[0,0] Traité de l'Assistance aux Pauvres. DÉDICACE aux Bourgmestres et Echevins de la Ville de Bruges, Salut. [0,1] «C'est une obligation pour le voyageur comme pour l'étranger de ne pas s'immiscer dans les affaires d'une république étrangère», dit Cicéron. C'est vrai ; parce que, tout aussi bien que la sollicitude et le conseil amical ne se peuvent réprouver, l'indiscrète intervention dans les affaires d'autrui est de toutes manières haïssable ; encore que, d'autre part, la loi naturelle ne permette pas que ce qui convient aux uns demeure absolument étranger aux autres. Car la grâce chrétienne nous a tous étroitement unis avec ce qu'on pourrait appeler un céleste ciment, le plus tenace et le plus solide. Mais étant admis que quelque chose nous soit étranger, la présente affaire ne revêt pas ce caractère pour moi, qui ai pour cette cité le même attachement que pour «ma Valence». Je ne l'appelle jamais autrement que «ma patrie» parce que voilà quatorze ans que j'y réside et, durant ce temps, chaque fois que j'ai dû interrompre mon séjour ici, j'y suis revenu comme à mon propre foyer. J'ai aimé la conduite de votre gouvernement et de votre administration, l'éducation et la civilité de ce peuple, et l'incroyable quiétude et justice qui resplendissent ici et que chacun loue et applaudit. En effet, je me suis marié ici, et je ne voudrais pas que l'on cherchât le bien de cette ville d'autre sorte que celui d'une cité en laquelle j'ai résolu de passer le restant des jours que la bonté du Ciel m'accordera encore, d'une cité dont je me réclame citoyen, considérant les autres comme mes frères. Les besoins de beaucoup d'entre eux m'ont incité à exposer les moyens que je juge propres à employer pour les secourir. C'est une étude qu'il y a longtemps, en Angleterre, m'avait demandé d'entreprendre M. Pratense, votre préfet, lequel se préoccupe avec zèle et sans relâche, comme il le doit, du bien public de cette ville. Je vous dédie ce travail, d'abord parce que vous vous efforcez de faire le bien et de soulager les malheureux, ce dont témoigne suffisamment la multitude de pauvres qui accourent ici de toutes parts, comme à un refuge toujours ouvert aux nécessiteux. Considérant ensuite ce qui s'est passé à l'origine de toutes les cités, dans le but de faire de chacune d'elles un lieu où les bienfaits fussent donnés et reçus et où, par le secours mutuel, la charité augmentât et la solidarité des hommes s'affirmât, je crois aussi qu'il est particulièrement dévolu à ceux qui gouvernent d'apporter tous leurs efforts et de veiller à ce que les uns servent de soutien aux autres, que nul ne soit opprimé ni injurié, que personne ne souffre d'injuste dommage, que le plus puissant assiste le plus faible, et que, de la sorte, la concorde générale et l'entente des citoyens grandisse chaque jour dans la charité et se maintienne perpétuellement. En vérité, de même qu'il est inconcevable pour un chef de famille de laisser quelques-uns des siens souffrir de la faim, du dénuement ou de la honte d'être misérablement vêtus au milieu de l'opulence de sa maison, aussi bien n'est-il pas juste que dans une riche cité, les magistrats tolèrent que quelque citoyen soit aux prises avec la faim et la misère. Ne dédaignez pas, je vous en prie, de lire cet écrit. Et s'il ne vous plaît pas, au moins, prenez très soigneusement en considération qu'il traite du bien public. Et pensez que vous montrez déjà tant de sollicitude à vous intéresser au procès d'un particulier quelconque, alors qu'il ne s'agit que d'une controverse d'un millier de florins, par exemple. Je vous souhaite, ainsi qu'à votre cité, toute prospérité et bonheur. Bruges, le 6 janvier 1526. [1,0] LIVRE PREMIER. [1,1] CHAPITRE PREMIER. De l'origine du besoin et de la misère de l'homme. L'auteur de toutes choses, notre Dieu, usa d'une générosité merveilleuse en la création et formation de l'homme, de telle sorte qu'il n'est rien de plus noble que celui-ci sous le ciel et rien de plus grand en ce monde sublunaire, pour autant qu'il vive et demeure soumis à la divine volonté. L'homme fut favorisé d'un corps sain et robuste, doté d'aliments salutaires que l'on trouve partout en abondance, créé avec un entendement très affiné et une âme très sainte, afin qu'il commençât dès cette vie à méditer, en ce corps mortel, de la compagnie des bons anges, étant admis qu'il a été créé pour combler la défection des mauvais. Mais incité par l'orgueil, et convoitant une dignité disproportionnée à sa condition, non satisfait de son humanité, il prétendit à la divinité, poussé par lcs promesses de celui qui avait perdu son bonheur par les mêmes voies : «Vous serez comme des dieux, dans la connaissance du bien et du mal.» En effet, ce fut un arrogant orgueil, de vouloir s'élever à la hauteur d'une divinité, pour laquelle l'homme n'avait aucun attribut. Et il fut si loin d'atteindre l'objet de son désir qu'il perdit d'abord la majeure partie de ce qu'il avait lui-même reçu, comme il est dit dans les Cantiques du roi David : «L'homme était noble ; il ne le comprit point ; il devint comparable aux ânes insensés et se fit semblable à ceux-ci.» C'est-à-dire qu'il s'éloigna tellement de la ressemblance à Dieu qu'il se ravala à devenir pareil aux bêtes et, pensant s'élever au-dessus des anges, il devint inférieur à l'homme. Il en est ainsi de ceux qui, en se hâtant inconsidérément pour gravir quelque élévation sans tenir compte de l'ordre des degrés successifs, font une chute d'autant plus grande que le but qu'ils convoitaient était plus élevé. C'est de là que provient le bouleversement de l'ordre dans le statut de l'humanité : l'homme a étouffé ce qu'il avait en lui de commun avec Dieu, de telle sorte que les passions n'obéissent plus à la raison, ni le corps à l'âme, ni l'externe à l'interne, tout comme, pendant une guerre civile et intestine, le respect du Prince et de ses lois est méconnu. Privé de son innocence, l'homme lui-même travailla à sa ruine. Son entendement s'alourdit et sa raison s'obscurcit. L'orgueil, l'envie, la haine, la cruauté, les variétés innombrables de passions et les autres perturbations de l'âme furent pour celle-ci comme des tempêtes déchaînées sur la mer par la violence du vent. La fidélité se perdit, l'amour se refroidit, tous les vices se ruèrent à l'assaut et le corps fut en même temps en proie à toutes les misères. Toutes ces malédictions («Maudite sera la terre en ton travail !») s'étendirent dans tous les domaines de l'activité humaine. Il n'est nulle chose extérieure ni intérieure qui ne paraisse avoir conspiré à ruiner notre corps : air infecté de souffles pestilentiels, eaux polluées, navigation pleine de dangers, hivers cruels, étés déprimants, fauves féroces, maladies résultant de l'alimentation. Qui est capable de dénombrer les espèces de poisons et les moyens de nuire ? — Qui énumérera les dommages réciproques que se causent les hommes ? — Que de machinations contre des êtres dont la faiblesse est telle qu'un grain de raisin ou un cheveu arrêté dans la gorge suffit à les étouffer, et que beaucoup d'entre eux meurent subitement pour des causes inconnues ! [1,2] CHAPITRE II. Des besoins des hommes. Non sans raison, beaucoup parmi les Anciens ont dit que notre vie n'est pas la vie, mais la mort. Les Grecs appelèrent notre corps «g-sohma», mot bien proche de «g-sehma» qui, chez eux, signifie «tombeau ». Dieu avait dit avec menace à Adam que le jour où il mangerait du fruit défendu, il mourrait. Celui-ci en mangea et la mort fut le châtiment de cet acte. En effet, qu'est donc la vie, sinon une mort progressive, qui a son épilogue définitif quand l'âme se libère complètement de ce corps ? Quand nous naissons, nous mourons, dit un poète, et la fin commence déjà dès le principe ; parce que dès le premier instant de l'homme, l'âme lutte avec le corps qui, sans doute, serait immédiatement désemparé s'il ne fortifiait sa faiblesse par l'alimentation comme par un remède. Dans ce but, Dieu créa les aliments pour qu'ils fussent, si l'on peut dire, comme des étais ou des poutres fermes destinés à soutenir l'édifice branlant qui toujours va cheminant vers sa ruine. Parmi ces aliments, certains sont donnés spontanément par la terre, ses arbres, ses arbustes, ses herbes, ses racines. D'autres trouvent en elle leur pâture, toujours pour notre usage, tels sont les troupeaux. Il en est que nous prenons dans l'eau, d'autres que nous chassons dans l'air. En outre, nous nous défendons de l'atteinte du froid au moyen de fourrures, d'étoffes et du feu, et nous nous abritons de la chaleur en cherchant l'ombre. Nul, si robuste que soit son corps, si affiné que soit son entendement, ne se suffit à lui-même, s'il veut vivre selon le mode, la condition humaine. En effet, l'homme s'unit à une femme pour assurer la succession et conserver ce qui est acquis, car ce sexe, bien que timide, est conservateur par nature. L'homme recherche ensuite les compagnons de ses misères à qui il veut du bien. Et tandis qu'il essaie de leur faire tout le bien possible, l'amour croît, cependant que la société, peu à peu, se développe et s'étend. Les hommes étant déjà liés les uns aux autres par les obligations et les bienfaits, l'amour ne reste pas celé entre les étroites limites d'une famille, d'un foyer. Mais l'obligé est reconnaissant du bienfait et ne néglige pas de le rendre à la première occasion. Car, en vérité, la nature qui inspira des sentiments de gratitude et comme la mémoire du bienfait, même aux bêtes fauves, telles que les éléphants, les lions et les dragons, n'abhorre rien tant que l'âme ingrate. Les hommes ne pouvaient ignorer, puisqu'ils désiraient vivement s'entr'aider en se gratifiant de services, combien il devait être utile et agréable de grouper les habitations, pour fournir de cette manière les choses dont ils disposeraient à ceux qu'ils voulaient secourir. Ils occupèrent le champ le plus voisin et chacun, afin de pourvoir à son propre nécessaire et à celui des autres, s'appliqua de bonne grâce au métier pour lequel il se trouva le plus d'aptitudes et le plus de dispositions. Les uns se chargèrent de la pêche, d'autres de la chasse, de l'agriculture, de la garde des troupeaux, du tissage, de la construction ou d'autres professions nécessaires ou utiles à la vie. Jusqu'ici, ils entretenaient entre eux la plus grande cordialité et la plus grande union. Mais l'ancien mal ne tarda pas à s'emparer de beaucoup avec le désir de s'imposer, ou pour mieux dire, d'opprimer les autres pour jouir, oisifs et respectés, des travaux du prochain et obliger celui-ci à exécuter leurs ordres, tandis qu'ils se prélassaient dans la splendeur de l'autorité et du pouvoir, protégés par une armée de ceux-là mêmes qu'ils avaient contraints à reconnaître leur tyrannie, ou par l'astuce ou par la crainte. Tout cela tirait son origine de cette ambition par laquelle nos premiers parents avaient présumé et espéré témérairement devenir des dieux. Et en réalité, notre appétit de domination ne se fixe pas d'autre borne que d'atteindre à la divinité. Ne le montra-t-il pas assez, ce jeune et turbulent roi de Macédoine, lorsque, pensant avoir réalisé la conquête du monde entier, il s'aperçut qu'il n'avait encore que peu fait et que la majeure partie restait à vaincre ? De là résulte que furent corrompues par la violence des dominateurs, les lois acceptées comme justes par tous ; de là naquirent les murs entourant les villes et la guerre, tantôt civile, tantôt étrangère, fléau le plus contagieux qui soit. En cet état, il fut déjà nécessaire de commencer à refréner le courant de paresse, d'arrogance et de misère humaine, car le nombre des humains étant augmenté, certains n'avaient pas de quoi se sustenter, et des paresseux demandaient leur alimentation au travail d'autrui. En conclusion, les champs contigus aux villes furent d'abord divisés, comme de raison, entre les citoyens et l'on en marqua les limites qui furent consacrées par l'autorité des lois. Et comme l'échange direct des choses entre elles, le seul qui avait été usité jusqu'alors, paraissait incommode, on inventa la monnaie de commun et public accord, comme une marque qui, autorisée par la garantie de la cité, devait suffire pour que quiconque reçût la chaussure de la main du cordonnier, le pain du boulanger et le drap du fabricant. Cette marque ou signe se grava dans une matière qui devait conserver aisément les empreintes grâce à sa dureté et solidité ; elle ne s'userait pas entre les doigts qui la manieraient ; elle ne se déprécierait pas par une trop grande abondance et devait être reçue sans difficulté en raison de son prix. On utilisa d'abord le cuivre, puis l'argent, puis l'or, métaux auxquels la valeur était accordée à cause d'une noblesse essentielle qui, disait-on, les distinguait. Au début, on frappa une foule de ces monnaies et on les répartit entre les citoyens pour que, chacun d'eux s'en servant, elles fussent données en paiement du travail ou des biens des autres, et reçues en échange des siens propres. On conserva, par ce moyen honnêtement appliqué, les commodités de la vie. Elles furent transmises des uns aux autres et, leur répartition s'équilibrant par les échanges réciproques des métiers de la cité, chacun put avoir sa part. Mais voici que survinrent diverses éventualités. Les uns, cessant le travail pour cause de maladie corporelle, vinrent échouer dans la pauvreté parce qu'ils se virent dans l'obligation de dépenser leur monnaie sans en recevoir d'autre. La même chose advint à ceux qui perdirent leur bien dans la guerre ou dans quelque autre grande calamité inévitable à ceux qui vivent en ce monde de perturbations, comme les incendies, inondations, ruines, naufrages. Il en fut d'autres dont la profession cessa d'être lucrative et, en outre, ceux qui dissipèrent sottement leur patrimoine ou le gaspillèrent niaisement. Enfin, si les voies pour acquérir et conserver la fortune sont nombreuses, celles qui conduisent à la perdre ne le sont peut-être pas moins. Tout ceci, par une loi mystérieuse, c'est-à-dire cachée aux entendements humains, s'appliqua aux biens extérieurs, ceux que les Anciens dénommèrent précaires. Egalement, le corps misérable et maladif se pourvut, pour se soulager, des remèdes cherchés au prix de l'expérience ; et pour le relèvement du courage abattu, on rechercha les conversations et les bons offices des amis. Les hommes se donnèrent ensuite des maîtres d'âge mûr pour diriger la vie, montrer le chemin de la vertu et guider le talent. Ce furent d'abord pour chacun le père, la mère, puis ses parrains, marraines, oncles, aïeuls et des parents plus éloignés, ayant avec eux des liens du sang moins étroits. Puis vinrent les écoles, les maîtres de la philosophie, et une foule de fondations que laissèrent à cette fin les hommes les plus célèbres. Mais ces remèdes, il fallut aller les chercher loin ; tantôt, il étaient inconnus ou coûteux, ou l'on ignorait le moyen de s'en servir ; d'où il résulte que l'on avait besoin de l'aide d'autrui. Quelques-uns ne trouvèrent pas de maître pour cultiver leurs facultés ; d'autres furent corrompus et perdus par le maître lui-même, perverti et mauvais, comme l'est le vulgaire, grand propagateur d'erreurs. Et un voisin pour un autre voisin, et le père pour le fils devinrent les auteurs et initiateurs des opinions perverses. De même, beaucoup de maîtres d'esprit impur et dépravé, auxquels on ne confierait pas ses oies, dirigèrent les écoles des enfants nobles. Il en fut d'autres qui, faisant peu de cas du maître, allèrent flottant de principe en principe, avec tout l'aveuglement de leur obstination, écartant d'eux tout guide ou choisissant celui qui y voyait le moins clair. De la sorte, l'homme devenu complètement misérable, extérieurement et intérieurement, paya très justement la vilenie par laquelle il entreprit d'usurper la divinité. Ainsi fut abattu l'orgueil de l'animal le plus présomptueux, jusqu'à en venir à être le plus faible et celui qui, par lui-même, vaut le moins de tous. Toute sa vie et sa santé dépendent du secours des autres ; ceci afin que soit coupé à la racine cet orgueil qui, par la faute de nos premiers parents, est transmis à leurs descendants ; ou bien, par l'effet des décrets mystérieux de Dieu, enlevant aux uns l'argent, aux autres la santé ou l'intelligence, parce qu'ils auraient mal employé ces biens ; tandis que pour d'autres, cette pauvreté est l'instrument de grandes vertus parce que le Prince et Gouverneur de ce monde, le plus sage et le plus libéral des pères, oriente tout vers notre profit. Concluons donc que tout qui est tributaire de l'aide d'autrui est pauvre et a besoin de miséricorde, dont le nom grec «g-eleehmosuneh» signifie également l'aumône, laquelle ne consiste pas uniquement à distribuer de l'argent, comme le pense le vulgaire, mais réside en toute oeuvre par le moyen de laquelle on secourt la misère humaine. [1,3] CHAPITRE III. Quelle peut être la raison de faire le bien. Pour que tous sachent quel est le degré d'importance des bienfaits, comment ils doivent être accomplis et reçus, et jusqu'où doit s'étendre la gratitude de chacun, je déclarerai quels sont les principaux et les plus notables, également ceux qui sont proches de ceux-ci et ceux qui s'en éloignent le plus. Beaucoup pensent que l'on ne donne et ne reçoit par bienfaisance autre chose que de l'argent ou qu'il n'y a pas plus grand bienfait que l'argent. De là prend cours la grossière erreur qui s'énonce : «Qui fut bienfaisant et secourable, s'il ne donna rien ?» ou encore «Il fut très charitable parce qu'il donna beaucoup.» Tout au plus étend-on la notion du bienfait jusqu'aux choses par le moyen desquelles on obtient de l'argent, comme lorsque quelqu'un enseigne un métier qui rapporte ou donne un conseil lucratif. En ceci, beaucoup pèchent si, quand ils donnent un conseil, ils fixent toute leur attention sur l'argent et négligent le bien de la raison et de la vertu. Mais, étant composés d'une âme et d'un corps, nous possédons en nous les choses suivantes que tantôt on se complaît à dénommer biens, tantôt acquisitions. En premier lieu, dans l'esprit est la vertu, unique et véritable bien ; après, s'y trouve l'intelligence, la perspicacité, l'érudition, la réflexion et la prudence. En outre, dans le corps est la santé robuste au service de l'âme, et aussi les forces suffisantes pour accomplir les travaux de la vie. Enfin, parmi les biens externes, sont l'argent, les propriétés, les biens fonds et les aliments. Le suprême bienfait, celui qui est le summum de la bienfaisance, est la collaboration de l'un à la vertu de l'autre. Pour cette raison, les plus favorisés de Dieu ne sont pas ceux qui sont pourvus de la noblesse, de la beauté, des richesses, de l'intelligence ou de la réputation, mais ceux à qui le Seigneur daigna communiquer son esprit pour connaître et exécuter ce qui est saint et salutaire, c'est-à-dire tout ce qui peut lui plaire. A propos de ce don, nous lisons dans le psaume CXLII : «C'est Dieu qui manifesta sa parole à Jacob, et ses justices et jugements à Israël ; il ne fit rien de semblable pour aucune autre nation, ne leur découvrit ni enseigna ses jugements et ses secrets.» Tel est le grand bienfait que le Christ accorde à ceux qui ont été véritablement baptisés en son saint nom et qui croient et se confient uniquement à lui. Ses mandataires, en tant que dispensateurs de ce bienfait, furent d'abord ses disciples qui firent tant de bien au genre humain et, après eux, tous ceux qui succèdent aux apôtres, non tant en dignité, mais en mission et en oeuvres. Il est impossible d'exprimer comme il convient combien de reconnaissance nous devons à ce bien, parce qu'il est celui que chacun doit désirer pour tout mortel et qu'il doit lui procurer, à la première occasion possible, par son conseil, sa diligence et ses oeuvres. Après la vertu, vient l'enseignement, qui concerne la connaissance de la vérité, l'instruction, dis-je, par laquelle un homme allume en un autre une lumière de sa propre lumière, sans que celle-ci diminue ; au contraire, elle en augmente plutôt. Qu'il est beau et magnifique d'enseigner, polir, instruire, orner la plus élevée des facultés qui est l'entendement ! Socrate proclamait qu'il ne remercierait pas qui lui donnerait de l'argent, mais qu'il serait suprêmement reconnaissant à qui le libérerait de son ignorance. Le saint Job, émergeant de ses misères et de ses immondices ne demande pas des dons à ses puissants amis ; il les implore seulement de l'instruire : Vous demandé-je par hasard : « Apportez-moi vos présents, donnez-moi vos biens, ou délivrez-moi de la main de l'ennemi, ou tirez-moi de la main des puissants»? Instruisez-moi,et je me tairai, et si j'ai ignoré quelque chose, enseignez-la moi. Qu'ils enseignent eux-mêmes, les hommes vils qui apprécient tant l'argent qu'ils donnent et se vantent tellement d'avoir soutenu l'instruction des autres ! Ils auront alors quelque raison de se glorifier. Aristote compare le bienfait des maîtres à celui de Dieu et à celui des parents et, pour eux trois, dit-il, nul ne peut avoir une reconnaissance proportionnée au bienfait. Il est impossible de dire combien rendraient service à la république quelques grands hommes érudits, s'ils venaient à assumer eux-mêmes la charge d'instruire l'enfance, âge impressionnable à tout et auquel il est très facile d'inculquer les saines opinions. Ils pourraient au moins assister les maîtres par leurs avis, préceptes ou autres secours du même genre, et leur indiquer du doigt le chemin à suivre. Certes, il ne sied pas que ceux qui gouvernent les villes se désintéressent de procurer aux enfants les meilleurs maîtres, ornés non seulement d'esprit et d'érudition, mais aussi d'un jugement droit et sain. Car l'instruction enfantine a une grande influence sur le reste de la vie, tout comme en ont les semences pour les moissons futures. Certainement, il conviendrait mieux veiller à ceci avec plus de soin qu'embellir et enrichir la cité, à moins que nous ne préférions laisser des descendants aussi mauvais que nous les laisserons riches ! Outre ce que nous venons de dire, combien grande et glorieuse doit se réputer la charge d'apaiser et de tranquilliser les courages abattus. Ce résultat s'obtient, partie par les préceptes de la vertu, partie par les bons traitements, les consolations, la bonne grâce, les visites, les attentions. Ajoutons encore la mission de défendre les corps. C'est à tous ces bienfaiteurs que furent appliquées les appellations de libérateurs et de conservateurs, et c'est pour eux que l'on tressa jadis tant de couronnes, emblèmes du courage et de la gloire, à savoir : celle de gramen pour qui avait sauvé un citoyen dans la bataille, celle de chêne pour qui avait fait lever quelque siège. Pour la même raison, la médecine fut aussi tenue dans la plus haute estime et louée comme une invention des dieux. «Le médecin, dit Homère, vaut plusieurs hommes.» Et le Seigneur ordonne que l'on honore le médecin. De même, quel grand acte n'est-ce pas de délivrer autrui de la prison et de la captivité ? Térence Culeus, sénateur, libéré de la prison de Carthage par Scipion l'Africain, considéra et vénéra ce dernier toute sa vie comme son seigneur et assista tête découverte à son triomphe. Autrefois, il était très honorable, jusque chez les païens eux-mêmes, de délivrer les captifs en payant de ses propres biens, comme l'atteste Cicéron en son livre «Des Offices» ; et pour grandir l'amour du peuple pour son prince, le jour de son avènement, lui donnant ainsi la qualité de bienfaiteur suprême, on imagina d'ouvrir les portes des prisons et des cachots aux condamnés. Dans le classement des bienfaits, on laisse presque en dernier lieu l'argent. Cependant, aider par ce moyen est chose libérale et honnête et en laquelle on trouve une douceur merveilleuse, parce que, ainsi qu'Aristote, Cicéron et les autres philosophes l'enseignent, il est plus glorieux et agréable de donner que de recevoir, ce que confirme d'ailleurs la sentence du Seigneur, ainsi qu'on le voit dans l'épître de saint Paul aux Corinthiens : «Selon la parole du Seigneur, dit-il, c'est une chose plus heureuse de donner que de recevoir.» Ayant pris goût à la libéralité, on ne peut s'en abstenir tant qu'on a matière à donner et, quand on n'en a plus, on en cherche parfois même en dérobant. Ainsi le démontrèrent par leur exemple nombre de ceux qui enlevèrent aux uns pour donner aux autres, tels Alexandre, Sylla et César. Pour cette raison, un ancien adage dit que donner ne signifie rien en soi. Donner, même à ceux que nous savons être ingrats, réjouit uniquement parce que nous donnons. I l y a réellement une certaine analogie avec les attributs et la nature de Dieu à voir les autres nécessiter notre secours, tandis que nous n'avons pas besoin du leur et à constater qu'ils attendent nos mains et notre aide. Car il est dit de Dieu dans les Psaumes : «J'ai dit au Seigneur, tu es mon Dieu, parce que tu n'as pas besoin de mes biens» ; et à un autre endroit : «Toutes choses attendent de toi, Seigneur, que tu leur donnes en temps opportun leur subsistance. Tu ouvres ta main et tu remplis de bénédiction tout être animé.» Il existe ici une très grande erreur qui consiste à dépouiller les uns pour donner aux autres. En effet, quelle espèce de bienfait peut trouver son essence dans l'injustice ? En réalité, de pareils actes n'atteignent pas la grâce à laquelle ils aspirent, car celui qui profite du don l'oublie, et celui qui en pâtit s'en souvient ; et en voulant paraître puissant, on est obligé d'avoir recours à ses inférieurs. De sorte que l'on dit déjà vulgairement : «Grand prince, grand mendiant ». Mais j'ai plutôt dit ceci pour montrer combien il y a de douceur dans l'action de donner ; et cette douceur peut, à elle seule, inciter à être généreux, en dehors de toutes les autres raisons. Ainsi, de même que l'homme, ayant besoin de secours de toutes parts, ne doit pas être uniquement secouru en ce qui touche la subsistance, nos bienfaits ne doivent pas non plus se limiter au don d'argent. On doit faire le bien d'abord en rapport avec ce qui est propre à l'âme, comme l'espérance, le conseil, la prudence et les préceptes pour la vie ; ensuite, avec ce qui est inhérent au corps, à savoir, la présence matérielle, les paroles, les forces, le travail et l'assistance ; et enfin avec ce qui est externe, comme la dignité, l'autorité, la constance, les amitiés et l'argent en y comprenant tout ce qui s'acquiert par lui. En tout ce que chacun pourra, il portera aide et assistance à ceux qui en ont besoin. Et il ne nuira à personne en rien de ce qui dépendra de lui, à moins que par ce moyen, on ne concourre à l'exaltation du bien qui les domine tous et qui est la droiture ou la vertu. Mais alors, ceci ne pourra s'appeler un dommage, car il ne faut pas donner à chacun ce qu'il convoite, mais ce qui lui convient. Et à cette fin, celui qui a charge d'en juger doit être libre de toute passion de l'âme. [1,4] CHAPITRE IV. Combien il est naturel de faire le bien. Cependant, le Seigneur très clément prit pitié de l'homme parce que celui-ci eut honte de son forfait, soit aussi en considération de ce qu'il y avait été induit par les persuasions de l'ennemi astucieux ; et il lui réserva le séjour qu'il lui avait d'abord destiné, mais dont l'obtention était beaucoup plus laborieuse. Il voulut qu'en cette vie, les uns aidassent les autres par la charité ; d'abord, pour que les hommes commençassent dès ce monde et par cet amour, à se préparer à la cité céleste où ne règnent que l'amour perpétuel et la concorde indissoluble. De plus, Dieu fit en sorte que l'homme, contraint à passer sa vie en société et en communauté, dépravé dans son âme et orgueilleux par sa tâche originelle, eût besoin de l'aide des autres, seul moyen d'établir et de maintenir entre tous une sociabilité fidèle et durable. Il était certain que chacun, enorgueilli par son arrogance originelle et par sa propension au mal, mépriserait et abandonnerait son compagnon, s'il n'était retenu par la crainte d'avoir besoin de lui à un moment donné. Car, à personne ne fut accordée par hasard la faveur de la fortune, sans qu'il dût s'abaisser à son corps défendant, à implorer le secours de son inférieur. Et même, cette faveur ne peut s'acquérir ni se conserver sans l'aide des petits. Les grands rois nous servent d'exemples, eux dont le pouvoir se fonde sur leurs sujets et tomberait à l'instant où ceux-ci l'abandonneraient. Quel enfant ou quelle vieille ignore que les plus grands empires s'affirment avec l'assentiment des vassaux et qu'ils ne seraient rien si personne n'obéissait ? Elle ne peut subsister longtemps, une république où chacun ne soigne que ses affaires et celles de ses amis et où nul ne se soucie des affaires communes. Tantôt, tout se gouverne par la volonté d'un seul ; c'est ce que nous appelons monarchie. Tantôt, un petit nombre administrent ; c'est ce que nous dénommons oligarchie. Si c'est le peuple qui détient le pouvoir suprême et l'autorité, cela constitue la démocratie. La république est juste et l'empire est salutaire chaque fois que les citoyens et conseillers de ceux qui gouvernent s'en réfèrent à l'utilité publique. Mais si un particulier quelconque va attirant à lui tout ce qu'il peut par l'astuce, l'adresse et la force, le peuple se crée alors son propre tyran et il est impossible que se maintiennent longtemps la liberté et le pouvoir ; à bref délai, les citoyens deviennent esclaves de la force et de l'arbitraire d'autrui. Ceci est bien prouvé par l'exemple des très puissantes républiques romaine et athénienne, et le prouvent encore toutes celles qui seront affligées de tels citoyens, plus jaloux de leur propre grandeur et de leur propre puissance que de celles de leur patrie. Surtout, il est absolument dans l'ordre naturel que, étant donné que nous avons besoin de l'aide de beaucoup d'autres, nous apportions la nôtre également à un grand nombre. Et ainsi, le désir d'être utile pénètre si merveilleusement les coeurs humains, que les esprits généreux voudraient faire le bien et porter assistance au plus possible de leurs semblables, appréciant cet acte comme la chose la plus honorable et la plus noble. Et ceci, sans profit aucun pour eux-mêmes, mais parfois, au grand détriment soit de leurs biens, soit de leur vie. Ainsi l'entendirent beaucoup de grands hommes au coeur généreux et élevé, qui soulagèrent les opprimés, secoururent les pauvres, réconfortèrent les malades et procurèrent aide et consolation aux affligés, obtenant par ce moyen la grande récompense d'être jugés dignes de l'immortalité. Il est tout aussi certain que l'antiquité n'ignora pas combien la bienfaisance est chose très divine. Mais pourquoi parlé-je uniquement des hommes bons, quand les pirates et les brigands qui infestent la mer et la terre avec le dessein constant de voler, veulent feindre de faire le bien à quelques-uns ? Car, pouvant les tuer, ils les épargnent, ce qui est le plus grand bienfait que l'on puisse attendre d'un voleur. Les soldats, hommes vantards de nature, ne louent leur courage et leur force que parce qu'ils considèrent le bien commun, auquel ils se flattent de se dévouer, comme un puissant refuge à ménager. En conséquence, rien ne doit plus aviver et préoccuper les pensées de l'homme que le désir de faire le bien à autrui, soit parce qu'il en fut ainsi ordonné par Celui qui a assigné la plus magnifique récompense à l'obéissance à ses préceptes ; ou parce que, autrement, les sociétés des hommes ne peuvent perdurer ; ou encore parce que celui qui ne fait pas le bien quand il le peut agit inutilement et contre la nature ; ou parce que, par cette voie, les uns mettent le bienfait comme en réserve pour les autres, pour le cas où le plus puissant ne voudrait pas secourir le plus faible. Enfin il convient qu'appelés par les voix du destin universel, tous collaborent à un si noble but : faire le bien, parce qu'à tous, il peut nous échoir de nous trouver dans le besoin. [1,5] CHAPITRE V. Pour quelles causes certains s'abstiennent de faire le bien. Elles sont deux, les causes pour lesquelles notre bienfaisance a coutume de se restreindre, à savoir : soit que nous désespérions de pouvoir être utiles aux autres ou que nous pensions que nous devons pour cela faire tort à nous-mêmes ou à ceux que nous aimons, tels nos enfants, nos parents, nos amis ; soit encore que nous jugions que ce que l'on donne au méchant ne profite pas et que nous nous montrions trop affectés de l'ingratitude. De plus, nous nous aimons si tendrement que nous ne nous aventurons pas à bien faire, si même cela ne nous gêne nullement. Je considérerai d'abord les pauvres et ensuite, les riches. Il n'y a rien de plus aimable que la vertu et nulle chose n'attire aussi fortement les hommes que la beauté de ce qui est honnête. Au contraire, rien n'est plus laid que le vice et nulle chose ne provoque autant de répulsion à ceux qui le considèrent. Ainsi donc, suivant ces anciens vers : «Celui qui donna à qui en était digne, fut favorisé en donnant» et suivant la maxime d'Ennius : «Je tiens pour des méfaits les bienfaits mal faits», il n'y a rien qui nous retienne plus de donner que la crainte de placer indignement nos bienfaits. Et ceci, pour deux raisons : la première, parce que la faveur ne fut d'aucun profit à qui nous l'accordâmes, et il nous pèse d'avoir perdu dépense et effort ; la seconde, parce que nous constatons que celui qui la reçut est un ingrat et, non seulement ce vice offense celui contre qui il se commet avec détermination, non seulement il fait tort à l'ingrat, mais il nuit à tous en général parce qu'il refrène le désir des hommes de bien faire et refroidit l'ardeur à aider les nécessiteux. On conte d'un certain Timon, homme riche d'Athènes, qu'il fut d'abord très bienfaisant et extraordinairement libéral ; mais ayant constaté que beaucoup étaient pour lui ingrats et sans reconnaissance, il tomba dans une espèce d'abhorration du genre humain qui lui valut le nom de «misanthrope», ce qui veut dire «plein de haine pour les hommes». Nous voyons beaucoup de gens qui retournèrent contre leurs maîtres l'éloquence, la langue et le style que ceux-ci mêmes polirent, illustrèrent et perfectionnèrent en eux. Dès lors, qui voudra encore enseigner ? Nous voyons nombre de pères déshonorés, volés, expulsés, blessés, tués par leurs propres enfants. Qui se déterminera encore à les éduquer, à les élever, à leur donner la vie ? Nous voyons que beaucoup de favorisés, de domestiques, de servantes, admis au foyer et dans la famille, aidés financièrement, élevés avec dignité, considérés et traités comme des enfants, souillèrent les femmes de leurs maîtres, leurs filles, leurs parents, les moeurs de leurs enfants, volèrent la famille et furent traîtres à leurs bienfaiteurs, de telle sorte qu'il eût mieux valu accueillir un serpent à la maison que des gens aussi pervers. Qui alors ne préférerait passer sa vie dans les forêts et les déserts ? Un gouverneur d'une cité qui se soucie jour et nuit de l'utilité publique, à son détriment et à force de travail, sera accusé de légèreté et d'inhabilité pour gouverner. Le peuple méprise un prince juste et obéit à un mauvais ; ceci pousse beaucoup de princes à être mauvais, faisant ainsi payer les fautes des ingrats à ceux qui sont reconnaissants. Pour ce motif, chacun hait l'ingratitude, même celle qui concerne autrui. Et elle a été tenue pour un crime de telle gravité que, bien qu'elle soit fréquente dans toutes les républiques, on ne lui trouve pas de châtiment établi par les lois, parce que la mesure de celui-ci excède toute appréciation humaine et il serait de ceux pour lesquels, comme le dit Sénèque, on s'en remet uniquement au Roi des Vengeances. Il est des gens qui choisirent des fils de mendiants même pour les éduquer et les instruire dans les moyens de gagner leur vie, les adoptèrent en qualité de fils, les faisant leurs héritiers par testament, lesquels s'éloignèrent peu après de leurs maîtres, avec ce qu'ils leur enlevèrent ; ou bien, s'ils demeurèrent quelque temps dans la maison, ils se livrèrent complètement au dévergondage et à l'immodestie, se firent détracteurs et méritèrent les épithètes de discuteurs, insolents, perfides et intolérables. Et puisque ces considérations nous amènent à parler des mendiants, si l'on observe leur vie et leurs vices, les crimes et les délits qu'ils commettent chaque jour, on admirera plus encore qui consentira à s'occuper d'eux. Ce qu'on leur donne est chose perdue ! D'abord, ils demandent éhontément et importunément, plus pour obtenir de force que par prière. Pour cette seule raison, certains ne leur donnent pas et d'autres leur donnent pour se débarrasser de cette importunité. Sans s'inquiéter du lieu ni du temps, ils mendient même pendant les offices sacrés et le saint sacrifice de la messe, empêchant les autres de vénérer attentivement et pieusement le sacrement. Ils s'insinuent dans la foule la plus dense, défigurés par leurs plaies, respirant par tout leur corps une hideur répugnante. Ils s'aiment tellement eux-mêmes et se désintéressent à tel point de la santé publique, qu'il leur importe peu de communiquer aux autres le germe de leurs maladies, car il n'est presque aucune espèce de mal qui ne soit contagieux. Et ce n'est pas tout. On a constaté que beaucoup, à l'aide de certaines drogues, provoquent et aggravent sur eux-mêmes des plaies, afin de paraître plus pitoyables à ceux qui les regardent. Non seulement, ils enlaidissent leurs corps de la sorte, par désir de lucre, mais aussi ceux de leurs enfants et des petits que parfois même ils ont empruntés pour les traîner partout. Je sais de ces gens qui vont jusqu'à emmener des enfants dérobés et affaiblis pour émouvoir davantage la sensibilité de ceux à qui ils demandent l'aumône. De même encore, beaucoup qui sont sains et robustes, feignent diverses maladies ; mais s'ils se croient seuls ou si la nécessité en survient soudainement, ils montrent très clairement combien ils sont bien portants. Il en est qui se réfugient dans la fuite si quelqu'un veut les guérir de leurs plaies et accidents. D'autres, oisifs, se font une profession de leurs maux, pour la douceur que leur procure le profit. Ils ne veulent de nulle manière changer leur mode d'acquérir de l'argent. Et si quelqu'un veut les sortir de leur état de mendicité, ils ne mettent pas moins d'ardeur à s'en défendre que d'autres à garantir leurs richesses. Et ainsi, tout en étant déjà riches, quoique secrètement, ils demandent encore l'aumône et la reçoivent de ceux auxquels, à meilleur escient, ils devraient la donner. Ceci ayant été décelé pour quelques-uns a rendu les autres suspects. Il en est aussi qui ayant toujours à la bouche le nom de Dieu et de tous les saints imaginables, n'ont rien moins que cela dans leur coeur et profèrent contre Dieu des blasphèmes de révolte. Il est pénible de voir leurs querelles rageuses, leurs malédictions et imprécations. Pour un denier, l'on obtient d'eux cent parjures, coups et meurtres, le tout, avec le plus grand cynisme et la plus épouvantable cruauté. Parfois, ils dédaignent l'aumône qu'on leur donne, si elle n'est pas aussi importante qu'ils le désirent ; ils la repoussent d'un air fâché et contrarié et avec des paroles injurieuses. L'aumône reçue, ils se rient et se moquent de ceux qui la donnèrent, tant ils sont éloignés de prier Dieu pour ceux-ci. Les uns cachent avec une avarice incroyable ce qu'ils recueillent et ne le révèlent même pas à leur mort pour qu'on en puisse faire usage en leur faveur. D'autres, avec une ostentation et une prodigalité détestable, consomment désordonnément ce qu'ils acquièrent, en repas splendides tels que n'en font pas chez eux les citoyens opulents. Ils gaspillent plus aisément une pièce d'or en chapons et poissons délicats ou en vins généreux que les riches une pièce de cuivre. Ce n'est pas sans raison que l'on a dit que ces pauvres mendient pour le gargotier et non pour eux. Et cela provient de l'assurance où ils sont de trouver demain autant d'argent qu'ils en dépensent et avec la même facilité. Je ne sais réellement pour quelle cause l'économie est si rare chez les gens médiocrement fortunés et beaucoup plus rare encore si leurs fortunes ont été acquises sans effort et sans travail. Enfin, avec quel vacarme ils mangent ! Quelles vociférations ! On dirait à les entendre qu'il y a querelle entre ribaudes et ruffians ! Ils cherchent et sollicitent les plaisirs avec plus d'avidité et s'y livrent et s'y plongent avec plus d'acharnement et plus profondément que les riches. Pareil genre de vie les rend insociables, dévergondés, voleurs et inhumains ; et les jeunes filles deviennent dissolues et impudiques. Si quelqu'un leur donne libéralement quelque bon conseil, ils murmurent sans contrainte, ayant toujours ces mots à la bouche : «Nous sommes les pauvres de Jésus-Christ». Comme si le Christ reconnaissait pour siens des pauvres si éloignés de ses moeurs et de la sainteté de vie qu'il nous enseigna ! Le Christ n'appelle pas bienheureux, les pauvres d'argent, mais les pauvres d'esprit. Et ceux dont nous parlons élèvent parfois plus orgueilleusement leur esprit et leur coeur, en raison même de ce qu'ils sont pauvres, que les riches en raison de leur richesse et de leur abondance. Ils haïssent tous ceux qui ne leur donnent pas ou qui les morigènent. Rien ne les empêche de dérober, sinon la crainte du châtiment ou l'absence de l'occasion. Mais quand ils trouvent celle-ci, ils n'ont plus aucun respect des lois ni des magistrats. Tous pensent que leur pauvreté autorise tout. Ils ne voudraient point soulager leurs colères par les paroles ou avec les poings, mais par le fer et la mort. Ceci est prouvé par les nombreux homicides qu'ils ont commis secrètement. Et si parfois il se produit quelque émeute, personne plus qu'eux ne se rend coupable de meurtres, soit indirectement par de traîtresses délations aux uns et des instigations aux autres, soit de leurs propres mains. De sorte que ce n'est pas sans de très graves raisons que les Romains retirèrent aux nécessiteux tout emploi, toute charge et administration de la république, parce qu'ils les considéraient comme ennemis des citoyens. Que l'on ne pense point que je dis cela de tous sans exception, mais c'est ce qui arrive généralement. Néanmoins, si chez certains hommes et certaines nations, règnent tels vices, si d'autres ont aussi les leurs, différents peut-être, il en est toutefois qui n'en ont point. De plus, ce que j'en ai dit est pour exhorter les hauts magistrats et les particuliers à secourir les pauvres de toute urgence pour qu'une telle grande souillure, un chancre aussi hideux ne s'enracine et ne s'incruste pernicieusement dans le coeur de leur cité. [1,6] CHAPITIIE VI. Comment doivent se comporter les pauvres. Maintenant, il convient d'enseigner et d'apprendre aux pauvres eux-mêmes de quelle manière ils doivent agir en leurs adversités. Ils doivent d'abord considérer que la pauvreté leur fut envoyée par le jugement mystérieux d'un Dieu très juste, pour leur utilité même ; car elle leur enlève l'occasion et la matière du péché, et cette grâce leur est donnée pour qu'ils s'exercent plus facilement à la vertu. Partant, non seulement il faut supporter cette pauvreté avec patience, mais il faut l'accueillir avec plaisir comme un don de Dieu. Qu'ils se tournent vers le Seigneur qui les a touchés d'une marque insigne de son amour, parce que qui aime bien châtie bien. Qu'ils ne perdent pas le fruit de l'épreuve et de l'adversité, lequel est de se connaître eux-mêmes et de connaître leur Créateur qui les avertit, les appelle et les rapproche de lui, détachés du monde et élus de Dieu. Nus, sans liens et sans entraves, qu'ils accompagnent joyeusement le Christ dépouillé, libéré et nu. Qu'ils agissent saintement et se confient à Dieu seul et non en quelque secours humain. En admettant qu'il leur survienne des maux en cette vie, qu'ils travaillent et s'évertuent pour n'en point avoir de beaucoup plus grands et de pires dans l'autre. Qu'il ne soit pas dit que pour de minimes et très vulgaires profits dans une vie si pleine d'amertume, ils encourent le risque de perdre les jouissances célestes. Qu'ils ne feignent rien, qu'ils ne paraissent pas, en usant d'impostures comme d'un moyen, d'un artifice, avoir plus de confiance dans leur simulation qu'en la bonté du Christ qui nous nourrit tous. Car ce qui nous entretient, ce n'est ni l'argent ni le pain qui, d'aucune façon, ne manquera à ceux qui seront de vrais pauvres comme Jésus les aime : simples, purs, humbles, aimables. Qu'ils demandent et s'adressent aux gens modestement et avec douceur. Il n'est rien de plus beau que l'humilité et la modestie, rien de plus efficace pour gagner la sympathie. Mais au contraire, y a-t-il chose plus intolérable qu'un pauvre orgueilleux ? C'est de lui que le sage hébreux dit : «Mon âme abhorre trois espèces d'hommes et j'ai commisération de leurs âmes : le pauvre orgueilleux, le riche astucieux et le vieillard infatué et insensé.» Qu'ils ne haïssent personne, qu'ils n'envient à personne les biens périssables, mais qu'ils se résignent et cheminent ainsi à grands pas vers les jouissances immortelles. Qu'ils aiment et ils seront aimés. Qu'ils soient semblables au Christ dans la pauvreté et l'imitent dans la charité. Que ceux qui pourront travailler ne demeurent pas oisifs, car Paul, le disciple du Christ, le défend. La loi de Dieu a assujetti l'homme au travail et le psalmiste dénomme bienheureux celui qui mange le pain acquis par le travail de ses mains. D'ailleurs, tout aussi bien que maintenant rien ne leur est plus doux que la molle et paresseuse oisiveté, s'ils s'accoutumaient à faire quelque chose, rien ne leur serait aussi pénible et haïssable que le désoeuvrement, rien aussi agréable que le travail. Et s'ils ne me croient pas, moi, qu'ils interrogent ceux qui délaissèrent l'oisiveté et la paresse pour l'activité et les occupations. Pour l'homme accoutumé au travail, soit par la force de l'habitude, soit par la nature de la condition humaine, l'inaction et la fainéantise sont comme une espèce de mort. Qu'ils prient Dieu beaucoup et avec de pieux sentiments pour le bien de leur âme et pour ceux qui les secourent dans les nécessités de la vie, pour que le Seigneur daigne les récompenser en leur rendant, cent pour un, les biens éternels. Qu'ils ne se bornent pas à remercier en paroles pour les secours qu'ils reçurent, mais qu'ils aient l'esprit reconnaissant, c'est-à-dire qu'ils se souviennent du bienfait. Qu'ils ne gaspillent point avec prodigalité et stupidement ce qu'on leur a donné et qu'ils ne le conservent pas non plus sordidement et mesquinement, car ils ne l'emporteront pas dans l'autre vie. Qu'ils le dépensent avec prudence et pour les usages nécessaires. Puis, une fois secourus, qu'ils n'enlèvent point l'aumône aux autres pauvres ; au contraire, qu'ils la leur procurent s'ils le peuvent et qu'à leur tour, ils donnent de leur superflu quotidien, imitant cette vieille Juive qui, en dépit de toute sa pauvreté, offrit deux deniers au Seigneur, c'est-à-dire tout son avoir, et fut louée de la bouche sacrée de notre Sauveur. Bienheureuse femme qui oublia sa pauvreté pour ne penser qu'à Dieu ! C'est ainsi qu'elle mérita une si haute louange de sa dévotion. Heureuse aumône qui fut prélevée sur les besoins mêmes de la pauvreté ! Pour cela, cette aumône fut préférée aux dons magnifiques des riches, ainsi qu'en témoigne le Christ. Que ceci ne paraisse pas impraticable aux hommes chrétiens, car certains païens à qui la sainte piété était étrangère firent de même : ayant vendu dans leur boutique ce qui suffisait pour l'entretien de leur journée, ils envoyèrent un acheteur au voisin qui n'avait vendu que peu ou rien. Combien endurci doit être le coeur d'un chrétien que ne fléchissent pas les exemples des hommes qui servent le monde et non Dieu, ni tant de promesses de grande peine ou récompense du divin Maître, lesquelles promesses ne réclament rien d'autre sinon désirer et faire du bien au prochain chaque fois qu'on le peut !... Mais revenons aux pauvres. Qu'ils éduquent et instruisent pieusement et saintement leurs enfants pour que, si même ils ne leur laissent pas de richesses, ils leur lèguent la vertu et la sagesse, héritage qui doit se préférer à tous les royaumes. S'ils pratiquent ce que nous avons dit, s'ils vivent de la sorte, j'affirme, et j'ose m'en porter garant, au risque de ma tête et de ma vie, que si la nourriture leur manque parmi les hommes, Dieu, du haut du ciel, les pourvoira. Celui qui n'y croit point, c'est qu'en réalité il n'accorde pas foi aux promesses du Christ et ne comprend pas que le principe de conservation de sa vie n'est nullement en premier lieu la nourriture, mais la volonté de Dieu. [1,7] CHAPITRE VII. Quels vices empêchent ceux qui le pourraient de faire le bien. Il y a d'autre part en nous d'autres vices qui refrènent plus encore notre bienfaisance, et tous sont nés de notre amour-propre immodéré, qui engendre inévitablement l'orgueil et le désir de surpasser nos semblables, d'où résulte que nous opprimons les autres. De là provient l'envie, toujours unie à forte dose à l'orgueil, et par laquelle nous voulons que nos biens nous appartiennent absolument en propre, de sorte que nous ne souffrons pas que quelqu'un arrive à nous égaler en hauteur ni en grandeur, haïssant non seulement ceux qui s'élèvent, mais aussi ceux par lesquels ils arrivent à s'élever. Il se produit aussi une certaine hésitation dans notre coeur lorsque nous craignons que certains ne s'offensent de ce que nous en favorisions d'autres. Et ceci retient aussi un bon nombre de défendre autrui des injustices parce qu'ils redoutent d'encourir eux-mêmes des représailles et des inimitiés. D'aucuns craignent aussi d'accorder leurs bienfaits à un ingrat. Ils se méfient plutôt à cause des désillusions échues à autrui qu'à cause des leurs propres, sans chercher à expérimenter à leurs dépens si leur charité n'aura pas, par hasard, meilleur succès. De même, nous sommes retenus de bien faire par une espèce d'inertie physique, née de nos habitudes trop délicates et trop douillettes ; de sorte qu'en nous montrant d'ailleurs très diligents pour notre profit et notre divertissement, nous fuyons tout effort et toute sollicitude dès que ceux-ci pourraient profiter au prochain. Nous parcourons mer et terre pour une petite satisfaction, nous courons mille dangers pour un léger passe-temps, pour un plaisir ; mais pour le bien de notre frère, montrer le moindre empressement et même seulement mouvoir la main nous paraît une peine excessive. Loin de là ! Les plaisirs, les divertissements, le luxe, l'ostentation et les dépenses superflues prévalent à tel point que la fortune la plus élevée ne peut y suffire ; et ainsi, nous ne nous risquons pas à faire le bien à autrui par crainte de manquer de quoi que ce soit pour nous-mêmes. Cette froide pusillanimité procède également de ce que non seulement nous avons perdu le discernement des choses bonnes, mais également leurs véritables noms. Nous avons tellement cédé aux vices, que par un consentement tacite, nous leur attribuons ce qui est propre aux vertus. Nul ne croit mal faire si les autres ne jugent qu'il agit mal. La louange pour la tempérance, l'économie, la sobriété, la modération, s'est muée en mépris. La prodigalité et la vaine ostentation sont absurdement appréciées comme dignes des nobles et des riches, à tel point que certains en arrivent à se glorifier de s'enivrer souvent, comme si l'homme ivre ne se ravalait pas au rang de la bête. Gaspiller des sommes d'argent considérables pour les jeux, pour payer des flatteurs et des bouffons, pour les théâtres et réunions somptueuses, est considéré comme chose pleine de gloire et de beauté. Mais la simplicité, la candeur et la droite sagesse sont réputées niaiseries ; le nom de prudence est donné à la duplicité et à l'astuce, et celui d'esprit est réservé à la satire méchante. Enseigner, instruire les autres est considéré comme bassesse et office d'hommes vils, même en ce qui concerne l'éducation de ses propres enfants, à moins qu'il ne s'agisse de leur apprendre les arts de la vanité et de l'orgueil. Prier et supplier le Seigneur sont même réputés actes inconvenants et peu décents, afin que nous ne paraissions pas admettre que Dieu soit plus grand que nous et que nous ayons besoin de son secours en quoi que ce soit. Tout cela nous a été apporté par quelques siècles d'ignorance, de stupidité et de barbarie. De plus, l'argent, qui ne fut à l'origine qu'un moyen d'acquérir la nourriture et le vêtement, devint l'instrument universel de l'honneur, de la dignité, de l'orgueil, de la colère, de l'abondance, de la vengeance, de la vie, de la mort, du pouvoir, enfin de toutes les choses que nous mesurons avec l'argent. Son prix s'étant tellement élevé, il n'y a personne qui ne juge qu'on doit s'évertuer à l'acquérir et à le conserver par tous les moyens et toutes les voies possibles, avec ou sans raison, justement ou injustement et sans distinction de profane ou de sacré, de légal ou d'illégal. Celui qui l'acquiert est déjà tenu pour sage, seigneur, roi, homme de grand et admirable conseil et talent ; mais le pauvre est réputé niais, méprisable, et c'est à peine si on lui reconnaît la dignité d'homme. Cette lamentable opinion, si bien reçue de tous, astreint à se rendre esclaves de la fortune ces hommes mêmes qui, par leur esprit, sont le plus éloignés de se soucier d'elle, parce que les uns servent aux autres d'exemple et d'attrait pour le mal. Le père, la mère, la nourrice, les frères, tout qui affirme bien aimer quelqu'un, ne désire rien de mieux pour lui que l'argent. Il en est de même de l'ami pour l'ami, du parent pour son parent, et même les ennemis ne s'adressent pas d'autre malédiction que le souhait de se voir réciproquement réduits à la pauvreté. Quelques-uns protestent par des arguments honnêtes et sérieux à leur avis. Ils disent qu'ils amassent l'argent pour la vieillesse, que leur constitution est faible et débile et requiert de ce fait beaucoup de réconfort ; c'est également, disent-ils, pour les maladies et pour divers cas imprévus qui surviennent, ou encore pour leurs enfants, petits-enfants et autres parents par consanguinité ou affinité. Ils appellent cela la prévoyance. S'il en est ainsi, pareille sollicitude est une imprudence qui n'a ni fin ni limite, car nous voulons nous charger de rendre notre lignage immortel et le pourvoir pour toujours du nécessaire. Cette préoccupation conduit à cette coutume de dire, quand on donne un peu plus abondamment aux pauvres, que l'on frustre ses héritiers et même, en mots plus injurieux, qu'on les vole, qu'on les dérobe, qu'on les dépouille. Il ne manque pas non plus de lois qui favorisent l'avarice des héritiers et lient les mains bienfaitrices ; et ainsi est devenue courante cette antithèse passée en sentence : «Tout est dû au pire héritier, rien au meilleur pauvre». Cette considération, cette vénération exagérée pour l'argent a mis les choses en tel état que chacun préfère sa fortune à sa vie et à son âme ; et que celui qui donne une aumône à un pauvre pense qu'il lui donne son sang et non un peu de métal. Il faut rapprocher de ceci que tous ont coutume de mourir comme ils vivent : celui qui passa sa vie dans l'ambition, l'orgueil et l'envie, se fait édifier, selon sa fortune, une église ou une chapelle ou un mausolée ostensiblement orné d'argent, d'or, de marbre et d'ivoire, de sorte que, dans la mort, l'avarice continue à vivre. Les armoiries sont partout répandues, la noblesse du lignage exposée avec orgueil et vanité, les armes offensives et défensives ajoutées, soit pour conquérir le ciel même si c'était nécessaire, soit pour défendre le corps ou le venger de l'injure si quelqu'un tentait de l'outrager et avant tout... pour tuer les vers qui commettront l'irrévérence de le manger ! On figure également sur le tombeau des faits belliqueux et des représentations et souvenirs de prouesses guerrières, ce qui est une bien triste recommandation pour le Juge de la Paix ! Quant aux vols et aux spoliations qu'on a commis envers les pauvres, aux richesses mal acquises ou iniquement conservées, même en sachant qu'elles ne sont point nôtres, nous demandons que l'on chante quelques psaumes et qu'on nous dise des messes, sans restituer le bien d'autrui. D'autres élèvent des forteresses, des châteaux, des pyramides, des statues, enfin tout ce qui ne permet pas que l'on perde notre mémoire et, tandis que nous allons agitant ces pensées et que nous nous promettons la plus grande gloire de leur exécution et même la survivance à notre trépas, nous refusons un denier au pauvre afin que rien ne nous manque pour pareilles dépenses, ou, pour mieux dire, nous enlevons une obole au pauvre s'il en a une et, si cela se pouvait, nous dépouillerions le dénudé. Ainsi donc, la cause principale de l'abstention de faire le bien est notre orgueil et notre amour-propre, qui éteint d'autant plus la charité envers le prochain qu'il brûle avec plus d'ardeur en nous. A ce sujet, notre Seigneur dit en son Evangile : «Parce que croîtra avec luxuriance l'iniquité, la charité de beaucoup se refroidira.» Telles sont les plus véritables et plus certaines causes pour lesquelles nous nous retenons de faire l'aumône. Mais selon la coutume commune à tous les hommes, nous rejetons sur les autres la culpabilité de nos défauts, et ce dont nous nous abstenons volontairement, nous prétextons que si nous ne le faisons pas, c'est la faute d'autrui. [1,8] CHAPITRE VIII. Comment rien ne doit nous empêcher de faire le bien. Cependant, c'est chose si belle et excellente d'être bienfaisant, et rien ne nous est plus décent et ne nous convient plus que d'être en cela imitateurs de Dieu notre père dont la bienveillance est telle que notre ingratitude est incapable de la lasser, car «il pleut sur les justes comme sur les injustes ; Il fait luire son soleil pour les bons comme pour les méchants». C'est d'autant plus vrai que, tout bien considéré, presque tous les vices des pauvres doivent nous être attribués : nous les rendons ingrats en les secourant mollement, avec froideur ou malice, non dans une intention pure, mais en visant un but autre que la bienfaisance et la grâce, outrageant le pauvre par le bienfait même, par son rappel, par notre contenance ou par l'ennui que nous témoignons. Il est aussi des gens tellement susceptibles qu'à cause de l'ingratitude d'un seul, ils ne veulent plus rien faire pour personne. Et nul n'ignore pourtant que tous les hommes ne sont pas nécessairement ingrats parce que l'un d'eux le serait, car tous n'ont pas le même caractère ni les mêmes moeurs. Avant de te résoudre à ne pas faire le bien par crainte de l'ingratitude, fais au moins toi-même l'expérience. Ecoute Sénèque, qui n'est qu'un païen, enseigner aux chrétiens ce que lui devrait au contraire apprendre d'eux. Je transcrirai le passage entier pour que chacun de nous se fasse honte de ne pas ordonner sa propre vie selon des préceptes un peu plus moraux prônés par les païens eux-mêmes. «C'est à tort, dit-il, que la multitude des ingrats refroidit notre zèle pour la bienfaisance ; parce que, d'abord, comme je l'ai déjà dit, c'est nous qui augmentons ainsi leur carence de reconnaissance. Ensuite, les dieux immortels eux-mêmes ne s'abstiennent pas de secourir un besoin général parce qu'il y aurait des sacrilèges qui les outragent. Ils agissent selon leur nature et se comportent comme des dieux qu'ils sont ; et ils assistent ceux-là mêmes qui abusent de leurs dons et les appliquent au mal. Suivons ces modèles dans la mesure où le permet la faiblesse humaine ; répandons libéralement les bienfaits, ne les donnons pas à usure. Il mérite d'être trompé, celui qui, tout en donnant, escompte un profit. Mais, dira-t-on, le bienfait n'a pas profité, ce que l'on a donné n'a pas atteint son but. Qu'importe ? Les enfants et les femmes nous ont aussi souvent trompés et se sont montrés les uns mauvais, les autres méchantes, et en dépit de tout, nous élevons les premiers et épousons les secondes. Sous d'autres rapports, nous sommes si réfractaires aux leçons de l'expérience que nous revenons au combat après avoir été vaincus et nous reprenons la mer après avoir fait naufrage. Combien plus constants donc nous devons être pour faire le bien ! Lorsque quelqu'un s'en abstient parce qu'il ne reçoit rien en retour, c'est une preuve qu'il n'agissait que par intérêt. Celui-là justifie la cause des ingrats qui d'ailleurs agissent stupidement en ne répondant pas au bienfait. Pour combien d'indignes de la lumière, le jour ne paraît-il pas ? Combien ne récriminent pas contre leur naissance ? Et néanmoins, la nature continue à donner le jour à de nouvelles existences et laisse la vie à ceux qui souhaiteraient le plus ne pas être nés. C'est le propre d'un caractère magnanime et clément de faire le bien uniquement pour le bien, non pour le profit qui peut en résulter, et de chercher le bien même parmi les méchants. Qu'y aurait-il de grand à aider nombre de gens si nul ne trompait nos prévisions ? La vertu est dans la bienfaisance qui n'est nullement assurée de la reconnaissance; d'ailleurs, l'homme noble et magnanime jouit à l'instant même du fruit de son acte. Le refus ou simplement l'hésitation touchant l'oeuvre de charité, si belle en soi, doit nous être si étrangère que, même si l'on m'enlevait tout espoir de trouver un homme reconnaissant, je préférerais ne recevoir aucun bienfait plutôt que de ne pas en accomplir ; en effet, celui qui ne donne pas tombe dans un vice plus grave que celui de l'ingrat. Je dirai toute ma pensée : Qui ne répond pas à un bienfait ne pèche pas plus que celui qui ne l'accomplit pas.» Ainsi parle Sénèque. Mais admettons que chez les païens ait existé cette crainte de l'ingratitude que Sénèque, cependant, s'efforce d'extirper, comme vous l'avez entendu, avec tant de véhémence, et cela dès le premier chapitre des livres qu'il intitule «Des Bienfaits», comme s'il s'agissait d'une pierre d'achoppement placée au seuil même de la vertu, pour gêner ceux qui entrent et entraver leurs premiers pas. Mais nous, quelle crainte peut nous retenir de faire l'aumône quand le Seigneur s'offre à nous comme répondant du pauvre et affirme recevoir lui-même ce qu'on donne aux misérables ? Cherchons-nous peut-être un autre débiteur plus riche et plus solvable ? Que peut-on imaginer de plus doux et de plus miséricordieux que notre Dieu ? Alors qu'il nous a donné tout ce que nous possédons, si quelqu'un, lui obéissant, fait la charité au pauvre pour son divin amour, lui-même se fait débiteur et veut que l'on considère comme offerte à sa Majesté la part, que nous donnons à un de nos frères, des biens qui sont à Dieu, et non à nous. Et que peut-il y avoir de plus dur, de plus cruel, de plus ingrat que nous, qui refusons de donner quand sa Majesté le commande, une partie de cela même qu'il a déposé en notre pouvoir à cet effet ? Et d'autre part, il nous promet de si grandes récompenses si nous lui obéissons et nous menace dans le cas contraire de châtiments assurés ! Il ne se conçoit pas aberration plus grande que de nous précipiter vers un châtiment certain pour accorder tant d'attachement aux choses périssables et exposées à mille accidents. En dehors de ceci, si nous secourions les pauvres avec promptitude et à temps, sans doute en résulterait-il un grand bien public, à savoir que, vu la condition et l'état de leurs affaires, ils changeraient leurs moeurs. Mais actuellement, nous laissons les mendiants pourrir dans leurs besoins ; car que peuvent-ils tirer de leurs immondes misères sinon tous les vices que nous avons déjà rapportés ? A cause de cela, leurs fautes sont des misères humaines en quelque sorte inévitables, tandis que les nôtres sont volontaires, libres et presque diaboliques. Car, dans une cité chrétienne, où se lit quotidiennement l'Évangile, c'est-à-dire, le livre de la vie et de la charité, unique principe qui s'y rencontre, qu'est-ce donc que vivre d'une manière aussi différente de celle qui s'y prescrit ? Je n'hésite pas à affirmer que même les païens quelque peu sages n'approuveraient pas notre conduite, que des cités du paganisme, il semble que nous n'ayons changé que le nom et plût au Ciel que nous n'en ayons pas augmenté les vices ! Nous écoutons la Sainte-Ecriture qui dit : «Faites le bien et priez Dieu pour ceux qui vous persécutent et vous attaquent», et nous, qui pouvons et devons aider nos concitoyens, nous considérons comme pénible et incommodant de dire une parole en leur faveur et qui plus est, nous dédaignons de leur parler. Socrate, qui était un païn, ayant relégué au second rang ses affaires particulières, malgré l'opposition et l'envie de beaucoup, allait par toute la cité enseignant, admonestant et exhortant tous et chacun en particulier, préoccupé toujours du soin de rendre meilleurs ses concitoyens et insistant sans cesse sur ce sujet. Je ne veux pas rappeler maintenant les pérégrinations des apôtres et toutes les épreuves qu'ils endurèrent. La vie et les oeuvres d'un païen suffisent pour que les chrétiens rougissent de honte. Le Christ nous dit : «Que celui qui a deux tuniques en donne une à celui qui n'en a pas.» Mais tu refuses de voir maintenant combien énorme est l'inégalité ! Tu ne peux aller que vêtu de soie, tandis qu'un autre manque même du morceau de bure nécessaire pour se couvrir. Pour toi, les peaux de mouton, de brebis ou d'agneau sont grossières et tu t'enveloppes des peaux délicates du cerf, du léopard ou du raton du Pont, tandis que ton prochain tremble de froid, transi jusqu'au coeur par la rigueur de l'hiver. Toi, chargé d'or et de pierres précieuses, tu ne donnerais pas un denier pour sauver la vie du pauvre ! A toi, parce que tu es déjà rassasié, les chapons, perdrix et autres mets très délicats et de grand prix te donnent ennui et nausées. Et ton frère, défaillant et malade, manque même du pain de son pour se sustenter et pour entretenir sa pauvre femme et ses enfants chéris, tandis que tu jettes du meilleur pain à tes chiens ! Et pendant ce temps, ne sens-tu pas le remords et le reproche au souvenir du pauvre mendiant Lazare, de ce riche plein d'ostentation, qui se vêtait de pourpre et de lin très fin et mangeait tous les jours splendidement ? Elles ne suffisent plus pour toi, les maisons où auraient tenu les cortèges des rois d'autrefois ; et ton pauvre frère n'a nul endroit où se retirer la nuit et se reposer. Et tu persistes sans craindre qu'il te soit dit un jour, avec sévérité, comme le relate l'Evangile : «Mon fils, tu as déjà reçu tes biens en cette vie». Souviens-toi de cette terrible exécration du Seigneur : «Riches, malheur à vous qui avez déjà vos joies et vos consolations ici-bas !» Quand il n'y a plus de limites à l'accumulation et à la thésaurisation en prévision des maladies et de la vieillesse, à quelles oreilles sourdes se chantent donc ces sentences : «Ne soyez pas soucieux du jour de demain ; levez les yeux, voyez les oiseaux du ciel et les lis des champs que le Père céleste nourrit et fait croître, sans souci aucun de leur part.» Est-ce que par aventure, toutes ces richesses et tous ces trésors ne sont pas exposés à beaucoup d'aléas ? Rien ne sert à l'homme d'acquérir et de conserver, contre la volonté de Dieu, dans les mains toutes puissantes de qui sont tous les événements. Combien de très riches furent réduits à la pauvreté par une étincelle de feu inaperçue, par le défaut d'un peu d'étoupe dans un navire, par une crue subite du fleuve ou de la mer, par la malice de l'homme ou par un simple mot de dénigration et de calomnie ? Comment expliquer que les pauvres vivent et se conservent bien portants en manquant de tant de choses, alors que les riches, qui en sont pourvus, deviennent malades et meurent ? Quelle énorme folie de penser que la vie ne se soutient que par l'argent et le pain ! D'aucune manière, en tout ceci, nous ne devrions ignorer ce que nous avons ouï dire tant de fois : «L'homme ne vit pas seulement de pain, mais de la parole et par la volonté de Dieu». Et ailleurs nous lisons : «La vie de l'homme ne réside pas dans l'abondance de ce qu'il possède.» Quelle chose plus claire contre le vain effort et le vain désir d'accumuler, que la parole attribuée au riche avare ? Les intérêts accumulés extrêmement avaient établi en sa pensée une si grande sécurité de vivre, qu'il se disait en lui-même : «Mon âme, mange, bois, jouis de tes biens, car tu es largement pourvue, pour de nombreuses années.» Mais dans cette nuit même il entendit ce qui se dira aussi à beaucoup d'entre nous au milieu des projets basés sur les richesses et les propriétés : «Homme insensé, cette nuit, tu mourras, tu expireras, tu exhaleras l'âme ! Pour qui sera tout ce que tu as amassé?» Après avoir entendu ceci de la bouche même de la sagesse de Dieu, point n'est besoin de mendier des exemples aux lettres profanes qui nous rapportent que beaucoup sont morts dès que leur fortune commençait à s'accroître, quand ils se disposaient déjà à refouler leurs préoccupations, à jouir des biens acquis et à passer dorénavant une vie douce et sans fatigue. De sorte que rien n'est plus fréquent à observer dans les républiques que des hommes travaillant pour mourir riches et non pour vivre. D'autre part, si ces richesses ne sont réunies et amassées qu'en vue de la vieillesse et des maladies, comment justifier tant d'excès dans le vêtement et la nourriture ? Dans quel but cette foule de serviteurs et de courtisans qui vivent oisifs, confiants dans la richesse du maître ? Pourquoi tant de chiens, d'autours, de faucons, de singes, de tables de jeu et de jongleurs ? On ne refuse rien à qui se recommande d'un riche. Quel capital se consomme pour les imbéciles et les bouffons ! Dans nos libéralités à ceux-ci, nous ne mettons aucune limite (regrettable aberration en laquelle aujourd'hui tombent grandement les Espagnols) tandis que pour l'honneur et la gloire de Dieu on ne trouve rien à faire. L'habitude des vices nous a tellement endurcis que nous ne sentons plus la suprême nuisance de certaines choses. A de tels riches, advient souvent ce que dit le Sage : «Celui qui calomnie le pauvre pour augmenter ses richesses, aura la peine de les donner à qui est plus riche que lui et en viendra à être lui-même nécessiteux.» Mais pour que personne ne retienne sa main de secourir le pauvre, ou ne le fasse parcimonieusement par crainte de tomber dans le dénuement, écoutons Salomon : «Celui qui donne au pauvre ne se verra pas dans le besoin ; celui qui renvoie le nécessiteux avec dédain ou mépris souffrira de la misère.» Et écoutons également saint Paul qui engage en ces termes les Corinthiens à faire l'aumône : «Dieu est puissant pour augmenter en vous toute espèce de grâce, c'est-à-dire pour que vous ayez de quoi exercer votre charité et pour qu'ayant toujours en toutes choses ce qui suffit, rien ne vous manque avec abondance pour toute oeuvre bonne et bienfaisante.» Car il est écrit : «Il distribua et donna aux pauvres, et sa justice perdurera par les siècles des siècles». Ceci veut dire que la charité, la miséricorde et la bienfaisance ne périssent pas, mais qu'à la façon de la semence qui se jette à la terre, elles produisent des fruits très abondants et conféreront à leur auteur les louanges des hommes et la récompense de Dieu. Celui qui donne la semence à celui qui sème, c'est-à-dire celui qui vous donne de quoi secourir les pauvres, vous donnera également du pain pour manger et multipliera vos semences. Il augmentera l'accroissement, la multiplication des fruits de votre juste conduite, pour que, enrichis de toutes choses, vous ayez le coeur abondamment orné de simplicité et de sincérité. Il vous inspirera la volonté généreuse de faire l'aumône qui réalise en nous et par nous l'action de grâce à Dieu, parce que par elle, nous donnons à sa Majesté. Car l'exercice de cet office, de cette charge qui consiste à donner l'aumône, non seulement supplée ce qui manque aux chrétiens, mais l'augmente largement par le moyen des actions de grâce qui se rendent au Seigneur. Ainsi saint Paul nous enseigne que la prière et l'action de grâce, qui s'élèvent vers Dieu par l'aumône qui a été donnée, obtient de sa Majesté les augmentations de ces mêmes biens dont nous avons fait aumône. Ceci ne s'établirait-il que par des paroles et recommandations et non par des exemples ? Au livre III Des Rois et des Royaumes, nous lisons qu'il y avait dans la population de Sidonie, une veuve ayant chez elle le peu de farine qu'elle pouvait tenir dans le creux de la main et quelques rares gouttes d'huile. Etant sortie pour chercher du bois, la pauvresse rapporte chez elle deux bûches afin de cuire une tourte pour elle et son petit garçon. Ceci fait, il ne leur restait qu'à mourir fatalement, parce qu'il sévissait une famine très cruelle en Israël. Survint alors Elie qui demanda l'aumône, promettant à la veuve que ni elle ni son fils ne manqueraient dorénavant de vivres. La femme crut le prophète et lui donna tout ce qu'elle avait. Mais par la suite dans le petit récipient où elle gardait sa farine, celle-ci ne s'épuisa jamais et dans son vase à l'huile, ce liquide ne diminua pas, jusqu'au jour où le Seigneur eut pitié de son peuple. Quel exemple ! Médite-le et donne avec piété ce qui d'ailleurs te reviendra avec surcroît, même en biens de cette vie. Mais l'un ou l'autre dira qu'il veille à sa postérité et descendance. Piètre raison ! La postérité étant en réalité infinie, quelle limite peut-on fixer à l'enrichissement ? Que fais-tu en somme ? Tu veux épargner tout souci à tes descendants ? Tu ne veux rien leur laisser à faire, rien en quoi se perfectionner ? Vraiment, combien tu te comportes sottement, en ne considérant qu'eux, et en admettant pour toi de vivre misérablement et même mal, au profit de certains dont tu ignores même s'ils en seront dignes. Ecoute le plus sage des rois qui dit : «Plus d'une fois, j'ai détesté et exécré l'ardeur, la sollicitude avec laquelle je travaillai ici-bas si diligemment parce que je devais avoir ensuite un héritier, dont j'ignore s'il sera sage ou imbécile, tandis qu'il deviendra possesseur et usufruitier des travaux en lesquels j'ai sué et progressé péniblement. Est-il rien d'aussi vain ? Pour cette raison même, j'ai délaissé la fatigue et mon coeur a renoncé pour l'avenir à tout travail assidu sur la terre, parce qu'en travaillant avec sagesse et sollicitude, on laisse à un oisif ce que l'on a acquis». Ainsi parle Salomon. Mais nous restons si aveugles que nous ne sommes pas convaincus par les exemples qui se présentent chaque jour à nos yeux. Au contraire, nous en détournons notre attention, pensant erronément que nous ne sommes pas compris dans la condition commune des autres hommes, tout en étant hommes comme eux. Il en est à qui, quand ils y pensent le moins, Dieu enlève les enfants pour qui ils avaient amoncelé de grandes richesses, avérant ainsi ce que nous lisons dans le psaume XLVIII : «Ils laisseront leurs richesses aux étrangers et il ne leur restera que leur sépulcre ; ils pensaient erronément que leurs édifices dureraient de génération en génération et ils ont mis leur nom au front de leurs terres!» Il en est d'autres dont les richesses n'arrivent pas à un second héritier, parce que le caractère et les moeurs de leurs enfants ont été corrompus par la perspective de l'héritage ou par la faiblesse et l'indulgence des parents eux-mêmes, et aussi parce que celui qui n'a pas travaillé pour acquérir n'a pas appris à conserver. Il en est d'autres encore dont les fils eussent été excellents sans les richesses, et sont devenus très mauvais par elles ; de sorte qu'il semble qu'en essayant par tous les moyens à enrichir ses enfants, le père ne leur laissa autre chose qu'un instrument de sottises et de méfaits. Il arrive même que, voyant leur père préférer les richesses à tout, les fils préfèrent également les richesses à leur père même, peine très juste du talion que Dieu permet pour notre enseignement. Tu laisseras tes fils très riches, si tu les laisses instruits en une honorable profession ou en un bon métier et avec des moeurs honnêtes. Ne leur enseigne pas «que la fortune est toujours la fortune, ou que la fortune acquise de n'importe quelle manière est toujours la fortune» ; parce que tu seras le premier à expérimenter à tes dépens la force de tel prétexte ou argument. Veux-tu savoir quelles sont les véritables richesses et les recommandations qu'un père doit laisser à ses fils dans les derniers instants de sa vie ? Alors écoute le saint Tobie qui, aux approches de la mort, parle ainsi : «Ecoutez votre père, mes fils. Servez le Seigneur avec sincérité et tâchez de savoir ce qui lui est agréable, pour l'exécuter. Commandez à vos fils qu'ils fassent des oeuvres justes et donnent des aumônes, qu'ils se souviennent de Dieu et le bénissent en tout temps avec sincérité et de toutes leurs forces.» De même, tout le chapitre IV du même livre de Tobie est plein de préceptes dont il convient qu'un père enrichisse ses fils plutôt qu'avec l'or et l'argent. C'est une vieille sentence, celle qui affirme que «à l'avare conservateur succède un héritier dépensier» ; et également que «l'argent n'est nécessaire ni au bon héritier ni au mauvais parce que celui-là l'acquerra facilement et celui-ci le gaspillera au moment voulu». Certes, tu jugerais laisser tes fils très riches si tu avais réussi par tes diligences à faire qu'un prince demeurât leur tuteur, leur patron et leur père ; donc, si tu as foi, tu dois croire comme certain que, si tu es bon et charitable, tu laisses Dieu pour père à tes fils. «La génération des bons sera bénie», dit le Seigneur. Et ailleurs : «Celui qui vit comme un véritable juste et d'une manière irréprochable, laissera des fils heureux et fortunés». C'est le Seigneur lui-même qui pardonne au peuple d'Israël, à cause de ses pères Abraham, Isaac et Jacob, mais qui poursuit et punit la méchanceté des pères qui l'offensèrent, en leurs fils mêmes, jusqu'à la troisième et la quatrième génération, qui use de miséricorde jusqu'à mille générations, et toujours et sans fin, envers ceux qui l'aiment et gardent ses préceptes. «Mieux vaut mourir sans descendance, dit le Sage Sirach, que de laisser des enfants impies et mauvais.» Je vais énoncer une chose, peu admise du vulgaire peut-être, mais à mon sens très véridique, à savoir que les pères, qui connaissent par expérience le mauvais esprit et penchant de leurs enfants et qui savent qu'on les corrompt avec l'argent comme avec un poison, agissent très mal en leur laissant de nombreuses richesses. Cela équivaut en effet à leur laisser le danger le plus certain et la tentation d'y tomber. De plus, de pareilles richesses sont enlevées aux bons qui savent l'usage qu'ils doivent en faire, et données aux pervers qui, ayant obtenu de la sorte le moyen ou l'instrument de leurs méchancetés, deviennent pires grâce à ces richesses. Et si quelque riche veut réussir à faire le bonheur d'un fils qui se conduit mal, qu'il me croie et suive mon conseil : qu'il confie son argent aux mains d'hommes de fidélité reconnue pour que ceux-ci livrent le dépôt au fils s'il change de vie et se comporte bien et chrétiennement ; mais s'il persévère et s'obstine en sa malice et ses méfaits, que cet argent soit distribué en aumônes aux pauvres qui le mériteront, ou, pour mieux dire, qu'on leur restitue, aux pauvres, cet argent, parce qu'on le leur doit et c'est plutôt restitution que libéralité. Ecoutez donc un prophète de grand âge : «Je fus jeune et j'ai vieilli, et jamais, en mes jours, je ne vis un juste sans ressources, ni ses fils réduits à demander l'aumône ; sans cesse le juste fait la charité et prête sans intérêt et sa descendance sera bénie.» Tu t'inquiètes de soigner attentivement, pour le présent et pour l'avenir, les corps de tes enfants et il conviendrait que tu te souciasses avec une bien plus grande diligence de ce qui concerne leurs âmes, à l'exemple du saint et prudent Job, qui offrait un sacrifice à Dieu pour chacun de ses fils, afin qu'ils fussent purifiés par l'acte religieux du père, si par malheur ils avaient péché ou n'avaient pas rendu au Seigneur l'hommage qui lui est dû. Car, considère que l'aumône est un sacrifice et un acte pieux très réel et très agréable à Dieu et c'est d'elle qu'il est écrit dans les Saintes Ecritures : «Comme l'eau éteint le feu qui embrase, l'aumône garde des péchés et Dieu repose ses yeux miséricordieux sur qui la fait ». Quelle grande fortune, même parmi les hommes, d'être le fils d'un bon père ! Il n'est nullement besoin pour cela d'en appeler aux exemples anciens ; ils sont innombrables, ceux que l'on trouve chez les écrivains de toutes les nations. Tous les jours, nous voyons nombre de gens qui, bien qu'indignes par eux-mêmes, atteignent aux grandes richesses et aux honneurs élevés, uniquement par la mémoire de la vertu de leurs pères ; et les réalités étant telles que nous regardions ces fils sans respect, avec mépris, nous les vénérons néanmoins en considération de leurs pères et non d'eux-mêmes. C'est en cela que réside le véritable ornement de la noblesse. Mais tes sépultures, tes panthéons, tes autels, tes ornements sacrés, tes messes et tes psaumes sont abominables devant Dieu, quand tu lui élèves un temple avec des pierres mortes et que tu laisses tomber, déchoir et périr ses temples vivants ; Dieu ne regarde pas les offrandes et les dons magnifiques, mais bien l'âme pure et la conscience immaculée. Cette vérité est bien connue des païens mêmes et enseignée par Platon, Xénophon, Cicéron et Sénèque. Par conséquent, combien mieux connue elle doit être des chrétiens, pour qui nul temple n'est absolument indispensable, puisqu'ils doivent adorer en esprit et en vérité le Père des lumières, dont le temple est tout le monde, mais plus particulièrement les âmes pures dont l'Apôtre dit : «Saint est le temple de Dieu, et n'êtes-vous pas ce grand temple?» C'est pour cela que je dois dire finalement que par ces choses ostentatoires, on cherche, plutôt que le culte de Dieu, une certaine renommée et une gloire vaine comme on le constate bien clairement en trouvant le nom de celui qui les paya, inscrit de toutes parts, et ses armes et blasons gravés à chaque pas. Qu'importe l'or en tout ceci ? Penses-tu peut-être que Dieu est un enfant qui demeure ébloui et comme enchanté de la splendeur de l'or ? ou un avare qui se laisse enthousiasmer par sa possession ? ou un homme qui se laisse captiver par son usage ? Et si, dans ces oeuvres que tu disposes, tu as en vue la gloire et la renommée, sache que la gloire, pour celui qui vit, est lourde s'il la convoite et inutile s'il ne la convoite pas ; mais pour le mort, elle est toujours superflue, parce que les joies et les tourments où il se trouvera seront tellement grands que nos voix et les acclamations du monde, encore qu'elles arrivent jusqu'à lui, ne seraient pas capables de l'émouvoir ni de lui donner la moindre satisfaction. Quel profit revient à Achille de l'Iliade si réputée d'Homère ? Et à Ulysse, de l'Odyssée ? Et des deux oeuvres à leur auteur ? De quoi servent, à Alexandre, toutes les «Alexandrie» de l'Orient ? Et aux comtes de Flandre, les statues dorées placées dans les Hôtels de Ville ? Car, sans considérer la fragilité de toutes ces oeuvres, ni le bref délai dans lequel elles devront périr, ceux qui les remarquent sont toujours peu nombreux ; moins nombreux encore ceux qui s'arrêtent pour les considérer ; presque aucun de ceux-ci ne s'informe des sujets représentés, ni des faits et gestes de ces personnes à qui on a élevé ces monuments ; et même si l'on s'en informe, on n'en fait pas grand cas. Mais si l'on cherche la véritable gloire, où la trouver mieux qu'en faisant le bien, en assistant et aidant le plus grand nombre possible de ses semblables ? C'était, chez les anciens, l'unique voie pour atteindre à l'immortalité, comme nous l'avons exposé ci-dessus. Les hommes bienfaisants furent déifiés. Pline dit : «C'est un dieu, le mortel qui aide un mortel.» Nulle vertu n'est plus agréable et plus digne d'admiration que la libéralité et la munificence ; car nombreux furent ceux qui, par elle seule, obtinrent de grands biens. Mais surtout, chaque homme doit réputer comme bonne, véritable et grande gloire d'être en paix avec sa conscience quand arrive la mort, d'être bien reçu de Dieu et d'accéder pour cette cause et ces bonnes oeuvres à l'éternelle béatitude. [1,9] CHAPITRE IX. Comment ce que Dieu donne à chacun n'est pas donné pour lui seul Le philosophe Platon disait que les républiques seraient heureuses si on enlevait d'entre les hommes ces deux mots : «mien» et «tien», car que de drames ils provoquent entre nous ! Avec quelle véhémence sont clamées ces expressions et ces phrases : «J'ai donné ce qui était mien ; il m'enleva ce qui est à moi, que nul n'approche de ce qui est à moi ! Je n'ai pas touché à ce qui est à toi ; garde ce qui sera à toi, contente-toi de cela !» Comme s'il était un seul homme qui possédât rien qu'il pût, avec raison, dire sien ! La vertu même se reçoit de Dieu qui nous a tout donné à l'intention d'autrui. Avant tout, je citerai la Nature et par là j'entends Dieu lui-même, car elle n'est rien autre que la volonté et le commandement du Seigneur. Que d'utilités cette nature nous a procurées et nous procure encore, soit pour l'alimentation : herbes, racines, fruits, moissons, troupeaux, poissons, soit pour nous vêtir : peaux et laines ! Egalement des bois et des métaux et les utilités que nous tirons des animaux tels que les chiens, les chevaux, les boeufs. Finalement, toutes les choses auxquelles il a donné l'existence, il les mit en cette grande demeure du monde, sans les enclore de murailles ni de portes, pour qu'elles fussent communes à tous ceux qu'il engendra. Dis-moi maintenant, toi, qui t'es élevé peu ou beaucoup ; es-tu plus que moi enfant de la nature ? Si tu ne l'es pas, pourquoi m'exclus-tu, comme si tu étais l'enfant légitime de la nature et moi le bâtard, ? Mais tu réponds : «J'ai employé mon travail et mon industrie. On ne t'empêche pas de posséder. Fais comme moi.» Ainsi, par notre malignité, nous faisons notre propriété, de ce que la nature libérale avait fait commun à tous. Ce qui est mis à la vue et à la disposition de tous, nous le détournons, le cachons, l'enfermons, le défendons des autres et nous le gardons d'autrui par des écriteaux, des murs, des serrures, du fer, des armes et enfin... par des lois. Et ainsi, notre avarice et notre malignité a introduit la disette et la faim dans l'abondance de la nature et mis la pauvreté dans les richesses de Dieu. Notre méchanceté a presque fait qu'on ne puisse dire de Dieu avec vérité : «Seigneur, tu ouvres ta main, et remplis de bénédiction tout être animé.» On ne peut compter le nombre de ceux qui, il y a trois ans, moururent de la faim en Andalousie. Ils vivraient encore si nous étions aussi prompts à fournir les secours qu'à les demander, ou si nous étions mus seulement par la libéralité des bêtes et leur espèce de sens, plus accommodé à la nature que le nôtre. Car il n'est pas un animal qui, repu et satisfait, ne laisse à la communauté son superflu, sans protection aucune, comme en de grandes offices libéralement ouvertes au magasin de la nature. Que tout homme qui possède les dons de la nature sache que s'il y fait participer son frère dans le besoin, il les possède à bon escient et selon la volonté, l'intention et la disposition de la nature même. Mais sinon, il n'est qu'un voleur et un accapareur convaincu et condamné par la loi naturelle, parce qu'il occupe et retient ce que la nature ne créa pas exclusivement pour lui. Platon, écrivant au pythagoricien Achitas, lui dit : «Nous ne sommes pas nés pour nous seuls, mais aussi pour la patrie et pour les amis.» Et un autre ancien dit dans la comédie : «Je suis homme et je considère que rien qui soit humain ne m'est étranger.» Que nul n'ignore donc qu'il n'a pas reçu uniquement pour son usage et sa commodité, le corps, l'âme, la vie ni l'argent, mais qu'il sache qu'il est un dispensateur, un répartiteur fidèle de toutes ces choses et qu'il ne les a reçues de Dieu que dans ce but. Ceci, encore que nébuleusement, le paganisme antique le savait aussi, quand il établit au sujet de ses citoyens des lois où il apparaît que chacun devait tout à la cité et que celle-ci avait le droit et l'autorité sur quiconque de disposer de son corps, de sa vie et de ses biens. Ainsi, les membres de l'Aréopage chez les Athéniens et les censeurs chez les Romains s'enquéraient de la vie, des revenus et des moeurs de tous, les contrôlaient pour juger et sanctionner selon les lois et les codes la manière dont chacun les administrait et en usait pour l'utilité publique. Mais en cette matière, ayons sous les yeux, non seulement le témoignage des hommes, mais l'édit et l'ordre de Dieu même : «Gratuitement, dit le Seigneur, vous avez reçu ce que vous détenez, donnez-le également sans intérêt et gratis.» Méditons cette parabole qui nous montre celui qui fut châtié avec la plus grande rigueur pour avoir dissimulé le talent qu'il reçut de Dieu et ne l'avoir pas utilisé. Elle comble de louanges ceux qui augmentèrent leur part dans les agissements équitables, c'est-à-dire ceux qui aidèrent et secoururent un grand nombre de leurs semblables par les mêmes bienfaits que gracieusement ils reçurent du Seigneur. Par conséquent, celui qui prélève sur ce dont il dispose pour ses héritiers afin de le donner aux pauvres n'est pas un voleur. Mais il en va tout autrement de celui qui abuse inutilement de son érudition ou de son instruction, consomme vainement ses forces, laisse s'engourdir sa science, dissipe l'argent ou l'amasse et le renferme. On dira peut-être, et cela avec hauteur et grand dédain : «Je fais ceci de ce qui est mien». Mais pourquoi allègues-tu devant le tribunal du Christ, défenseur et juste vengeur de la charité et de la bienfaisance réciproque, ce qu'il ne t'aurait pas été licite d'alléguer devant le tribunal et les sièges des censeurs païens de Rome ? J'ai déjà montré le bon sens suivant lequel nul n'a rien à soi. Est coupable de vol et de détournement, je le répète, tout qui dissipe l'argent au jeu, le retient chez lui, l'amoncelle dans des coffres, le répand en fêtes et banquets, le dépense en vêtements très précieux ou en buffets pleins de diverses vaisselles d'or et d'argent, celui dont les habillements pourrissent à la maison, celui qui consomme les biens en achetant fréquemment des choses superflues ou inutiles. Enfin, il n'y a pas de doute, tout qui ne distribue pas aux pauvres ce qu'il a en excès pour les usages nécessaires de la nature, est un voleur et, comme tel, est puni, sinon par les lois humaines (encore que quelques-unes de celles-ci y veillent), au moins il l'est ou le sera certainement par les lois divines. [1,10] CHAPITRE X. Comment il ne peut y avoir vraie pitié ni christianisme sans l'assistance et la bienfaisance réciproques. Jusqu'ici, j'ai uni les choses divines aux choses humaines, à cause de ceux qui, encore plongés dans de très épaisses ténèbres, ne peuvent supporter l'éclat de la divine lumière. Mais maintenant, nous exposerons seulement les préceptes de ce Prince et Seigneur dont il est écrit : «Ne craignez pas ceux qui tuent le corps, et qui ne peuvent rien faire de plus, mais craignez celui qui, après avoir ôté la vie du corps, peut condamner l'âme au feu éternel.» Le mal est que nos iniquités nous ont rendus insensibles, que rien ne s'entend plus distraitement et de plus sourde oreille que ce que Dieu commande ; la vanité, la précarité de cette vie ne nous rend même pas assez avisés pour ne pas fixer en ce monde nos espérances, ni pour réfléchir que nous devons nous en remettre aux mains de ce Dieu, lecteur et témoin de nos pensées, qui nous gardera avec lui dans l'éternelle béatitude, ou nous enverra aux châtiments sans fin selon que chacun le méritera. Et ce grand Dieu, par quelles personnes nous parle-t-il, sinon principalement par son Fils même, et ensuite, par le moyen d'hommes saints à qui il communique son Esprit divin ? Or, on ne rencontre dans les livres sacrés de l'Ancien et du Nouveau Testaments, que des oracles infaillibles et des sentences de Dieu même, où rien ne se recommande avec plus de véhémence ni plus d'insistance que la miséricorde et l'aumône. Ainsi parle le Seigneur dans le Deutéronome : «Il ne manquera pas de pauvres sur la terre où tu habites ; en conséquence, je t'ordonne que ta main s'ouvre pour le nécessiteux et le pauvre qui y vit avec toi.» Ceci ne se commande d'ailleurs pas sans récompense, mais promesse est ajoutée que la miséricorde attendra celui qui l'aura pratiquée. Ainsi le déclare également David dans le Psaume XI : «Bienheureux celui qui s'intéresse au nécessiteux et au pauvre, et s'applique à le connaître et à le secourir, le Seigneur le délivrera et le sauvera au jour du Jugement. Que le Seigneur le conserve et le vivifie, qu'il le rende heureux sur la terre et ne le livre pas aux mains de ses ennemis. Le Seigneur le secourra quand il sera malade en son lit, de sorte qu'il pourra dire à Dieu en lui rendant grâces : Vous-même avez daigné adoucir sa couche et lui procurer un lit moelleux en sa maladie douloureuse.» Ce verset du même David qui se trouve dans le Psaume IX : «A toi, a été confié et recommandé le pauvre ; tu seras le soutien de l'orphelin» manifeste ouvertement que le puissant n'a pas été pour une autre fin comblé de dignité par le Seigneur, ou fortifié et agrandi par le pouvoir, l'honneur, l'autorité et les richesses, sinon pour celle de devenir tuteur et défenseur du nécessiteux et du misérable, de même qu'un père aimant et averti charge le fils robuste de la protection et de la défense de celui qui est plus débile et plus faible. Le Seigneur ne se manifeste pas désireux des cérémonies et des sacrifices ; ce qu'il veut et exige de l'homme, c'est la miséricorde et à celle-ci seule il promet la récompense. Dans le prophète Isaïe, on lit ces paroles de la bouche du Seigneur : «Ils veulent entrer en compte avec Dieu et s'approcher de lui avec ces arguments : pour quelle raison n'as-tu pas fait cas de nous, puisque nous avons jeûné ? Pourquoi si nous avons humilié nos âmes, as-tu fait comme si tu l'ignorais ? — Voyez, parce que Moi, en vos jeûnes, je ne trouve rien d'autre que votre amour-propre et bon plaisir ; vous pressez avec la plus grande rigueur vos débiteurs, encore qu'ils soient pauvres et misérables ; vous jeûnez tout en vous complaisant dans des procès, des querelles et des disputes, et vous allez jusqu'à maltraiter de coups les pauvres, impitoyablement. Ce n'est point ce jeûne-là qui plaît au Seigneur. Dieu dit-il par hasard : le jeûne que j'ai choisi et approuvé n'est pas celui qui accompagne la miséricorde et l'aumône ? Efforce-toi de défaire les conventions et obligations iniques qui tendent à écraser les pauvres par les usures ; de désunir les associations et conspirations qui les oppriment; de renvoyer libérés et consolés ceux qui auraient dû te céder leurs maigres biens, de rompre et d'annuler tout engagement, obligation, écrit qui pourrait les contraindre. Donne de ton pain à l'affamé, et abrite en ta maison les malheureux qui ne savent où poser la tête et se voient de la sorte obligés de vivre en vagabonds. Habille celui que tu verras dénudé ; ne le méprise pas ; considère qu'il est de la même chair et de la même nature que toi. Alors, ta lumière brillera comme celle du matin et ton salut et ta santé te viendront plus promptement ; ta justice et tes bonnes oeuvres te précéderont toujours et la gloire du Seigneur t'accueillera. Alors, tu invoqueras le Seigneur, et il t'écoutera favorablement ; tu l'appelleras et il dira tout de suite : « Me voici ! » Ainsi parle Isaïe. De toutes parts, le pécheur cherche et examine le moyen de pouvoir apaiser le Seigneur qu'il a offensé ; il veut lui offrir des victimes, et jusqu'à son fils aîné lui-même. Et cependant, Dieu, ayant dédaigné toutes les choses qui pouvaient extérieurement lui être offertes, demande au pécheur la miséricorde de ses entrailles. Ainsi, nous lisons dans le prophète Michée : «Que pourrai-je offrir qui soit digne du Seigneur ? Fléchirai-je le genou devant le Dieu très haut ? Lui offrirai-je des holocaustes et de tendres veaux ? Le Seigneur peut-il s'apaiser avec des milliers de moutons ou avec beaucoup de milliers de béliers gras ? Peut-être, mon premier-né même, le fruit de mes entrailles, sera-t-il un sacrifice suffisant pour mon iniquité, pour le péché de mon âme ? Tu demandes tout cela ? Or, je te ferai comprendre bien clairement, ô homme, quel est le bien qui te convient et ce que Dieu veut de toi. En deux mots, il ne demande certainement rien d'autre, sinon que tu agisses avec justice et que tu aimes la charité». Ceux qui s'appliquent à étudier la nature des choses, affirment que l'amour, par sa nature et son caractère, ne naît de rien plus naturellement que de l'amour ; ainsi, rien ne nous concilie autant la miséricorde de Dieu que notre miséricorde. «Celui qui est enclin et prompt à faire miséricorde sera béni», dit Salomon ; et de celui qui n'a point de miséricorde, le même dit : «Celui qui ferme ses oreilles pour ne pas entendre le malheureux et le faible, invoquera le Seigneur, et nul ne l'entendra.» Mais, à quoi bon insister ? Pour nous, c'est, comme on a coutume de dire, chercher de l'eau dans la mer. Qu'entendons-nous d'autre dans les antiques préceptes de Dieu, sinon que le seul chemin pour atteindre la divine miséricorde, même en ce qui concerne les biens de cette vie temporelle, c'est notre miséricorde. Abraham et Loth, par la sainte coutume d'exercer l'hospitalité, reçurent chez eux sans le savoir des esprits angéliques ; ils furent réputés dignes d'un aussi grand honneur, et les anges ne partirent point sans répondre à leur accueil et leur procurer des faveurs. A Loth fut épargné d'être brûlé et de rester affligé par l'incendie et la ruine des cinq cités ; Abraham reçut d'eux la nouvelle qu'il aurait un fils qui devait être la souche de cette sainte et innombrable postérité qui lui avait été promise. Le Roi David, comme ancien et comme prophète, dit : «Je fus jeune, j'ai déjà vieilli, et je n'ai jamais vu un juste abandonné, ni ses enfants demander l'aumône ; tous les jours, il a miséricorde et prête gracieusement, et sa descendance sera toujours bénie.» Venons-en au Christ, messager très fidèle du Père éternel, envoyé vers nous avec le grand et admirable pouvoir de faire des miracles en cette humilité de notre corps, pour réconcilier avec le Père irrité, l'homme ennemi de Dieu, pour enseigner l'ignorant, ramener l'égaré dans la voie et rendre à l'aveugle l'usage du soleil et de la lumière. Il nous commanda d'ouïr le Père même par sa voix ; nous nous affirmons partisans de sa doctrine et de sa lumière, nous nous glorifions de porter son nom qui domine tout nom ; il n'y en a point d'autre sur la terre par qui nous puissions nous sauver, à l'exemple de saint Paul et il n'est point autre chose dont il convienne de nous glorifier, sinon de la croix de Notre-Seigneur Jésus-Christ. Les philosophes païens se faisaient reconnaître et distinguer par la nudité des pieds et la grossièreté du costume, comme le montre saint Grégoire de Naziance ; les Juifs ont la circoncision ; les soldats, dans la guerre ont leurs insignes; les brebis sont de même marquées et l'on marque aussi les marchandises. Le chrétien n'aurait peut-être pas quelque signe pour désigner et caractériser les siens et les séparer des étrangers ? Si, certes, «En ceci, dit le Christ, vous reconnaîtrez tous que vous êtes mes disciples, si, de coeur, vous vous aimez les uns les autres». Et il dit ensuite : «Ceci est mon précepte : que vous vous aimiez réciproquement.» Celui-ci est le premier et le principal dogme. Il est de l'essence et de la nature de l'amour de tout faire commun, selon l'ancienne sentence et expression due à Pythagore, maintenue par ses disciples et que conservèrent les autres sectes de philosophes : celui qui aime véritablement ne soigne pas les affaires de l'ami autrement que les siennes propres ; au contraire, il travaille parfois pour celles-là avec plus de zèle et avec un amour et une affection plus ardente ; mais entre nous, chacun fait ses affaires et personne celles de son frère et du prochain. A la manière dont saint Paul reprend les Corinthiens, quand il leur dit : «L'un meurt de faim, et l'autre est rassasié et enivré», nous nous rendons compte que nous sommes si éloignés de faire participer à ce que nous possédons notre pauvre prochain et frère, que, par tout artifice et tromperie possible, nous nous approprions le peu qu'il possède. Tu vois un pauvre dénudé, et tu passes au large, toi, qui vas, je ne dis pas vêtu, mais chargé et accablé de vêtements. Où est ce signe par lequel se signalent et se distinguent les ouailles du Christ ? Il y a plus, il n'aime pas même Dieu, celui qui n'aime pas le prochain ; ainsi l'assure saint Jean en ses Epîtres : «Celui qui posséderait la fortune en ce monde et qui, voyant son frère dans le besoin, lui fermera ses entrailles, comment aura-t-il en lui la charité, et l'amour de Dieu ?» Et un peu plus loin : «Si quelqu'un disait qu'il aime Dieu tandis qu'il haîrait son prochain, c'est un menteur, car celui qui n'aime pas son frère qu'il voit, comment peut-il aimer Dieu qu'il ne voit pas ?» En dehors de ceci, il ne croit pas au Christ, celui qui ne se confie pas à sa Majesté ; parce que croire à quelqu'un, est-ce autre chose qu'avoir confiance en sa parole et tenir pour certain que ses promesses s'accompliront ? Or, le Seigneur nous commanda de faire le bien et ce qui est plus difficile, de désirer le bien de tous ; même de ceux qui se sont mal comportés envers nous et qui nous causeraient mal et dommage s'ils le pouvaient de quelque façon. Il s'offre à te payer pour celui à qui tu ferais du bien. Si tu croyais que le Christ doit te satisfaire aussi abondamment qu'il te le promet, t'abstiendrais-tu de donner ? tandis que tu livres dix mille ducats, par exemple, parce qu'on te les rendra avec bénéfice, confiant dans la parole d'un mortel ou dans l'écrit d'un pervers ? Tu vois donc que le Christ t'a fait également promesse d'obligation ; mais le mal est que nous nous laissons trop influencer et émouvoir par le terrestre et le temporel ; et les choses spirituelles ne pénètrent pas jusqu'à nos âmes, entourées de partout d'une chair très lourde encore endurcie par la coutume des vices. Je vais mieux m'expliquer : nous ne confions même pas notre vie à Dieu, bien que ce soit sa Majesté seule qui nous donna l'existence et nous la conserve ; parce que si nous croyions au Christ qui nous dit de nous en remettre au Père du soin de nous défendre et de nous sustenter, au Père dont procèdent toutes choses et qui maintient et nourrit ceux qui ne peuvent y pourvoir eux-mêmes, serions-nous si extrêmement préoccupés de nous ? Nous ne le serions certes pas si quelque roi mortel nous l'avait promis. Que pourrai-je dire d'autre, sinon que nous parlons comme si nous croyions tout et nous vivons comme si nous ne croyions rien. Elle ne t'émeut pas et ne te cause nul souci non plus, la fin de la vie, passée en vertus ou en vices, que suivent infailliblement des récompenses ou des châtiments et qui est le but suprême de la vraie religion ; Dieu dit que les péchés se purgent, s'effacent et se pardonnent par l'aumône. «Il ne vous reste autre chose, dit sa Majesté, que d'exercer la miséricorde, et par son mérite, je vous accorderai miséricordieusement que vous soyez purs en tout.» Je confirme en ceci la sentence des anciens, parce que Tobie dit : «Tu te ménages, en vérité, un bon recours pour le jour de la nécessité, parce que l'aumône libère de tout péché et de la mort et ne permettra pas que l'âme aille aux ténèbres.» L'Ecclésiaste dit aussi : «L'eau éteint le feu ardent, et la miséricorde résiste aux péchés.» Au plus superbe des rois, Daniel conseilla le rachat de ses péchés et blasphèmes par la miséricorde et les aumônes aux pauvres. Les disciples du Christ concordent avec tout ceci en disant, comme ils l'avaient appris à l'école du Maître, que «la charité couvre la multitude des péchés». On lit dans les Actes des Apôtres qu'en raison des aumônes du centurion païen, un ange lui montre le chemin du salut ; et de la même manière que c'est un conseil salutaire pour ceux qui doivent passer en quelque ville qu'ils s'efforcent de mériter par quelque service l'attention de ses habitants, de même, le Seigneur nous admoneste et nous exhorte à délaisser l'inique Mammon, ou dieu des richesses nous que cherchent et gagnent des amis qui nous reçoivent ensuite dans les palais éternels. A ce jeune homme qui consultait le Christ sur la vie éternelle, il répondit : «Si tu veux être parfait, va, vends tout ce que tu possèdes, donne-le aux pauvres, et tu auras par là-même un trésor là-haut dans les cieux, puis viens et suis-moi.» Puisse-t-elle être aussi redoutée que maintes fois entendue et connue de tous, cette sentence du Juge des vivants et des morts, qui récompense de la vie éternelle pour les oeuvres de charité qui furent accomplies, ou qui condamne éternellement pour celles que l'on s'abstint de faire ! Que répondrons-nous à tout ceci ? Nous arrive-t-il par malheur ce qu'en son Evangile, saint Luc dit des pharisiens lesquels, parce qu'ils étaient avares, tournaient en dérision les préceptes du Christ ? C'est à craindre ; parce que, même maintenant, la céleste doctrine ne paraît aussi ridicule qu'à ceux qui sont livrés aux soucis des richesses. Qu'il est insensé et indigne du royaume de Dieu le riche qui aime ses richesses ! Ce n'est point sans grande raison que saint Paul qualifia l'avarice d'esclavage des idoles, car ceux qui aimèrent passionnément leur argent, s'écartèrent de la foi qui est la nef la plus sûre. Les apôtres ne punirent aucun péché de la peine de mort, sauf l'avarice d'Ananias et de sa femme. Contre le vice de ceux-ci, saint Pierre montra et exerça sa puissance apostolique, non par le moyen de quelque tourmenteur ou bourreau, mais par l'efficacité de sa voix même, parce qu'il savait la haine et la guerre sanglante déclarée aux bonnes moeurs et à la piété des chrétiens par le penchant pervers du désir immodéré des richesses ; il savait que quelque jour ce penchant devrait s'éveiller au grand détriment et pour la ruine de la religion. Que chacun examine sa concience pour voir s'il croit les vérités que je viens de rapporter, vu qu'il s'en émeut si peu. «Eh bien, je crois» dit chacun. «Oui, j'entends que tu crois, mais je ne vois pas que tu le fasses.» «Mes enfants, conjure saint Jean, n'aimez pas seulement en paroles, mais réellement et en oeuvres» ; et saint Jacques ajoute : «Soyez exécuteurs de la parole et non seulement auditeurs.» Si tu crois, comment ne tiens-tu pas compte de si grandes promesses et menaces ? Pourquoi ne prends-tu pas à ta charge l'accomplissement de l'obligation qui t'est signifiée de faire le bien, d'autant plus que de si grandes jouissances sont prévues pour celui qui pratique cette obligation et de si grands tourments pour celui qui l'élude. Tout ce que j'ai voulu dire se résume en ceci : Je ne tiens pas pour un vrai chrétien celui qui ne secourt pas, quand il le peut, le prochain dans le besoin. Saint Paul et saint Barnabé, étant arrivés à Jérusalem et parlant avec saint Jacques, appelé frère du Seigneur, qui était le très saint évêque de cette ville, et en même temps avec saint Pierre et saint Jean, après avoir rendu compte de l'Evangile qu'ils avaient prêché aux gentils, et après que les apôtres eurent loué leur conduite, ils se firent, en se quittant, l'un à l'autre des recommandations à propos de la charité. «Ils nous donnèrent la main, dit saint Paul, en signe de compagnonnage, à Barnabé et à moi, pour que nous aillions prêcher les gentils et eux, les Juifs ; uniquement, on se recommanda de se souvenir toujours des pauvres.» Les apôtres et les disciples du Christ se préoccupent intégralement de l'homme, ils nourrissent et réconfortent l'homme entier, ils s'efforcent de l'aider tout entier : l'âme, par la prédication et la doctrine sacrée ; les corps, d'abord par les miracles et la vertu de guérir les maladies, qui allaient de pair avec la prédication et leur foi inébranlable, et également par les secours pour la vie temporelle, car ils recueillent les aumônes avec lesquelles se soutiendraient les malheureux. Ceci est proprement être chrétien et véritablement disciple du Prince et Maître, qui donna l'existence à l'homme entier, le guérit et l'alimenta tout entier : l'âme par la doctrine et le corps par la nourriture ; il est donc juste que nous fassions le bien au prochain dans l'âme et dans le corps, selon que chacun le pourra. [1,11] CHAPITRE XI. Du bien qu'il faut faire à chacun et comment il faut le faire Cicéron, Aristote, Théophraste, Panaetios, Posidonios, Hécaton, Sénèque et tous ceux qui écrivent au sujet des actes de la vie commune, établirent certaines lois qui prescrivent au profit de qui, de quelle nature, en quelle quantité, en quel temps et de quelle manière il faut faire l'aumône, accomplir le bienfait ou témoigner la reconnaissance. Mais comme ils envisagent seulement les choses humaines, ils ne purent tout embrasser dans leurs préceptes, parce que la nature humaine, par sa variété, offre un infini, que le Seigneur seul, en sa qualité d'auteur et de créateur, peut comprendre. Et il le comprit en sa brève, unique et divine formule ; rien que par le précepte de l'amour de Dieu et du prochain, il assigna une infaillible norme, une règle, un canon, selon lequel on peut gouverner entièrement la vie de tous les mortels. Dès que quiconque aimera Dieu vraiment et de coeur, et le prochain pour Dieu, cet amour même lui enseignera plus réellement et plus justement ce qu'il doit faire qu'aucun maître de philosophie. Que chacun ait pour le prochain une affection légitime et vraiment amicale et qu'il considère uniquement Dieu quand il secourra son semblable, attendant la récompense de sa Majesté. Il n'y a rien de plus à dire ; ce seul document dépasse incomparablement les longs écrits des philosophes dont j'ai rappelé maintenant le souvenir. Au sujet de la nature du bienfait et de qui doit en être l'objet, voici les paroles du Christ : «Donne à chacun ce qu'il te demande, ne renvoie pas celui qui te demande de lui prêter assistance, fais le bien à ceux qui te persécutent, prie Dieu pour ceux qui te haïssent et te maudissent.» Ainsi doit se comporter celui qui, au-dessus des choses de ce monde, s'élève complètement jusqu'à la confiance et l'amour de Dieu. Mais plus adaptable à notre nature est la parole de Tobie : «Fais aumône de ta fortune, et ne détourne ta face d'aucun pauvre, parce qu'ainsi tu mériteras que ne se détourne pas de toi la face du Seigneur ; tâche d'être charitable, de la manière que tu pourras : si tu as beaucoup, donne beaucoup et si tu as peu, donne néanmoins de ce peu, mais de bonne grâce.» Et ceci n'est pas contredit par ce qu'on lit dans l'Ecclésiaste : «Avant ta mort, fais du bien à ton ami, et selon tes moyens, donne l'aumône au pauvre.» Ceux qui agissent ainsi mesurent leur générosité à leur avoir et ils ne perdent pas le souci, qui leur paraît prudent, de ne rien laisser manquer à eux-mêmes, sollicitude que le véritable amour ignore. Mais, combien mieux ils se comportent cependant que ceux qui, de leurs grandes rentes et autres facilités de faire le bien, répartissent à peine une petite parcelle, ou que ceux qui, possédant de très grandes richesses, ne font l'aumône que de temps en temps et de la moindre monnaie possible, d'une «minuta» dirons-nous en employant le mot ou l'expression de notre idiome. Mais écoutons ; «Celui qui sème parcimonieusement, dit l'apôtre, moissonnera parcimonieusement, et celui qui sème en bénédictions, c'est-à-dire largement et à pleines mains, moissonnera aussi en abondance.» Semblable est la sentence qu'il écrit aux Galates et que je vais vous rappeler : «Comme tu reçois de Dieu, règle-toi.» S'il te donne avec abondance ? pourquoi y réponds-tu avec tant de parcimonie, d'avarice et de malice ? car il ne t'a rien donné pour toi seul, particulièrement, comme il a déjà été dit. Egalement, il faut avoir conscience que nous ne devons pas mesurer nos besoins de manière à y comprendre le luxe, l'ostentation, le superflu, comme par exemple, se vêtir de soie, resplendir d'or et de pierres précieuses, aller entouré d'une grande caterva de serviteurs, manger tous les jours fastueusement et jouer de grosses sommes avec acharnement. Et pour que nul ne se flatte de donner beaucoup aux pauvres, s'il a beaucoup de fortune, nous devons être convaincus qu'elle n'est pas agréable à Dieu, l'aumône faite avec ce que le riche a prélevé et détient de la sueur et de la fortune du pauvre. Sinon quel étrange mérite si tu dépouilles beaucoup de tes semblables par tromperies, mensonges, violences et rapines pour donner un peu à quelques-uns ! si tu enlèves mille pour donner cent ! C'est en cela que se trompent misérablement ceux qui pensent avoir accompli leur obligation et s'être rachetés de grandes injustices ou fraudes en donnant de leur produit quelque mesquine partie ou en édifiant avec celle-ci quelque ermitage ou chapelle, tout en y plaçant leur écu armorié, en ornant quelque temple de galeries luxueuses, ou, ce qui est plus regrettable, en donnant cadeaux ou argent au confesseur pour qu'il les absolve. La confession du publicain Zachée fut la suivante : «Regarde, Seigneur, je donne aux pauvres la moitié de tout ce que je possède, et si en quelque chose j'ai trompé quelqu'un, je lui restitue son bien au quadruple». Pour cela le Christ l'a absout comme suit : «Aujourd'hui, la maison de Zachée a reçu la grâce parce qu'il est véritable fils d'Abraham.» Cela signifie qu'il ne professait pas seulement en paroles la justice d'Abraham, mais qu'il la pratiquait par les oeuvres. En un mot, n'est agréable à Dieu que l'aumône faite avec ce qui fut justement et bien gagné. Que chacun fasse donc ce que fit Zachée, s'il veut s'entendre dire ce que celui-ci entendit. Et à qui devons-nous faire le bien ? A tous, parce que Jésus-Christ s'offre pour tous. Et afin que l'indignité du nécessiteux n'attiédisse ni amoindrisse notre charité, nous avons un Dieu infiniment clément qui, sans que nous le méritions et même quand nous en sommes indignes, nous comble le premier de ses bienfaits et il ne s'en tient pas là, mais de créancier, il se fait notre débiteur si nous donnons aux pauvres. Aristote, philosophe païen, moins bon que savant, ayant donné une obole à certain homme mauvais mais pauvre, ses amis l'apprirent et lui reprochèrent d'avoir fait le bien à cet indigne. Il répondit : «Je n'ai pas eu pitié de lui, mais de sa nature.» Combien plus, nous, chrétiens, nous devons avoir pitié du pauvre parce que Dieu le commande, ce Dieu dont la miséricorde, si elle s'écartait pour un seul instant de nous, nous laisserait dans l'état le plus misérable du monde ? Considérez encore ce que dit l'écriture inspirée du Dieu et Seigneur de tous : «Ce que vous fîtes en faveur d'un quelconque de ces humbles, vous le fîtes à moi ; je considère l'estime et la récompense comme étant faites à moi-même.» Ecoutez aussi un homme s'il est permis de l'écouter après avoir entendu Dieu, mais c'est un très sage et illuminé écrivain de Dieu, et ainsi on doit juger que Dieu parle en lui : «Celui qui prend pitié du pauvre, donne sa fortune à aussi bon intérêt et profit qu'à Dieu même ; le Seigneur la lui rendra avec beaucoup d'accroissements.» Qui de nous pourra supporter ce terrible reproche du Seigneur : «Serf malfaisant, pourquoi ne donnas-tu pas de ce qui était à moi, comme je te l'ai commandé. Qu'aurais-tu fait s'il eût été tien ?» Pour cela, tu ne posséderas pas ces biens éternels auxquels tu n'aurais certainement pas été fidèle puisque tu fus attaché aux biens très vains de ce monde. Je n'exagère pas ces expressions ; non ; ce sont les paroles du Christ même, dans l'Evangile de saint Luc : Celui qui est juste dans le moins, l'est aussi dans le plus ; et celui qui est malhonnête dans les petites choses, l'est aussi dans les grandes. Si vous ne fûtes pas fidèles dépositaires des richesses temporelles, qui sont illusoires, qui vous donnera celles qui sont véritables ? C'est-à-dire : si dans les richesses vaines et fausses de ce monde, vous ne fûtes pas équitables, qui vous confierait les véritables et célestes biens ? Si vous ne fîtes pas bon emploi de ce qui n'était pas vôtre, qui vous donnera ce qui est vôtre ? C'est-à-dire : Si vous n'êtes pas bons administrateurs des biens temporels que l'on vous donne seulement pour un temps et que, par conséquent, vous devez considérer comme appartenant à autrui, qui vous livrera les dons, les richesses spirituelles, lesquelles, parce qu'elles sont éternelles et qu'elles peuvent apaiser votre coeur, pourraient s'appeler vôtres ? En tout cas, on doit réfléchir et peser les nécessités des hommes, parce que les uns sont plus nécessiteux que les autres ; il en est aussi à qui il est préférable de donner un talent ou plus encore qu'à d'autres un denier ; tels sont ceux qui les emploient en honnêtes usages. Mais donner aux joueurs ou aux débauchés, qu'est-ce, sinon jeter de l'étoupe dans le feu, comme on dit ? Ceci ne serait pas un bienfait, mais un dommage ; pour cela saint Paul écrit ainsi aux Galates : «Que celui qui est instruit dans la foi donne une part de tous ses biens à celui qui l'instruit. Ne trompez personne ni vous-même : Dieu ne peut être mystifié ; car ce que l'homme sèmera, il le récoltera ; celui qui sème dans sa chair récoltera la corruption; mais celui qui sème dans l'esprit, de l'esprit récoltera la vie éternelle ; ne nous lassons pas de bien agir ; si nous persévérons, nous récolterons en temps voulu ; et ainsi, cependant, que nous en avons le temps, faisons le bien à tous, mais spécialement aux fidèles qui, en cette qualité, sont nos proches. Le même apôtre mande à Timothée que les prêtres qui soignent bien le troupeau dont ils ont la garde, principalement ceux qui travaillent à la prédication et instruction, soient considérés comme dignes de double honneur, c'est-à-dire de double récompense, libéralité et ration, et cela pour la seule raison qu'ils utiliseront et distribueront le capital qu'on leur confie, mieux que d'autres hommes maladroits ou méchants ou impies. De cette manière, la bonne volonté doit être excitée, aidée, encouragée, ornée et éduquée en élégance, érudition et autorité ; la mauvaise doit être réfrénée, dépouillée, désarmée et châtiée ; il faut lui enlever l'éloquence, l'autorité et tout ce qui serait en elle instrument pour mal faire, parce qu'on ne doit pas mettre l'épée dans la main du fou furieux. Mais cette distinction ne doit pas s'accomplir comme nous le faisons maintenant, de manière que nous considérons les parents, les connaissances ou les compatriotes, les intimes ou ceux qui nous ont rendu service avant ceux qui se distinguent par la sagesse, les moeurs et la vertu ; car ceci et nulle autre préoccupation ne doit guider notre préférence. Nos véritables frères sont ceux que le Christ a régénérés d'une manière particulière et sainte, lui pour qui il n'y a pas de distinction de Juif et de Grec, parce qu'il n'y a qu'un seul et même Seigneur pour tous généreux, pour tous ceux qui l'invoquent. L'essence de toute la question réside en ceci : que l'on oriente toute chose vers le bien principal, qui est le service de Dieu et notre salut et que l'on aide chacun en tout ce qu'il paraît avoir besoin pour cette sainte fin. Il faut de même donner à chacun ce qui doit lui être salutaire et on doit le lui donner au moment où son besoin l'exige et où nos possibilités nous le permettent. Ce qui n'est pas utile est superflu et plutôt charge que libéralité ; par exemple, selon le dire de Sénèque, donner des armes de chasse à une faible femme ou à un vieillard caduc, ou donner des livres à un rustre. Avec combien plus de raison on peut appeler méfait plutôt que bienfait le don de ce qui nuit, par exemple donner du vin à qui s'enivre ou une épée à l'homme querelleur ou irascible ? Ce faisant, nous sommes suprêmement nuisibles en pensant être utiles. Quelle différence, en effet, y a-t-il entre les souhaits et malédictions que nourrissent et nous lancent nos ennemis et de semblables dons d'amis ? Aussi, doit-on veiller à ne pas se tromper dans le mode de faire le bien, de manière que nous ne rapportions rien à nous mêmes, mais tout à Dieu. Par conséquent, il faut agir sereinement, en donnant l'aumône avec bonne figure, ou comme le dit Tobie, de bonne grâce et avec plaisir. Saint Paul dit aussi : «Que chacun donne de coeur ou comme il le résolut dans son coeur non avec tristesse, fâcherie, brusquerie ou nécessité ; parce que Dieu aime et chérit celui qui donne avec plaisir et allégresse.» Ainsi le bienfait doit naître d'un esprit prompt à secourir et à bien faire et non parce que tu n'oses faire autrement, ou parce que tu as honte de refuser ; quelle différence y a-t-il entre donner de la sorte et s'abstenir du bienfait ? Celui qui tarde à donner n'est pas bien loin de celui qui refuse, parce que le retard est un signe certain que nous voulions refuser l'aumône ; et qu'on nous l'a tirée plutôt de force que de gré. On doit donc donner promptement, c'est-à-dire aussitôt que s'offre l'occasion et l'opportunité. Le bienfait vient trop tard déjà qui s'accomplit hors de propos, ou pour mieux dire, il n'est déjà plus un bienfait, puisqu'on n'en a plus besoin. Il faut remarquer toutefois que cette promptitude ne requiert pas que l'on donne avant que naisse le besoin, mais bien avant que la nécessité étreigne, avant qu'elle contraigne à une folie ou à une méchanceté, avant qu'elle allume sur le visage du nécessiteux la honte et la rougeur de solliciter ; parce que ceci est une peine beaucoup plus grande et plus lourde que ce que vaut l'argent. Ainsi donc le bienfait qui précède la dure et ingrate nécessité de le demander est plus agréable et plus digne de remerciement. La joie que saint Paul veut voir se mêler au bienfait et à l'aumône, est cette prompte impression de l'âme qui surgit sur les traits, dans les paroles et dans toute l'attitude ; sans que l'on apprécie, ni fasse valoir par des phrases ce que l'on donne, comme tel fol amant de la comédie le commande à son serviteur. Mais il faut montrer un sentiment joyeux et content parce que s'offrît l'occasion d'être agréable ; il faut même exprimer le désir de donner plus si la nécessité le demande ou si c'est juste, ce désir s'extériorisant en toute liberté et sans équivoque. Mais il convient de plus de manifester ce qui déplaît et ce que l'on voudrait voir corriger ou modifier ; parce que le conseil et la remontrance, comme nous l'avons déclaré, constituent un genre d'aumône supérieure à celle qui se donne en argent. Toutefois, on doit s'efforcer de corriger de manière à ne pas paraître le faire parce qu'on trouve mauvais de se voir demander le bienfait. Qu'il ne paraisse pas non plus que vous avez pris ce droit de réprimander ailleurs que dans la faute de l'autre, ou dans votre coeur bien intentionné. Si vous semblez prendre cette autorisation du fait même d'avoir secouru quelqu'un, la réprimande est de nulle valeur, en ce cas. Ainsi donc, il vaut mieux, surtout avec des hommes susceptibles, remettre à un autre moment l'admonestation, par exemple à un moment où l'on ne lui donne pas. Ne nous attribuons nulle gloire parce que nous donnons quelque peu, car nous ne le donnons pas de nos biens, mais nous rendons à Dieu ce qui est sien. Mieux, rendons grâces qu'il nous fût permis d'en user, et considérons-nous heureux en voyant que nous avons atteint par là les moyens d'obtenir une récompense aussi grande que celle d'une éternité bienheureuse. Nous ne devons pas non plus diminuer le bienfait en le jetant à la face, en nous vantant ou en rappelant avec ostentation ce que nous avons fait. Et enfin, ne donnons rien pour que les hommes le voient, mais Dieu seul. Moins nous attendrons des hommes, plus Dieu nous donnera. Si nous espérons la récompense des hommes, nous serons privés de celle de Dieu et le plus souvent aussi de celle que nous attendons des humains. Sachons donc que ce bienfait, cette aumône est d'autant plus agréable à Dieu, qu'elle se manifeste seulement à ses regards divins, parce que de la sorte, en aucune manière, elle n'engendre la vanité humaine. C'est une belle action de bâtir et d'orner des temples en lesquels on rend un culte à Dieu, mais je ne sais quelle affectation de vanité se glisse en toutes ces choses, même chez des hommes de jugement sain, car pour ceux qui agissent seulement par gloriole, pourquoi faut-il qu'on en parle ? Combien plus pur, plus saint et plus agréable et acceptable est à Dieu ce qui se passe uniquement entre qui donne et qui reçoit, sans que l'on cherche d'autre témoin que l'invisible qui voit tout ? En se comportant de cette manière, il est absolument certain que tu veux uniquement être agréable à Dieu et que tu n'escomptes rien pour ta louange et vaine gloire. De la sorte, tu te garantis d'avoir comme rémunérateur le plus sûr et le plus généreux, ce Père céleste de qui seul tu désires être vu. Mais écoutons surtout le Seigneur même, parlant ainsi par saint Mathieu : «Garde-toi de faire tes bonnes oeuvres devant les hommes dans le but d'être vu par eux ; sinon tu n'auras pas la récompense de la main de ton Père qui est dans les cieux ; par conséquent, quand tu donnes l'aumône, ne cherche pas à te faire précéder de quelqu'un qui le publie comme une trompette, c'est ce que font les hypocrites dans les synagogues et dans les rues, pour être honorés des hommes. Je te le dis, en vérité, ceux-là ont déjà reçu leur récompense ; mais toi, en faisant l'aumône, veille tellement à la discrétion, que ta main gauche ignore ce que donne ta droite, afin que, de cette manière, ton aumône reste secrète, et ton Père, qui la voit cependant, te donnera la récompense éternelle.» [2,0] LIVRE II. [2,1] CHAPITRE PREMIER. Combien il appartient et convient aux dirigeants de la cité de prendre soin des pauvres. Jusqu'à maintenant, nous avons dit ce que doit faire chaque particulier ; dorénavant, nous traiterons de ce qui incombe au corps de la cité et à ceux qui la gouvernent, qui sont pour elle ce que l'âme est au corps. Ainsi donc, de même que celle-ci n'alimente ou ne vivifie pas seulement l'une ou l'autre partie du corps, mais bien son entièreté, le magistrat doit prendre soin de tout dans sa cité, et ne peut rien négliger. En effet, ceux qui n'ont de souci que pour les riches, méprisant les pauvres, imitent le médecin qui jugerait qu'il ne faut pas beaucoup soigner les mains et les pieds parce qu'ils sont très éloignés du coeur. De même que ceci n'irait pas sans grand inconvénient pour l'homme tout entier, de même dans la république, on ne méprise pas les plus faibles et les plus pauvres sans danger pour les puissants ; car ceux-là, contraints par la nécessité, se mettent à voler. Le juge ne daigne pas connaître d'eux ; mais ceci est sans importance ; ils portent envie aux riches, s'indignent et s'irritent de ce que ceux-ci ont du superflu pour entretenir des bouffons, des chiens, des maîtresses, des mules, des chevaux et autres animaux, tandis qu'il leur manque à eux le nécessaire pour leurs tout petits enfants faméliques ; ils s'exaspèrent de ce que les fortunés gaspillent orgueilleusement et insolemment les richesses qu'ils leur ont enlevées à eux et à d'autres semblables. Il n'est pas facile de croire combien de guerres civiles ont été allumées par ces protestations dans toutes les nations ; la multitude excitée par elles et emportée par la haine, fit contre les riches les premières et les plus sanglantes expériences de sa fureur ; les Gracques et Lucius Catilina n'alléguaient pas d'autre motif de la discorde qu'ils avaient allumée ; ceci sans que soit rappelé à votre mémoire ce qui s'est passé en nos temps et régions. Il me sera moins pénible, ou pour mieux dire, plus agréable, de copier ici un passage d'Isocrate dans le discours qu'on appelle Aréopagitique, concernant les moeurs de la république des Athéniens : «La manière dont ils se comportent entre eux est telle que nous l'avons dite, parce que non seulement cet assentiment, cette concorde régnait dans les affaires publiques, mais aussi dans la vie privée ; ils montraient les uns pour les autres autant de prudence qu'usent de raison ceux qui pensent avec assurance et ont une patrie commune ; les pauvres étaient si loin d'envier les riches qu'ils n'avaient pas moins de soin pour les maisons de ceux-ci que pour les leurs propres, faits prouvant que le bonheur des fortunés était profitable aux nécessiteux ; les opulents ne méprisaient pas les pauvres ; au contraire, considérant la misère de leurs concitoyens comme une honte pour eux-mêmes, ils les secouraient dans leurs besoins, donnant en location aux uns pour une petite rente des champs à cultiver, envoyant d'autres comme mandataires pour leurs affaires et procurant à d'autres maintes occasions de bénéfices ; ils ne craignaient pas de tomber en l'un des deux écueils : soit d'être dépouillés de toute leur fortune, soit au moins de quelque partie de celle-ci ; au contraire, ils n'avaient pas moins confiance en ce qu'ils avaient donné qu'en ce qu'ils avaient conservé par devers eux.» Ainsi parle Isocrate. Venons-en aux inconvénients ci-dessus mentionnés, à savoir : le péril commun qui résulte de la contagion des maladies ; puisque nous avons souvent vu qu'un seul homme a introduit dans la cité un mal grand et funeste, qui fit périr beaucoup de monde, par exemple, la peste, la gale, et d'autres de ce genre. Comment empêcher qu'en un temple quelconque, quand il s'y célèbre quelque cérémonie solennelle, il ne soit possible d'entrer sinon entre deux files et escadrons de maladies : tumeurs putrides, plaies et autres maux, que l'on a même dégoût à nommer, et que ce soit le seul chemin par où doivent passer les enfants, les jeunes filles, les vieillards et les femmes enceintes ? Jugez-vous que tous soient tellement cuirassés que beaucoup étant à jeun, parce qu'ils vont se confesser ou pour tout autre motif, ils ne s'émeuvent pas à tel spectacle, d'autant plus que de tels ulcères, non seulement s'exposent aux yeux, mais que ceux qui passent les approchent de l'odorat, de la bouche et presque des mains et du corps ? Tel est le cynisme des mendiants ! Et je néglige de dire que beaucoup se mêlent à la foule et à la multitude ayant quitté à l'instant même le chevet de tel ou tel qui vient de mourir de la peste. Certes, ces choses ne sont pas à dédaigner pour les gouvernants de la cité, afin d'apporter remède aux maladies, ne fût-ce que pour qu'elles ne se transmettent pas à beaucoup d'autres. Nous sommes à l'opposé de penser : Il ne convient pas à un magistrat sage et soucieux du bien public d'admettre qu'une aussi grande partie de la cité soit, non seulement inutile, mais pernicieuse pour elle-même et pour les autres. A cause du manque de pitié d'un grand nombre, les nécessiteux n'ayant pas de quoi se nourrir, les uns se voient presque obligés de se faire voleurs dans la ville et sur les routes. D'autres volent à la dérobée. Les femmes qui en ont l'âge, ayant banni toute honte, méprisent aussi la pudeur en la vendant partout pour le prix le plus vil, sans qu'il soit facile, dans la suite, de les faire renoncer à de telle mauvaise habitude, celles qui sont avancées en âge se livrent au métier d'entremetteuses, et au maléfice qui d'ordinaire l'accompagne. Les petits enfants des nécessiteux s'éduquent dans la perversion. Pères et fils, étendus devant les temples ou vagabondant partout à mendier, n'assistent pas à la messe, n'entendent nul sermon, ne savent en quelle loi ils vivent, n'ont nul souci de la foi ni des moeurs. Ne faisons pas en sorte qu'il ne puisse dire que la discipline ecclésiastique a tant déchu, que rien ne s'administre gratis, que tous haïssant le mot «vendre», obligent à compter et que l'évêque diocésain ne considère pas comme faisant partie de son troupeau des brebis n'ayant pas de toison à tondre. En effet, en continuant notre sujet, il n'y a personne qui voie de semblables mendiants se confesser ni communier, et comme ils n'entendent personne qui les enseigne, il est inévitable qu'ils jugent des choses très mal et très erronément, qu'ils soient de moeurs très déréglées et que si par hasard ils deviennent riches à leur tour, ils soient intolérables à cause de leur vile éducation. D'ici naissent les vices que je viens de rapporter et qu'en vérité on ne doit pas imputer aussi souvent aux pauvres qu'aux magistrats. Ceux-ci ne concevant pas le gouvernement du peuple comme il se doit, considèrent la république comme s'ils se croyaient élus uniquement pour délibérer sur des procès de fortune ou d'argent, ou pour condamner des délinquants ; tandis qu'au contraire, il convient incomparablement mieux qu'ils travaillent à améliorer les bons citoyens qu'à châtier ou réfréner les mauvais. D'ailleurs les condamnations ne se feront-elles pas moins nécessaires si l'on veille d'abord à couper la racine, cause du mal, le plus tôt possible ? Jadis, les Romains secouraient leurs citoyens et s'en souciaient de telle sorte que nul n'avait besoin de mendier, ce qui ne lui était d'ailleurs pas permis selon une ancienne prohibition de la «loi des XII tables». Le peuple athénien l'entendait de la même manière. Le Seigneur avait donné aux Juifs une loi particulière, dure et âpre, ainsi qu'il convenait à un peuple de ce caractère, et cependant, dans le Deutéronome, il commande qu'ils soignent et travaillent, autant que leurs forces le permettent, pour qu'il n'y ait parmi eux ni misérable ni mendiant, principalement en l'année de repos et quiétude, si agréable au Seigneur. Or, notons que nous, chrétiens, sommes toujours en cette année de quiétude parce que c'est pour nous que fut mis en sépulture Notre-Seigneur Jésus-Christ avec l'ancienne loi, avec les cérémonies et le «vieil homme» et qu'il ressuscita pour toujours afin que nous ayons nouvelle vie et nouvel esprit. Il est certes absurde et honteux pour les chrétiens à quoi rien n'a été ordonné plus efficacement, et je pourrais presque dire plus uniquement, que la charité, de trouver à chaque pas, dans nos villes, tant de miséreux et de mendiants. De quelque côté que tu te tournes, tu verras la pauvreté, la misère et beaucoup de gens qui se voient obligés à tendre la main pour que tu leur donnes. Vraiment, de même que se renouvellent en la cité toutes les choses qui, par le temps et les événements, se transforment ou disparaissent, tels sont les murs, les fossés, parapets, ruisseaux, institutions, moeurs et jusqu'aux lois elles-mêmes, ainsi également, il serait juste de rénover la première répartition de l'argent, qui, avec le cours du temps, a reçu des atteintes de toutes les manières. Quelques hommes sages qui désiraient le bien de la cité conçurent dans ce but, quelques remèdes salutaires, comme de diminuer les impôts, de donner aux pauvres les champs communs pour qu'ils les cultivent, de distribuer publiquement l'argent de quelque superflu, ce que, même à notre époque nous avons réalisé. Mais pour cela, certaines occasions et possibilités sont nécessaires, qui surviennent très rarement en ces temps. Par conséquent, nous devons recourir à d'autres remèdes plus utiles, et permanents. [2,2] CHAPITRE II. Du groupement des pauvres et de leur recensement. On me demandera : «Comment penses-tu que l'on puisse secourir une telle multitude?» Oh ! si la charité avait quelque pouvoir en nous, elle-même et elle seule serait la loi qu'il ne serait pas nécessaire d'imposer à celui qui aime. Elle rendrait toutes choses communes, et nul ne considérerait les besoins d'autrui avec d'autres yeux que pour ses besoins propres. Maintenant, il n'est personne qui étende ses soins au delà de sa maison et parfois au delà de sa chambre et même en dehors de soi-même. Voilà comment beaucoup se désintéressent même de leurs parents, de leurs enfants, frères ou femme. Force nous est bien de recourir comme on peut à des moyens humains en faveur des misères, spécialement pour ceux en qui les remèdes divins ont peu d'efficacité et voici comment, à mon sens. Parmi les pauvres, il en est qui vivent dans des maisons communément appelées hôpitaux. D'autres mendient publiquement et d'autres supportent leurs infortunes comme ils le peuvent, chacun chez soi. J'appelle (hôpitaux) hospices ces établissements où l'on nourrit et soigne les malades, où l'on entretient un certain nombre de nécessiteux, où l'on éduque les garçons et les filles, où l'on élève les enfants, où l'on enferme les fous et où les aveugles passent leur vie. Que ceux qui gouvernent la cité sachent que tout ceci incombe à leurs soins. Il n'y a aucune raison de s'en décharger ou de s'en excuser en alléguant comme prétexte les volontés des fondateurs. Celles-ci ne seront nullement violées, mais il ne faut pas s'en tenir à la lettre, mais à l'équité, comme dans les contrats de bonne foi, et à l'intention, comme dans les testaments. Et il ne peut rester aucun doute que celle-ci était que les rentes et les sommes qu'ils léguèrent fussent distribuées pour les meilleurs usages et consommées de la manière la plus digne, sans trop s'inquiéter ni par qui ni de la manière dont il fallait le faire ni sous quelle forme cela se fît. De plus, rien n'est indépendant dans la cité au point d'échapper à la connaissance de ceux qui la gouvernent. Car le fait de ne pas se soumettre, de ne pas obéir aux magistrats communs n'est pas une liberté rationnelle, mais une invite à la sauvagerie, et l'occasion d'une anarchie, d'une licence qui contamine tout ce qui en est témoin. Nul ne peut soustraire ses biens au soin et à l'autorité de ceux qui gouvernent en la cité, sans sortir en même temps de celle-ci ; car on ne peut même y soustraire sa vie qui est pour chacun supérieure et préférée à ses biens. Il en est ainsi à plus forte raison quand on doit au soin et à la protection du bon gouvernement de la république d'avoir acquis la fortune et de la conserver, car sans cela on la perdrait bientôt. Il faut donc que chacune de ces maisons soit visitée et recensée par deux sénateurs ou deux députés revêtus de cette autorité par ordre du gouvernement, accompagnés d'un greffier. Qu'ils notent et prennent justification des ressources et du nombre et des noms de ceux qu'on y garde et en même temps du motif pour lequel chacun s'y trouve. De tout cela, il faut rendre compte et faire rapport aux juges et au sénat en son tribunal. Que ceux qui supportent leur pauvreté à domicile soient également recensés, conjointement à leurs enfants, par deux députés dans chaque paroisse, en notant leurs besoins, la manière dont ils vivaient antérieurement, par quelles circonstances ils ont été réduits à la pauvreté. Par les voisins, on pourra aisément connaître quel genre de gens ils sont, quelles sont leurs moeurs et coutumes. Mais, en ce qui concerne un pauvre, que l'on ne s'informe pas auprès d'un autre pauvre, car l'envie jamais ne fait trêve. De tout cela, on rendra un compte individuel aux juges et au gouvernement. Et s'il advenait que quelques-uns subissent inopinément quelque malheur, qu'ils le fassent savoir au tribunal par quelqu'un de ses membres, et que l'on donne, à ce sujet, la suite qui conviendra, selon la qualité, l'état et la condition du nécessiteux. Les mendiants vagabonds, sans domicile certain, qui sont sains, déclareront leurs noms et prénoms devant les juges et gouverneurs, et en même temps, la raison qui les force à mendier. Mais que ceci se fasse en quelque lieu ou place déterminé pour que n'entre pas semblable chiourme à la maison ou à la salle du tribunal ou du gouvernement. Que les malades fassent de même devant deux ou quatre commissaires assistés d'un médecin, pour que tout le conseil n'ait pas à s'occuper de les voir, et qu'on les prie de déclarer qui les connaît, qui puisse donner témoignage de leur vie. A ceux que le gouvernement choisira pour examiner et exécuter ces dispositions, que soit donné le pouvoir d'obliger, de contraindre et même d'emprisonner, pour que les juges puissent connaître celui qui n'obéira pas. [2,3] CHAPITRE III. De quelle manière doit se chercher l'alimentation pour ceux-ci. Avant toutes choses, il faut décréter la loi imposée par le Seigneur à tout le genre humain, comme peine et réparation de la faute originelle, à savoir : que chacun mange le pain acquis par sa sueur et son travail. Quand j'emploie les mots «manger, s'alimenter, se sustenter», j'entends que par eux l'on ne comprenne pas seulement la nourriture, mais aussi le vêtement, la maison, le bois, le feu, la lumière et tout ce que comprend l'entretien du corps humain. A nul pauvre, qui, par son âge et sa santé peut travailler, on ne doit permettre de rester oisif. Ainsi l'écrit l'apôtre saint Paul aux Thessaloniciens : «Vous devez vous souvenir que lorsque j'étais parmi vous, je vous commandais et intimais que celui qui ne voudra pas travailler ne mange pas.» J'ai entendu que parmi vous il y a quelques subversifs, désoeuvrés et pleins de vaine curiosité. A tous ceux qui sont dans ce cas, nous leur intimons que travaillant en silence, ils s'efforcent de manger leur propre pain et nous les y exhortons instamment au nom du Christ. Et le Psalmiste promet les deux bonheurs, celui de cette vie et l'autre, à celui qui mangera le fruit du travail de ses mains. Par conséquent, l'on ne doit pas permettre que quiconque vive oisif dans la cité, où, comme en une maison bien gouvernée, il convient que chacun ait son office. Il est une ancienne sentence affirmant que les hommes, en ne faisant rien apprennent à mal faire. Il faut prendre en considération l'âge et le défaut de santé ; mais avec la précaution qu'on ne nous trompe pas par la simulation ou le prétexte d'indisposition ou de maladie, ce qui arrive souventes fois. Pour l'éviter, on recourra au jugement des médecins, punissant celui qui induira en erreur. S'il se rencontre des mendiants bien portants, que les étrangers soient remis à leurs cités ou bourgades, ce qui d'ailleurs est ordonné par le droit civil, mais en leur donnant un viatique. Car ce serait inhumain que de renvoyer le nécessiteux sans ressources pour le voyage ; et qui agirait de la sorte, que ferait-il d'autre que de pousser au vol ? Cependant, s'ils sont de villages ou de petites localités affligées ou ravagées par la guerre, alors, on les considérera comme des concitoyens, tenant compte de ce qu'enseigne saint Paul, à savoir : que parmi les baptisés par le Saint Sang du Christ, il n'y a ni Grec, ni barbare, ni Français, ni Flamand, mais une nouvelle créature. Aux enfants de la patrie, on demandera s'ils connaissent quelque métier. Ceux qui n'en connaissent aucun, s'ils sont d'un âge adéquat, doivent être instruits dans celui pour lequel ils ont le plus de dispositions, si c'est possible ; sinon, dans celui qui s'en rapproche le plus. Comme quoi celui qui ne pourra coudre des vêtements, coudra des guêtres, des bottines ou des chaussures. S'il est déjà d'âge mûr ou d'intelligence trop grossière, que lui soit enseigné un métier plus facile, et finalement celui que quiconque peut apprendre en peu de jours, comme creuser la terre, tirer de l'eau, porter quelque chose sur les épaules ou dans une petite charrette à une roue, accompagner le magistrat, être son aide pour quelques commissions, aller où on l'enverra porter lettres ou mandats, ou soigner et conduire les chevaux de louage. Ceux qui gaspilleront leur fortune de mauvaises et sottes manières, comme au jeu, chez les prostituées, dans le concubinage, par le luxe ou la goinfrerie, on les nourrira par nécessité car on ne doit laisser mourir personne de faim. Mais qu'à ceux-là on réserve des travaux plus pénibles, qu'on leur donne moins de subsistance, pour qu'ils servent de leçon aux autres, pour qu'eux-mêmes se repentent de leur vie antérieure et ne retombent pas facilement dans les mêmes vices. Il ne faut donc pas les faire périr par la faim, mais bien les contraindre par la frugalité de l'alimentation et la dureté des travaux et les soumettre à des austérités pour affaiblir leurs passions. Pour tous ceux-ci, il ne manquera pas d'ateliers où ils seront admis. Ceux qui travaillent la laine, dans la région d'Armentières, ou pour mieux dire, la plupart des fabricants se plaignent de la rareté des ouvriers. Ceux qui tissent les vêtements de soie, à Bruges, admettraient et guideraient des adolescents quelconques ne fût-ce que pour faire tourner et rouler certains tourniquets ou raclettes ; ils rétribueraient même journellement chacun d'un sou, à peu près, en plus de la nourriture. Et ils ne peuvent trouver personne qui accepte, parce qu'aux dires mêmes de leurs parents, en allant mendier, les enfants rapportent plus de bénéfices à la maison. Mais pour qu'il ne manque point d'ouvriers aux fabricants, et qu'il ne manque pas d'ateliers aux pauvres, que l'autorité publique assigne à chaque fabricant un certain nombre de ceux qui ne peuvent avoir un atelier à soi. Si certains se montrent appliqués selon leurs aptitudes, qu'ils ouvrent un atelier. A ceux-là, de même qu'à ceux à qui le magistrat assignera quelques apprentis, on leur confiera soit les travaux publics de la cité qui sont très nombreux, citons les images, statues, vêtements, égouts ou lieux communs, fosses et édifices ; soit tous les travaux qu'il peut être nécessaire d'exécuter dans les hôpitaux, afin que tous les capitaux et intérêts qui, dès le principe, furent destinés aux pauvres, se consomment parmi les pauvres. Je conseillerais la même chose aux évêques, collègues et abbés. Mais en une autre occasion, je leur écrirai et j'espère d'ailleurs qu'ils sauront le faire de leur propre volonté, sans que ni moi ni quelque autre les en avise. Ceux qui n'auront pas encore été occupés dans quelque maison ou par un patron, seront alimentés pour un petit temps et hospitalisés, avec des aumônes qui se recueillent. Mais entretemps, qu'on ne néglige pas le travail, ne fût-ce que pour éviter que l'oisiveté leur enseigne la paresse. Dans un même établissement, on fournira les repas aux vrais pauvres bien portants qui vont se mettre en route et on les munira d'un viatique ou d'un petit secours, ce qui suffira jusqu'à la ville la plus prochaine de leur itinéraire. Ceux qui, sans être malades se maintiennent dans les hôpitaux comme des parasites des sueurs des autres, sortiront et qu'on les envoie travailler, à moins qu'il ne leur appartienne de demeurer là par quelque droit ; tel le droit du sang, si leurs ancêtres en ont ainsi disposé en échange du bien qu'ils firent à l'hôpital, ou pour avoir donné à la maison une partie suffisante de leur fortune. Cependant, qu'on les y fasse travailler, pour que le fruit du travail soit commun. S'il se trouvait là quelque autre, sain et robuste, et que par attachement à la maison ou à ses anciens compagnons, il demandât qu'on lui permît la même chose, qu'on lui donne licence d'y demeurer dans les mêmes conditions. Qu'il ne soit licite pour personne de tirer profit des biens qui furent légués autrefois pour les pauvres. Cette recommandation n'est pas oiseuse, car il en est qui, d'employés ou de serviteurs des hospices, se sont déjà fait maîtres ; et il y a également quelques femmes qui, admises au début uniquement pour servir, méprisant ensuite et maltraitant même les pauvres, comme de hautaines dames, y vivent douillettement et vêtues de parures splendides et profanes. Qu'on leur enlève tout cela, qu'il ne soit pas dit qu'elles s'engraissent et se parent avec la substance même des pauvres faibles et amaigris. Qu'elles accomplissent le but et l'office pour lequel elles furent admises en la maison, qu'elles s'occupent du service des malades, semblables à ces veuves des premiers temps de l'Eglise, que les apôtres louent tant. Et durant leurs loisirs, qu'elles prient, lisent, filent, tissent et s'occupent de quelque oeuvre bonne et honnête comme le commande saint Jérôme aux plus opulentes et nobles matrones. On ne permettra pas même aux aveugles d'être ou d'aller oisifs; il y a beaucoup de choses en lesquelles ils peuvent s'exercer : les uns ont des dispositions pour les lettres ; pourvu que quelqu'un lise pour eux. Qu'ils étudient, car nous observons chez un bon nombre des progrès en érudition qui ne sont nullement à dédaigner. D'autres sont aptes à la musique, qu'ils chantent et jouent des instruments à cordes ou à vent ; que d'autres fassent mouvoir des tours ou des rouages ; que d'autres travaillent dans les pressoirs, aidant à manoeuvrer les presses ; que d'autres s'évertuent au soufflet dans les ateliers des forgerons. On sait aussi que les aveugles fabriquent des boîtes, des paniers, des corbeilles et des cages et que les femmes aveugles filent et dévident. Bref s'ils ne veulent chômer ni fuir le travail, ils trouveront aisément de quoi s'occuper; la paresse, la mollesse et non le défaut du corps est le seul motif qu'ils puissent alléguer pour ne rien faire. Aux malades et aux vieillards, que l'on donne aussi des choses faciles à travailler, selon leur âge et leur santé ; nul n'est invalide au point que les forces lui manquent entièrement pour faire quoi que ce soit; et ainsi on en arrivera à ce que, occupés et adonnés au travail, ils réfrènent en eux les pensées et les occupations mauvaises qui leur naîtraient, étant inoccupés. Les hôpitaux étant débarrassés de semblables sangsues qui leur sucent le sang et étant inventoriés, leurs revenus annuels et leurs biens en argent, que l'on prenne en considération les possibilités de chacune de ces maisons ; que l'on vende les dons et ornements superflus qui sont plus agréables aux enfants et aux avares, qu'utiles aux gens pieux. Et ceci fait, que l'on confie à chacun de ces hôpitaux ceux des mendiants infirmes qui le paraîtront réellement et suffisamment, de manière qu'ils ne soient pas réduits à une ration si faible qu'elle puisse à peine suffire à la moitié de leur faim, ce qui doit avant tout être considéré pour les maladies du corps ou de l'âme, car les unes et les autres s'aggravent faute d'alimentation. Mais qu'ils ne reçoivent pas de superflu, parce qu'ils pourraient facilement prendre des habitudes mauvaises. Maintenant notre sujet nous place devant ceux qui sont privés de l'usage de la raison. Comme il n'y a au monde rien de plus excellent que l'homme, ni en l'homme chose plus noble que l'entendement, il faut travailler principalement pour l'éducation de celui-ci ; il faut réputer comme le meilleur des bienfaits de ramener à la santé les entendements des autres ou de conserver cette santé et de l'affermir. Si donc un homme à l'esprit dérangé est amené à l'hôpital, on vérifiera avant tout si la folie est naturelle ou provient de quelque accident, s'il y a espoir de guérison ou si le cas est complètement désespéré. Nous devons compatir à ce mal et nous affliger d'une telle détresse de la chose la plus noble de l'âme humaine. On tâchera avant tout, pour celui qui souffre de la sorte, que n'augmente et ne se renforce la folie, ce qui arrivé avec les furieux, quand on les tourne en dérision, qu'on les provoque ou qu'on les irrite et avec les déments par vanité quand on feint d'admettre leurs folies, quand on approuve ce qu'ils disent, ou font niaisement, quand on les imite pour qu'ils déraisonnent plus ridiculement, ainsi que font ceux qui provoquent et excitent la démence et la sottise. Que peut-on trouver de plus inhumain que de rendre quelqu'un fou pour en rire et de se faire un jeu d'un mal aussi grand chez l'homme ? Au contraire, que l'on applique à chacun charitablement et sérieusement les remèdes nécessaires, les uns réclament des réconfortants et des aliments ; d'autres d'un traitement doux et affable, pour qu'ils s'apprivoisent et s'apaisent peu à peu, comme les fauves ; d'autres d'enseignement. Il y en aura qui nécessiteront des châtiments et incarcérations ; mais que l'on en use de façon à ne pas les mettre plus en fureur ; avant tout, autant que possible, on essayera d'introduire en leur âme cet apaisement qui ramène facilement le jugement et la santé à l'entendement. Si tous les mendiants invalides, malades ou infirmes ne trouvent pas place dans les hôpitaux, que l'on établisse une maison ou plusieurs, autant qu'il en faudra, pour qu'ils y soient recueillis et là assistés par un médecin, un pharmacien, des serviteurs et servantes. De la sorte, on agira comme la nature et comme ceux qui construisent les navires, à savoir que ce qui manque de propriété se recueille en un endroit pour qu'il ne nuise pas au reste du corps. Par conséquent, que ceux qui sont atteints de quelque mal affreux ou contagieux se couchent à part et mangent à l'écart, sans quoi ils communiqueraient aux autres le dégoût et l'infection, et les maladies ne prendraient jamais fin. Lorsque quelqu'un sera guéri, qu'on le traite comme les autres bien portants et qu'on l'envoie travailler, à moins que, ému par la pitié, il ne préfère rendre service là même où il se trouve. Aux infortunés qui demeurent chez eux il faut procurer de l'ouvrage ou de l'occupation aux travaux publics ; il ne manquera pas de quoi leur donner à travailler pour les autres citoyens ; et s'ils prouvaient que leurs besoins dépassent ce qu'ils arrivent à gagner par le travail, qu'on y ajoute ce qu'on juge leur manquer. Que les questeurs et vérificateurs examinent avec humanité et bienveillance les besoins des pauvres ; qu'ils ne fassent nul cas des insinuations malveillantes ; qu'ils n'usent point de sévérité sauf dans le cas où ils jugeront nécessaire quelque rigueur contre les obstinés qui méprisent le pouvoir public et lui résistent. Que cette loi soit établie : Si quelqu'un use de son autorité ou interpose son influence pour que l'on donne de l'argent à quelque nécessiteux, qu'il n'obtienne pas ce qu'il demande et qu'on lui impose l'amende qui paraîtra convenable au magistrat. Qu'il soit seulement permis d'aviser que quelqu'un est dans le besoin ; et que du reste connaissent seuls les administrateurs des aumônes et ceux que le gouvernement désignera et que l'aumône se fasse selon que l'urgence le demande. Qu'il n'arrive point qu'avec le temps, les riches, pour épargner cette dépense à leurs deniers, obtiennent qu'une partie de ce qui est destiné aux pauvres soit donné à leurs serviteurs, familiers et parents par alliance ou par le sang. Ce serait dépouiller le plus nécessiteux et recommencer ainsi l'intervention pour évincer les infortunes, ce que nous avons vu se passer dans les hôpitaux. [2,4] CHAPITRE IV. Le soin des enfants. Les enfants exposés auront leur hôpital où on les alimentera. Ceux dont on connaîtra les mères seront élevés par elles jusqu'à six ans et transférés ensuite à l'école publique où ils apprendront les premières lettres et bonnes moeurs, et ils y seront maintenus. Cette école sera conduite par des hommes honnêtes et aussi courtoisement éduqués que possible qui communiqueront leurs habitudes à cette rude école ; car rien ne crée de plus grands risques pour les enfants des pauvres que l'éducation vile, immonde, incivile et grossière. Que les magistrats n'épargnent aucune dépense pour s'attacher ces maîtres, car s'ils y parviennent, ils apporteront à la cité qu'ils gouvernent, le plus grand profit sans qu'il en coûte lourd. Que les enfants apprennent à vivre avec tempérance, mais dans la propreté et la pureté, et à se contenter de peu ; que l'on éloigne d'eux tous les plaisirs, qu'ils ne s'accoutument point aux délices ni à la gourmandise ; qu'ils ne s'élèvent point dans l'habitude de la gloutonnerie, car lorsqu'il manque à celle-ci de quoi satisfaire son appétit, bannissant toute pudeur, ils s'adonnent à la mendicité, comme nous le voyons faire par beaucoup dès que leur fait défaut, non pas même la nourriture, mais uniquement la sauce ou quelque chose de semblable. Qu'ils n'apprennent pas seulement à lire et à écrire, mais en premier lieu à pratiquer la piété chrétienne et à juger des choses avec rectitude. J'en dis autant de l'école des filles où l'on doit enseigner les rudiments des premières lettres ; et si quelqu'une est apte et appliquée à l'étude, qu'on lui permette de consacrer à celle-ci un peu plus de temps. De la sorte, tout concourra à l'acquisition des meilleures habitudes. Qu'elles apprennent de saines opinions, la piété et la doctrine chrétienne, de même qu'à filer, coudre, tisser, broder, la direction de la cuisine et autres choses domestiques, la modestie, la sobriété ou la tempérance, la politesse, la pudeur et la retenue et en ordre principal, qu'elles s'éduquent dans la chasteté, persuadées que celle-ci est l'unique bien des femmes. Ensuite, pour ce qui concerne les enfants, que ceux qui sont bien doués pour les sciences, soient retenus à l'école pour devenir les maîtres et placés plus tard dans un séminaire de prêtres. Quant aux autres qu'on les envoie apprendre un métier selon les inclinations de chacun. [2,5] CHAPITRE V. Les censeurs et la censure. On nommera chaque année comme censeurs, deux membres du magistrat, très sérieux et très recommandables par leur bonté, pour qu'ils s'informent de la vie et des coutumes des pauvres, soit des enfants, des adolescents ou des vieillards, de ce que font les enfants, comment ils profitent, quelles sont leurs habitudes, leur caractère, quelles espérances ils donnent et si quelques-uns pèchent, à qui en revient la faute. Il faut que tout se corrige. Qu'ils s'inquiètent de savoir si les jeunes et les vieux vivent selon les lois qu'on leur a intimées. Qu'ils enquêtent très soigneusement au sujet des vieilles, qui sont les plus portées à se faire entremetteuses et à s'occuper de la sorcellerie ou de maléfice. Qu'ils sachent selon quelle économie et tempérance tous et toutes passent leur vie ; réprimandant ceux qui fréquentent les jeux de hasard et les débits de vin ou de bière et les châtiant si l'une ou l'autre admonestation reste infructueuse. Les peines s'établiront selon le jugement de ceux qui, dans chaque ville, ont le plus de prudence ; car les mêmes choses ne conviennent pas en tous lieux et en tous temps et il est des sujets plus sensibles à certaines peines tandis que d'autres le sont à d'autres. Il faut une prudence spéciale contre la fraude des oisifs et des paresseux pour qu'ils ne parviennent pas à tromper. Je voudrais aussi que les mêmes censeurs connussent de la jeunesse et des enfants des riches. Il serait très utile à la cité d'ordonner que ces derniers rendissent compte aux magistrats, comme à des pères-publics, comment, en quels arts et en quelles occupations, ils emploient leur temps. Ceci serait sans doute une charité plus grande que de répartir entre les pauvres beaucoup de milliers de florins. Déjà anciennement, les Romains s'en préoccupaient par la voie de la censure et les Athéniens par la fonction aréopagitique. Mais l'intégralité des anciennes coutumes ayant périclité, l'empereur Justinien la rétablit dans la charge du questeur, en ordonnant qu'il soit recensé et contrôlé pour tous les individus, tant clercs que laïques, quel est leur état ou fortune, qui ils sont, d'où ils sont venus et pour quelle cause. Cette même loi ne permet à personne de passer sa vie dans l'oisiveté. [2,6] CIIAPITRE VI. De l'argent qui suffit pour ces dépenses. Tu dis cela très bien, dira quelqu'un ; mais d'où se tireront les capitaux pour tout cela ? Mais je suis si loin de craindre qu'ils viennent à manquer que je vois clairement qu'ils dépasseront, non seulement pour les urgences ordinaires ou de chaque jour, mais aussi pour les extraordinaires du genre de celles qui échoient sans cesse en foule en toutes les cités. Jadis, quand bouillait encore, si l'on peut dire, le sang du Christ, tous jetaient leurs richesses aux pieds des apôtres pour que ceux-ci les distribuassent selon les besoins de chacun. Les apôtres répudièrent ensuite ce soin, comme encombrant leur ministère, parce qu'il convenait qu'ils s'occupassent de prêcher et d'enseigner l'Evangile plutôt que de recueillir ou distribuer les deniers ; et ainsi, cette charge. échut aux diacres. Ceux-ci, non plus, ne la conservèrent pas longtemps tant était grand le désir d'enseigner, d'augmenter la piété et la religion et de se hâter de parvenir aux biens éternels par le moyen d'une mort glorieuse ! Par là, les laïques mêmes du christianisme procuraient aux nécessiteux ce dont chacun avait besoin, de l'argent qui se recueillait. Mais le peuple chrétien augmentant, et beaucoup de gens peu recommandables y ayant été admis, quelques-uns commencèrent à administrer cette affaire sans aucune probité. Et les évêques et les prêtres, mûs par leur charité envers les pauvres, prirent de nouveau à leurs charges ces richesses qu'on avait recueillies pour le secours des nécessiteux. Rien n'empêchait d'avoir confiance dans les évêques de ce temps, tous hommes d'une droiture et d'une fidélité bien connue et éprouvée. Ainsi le rapporte certain passage de saint Jean Chrysostome. Mais cette sainte ferveur de la charité se refroidit ensuite de plus en plus, et l'Esprit du Seigneur ne se maintient que chez un petit nombre. Et voici que dans l'Eglise, quelques-uns commencèrent à rivaliser avec le monde, en faste, luxe et pompe. Déjà saint Jérôme se plaint que les présidents des provinces soupaient avec plus de splendeurs en un monastère qu'en un palais. Pour de telles dépenses, beaucoup d'argent était nécessaire. De la sorte, certains évêques et prêtres convertirent en fortunes et rentes personnelles ce qui, autrefois, avait appartenu aux pauvres. Plût au Ciel que l'Esprit de Dieu les touchât et qu'ils se rappelassent d'où ils détiennent ce qu'ils possèdent, qui le donna et à quelle intention et qu'ils se souvinssent qu'ils ne sont puissants que grâce à la substance de ceux qui ne peuvent rien ! Leur obligation est d'enseigner, de conseiller, de corriger en ce qui concerne les âmes, et aussi de guérir les corps, ce qu'ils feraient s'ils se fiaient au Christ autant qu'ils exigent que les autres se fient à eux, à leurs convenances. Mais ceci est un mal commun. Chacun de nous exige sévèrement de l'autre, le bien que lui-même ne fait pas. C'est aussi leur obligation de secourir les infortunés, même du peu que l'on possède, à l'exemple de saint Paul, et en somme, d'être très parfaits dans la charité, tout se faisant en faveur de tous. Il faut, sans mépriser les humbles, s'abaisser jusqu'à eux pour les aider, et sans céder aux grands, par le moyen de la prédication et de la parole du Christ, dans un but d'édification. Si ceux-ci, les abbés et autres supérieurs ecclésiastiques, le voulaient, ils soulageraient une très grande partie des nécessiteux, avec l'immensité de leurs revenus. S'ils ne le veulent pas, ils en rendront compte au Christ. On doit cependant toujours éviter l'émeute et la discorde civile, qui est un plus grand mal que celui de détourner les deniers des pauvres, parce que nulle somme d'argent, si grande soit-elle, ne doit être estimée par les chrétiens au point de prendre les armes pour elle. Intégralement, et de toutes ses forces, on doit se soumettre et contribuer à la tranquillité publique comme le commande le Christ, puis saint Paul, après son Maître. Les pauvres ne doivent pas non plus désirer que s'élève quelque tumulte dans la cité pour qu'on les secourre, parce que, par leur état même de pauvreté, ils doivent être morts au monde et se maintenir nuit et jour dans la pensée du but de notre pélérinage ici-bas : «Le pauvre Lazare reçut des maux en sa vie, et pour cela, maintenant il est dans l'allégresse et le sera éternellement.» Que l'on fasse donc un calcul des revenus annuels des hôpitaux ou hospices, et l'on trouvera sans doute, qu'en y ajoutant ce que gagneront par leur travail les pauvres qui en ont la force, non seulement ces rentes seront suffisantes pour ceux qui sont hospitalisés, mais on pourra encore en distribuer à ceux du dehors. Car on dit qu'en tout lieu, les richesses des hôpitaux sont tellement grandes que si on les administre et les répartit bien, elles suffisent abondamment pour secourir tous les besoins des citoyens, tant les ordinaires que les imprévus et extraordinaires. Que les hôpitaux riches donnent de leur superflu aux moins fortunés et si ces derniers n'en ont pas besoin, qu'ils le donnent aux pauvres cachés. Que la charité chrétienne ne s'étende pas seulement par toute la cité, de telle sorte qu'elle la transforme en une maison de concorde et d'union et qu'elle fasse de chacun l'ami de tous ; mais encore qu'elle s'épanche au dehors, embrasse tout le monde chrétien et que se réalise ce que nous lisons dans les écrits des apôtres : «La foule des croyants et fidèles avait un seul coeur, une seule âme, nul n'appelait sienne quelque chose qu'il possédât ; mais tout était commun à tous et il n'y avait parmi eux aucun besoin». En réalité, ainsi quand les riches hôpitaux comme les hommes opulents, ne trouveraient point dans leurs cités respectives, à qui transmettre partie de leurs richesses, il serait juste qu'ils les envoyassent aux villes voisines et même aux plus éloignées où les besoins seraient plus grands. Voilà vraiment ce que devraient faire les chrétiens. Que le gouvernement nomme deux procurateurs à chaque hôpital, qui soient des hommes respectables et en qui resplendisse une grande crainte de Dieu : que ceux-ci rendent annuellement compte au magistrat de leur administration, et si leur fidélité est agréée et approuvée, qu'on leur continue la charge, sinon qu'on en choisisse de nouveaux. Tout qui vient à mourir a coutume de laisser, selon ses possibilités quelque chose aux indigents ; qu'on leur conseille de faire retenir une partie de la pompe de l'enterrement pour aider les pauvres. Les funérailles ainsi entendues sont les plus agréables à Dieu et ne déméritent en rien à l'égard des hommes. Aussi bien, ceux qui passent de cette vie à la vie éternelle ne doivent se soucier d'aucune autre gloire ou louange que celle qui leur vient de Dieu. De même, à certains enterrements, on donne de la viande et l'on distribue du pain avec de l'argent à ceux qui sont porteurs d'un document ou d'un signe de reconnaissance qui leur a été délivré à cet effet. Il convient que cette répartition, aux obsèques même et au bout de l'an, soit laissée au prudent arbitre de ceux qui exécutent les dispositions du défunt. Mais dans la suite, que le mode de distribution de ce qu'on a destiné aux pauvres soit du ressort des préfets et administrateurs des aumônes ; il ne faut point qu'on donne à qui n'en a nul besoin. Si tout ceci ne suffisait pas, que l'on place des troncs dans les trois ou quatre principaux temples de la ville, les plus fréquentés et que chacun puisse y jeter ce que lui inspirera sa dévotion. Il n'est personne qui ne préfère déposer là une plus forte somme, dix sous, par exemple, plutôt que deux liards, toutes les deux minutes, si l'on peut dire, aux mendiants qui vagabondent. Toutefois, on ne laisse pas ces troncs en permanence, mais uniquement quand ce sera nécessaire. S'occuperont de ces troncs, des hommes choisis, honnêtes et bons, non seulement riches, mais surtout d'un caractère sans avidité ni envie, ce qui est la qualité à exiger avant tout de ceux qui recevront cette charge. Il ne faut pas recueillir le maximum possible ; mais bien ce qui suffit pour chaque semaine, ou à la rigueur, un peu plus. Il ne convient pas que ces mandataires s'habituent à manier beaucoup d'argent et qu'il leur advienne la même chose qu'à quelques-uns de ceux qui sont chargés du soin des hôpitaux. Je ne sais ce qui arrive ici en Flandres, et ne cherche pas à le savoir, adonné que je suis entièrement à mes études ; mais en Espagne, on entendait dans les conversations des anciens, qu'il était nombre de gens qui, avec les revenus des hôpitaux, avaient agrandi énormément leurs maisons, s'entretenant eux et les leurs, à la place des pauvres, peuplant leurs maisons de nombreux membres de leur famille et dépeuplant les hôpitaux de pauvres, tout ceci à l'occasion d'un argent trop abondamment et rapidement venu entre leurs mains. De même, il faut trouver un remède efficace contre ce risque et le suivant ; que l'on ne prévoie pas pour plus tard l'achat de propriétés pour les pauvres, parce que, sous ce prétexte, quand les administrateurs des hôpitaux ne le dépensent pas, ils retiennent l'argent, soit pour assembler le nécessaire à produire un bon intérêt, soit jusqu'à ce qu'ils aient l'occasion d'acheter. Et en attendant, le pauvre pourrit de misère et périt de faim. S'il existe donc quelque grande somme d'argent en possession de ceux qui administrent les aumônes au nom du public, qu'on en prélève, comme je l'ai dit antérieurement, ce qui paraîtra convenable, et qu'on l'envoie aux localités qui en ont le plus besoin, parce qu'une grande somme d'argent fait croître l'envie de l'augmenter ; ceux qui le manient regrettent plus d'en voir répartir quelque chose que s'il ne s'agit que d'une petite somme. Mais qu'on garde le nécessaire en le confiant au magistrat, consacrant et solennisant sa remise, sa protection et sa réception avec serment et engagement de ne pas l'utiliser à d'autres fins. Et qu'il se répartisse à la première occasion opportune, pour qu'on ne fasse point coutume de garder longtemps quelque somme élevée, car jamais les nécessiteux ne manqueront, selon la parole du Seigneur : «Vous aurez toujours des pauvres parmi vous.» Que jamais les prêtres ne s'approprient l'argent des pauvres sous prétexte de piété et de célébration de messes : ils ont assez pour vivre et n'ont besoin de rien de plus. S'il arrivait parfois que les aumônes ne fussent point suffisantes, que l'on s'adresse aux riches et qu'on les prie d'aider les pauvres, recommandés si instamment par Dieu. Qu'au moins, ils prêtent le nécessaire qu'on leur rendra ensuite fidèlement s'ils le veulent, quand les aumônes seront plus abondantes. De plus, le corps de la cité, restreindra les dépenses publiques, telles que banquets solennels, cadeaux, apparats, dons, fêtes annuelles, pompes et tout ce qui ne sert qu'au plaisir, à l'orgueil et à l'ambition. Je ne doute pas que le prince même, arrivant en une ville quelconque, trouverait bon, et pour mieux dire, se réjouirait d'être reçu avec moins d'apparat, s'il savait que l'on a employé à de pieux usages l'argent que l'on avait coutume de dépenser à son arrivée. Et s'il ne le trouvait pas bien employé, vraiment il serait stupide et sottement vaniteux. Et si la cité, ayant des capitaux, ne se conforme pas à ceci, à tout le moins qu'elle accorde des prêts qui lui seront remboursés quand les aumônes augmenteront. Que l'aumône soit absolument libre, comme dit saint Paul : «Que chacun donne comme il l'a proposé et déterminé dans son coeur, non par résignation et violence» ; parce qu'on ne peut forcer personne à bien faire, autrement le nom même de charité et de bienfaisance périt. Bien qu'il ne me reste aucun doute que toutes ces ressources afflueront dans une affaire toute de piété, nous ne devons rien limiter aux forces humaines. Nous devons nous confier uniquement aux divines. La bonté de Dieu assistera toujours d'aussi saints efforts, multipliera aux riches la fortune dont ils font aumônes, et aux pauvres les secours mêmes, demandés avec discrétion, pieusement reçus et distribués sobrement et prudemment. Car le Seigneur prend soin de tous, lui, de qui est la terre et tout ce qu'elle renferme, Sa Majesté créa tout en abondance pour notre usage, et il nous demande seulement une bonne volonté prompte et véritable et un sentiment de reconnaissance à la vue de bienfaits tellement immenses. Les hommes ont beaucoup d'exemples de quelques-uns qui commencèrent une oeuvre sainte avec appréhension, et même sans espoir de voir suffire les forces et les fonds qu'ils avaient destinés à cette fin. Mais l'oeuvre se poursuivant, le capital augmenta de telle sorte que ceux mêmes qui avaient géré l'affaire, ne pouvaient moins que d'admirer par quelles voies secrètes et imprévues de si grandes augmentations étaient survenues. Rappelez-vous une seule expérience, qui en vaut d'innombrables, empruntée à l'école de vos enfants pauvres; il y a dix ans que vous l'avez commencée, avec de si minces débuts, que 18 enfants seulement pouvaient y être maintenus et encore, vous craigniez qu'il ne vînt à vous manquer de quoi soutenir cet institut. Actuellement, on y entretient déjà quelque cent enfants, avec de si grands capitaux qu'ils sont plus que suffisants pour en sustenter beaucoup d'autres en plus, et quand surviennent quelques enfants supplémentaires, rien ne manque pour les nourrir. On le voit : par la largesse de Dieu, s'alimentent, se maintiennent, vivent, subsistent toutes choses, non par les richesses, l'adresse personnelle ou les conseils humains. Conséquemment, tiens pour certain que pour entreprendre des oeuvres de réelle piété, il est mal de considérer seulement ce que tu peux toi-même et de t'y arrêter, mais bien de te confier à celui qui peut tout. Les pauvres mêmes qui ne travaillent pas, apprendront à ne pas conserver beaucoup de choses en prévision pour un long temps, parce qu'il en résulte une augmentation de la fausse sécurité et une diminution de la confiance en Dieu. Qu'ils ne se fient pas aux secours des hommes, mais au Christ seul qui nous exhorta à laisser notre subsistance à ses soins et à ceux de son Père céleste, qui nourrit et revêt les choses, lesquelles ne sèment, ni ne cueillent, ni ne tissent, ni ne filent. Que les pauvres se fassent une vie comme les anges, attentifs et appliqués à prier Dieu pour soi et pour le salut de ceux qui les secourent, parce que le Seigneur s'engage à leur rendre cent pour un en biens éternels. [2,7] CHAPITRE VII. De ceux qui sont affligés de quelque besoin inopiné ou caché. Nous ne devons pas seulement secourir les pauvres qui manquent de ce qui est quotidiennement nécessaire, mais aussi ceux qui se trouvent tout à coup dans une grande détresse, comme la captivité pendant la guerre, la prison pour dettes, l'incendie, le naufrage, les inondations, les multiples genres de maladies, et enfin les innombrables événements qui affligent les maisons et familles honorables. Il ne faut pas moins s'occuper des filles pauvres que la misère oblige parfois à abuser de leur pudeur et honnêteté. Car dans une ville, je ne dis pas de chrétiens, mais même de païens, pour autant qu'on y vive selon l'humanité, regorgeant de richesses au point de dépenser des milliers pour un sépulcre, une tour ou un vain édifice, ou en banquets et autres somptuosités, on ne doit pas souffrir que soient en danger, par faute de 50 ou 100 pièces de monnaie, la chasteté d'une vierge, la santé et la vie d'un honnête homme, ni qu'un malheureux mari se voie tristement forcé à ne plus protéger sa femme et ses petits enfants. Il faut aussi racheter les captifs, bienfaits que comptèrent parmi les plus signalés les anciens philosophes Aristote, Cicéron et d'autres. Mais parmi ceux qui sont en captivité, on prendra d'abord en considération ceux qui souffrent un dur esclavage chez les ennemis, tels les chrétiens au pouvoir des Mahométans avec de continuels risques au sujet de la foi ; puis les négociants et ceux qui, sans armes pour se défendre, sont tombés aux mains des ennemis ; parce qu'il incombe à ceux qui étant armés, irritèrent ceux-ci et qui sont la cause en somme de tant de maux que d'autres subissent, de secourir ces derniers. Parmi les pauvres incarcérés, viennent d'abord ceux qui, plus par infortune que par leur faute, échouèrent dans la pauvreté et ne peuvent payer leurs dettes, et ensuite ceux qui sont emprisonnés depuis longtemps. On doit avoir grande et très spéciale compassion de qui fut quelque temps heureux et tomba dans la misère sans faute ou responsabilité aucune de sa part ; l'un, parce qu'il nous donne avis de ce qui peut nous échoir, et nous sert d'exemple, à nous et aux autres, car la même chose peut nous arriver demain ; et l'autre parce qu'il souffre une misère plus effective et cruelle, en conservant quelque conception ou souvenir récent du bonheur. Nous ne devons pas nous attendre à ce que ceux qui ont été honnêtement éduqués exposent leurs besoins ; il faut les dépister avec diligence et les secourir discrètement, comme il est rapporté que beaucoup le furent. On cite spécialement Ascesilao. Pendant le sommeil d'un de ses amis atteint par la pauvreté et la maladie et dissimulant les deux par honte, il lui plaça sous l'oreiller une grande somme d'or, pour qu'en s'éveillant il trouvât de quoi se secourir sans rougir de sa pauvreté honteuse. Quand ceux que l'on secourt ont été élevés avec une sage fierté, sachons qu'il faut essayer de ne pas les humilier en les faisant rougir, parce qu'il est courant que ceci leur est plus pénible que le bienfait ne leur est utile ou agréable. Ce sont les personnes que l'on a chargées du soin des paroisses qui rechercheront ces besoins cachés et honteux et les feront connaître au gouvernement et aux hommes riches, taisant les noms de ceux qui souffrent jusqu'à ce qu'on arrive à les secourir, car alors il sera préférable de le faire à découvert afin que nul ne suspecte les mains, par l'intermédiaire desquelles l'aumône a été faite, d'en avoir détourné quelque chose. Ceci s'entend pour autant que la dignité du nécessiteux ne soit point telle qu'il se doive de ne pas l'exposer à de très grands risques de honte. Alors, diras-tu, si l'on doit aussi secourir ceux-ci, on n'aura jamais fini de donner. Tu viens de dire une parole insensée. Peut-on concevoir une chose plus heureuse et plus souhaitable que ne pas limiter la bienfaisance ? Je pensais que tu te plaindrais qu'à un certain moment viendraient à manquer les pauvres à qui tu puisses être charitable. Tu dois en vérité désirer, pour le bien du prochain, que nul n'ait besoin du secours d'autrui ; mais pour ton bien propre, tu dois aspirer à ce que jamais ne te manque l'occasion d'un avantage aussi grand que celui d'échanger, contre les biens éternels, les biens périssables et qui sont exposés à beaucoup d'éventualités. Voilà qui me paraît devoir se pratiquer dans l'état actuel des choses. Peut-être ne conviendra-t-il pas que dans toute la cité et dans tous les temps, s'observe ce que nous avons dit. Que les sages de chaque ville y réfléchissent et considèrent la question relativement à leur république, mûs par un amour pieux et profond de leur patrie. Je crois cependant que toujours et en tous lieux, il conviendra que l'on vise à la fin, au projet, au but que j'ai proposé. Et s'il ne convenait pas qu'il s'exécutât tout en même temps, parce que les usages reçus s'opposeraient peut-être à l'innovation, on pourra user d'adresse en introduisant au début le plus facile, et ensuite, peu à peu et insensiblement, ce qui paraîtrait le plus malaisé. [2,8] CHAPITRE VIII. De ceux qui réprouveront ces nouvelles institutions. Encore qu'il soit vrai que la vertu est par elle-même très belle et digne d'émulation, elle a malgré tout nombre d'ennemis qui ne se rendent pas à sa beauté et à sa bonté, parce qu'elle est âpre et contraire à leurs habitudes et jouissances. De même que le monde déclara la guerre et la déclare toujours à la loi du Christ, dont l'éclat ne peut être supporté par les ténèbres et les yeux viciés des mondains ; de même, dans l'affaire et le sujet que j'ai proposés, bien que tout tende au secours et au soulagement des nécessités des populations misérables, comme en jugera et conclura quiconque ne sera pas un censeur inique, il ne manquera pas, toutefois, en dépit de tant d'humanité, des gens qui y blâmeront quelque chose, ou au moins n'en seront pas partisans. Certains ne s'arrêtant qu'à ce qu'ils entendent dire qu'on transfère les pauvres, penseront qu'on les exile, bannit ou chasse et classeront que c'est un acte inhumain de repousser de la sorte les malheureux, comme si nous les bannissions vraiment ou agissions pour qu'ils fussent plus misérables. Telle n'est pas notre intention, mais bien qu'ils sortent de la misère, des larmes et de leur perpétuelle infortune, afin qu'ils soient considérés comme hommes et rendus dignes de la charité. D'autres veulent paraître théologiens et pour ce, nous citent tel passage de l'Evangile, s'en tenant au sens étroit des mots, à savoir : que le Christ, notre Dieu et Seigneur prophétisa : «Vous aurez toujours des pauvres parmi vous.» Mais, que conclure de là ? N'a-t-il pas prédit aussi qu'il devait y avoir des scandales ; et saint Paul, qu'il y aurait des hérésies ? Ne secourons donc pas les pauvres et n'évitons pas les scandales, ne résistons pas aux hérésies pour qu'il ne paraisse pas que le Christ et saint Paul ont menti. Oh Dieu ! comprenons mieux les choses ! Le Christ ne pronostiqua point qu'il y aurait toujours des pauvres parmi nous, parce qu'il le désirait, ni que des scandales surviendraient parce qu'ils lui plaisaient, car au contraire, il ne nous recommanda rien aussi instamment que l'assistance aux pauvres, maudissant aussi celui qui serait cause du scandale. Mais, connaissant la faiblesse de notre esprit qui nous fait détourner de la pauvreté et notre malice à ne pas relever promptement celui qui y est tombé, le laissant prostré et épuisé jusqu'à toute extrémité, pour cela seulement, il nous annonce que nous aurons toujours des pauvres parmi nous. Il en est de même des scandales. Quant aux hérésies, saint Paul eut les mêmes raisons de les prédire, car il savait bien qu'elles naîtraient de la nature des hommes, corrompue et souillée de nombreux vices. Mais, cependant, il voulut qu'on allât à l'encontre et que nous nous y opposions quand elles se lèveraient, comme il le dit à Titus : «Que l'évêque soit puissant en la saine doctrine, pour discuter contre ceux qui la contredisent.» Donc, par ces prédications, le Christ ne nous dit pas que nous agissions ainsi, mais il voit seulement comment nous agirons. De même, nos conseils ne chassent pas les pauvres, mais les soulagent; ils n'empêchent nullement que quelqu'un soit pauvre, mais qu'il ne le soit pas pour longtemps, lui tendant la main à point pour qu'il se relève. Veuille Dieu que nous puissions arriver entièrement à ce qu'il n'y ait plus aucun pauvre en cette cité. Il n'y a pas à craindre le danger que l'on pensât que le Christ ait menti ou se soit trompé ; car il y aura toujours abondance de pauvres autre part. D'autant plus que sont pauvres, non seulement ceux qui manquent d'argent, mais quiconque est privé de force physique ou de santé, d'intelligence ou de jugement. A cela, il faut ajouter que l'on peut quand même appeler pauvre d'argent à non moins juste raison, celui qui reçoit, soit à l'hôpital ou à l'hospice ou en sa pauvre chaumière, une petite subvention non gagnée par son travail ou par ses oeuvres, mais uniquement par bienfaisance d'autrui. Qui agit le plus inhumainement ? Ceux qui veulent que les pauvres croupissent dans leurs immondices, leur saleté, leurs vices, leurs méchancetés, leur dévergondage, leur impudeur, leur ignorance, leur folie, leur infortune et toutes leurs misères ? Ou ceux qui imaginent les moyens et les voies pour les tirer d'un état si malheureux en les amenant à une vie plus civile, plus pure et plus sage, gagnant ainsi des hommes qui, sans cela, seraient demeurés inutiles et perdus ? En somme, nous nous comportons comme l'art de la médecine qui n'enlève pas les maladies de tout le genre humain, mais les guérit dans la mesure du possible. Puisse la loi du Christ agir dans nos âmes et dans nos coeurs, ce qui serait plus efficace que les connaissances de la médecine ; elle ferait que nous n'eussions pas de pauvres parmi nous, comme il n'y en eut point à l'origine de l'Eglise, ainsi que le rapporte Luc, dans les Actes des Apôtres. Il n'y aurait ni scandales ni hérésies. Mais comme nos méchancetés prévaudront gravement et que les hommes ne professeront pas le nom de chrétiens, autant avec le coeur et les actions de la vie que par la bouche seule, jamais ne manqueront ni hérésies, ni scandales, ni pauvres. Il y en aura peut-être quelques-uns, comme il y en a toujours dans les conseils publics, qui, pour être tenus pour plus sages et se concilier par ce moyen une grande autorité, n'approuvent rien hors ce qu'ils proposent. Il est certain qu'ils jugent mal, non seulement des hommes, mais de Dieu même, en croyant ou en voulant que les autres croient, que ce Seigneur, qu'ils prétendent écouter de leurs oeuvres, ait répandu en eux toutes les forces de l'intelligence, du jugement et de la prudence. Se moquant de pareils hommes, Job leur dit : «Donc, vous seuls êtes hommes et avec vous mourra la sagesse? Je ne nierai pas qu'il y en ait de si avantagés en esprit, adresse et vivacité et acuité de jugement, qui pensant et méditant, inventent ce que presque aucun autre ne peut ; mais penser pour cela que ce qui est sorti de toi est toujours le meilleur, est le propre d'un homme exagérément orgueilleux, et même, comme le dit Térence, prétentieux «qui ne tient pour bien fait que ce qu'il fait.» Je pense surtout à deux genres d'hommes que nous devons considérer comme très opposés : le premier comporte ceux à qui doit échoir largement tout le fruit de la bienfaisance et l'autre, ceux qui sont exclus de la distribution des secours, car il en est qui, accoutumés à leur malpropreté et à leur malheureuse misère, trouvent mauvais d'en être tirés, retenus par une certaine fausse douceur de leur oisive paresse, considérant comme plus pénible que la mort d'agir, de travailler ou d'être laborieux et tempérants. Oh ! l'ingrate tâche de faire du bien à ces hommes dont les méchancetés considèrent le bienfait comme une injure ! Qu'y a-t-il de plus odieux que d'accueillir le bienfait avec orgueil et comme s'il pesait et de le concevoir comme une offense. Ce vice est très ressemblant à celui des Juifs qui persécutèrent jusqu'à la mort l'Auteur de la vie, parce qu'il les comblait de bienfaits, les aidait et apportait avec lui la santé, le salut et la lumière. Ils le comblèrent d'ignominie pour sa très généreuse bienfaisance envers tous ceux qui voudraient en user. Mais de même que ceux-là, possédés par l'orgueil, l'arrogance, l'ambition et l'avarice, considéraient comme un affront d'être libérés de ces maîtres si cruels; ainsi, ceux-ci, endurcis de souillures, de hideurs, d'impudence, de paresse et de vices, pensent qu'ils sont conduits à un dur esclavage, si on les élève à une meilleure condition. Mais qu'importe ! Nous imiterons le Christ qui ne se retint pas de faire le bien à cause de l'ingratitude de ceux qui recevaient faveurs et soulagements ; on ne doit pas considérer ce que chacun voudra recevoir, mais ce qu'il devra ; non ce qui lui plaît, mais ce qui lui conviendra ; ils comprendront le bienfait quand ils deviendront plus sensés ; ils diront alors : «Le Sénat de Bruges nous sauva même contre notre volonté.» Et si vous condescendez à leurs souhaits, si vous donnez satisfaction à leurs désirs, s'ils en viennent parfois, ne fût-ce que pour un instant, à ouvrir les yeux et avoir du jugement, ils diront sans doute : «Le Sénat nous tua parce qu'il nous aimait autrement qu'il le devait.» Telle est la plainte qu'un fils élevé avec trop d'indulgence a coutume de proférer contre son père. Et ils haïront ceux qui les aidèrent pour leur dommage et leur perdition. Qu'il n'en soit pas ainsi. Agissons comme les médecins prudents avec les malades furibonds, et comme les pères sages avec leurs fils mauvais, à savoir collaborer au bien et au profit de ceux-là mêmes qui le repoussent et y résistent. Finalement l'office de gouverneur de la république est de ne pas tenir compte de ce que regrettent l'un ou l'autre, ou quelques-uns peu nombreux au sujet des lois et du gouvernement, pouvu qu'on ait examiné et délibéré en commun pour le corps de toute la cité ; parce que les lois sont utiles même à l'égard des méchants, soit pour qu'ils se corrigent, soit pour qu'ils ne continuent pas longtemps à mal faire. Ceux qui maniaient les finances des pauvres, trouveront mauvais qu'on les prive de cet emploi; les grands et bruyants mots que l'on cherche pour exagérer le dommage sont habituellement ceux-ci et d'autres semblables : «Que l'on ne doit pas toucher aux choses qui se trouvent affirmées par l'approbation de tant d'années ; qu'il est dangereux d'innover au sujet des coutumes ; que les statuts des fondateurs ne doivent pas être changés ; car le contraire amènera immédiatement la ruine totale.» A ceci nous répondrons d'abord : Pourquoi les bonnes coutumes ne pourront-elles défaire ce qu'ont fait les mauvaises ? Je certifie qu'ils ne se risqueront pas à discuter où se trouve le meilleur, de ce que nous voulons introduire ou de ce qu'ils prétendent maintenir. Et s'il n'y a rien à changer, pourquoi eux ont-ils été modifiant peu à peu les instructions que laissèrent les fondateurs, de telle sorte que l'on voit clairement que ceci est contraire à cela ? Que l'on revoie les actes enregistrés, que l'on recourre à la mémoire des anciens et l'on trouvera combien ce mode d'administrer diverge de celui qui s'observait lorsque se fit la fondation, quand le fondateur vivait encore, ou peu avant qu'il ne mourût. Nous en avons le moyen. Nous ne voulons pas qu'on change l'institution première ; nous ne permettons pas que l'on rende inefficace la volonté du fondateur qui, en tout testament, est l'essentiel, l'unique à respecter. Pour l'institution première, les actes et la mémoire d'un grand nombre font foi ; mais quant à la volonté, qui ne voit que ces hommes de bien laissaient l'argent et les rentes annuelles, non pour en repaître les riches, mais pour subvenir aux pauvres avec l'obligation pour eux de prier Dieu pour l'âme du défunt, afin que, libre et purifiée de ses péchés et de ses peines, elle soit reçue par Sa Majesté dans les célestes demeures ? Et s'ils insistent beaucoup pour le contraire, ils ne feront rien d'autre que prouver à tous qu'ils défendent leur intérêt et avantage, non celui des pauvres ; parce qu'ils s'opposent à ce que nous prenions à notre charge le soin des pauvres. Que considèrent-ils, à la fin ? Si eux-mêmes demeurent convaincus d'avarice et déclarent ouvertement qu'ils administrèrent pour eux et non pour les pauvres. Cette avarice, non seulement est méprisable, mais pernicieuse et haïssable. Comme c'est déjà un délit d'enlever quelque chose à un riche, quelle méchanceté ce sera de l'enlever à un pauvre, eu égard à ce que par le vol on ne prend au riche que l'argent, mais au pauvre, on retire la vie ? Mais si réellement ils pensent aux pauvres et si le magistrat veut les secourir plus largement et efficacement, que leur importe à eux par quel intermédiaire il le fera, pourvu que cela se fasse et très équitablement, comme on doit en faire confiance à un Sénat, d'une fidélité à toute épreuve et d'une perspicacité éprouvée en tout temps ? «Que le Christ soit prêché, dit saint Paul ; quant à la manière, il importe peu, pourvu qu'il soit prêché». Mais ils voudraient avoir pour eux-mêmes, le soin des pauvres ; si en ceci ils ont Dieu en vue, ils n'ont que sa volonté à satisfaire et s'ils pensent aux hommes, leur ambition est dévoilée. Peut-être se risqueront-ils aussi à se plaindre que vous-mêmes ne vous fassiez pas les ministres ou instruments de leur ambition ou avarice, ou que vous ne la favorisiez pas au moins par votre condescendance. Je passe sous silence le reste qui pouvait se dire ici si quelqu'un leur demandait compte de ce qu'ils ont administré durant tant d'années. Mais ne remuons pas cette mare, ne retournons pas cette fange. Qu'ils considèrent qu'il leur sera très honorable de n'avoir pas résisté, de n'avoir pas obstinément retenu l'argent qu'on leur confia et qu'on déposa en leur pouvoir, d'avoir uni leurs vues à celles de la cité et d'être amis du bien public jusqu'à le considérer comme leur bien particulier. [2,9] CHAPITRE IX. Comme quoi rien ne doit nous retenir de faire comme nous l'avons dit. En toute espèce de vertu, se rencontrent maintes choses grandement heureuses et reconnues avec gravité et dignité par les gentils eux-mêmes. Mais rien ne le fut avec tant de confiance, de force, de dignité d'être unité que ce qu'ils avaient tellement fixé et scellé au fond d'eux-mêmes ; la piété pour la patrie, et l'amour et la charité pour ses concitoyens qui recevaient et souffraient avec une inaltérable égalité d'esprit, les murmures, les interprétations injustes, les détractions et les dits et faits insultants pour les leurs, sans que pour cela ils s'écartassent d'un cheveu, comme on dit couramment, de la détermination qu'ils avaient prise d'aider leur patrie, jusqu'à se voir réprimandés et condamnés de ceux même qu'ils secouraient de toutes leurs forces. Parmi eux, les principaux sont Miltiade, Thémistocle et Scipion; mais aussi notoirement deux autres : Epaminondas, de Thèbes et Quintus Fabius Maximus, de Rome. Celui-ci voyant qu'Annibal ne pouvait être vaincu par la force, mais par l'usure, avec le temps, lui faisait la guerre sans lui présenter ni admettre la bataille ; en un mot, en tardant, parce qu'il comprenait que ceci seul conduisait à la victoire. Cette manière de se comporter lui fut incriminée par beaucoup d'hommes oisifs ou malicieusement hostiles, suggérant qu'il avait pacte ou était secrètement d'accord avec Annibal, ou agissait par ambition, pour jouir plus longtemps du commandement des troupes ou de la suprême magistrature de dictateur, ou qu'il se conduisait ainsi par nonchalance et crainte. Cette persécution en arriva au point qu'ils tentèrent de le déposer du commandement et effectivement, à ce grand dictateur fut égalé, par disposition du peuple, un Minucius, commandant de la cavalerie ; nouveauté qui ne s'était jamais vue ni entendue. Mais le vieillard invaincu, insensible à la calomnie et à la stupidité des siens, persévéra comme il avait commencé et réussit à sauver son peuple qui serait indubitablement tombé dans les mains d'Annibal, sans la sagacité et les stratagèmes de Quintus Fabius. Le succès montra quel courage, quelle prudence, quel amour de la patrie et des citoyens inspirait ce grand homme, de sorte que, de l'aveu de tous, devinrent très célèbres ces vers écrits à son sujet, vieux en vérité et rudimentaires, mais contenant l'éloge le plus magnifique et excellent : «Unus homo nobis cunctando restituit rem. Nam non ponebat rumoves ante salutem ; Ergo magisque magisque vivi nune gloria claret.» «Un homme nous acquit, en temporisant, une grande victoire. Dédaignant les rumeurs, 'pour donner la vie au salut de la patrie exposée. Donc un tel homme est digne d'une gloire immortelle.» D'autres, animés des mêmes sentiments se comportèrent de même, et cela sans envisager nullement Dieu, puisqu'ils étaient païens et non éclairés du soleil du christianisme. Ils agissaient seulement selon leur éducation, leur renom ou l'honneur et le bien de leur cité. Donc, combien de plus grandes et plus excellentes choses nous devons entreprendre en nous inspirant du Christ en négligeant les forces humaines et même en les méprisant et dépréciant, nous, que ce très clair soleil a déjà illuminés, qui avons été enseignés dans sa sainte doctrine, à qui il recommanda et ordonna la charité, nous menaçant d'un si grand châtiment si nous nous en abstenions et nous promettant si grande récompense si nous la pratiquions, ajoutant que la récompense serait d'autant plus grande que nous souffririons de plus grandes difficultés pour l'amour de Dieu ? Donc, non seulement, notre conseil est digne d'approbation, mais aussi d'adoption et d'exécution, car il ne suffit pas de désirer le bien si l'on ne met la main à l'oeuvre quand s'offre l'occasion. Il n'est ni décent ni licite que s'arrêtent par empêchements humains ceux qui se voient stimulés par les préceptes divins spécialement quand il s'ensuit pour tous et pour chacun des avantages humain et divin. [2,10] CHAPITRE X. Les avantages humains et divins qui résulteraient de ces institutions. D'abord, un grand honneur pour la cité, en laquelle ne se voit nul mendiant ; car cette multitude de mendiants est l'indice, chez les particuliers, de malice et d'inhumanité, et chez les magistrats, de négligence du bien public. En second lieu, on comptera moins de vols, de crimes, de larcins, de meurtres, de délits capitaux, et seront plus rares les prostitutions et les maléfices, parce qu'on diminuera le besoin qui est ce qui principalement excite et entraîne aux vices et aux moeurs grossières. En troisième lieu, tout le monde étant pourvu, on verra une grande concorde, le plus pauvre n'enviant pas le plus riche, mais l'aimant au contraire comme son bienfaiteur ; le plus riche ne considérera pas le plus pauvre avec suspiscion, mais il l'aimera comme étant l'objet de ses bienfaits et de ses faveurs, car la nature même nous incite à aimer ceux que nous favorisons et de la sorte, une grâce engendre l'autre. En quatrième ordre, il sera moins dangereux pour la santé et plus agréable de se rendre au temple et d'aller par toute la ville sans être tenu de voir à chaque pas cette hideur de plaies et de maladies dont s'horrifie la nature et spécialement l'esprit humain et charitable. En cinquième lieu, les moins fortunés ne se verront pas contraints de donner à force d'être importunés, et si quelqu'un veut donner, il ne s'abstiendra pas à cause de la multitude des mendiants ni par crainte de donner à un indigne. En sixième lieu, la cité réalisera un bénéfice incalculable à voir tant de citoyens devenus plus modestes, plus civils et plus sociables et qui l'aimeront plus puisque c'est en elle et par elle qu'ils sont secourus et ils ne penseront pas à des nouveautés, séditions ou tumulte. Tant de femmes seront protégées contre la lascivité, tant de filles libérées du péril, et tant de vieilles ne penseront plus au maléfice. Tant d'enfants seront instruits dans les lettres et la religion, dans la tempérance, dans les arts et métiers par quoi la vie se passe dans la probité, l'honnêteté et la vertu. Finalement, tous acquerront droiture, bon sens et piété ; les hommes converseront entre eux poliment et civilement, comme le demande la dignité humaine ; ils auront et conserveront les mains pures du mal ; se souviendront de Dieu avec vérité et bonne foi ; ils seront hommes et ils seront vraiment ce qu'ils se disent, c'est-à-dire chrétiens, car ceci aura suffi pour faire rentrer en eux-mêmes de nombreux milliers d'hommes et les gagner au Christ. Quant aux avantages divins, les esprits de beaucoup jouiront de la quiétude de la conscience, ce qu'ils n'obtiennent pas maintenant, parce que voyant qu'ils doivent donner l'aumône, ils ne le font pas, certains retenus par l'indignité de ceux qui demandent, d'autres par leur foule, sentent leur volonté empêchée et comme sollicitée de divers côtés sans savoir qui ils secourront d'abord. Plus souvent découragés, en voyant tant de malheureux, ils ne secourent personne, sachant que ce qu'ils donneraient profiterait aussi peu que si dans le cas d'un immense incendie, ils jetaient seulement l'une ou l'autre petite goutte d'eau. Ceux qui auront plus de ressources, donneront avec plus de plaisir et par conséquent plus copieusement, réjouis de ce que tout se trouvant déjà bien et sainement disposé, ils apporteront leur bienfait en si bon lieu, qu'en même temps ils assisteront les hommes et obéiront aux commandements du Christ et par là même, s'acquerront un grand mérite devant sa grâce. Il est à espérer aussi que d'autres villes, en lesquelles on ne se soucie comme en celle-ci de la condition des pauvres, beaucoup de riches enverront ici leurs deniers, où ils sauront que l'on distribue aux mieux les aumônes en secourant les plus nécessiteux. Ajoutez à ceci que le Seigneur défendra spécialement et rendra véritablement heureux un peuple aussi miséricordieux. Entendez, par le témoignage, non d'un homme quelconque, mais d'un prophète, quel est le peuple qui en réalité peut se dire heureux : «Délivrez-moi, de la main des enfants étrangers dont la bouche parla toujours de vanité et dont la droite est pleine d'iniquités ; leurs fils se croient heureux quand ils fleurissent comme les plantes nouvelles ; leurs filles s'ornent et se garnissent richement comme des statues du temple ; leurs greniers sont si remplis qu'ils débordent et qu'ils font transférer les fruits des uns aux autres ; leurs brebis sont si fécondes qu'elles paraissent innombrables dans leurs pâturages ; leurs vaches sont grasses ; il n'y a ni ruine ni perte en leurs maisons , on n'entend pas la moindre clameur triste en leurs places ; on appelle heureux le peuple qui a tout ceci. Mais le peuple heureux est celui qui a Dieu pour Seigneur.» Les biens temporels ne manqueront pas non plus ; ainsi nous l'assure l'exemple de cette veuve qui donna à manger à Elie. Le psalmiste chante de même au sujet de la cité où Dieu habite : «Je remplirai ses veuves de bénédictions et donnerai du pain à satiété à ses pauvres.» Et d'ailleurs, il dit de la même cité : «Il étendit la paix par tous ses confins, et il la nourrit de la substance du froment.» Mais au-dessus de tout se place l'amour des uns pour les autres, qui se témoigne par l'échange mutuel des bienfaits accomplis avec candeur et simplicité et sans arrière-pensée ; et surpassant tout, la récompense céleste, que nous avons montré être prévue pour les aumônes qui ont pour origine LA CHARITE.