[2,0] PRÉFACE. L' Hélicon est délivré: rentrez, ô Muses, rentrez dans son enceinte: vous pouvez désormais y reprendre vos choeurs. Dans les champs aoniens, la trompette ennemie ne trouble plus les accords par de sinistres mugissements et toi, qui voit Delphes rassurée et ses alarmes bannies, dieu de Délos, couronne de guirlandes ton vengeur. Il n'est plus de Barbare qui, d'une bouche impure, profane les sources de Castalie et leurs eaux fatidiques. Le sang a rougi l'Alphée et porte, à travers les mers de la Sicile, la trace de nos combats. Aréthuse, malgré son éloignement, a connu nos triomphes et le sang, témoin fidèle, lui a transmis la défaite de l'ennemi. (13) Que le calme, ô Stilicon, succède à tes immenses travaux, et permets à ma lyre de distraire un instant ton esprit; ne rougis pas de suspendre un instant tes longues fatigues, et de sacrifier ce court délai aux concerts des Muses. Mars, après le combat, l'indomptable Mars étend, dit-on, sur les neiges de la Thrace, ses membres épuisés, laisse tomber sa lance, et, s'oubliant lui-même, et devenu plus doux, prête une oreille attendrie aux accords des neuf soeurs. [2,1] LIVRE DEUXIÈME. (1) A peine Théodose a soumis les Alpes et préservé l'Hespérie, le ciel l'accueille au séjour des âmes vertueuses, et reçoit de cet astre nouveau, un plus brillant éclat. C'est à toi, ô Stilicon, que Rome alors remet le soin de sa puissance et le timon des affaires; à toi, qu'elle confie la couronne de deux frères et l'armée de deux empires. (7) Rufin, car ses crimes ne lui permettent pas le repos, et sa bouche, abreuvée de sang, en est sans cesse altérée, Rufin entreprend de rallumer les torches de la guerre, et d'immoler la paix à ses fureurs accoutumées. "Comment", se dit-il à lui-même, "conserver ce frêle espoir de vie, et conjurer l'orage déchaîné contre moi? Je suis en butte, ici, à la haine, là, aux armes des soldats. Que ferai-je? Privé du bras des guerriers et de la faveur du prince, d'inévitables dangers m'environnent, et je vois briser sur ma tête des glaives menaçants; il ne me reste qu'à plonger l'empire en de nouveaux désastres, et faire partager ma ruine à des peuples innocents. Il est doux de mourir sur les débris du monde. La perte générale adoucira ma mort: non, l'effroi ne m'arrachera pas le pouvoir : ce n'est qu'avec sa vie qu'il faut l'abandonner". (22) A ces mots, tel que le dieu des vents, quand il leur lâche les rênes, Rufin lance les Barbares sur l'empire, abat devant eux les obstacles, ouvre la carrière des combats ; et, pour qu'aucune contrée n'en soit garantie, ordonnateur des désastres, il les distribue a l'univers. Les uns s'élancent sur le dos glacé de l'Ister furieux, et, sous le poids des chars fendent les ondes qu'a fatiguées la rame: les autres, conduits par des routes inconnues, a travers les portes caspiennes et les neiges de l'Arménie, envahissent les trésors de l'Orient. Déjà fument les champs de la Cappadoce, et l'Argée, fécond en rapides coursiers; déjà le sang rougit l'Halys profond ; un mont escarpé ne rassure pas la Cilicie; la Syrie voit ravager ses plaines fertiles, et, théâtre accoutumé des danses et des chants d'un peuple voluptueux, l'Oronte pacifique gémit sous les pieds des chevaux ennemis. (36) L'Asie est dans les pleurs; l'Europe, jusqu'aux frontières de la montagneuse Dalmatie, est le jouet et la proie des hordes barbares; et, des bords de l'orageux Euxin à ceux des ondes Adriatiques, la terre, sans troupeaux et sans cultivateurs, ressemble a la brûlante Libye, toujours dévorée par la chaleur, toujours rebelle à la culture. La flamme embrase les champs de la Thessalie ; la flûte des bergers rend le Pélion au silence; l'incendie dévore les moissons de l'Emathie; le sol de la Pannonie, les remparts de la Thrace et les campagnes de la Mysie, n'offrent que désolation. Mais ces ravages n'arrachent plus de pleurs; l'invasion semble une marche triomphale, et la campagne un théâtre ouvert aux désastres : déjà l'habitude étouffe le sentiment de ces malheurs. (49) Hélas! que le destin détruit vite ce qui est grand ! Un empire, conquis par tant de sang, que tant de sang avait conservé, un empire créé par les fatigues de mille héros, et réuni, depuis tant d'années, par la valeur romaine, un lâche, un traître, le renverse en un moment. (54) La cité même qui, nommée la rivale de Rome, regarde les sables de Chalcédoine, ce n'est plus un guerre lointaine qu'elle redoute, c'est à ses portes que les torches luisent, que résonne la trompette martiale, que les traits volent sur les palais. Des habitants, les uns vigilantes sentinelles, gardent les remparts; les autres, d'une chaîne de vaisseaux, s'empressent de fermer le port. (61) Rufin, cependant, au sein de la ville assiégée, triomphe, et, souriant aux communes disgrâces, considère, des sommets d'une tour, l'affreux spectacle que présente la plaine rapprochée: des mères, chargées de fers; des infortunés, ici, précipités demi-morts dans les ondes voisines, là, dans leur fuite, atteints et renversés par un trait imprévu; plus loin, expirant aux portes de la cité, le vieillard même immolé malgré ses cheveux blancs, et le sein de la mère inondé du sang de son enfant. A l'excès de sa joie, au rire qui anime son visage, il ne se mêle qu'un regret, c'est de ne pas lui-même porter les coups. A la vue de l'incendie immense qu'ont allumé ses ordres, enivré du succès de son crime, Rufin avoue les droits des barbares sur son coeur; il se vante même qu'il a seul l'accès de leur camp et peut seul obtenir de secrètes entrevues, quand il a, négociateur perfide, quitté la ville. Entouré de complices, il traîne, sujet superbe, attachées à ses drapeaux, des troupes de clients armés. Lui, au milieu d'eux, pour n'abjurer en rien la barbarie, il agrafe sur son sein une fourrure fauve, et, fidèle imitateur, il adopte le frein barbare, le pesant carquois, l'arc sonore, et par son extérieur, trahit ses sentiments. De la chaise curule et du siège de la justice, il ne rougît pas de descendre à copier les modes hideuses et le vêtement du Gète, et les lois, condamnées dépouiller la toge romaine, gémissent sous les fers d'un juge chargé de peaux barbares. (86) Quel deuil alors sur les front, quels murmures au fond des coeurs! car le peuple infortuné n'ose soulager sa douleur par des entretiens ou par des larmes. "Combien de temps", se dit-il à lui-même, "nous faudra-t-il porter ce joug funeste? Quel sera le terme de nus maux? Qui pourra nous soustraire à la tempête ou essuyer nos larmes? Nous, que désolent à la fois le barbare et Rufin, nous, que repoussent également la terre et la mer, nous trouvons dans nos campagnes un fléau menaçant; sous nos toits règne encore une terreur plus profonde. Secours, ô Stilicon, secours enfin la patrie chancelante. Ici sont et les objets de ta tendresse et ta famille; ici t'a souri le présage d'un heureux hymenée; ici encore le palais en a pour toi allumé le fortuné flambeau. Viens, même seul, tu combleras notre espoir. Ta présence ralentira les combats et enchaînera la fureur de ce monstre insatiable". (100) Ainsi la discorde déchaîne sur l'Orient ses orages. A peine le Zéphir commence à adoucir l'hiver et à fondre les neiges entassées sur la tête des montagnes que, voyant alors l'Italie entière goûter une paix profonde, Stilicon a levé ses camps, et formant des fils de la Gaule et de ceux de l'Orient des corps sépares, il s'avance vers le berceau du jour. Jamais les mêmes drapeaux ne réunirent des guerriers si nombreux et si différents de langage. (108) D'un côté paraissent les Arméniens, à la chevelure repliée en boucles, à la robe de la couleur de l'herbe, rassemblée par un noeud. De l'autre paraissent avec leurs cheveux blonds, les valeureux Gaulois, ceux que baignent le Rhône impétueux, et l'Arar moins rapide, ceux que le Rhin éprouve à leur naissance, ceux encore que la Garonne arrose, la Garonne qui, repoussée par le flux de l'océan, rebrousse rapidement vers sa source. Le même esprit les anime : l'oubli des ressentiments efflace la haine du vaincu et l'orgueil du vainqueur. L'orage n'est pas encore calmé, le son des trompettes suspendu, la fureur des combats éteinte; tous les coeurs cependant secondent les projets du héros. Telle l'armée rassemblée de cent climats divers sur les pas de Xerxès tarissait les fleuves à son passage, obscurcissait de ses traits l'astre du jour; quand sur ses flottes elle voguait au milieu des rochers, et foulait, à pied sec, la mer recouverte d'un pont. (124) Stilicon franchit à peine les Alpes, que, cessant d'errer au hasard, et glacés de son approche, les Barbares se réunissent dans une plaine, et renferment dans une vaste enceinte la pâture des coursiers, puis creusent un double fossé qu'ils hérissent, insurmontable rempart, d'un double rang de pieux, et forment de leurs chars un mur que recouvrent des peaux encore sanglantes. (130) Cependant, malgré la distance, l'horreur glace déjà Rufin. Une affreuse pâleur, un froid mortel décolorent son visage ; il balance, incertain s'il doit prendre la fuite, demander humblement un pardon, ou se jeter avec confiance dans les bras des Barhares. Que lui servent aujourd'hui ces richesses, ces amas d'or, ces palais appuyés sur des colonnes de porphyre et ces édifices élevés jusqu'aux astres? Rufin apprend la marche du héros, compte les moments, et mesure sa vie sur la distance où est l'ennemi. L'idée d'une paix prochaine fait son supplice : inaccessible au sommeil, souvent il s'arrache à sa couche : la crainte du châtiment le lui fait déjà subir. (141) Mais sa fureur renaît: avec elle renaît en lui l'indomptable génie du crime. Il franchit le seuil sacré, et, dans le radieux palais, va porter au prince ses prières et ses menaces. "Par le diadème de votre frère, par les exploits de votre père immortel, par votre jeunesse florissante, prince, je vous en conjure, dérobez ma tête au glaive de Stilicon et que je puisse éviter ses injustes menaces. I.a Gaule conjurée vient demander ma mort. Les nations qu'enchaîne l'extrémité des mers, et les peuples, s'il en est, qui errent par-delà les bornes de la Bretagne, conspirent contre moi. Qui croira que c'est pour me prendre qu'on a armés tant de soldats? Est-ce donc une seule tête, que menacent tant de bras? Et d'où vient à Stilicon cette soif de mon sang? D'un pôle à l'autre, il étend ses lois; et, loin de souffrir un égal, c'est à lui qu'il veut tout soumettre. Il régit l'Italie; l'Afrique subit son joug; l'Espagne et la Gaule obéissent à sa voix : son ambition franchit le cercle du soleil, les limites de la nature. Les trésors qu'amassa dans ces lieux Théodose, et que lui procura la guerre, seul, il les possède; une fois qu'il en est maître pense-t-il à les rendre? (159) Hé bien! qu'il jouisse d'une paix profonde et qu'il nous laisse soutenir notre siège. Quel prétexte a-t-il d'envahir votre héritage? Que vos ordres l'éloignent de l'Illyrie, arrachent à ses drapeaux les héros de l'Orient, et le forcent de partager également les troupes entre deux frères. Héritier du sceptre, soyez-le aussi de l'armée. Si vous balancez à me soustraire à la mort, à détourner ses coups, je le jure par l'enfer et les cieux, ma tête ne tombera pas seule : à mon sang un autre sang sera mêlé, mon ombre ne descendra pas sans cortège au Tartare, et le vainqueur ne rira pas impunément de mon trépas". A ces mots, Rufin dicte et remet au courrier le criminel message qu'il arrache à la faiblesse du prince. (171) Cependant Stilicon, heureux de l'approche de l'ennemi et de l'espace étroit qui sépare les camps, anime de la voix ses guerriers impatients de combattre, et place l'Arménien à la gauche, le Gaulois à la droite. On voit l'écume blanchir les rênes, des nuages de poussière s'élever, les lances porter des serpents de pourpre, qui déchirent l'air de leur vol sinueux. Le fer éclaire les champs de la Thessalie, l'antre du docte Chiron, le fleuve que fendait à la nage le jeune Achille, les sommets de l'Oeta ; et l'Ossa, blanchi par les neiges, retentit de mille que renvoient les échos de l'Olympe. Le courage des guerriers s'enflamme : ils brûlent de prodiguer leur vie : vainqueurs des rochers et des fleuves les plus profonds, dans leur course rapide, ils auraient surmonté tous les obstacles. (186) Que ne fut le combat engagé dans ce moment d'ardeur! Victime de la trahison, la Grèce n'aurait pas vu tant de désastres ; elles fleuriraient encore, loin des combats, les cités de Pélops : l'Arcadie conserverait ses citadelles, Sparte ses remparts : les flammes de Corinthe n'auraient pas éclairé les deux mers, et l'Athénienne malheureuse n'eût pas porté des fers. Oui, ce jour pouvait terminer nos disgrâces et tarir pour toujours la source des forfaits : ah ! quel triomphe nous a ravi la jalousie du sort! (195) Au milieu du bruit des coursiers et des trompettes, l'ordre du prince arrive et parvient à l'oreille du héros. Armé déjà pour le combat, il demeure interdit : soudain la colère le pénètre, la douleur l'accable, douleur profonde; il s'étonne qu'un être coupable et lâche ait eu cet excès de pouvoir. L'incertitude agite son esprit de sentiments divers : doit-il engager le combat ou renoncer à sa glorieuse entrepris'? Il brûle de remédier aux maux de l'Illyrie, mais il tremble d'être rebelle : le respect enchaîne sa valeur : d'un côté l'intérêt public le presse, de l'autre l'arrrête la crainte de l'envie. L'indignation lui arrache enfin un soupir et, les mains levés vers le ciel : "Dieux", s'écrie-t-il, "que n'a pas encore rassasiés le malheur des Romains, si vous avez résolu la destruction totale de l'empire, si un jour seul doit anéantir l'ouvrage des siècles, si vous êtes las de la race humaine, que la mer impétueuse s'élance sur la terre, que Phaéton, écarté de sa route, laisse flotter les rênes confondues. Quoi? Rufin serait l'instrument de vos vengeances ! ah, le monde rougit de périr de sa main. Ô douleur ! On nous rappelle du milieu des combats, on nous force de déposer nos glaives déjà tirés. Cités que va dévorer la flamme, remparts destinés à la poussière, soyez témoins de mes regrets ! Je m'éloigne et livre le monde aux coups du sort. Guerriers, remportez vos enseignes ! Soldats de l'Orient, retournez dans vos murs ! Il nous faut obéir : faites taire vos clairons, arrêtez vos traits et respectez, quoiqu'ils soient si près de vous, Rufin l'ordonne, respectez les barbares!" (220) A ces mots, les cohortes poussent à la fois un cri que n'égale pas le bruit des vagues précipitées de l'Italie contre les monts Cérauniens, ni celui du tonnerre que fait jaillir de la nue le pluvieux Caurus. — On refuse de se séparer, on redemande la bataille : les deux armées se disputent l'illustre chef : entre elle éclate une lutte d'affection : noble sédition qui fait éclater entre les armées un zèle attesté par ces plaintes unanimes : "Qui donc ose arracher de nos mains ces glaives déjà hors du fourreau et quand l'arc est bandé et va lancer les traits, nous forcer de le détendre? Qui prétend imposer des lois au fer déjà tiré? Une fois enflammé, le courage ne sait plus s'éteindre. Déjà volent, malgré nous, les javelots altérés de carnage : la main vengeresse obéit à l'arme qui l'entraîne et le fourreau repousse l'épée que le sang n'a pas rougie. Nous, souffrir cet opprobre! Le Gète recueillera-t-il toujours le fruit de nos discordes? Allons-nous voir encore la guerre civile ? Pourquoi diviser aujourd'hui des troupes depuis longtemps unies par le sang, des aigles unies par l'amitié? Le corps que nous formons est désormais indissoluble : où tu voudras aller, nous suivrons tes pas. Vole à Thulé, condamnée aux froidures hyperboréennes, ou dans les sables de la brûlante Libye, nous serons à tes côtés. Marche vers les rives de l'Inde et les bords lointains d'Erythrée, nous irons avec toi boire les flots dorés de l'Hydaspe. Ordonne de fouler les plaines du Notus et la source inconnue du Nil, nous franchirons les limites du monde : partout où Stilicon établira ses tentes, là sera notre patrie." (247) — Le héros résiste à leurs prières. "Etouffez", leur dit-il, "étouffez cette ardeur et suspendez vos coups. Je veux voir expirer ici votre haine et vos menaces ; j'achèterais trop cher la victoire, si je paraissais avoir vaincu pour moi. Adieu, fidèle jeunesse ! compagnons de mes longs exploits, adieu!" A ces paroles, il s'éloigne. -- Ainsi s'éloigne, impatient de la retraite et privé de sa proie, un lion que des troupes de bergers, l'épieu et la torche à la main, ont réduit à la fuite : la crinière abattue, l'oeil baissé et voilé par sa paupière, il parcourt les forêts alarmées de ses rugissements plaintifs. (257) A peine les soldats se voient-ils séparés du héros, qu'ils poussent un gémissement profond et baignent de leurs larmes les casques détachés: les sanglots étouffent leur voix et soulèvent les noeuds étroits des cuirasses. "Hélas! on nous trahit", s'écrient-ils, "et l'on nous défend de suivre l'objet de notre amour. Noble et bien aimé Stilicon, dédaignes-tu donc, des bras que Bellone, pour toi, rendit mille fois vainqueurs. Avons-nous mérité ce mépris? et le sol de l'Hespérie a-t-il plus de droits au bonheur de vivre sous tes lois? Que nous sert de revoir notre patrie, nos familles et les dieux qu'honora notre enfance! Sans toi, plus de bonheur ! Ce sont les caprices terribles du tyran qu'il nous faudra subir : déjà peut-être il ourdit des trames criminelles ; et il médite de nous envoyer traîner des fers chez les Huns difformes ou les intraitables Alains; mais ni la force ni le fer ne vous manquent encore à ce point qu'il y réussisse. Oui, Stilicon, quoique tu résides aux dernières limites du couchant, toujours tu seras notre chef; même absent, tu auras des gages de notre foi. Oui, tu l'obtiendras enfin la victime qui t'est due ; ce sacrifice acquittera nos promesses et calmera ton courroux." (278) Déjà, loin des champs de l'Hémonie, le soldat attristé touche aux frontières de la Macédoine, et pénètre dans les murs de Thessalonique. Il conserve au fond de son âme un profond ressentiment ; et, couvant en secret des projets de vengeance, il médite et le lieu favorable à sa haine et le moment propre à frapper la victime ; mais, dans cette nombreuse jeunesse, il n'est pas un seul homme qui par un mot imprudent trahisse le secret de sa colère. La postérité le croira-t-elle? I.e croirez-vous, races futures, qu'une entreprise, formée par tant d'hommes, ait pu rester cachée, qu'un si noble attentat. soit demeuré enseveli dans le silence, et que l'enjouement de la marche et la gaieté des repas n'aient point dévoilé les secrets ressentiments du coeur? Dans l'armée entière régna la même réserve, et le peuple ignora le mystère. On suit les bords de l'Hèbre, on franchit le Rhodope, on s'avance à travers les montagnes de la Thrace, et l'on arrive enfin aux portes d'Héraclée. (293) Dès que Rufin connaît la retraite du héros et l'approche des guerriers, l'âme ouverte à la sécurité, il lève une tête triomphante, brûle de saisir le sceptre et, par ces paroles, encourage ses complices : "La victoire est à nous, Stilicon fuit, l'empire est désormais une conquête facile ; l'ennemi n'inspire plus d'alarmes ; seul, j'ai glacé son audace ; entouré de tant de soldats, je deviendrais sa victime ! Soutiendra-t-il armé celui qu'il n'a pu vaincre sans armes ? Va maintenant loin de moi : c'est en vain que tu trameras ma perte, tant que de vastes espaces nous sépareront et qu'entre nous mugira la mer. Non, tant que je vivrai il ne te sera pas donné de franchir les Alpes. Essaie d'aussi loin de lancer sur moi tes traits ; cherche une épée, qui de l'Italie vienne toucher ces remparts. Quoi ? l'exemple de tes prédécesseurs n'est pas une leçon qui t'arrête! Quel agresseur, après un pareil attentat, peut se flatter d'avoir évité mes coups ? Je t'ai ravi à la fois la moitié de la terre et la moitié de tes guerriers. Amis, il est temps de préparer les festins, de prodiguer les largesses et de distribuer l'or à ces nouvelles légions. Un jour va naître favorable à mes voeux : demain je triomphe des refus du prince et demain, malgré lui, il m'admet au partage de l'empire. Ainsi le même instant me verra, sans devenir tyran, cesser d'être sujet". (317) A ce discours applaudit la horde infâme qu'ont engraissée de perpétuels brigandages : une licence qui se croit tout permis en a fait des complices à Rufin. Le crime est le noeud de leur amitié ; déjà, dans leur ivresse, ils se promettent les infâmes plaisirs de l'adultère et se partagent entre eux, mais en vain les cités à dévorer. (324) La nuit commençait d'envelopper dans son sein les mortels fatigués et le sommeil étendait ses ailes pesantes. Rufin, l'esprit agité de soucis cruels, tombe enfin dans ses bras. A peine est-il plongé dans un profond repos que, soudain, voltigent à ses côtés les ombres des victimes qu'il a livrées à la mort. Une de ces ombres sinistres, remarquable entre les autres, lui tient ce langage : "Lève-toi, Rufin, pourquoi rouler ces pensées inquiètes ? Ce jour va apporter le repos au monde et un terme à tes travaux : tu reviendras élevé au-dessus de la foule et porté sur les bras d'un peuple transporté de joie." Tel est son mystérieux langage, langage obscur et à double sens ! Rufin ne prévoit pas la lance ou sera fixée sa tête. (336) Déjà le soleil frappe de ses rayons les sommets de l'Hémus et, plus rapide que de coutume, il pousse les roues de son char impatient de voir enfin le tyran immolé. Rufin se lève : à ses ordres on dispose pour d'innombrables convives des appartements que décore un luxe royal; des tables sont dressées et l'or que le succès promet aux guerriers reçoit l'empreinte de ses traits. Lui, pour saluer les troupes au retour du combat, l'orgueil d'un despote sur le visage, et plus haut que son prince, il s'avance et donne à sa tête les mouvements efféminés de la mollesse. Assuré de l'empire, on dirait que depuis longtemps la pourpre couvre son corps et qu'un brillant diadème s'arrondit sur son front. (348) Non loin de la cité, du côté où elle regarde le midi, s'étend une vaste plaine : sur tous les autres points, elle est entourée par la mer, dont un étroit sentier la sépare. Là, dans l'éclatant appareil de la guerre, se déploie l'armée vengeresse : le fantassin occupe la gauche ; à la droite, le cavalier serre les rênes, et retient avec peine son coursier impatient du repos. Là, sur les casques s'agite un menaçant panache et des lueurs tremblantes s'échappent de l'acier qui dessine et emboîte les épaules : tissue avec art, la cuirasse flexible reçoit la vie du corps qui l'endosse. L'oeil épouvanté croit voir marcher des statues de fer et respirer ce métal inhérent à l'homme. Tel est aussi le harnais des coursiers : le fer couvre leur front menaçant, le fer garantit leurs flancs de l'atteinte des traits ennemis: chacun reste immobile à la place marquée. C'est un spectacle imposant et beau, où le plaisir est mêlé d'effroi. Développant leurs replis, les serpents, dans le calme des airs, semblent oublier leur fureur. (366) Arcadius, le premier, salue l'enseigne révérée : Rufin le suit : avec ce langage insinuant et trompeur auquel rien ne résiste, il loue le dévouement et la valeur des soldats, les appelle par leur nom, leur dit qu'ils vont être reçus au retour par des fils et des pères sains et saufs. Pendant cet entretien, que prolongent à dessein de vaines questions, se forme derrière Rufin un immense circuit : un mouvement inattendu rapproche les extrémités; l'espace diminue, les boucliers se réunissent et les ailes rapprochées s'arrondissent bientôt en un vaste cercle. — Ainsi, dans l'étendue de ses toiles, le chasseur enferme de vertes forêts : ainsi le dévastateur des mers entraîne vers le rivage les poissons étonnés, ramène les extrémités de ses filets, et en ferme les ouvertures. (380) Rufin, car tout autre est exclu de l'enceinte, Rufin ne voit pas, dans son impatience, qu'il est enveloppé. Saisissant Arcadius par son manteau, il le gourmande de ses retards: qu'il monte au tribunal suprême, qu'il partage avec lui le sceptre, et le proclame son collègue à l'empire. Tout a coup des épées étincellent à sa vue, une voix immense gronde sur sa tête : "A nous aussi, misérable, à nous tu crois pouvoir imposer les chaînes de l'esclavage! Ne sais-tu pas d'où nous venons? Nous qui avons rendu aux autres des lois et la liberté, étouffé deux fois les discordes civiles, deux fois franchi les Alpes, nous te servirions de satellites ! Non, tant de guerres nous apprennent à ne jamais plier sous le joug d'un tyran." (391) Glacé d'effroi, sans espoir de fuite, une forêt d'armes à ses côtés, entouré de toutes parts, Rufin s'arrête et fixe un oeil stupide sur ce cercle de glaives. - Telle une bête féroce, arrachée naguère à ses montagnes natales et exilée de ses profonds repaires, s'élance dans l'arène où elle a été condamnée aux plaisirs de l'amphithéâtre : le gladiateur l'anime par des cris, et, le genou en terre, lui présente l'épieu. L'animal, épouvanté du bruit, dresse la tête, promène ses regards sur les gardiens du cirque, et s'étonne des sifflements que pousse un peuple immense. (400) Plus hardi que les autres, un guerrier sort des rangs, l'épé nue ; et, terrible par son langage et les coups qu'il lui porte : "Tu te flattais", dit-il, "de repousser Stilicon ; eh bien ! c'est avec ce bras qu'il te frappe, c'est avec ce fer que, quoique absent, il perce tes entrailles". Il dit et d'un coup mérité, il lui traverse le flanc. Heureuse la main qui, la première rougie de son sang, ébaucha la vengeance de l'univers. Toutes les lances aussitôt percent, déchirent ses membres palpitants : mille javelots tiédissent dans le sang d'un seul homme : on aurait honte de rapporter un glaive qui n'en serait pas imprégné. Les uns, acharnés sur le visage, arrachent ces yeux où respire encore l'avarice; les autres emportent les bras séparés du tronc et les pieds abattus par le fer : celui-ci, pour arracher l'épaule, en brise les ligaments ; celui-là, du dos rompu met en pièces la courbure : un autre encore découvre la cavité qui recèle le foie, le coeur, le poumon haletant. Pour la haine, l'espace est trop étroit ; et la rage, pour s'assouvir, ne trouve pas de place. Le cadavre déchiré, on s'éloigne à regret ; et les lambeaux se perdent dispersés sur les armes homicides.— Ainsi fut ensanglanté le mont d'Aonie, lorsque les Ménades traînèrent le corps de Penthée; ou que la fille de Latone, surprise, punit le regard d'Actéon, en le livrant, sous la forme d'un cerf, à ses meutes irritées. (421) O fortune! prétends-tu, dans ce jour, réparer tes crimes, égaler son supplice aux faveurs prodiguées à un coupable, et venger par une mort des milliers de victimes? Eh bien! partage Rufin entre les contrées qu'il a ravagées : donne sa tête à la Thrace, et son tronc à la Grèce. Mais que recevront les autres? Non, les débris de son cadavre ne peuvent suffire aux peuples qu'ont désolés ses fureurs. -- Le peuple, désormais sans effroi, accourt, laissant la ville sans habitants : le vieillard oublie son âge, la vierge sa pudeur; la veuve dont il égorgea l'époux, la mère à qui il ravit un fils, vont contempler ce spectacle et insulter à ses restes: elles se plaisent à fouler ses membres en lambeaux, et à baigner leurs pieds dans les flots de son sang; elles brûlent même d'écraser, sous le poids des pierres, sa tête monstrueuse, qui, vacillant sur la pointe d'une pique, revenait vers les remparts dans un appareil digne de Rufin. Que dis-je ? sa main, jouet de la foule, va, d'une porte à l'autre, mendier une aumône, expiant par les dons qu'elle recueille le crime de l'avarice; et les nerfs, en se retirant, forcent les doigts repliés d'imiter leurs mouvements naturels. (440) Cessez, ô mortels, de compter sur la prospérité : les dieux sont inconstants, leurs faveurs incertaines ! Cette main qu'allait orner le sceptre où mille fois la noblesse attacha ses lèvres suppliantes, cette main longtemps sans sépulture et séparée d'un corps malheureux implore après la mort un injurieux secours. Qu'il jette ici les yeux celui qui, fier de sa fortune, lève une tête orgueilleuse ! Le voilà étendu sur la voie publique, cet homme qui, pour enfermer son ombre, érigea des monuments rivaux, des temples et des pyramides! Lui qui comptait s'envelopper dans la pourpre de Sidon, aujourd'hui nu sur le sable, il sert de pâture aux oiseaux! Le voilà, le maître de l'univers! Pour reposer il n'a même pas un coin de terre : quelques grains de poussière seulement couvrent quelques débris de lui-même : tant de fois enseveli, il ne l'est nulle part! (454) Rufin n'est plus : le ciel triomphe, la terre repousse cet odieux fardeau : déjà les astres respirent; déjà son ombre pèse sur les fleuves de l'enfer : à son arrivé Éaque est glacé d'horreur et Cerbère la poursuit de ses hurlements. Alors, les âmes qu'immola sa cruauté l'entourent et le traînent, avec les frémissements de la colère, au tribunal du juge inexorable. Ainsi des abeilles s'élancent, irritées, au visage du berger qui pille leur doux trésor: elles agitent les ailes, elles tirent leur aiguillon et, retranchées dans les fentes du rocher, défendent l'antre qui les vit naître, couvrent de leurs essaims les rayons menacés. (466) Il est un lieu où le Cocyte et le Phlégéthon réunissent leurs eaux funestes: dans un lit affreux ils roulent, l'un des pleurs, l'autre des flammes. Entre les deux torrents s’élève une tour qu'on dirait plutôt un rocher, formée de diamant massif, elle présente son flanc gauche aux feux liquides, et, fendant à droite le fleuve des larmes, battue par les flots, elle rend un triste et plaintif murmure. C'est là que, arrivés au terme de la vie, s'entassent les mortels ; là, plus d'honneurs, les rangs sont confondus et l'obscur plébéien renverse de leur trône les rois dépouillés d'un vain titre. Rigide inquisiteur, Minos, sur un tribunal élevé, interroge les coupables et sépare le crime de l'innocence; s'il ne peut arracher des aveux au méchant, il le livre aux fouets de son impitoyable frère, Rhadamante, qui siège à ses côtés. Minos, après avoir jugé toutes les actions des mortels pendant leur passage sur la terre, fait du crime la mesure du supplice; il enchaîne le coupable dans le corps des animaux: à l'ours, il attache l'homme cruel; au loup, le brigand; le trompeur au renard. Pour l'ami de l'indolence et de l'ivresse qui a voulu croupir en des voluptés grossières, il le revêt des dehors immondes d'un immonde pourceau. Celui dont la bouche indiscrète a trahi les secrets, destiné à vivre poisson au sein des ondes, expie son babil outré par un éternel silence. Quand il a soumis par trois fois mille ans tous les coupables à mille changements divers, purifiés dans les eaux du Léthé, il les rappelle enfin à leur forme première. (494) Tandis que, occupé à juger les causes qui se décident au tribunal du Styx, il interrogeait parmi les criminels les plus anciens par le temps de leur mort, Éaque, dans l'éloignement, aperçoit Rufin, le mesure d'un regard sévère et, d'une voix qui ébranle le tribunal, lui adresse ses paroles : "Approche, monstre, toi qui as déshonoré les humains, englouti tant de trésors,, commis, à prix d'argent, tous les crimes et, par le plus odieux de tous, as vendu sans remords la justice et les lois; toi, qui as soulevé les guerriers de l'Ourse contre ta patrie, fatigué la barque de l'infernal rocher et, par tes innombrables massacres, rendu le Tartare trop étroit; approche : en vain tu voudrais nier tes attentats : ta poitrine en porte les marques profondes, et leur empreinte ineffaçable trahit tes efforts pour les cacher. Je veux appesantir sur toi tous les genres de tortures. Qu'un roc suspendu te menace de sa chute prochaine; qu'une roue t'entraîne dans son mouvement rapide; que l'onde fugitive échappe à ta bouche, trompe tes lèvres humectées et sans cesse irrite en toi la soif; que le vautour, enfin, quittant sa pâture, vienne s'attacher pour jamais à tes entrailles. Mais ils sont à peine une ombre de toi-même tous ceux que fatiguent ces tourments! Qu'a fait de semblable l'audacieux Salmonée, avec son foudre emprunté, Tantale avec son profane langage, Tityus avec ses sacrilèges amours? On réunirait les crimes de tous ces coupables, le nombre des tiens les effacerait encore. Peut-il être un supplice proportionné a de si grands forfaits? Et comment les punir tous, quand chacun d'eux passe tous les châtiments de l'enfer? Que, du séjour des mânes, on arrache ce monstre, leur opprobre : c'est assez de l'avoir vu ; qu'on soulage enfin mes yeux de sa présence ; qu'on en purge le palais de Pluton. Que, le fouet à la main, on le chasse par-delà le Styx et l'Érèbe : qu'on le précipite dans l'immensité du vide, au-dessous des cachots des Titans, du ténébreux Tartare et de notre Chaos, où gisent les fondements de l'éternelle nuit : qu'il gémisse au fond de cet abîme, tant qu'on verra les astres éclairer le ciel, et les vents se briser contre les rivages".