[3,0] SAXO GRAMMATICUS. GESTA DANORUM. LIVRE III et LIVRE IV (extraits). [3,6] En ces temps, Horwendillus et Fengo, dont le père Gerwendillus avait été vice-roi de Jutland, lui furent donnés pour successeurs par Roricus. Horwendillus, pendant un règne de trois ans, acquit une telle gloire comme pirate, que Colleras, roi de Norvège, jaloux de sa renommée, pensa qu'il y allait de son honneur, s'il n'éclipsait, par sa supériorité dans les armes, la splendeur de cet illustre navigateur. Il parcourut donc la mer à la recherche de sa flotte, qu'il rencontra enfin dans une de ses excursions. Au milieu de la mer se trouvait une île, à laquelle les deux pirates arrivèrent chacun avec ses vaisseaux. Un rivage agréable y attira les chefs. L'agrément de l'aspect extérieur les invita à en visiter le fond boisé, à pénétrer dans les fourrés et à courir dans la forêt giboyeuse ; c'est là qu'une course, faite de chaque côte, occasionna une rencontre entre Colleras et Horwendillus. Alors, Horwendillus le premier, demanda au roi quel genre de combat il aimait mieux, pour décider entre eux, en affirmant qu'un nombre de combattants aussi petit que possible était préférable ; un combat singulier serait le moyen le plus efficace pour faire gagner les palmes de la victoire, puisque la valeur personnelle écarterait tout secours prêté par autrui. Colleras admira le langage courageux de son jeune rival. « Puisque tu me fais cette proposition, dit-il, il faut, pour sûr, que je l'accepte ; elle n'exige que l'effort de deux hommes et exclut toute confusion. Certes, c'est ainsi qu'on décide de la victoire de la manière la plus vaillante et la plus prompte. Ici, nous sommes donc d'accord et nos pensées se rencontrent. Mais l'issue étant douteuse, il faut faire la part des sentiments humains et ne pas nous laisser tellement entraîner par l'inspiration du moment, que les derniers devoirs en seraient négligés. La haine habite nos âmes, mais la piété a le droit de la remplacer à son heure. Car bien que le dissentiment de nos cœurs nous sépare, les droits de la nature nous réconcilient, et leur conscience commune nous réunit malgré l'envie qui aigrit nos esprits. Laissons donc la piété nous imposer ses conditions : que le vainqueur se charge des funérailles du vaincu ; car c'est là que se montre le suprême devoir du sentiment humain auquel aucun homme pieux n'est étranger ; chacun des combattants doit cet hommage à l'autre, leur haine une fois éteinte. Le destin fera disparaître la jalousie, l'inimitié sera apaisée par les funérailles. Que toute trace de cruauté reste loin de nous, malgré la haine que, vivants, nous ressentons ; nous respecterons mutuellement nos cendres. Ce sera la gloire du vainqueur de porter avec pompe le deuil du vaincu ; car en rendant ces honneurs à un mort, on obtient la faveur de ceux qui restent, et on gagne les vivants par cette bonne action qui accorde au défunt les bienfaits de l'humanité. Il y a encore un autre malheur non moins déplorable qui nous afflige parfois, encore vivants, par les blessures graves. Souvent un combattant perd un de ses membres, sans que le souffle de la vie en soit éteint, et en ce cas, l'assistance, je pense, lui est due aussi bien que lorsqu'il expire. Un accident pareil est considéré comme plus désastreux que la dernière fatalité. La mort nous enlève le souvenir de nos maux ; mais le vivant ne peut oublier la ruine de son propre corps. A ce mal, il faut porter remède aussi ; convenons donc que celui qui blessera l'autre, le dédommagera de dix livres d'or ; car, s'il est de notre devoir de compatir aux maux d'autrui, il est bien plus naturel que nous nous apitoyions sur nous-mêmes. Personne ne doit s'oublier soi-même, et celui qui le fait se frappe comme d'une main parricide. » Ayant échangé cette promesse, ils engagèrent le combat ; car ni la rencontre inattendue, ni l'agrément naturel de l'endroit, ne purent les empêcher de croiser le fer. L'ardeur d'Horwendillus, demandant plutôt d'attaquer son adversaire que de se garantir contre lui, fut telle qu'il abandonna son bouclier et saisit son épée des deux mains. Le succès justifia son audace ; car il renversa Collerus, mort après avoir détruit son bouclier de ses coups répétés, et en lui coupant enfin un pied. Il n'oublia pas la convention ; il érigea pour le vaincu, avec une solennité royale, une tombe magnifique et célébra ses funérailles avec la plus grande pompe. Ensuite il attaqua et tua Sela, la sœur de Collerus, qui était exercée aux entreprises des pirates et habituée à faire la guerre. Ayant passé trois ans dans les plus hauts exploits guerriers, Horwendillus offrit de riches dépouilles et un butin choisi à Roricus pour obtenir le premier rang parmi ses amis, et en effet, de sa faveur il obtint comme épouse sa fille Geruthe, qui lui donna son fils Amlethus. Enflammé d'envie en présence de tant de succès, Fengo prit la résolution de tendre des embûches à son frère. Ainsi, même l'homme le plus vaillant n'est pas à l'abri de la perfidie de ses plus proches parents. L'occasion du parricide s'étant présentée, il assouvit dans le sang le désir funeste de son cœur. De plus, à ce meurtre Fengo ajouta l'inceste en s'emparant de l'épouse de son frère égorgé. Car celui qui s'est une fois plongé dans le sang, ne demande qu'à commettre d'autres forfaits ; un crime appelle l'autre. D'ailleurs il cacha son atrocité sous une ruse pleine d'audace, afin de s'excuser par le semblant d'un bon motif, couvrant ainsi son parricide du nom d'une action honnête ; il prétendit que Geruthe, bien qu'elle fût un modèle de douceur qui n'avait jamais fait de mal à personne, s'était attiré la haine extrême de son mari ; et qu'il n'avait tué son frère que pour la sauver des traitements sévères qu'il faisait endurer à cette femme soumise et dépourvue de toute méchanceté. Le succès couronna son entreprise coupable, car chez les grands, où les bouffons trouvent parfois la faveur et les calomniateurs l'honneur, le mensonge est facilement accueilli. Et c'est ainsi que Fengo n'hésita point de porter ses mains parricides à des caresses coupables, en couronnant sa double impiété par un nouveau crime semblable. Témoin de ces actes, Amlethus, craignant de paraître dangereux à son oncle, s'il se comportait comme un être doué de raison, fit semblant d'avoir l'esprit égaré, en simulant l'imbécillité, et par cette ruse il cacha non seulement ses dons naturels, mais il pourvut aussi à son salut. Tous les jours on le vit auprès de sa mère, se roulant par terre dans les ordures et couvert d'une saleté repoussante. Son visage était décomposé, et le pus répandu sur sa face lui donna l'apparence d'un égarement ridicule. Ses paroles trahissaient le délire, ses actions l'absence d'intelligence. En un mot, on ne l'aurait pas pris pour un être humain, mais pour un monstre, heureux de sa condition abjecte. Parfois il était accroupi près du foyer, remuant des mains les cendres et fabricant des pieux de bois qu'il durcissait au feu et qu'il joignait entre eux par des crocs qu'il ajoutait aux bouts pour leur donner plus de ténacité. Quand on lui demandait ce qu'il se proposait, il répondait qu'il préparait des traits aigus pour la vengeance de la mort de son père. Cette réponse provoqua beaucoup de rires et fut traitée avec mépris, bien que plus tard son travail lui fut d'un grand secours dans son entreprise. Cependant il y avait des gens d'un esprit plus fin, auprès desquels cette occupation causa le premier soupçon d'une subtilité cachée ; car l'application même à cet art insignifiant trahissait le génie secret de l'artisan : on ne pouvait plus croire à l'imbécillité de celui dont la main se durcissait à ce métier tant pratiqué ; d'ailleurs il avait coutume de conserver avec un soin extrême tous les bâtons durcis au feu. Quelques courtisans prétendirent donc que le prétexte de la faiblesse d'esprit couvrait la sagesse d'une âme bien portante, convaincus comme ils étaient qu'il y avait là une ruse voilant les intentions profondes du cœur ; aussi pensaient-ils qu'il n'y aurait pas de meilleur moyen, pour reconnaître la finesse d'Amlethus, que de lui préparer, dans un lieu écarté, la rencontre d'une femme d'une beauté exquise qui allumerait dans ses sens les désirs de la volupté ; l'entrain de la nature vers ces jouissances serait tellement subit, qu'il ne pourrait être dissimulé, et l'élan trop fort pour se laisser contrôler par la ruse ; ainsi, malgré ses feintes, le jeune prince succomberait sur le champ à ces appétits une fois excités. On trouva donc des gens pour accompagner Amlethus à cheval dans une excursion vers la partie la plus écartée de la forêt, où il devait être tenté de la manière convenue. Parmi eux se trouvait par hasard un frère de lait d'Amlethus, qui n'avait pas oublié les relations de leurs tendres années, et comme il chérissait ce passé plus que le moment actuel, il était résolu d'avertir son ami plutôt que de le trahir, au milieu des courtisans qui l'environnaient ; car il se rendait bien compte des dangers qui le menaceraient, dès qu'il montrerait seulement un grain de bon sens ou deviendrait accessible aux attraits de l'amour. De son côté, Amlethus y voyait clair aussi. Lorsqu'on lui ordonna de monter à cheval, il se plaça, par rapport à la crinière, de manière à lui tourner le dos et à regarder du côté de la queue, qu'il saisit en guise de bride pour diriger par elle l'entrain du coursier. Par ce tour bien imaginé, il déjoua dès le principe l'intrigue de son oncle et évita ses pièges. Le spectacle fut assez ridicule, lorsque le cheval s'avançait guidé non pas par la bride mais par la queue que tenait le cavalier. En continuant son chemin, Amlethus rencontra un loup dans les taillis, et comme ses compagnons lui dirent que c'était un cheval encore jeune, il répondit que Fengo avait dans sa cavalerie peu de hôtes de cette espèce ; en faisant ainsi, par un bon mot, une allusion méchante à l'état de fortune de son oncle. On trouva cette réponse intelligente, et il ajouta qu'il avait parlé ainsi à dessein, afin qu'on ne pût le taxer de menteur ; car, désirant être pris pour l'ennemi de la fausseté, il confondait dans ses discours le vrai avec la feinte, afin que la vérité ne fit pas défaut à ses paroles et que son genre de subtilité ne fût pas trahi par sa franchise. Ainsi, en longeant le bord de la mer, ses compagnons trouvèrent le gouvernail d'un bateau qui avait péri et s'écrièrent que c'était là un couteau d'une grandeur extraordinaire ; il répondit qu'il fallait s'en servir pour couper d'immenses jambons, indiquant par là l'immensité de la mer qui répond aux proportions d'un gouvernail ; et, lorsqu'en passant par les dunes, ils lui montrèrent le sable en le donnant pour de la farine, il dit, qu'elle avait été moulue par les lames écumantes de la mer. Ses compagnons louèrent sa réplique, et il leur affirma qu'il l'avait faite avec réflexion. Enfin, laissé seul, afin qu'il contentât son envie sans gêne, il rencontra dans un lieu écarté une femme que son oncle avait placée là. Aussi, en aurait-il profité, si son frère de lait n'avait éveillé son soupçon contre les embûches, par un signal secret. Ayant réfléchi de quelle manière il pourrait remplir l'office caché d'un conseiller et arrêter les appétits dangereux du jeune homme, il eut soin d'attacher à la queue d'un taon qui passait, un brin de paille, trouvé par terre. Ensuite il poussa l'insecte du côté d'Amlethus, et lui rendit, par cet avertissement, un très grand service, car le signal fut compris avec intelligence comme il avait été donné. Amlethus eut à peine aperçu le taon qui portait la paille, qu'il y vit l'avertissement discret d'une trahison qu'il fallait éviter. Effrayé par ce soupçon, il entraîna la femme vers un marais éloigné et impraticable, afin d'y pouvoir jouir de ses caresses en toute sécurité. Ayant atteint son but, il la conjura avec instances de ne trahir à qui que ce soit, ce qui était arrivé. Cette discrétion fut promise aussitôt que demandée, car les mêmes personnes ayant eu soin de leur enfance, une longue habitude de vivre ensemble, attachait beaucoup la jeune fille à Amlethus. Rentré au palais, il fut interrogé par tout le monde, en raillant, s'il avait eu du commerce avec la jeune fille, et il répondit que oui. Questionné de nouveau sur l'endroit et le mode de ce commerce, il dit, qu'ils avaient reposé sur le sabot d'une bête de somme, sur la crête d'un coq et sur un toit, car en partant avec la femme, il avait ramassé des parcelles de tous ces objets afin d'éviter le mensonge. Cette réponse fit éclater de rire ceux qui étaient présents, bien que sa plaisanterie n'altérât en rien les faits. La jeune fille fut alors interrogée à son tour. Elle affirma qu'aucune chose pareille n'avait eu lieu, et on la crut d'autant plus facilement que les hommes de la suite ne s'étaient aperçus de rien. Alors, celui qui lui avait donné le signal par le taon, désireux de montrer à Hamlet que son salut n'avait dépendu que de sa ruse, dit que récemment il avait eu grand soin de lui. La réponse du jeune homme eut la même finesse. Afin de faire voir qu'il avait compris, il raconta qu'il avait vu un porteur de paille, soutenu par des ailes, qui descendait subitement, ayant une tige fixée dans la partie postérieure du corps. Si cette réponse provoqua le rire des autres, son ami se réjouit de sa prudence. Ces pièges ayant été évités sans qu'on ait pu ouvrir le mystère de l'intelligence du jeune homme, un des amis de Fengo, qui était plus présomptueux qu'adroit, énonça l'avis que la finesse extrême de son esprit ne pouvait être prise au dépourvu par une intrigue vulgaire et qu'une épreuve ordinaire ne viendrait pas à bout de sa ténacité exceptionnelle ; c'est pourquoi il ne fallait pas essayer son astuce variée par des moyens simples. Il ajouta qu'il avait découvert une ressource supérieurement ingénieuse dont l'emploi n'offrait aucun inconvénient, mais répondrait directement aux désirs du roi. Fengo devrait s'absenter pendant quelque temps, sous le prétexte d'une affaire importante. Il fallait alors enfermer Amlethus dans l'appartement de sa mère, avec elle, et quelqu'un serait, à leur insu, caché dans une partie écartée de la chambre. L'homme ainsi aposté surveillerait tous leurs entretiens. Si le fils n'était pas privé de sa raison, il n'hésiterait pas à le faire savoir à sa mère, n'ayant aucune défiance envers celle qui lui avait donné la vie. Le conseiller s'offrit en personne pour l'office de l'espion, voulant se montrer aussi empressé d'exécuter son avis que de le donner. Très satisfait de cette idée, Fengo partit, sous le prétexte d'un long voyage. Mais celui qui avait donné le conseil se rendit secrètement dans la chambre, où Amlethus fut enfermé avec sa mère, et s'y embusqua en se cachant sous une couche de paille. Mais Amlethus sut se défendre contre sa ruse ; car craignant d'être écouté par quelqu'un, il eut d'abord recours à ses airs de folie ; il se mit à chanter comme un coq qui se réveille, agita les bras comme si c'étaient des ailes, et sauta sur la couche où il se mit à danser en balançant le corps, afin de savoir si quelque chose y était caché. Sentant alors une masse sous ses pieds, il fouilla de son glaive la place où elle était, et ayant tiré l'homme de sa cachette, il le tua. Il coupa le corps en morceaux, les fit bouillir dans de l'eau chaude et les jeta dans le cloaque, devant les porcs, qui firent un agréable repas de ses restes misérables. Ayant ainsi évité le piège, il revint dans la chambre. Lorsque Geruthe se mit à déplorer la folie que son fils venait de montrer, « la plus infâme des femmes ! lui dit-il, pourquoi essaies-tu de couvrir le plus abominable des crimes, sous la fausse apparence de tes lamentations ? toi qui as accepté, à la manière des filles perdues, une alliance coupable et horrible, en embrassant d'une affection incestueuse l'assassin de ton époux ? toi qui flattes des caresses les plus honteuses celui qui a égorgé le père de ton fils ? C'est ainsi que les cavales s'associent aux vainqueurs de leurs mâles ; c'est la nature des animaux de s'accoupler ainsi, tantôt d'un côté, tantôt de l'autre ; c'est à leur exemple que tu as effacé le souvenir de ton premier mari ! Ce n'est pas sans raison que je feins la folie ; car, sans doute, celui qui a fait périr son frère, exercerait sa rage cruelle sur son rejeton également, de sorte que, pour moi, il vaut mieux avoir une apparence d'imbécillité, plutôt que d'intelligence, afin d'obtenir quelque garantie par ce semblant d'égarement. Mais le désir de venger mon père vit toujours dans mon cœur ; je guette la bonne occasion, j'attends que les circonstances s'y prêtent. Tout ne réussit pas toujours et partout. Contre un esprit cruel et retors, il faut employer la subtilité. Quant à toi, il ne te convient pas de te lamenter sur ma déraison, puisque tu devrais plutôt pleurer ta propre honte. D'ailleurs, tu sauras te taire. » En déchirant le cœur de sa mère par de tels reproches, Amlethus la ramena au sentiment de la vertu et lui apprit à préférer le souvenir de ses premières amours à la volupté présente. Fengo rentra et chercha longtemps son confident, et, comme personne ne l'avait vu, il demanda par plaisanterie à son neveu s'il ne connaissait pas sa trace. Amlethus raconta que cet homme s'était rendu aux lieux, qu'il était tombé dans le fond, s'étant trouvé trop chargé de nourriture, et que, ne pouvant se relever, les porcs l'avaient dévoré. Toute véridique qu'elle fût, cette réponse fut encore considérée comme celle d'un fou par les assistants. Fengo cependant soupçonnait toujours son beau-fils de tromperie, et il aurait voulu le faire disparaître ; mais il n'osait le faire, par égard tant pour le grand-père Roricus, que pour sa propre épouse. Il se servit donc du roi de Bretagne pour le mettre à mort ; en y employant un étranger, il sauvait les apparences ; car il aimait mieux, pour cacher sa férocité, charger du crime un ami, au lieu de le commettre lui-même. En partant, Amlethus recommanda en secret à sa mère de garnir la salle des banquets de tentures solidement tissées, et, quand une année serait écoulée, d'y faire célébrer ses funérailles ; pour cette date, il lui promît aussi son retour. Avec lui partirent deux hommes de la suite de Fengo, qui emportaient une lettre sculptée sur du bois ; car c'était alors le genre usuel d'écriture. Par cette missive, Fengo ordonna au roi de mettre à mort le jeune homme ; mais Amlethus visita leurs cabines pendant leur sommeil, s'empara des tablettes, lut le contenu, eut soin de gratter ce qui y était inscrit, et, en remplaçant les signes, il y mit, en changeant les termes, la condamnation de ses compagnons. Et, non content d'avoir détourné le danger de lui-même, en écartant ainsi la sentence fatale, il y ajouta, au nom de Fengo, une fausse demande de la main de la fille du roi pour le sage jeune homme qu'il lui envoyait. Débarqués en Bretagne, les envoyés se rendirent auprès du roi et lui remirent la lettre qu'ils croyaient l'instrument de la mort d'un autre, tandis qu'elle comportait leur propre perte. Le roi ne laissa rien voir et les reçut avec une hospitalité pleine de politesse. Mais Amlethus montra du dédain pour tous les plats du repas royal, comme si c'était une nourriture vulgaire ; de plus, il s'abstint de boire autant que de manger. Tous furent étonnés de voir que le jeune étranger refusait les mets les plus soignés et le festin luxueux de la table royale, comme si c'était un régal mal choisi. C'est pourquoi, le banquet terminé, le roi, en congédiant ses hôtes pour la nuit, eut soin d'introduire dans leur appartement quelqu'un qui pût écouter leurs entretiens sans être aperçu. Or, Amlethus, interrogé par ses compagnons pourquoi il s'était abstenu du repas de la veille, comme s'il avait été empoisonné, répondit que le pain avait un goût de sang, la boisson une saveur de fer et que les plats de viande sentaient comme les cadavres et faisaient penser aux cimetières. Il ajouta que le roi avait un regard d'esclave et que la reine s'était trois fois conduite comme une servante. Lorsqu'il accablait ainsi des reproches les plus durs non seulement le repas, mais encore ceux qui l'avaient offert, ses compagnons lui reprochèrent l'égarement de son esprit et se moquèrent de son étourderie : il avait tort d'attaquer, par des propos malhonnêtes, un roi illustre et une dame de mœurs distinguées : il avait fort mal répondu à leur franche hospitalité. Le roi, ayant tout appris par son serviteur, fut convaincu que l'auteur de telles paroles n'était pas un mortel ordinaire, mais un sage ou un fou, parce qu'il renfermait ainsi, en peu de mots, une intuition profonde. Il fit donc venir l'intendant qui avait fourni le pain et l'interrogea. Comme celui-ci s'en rapporta au boulanger de la maison royale, ce dernier fut appelé ; le roi lui demanda où la moisson qui produisit la farine avait mûri et s'il n'y avait là aucune trace d'hommes tués. La réponse fut qu'il y avait à cet endroit un champ de bataille rempli de vieux ossements, avec les traces évidentes d'une grande tuerie, et qu'on y avait semé en espérant une excellente récolte, mais sans savoir si le blé pouvait en tirer une saveur désagréable. Ayant entendu cela, le roi comprit qu'Amlethus avait dit vrai et s'informa de la provenance du lard. On lui apprit que les porcs s'étaient échappés un jour par l'incurie du porcheron et qu'ils s'étaient repus du cadavre pourri d'un larron, de sorte que la pourriture de la chair corrompue avait pu les gagner. Trouvant qu'Amlethus avait encore une fois démêlé la vérité, le roi demanda avec quel liquide la boisson avait été fabriquée. Quand il sut que c'était un mélange d'orge et d'eau, il fit creuser le puits ; on trouva au fond plusieurs glaives rongés par la rouille, qui avait dû communiquer à l'eau un goût désagréable. D'autres expliquent ce goût de la boisson par le fait qu'en la tirant on y avait trouvé des abeilles nourries dans l'abdomen d'un mort et que le parfum qu'elles en avaient porté dans leurs gâteaux s'était communiqué au liquide. Lorsque le roi vit que la critique adressée à son festin était fondée, il supposa que son regard faux, également blâmé, pouvait provenir de l'impureté de sa race ; il fit en secret venir sa mère et lui demanda quel était son véritable père. Comme elle répondit qu'elle n'avait eu de commerce qu'avec son roi, son fils la menaça de la question ; il apprit alors qu'il devait ses jours à un esclave, en obtenant ainsi, par la force, l'aveu de sa naissance illégitime. Il s'affligea de ce fait honteux, autant qu'il se réjouit de la sagacité du jeune homme, et il lui demanda pourquoi il avait flétri la reine, en lui reprochant des façons de servante. Or, à force de se plaindre du blâme nocturne que l'étranger avait infligé à son épouse, il sut qu'elle était de naissance servile. Amlethus lui dit qu'il avait remarqué en elle trois fois les manières d'une servante : elle s'était couverte la tête d'une mante ; elle avait relevé sa robe en marchant ; enfin, elle s'était curé les dents avec une baguette et elle avait mâché les restes qu'elle en avait tirés. Le roi se souvenait d'ailleurs que la mère de la reine, ayant été faite prisonnière, était devenue esclave, de sorte que sa fille était de condition servile par ses manières autant que par son origine. Convaincu qu'Amlethus était doué d'un génie pour ainsi dire divin, il lui donna sa fille en mariage. Tout ce que disait Amlethus lui semblait le produit d'une inspiration divine. Mais, afin de satisfaire au désir de son ami, le lendemain il mit à mort les compagnons du prince, en les faisant pendre. Amlethus eut l'air de recevoir comme un outrage les avantages qu'il obtint, de sorte que le roi lui offrit, à titre de compensation, une masse d'or. Cet or, Amlethus le fit fondre et le cacha dans deux bâtons creux. Une année s'étant écoulée, il prit congé et retourna dans son pays, en n'emportant de toutes les richesses royales que les deux bâtons remplis d'or. Arrivé en Jutland, il reprit ses anciennes apparences de malpropreté à la place de son état des derniers temps et revint à ses façons ridicules, desquelles il avait fait si bon usage. Lorsqu'il entra ainsi, couvert de haillons, dans la salle où se tenait le banquet de ses funérailles, il jeta tous les convives dans une extrême consternation, la renommée ayant faussement répandu le bruit de sa mort. Mais enfin la frayeur fit place au rire des assistants, qui se montraient les uns aux autres, en plaisantant, celui dont on portait ainsi le deuil. Interrogé sur ses compagnons, il présenta comme tels les deux bâtons. Voici l’un, dit-il, et voilà l'autre. On ne saurait dire ce qui l'emportait dans ces paroles, la vérité ou la dérision. Car bien que cette réponse semblât insensée à la plupart, elle ne s'écartait pourtant pas des faits, puisqu'il montrait à la place des hommes l'indemnité qu'il avait reçue pour eux. Il se joignit alors aux échansons et, pour augmenter la gaieté des convives, il leur servit à boire avec soin. Comme l'ampleur de ses vêtements le gênait en marchant, il se ceignit d'une épée, la fit sortir du fourreau à dessein et se blessa les doigts du tranchant. C'est pourquoi ceux qui étaient proches fixèrent la lame dans la gaine au moyen d'un clou. Afin d'arriver plus sûrement à ses fins, Amlethus chargea de rasades réitérées les coupes de la noblesse invitée ; ils furent tous vaincus par le vin et, ne pouvant plus marcher, ils s'abandonnèrent au repos dans la salle royale, qui leur servit ainsi de couche après le banquet. Les voyant dès lors tombés dans son piège et pensant que l'occasion d'exécuter son dessein était bonne, Amlethus tira de leur cachette les bâtons autrefois préparés et rentra dans l'édifice, où les Grands se roulaient pêle-mêle par terre, vaincus par le sommeil et l'ivresse ; ensuite, il fit descendre de force, en arrachant les tringles, les tentures placées par sa mère, qui couvraient à l'intérieur les parois de la salle ; il les jeta sur les dormeurs et les fixa par des nœuds inextricables à l'aide de ses pieux à crochets, tellement qu'aucun de ceux qui se trouvaient en dessous ne put se redresser, même en employant toute sa force. Ensuite il mit le feu à la maison et un incendie, rapidement développé, embrasa bientôt tout l'édifice et brûla tous les convives pendant qu'ils restaient plongés dans le sommeil ou essayaient en vain de se relever. Ensuite Amlethus se dirigea vers la chambre de Fengo, qui y avait été mis au lit auparavant par les gens de sa suite, s'empara de son épée, suspendue par hasard auprès de sa couche, et mit la sienne à sa place. Alors il réveilla son oncle et lui apprit que ses Grands avaient péri dans le feu. Voici Amlethus, lui dit-il, fort du secours de ses crochets d'autrefois et avide d'exiger la peine due pour le meurtre de son père. A ces paroles, Fengo sauta de son lit, et pendant qu'il essaie en vain, et à défaut de la sienne, de faire sortir du fourreau l'épée étrangère, il est tué. Tel fut cet homme vaillant et digne d'éloges éternelles qui, en se défendant prudemment par une folie simulée, couvrit d'une feinte démence son intelligence, supérieure au génie humain ; ainsi il garantit non seulement sa propre vie contre les astuces, mais il réussit encore à tirer une vengeance admirablement préparée du meurtre de son père. Défenseur intelligent de soi-même, vengeur énergique de son sang, que faut-il admirer le plus en lui, le courage ou la sagesse ? Le troisième livre est achevé ; le quatrième commence. [4,0] LIVRE IV. [4,1] Ayant accompli sa vengeance, Amlethus, craignant de soumettre son exploit au jugement incertain de la multitude, trouva bon de rester sur la réserve et d'attendre pour voir de quel côté se tournerait la foule douée de peu de jugement. Les gens du voisinage qui avaient aperçu l'incendie nocturne accoururent de bonne heure pour en apprendre la cause, et trouvèrent la demeure royale réduite en cendres ; ayant examiné les ruines encore chaudes, ils ne découvrirent que les restes informes des corps brûlés. La flamme avide avait tout dévoré, et il ne restait aucune trace qui aurait pu faire deviner la cause d'un pareil désastre. On aperçut aussi le corps de Fengo, abattu par le fer, entre les dépouilles sanglantes. Quelques-uns furent indignés, d'autres tristes, d'autres encore ressentirent une certaine joie secrète. Ceux-ci déplorèrent la mort du chef, ceux-là se félicitèrent de la fin du tyran parricide ; en un mot, la mort violente du roi causa des émotions diverses parmi les assistants. L'attitude calme du peuple donna à Amlethus l'assurance de sortir de sa cachette, et ayant réuni d'abord quelques-uns qui, à sa connaissance, lui avaient gardé bon souvenir, il convoqua une assemblée à laquelle il adressa les paroles suivantes : « Il ne faut pas vous émouvoir de la calamité qui a frappé vos chefs ; car vous restez émus de la destinée malheureuse d'Horwendillus, vous respectez la loyauté envers un roi et la piété envers un père. Ce n'est pas le trépas d'un prince, mais d'un parricide, qui s'offre ici à vos yeux. Bien plus misérable était l'aspect du roi lui-même, égorgé par le plus atroce des scélérats ; car on ne peut lui accorder le nom d'un frère. Vous avez vu les membres sanglants d'Horwendillus ; vos yeux mouillés de larmes ont regardé son corps percé de nombreuses blessures. Et ce bourreau abominable — qui en doute ? — a agi ainsi pour dépouiller le pays de sa liberté, de sorte que d'un coup il le poussa, lui dans la mort, vous dans l'esclavage. Qui serait assez insensé pour préférer la cruauté de Fengo au bon souvenir d'Horwendillus ? Rappelez-vous avec quel amour mon père a eu soin de vous, comme il a respecté vos droits, quelle fut sa bonté envers vous. Songez à la perte du plus doux des maîtres, du plus juste des pères, remplacé par un tyran, écarté par un assassin ; songez à vos droits méconnus et violés, à votre pays souillé de crimes, au joug imposé à vos épaules, à votre liberté anéantie. Mais en voici la fin ; le coupable est écrasé sous le poids de ses crimes, le parricide est châtié de ses forfaits. Quel homme un peu sage préférerait le tort à un bienfait ? Quel esprit maître de lui-même regretterait de voir le sang retomber sur celui qui l'a versé ? Qui pleurerait la ruine du plus sanguinaire des bourreaux ? Qui se lamenterait de la chute du plus cruel des tyrans ? Et moi, que vous voyez devant vous, je suis l'auteur de ce qui a eu lieu. Je déclare avoir vengé mon père et mon pays. Seul, j'ai accompli ce que nous aurions dû faire ensemble. Je n'ai eu personne pour me secourir dans un pareil exploit ; personne ne m'a aidé à l'achever. Je n'ignore cependant pas que vous m'auriez prêté la main, si j'avais réclamé votre secours au nom de la loyauté due à votre prince légitime. Mais il m'a plu de punir les scélérats sans vous exposer ; je n'ai pas voulu charger vos épaules de ce fardeau, pensant que les miennes suffiraient à le porter. J'ai brûlé les autres ; je ne vous ai laissé que le corps mutilé de Fengo, afin qu'en le détruisant par le feu, vous puissiez exercer sur lui votre juste vengeance. Accourez, construisez le bûcher, brûlez ce corps maudit, livrez aux flammes ces membres coupables, répandez les cendres du scélérat, jetez aux vents ces restes cruels ; qu'aucune urne, qu'aucune tombe ne renferme les restes impies de ses ossements ! Qu'il ne reste aucune trace du parricide ; que ces membres flétris ne trouvent aucune place sur cette terre ; qu'aucun lieu ne soit menacé de leur contagion ; que ni la mer, ni la terre ne soient souillées en donnant un refuge à ce corps abject. Tout le reste, je l'ai fait ; vous n'avez plus qu'à accomplir ce dernier devoir de piété. Voici donc les funérailles méritées par le tyran, et c'est ainsi qu'on doit porter le deuil du parricide. Car il ne faut pas que le pays abrite les cendres de celui qui l'a privé de sa liberté. Enfin, pourquoi vous rappellerais-je les souffrances que j'ai endurées, mes propres misères et ces infortunes que vous connaissez mieux que moi-même ? J'ai passé des années dans les pleurs, menacé de la mort par mon beau-père, méprisé par ma mère, conspué par mes amis ; j'ai passé mes journées dans le malheur. Toute ma vie ne fut qu'une série de dangers et d'alarmes. En un mot, je suis resté plongé dans une affreuse calamité. Souvent, dans vos plaintes secrètes, vous avez regretté ma folie, qui empêchait la vengeance du parricide ; j'y voyais un témoignage clandestin de votre sympathie, prouvant que le pieux souvenir de la perte honteuse de votre roi ne s'était pas effacé de vos cœurs. Qui aurait eu l'âme assez endurcie, le cœur assez rocheux, pour ne pas être saisi de pitié devant le spectacle de mes souffrances, ni ému de mes malheurs ? Vous, dont les mains ne sont pas souillées du sang d'Horwendillus, ayez de la compassion pour le sort de celui qui a grandi parmi vous ; laissez-vous toucher par mes infortunes ! Ayez aussi pitié de ma mère affligée, de votre reine légitime d'autrefois, qui est délivrée aujourd'hui de la double honte d'embrasser le frère et le meurtrier de son époux, fardeau trop pesant pour ses faibles épaules de femme. Voilà les circonstances qui m'ont forcé, méditant ma vengeance, de dégrader mon intelligence, de me donner les airs d'un imbécile ; c'est pourquoi j'ai caché la lueur de mon esprit et simulé la folie. Maintenant, examinez si ces moyens ont été efficaces et si je suis arrivé à mes fins ; je suis heureux de vous avoir pour juges de mon entreprise. Maintenant, foulez aux pieds les restes du parricide, ragez contre les cendres de celui qui a souillé l'épouse de son frère égorgé, qui a osé tous les crimes, causé tant de désastres, porté la main d'un félon sur son souverain légitime, introduit chez vous la tyrannie la plus odieuse, ravi votre liberté et couronné d'inceste le parricide. Maintenant, accordez-moi votre protection, à moi qui suis le ministre de la vengeance et l'exécuteur d'un châtiment mérité ; rendez-moi mes droits, prêtez-moi votre appui. J'ai effacé la honte du pays, j'ai détruit l'infamie de ma mère, j'ai écarté l'oppression, j'ai jugé le parricide, j'ai évité les ruses meurtrières de mon oncle en les retournant contre lui, ces embûches qui n'auraient pas pris fin s'il existait encore. Je souffrais des torts faits à mon pays et à mon père ; j'ai anéanti celui qui étendait sur vous un sceptre de fer et exerçait plus d'autorité qu'il n'en convient aux hommes. Reconnaissez ces bienfaits et le génie qui m'a inspiré, accordez-moi le suprême pouvoir, si je l'ai mérité ; recevez-moi parmi vous comme l'auteur d'un don pareil, comme le successeur de mon père qui arrive, non pas souillé d'un sang généreux, mais comme l'héritier légitime du trône, comme le vengeur loyal du crime commis contre mon père. Vous me devez le bienfait de votre liberté reconquise, de votre chaîne rompue, de votre joug brisé, d'un règne honteux anéanti, d'un pouvoir tyrannique éteint. Je vous ai délivrés de l'esclavage, je vous ai rendus à vous-mêmes, je vous ai restitué votre rang et sauvé votre gloire, j'ai enlevé le tyran, j'ai triomphé du bourreau. Vous tenez le prix ; vous connaissez mon mérite ; mon titre à la récompense, c'est ma valeur. » Ce discours du jeune homme gagna tous les cœurs et il toucha même quelques-uns jusqu'aux larmes. Cette douleur apaisée, il fut salué roi par une acclamation générale ; car ils plaçaient tous un grand espoir dans ses talents, puisqu'il avait couvert d'un épais voile toute son entreprise, heureusement terminée par une énergie sans exemple. En effet, plus d'un l'admirera pour avoir enveloppé de mystère son dessein pendant si longtemps. Après avoir terminé ses exploits chez les Danois, Amlethus repartit pour la Bretagne avec trois vaisseaux somptueusement équipés, pour revoir son beau-père et sa femme. Il emmenait à sa suite la fleur de la jeunesse, bien exercée aux armes et distinguée de toute manière ; car si autrefois il avait des apparences misérables, maintenant il affectait la pompe et la magnificence, et, voué auparavant à la pauvreté, dès lors il sacrifia à l'élégance et à la richesse. De plus, il fit dépeindre tous ses exploits sur son bouclier, où l'on pouvait voir, figuré par d'excellentes images, tout ce qui lui était arrivé depuis sa plus tendre jeunesse, dans une sorte d'aperçu glorieux, portant témoignage de ses souffrances et de sa valeur. Sur ce bouclier, on voyait Horwendillus assassiné, Fengo, le parricide incestueux, l'oncle trempé dans le crime, le neveu couvert de dérision, les pieux et leurs crochets, les soupçons du beau-père, la dissimulation du beau-fils, les différents genres d'épreuves, la femme employée au piège, le loup à la gueule menaçante, le gouvernail trouvé sur la plage, l'entrée dans la forêt, le taon chargé d'un brin de paille, le jeune homme averti de la ruse insidieuse et le commerce avec la jeune fille à distance des hommes de la suite. On y voyait aussi la demeure royale, le fils en tête à tête avec la reine, l'espion égorgé, bouilli, jeté dans le cloaque et abandonné aux porcs, dont les brutes féroces font un repas. On y voyait de plus Amlethus surprenant le secret des messagers endormis, effaçant les caractères, les remplaçant par d'autres signes, dédaignant le repas, refusant la boisson, examinant le regard du roi et remarquant les mauvaises façons de la reine. On y voyait les envoyés pendus et les noces du jeune prince, son retour en Danemark, les bâtons exhibés en guise des compagnons, dont on lui demande des nouvelles, le jeune homme faisant l’échanson, le fer qu'il fait sortir du fourreau, les doigts coupés, la lame fixée par une cheville, l'augmentation de la gaieté, le tumulte de la fête, la tenture jetée sur les dormeurs et attachée par les nœuds et les crochets, le tison mis à l'édifice, les convives brûlés, le palais dévoré par les flammes, Amlethus approchant de la couche de Fengo, enlevant son glaive et le remplaçant par le sien rendu inutile ; enfin, le roi succombant sous les coups de sa propre épée, que dirige la main de son beau-fils. Un artiste ingénieux avait figuré tous ces faits avec un art exquis sur son bouclier de combat, en imitant le récit par le dessin et achevant l'œuvre par la nuance des couleurs. Les compagnons du jeune roi, afin de mieux paraître quand il fallait se montrer, se servaient aussi de boucliers avec des ornements d'or. Le roi de Bretagne les reçut avec pompe et bienveillance ; mais lorsque, pendant le banquet, il demanda avec intérêt, à Amlethus, si Fengo vivait en bonne fortune, il apprit par son gendre que celui dont le salut le préoccupait avait péri par le fer. Poursuivant avec ardeur ses interrogations, il sut qu'Amlethus était l'auteur aussi bien que le messager de la mort de Fengo. A cette nouvelle, son âme fut glacée d'un effroi secret, car autrefois il lui avait juré de le venger. Ils étaient convenus entre eux que celui qui survivrait à l'autre, tirerait vengeance de sa mort. Ainsi le roi se sentait entraîné, d'un côté, vers sa fille, par le devoir naturel, vers son gendre, par l'affection ; de l'autre côté, vers son ami, par la pitié et l'obligation d'un serment et leur promesse mutuelle qu'il ne pouvait négliger sans offense. Enfin, la foi jurée l'emporta chez lui sur les liens du sang, et l'obligation religieuse qui le poussait à la vengeance de son ami passa avant l'alliance du parent. Mais, reconnaissant un grand crime dans la violation des lois de l'hospitalité, il aima mieux faire exécuter l'acte de vengeance par une main étrangère, en mettant des apparences innocentes devant son forfait restant secret. Il cacha donc son piège sous les bons offices et couvrit son dessein de nuire sous des airs faux de bienveillance. Et comme sa reine était récemment morte de maladie, il chargea Amlethus d'une mission en vue d'un nouveau mariage, en lui déclarant qu'il le choisissait à cause de l'adresse particulière dont il avait fait preuve. Il lui expliqua qu'en Ecosse régnait une femme dont il désirait vivement l'alliance ; car il savait qu'elle refusait le mariage, non seulement par pudeur, mais encore qu'elle le haïssait par hauteur de caractère, de sorte qu'elle faisait périr ceux qui venaient la demander et que pas un seul de ses nombreux prétendants n'avaient échappé au supplice. Amlethus partit néanmoins pour cette mission dangereuse, comptant en partie sur sa propre suite, en partie sur les gens du roi. Arrivé en Ecosse et à peu de distance de la résidence royale, il se rendit dans un pré voisin de la route, pour laisser les chevaux se reposer, et comme dans cet endroit charmant le murmure d'un ruisseau l'invitait à un repos agréable, il plaça des postes pour garder son camp. La reine, ayant appris son arrivée, envoya en reconnaissance dix jeunes gens qui devaient lui rendre compte de l'apparence des étrangers. Parmi eux, il y en avait un plus adroit que les autres qui, en trompant les sentinelles, approcha d'Amlethus qui dormait, ayant la tête appuyée contre son bouclier. Il l'enleva avec une telle douceur qu'il ne troubla ni le repos du prince, ni le sommeil d'aucun des hommes de l'expédition, et le rapporta à sa maîtresse comme preuve non seulement de son message, mais encore parce qu'on pouvait y voir quel était celui qui arrivait. Avec la même adresse il enleva aussi la lettre (du roi de Bretagne) de l'endroit où elle était gardée. La reine, ayant reçu le tout, examina le bouclier, en comprit toute la signification à l'aide des notes qui accompagnaient les images, et sut ainsi qu'elle allait voir celui qui, fort d'une intelligence suprême, avait châtié son oncle du meurtre de son père. Après avoir parcouru aussi les tablettes par lesquelles elle était demandée en mariage, elle en effaça tous les caractères, car elle avait horreur d'une alliance avec un vieillard et désirait celle d'un jeune homme. Elle y inscrivit donc une missive, censée venir du roi de Bretagne et signée de son nom, dans laquelle elle était demandée pour le porteur. Elle eut soin aussi de mentionner dans son écrit les faits qu'elle avait lus sur le bouclier, de sorte que la lettre semblait confirmer le bouclier et le bouclier la lettre. Ensuite elle ordonna à ceux qu'elle avait envoyés en reconnaissance de rapporter le bouclier et les tablettes à leurs places, en employant ainsi envers Amlethus la même ruse dont il avait fait usage pour tromper ses compagnons. Pendant ce temps-là, Amlethus s'était aperçu du vol du bouclier et tenait les yeux fermés à dessein, en ayant l'air de dormir ; et, en effet, ce qu'il avait perdu pendant son sommeil réel, il le recouvra pendant son sommeil feint ; car il s'attendait d'autant plus à une nouvelle ruse de la part de celui qui l'avait surpris, que la première lui avait si bien réussi. Son attente d'ailleurs ne le trompa point ; car il se leva subitement à l'approche clandestine de l'espion qui allait remettre à leurs places le bouclier et les tablettes, le saisit et le jeta dans les fers. Ensuite, il réveilla ses compagnons et se dirigea vers le palais de la reine. L'ayant saluée au nom de son beau-père, il lui tendit les tablettes, couvertes de son sceau. Hermethruda — c'était le nom de la reine — les ayant reçues et parcourues, approuva les exploits ingénieux d'Amlethus par des paroles gracieuses ; elle ajouta que Fengo avait enduré un châtiment mérité, qu'Amlethus lui-même avait mené ses affaires avec une pénétration supérieure à celle du commun des mortels, ayant achevé non seulement avec la plus rare adresse son œuvre de vengeance sur un assassin incestueux, mais en s'emparant aussi, par des voies légales, de l'empire de celui qui lui avait tendu de nombreux pièges. C'est pourquoi elle s'étonnait de ce qu'un homme doué d'un génie pareil, ait pu commettre la sottise de se marier comme il l'avait fait, en acceptant, lui qui dépassait le niveau ordinaire des hommes, une alliance ignoble et obscure. Son épouse était issue d'esclaves, bien que la fortune les eût exaltés par les honneurs de la royauté. Cependant un homme sage ne devait pas rechercher dans son mariage l'éclat extérieur ; mais, en allant choisir, il fallait faire attention à une noble race et à une lignée illustre, sans se laisser captiver par les attraits de la beauté, qui ne servent qu'à irriter et à contenter les sens et se perdent facilement Mais, dit-elle, il existe une femme à laquelle tu peux t'associer, en vertu de sa noblesse égale à la tienne, qui convient à tes embrassements par sa haute position comme par son sang illustre, qui est aussi incomparable pour ses trésors que pour sa descendance royale. Elle lui fit observer qu'elle était reine et même roi, autant que son sexe le lui permettait ; qu'en tout cas, celui qu'elle jugerait digne de partager sa couche deviendrait roi et monterait sur le trône ; qu'un sceptre convenait à son alliance et son alliance à un sceptre ; et qu'une offre pareille n'était pas peu de chose de la part de celle qui avait coutume de faire répondre le glaive à ceux qui aspiraient à sa main. Ce fut ainsi qu'elle l'exhorta à tourner vers elle son désir de plaire, de diriger vers elle ses vœux de mariage et d'apprendre à préférer la race à la beauté. Après avoir parlé ainsi, elle se jeta dans ses bras. Enchanté des paroles de la jeune beauté, il répondit à ses caresses, se laissa aller à ses embrassements et témoigna son contentement de ses désirs. Un banquet fut préparé, les amis furent appelés, les chefs convoqués, les noces célébrées. Ensuite, Amlethus, accompagné de sa jeune femme et d'une troupe choisie d'Écossais qui pouvait le défendre contre les embûches, retourna en Bretagne. La fille du roi qu'il avait épousée vint au-devant de lui ; et, tout en déplorant l'injure qu'il lui avait faite en lui préférant une concubine, elle trouva injuste de laisser à sa jalousie le pas sur son devoir matrimonial ; elle ne se sentait pas assez éloignée de lui pour se taire sur le piège qui le menaçait, afin qu'il pût se servir de son avis pour se préserver contre un danger voisin. « Elle portait, lui dit-elle, un gage de leur alliance dans son enfant, et c'était là une raison suffisante pour justifier les égards qu'elle avait pour lui. Amlethus, dit-elle, avait haï le débaucheur de sa mère ; moi, j'aimerai l'amante de mon mari ; aucune angoisse ne calmera, aucune envie n'éteindra l'ardeur dont je brûle pour vous ; il faut que je vous découvre les desseins qui se trament contre votre personne, que je vous informe des embûches qui menacent votre vie. Mettez-vous donc en garde contre votre beau-père, puisque vous avez pris pour vous, par une ingénieuse substitution, tous les fruits de sa mission. » Par ces paroles, elle se montra plus dévouée à ses devoirs d'épouse que de fille. Cependant le roi de Bretagne survint et, ayant serré son gendre étroitement dans ses bras, il l'invita à un banquet, en cachant ainsi les projets qu'il nourrissait sous des apparences d'amitié. Averti de la tromperie, Amlethus dissimula également emmenant deux cents chevaliers avec lui et portant une cuirasse sous ses vêtements, il suivit son hôte ; car il aimait mieux affronter le danger à l'aide de la ruse, que l'éviter honteusement, tellement il croyait devoir employer la droiture en toute chose. Lorsqu'il approcha à cheval, le roi l'attaqua sous la porte ouverte à deux battants et l'aurait percé de sa lance, si la résistance de la cotte de maille cachée n'avait arrêté le fer. Ayant reçu une blessure légère, Amlethus se retira vers l'endroit où il avait laissé la jeunesse écossaise avec l'ordre d'attendre ; ensuite il envoya au roi l'espion de sa nouvelle épouse qu'il avait fait prisonnier et qui devait l'excuser, par les ordres d'Hermethruda, qui avait fait enlever furtivement les tablettes destinées à sa maîtresse ; car c'est ainsi qu'Amlethus comptait faire pardonner sa trahison. Cependant le roi ne tarda pas à le suivre dans sa fuite et détruisit la plus grande partie de ses forces. Une lutte suprême devait avoir lieu le lendemain. Amlethus, désespérant de la possibilité de résister, fit alors semblant d'augmenter le nombre de ses hommes en redressant ses morts, dont il soutenait les corps en partie par des pieux, en partie en les appuyant contre les rochers voisins ; d'autres encore, il les remit sur leurs chevaux, n'ayant rien enlevé de leurs armes, comme s'ils étaient disposés sérieusement en vue d'une bataille rangée. Aussi la ligne des morts n'était-elle pas moins nombreuse que le noyau des vivants. Ce fut un spectacle étonnant que de voir les morts entraînés au combat et les défunts portés à la lutte. Cet expédient réussit bien à son inventeur ; car les simulacres offrirent, sous les rayons éclatants du soleil, l'apparence d'une force considérable. Ainsi les vaines images des morts remplaçaient l'ancien nombre des soldats, et on aurait dit que le carnage de la veille n'avait aucunement diminué leur effectif. Effrayés par ce spectacle, les Bretons se mirent en fuite au lieu de combattre, vaincus par les morts qu'ils avaient eux-mêmes privés de la vie. Y eut-il plus de ruse ou plus de chance dans cette victoire ? Essayant de s'échapper, le roi fut tué par les Danois, qui le poursuivaient. Vainqueur et chargé d'un immense butin qu'il fit en Bretagne. Amlethus, dès lors, regagna son pays, accompagné de ses deux épouses. [4,2] En attendant, Roricus était mort et Vigletus lui avait succédé. Il avait dépouillé de tous ses trésors royaux la mère d'Amlethus, en la tourmentant par toutes sortes de prétentions et en se plaignant de ce que Amlethus s'était emparé du trône de Jutland, dont le roi Lethréen seul avait le droit de disposer. Dans ces circonstances, Amlethus fit preuve d'une extrême modération, en offrant à Vigletus la partie la plus riche de son butin, de sorte que son grief semblait compensé par ces dons. Néanmoins Vigletus l'attaqua plus tard, sous prétexte de vengeance, et triompha de lui dans la guerre en devenant ainsi d'un ennemi secret un ennemi ouvert. II poussa dans l'exil Fiallerus, préfet de Scanie, qui se retira, à ce qu'on raconte, dans un lieu inconnu à nos peuples qu'on appelle Undensakre. Lorsqu’Amlethus fut ensuite provoqué au combat par Vigletus, soutenu maintenant par les forces de la Scanie et de Seeland, il fut plongé dans le doute, ne sachant s'il devait se couvrir de honte ou bien affronter le péril. Car il savait qu'il jouait sa vie, s'il résistait, ou qu'il encourrait l'infamie du fuyard, s'il s'échappait. Réflexion faite, le désir de sauver son honneur l'emporta dans son âme, et son amour extrême de la gloire le porta à risquer la défaite afin que l'éclat réel de sa renommée ne fût flétri par un essai mesquin d'éviter sa destinée, car il savait qu'entre une vie ignoble et une mort glorieuse il y a toute la distance qui sépare la dignité du mépris. D'ailleurs, il était tellement épris d'Hermethruda, que la perspective de son veuvage lui causa plus de soucis que celle de sa propre mort, et il eut soin de songer au moyen de lui préparer un second mariage ayant d'entreprendre la guerre. C'est pourquoi Hermethruda lui fit la promesse généreuse de le suivre jusque sur le champ de bataille ; elle lui déclara même que la femme qui refuserait de partager la mort de son mari était méprisable. Mais elle ne fut guère fidèle à ces paroles suprêmes ; car Amlethus ayant été vaincu et tué par Vigletus près de Jutia, elle devint le prix et l'amante du vainqueur. C'est ainsi que la fortune détruit tous les serments féminins ; la suite des temps les efface et les coups du sort changent la foi de leurs âmes portées vers la volupté. Autant que la femme aime à promettre, autant elle est disposée à ne pas tenir ; les divers attraits du bien-être la séduisent, et elle ne demande que du nouveau en oubliant le passé ; essoufflée et dépourvue de réflexion, elle court à la satisfaction de ses appétits. Telle fut la fin d'Amlethus, dont la gloire aurait égalé celle des Dieux et éclipsé les exploits d'Hercule, si la fortune l'avait favorisé en proportion de son génie. Près de Jutia, il y a encore un champ qui se glorifie de son nom et de la possession de sa tombe. Vigletus mourut de maladie après un règne long et paisible. ...