[1,81] Quant à Jules-César, il n'est pas besoin, pour nous faire une idée de la vaste étendue de ses connaissances, de tirer des conjectures de son éducation, de ses amis ou de ses réponses, vu qu'elles brillent dans ses écrits et dans ses livres, dont les uns subsistent, et les autres malheureusement sont perdus. Or, cette admirable histoire de ses guerres, à laquelle il s'est contenté de donner le modeste titre de "commentaires", est entre nos mains; histoire où toute la postérité admire le solide poids des choses et la vive peinture tant des actions que des personnes, unie à la pureté du style le plus châtié, et à la plus grande netteté dans la narration; talent qu'il n'avait pas simplement reçu de la nature, mais qui de plus était acquis et qu'il devait aux préceptes et aux règles, comme le témoigne celui de ses livres qui porte pour titre : "de l'Analogie"; livre qui n'était autre chose qu'une sorte de grammaire philosophique, où il prenait à tâche de donner des préceptes pour apprendre à parler avec facilité sans s'écarter des règles, pour assujettir le langage reçu à la loi des convenances; livre enfin dont le but était de faire que les mots, qui sont les images des choses, s'accommodassent aux choses mêmes, et non au caprice du vulgaire. Nous avons aussi un calendrier corrigé par ses ordres, et qui n'est pas moins un monument de sa science que de sa puissance ; calendrier qui témoigne qu'il ne faisait pas moins gloire de connaître les lois des astres dans les cieux, que de donner des lois aux hommes sur la terre. [1,82] Par cet autre livre, auquel il donna le titre d' "anti-Catons", il est constant que, n'étant pas moins jaloux de vaincre par l'esprit que par les armes, il entreprit ce combat de plume contre l'orateur Cicéron, le plus grand athlète de ce temps-là. De plus, dans ce recueil d'apophtegmes qu'il composa, nous voyons qu'il jugea qu'il lui serait plus honorable de se changer, pour ainsi dire, lui-même en tablettes et en codicilles, en rapportant les dits les plus graves et les plus judicieux des autres, que de souffrir que l'on consacrât ses paroles comme autant d'oracles, comme certains princes ineptes et séduits par la flatterie souhaitent qu'on le fasse pour eux. Si cependant je voulais faire l'énumération de la plupart de ses dits, comme je l'ai fait pour Alexandre, on trouverait qu'ils sont de la nature de ceux dont Salomon a dit : "les paroles du sage sont comme autant d'aiguillons, autant de clous qui s'enfoncent bien avant" (Ecclésiaste, XII, 11) . C'est pourquoi je n'en proposerai que trois, qui ne sont pas tant admirables par leur élégance, que par leur force et leur efficace. [1,83] Quel plus grand maître dans l'art de parler que celui qui sut apaiser une sédition, dans une armée, à l'aide d'un seul mot. Or, voici comment la chose se passa. C'était un usage chez les Romains, que les généraux, en haranguant leur armée, se servissent de ce mot, "milites" (soldats ) ; et que les magistrats, en parlant au peuple, employassent celui de "quirites" (citoyens). Les soldats de César s'étant révoltés, faisaient grand bruit autour de lui, et lui demandaient leur congé, d'un ton séditieux : non qu'ils eussent fort à cœur ce congé, mais ils espéraient que, s'ils pouvaient gagner ce point, ils le forceraient ensuite à leur accorder d'autres demandes. Lui, sans s'ébranler, ayant fait faire silence, commença ainsi : "ego, quirites", (moi, citoyens), mot par lequel il leur signifiait qu'ils étaient déjà licenciés. Les soldats frappés de sa fermeté, et étourdis par ce mot, interrompaient continuellement son discours, abandonnant désormais la demande du congé, et le suppliant avec instance de leur rendre le titre de soldats (Suétone, Vie de Jules César, LXX). [1,84] Voici quel fut le second. César soupirait après le titre de "roi". Dans cette vue, quelques-uns de ses partisans furent apostés pour le saluer à son passage par une acclamation populaire en lui donnant ce titre; et c'est ce qu'ils firent ; mais César s'apercevant que l'acclamation était faible et n'entendant qu'un petit nombre de voix, prit le parti de tourner la chose en plaisanterie, et comme si l'on se fût trompé dans son surnom, "je ne suis pas roi", dit-il, "mais César" (Suétone, Vie de Jules César, LXXIX) : parole telle que, si on l'analyse avec soin, on trouvera qu'il est difficile d'en faire sentir tout le poids et toute la force. Il se donnait l'air de refuser ce titre de roi; mais ce refus n'était rien moins que sérieux. De plus, par ce mot il témoignait un certain sentiment de sa supériorité et une rare magnanimité. Il donnait à croire que le nom de César lui semblait plus illustre que le titre de roi; et c'est ce qui est en effet arrivé et a encore lieu aujourd'hui. Mais ce qui lui importait le plus, c'était que par ce mot il allait à ses fins avec une adresse admirable : à l'aide de ce mot, il faisait entendre que le sénat et le peuple romain contestaient pour fort peu de chose avec lui, qui était déjà en possession de toute la réalité de la puissance royale, savoir pour un simple mot, et encore un mot qui servait de nom à plusieurs familles obscures ; car ce surnom de "le roi", était celui de plusieurs familles parmi les Romains, à peu près comme parmi nous, où ce nom est assez commun. [1,85] Voici quel est le dernier mot que nous croyons devoir rappeller ici. César, la guerre commencée, s'étant emparé de Rome, et ayant forcé le trésor public, qui était regardé comme sacré, pour s'emparer de tout l'argent qu'on y avait ramassé et s'en servir dans ses expéditions, Métellus, en vertu de sa qualité de Tribun, voulut s'y opposer. César, irrité de cette résistance, lui dit : "Si tu persistes, tu es mort"; puis revenant un peu à soi, il ajouta : "jeune homme, tu sais qu'il m'est plus difficile de le dire que de le faire" (Plutarque, Vie de César, XXXV). Mot si admirable et si bien choisi pour exprimer la clémence et inspirer la terreur, que je ne connais rien au dessus. Enfin, pour terminer avec César, il est clair que lui-même avait le sentiment de ses grandes lumières, comme le prouve le trait suivant. Car, quelques-uns témoignant devant lui leur étonnement sur cette résolution que prit Sylla d'abdiquer la dictature : "ne vous en étonnez pas, leur dit-il, Sylla ignorait les lettres; voilà pourquoi il n'a pas su dicter" (Suétone, Vie de Jules César, LXXVII). [1,86] Il est temps désormais de mettre fin à cette dissertation sur l'étroit lien qui unit la vertu militaire et les talents littéraires; car qui pourrait-on citer en ce genre après Alexandre et César? Cependant je suis tellement frappé de ce qu'a de grand et d'extraordinaire un autre exemple où l'on voit un passage rapide du badinage au miracle, que je ne puis m'empêcher de le rapporter. C'est celui du philosophe Xénophon, qui, sortant de l'école de Socrate, partit pour l'Asie avec Cyrus le jeune, dans l'expédition que ce prince entreprit contre son frère Artaxerxe. Ce Xénophon était très jeune alors, et n'avait encore vu ni bataille ni camp ; il n'avait pas même d'emploi dans l'armée; il n'était parti qu'en qualité de volontaire et à cause de l'amitié qui le liait avec Proxène. Il était par hasard présent à l'arrivée de Falinus, député par le grand roi vers les Grecs, après que Cyrus eut péri dans la bataille. Or, les Grecs, qui n'étaient qu'une poignée d'hommes et sans général, se trouvaient au milieu des provinces de la Perse et séparés de leur patrie par une distance de plusieurs milliers de milles, et par des fleuves très larges et très profonds. La députation avait pour but d'engager les Grecs à mettre bas les armes et à se soumettre à la clémence du roi. Avant qu'on fît une réponse publique à ces députés, quelques officiers de l'armée des Grecs s'entretenaient familièrement avec Falinus. Du nombre était Xénophon, qui lui parla ainsi : "en un mot, Falinus, il ne nous reste plus que deux choses, nos armes et notre courage; si nous livrons nos armes, ce courage, à quoi nous servira-t-il ?" Falinus lui répondit en souriant : "jeune homme, si je ne me trompe, tu es Athénien, et tu as étudié la philosophie : ce que tu dis là est assez joli; mais tu te trompes fort, si tu te flattes que ce courage puisse balancer les forces du roi" (Xénophon, Anabase, II, 1, 12-13). Voilà le badinage, et voici le miracle. Ce novice à peine sorti de l'école, ce philosophe, après que tous les généraux et les officiers eurent été tués en trahison, ramena de Babylone en Grèce dix mille fantassins, à travers les provinces du roi et malgré les efforts de toutes ses troupes, pour lui couper la retraite : retraite qui remplit les nations du plus grand étonnement; mais qui, remplissant les Grecs d'ardeur et de confiance, les mit en état de ruiner la monarchie des Perses. C'est cé qui fut prévu et prédit par Jason Thessalien, tenté et ébauché par Agésilaüs Spartiate, enfin achevé par Alexandre Macédonien, tous hommes de lettres et excités par le mémorable exploit de ce guerrier philosophe qui les avait précédés. [1,87] De la vertu militaire, et propre aux généraux d'armée, passons à la vertu morale et propre aux hommes privés. Quoi de mieux fondé que cette sentence du poète : "Rien n'adoucit autant les moeurs et ne bannit la férocité, comme d'avoir appris bien à fond les arts libéraux" (Ovide, Les Pontique, II, 9, v. 47). En effet, la science bannit des âmes humaines la barbarie et la férocité. Cependant, ce mot à fond doit être prononcé avec accent; car une étude précipitée, confuse, produit l'effet contraire. Je dis donc que la science bannit la légèreté, la témérité et cette présomption qui accompagne l'ignorance. Car, en présentant les choses, elle les montre environnées de dangers et de difficultés : elle balance les raisons et les arguments de part et d'autre : elle tient pour suspect tout ce qui se présente d'abord à l'esprit, et lui rit excessivement : elle apprend à bien reconnaître la route avant de s'y hasarder. C'est elle aussi qui extirpe le vain et excessif étonnement, vraie source de toute faiblesse dans les résolutions. Car les choses étonnent, ou parce qu'elles sont nouvelles, ou parce qu'elles sont grandes. Quant à la nouveauté, tout homme profondément imbu des lettres et de la contemplation des choses, aura toujours présent à l'esprit cette sentence : "il n'est rien de nouveau sur la terre" (Ecclésiaste, I, 9). Et le jeu des marionnettes n'aurait rien d'étonnant pour qui, mettant la tête derrière le rideau, verrait les fils et les machines qui servent à mouvoir ces figures. Quant à la grandeur, de même qu'Alexandre, accoutumé à de grandes batailles et à de grandes victoires en Asie, lorsque de temps à autres il recevait des lettres de Grèce contenant la nouvelle de certaines expéditions qu'on y avait faites, de certains combats qu'on y avait livrés, et où il s'agissait le plus souvent de s'emparer d'un pont, d'un château, ou tout au plus de quelque ville; de même, dis-je, qu'Alexandre, en recevant de telles lettres, avoit coutume de dire, qu' "il lui semblait qu'on lui apportait la nouvelle de ce combat de rats et de grenouilles qu'a chanté Homère" (Plutarque, Vie d'Agésilas, XV) ; de même aussi aux yeux de qui contemple l'immensité des choses et la totalité de l'univers, le globe terrestre, avec tous les hommes qui sont dessus, si vous en ôtez ce que les âmes ont de divin, ne semblera rien de plus qu'un petit groupe de fourmis, dont les unes chargées de grains, les autres portant leurs oeufs, d'autres à vide, rampent et trottent autour d'un petit tas de poussière. Ainsi la science détruit ou du moins diminue beaucoup la crainte de la mort et de l'adversité; crainte si préjudiciable à la vertu et aux moeurs ! Tout homme dont l'âme sera bien pénétrée de la pensée de la mort et de la nature corruptible de toutes choses, n'aura pas de peine à être du sentiment Épictète, qui, rencontrant un jour, au sortir de sa maison, une femme qui pleurait parce qu'elle avait brisé sa cruche; et le lendemain en rencontrant une autre qui pleurait la mort de son fils, dit : "hier, j'ai vu briser une chose fragile, et aujourd'hui, mourir une chose mortelle" (Cfr. Arrien, Le manuel d'Épictète, ch. 8 et 33). C'est donc avec beaucoup de sagesse que Virgile accouple la connaissance des causes avec la supériorité à toute espèce de crainte, comme marchant toujours ensemble. "Heureux qui a pu connaître les causes de tout ! Heureux qui a su mettre sous ses pieds les vaines terreurs, et le destin inexorable et le fracas de l'avare Achéron !" (Virgile, Géorgiques, II, v. 490-492) [1,88] Il serait trop long de parcourir en détail tous les remèdes que la science fournit pour les diverses maladies de l'âme ; tantôt évacuant les mauvaises humeurs, tantôt résolvant les obstructions; quelquefois aidant la concoction, d'autres fois excitant l'appétit; souvent encore guérissant les plaies et les ulcères; et produisant mille effets semblables. Je finirai par une réflexion qui pourra s'étendre sur le tout, c'est que la science dispose et fléchit l'âme de manière qu'on ne la voit jamais se reposer tout-à-coup sur ce qu'elle possède, et se geler, pour ainsi dire, dans ses défauts; mais qu'au contraire elle s'excite sans cesse elle-même et n'aspire qu'à faire de nouveaux progrès. L'ignorant ne sait ce que c'est que de descendre en soi-même et de se rendre compte de toutes ses actions. Il ne sait pas combien il est doux de se sentir devenir de jour en jour meilleur. Si par hasard il est doué de quelque vertu, il la vantera sans doute et l'étalera en toute occasion, peut-être même saura-t-il en tirer parti; mais il ne saura pas la cultiver et l'augmenter. Si, au contraire, il est entaché de quelque vice, il ne manquera pas d'art et d'industrie pour le voiler et le pallier; mais il n'en aura pas pour le corriger : semblable à un mauvais moissonneur, qui va toujours moissonnant et n'aiguisant jamais sa faux. L'homme éclairé, au contraire, ne se contente pas d'user des facultés de son âme et d'exercer sa vertu ; mais il s'amende continuellement et sa vertu va croissant de jour en jour. Enfin, pour tout résumer en peu de mots, il est hors de doute qu'il n'y a, entre la vérité et la bonté, d'autre différence que celle qui se trouve entre le cachet et son impression; car la vérité est le sceau de la bonté; et c'est, au contraire, des nuages de l'erreur et du mensonge que s'élancent avec fracas les tempêtes des vices et des passions immodérées. [1,89] De la vertu passons à l'empire et à la puissance, et voyons s'il est une puissance et une domination comparable à celle dont la science revêt, pour ainsi dire, et couronne la nature humaine. Nous voyons que la dignité du commandement se proportionne à la dignité de ceux à qui l'on commande. L'empire sur les animaux, soit grands, soit petits, tels que celui des bouviers et des bergers, est chose vile : commander à des enfants, comme les maîtres d'école, est peu honorable : régner sur des esclaves est plutôt un déshonneur qu'un honneur; et l'empire d'un tyran sur un peuple servile sans courage et sans générosité, n'est guère plus honorable. Aussi pensa-t-on dans tous les temps que les honneurs sont plus doux dans los monarchies libres et dans les républiques, que sous les tyrans ; parce qu'il est plus honorable de commander à des hommes qui obéissent volontairement, qu'à ceux dont l'obéissance est contrainte et qui ne cèdent qu'à la force. C'est pourquoi Virgile, usant de tout son art, et voulant, parmi les honneurs, choisir les plus exquis pour les adjuger à Auguste, emploie ces expressions mêmes : "vainqueur en tous lieux, il veut commander à des peuples à qui l'obéissance soit douce ; et c'est ainsi qu'il se fraie un chemin vers l'olympe" (Virgile, Géorgiques IV, v. 561-562). [1,90] Mais l'empire de la science est infiniment plus élevé que l'empire sur la volonté, supposée même parfaitement libre et dégagée de toutes entraves ; car 1a première commande à la raison, à la foi, à l'entendement même, qui est la partie la plus haute de l'âme et règne aussi sur la volonté. En effet, il n'est aucune puissance terrestre qui s'érige un trône, et qui siège, pour ainsi dire, dans les esprits, dans les âmes, dans les pensées, dans les imaginations, par l'assentiment et la foi, sinon la science et la doctrine. Aussi voyons-nous l'immense et détestable volupté dont sont pénétrés, et comme ravis, les hérésiarques, les faux prophètes et tous les grands imposteurs, quand ils s'aperçoivent qu'ils ont commencé à régner sur la foi et la conscience des hommes : volupté telle que, dès qu'un homme en a une fois goûté, il n'est plus de persécution ni de supplice qui puisse le contraindre à abdiquer cette sorte d'empire. Or, c'est cela même qui, dans l'apocalypse, est appelé l'abyme, les profondeurs de Satan. De même et par la raison des contraires, un juste et légitime empire sur les esprits, établi par l'évidence même et la douce recommandation de la vérité, a beaucoup d'analogie avec la puissance divine, et en approche autant qu'il est possible.