[135,0] LETTRE CXXXV. A Richard, par la grâce de Dieu, évêque d'Albano, légat de la sainte Église Romaine, Ives, humble ministre de l'église de Chartres, salut et défiance contre les faux rapports. [135,1] Je sais que les blessures d'un ami sont préférables aux baisers trompeurs d'un flatteur. Le Psalmiste dit aussi : Le juste me reprendra dans sa miséricorde et s'emportera contre moi. Aussi, confiant dans la pureté de votre intention, j'ai accepté, sans me plaindre, vos paroles pleines d'aigreur, mais j'ai reconnu avec peine la duplicité de ces faux frères qui, comme des voleurs de nuit, ont présenté le faux pour le vrai à votre sollicitude. Leur fausseté sera bien vite démasquée lorsqu'elle sera frappée par la lumière de la vérité, et elle n'osera plus se produire au grand jour. Ce sont des hommes qui s'imaginent ne pouvoir autrement dissimuler leur infamie qu'en attaquant la réputation des gens de bien, et en s'efforçant de ternir les vases purs. Ils n'accusent les autres de simonie que parce qu'ils ne peuvent la pratiquer eux-mêmes ; ils n'entassent ces calomnies que parce qu'ils voient les autres atteindre dans l'Église les honneurs dont ils se sont eux-mêmes rendus indignes par leurs violences. S'ils reportaient les yeux sur eux-mêmes, outre la simonie, ils reconnaîtraient en eux une foule de fautes et de crimes, qui permettent de leur appliquer cette parole de l'Apôtre : En jugeant autrui, tu te condamnes toi-même, car tu fais ce que tu reproches aux autres. [135,2] Je ne dis point cela parce que je sens ma conscience souillée d'un pareil crime, mais je m'étonne que cela seul, dans la seule église de Chartres, soit incriminé, quand cette même faute et bien d'autres également condamnables règnent dans presque toute l'Église de France. Quant à ce qu'on vous a rapporté qu'avec ma permission l'hérésie simoniaque domine publiquement dans l'église de Chartres, c'est un dire absolument dénué de vérité. Depuis le jour où je suis entré dans le clergé, j'ai toujours eu cette hérésie en horreur, et, après mon élévation à l'épiscopat, autant que je l'ai pu, avec l'aide de Dieu, je l'ai coupée à sa base. Je le démontrerais sans peine, si je le pouvais sans blesser nos confrères et nos coévêques ; car dans leurs églises bien des coutumes mauvaises lèvent encore la tête, tandis que, depuis notre sacerdoce, grâce à Dieu, elles ont disparu de l'église de Chartres. Si le doyen, le chantre et les autres ministres, se fondant sur l'ancienne coutume, exigent encore publiquement quelques présents de ceux qui deviennent chanoines, c'est contre ma volonté et malgré mes efforts. Ils se défendent par les usages de l'Église Romaine, dans laquelle, affirment-ils, les cubiculaires et les ministres du sacré palais ont la coutume d'exiger des évêques ou des abbés consacrés de grands présents, qu'on dissimule sous le nom d'oblation et de bénédiction. Là, disent-ils, on n'a pas un mot, pas un bref gratis. Ils se servent de cette pierre pour me la jeter à la tête, et je n'ai rien à répondre que cette parole de l'Évangile : Observez et faites ce qu'ils disent, mais s'ils font mal, n'imitez pas leurs œuvres. [135,3] Si je ne puis complètement déraciner ce fléau, il ne faut pas tout-à-fait l'imputer à ma faiblesse. Dès l'origine du christianisme, l'Église Romaine a travaillé à l'extirpation de ce mal, et elle n'a pu encore entièrement chasser de son sein ceux qui ne cherchent que leurs intérêts. La cupidité ne cessera de régner dans ces jours mauvais jusqu'à ce que, à la fin du monde, la charité entre en possession du royaume purifié. En attendant, pour me servir des expressions d'Augustin : Que la discipline veille, autant qu'il est possible, dans ma demeure : je suis homme, et je vis au milieu des hommes, et je n'ose avoir la prétention que ma maison soit meilleure que l'arche de Noé, où, parmi huit hommes, il se trouva un impie pour se moquer de son père ; meilleure que la maison d'Abraham, où il fut dit : « Chasse la servante et son fils ; » meilleure que la maison d'Isaac où il n'y avait que deux jumeaux et dans laquelle il fut dit : « J'ai chéri Jacob et j'ai haï Esaü. » Si nous en venons aux temps du Christianisme, le Christ ne souffre-t-il pas toujours dans ses membres la trahison de Judas ? L'Église n'est-elle pas en proie aux fornications des Nicolas, aux marchés sacrilèges des Simons ? Pour parler en général, la paille abondera toujours tant que l'aire ne sera pas nettoyée. [135,4] Si cependant de pareilles accusations sont apportées à nos oreilles par les voies ordinaires de la justice, si elles sont appuyées sur des faits positifs, nous conformant d'ailleurs aux règles des lois, nous ne permettrons pas qu'elles se produisent impunément : quant aux accusations vagues, nous les abandonnons au jugement du tribunal du juge éternel, sachant qu'on cesse d'être responsable quand on ne peut pas punir un coupable ou démontrer sa culpabilité. Que ceux qui sont auprès de vous, qui, comme nous, vivent dans les jours mauvais, auxquels n'ont pas encore été révélés, pas plus qu'à nous, les secrets des ténèbres et les pensées des cœurs, jugent par leur imperfection de notre propre imperfection et qu'ils ne se hâtent pas de condamner ce dont ils ne sont pas certains. S'ils s'avancent en toute droiture d'intention pour couper du bois, qu'ils prennent garde que, par un coup trop violent, le fer ne s'échappe du manche et ne tue quelqu'un des fils des prophètes. [135,5] Je fais savoir d'ailleurs à votre sollicitude que les clercs de l'église de Chartres se défient de vous parce que vous les avez convoqués à Blois pour y juger le différend au sujet de l'immunité du cloître de Chartres. Ils disent qu'ils ont à redouter en cette ville la violence d'une multitude téméraire : car le pouvoir y est entre les mains des gens de la Comtesse, et celle-ci prétend que c'est contre son honneur que l'église de Chances a résolu de ne pas admettre des affranchis dans le clergé. Il faut que votre religion observe une mesure équitable afin de ne pas paraître, dans son jugement, faire peu de cas de la personne du pauvre et honorer au contraire la dignité du puissant. Si je parle ainsi, ce n'est pas que je soupçonne rien de mal de la part de la Comtesse, c'est que je dois veiller à l'honneur de l'Église Romaine autant que cela dépend de mon humilité. En ne respectant pas son envoyé, je semblerais ne pas respecter celui qui l'envoie.