[1,0] LETTRE I. Ives, très humble prêtre de Saint-Quentin de Beauvais à Aimery,frère de bonne espérance, pleine connaissance de ce que tu aspires pieusement à savoir. [1,1] Je n'ai reçu que tout récemment la lettre de ta fraternité ; car lorsque cette missive fut apportée à notre église, je ne m'y trouvais pas, étant parti pour Lyon afin de traiter une affaire ecclésiastique. Ta fraternité demande dans cette lettre si Notre Seigneur Jésus-Christ, dans la cène qu'il fit avec ses disciples avant la passion, leur donna son corps passible, tandis que nous à la table de l'autel nous le recevons impassible. A cette question si je te répondais que les disciples du Christ ont reçu le corps de leur maître tel qu'il était alors, et que nous, nous le recevons tel qu'il est aujourd'hui, je ne vois pas quelle autorité on pourrait m'opposer, je ne vois pas quelle raison on pourrait m'objecter : bien plus, si je parlais autrement, je rencontrerais contre moi l'autorité et la raison. Car ce corps que le Seigneur donnait alors à ses disciples, personne ne doute qu'il ne dût souffrir dans la suite, comme tu le dis toi-même, dans ta lettre, d'après les paroles divines : Ce corps qui sera livré pour vous. Or qui pourrait nier qu'il fût passible puisqu'il devait souffrir ? [1,2] Maintenant au contraire le corps que nous recevons est impassible, comme tu le confirmes toi-même d'après l'autorité apostolique : le Christ après sa résurrection ne meurt plus ; la mort n'aura plus d'empire sur lui. Si un potier me donnait un vase d'argile, grossier et fragile avant la cuisson, et me le rendait après l'avoir mis au four cuit et solide, ce vase serait alors propre à remplir tous les usages auxquels il ne pouvait servir qu'après sa cuisson : de même le corps du Christ avant sa passion fut donné aux disciples tel qu'il était, c'est-à-dire passible, tandis que par sa passion il devait arriver à l'impassibilité. Ce corps infirme et passible n'eût pu servir au salut de personne, s'il n'avait dû être glorifié dans l'impassibilité et l'immortalité. De même en effet que le potier pourrait me dire : Le vase que je te donne avant la cuisson inutile et fragile, je te le rendrai après l'avoir mis au four utile et solide ; de même Notre Seigneur Jésus-Christ a dit en figure : Recevez ce corps qui sera livré pour vous, et il a ajouté : Faites cela. Il a dit cela, et rien autre ; mais il ne nia pas qu'il ne dût plus tard y avoir quelque différence, afin de bien nous faire comprendre que le corps que nous recevons à la table sainte est de la même substance : cette différence, par l'exemple de sa transfiguration et par l'autorité de son enseignement, il l'avait à l'avance indiquée à ses disciples, leur faisant entendre que son corps jouirait d'une autre gloire. Et, dans cette discussion, il ne faut pas oublier qu'après avoir dit Faites cela, il ajouta en mémoire de moi. Quelle est cette mémoire ? C'est ce que le bienheureux Apôtre nous apprend en disant : Toutes les fois que nous recevons le pain du Seigneur et que nous buvons le calice, nous annonçons la mort du Seigneur jusqu'à sa venue. De même donc que la réception du corps impassible est la mémoire de la mort du Seigneur qui a eu lieu, de même la réception de ce corps passible fut comme l'annonce de cette même mort qui devait arriver. Que sert d'ailleurs de discuter quel il fut reçu alors, quel il est reçu aujourd'hui ? Ce qui importe, c'est l'utilité de sa réception d'alors et de celle d'aujourd'hui. Et comme ces deux modes de réception n'ont qu'un seul but, tout doute doit cesser sur la qualité de ce que l'on reçoit. Lorsque j'ai faim, je ne m'inquiète pas si mon pain est tendre ou dur, froid ou chaud ; lorsque j'ai soif, je ne considère pas si le vin est doux et agréable, tout ce que je demande c'est qu'il répare les fatigues de mon estomac et réponde à mes besoins. De même, peu m'importe la nature en laquelle le corps du Christ a été pris par les disciples ou en laquelle il est pris aujourd'hui par les chrétiens, tout ce que je demande c'est qu'il remplisse les conditions d'utilité pour lesquelles le Seigneur a voulu que le peuple fidèle le reçût. [1,3] Tu me dis encore que tu t'attaches à ces paroles par lesquelles saint Augustin s'efforce de déterminer les instructions du Seigneur aux douze apôtres qui étaient restés tandis que les soixante-dix se dispersaient. Or voici ces paroles : Ce n'est pas ce corps que vous voyez qui sera votre nourriture ; vous ne boirez pas ce sang que répandront ceux qui vont me crucifier. Il faut entendre par ces paroles que c'est lui-même et que ce n'est pas lui : c'est lui dans son essence matérielle, mais ce n'est pas lui dans sa forme visible. D'où l'on peut conclure que s'il est nécessaire de célébrer visiblement ce mystère, il est nécessaire aussi de le comprendre invisiblement. Ceux qui se séparaient croyaient qu'ils couperaient en morceaux, à la mode bestiale, les chairs du Dieu vivant et qu'ils les mangeraient bouillies ou rôties à la broche ; que s'ils s'y refusaient, ils ne pourraient être ses disciples. Nous au contraire nous mangeons et nous buvons le Christ immolé pour nous, tout entier comme nous croyons qu'il est assis à la droite de son Père. Il s'est offert une fois, hostie vivante, passible et mortelle, en se manifestant dans ses membres et dans son corps, mais chaque jour il est immolé par la sainte église sous le voile du pain et du vin, et son corps est reçu par les fidèles, mais non sanglant ni coupé en diverses parties ; d'où cette parole : Ce n'est pas ce corps que vous voyez qui sera votre nourriture. Car ce que nous recevons à l'autel, ce n'est pas saint Augustin qui nierait que ce soit le vrai corps du Christ, lui qui, dans un grand nombre de passages de ses traités, l'affirme d'une manière éclatante. Ainsi, dans un de ses discours sur les paroles de l'Evangile : Ce que vous voyez sur l'autel, dit-il, est le pain et le calice que vos yeux mortels vous permettent de reconnaître ; mais ce que la foi vous enseigne, c'est que ce pain est le corps, ce calice est le sang de Jésus-Christ. Et un peu plus loin : Comment ce pain est-il le corps, comment ce calice est-il le sang du Seigneur ? Mes frères, c'est pour cela que ce mystère est appelé sacrement, parce que l'on doit comprendre autre chose que ce que l'on voit. Il dit encore dans son sermon aux Néophytes : Dans ce pain recevez le corps qui pour vous a été suspendu à la croix ; dans ce calice recevez le sang qui a coulé du flanc du Christ. Parlant également de cette réception invisible du corps du Christ, Eusèbe d'Emèse s'exprime ainsi : Lorsque tu montes à l'autel sacré pour te rassasier de la nourriture spirituelle, par la foi considère le corps et le sang sacré de ton Dieu, honore, admire, touche de ton intelligence, prends de la main de ton cœur, et surtout aspire de toute la force de ton homme intérieur. Je pourrais tirer des Ecritures une foule de textes à ce sujet ; mais que ceux cités par moi suffisent à ta fraternité. Adieu.