur toute semblable se montre dans la manière de transmettre les sciences; manière qui le plus souvent, au lieu d'être franche et aisée, est impérieuse et magistrale; enfin plus faite pour commander la foi, que pour se soumettre elle-même à l'examen. Je ne disconviendrai pas que, dans les traités sommaires et consacrés à la pratique, on ne puisse retenir cette forme de style; mais, dans des traités complets sur les sciences, mon sentiment est qu'il faut éviter également les deux extrêmes; savoir, celui de l'épicurien Velleius, qui ne craint rien tant que de paraître douter de quelque chose; ainsi que celui de Socrate et de l'académie, qui laissaient tout dans le doute. Il vaut mieux ne se piquer que d'une certaine candeur et exposer les choses avec plus ou moins de contention, selon que, par le poids des raisons mêmes, elles sont plus ou moins fortement prouvées. [1,55] Il est d'autres erreurs qui se rapportent aux différents buts que les hommes se proposent; car les plus ardents coryphées des lettres doivent avoir pour principal but d'ajouter quelque découverte importante à l'art qu'ils professent. Ceux dont nous parlons ici, contents des seconds rôles, ne briguent que la réputation de subtil interprète, d'antagoniste véhément et nerveux, ou d'abréviateur méthodique; conduite dont l'effet est tout au plus d'augmenter les revenus et le produit des sciences, sans que le patrimoine et le fonds prenne d'accroissement. [1,56] Mais de toutes les erreurs la plus grande, c'est cette déviation par laquelle on s'éloigne de la fin dernière des sciences. Car les hommes qui recherchent la science sont déterminés par différents motifs. Chez les uns, c'est une certaine curiosité native et inquiète, les autres n'y cherchent qu'un passe-temps et qu'un amusement. D'autres veulent se faire, par ce moyen, une certaine réputation; d'autres encore, ne voulant que s'escrimer, y voient un moyen pour avoir toujours l'avantage dans la dispute : la plupart n'ont en vue que le lucre, et n'y voient qu'un moyen pour gagner leur vie. Il en est peu qui pensent à employer pour sa véritable fin la raison dont les a doués la divinité pour l'utilité du genre humain. Voilà leurs différents motifs. Sans doute, comme s'il ne s'agissait, en acquérant la science, que d'y trouver, ou un lit de repos pour assoupir leur génie bouillant et inquiet; ou encore un portique où l'on pût se promener librement et vaguer au gré de ses désirs ; ou une tour élevée, d'où l'âme ambitieuse et superbe pût abaisser des regards dédaigneux ; ou même une citadelle, un fort pour combattre sans risques tout ce qui se présente; on enfin une boutique destinée au gain et au commerce; et non un arsenal bien fourni, un riche trésor consacré à la gloire de l'auteur de toutes choses et à l'adoucissement de la condition humaine. Car s'il existait un moyen de mettre la science en honneur et de l'élever dans l'opinion des hommes, ce serait sans contredit d'unir, par un lien plus étroit qu'on ne l'a fait jusqu'ici, la contemplation et l'action : genre de conjonction qui serait tout-à-fait semblable à celle qui a lieu entre les deux planètes supérieures, lorsque Saturne, qui préside au repos et à la contemplation, conspire avec Jupiter qui préside à la pratique et à l'action. Cependant, par ce que je dis ici de la pratique et de l'action, je n'entends nullement cette doctrine (physique expérimentale) dont on fait une sorte de métier lucratif ; car je n'ignore pas combien cela même nuit au progrès et à l'accroissement de la science. Il en est d'un but de cette espèce comme de la pomme d'or jetée devant les yeux d'Atalante; car, tandis qu'elle se baisse pour la ramasser, elle cesse de courir ; et, comme dit le poète : "Elle se détourne de son chemin pour enlever cet or qui roule devant elle" (Ovide, Métamorphoses, X, v. 667). [1,57] Mon dessein n'est pas non plus d'imiter Socrate, en évoquant du ciel la philosophie, et la forçant à demeurer sur la terre; je veux dire, d'exclure la physique, pour ne mettre en honneur que la morale et la politique. Mais, de même que le ciel et la terre conspirent et sont si parfaitement d'accord, pour conserver la vie des hommes et augmenter leur bien-être ; la fin de cette double philosophie doit être de ne penser, en rejetant et les vaines spéculations, et tout ce qui se présente de frivole et de stérile, qu'à conserver tout ce qui se trouve de solide et de fructueux ; par ce moyen, la science ne sera plus une sorte de courtisane, instrument de volupté ; ni une espèce de servante, instrument de gain; mais une sorte d'épouse légitime, destinée à donner des enfants, à procurer des avantages réels, et des plaisirs honnêtes. [1,58] Je crois désormais avoir assez bien montré, et, en quelque manière, anatomisé la totalité, ou du moins les principales de ces humeurs vicieuses qui n'ont pas seulement fait obstacle au progrès des lettres, mais qui ont de plus donné prise sur elles aux détracteurs. Que si, en faisant cette anatomie, j'ai tranché dans le vif, on doit se souvenir "que les blessures d'un ami sont des preuves de fidélité, et que les baisers d'un ennemi sont des trahisons" (Proverbes, XXVII, 6). Quoi qu'il en soit, je crois avoir du moins gagné un point, c'est de mériter d'en être cru sur l'éloge qui va suivre, ayant usé d'une si grande liberté dans la censure qui a précédé. Cependant je n'ai point du tout le projet de composer le panégyrique des lettres, et de chanter un hymne en l'honneur des muses, quoiqu'il y ait déjà longtemps qu'on n'a célébré leur fête comme elle aurait dû l'être : mon dessein est seulement de faire connaître le vrai poids des sciences comparées aux autres choses, et de déterminer leur véritable prix; et cela sans ornements superflus, sans hyperboles, mais seulement d'après les témoignages divins et humains. [1,59] Ainsi, en premier lieu, cherchons la dignité des sciences dans l'archétype ou l'original; c'est-à-dire dans les attributs et les actes de Dieu même; en tant que l'homme les connaît par révélation, et que, sous la condition d'une certaine réserve, ils peuvent être le sujet de nos recherches. Sur quoi j'observerai que ce mot de doctrine n'est point du tout le terme propre. Car, toute doctrine proprement dite est acquise; au lieu qu'en Dieu, toute connaissance est non acquise, mais originelle. Cherchons donc un autre nom : je trouve celui de sagesse, qui est indiqué par l'écriture elle-même. [1,60] Voici quelle est l'idée qu'on doit s'en former: nous voyons dans les oeuvres de la création, deux émanations de la vertu divine, dont l'une se rapporte à la puissance; et l'autre, à la sagesse. La première se manifeste principalement dans la création de la masse de la matière; et la seconde, dans la beauté de la forme qui lui a été donnée. Cela posé, il faut observer que, dans l'histoire de la création, nous ne voyons rien qui nous empêche de penser que la masse du ciel et de la terre fut d'abord confuse, et que la matière fut créée dans un seul instant. Au lieu que six jours furent employés à la disposer et à l'ordonner; tant est visible et manifeste le soin avec lequel Dieu a distingué les oeuvres de sa puissance de celles de sa sagesse. A quoi il faut ajouter que, par rapport à la création de la matière, l'histoire sainte ne fait nullement entendre que Dieu ait dit : que le ciel et la terre soient faits; comme il est dit des oeuvres suivantes; mais qu'il est dit d'une manière nue et simplement historique : Dieu créa le ciel et la terrer en sorte que la matière semble avoir été comme faite à la main; et que le discours qui exprime l'introduction de la forme, a le style d'une loi, ou d'un décret. [1,61] De Dieu passons aux Anges, dont la nature est celle qui, pour la dignité, approche le plus de la nature divine. Nous voyons dans les ordres des Anges, (autant du moins qu'on peut ajouter foi à cette céleste hiérarchie, publiée sous le nom de Denis l'Aréopagite) ; nous voyons, dis-je, que les Séraphins, qui sont les Anges d'amour, occupent le premier lieu; que les Chérubins, ou Anges de lumière, occupent le second; que le troisième et les suivants sont abandonnés aux trônes, aux principautés, et aux Anges de puissance et de ministère. En sorte que, par cet ordre et cette distribution , il est clair que les Anges de science et d'illumination marchent devant les Anges d'empire et de puissance. Si des esprits et des intelligences nous descendons aux formes sensibles et matérielles, nous lisons que la première des formes créées fut la lumière, qui est dans les choses naturelles et corporelles, ce que la science est dans les choses spirituelles et incorporelles. Aussi, dans la distribution des jours, voyons-nous que le jour où Dieu se reposa et contempla ses oeuvres, fut béni par-dessus tous les autres jours où fut créée et construite toute la machine de l'univers. Après la création absolue, nous lisons que l'homme est placé dans le Paradis, afin d'y travailler; genre de travail qui ne pouvait être autre que celui qui est propre à la contemplation, c'est-à-dire dont la fin ne saurait être rapportée à quelque nécessité que ce fût, mais à quelque genre de plaisir et d'activité sans fatigue. Comme alors il n'y avait nulle résistance dans les créatures, nulle sueur sur le visage de l'homme, il s'ensuit que les actions humaines tendaient uniquement au plaisir et à la contemplation, et nullement au travail et à l'exécution de quelque ouvrage. De plus, les premières actions que l'homme fit dans le Paradis, embrassaient les deux parties sommaires de la science; savoir : l'inspection des créatures et l'imposition des noms ; car cette science qui fut cause de sa chute, comme nous l'avons observé plus haut, ce ne fut pas cette science naturelle qui a pour objet les créatures, mais la science morale qui a pour objet le bien et le mal, et qui se fonde sur cette supposition que les commandements et les défenses de Dieu ne sont pas les seuls principes du bien et du mal ; mais que la moralité des actions a une autre origine, dont l'homme rechercha la connaissance avec une ambitieuse curiosité, afin de se révolter contre Dieu, et de s'appuyer entièrement sur lui-même et sur sa propre volonté. [1,62] Venons aux événements qui ont suivi la chute de l'homme. Nous voyons (et cela d'autant plus que les saintes écritures renferment une infinité de mystères, sauf toutefois la vérité historique et littérale); nous voyons, dis-je, l'image des deux genres de vie différents; savoir : de la vie contemplative et de la vie active, tracées dans les personnes de Cain et d'Abel , et dans leurs premières occupations; dans ces deux personnages, dis-je, dont l'un, qui était pasteur, doit être, à cause du loisir, du repos et de l'aspect des cieux dont il jouissait, regardé comme le type de la vie spéculative; et l'autre, qui, étant cultivateur, était, comme tel, harassé de travaux, et avait les yeux toujours fixés vers la terre, est le type de la vie active : par où il est aisé de voir que la faveur et l'élection divine fut le partage du pasteur, et non du cultivateur. C'est ainsi qu'avant le déluge, les fastes sacrés, qui nous apprennent si peu de chose sur ce siècle-là, n'ont pas dédaigné de faire mention des inventeurs de la musique et des procédés de la métallurgie. Dans le siècle qui suivit le déluge, la peine la plus grave que Dieu infligea à l'orgueil humain, ce fut la confusion des langues, c'est-à-dire, celui de tous les genres d'obstacles, qui intercepte le plus le libre commerce de la science et la communication réciproque des lettres. [1,63] Descendons actuellement à Moïse, législateur, et en quelque sorte, premier secrétaire de Dieu, que les écritures distinguent par cet éloge : "il fut instruit dans toute la science des Égyptiens" (Actes des apôtres, VII, 22) ; nation que l'on regarde comme une des plus anciennes écoles du monde. Car Platon introduit certain prêtre égyptien parlant ainsi à Solon : "vous autres Grecs, êtes toujours enfants, n'ayant ni antiquité de science, ni science de l'antiquité" (Platon, Timée, p. 22). Parcourons la loi cérémonielle de Moïse, nous trouverons qu'outre ces figures prophétiques qui annoncent le Christ, la distinction que Dieu fit de son peuple d'avec les Gentils, l'exercice de l'obéissance et les autres rites de la même loi, quelques-uns des plus savants rabbins ont fait la plus grande étude de cette loi, afin d'en tirer sans cesse, tantôt le sens naturel, tantôt le sens moral des cérémonies et des rites. Par exemple, lorsqu'il y est dit sur la lèpre : "si la lèpre fleurit et se répand çà et là sur la peau, l'homme sera jugé pur; et ne sera pas mis dehors; mais si l'on aperçoit la chair vive sur son corps, il sera condamné comme immonde et séparé à la volonté du prêtre" (Lévitique, XIII, 12). De cette loi l'un de ces rabbins déduit cet axiome de physique : "que les maladies putrides sont plus contagieuses avant qu'après la maturité". Un autre en tire cette maxime de morale : "que les hommes entièrement souillés de crimes, corrompent moins les moeurs publiques, que ceux qui ne sont que médiocrement méchants et qui ne le sont qu'à certains égards". Tant il est vrai que, dans ce passage et autres semblables de cette loi, outre le sens théologique, l'on rencontre çà et là une infinité de choses qui appartiennent à la philosophie. [1,64] Que si l'on examine avec quelque attention cet excellent livre qui porte le nom de Job, on le trouvera tout rempli et comme gros de mystères de la philosophie naturelle. Tel est le passage suivant, par rapport à la cosmographie et à la rondeur de la terre : "celui qui étend l'aquilon sur le vide, et qui tient la terre suspendue sur le néant" (Job, XXVI, 7); passage où l'état de suspension de la terre, le pôle arctique et la convexité du ciel aux extrémités de l'horizon, sont assez clairement indiqués. Tel est aussi cet autre passage par rapport à l'astronomie et aux astérismes. "Ce fut lui qui décora les cieux; et sa main aidant l'enfantement, on vit naître le serpent tortueux" (Job, XXXVIII, 81). Et dans un autre endroit : "sera-ce toi, qui pourras rapprocher les brillantes Hyades, ou dissiper les étoiles qui forment le cercle d'Arcturus" (Job, IX, 9) ? Passage où est très élégamment indiquée la figure constante des constellations, les étoiles étant placées à des distances invariables les unes des autres. Tel est encore cet autre passage : "celui qui fait Arcturus et Orion, et les Hyades, et l'intérieur du midi" (Job, X, 10); passage où il indique l'abaissement du pôle antarctique, qu'il désigne par ces mots, "l'intérieur du midi", attendu que les étoiles australes ne sont pas visibles dans notre hémisphére. Puis sur la génération des animaux : "n'est-ce pas toi qui m'as trait comme le lait, et coagulé comme le fromage". Enfin, sur les procédés métallurgiques : "l'argent a les principes de ses veines ; l'or a un lieu où il se forme, le fer se tire de la terre : et la pierre, dissoute par le feu, se convertit en airain" (Job, XXVII, 1-2). Il en faut dire autant de ce qui suit dans le même chapitre. [1,65] De même, si nous considérons la personne de Salomon, nous voyons que le don de la sagesse fut préféré à tous les biens de la félicité terrestre et temporelle ; et c'est ce qui paraît par la demande qu'il en fit lui-même, soit par la volonté divine qui le lui accorda. Or, en vertu de ce don et de cette concession, Salomon, éminemment instruit, n'écrivit pas seulement ces paraboles fumeuses, ces aphorismes de la philosophie divine et morale; mais composa de plus l'histoire naturelle de tous les végétaux, "depuis le cèdre qui croît sur la montagne, jusqu'à la mousse qui croît sur les murailles" (Proverbes, XXV, 2) (ce qui est une sorte d'ébauche de la plante, qui tient le milieu entre l'herbe et les substances putrides) ; enfin, l'histoire de tout ce qui a vie et mouvement. De plus, ce même Salomon, quoiqu'il l'emportât sur les autres souverains par ses richesses, par la magnificence de ses édifices, par sa flotte, par son nombreux domestique, par la célébrité de son nom, et par tant d'autres avantages qui se rapportent à la gloire; néanmoins, de toute cette moisson de gloire, il ne cueillit et ne prit pour lui que l'honneur de chercher la vérité et de la trouver; comme il le dit lui-même si éloquemment : "la gloire de Dieu est de cacher son secret, et celle du roi, de tâcher de le décou, 2). Comme si la divine majesté se plaisait à ce jeu innocent des enfants, dont les uns se cachent, tandis que les autres tâchent de les trouver, et que rien ne fût plus honorable pour les rois, que de jouer avec elle ce même jeu ; eux surtout qui commandent à tant d'esprits, qui ont tant de moyens en leur disposition, et à l'aide desquels il n'est point de secrets qu'on ne puisse découvrir. Or, après que notre Sauveur eut commencé à paraître dans le monde, Dieu ne fit point une autre dispensation, et il manifesta d'abord sa puissance en combattant l'ignorance, lorsqu'il disputait dans le temple avec les prêtres et les docteurs, avant de subjuguer la nature par ces miracles, si grands et en si grand nombre, qu'il a opérés. L'avènement de l'Esprit Saint fut aussi figuré et exprimé par la similitude et le don des langues, qui ne sont que les véhicules de la science. C'est ainsi que, dans le choix de ces instruments que Dieu employa pour semer la foi, il appela d'abord des hommes ignorants et sans lettres (si ce n'est depuis le temps où ils furent éclairés par l'inspiration du Saint Esprit) ; afin de manifester plus clairement sa vertu immédiate et divine, et d'humilier toute sagesse humaine. Ainsi, dès que ses desseins dans cette partie furent entièrement accomplis, et dans les temps qui suivirent immédiatement, il envoya dans le monde sa divine vérité accompagnée des antres doctrines, qui sont comme ses suivantes. Aussi la plume de Saint Paul, qui de tous les apôtres fut le seul lettré, est-elle en effet celle que Dieu a le plus employée pour écrire le nouveau testament. [1,66] De même ne voyons-nous pas que grand nombre d'anciens évêques et pères de l'église étaient éminemment versés dans toute l'érudition des Païens. Aussi cet édit de Julien, qui défendait aux Chrétiens d'envoyer leurs enfants aux écoles et aux gymnases, fut-il regardé comme la plus perfide mesure qu'il pût prendre pour ruiner la foi chrétienne, et jugée plus funeste que les plus cruelles persécutions des empereurs précédents. Et il ne faut pas croire que cette émulation et cette jalousie de Grégoire Ier, évêque de Rome (personnage d'ailleurs au-dessus du commun), qui prenait à tâche d'effacer entièrement la mémoire des auteurs païens et des antiquités profanes; que cette jalousie, dis-je, ait été prise en bonne part, même par les personnes pieuses. Je dirai plus : l'église chrétienne n'est-elle pas la seule qui, au milieu des inondations des Barbares qui accouraient des rivages septentrionaux, ou des Sarrasins partis des côtes orientales, ait, pour ainsi dire, recueilli dans son sein et conservé les précieux débris de l'érudition des Gentils, qui, sans cela, eût été entièrement perdue pour nous ? Que si nous tournons nos regards vers les Jésuites, qui, dans ces derniers temps, en partie par ce zèle qui leur est propre, en partie par émulation contre leurs adversaires, se sont appliqués aux lettres avec tant d'ardeur, nous voyons combien, par cette érudition, ils ont prêté de force et d'appui au siège de Rome pour se rétablir et s'affermir. [1,67] Ainsi, pour terminer cette dernière partie, nous distinguerons deux espèces d'offices et de ministères, dont les belles-lettres, outre ce lustre et cet éclat qu'elles savent donner à tout, s'acquittent envers la foi et la religion; double tribut qu'elles lui paient. L'un est que ce sont de puissants aiguillons qui excitent à exalter et à célébrer la gloire de Dieu. Car, de même que les psaumes et les autres écritures nous invitent fréquemment à contempler et à chanter les merveilles et la magnificence des ouvrages de Dieu ; de même encore, en nous attachant uniquement à leur apparence extérieure, et les considérant comme elles se présentent à nos sens, nous ferions la même injure à la majesté divine, qu'un homme qui voudrait juger de l'opulence et des ressources d'un lapidaire distingué, d'après le peu de bijoux qu'il expose dans sa montre. L'autre est que la philosophie fournit un remède et un antidote singulièrement efficace contre les erreurs et l'infidélité. Car le Sauveur même nous parle ainsi: "vous errez, ignorant les écritures et la puissance d'un Dieu" (Matthieu, XXII, 29). Paroles par lesquelles il nous invite à feuilleter deux livres, pour ne pas tomber dans l'erreur. L'un est le volume des écritures, qui révèle la volonté de Dieu; et l'autre, le volume des créatures, qui manifeste sa puissance deux livres dont le dernier est la clef du premier ; clef, dont l'avantage n'est pas seulement d'ouvrir l'entendement, en le rendant capable de saisir le véritable esprit des écritures, d'après les règles générales de la raison et les lois du discours; mais encore de développer notre foi et de nous exciter à nous plonger dans des méditations plus profondes sur la puissance de Dieu, dont les caractères sont empreints, gravés dans ses ouvrages. Voilà ce quo nous avions à dire sur les témoignages et les jugements divins, en faveur de la dignité et du véritable prix des sciences. [1,68] Quant aux témoignages et aux arguments humains, le champ qui s'ouvre devant nous, est si vaste, que, dans un traité aussi succinct et aussi serré que celui-ci, il faut plutôt regarder au choix qu'au nombre. Premièrement donc le souverain degré d'honneur chez les Païens, fut d'être mis au nombre des dieux, et d'obtenir des autels ; ce qui est pour les Chrétiens comme le fruit défendu; mais nous ne parlons ici que des jugements humains considérés séparément. Ainsi, comme nous avons commencé à le dire, chez les Païens, ce que les Grecs appelaient l'apothéose, et les Latins, élévation au rang des Dieu, fut le plus grand honneur que l'homme pût rendre à l'homme; surtout quand cet honneur n'était pas simplement déféré en vertu d'un décret, ou d'un édit émané de quelque autorité (comme il était d'usage pour les Césars chez les Romains ); mais qu'il était l'effet spontané de l'opinion des hommes et de l'intime persuasion. Et cet honneur si élevé avait au dessous de lui un certain degré qui en approchait, une sorte de terme moyen; car au dessus des honneurs humains, l'on comptait les honneurs héroïques et les honneurs divins. Or, tel était l'ordre qu'observaient les anciens dans cette distribution. Les fondateurs de républiques, les législateurs, ceux qui avaient tué les tyrans, les pères de la patrie, et tous ceux qui, dans l'état civil et politique, avaient bien mérité de leurs concitoyens, ceux-là étaient décorés du titre de héros, de demi-dieux ; tels furent Thésée , Minos, Romulus, et autres semblables. D'un autre côté, les inventeurs et auteurs des arts, et ceux qui enrichissaient la vie humaine de nouveaux moyens et de nouvelles commodités, furent toujours consacrés parmi les grands dieux, et tel fut le partage de Cérès, de Bacchus, de Mercure, d'Apollon; distinction qui certainement était fondée, et le fruit d'un jugement très sain. En effet, les services des premiers sont presque renfermés dans les limites d'un seul âge et d'une seule nation; et ils ressemblent assez à ces pluies bienfaisantes et qui viennent à propos, mais qui, bien que fructueuses et désirables, ne sont utiles que dans le temps où elles tombent, et dans l'étendue de terrain qu'elles arrosent. Au lieu que les bienfaits des derniers, semblables à ceux du soleil et aux présents des cieux, sont infinis par le temps et par le lieu. Observez de plus que les premiers ne vont guère sans troubles et sans débats ; au lieu que les derniers ont le vrai caractère de l'avènement de la Divinité, et ils arrivent comme sur un vent léger, sans tumulte et sans bruit. [1,69] Nul doute que ce genre de services que rendent les sciences dans l'état de société, et qui consiste à prévenir le mal que l'homme peut faire à l'homme, ou à y remédier, ne le cède que de bien peu à cet autre genre de services qu'elles nous rendent, en allégeant toutes ces nécessités que nous impose la nature même. Or, ce genre de mérite est fort bien caractérisé par la fiction du théâtre d'Orphée, où les animaux terrestres et les oiseaux du ciel se rassemblaient en foule; et là, oubliant leurs appétits naturels, tels que ceux qui ont pour objet la chasse, les jeux et les combats, se tenaient ensemble paisiblement, amicalement, attirés et apprivoisés par les accords et la suave mélodie de la lyre. Mais dès que le son de cet instrument venait à cesser, ou à être couvert par un plus grand bruit, aussitôt ces animaux retournaient à leur naturel; fable qui peint élégamment le génie et les moeurs des hommes, qui tous sont sans cesse agités par des passions sans frein et sans nombre, telles que celles du gain, de la volupté et de la vengeance ; et qui néanmoins, tant qu'ils prêtent l'oreille aux préceptes et aux insinuations de la religion, des lois, des maîtres qui se font entendre si éloquemment et avec une si douce mélodie, dans les livres, les entretiens particuliers et les discours publics, vivent en paix les uns avec les autres, et goûtent ensemble les douceurs de la société : mais cette voix si douce vient-elle à se taire, ou à être couverte par le bruit éclatant des émeutes et des séditions, à l'instant tout l'assemblage se dissout, tout se dissipe, et l'on retombe dans l'anarchie et la confusion. [1,70] Mais c'est ce qu'on voit encore plus clairement, lorsque les rois eux-mêmes, ou les grands, ou leurs lieutenants, sont instruits jusqu'à un certain point. Car, bien qu'on puisse regarder comme un peu trop amoureux de son personnage celui qui a dit : "qu'enfin les républiques seraient heureuses, lorsqu'on verrait les philosophes régner, ou les rois philosopher" (Platon, La république, livre V). Quoi qu'il en soit, l'expérience même atteste que c'est sous les princes ou les chefs de républiques éclairés, que les états ont été le plus heureux. Car, quoique les rois eux-mêmes aient leurs erreurs et leurs vices, et qu'ils soient, comme les autres hommes, sujets à des passions et à de mauvaises habitudes, néanmoins, si la lumière des sciences vient se joindre à l'autorité dont ils sont revêtus, certaines notions anticipées de religion, de prudence, d'honnêteté, ne laissent pas de les de les garantir des plus lourdes fautes, de tout excès irrémédiable et de toute erreur grossière ; les premières leçons agaçant continuellement leur oreille, même lorsque leurs conseillers et ceux qui les approchent gardent le silence. Je dirai plus : les sénateurs eux-mêmes et les conseillers dont l'esprit est cultivé, s'appuient sur des principes plus solides que ceux qui sont instruits par la seule expérience ; les premiers prévoyant de plus loin les inconvénients, et prenant de bonne heure des mesures pour s'en garantir : au lieu que les derniers ne voient le mal que de près et n'ont qu'une sagesse de courte portée, ne voyant jamais que le péril imminent, et se flattant qu'ils pourront enfin, grâce à l'agilité de leur esprit, se tirer d'affaire au moment même du danger. [1,71] Or, cette félicité dont les empires ont joui sous des princes éclairés (pour ne point me départir de cette brièveté dont je me suis fait une loi, et pour n'employer que les exemples les plus choisis et les plus illustres); cette félicité, dis-je, se montre sensiblement dans le siècle qui s'écoula depuis la mort de Domitien jusqu'au règne de Commode ; période qui embrasse une succession non interrompue de princes savants, ou du moins très favorables aux sciences, et qui, de tous les siècles que vit Rome, qui était alors comme l'abrégé de l'univers, peut être réputé le plus florissant, si nous ne regardons qu'aux biens temporels: et c'est ce qui fut annoncé en songe à Domitien, la veille de sa mort; car il lui sembla qu'une tête d'or lui était survenue derrière le cou (Suétone, Vie de Domitien, XXIII) ; prophétie qui sans contredit fut accomplie dans les temps qui suivirent. Nous allons parler de chacun de ces princes en particulier, mais en peu de mots. [1,72] Nous trouvons de suite, Nerva, homme savant, l'ami et presque le disciple de cet Apollonius, Pythagoricien si renommé, et qui mourut presque en récitant ce vers d'Homère: "Phoebus, arme-toi de tes traits pour venger nos larmes" (Iliade, I, v. 42). Trajan, qui, à la vérité, ne fut pas savant lui-même, mais grand admirateur de la science, très libéral envers les savants, fondateur de bibliothèques, et à la cour duquel (quoique ce fut un empereur très belliqueux) les savants de profession et les instituteurs furent très bien accueillis. Adrien, le plus curieux de tous les mortels, et qui avait, pour toute espèce de nouveautés et de secrets, une soif que rien ne pouvait éteindre. Antonin, homme subtil et presque scholastique, à qui ce tour d'esprit valut le sobriquet de coupeur de grain de millet. De ces deux frères qui furent mis au rang des dieux, Lucius-Commode fut versé dans un genre de littérature plus délicat. Marcus aussi fut un vrai philosophe, et en eut même le surnom. Or, ces empereurs furent autant de princes, non moins bons que savants. Nerva, empereur plein de clémence, et qui, si nous lui refusons tout autre mérite, eut du moins celui d'avoir donné Trajan à l'univers; Trajan, de tous les hommes qui commandèrent, le plus florissant dans les arts de la guerre et de la paix. Ce fut ce même prince qui recula le plus loin les bornes de l'empire; et ce fut encore lui qui relâcha modestement les rênes de l'autorité. Il fut aussi grand amateur d'architecture; on lui doit de magnifiques monuments; et cela au point que Constantin voyant son nom gravé sur tant de murailles, le surnommait, par jalousie, le "pariétaire". Adrien, rival du temps même, vu qu'en toute espèce de genre il répara les ravages et les injures du temps par ses soins et sa munificence. Antonin, prince d'une grande piété, comme le dit son surnom; homme doué d'une certaine bonté native, agréable à tous les ordres, dont le règne qui ne laissa pas d'être assez long, fut exempt de toute espèce de calamité. Lucius-Commode qui, à la vérité le cédait à son frère pour la bonté; mais qui à d'autres égards l'emportait sur un grand nombre d'autres empereurs. Marcus formé sur le modèle de la vertu même, et à qui ce bouffon, au banquet des dieux, n'eut rien à reprocher, sinon son excessive indulgence pour les vices de sa femme (Julien l'apostat, Le Banquet, XXVIII). Voilà donc une suite continue de six princes, où l'on peut voir les plus heureux fruits de la science assise sur le trône, peints dans le plus grand tableau de l'univers. [1,73] Or, ce n'est pas seulement sur l'état politique et sur les arts pacifiques que la science a de l'influence ; c'est encore sur la vertu militaire qu'elle exerce cette force et cette influence, comme on le voit clairement par l'exemple d'Alexandre le Grand et de César dictateur, personnages dont nous avons déjà dit un mot en passant, mais sur lesquels nous allons nous étendre un peu plus. Il serait superflu de spécifier et de dénombrer leurs vertus militaires, et les grandes choses qu'ils ont faites par les armes; attendu que personne ne disconvient qu'en ce genre ils aient été des merveilles du monde; mais ce qui ne sera pas étranger à notre sujet, ce sera d'ajouter quelques mots sur leur amour et leur goût pour les lettres, et de montrer combien eux-mêmes ils y ont excellé. [1,74] Alexandre fut élevé, instruit par Aristote (grand philosophe, s'il en fut jamais), et qui lui dédia quelques-uns de ses ouvrages philosophiques. Prince auprès duquel se tenaient toujours Callisthènes et autres très savants hommes qui suivaient son armée, et qui étaient pour lui, dans tous ses voyages et toutes ses expéditions, comme autant de compagnons inséparables. Nous avons assez d'exemples du prix qu'il attachait aux lettres. Tel est le sentiment par lequel il jugeait Achille, digne d'envie, et bien heureux d'avoir eu pour chanter ses exploits et composer son éloge, un poète tel qu'Homère. Tel est aussi le jugement qu'il porta sur ce coffre si précieux de Darius, et qu'on avait trouvé parmi ses dépouilles. Une dispute s'était élevée à ce sujet, pour savoir ce qui méritait le mieux d'être renfermé dans ce coffre; et les sentiments étant partagés, il donna la préférence aux ouvrages d'Homère. Telle est encore cette lettre qu'il écrivit à Aristote, après que ce philosophe eut publié ses livres de physique ; lettres où il lui reproche d'avoir révélé les mystères de la philosophie, et où il ajoute qu'il aime mieux s'élever au dessus des autres hommes par la science et les lumières, que par l'empire et la puissance. Il est encure d'autres exemples qui prouvent la même chose ; mais quant à lui, qui ne sait combien il avait, à l'aide des sciences, cultivé son esprit ? et c'est ce qui paraît, ou plutôt ce qui brille dans ses dits et réponses, toutes pleines d'érudition, et dans lesquelles, quoiqu'il ne nous en reste qu'un petit nombre, on voit des traces profondes de chaque genre de connaissances. [1,75] Parlons-nous de la morale, considérez cet apophtegme d'Alexandre sur Diogène, et voyez, je vous prie, s'il n'établit pas une des plus importantes questions que cette science puisse proposer; savoir lequel est le plus heureux, de celui qui jouit des biens extérieurs, ou de celui qui sait les mépriser ? Car, voyant Diogène se contenter de si peu, il se tourna vers ceux qui l'accompagnaient, et leur dit : "si je n'étais Alexandre, je voudrais être Diogène". Mais Sénèque, dans son parallèle entre le philosophe et !e héros, donne hautement la préférence à Diogène en disant : "les choses que Diogène n'eut pas daigné accepter, étaient en beaucoup plus grand nombre que celles qu'Alexandre eut pu lui donner" (Sénèque, Des Bienfaits, V, 4). [1,76] S'agit-il des sciences naturelles, qu'on fasse attention à ce mot qu'il avait si fréquemment à la bouche : "qu'il reconnaissait sa mortalité principalement à deux choses; savoir, le sommeil et la génération" (Plutarque, Comment distinguer le flatteur d'un ami, XXV). Parole qui sans contredit est tirée des profondeurs de la physique, et qui sent moins son Alexandre que son Aristote ou son Démocrite ; rien ne montre plus sensiblement le défaut et l'excès auxquels la nature humaine est sujette, que les deux choses désignées par ce mot, et qui sont comme les arrhes de la mort. [1,77] Est-il question de poétique, le sang coulant en abondance de ses blessures, il appella un de ses flatteurs qui le qualifiait souvent de Dieu : "regarde", dit-il, "c'est bien là du sang, du vrai sang d'homme, et non de cette liqueur qui, selon Homère, coula de la main de Vénus, lorsqu'elle fut blessée par Diomède", se riant ainsi et des poètes, et de ses flatteurs, et de lui-même. [1,78] Quant à la dialectique, voyez cette critique qu'il fait des arguties qu'elle fournit pour rétorquer les arguments et battre un adversaire avec ses propres armes. Voyez-la, dis-je, dans ce mot par lequel il reprit Cassander, qui rebutait certains délateurs qui accusaient Antipater son père. Alexandre ayant dit par hasard : "crois-tu que ces gens-ci eussent entrepris un si long voyage, s'ils n'eussent eu quelque juste sujet de plainte? "C'est cela même", répondit Cassander, "qui leur a donné coeur; ils espéraient que la longueur du voyage empêcherait de les soupçonner de calomnie". "Bon", répartit Alexandre, "voilà de ces arguties d'Aristote qui servent à défendre le pour et le contre". Cependant cet art là même qu'il critiquait dans les autres, il savait fort bien s'en prévaloir dans l'occasion et l'employer à son avantage. C'est ce qu'il fit contre Callisthènes qu'il haïssait secrètement, parce que ce philosophe ne goûtait point du tout son apothéose. Voici comme la chose se passa. Les convives, dans un festin, invitant le philosophe, qui passait pour un homme très éloquent, à choisir un sujet à volonté et à le traiter sur-le-champ, par forme de divertissement; Callisthènes y consentit, et prenant pour sujet l'éloge des Macédoniens, il le traita si éloquemment, qu'il fut universellement applaudi. Alexandre, à qui ces applaudissements ne plaisaient point du tout, lui dit : "il n'est pas bien difficile d'être éloquent dans une bonne cause; mais prends un peu le contre-pied, et voyons ce que tu sauras dire contre nous". Callisthènes accepta le parti, et mêla, dans ce second discours, tant de railleries et de traits piquants contre les Macédoniens, qu'Alexandre l'interrompit en disant : "un méchant esprit peut, tout aussi bien qu'une bonne cause, rendre éloquent tel qui, sans cela, ne le serait pas". [1,79] Passons à la rhétorique, art auquel appartient l'usage des tropes et autres ornements. Vous avez l'élégante métaphore dont il usa contre Antipater, gouverneur impérieux et tyrannique. Car je ne sais quel ami de ce capitaine le louant devant Alexandre, de sa grande modération, et de ce qu'au lieu d'imiter le luxe des Perses, comme ses autres lieutenants, il dédaignait l'usage de la pourpre et avait gardé l'antique manteau macédonien : "oui", répondit Alexandre, "mais au dedans cet Antipater est tout de pourpre". Voyez encore cette métaphore si connue : Parménion s'étant approché de lui dans les champs d'Arbelle et lui montrant l'immense armée des ennemis, campée au dessous d'eux durant la nuit; armée qui, couvrant la campagne d'un nombre infini de feux, semblait un autre firmament tout semé d'étoiles, et ce général lui conseillant de combattre la nuit : "non, non, répondit-il, je ne veux pas dérober la victoire" (Plutarque, Vie d'Alexandre, XXXI). [1,80] En politique, considérez cette distinction si importante et si judicieuse (adoptée depuis par toute la postérité), et par laquelle il caractérise si bien ses deux principaux amis, Héphestion et Cratère, lorsqu'il dit que "l'un aimait Alexandre, et l'autre le roi" ; établissant ainsi, même parmi les plus fidèles serviteurs des rois, cette différence d'un si grand poids; savoir : que les uns sont plus spécialement attachés à la personne même de leurs maîtres, et les autres, à leurs devoirs envers la royauté. Voyez aussi avec quelle sagacité, il relève une méprise ordinaire aux conseillers des rois, lesquels donnent souvent des conseils plus proportionnés à leur âme et a leur fortune, qu'à celle de leurs maîtres. Darius faisant de grandes offres à Alexandre pour obtenir la paix: "pour moi", dit Parménion, "si j'étais Alexandre, j'accepterais ces conditions"; "et moi aussi", répartit Alexandre, "si j'étais Parménion". Enfin, analysez cette réponse si énergique et si fine qu'il fit à ses amis, lorsque, le voyant distribuer tout son patrimoine à ses capitaines, ils lui dirent : "et toi, seigneur, que te réserves-tu?" "L'espérance", leur répondit-il; car il savait fort bien que, tout supputé, l'espérance est le vrai lot et comme l'héritage de ceux qui aspirent aux grandes choses. Tel fut le partage de César, lorsque, partant pour les Gaules, il eut épuisé toute sa fortune par ses largesses et ses profusions. Tel fut aussi le lot de Henri, duc de Guise, grand prince sans contredit, quoiqu'un peu trop ambitieux, et dont on a dit si souvent : "qu'il était le plus grand usurier de toute la France, attendu qu'il avait prêté tout son bien et converti tout son patrimoine en obligations". Mais mon admiration pour ce prince, que je devais considérer, non comme Alexandre le Grand, mais seulement comme le disciple d'Aristote, m'a peut-être entrainé un peu trop loin. [1,81] Quant à Jules-César, il n'est pas besoin, pour nous faire une idée de la vaste étendue de ses connaissances, de tirer des conjectures de son éducation, de ses amis ou de ses réponses, vu qu'elles brillent dans ses écrits et dans ses livres, dont les uns subsistent, et les autres malheureusement sont perdus. Or, cette admirable histoire de ses guerres, à laquelle il s'est contenté de donner le modeste titre de "commentaires", est entre nos mains; histoire où toute la postérité admire le solide poids des choses et la vive peinture tant des actions que des personnes, unie à la pureté du style le plus châtié, et à la plus grande netteté dans la narration; talent qu'il n'avait pas simplement reçu de la nature, mais qui de plus était acquis et qu'il devait aux préceptes et aux règles, comme le témoigne celui de ses livres qui porte pour titre : "de l'Analogie"; livre qui n'était autre chose qu'une sorte de grammaire philosophique, où il prenait à tâche de donner des préceptes pour apprendre à parler avec facilité sans s'écarter des règles, pour assujettir le langage reçu à la loi des convenances; livre enfin dont le but était de faire que les mots, qui sont les images des choses, s'accommodassent aux choses mêmes, et non au caprice du vulgaire. Nous avons aussi un calendrier corrigé par ses ordres, et qui n'est pas moins un monument de sa science que de sa puissance ; calendrier qui témoigne qu'il ne faisait pas moins gloire de connaître les lois des astres dans les cieux, que de donner des lois aux hommes sur la terre. [1,82] Par cet autre livre, auquel il donna le titre d' "anti-Catons", il est constant que, n'étant pas moins jaloux de vaincre par l'esprit que par les armes, il entreprit ce combat de plume contre l'orateur Cicéron, le plus grand athlète de ce temps-là. De plus, dans ce recueil d'apophtegmes qu'il composa, nous voyons qu'il jugea qu'il lui serait plus honorable de se changer, pour ainsi dire, lui-même en tablettes et en codicilles, en rapportant les dits les plus graves et les plus judicieux des autres, que de souffrir que l'on consacrât ses paroles comme autant d'oracles, comme certains princes ineptes et séduits par la flatterie souhaitent qu'on le fasse pour eux. Si cependant je voulais faire l'énumération de la plupart de ses dits, comme je l'ai fait pour Alexandre, on trouverait qu'ils sont de la nature de ceux dont Salomon a dit : "les paroles du sage sont comme autant d'aiguillons, autant de clous qui s'enfoncent bien avant" (Ecclésiaste, XII, 11) . C'est pourquoi je n'en proposerai que trois, qui ne sont pas tant admirables par leur élégance, que par leur force et leur efficace. [1,83] Quel plus grand maître dans l'art de parler que celui qui sut apaiser une sédition, dans une armée, à l'aide d'un seul mot. Or, voici comment la chose se passa. C'était un usage chez les Romains, que les généraux, en haranguant leur armée, se servissent de ce mot, "milites" (soldats ) ; et que les magistrats, en parlant au peuple, employassent celui de "quirites" (citoyens). Les soldats de César s'étant révoltés, faisaient grand bruit autour de lui, et lui demandaient leur congé, d'un ton séditieux : non qu'ils eussent fort à cœur ce congé, mais ils espéraient que, s'ils pouvaient gagner ce point, ils le forceraient ensuite à leur accorder d'autres demandes. Lui, sans s'ébranler, ayant fait faire silence, commença ainsi : "ego, quirites", (moi, citoyens), mot par lequel il leur signifiait qu'ils étaient déjà licenciés. Les soldats frappés de sa fermeté, et étourdis par ce mot, interrompaient continuellement son discours, abandonnant désormais la demande du congé, et le suppliant avec instance de leur rendre le titre de soldats (Suétone, Vie de Jules César, LXX). [1,84] Voici quel fut le second. César soupirait après le titre de "roi". Dans cette vue, quelques-uns de ses partisans furent apostés pour le saluer à son passage par une acclamation populaire en lui donnant ce titre; et c'est ce qu'ils firent ; mais César s'apercevant que l'acclamation était faible et n'entendant qu'un petit nombre de voix, prit le parti de tourner la chose en plaisanterie, et comme si l'on se fût trompé dans son surnom, "je ne suis pas roi", dit-il, "mais César" (Suétone, Vie de Jules César, LXXIX) : parole telle que, si on l'analyse avec soin, on trouvera qu'il est difficile d'en faire sentir tout le poids et toute la force. Il se donnait l'air de refuser ce titre de roi; mais ce refus n'était rien moins que sérieux. De plus, par ce mot il témoignait un certain sentiment de sa supériorité et une rare magnanimité. Il donnait à croire que le nom de César lui semblait plus illustre que le titre de roi; et c'est ce qui est en effet arrivé et a encore lieu aujourd'hui. Mais ce qui lui importait le plus, c'était que par ce mot il allait à ses fins avec une adresse admirable : à l'aide de ce mot, il faisait entendre que le sénat et le peuple romain contestaient pour fort peu de chose avec lui, qui était déjà en possession de toute la réalité de la puissance royale, savoir pour un simple mot, et encore un mot qui servait de nom à plusieurs familles obscures ; car ce surnom de "le roi", était celui de plusieurs familles parmi les Romains, à peu près comme parmi nous, où ce nom est assez commun. [1,85] Voici quel est le dernier mot que nous croyons devoir rappeller ici. César, la guerre commencée, s'étant emparé de Rome, et ayant forcé le trésor public, qui était regardé comme sacré, pour s'emparer de tout l'argent qu'on y avait ramassé et s'en servir dans ses expéditions, Métellus, en vertu de sa qualité de Tribun, voulut s'y opposer. César, irrité de cette résistance, lui dit : "Si tu persistes, tu es mort"; puis revenant un peu à soi, il ajouta : "jeune homme, tu sais qu'il m'est plus difficile de le dire que de le faire" (Plutarque, Vie de César, XXXV). Mot si admirable et si bien choisi pour exprimer la clémence et inspirer la terreur, que je ne connais rien au dessus. Enfin, pour terminer avec César, il est clair que lui-même avait le sentiment de ses grandes lumières, comme le prouve le trait suivant. Car, quelques-uns témoignant devant lui leur étonnement sur cette résolution que prit Sylla d'abdiquer la dictature : "ne vous en étonnez pas, leur dit-il, Sylla ignorait les lettres; voilà pourquoi il n'a pas su dicter" (Suétone, Vie de Jules César, LXXVII). [1,86] Il est temps désormais de mettre fin à cette dissertation sur l'étroit lien qui unit la vertu militaire et les talents littéraires; car qui pourrait-on citer en ce genre après Alexandre et César? Cependant je suis tellement frappé de ce qu'a de grand et d'extraordinaire un autre exemple où l'on voit un passage rapide du badinage au miracle, que je ne puis m'empêcher de le rapporter. C'est celui du philosophe Xénophon, qui, sortant de l'école de Socrate, partit pour l'Asie avec Cyrus le jeune, dans l'expédition que ce prince entreprit contre son frère Artaxerxe. Ce Xénophon était très jeune alors, et n'avait encore vu ni bataille ni camp ; il n'avait pas même d'emploi dans l'armée; il n'était parti qu'en qualité de volontaire et à cause de l'amitié qui le liait avec Proxène. Il était par hasard présent à l'arrivée de Falinus, député par le grand roi vers les Grecs, après que Cyrus eut péri dans la bataille. Or, les Grecs, qui n'étaient qu'une poignée d'hommes et sans général, se trouvaient au milieu des provinces de la Perse et séparés de leur patrie par une distance de plusieurs milliers de milles, et par des fleuves très larges et très profonds. La députation avait pour but d'engager les Grecs à mettre bas les armes et à se soumettre à la clémence du roi. Avant qu'on fît une réponse publique à ces députés, quelques officiers de l'armée des Grecs s'entretenaient familièrement avec Falinus. Du nombre était Xénophon, qui lui parla ainsi : "en un mot, Falinus, il ne nous reste plus que deux choses, nos armes et notre courage; si nous livrons nos armes, ce courage, à quoi nous servira-t-il ?" Falinus lui répondit en souriant : "jeune homme, si je ne me trompe, tu es Athénien, et tu as étudié la philosophie : ce que tu dis là est assez joli; mais tu te trompes fort, si tu te flattes que ce courage puisse balancer les forces du roi" (Xénophon, Anabase, II, 1, 12-13). Voilà le badinage, et voici le miracle. Ce novice à peine sorti de l'école, ce philosophe, après que tous les généraux et les officiers eurent été tués en trahison, ramena de Babylone en Grèce dix mille fantassins, à travers les provinces du roi et malgré les efforts de toutes ses troupes, pour lui couper la retraite : retraite qui remplit les nations du plus grand étonnement; mais qui, remplissant les Grecs d'ardeur et de confiance, les mit en état de ruiner la monarchie des Perses. C'est cé qui fut prévu et prédit par Jason Thessalien, tenté et ébauché par Agésilaüs Spartiate, enfin achevé par Alexandre Macédonien, tous hommes de lettres et excités par le mémorable exploit de ce guerrier philosophe qui les avait précédés. [1,87] De la vertu militaire, et propre aux généraux d'armée, passons à la vertu morale et propre aux hommes privés. Quoi de mieux fondé que cette sentence du poète : "Rien n'adoucit autant les moeurs et ne bannit la férocité, comme d'avoir appris bien à fond les arts libéraux" (Ovide, Les Pontique, II, 9, v. 47). En effet, la science bannit des âmes humaines la barbarie et la férocité. Cependant, ce mot à fond doit être prononcé avec accent; car une étude précipitée, confuse, produit l'effet contraire. Je dis donc que la science bannit la légèreté, la témérité et cette présomption qui accompagne l'ignorance. Car, en présentant les choses, elle les montre environnées de dangers et de difficultés : elle balance les raisons et les arguments de part et d'autre : elle tient pour suspect tout ce qui se présente d'abord à l'esprit, et lui rit excessivement : elle apprend à bien reconnaître la route avant de s'y hasarder. C'est elle aussi qui extirpe le vain et excessif étonnement, vraie source de toute faiblesse dans les résolutions. Car les choses étonnent, ou parce qu'elles sont nouvelles, ou parce qu'elles sont grandes. Quant à la nouveauté, tout homme profondément imbu des lettres et de la contemplation des choses, aura toujours présent à l'esprit cette sentence : "il n'est rien de nouveau sur la terre" (Ecclésiaste, I, 9). Et le jeu des marionnettes n'aurait rien d'étonnant pour qui, mettant la tête derrière le rideau, verrait les fils et les machines qui servent à mouvoir ces figures. Quant à la grandeur, de même qu'Alexandre, accoutumé à de grandes batailles et à de grandes victoires en Asie, lorsque de temps à autres il recevait des lettres de Grèce contenant la nouvelle de certaines expéditions qu'on y avait faites, de certains combats qu'on y avait livrés, et où il s'agissait le plus souvent de s'emparer d'un pont, d'un château, ou tout au plus de quelque ville; de même, dis-je, qu'Alexandre, en recevant de telles lettres, avoit coutume de dire, qu' "il lui semblait qu'on lui apportait la nouvelle de ce combat de rats et de grenouilles qu'a chanté Homère" (Plutarque, Vie d'Agésilas, XV) ; de même aussi aux yeux de qui contemple l'immensité des choses et la totalité de l'univers, le globe terrestre, avec tous les hommes qui sont dessus, si vous en ôtez ce que les âmes ont de divin, ne semblera rien de plus qu'un petit groupe de fourmis, dont les unes chargées de grains, les autres portant leurs oeufs, d'autres à vide, rampent et trottent autour d'un petit tas de poussière. Ainsi la science détruit ou du moins diminue beaucoup la crainte de la mort et de l'adversité; crainte si préjudiciable à la vertu et aux moeurs ! Tout homme dont l'âme sera bien pénétrée de la pensée de la mort et de la nature corruptible de toutes choses, n'aura pas de peine à être du sentiment Épictète, qui, rencontrant un jour, au sortir de sa maison, une femme qui pleurait parce qu'elle avait brisé sa cruche; et le lendemain en rencontrant une autre qui pleurait la mort de son fils, dit : "hier, j'ai vu briser une chose fragile, et aujourd'hui, mourir une chose mortelle" (Cfr. Arrien, Le manuel d'Épictète, ch. 8 et 33). C'est donc avec beaucoup de sagesse que Virgile accouple la connaissance des causes avec la supériorité à toute espèce de crainte, comme marchant toujours ensemble. "Heureux qui a pu connaître les causes de tout ! Heureux qui a su mettre sous ses pieds les vaines terreurs, et le destin inexorable et le fracas de l'avare Achéron !" (Virgile, Géorgiques, II, v. 490-492) [1,88] Il serait trop long de parcourir en détail tous les remèdes que la science fournit pour les diverses maladies de l'âme ; tantôt évacuant les mauvaises humeurs, tantôt résolvant les obstructions; quelquefois aidant la concoction, d'autres fois excitant l'appétit; souvent encore guérissant les plaies et les ulcères; et produisant mille effets semblables. Je finirai par une réflexion qui pourra s'étendre sur le tout, c'est que la science dispose et fléchit l'âme de manière qu'on ne la voit jamais se reposer tout-à-coup sur ce qu'elle possède, et se geler, pour ainsi dire, dans ses défauts; mais qu'au contraire elle s'excite sans cesse elle-même et n'aspire qu'à faire de nouveaux progrès. L'ignorant ne sait ce que c'est que de descendre en soi-même et de se rendre compte de toutes ses actions. Il ne sait pas combien il est doux de se sentir devenir de jour en jour meilleur. Si par hasard il est doué de quelque vertu, il la vantera sans doute et l'étalera en toute occasion, peut-être même saura-t-il en tirer parti; mais il ne saura pas la cultiver et l'augmenter. Si, au contraire, il est entaché de quelque vice, il ne manquera pas d'art et d'industrie pour le voiler et le pallier; mais il n'en aura pas pour le corriger : semblable à un mauvais moissonneur, qui va toujours moissonnant et n'aiguisant jamais sa faux. L'homme éclairé, au contraire, ne se contente pas d'user des facultés de son âme et d'exercer sa vertu ; mais il s'amende continuellement et sa vertu va croissant de jour en jour. Enfin, pour tout résumer en peu de mots, il est hors de doute qu'il n'y a, entre la vérité et la bonté, d'autre différence que celle qui se trouve entre le cachet et son impression; car la vérité est le sceau de la bonté; et c'est, au contraire, des nuages de l'erreur et du mensonge que s'élancent avec fracas les tempêtes des vices et des passions immodérées. [1,89] De la vertu passons à l'empire et à la puissance, et voyons s'il est une puissance et une domination comparable à celle dont la science revêt, pour ainsi dire, et couronne la nature humaine. Nous voyons que la dignité du commandement se proportionne à la dignité de ceux à qui l'on commande. L'empire sur les animaux, soit grands, soit petits, tels que celui des bouviers et des bergers, est chose vile : commander à des enfants, comme les maîtres d'école, est peu honorable : régner sur des esclaves est plutôt un déshonneur qu'un honneur; et l'empire d'un tyran sur un peuple servile sans courage et sans générosité, n'est guère plus honorable. Aussi pensa-t-on dans tous les temps que les honneurs sont plus doux dans los monarchies libres et dans les républiques, que sous les tyrans ; parce qu'il est plus honorable de commander à des hommes qui obéissent volontairement, qu'à ceux dont l'obéissance est contrainte et qui ne cèdent qu'à la force. C'est pourquoi Virgile, usant de tout son art, et voulant, parmi les honneurs, choisir les plus exquis pour les adjuger à Auguste, emploie ces expressions mêmes : "vainqueur en tous lieux, il veut commander à des peuples à qui l'obéissance soit douce ; et c'est ainsi qu'il se fraie un chemin vers l'olympe" (Virgile, Géorgiques IV, v. 561-562). [1,90] Mais l'empire de la science est infiniment plus élevé que l'empire sur la volonté, supposée même parfaitement libre et dégagée de toutes entraves ; car 1a première commande à la raison, à la foi, à l'entendement même, qui est la partie la plus haute de l'âme et règne aussi sur la volonté. En effet, il n'est aucune puissance terrestre qui s'érige un trône, et qui siège, pour ainsi dire, dans les esprits, dans les âmes, dans les pensées, dans les imaginations, par l'assentiment et la foi, sinon la science et la doctrine. Aussi voyons-nous l'immense et détestable volupté dont sont pénétrés, et comme ravis, les hérésiarques, les faux prophètes et tous les grands imposteurs, quand ils s'aperçoivent qu'ils ont commencé à régner sur la foi et la conscience des hommes : volupté telle que, dès qu'un homme en a une fois goûté, il n'est plus de persécution ni de supplice qui puisse le contraindre à abdiquer cette sorte d'empire. Or, c'est cela même qui, dans l'apocalypse, est appelé l'abyme, les profondeurs de Satan. De même et par la raison des contraires, un juste et légitime empire sur les esprits, établi par l'évidence même et la douce recommandation de la vérité, a beaucoup d'analogie avec la puissance divine, et en approche autant qu'il est possible. [1,91] Quant à la fortune et aux honneurs, la munificence de la science n'enrichit pas tellement les royaumes entiers et les républiques, qu'elle n'agrandisse et n'élève aussi parfois la fortune des hommes privés. Car ce n'est pas d'aujourd'hui qu'on a observé qu'Homère avait plus nourri d'hommes, que ne le purent jamais Sylla, César et Auguste, par tant de largesses, soit aux armées, soit au peuple, et tant de distributions de terres. Certes il n'est pas facile de dire lesquelles des armes ou des lettres ont le plus établi de fortunes. De plus, parlons-nous de la souveraine puissance, nous voyons que, si l'on doit ordinairement la couronne aux armes ou au droit d'hérédité, plus souvent encore le sacerdoce, qui rivalisa toujours avec la royauté, est le partage des lettres. Enfin, si, dans la science, vous envisagez le plaisir et les douceurs qu'elle procure, nul doute que ce genre de plaisir ne l'emporte de beaucoup sur toutes les autres voluptés. Eh quoi! le plaisir, dérivé de certaines affections, ne l'emporte-t-il pas autant sur les plaisirs des sens, que la jouissance que nous procure l'heureux succès de nos entreprises, l'emporte sur le mince plaisir d'une chanson ou d'un repas? et les plaisirs de l'entendement ne l'emportent-ils pas en même proportion sur les plaisirs dérivés des affections? Dans les autres genres de volupté, la satiété est voisine de la jouissance; et pour peu que le plaisir ait de durée, sa fleur et sa beauté se flétrit : ce qui nous apprend que ce ne sont pas là les vraies, les pures voluptés mais seulement des ombres, des fantômes de plaisir, moins agréables par leur qualité propre que par la nouveauté. Aussi voit-on souvent les voluptueux finir par se jeter dans un cloître, et la vieillesse des princes ambitieux, presque toujours triste et assiégée par la mélancolie. Au contraire, qui aime la science, ne s'en rassasie jamais; sa vie est une alternative perpétuelle de jouissance et d'appétit : en sorte qu'on est forcé d'avouer que le bien que procure ce genre de volupté, est vraiment un bien pur et tel par essence, et non un bien accidentel et illusoire. Et ce n'est pas un plaisir qui doive occuper, dans l'âme humaine, le dernier lien, que celui dont parle Lucréce, lorsqu'il dit : "il est doux, lorsque la tempête bouleverse les flots d'une mer d'une vaste étendue. C'est un doux spectacle", dit-il, "soit qu'on s'arrête ou se promène sur le rivage de la mer, de contempler un vaisseau battu par la tempête. Il n'est pas moins doux de voir, d'une tour élevée, deux armées se livrant bataille dans la plaine; mais rien n'est plus doux pour l'homme, que de sentir son âme placée par la science sur la citadelle de la vérité, d'où il peut abaisser ses regards sur les erreeurs et les maux des autres hommes" (Lucrèce, De la nature des choses, II, 1, v. 1-9). [1,92] Enfin laissant de côté ces arguments si rebattus, que, par la science, l'homme surpasse l'homme en ce par quoi il est lui-même supérieur aux brutes; que, moyennant la science, l'homme peut s'élever en esprit jusqu'aux cieux, ou son corps ne peut monter, et autres sentences de ce genre : terminons cette dissertation sur l'excellence des lettres, par la considération de ce bien auquel, avant tout, aspire l'âme humaine, je veux dire l'immortalité et l'éternité; car c'est à ce but que tendent la génération des enfants, l'ennoblissement des familles, les édifices, les fondations, les monuments de toute espèce, la réputation, enfin tous les désirs humains. Or, nous voyons combien les monuments de la science et du génie l'emportent, pour la durée, sur les ouvrages que la main exécute. Voyez les ouvrages d'Homère; n'ont-ils pas déja duré vingt-cinq siècles et plus, sans qu'il s'en soit perdu une seule syllabe, une seule lettre ? espace de temps où tant de palais, de temples, de câdteaux,de villes, sont tombés en ruine ou ont été rasés. Il n'est déja plus possible de retrouver les portraits et les statues de Cyrus, d'Alexandre, de César et d'une infinité de rois et de princes beaucoup plus modernes. Les originaux, usés par le temps, ont péri, et les copies perdent de jour en jour de leur ressemblance. Mais les images des esprits demeurent toujours entières dans les livres, n'ayant rien à craindre des ravages du temps, vu qu'on peut les renouveller continuellement. Mais, à proprement parler, ce nom d'images ne leur convient point et cela d'autant moins, qu'elles engendrent, pour ainsi dire, perpétuellement, et que, répandant leurs semences dans les esprits, elles enfantent et suscitent, dans les siècles suivants, une infinité d'actions et d'opinions. Que si l'on a regardé comme une découverte grande et admirable l'invention du vaisseau qui, important et exportant les richesses et les productions des différents climats, associe les nations diverses par la communication des fruits et des commodités de toute espèce, et rapproche les contrées les plus séparées par la distance des lieux; à combien plus juste titre ne doit-on pas honorer les lettres, qui, comme autant de vaisseaux, sillonnant l'océan du temps, marient, en quelque sorte, par la communication des esprits et des inventions, les siècles les plus éloignés les uns des autres. Or, nous voyons que ceux d'entre les philosophes qui étaient le plus profondément plongés dans les sens, qui n'étaient rien moins que divins, et qui niaient le plus obstinément l'immortalité de l'âme, ont néanmoins, convaincus par la force de la vérité, accordé que tous les mouvemens et les actes que peut faire l'âme humaine, sans l'entremise des organes du corps, doivent, selon toute probabilité, subsister après la mort. Or, tels sont les mouvements de l'entendement, et non ceux des affections ; tant il est vrai que la science leur a paru quelque chose d'immortel et d'incorruptible. Mais nous, qu'éclaire une révélation divine, foulant aux pieds tous ces informes essais, toutes ces illusions des sens, nous savons que non seulement l'esprit, mais même les affections purifiées, non pas seulement l'âme, mais même le corps, s'élèvera dans son temps à l'immortalité, et aura, pour ainsi dire, son assomption. Cependant qu'on n'oublie pas que, soit ici, soit ailleurs, et autant qu'il sera nécessaire, dans ces preuves de la dignité des sciences, j'ai, dès le commencement, séparé les témoignages divins des témoignages humains; méthode que j'ai constamment suivie en exposant les uns et les autres séparément. [1,93] Mais, quoiqu'à cet égard j'aie pu faire, je ne présume pas et je ne me flatte point du tout que, par aucun plaidoyer ou factum en faveur de la science, je puisse jamais parvenir à faire casser le jugement, soit du coq d'Ésope, lequel préféra un grain d'orge à un diamant ; soit celui de Midas, qui, ayant été choisi pour arbitre entre Apollon qui préside aux muses, et Pan qui préside aux troupeaux, adjugea le prix à l'opulence; ou encore celui de Pâris, qui, méprisant la puissance et la sagesse, donna la palme à la volupté et à l'amour; ou celui d'Agrippine, qui exprima ainsi son choix : "qu'il tue sa mère, peu importe, pourvu qu'il règne", souhaitant l'empire à son fils, quoiqu'avec une condition si détestable; ou enfin le jugement d'Ulysse, qui préféra sa vieille à l'immortalité ; véritable image de ceux qui, aux meilleures choses, préfèrent celles auxquelles ils sont accoutumés : ou tant d'autres jugements populaires de cette espèce. Car ces jugements seront toujours ce qu'ils sont et ce qu'ils ont été; mais ce qui subsistera aussi et sur quoi en tout temps la science repose comme sur le fondement le plus solide, fondement que rien n'ébranlera jamais, c'est cette vérité : "la sagesse a été justifiée par ses enfants" (Matthieu, XI, 10).