http://livres-mystiques.com/partieTEXTES/Stthomas/Gentils/gentils.htm#_Toc79336573 LIVRE PREMIER: DE DEO UNO. 1 : L'OFFICE DU SAGE Ma bouche méditera la vérité; mes lèvres maudiront l'impie. L'usage commun, que, de l'avis du Philosophe, on doit suivre quand il s'agit de nommer les choses, veut qu'on appelle sages ceux qui organisent directement les choses et président à leur bon gouvernement. Entre autres idées, le Philosophe affirme donc que l'office du sage est de mettre de l'ordre. Or tous ceux qui ont charge d'ordonner à une fin doivent emprunter à cette fin la règle de leur gouvernement et de l'ordre qu'ils créent: chaque être est en effet parfaitement à sa place quand il est convenablement ordonné à sa fin, la fin étant le bien de toute chose. Aussi, dans le domaine des arts, constatons-nous qu'un art, détenteur d'une fin, joue à l'égard d'un autre art le rôle de régulateur et pour ainsi dire de principe. La médecine, par exemple, préside à la pharmacie et la règle, pour cette raison que la santé, qui est l'objet de la médecine, est la fin de tous les remèdes dont la composition relève de la pharmacie. Il en va de même du pilotage par rapport à la construction des navires, de l'art de la guerre par rapport à la cavalerie et aux fournitures militaires. Ces arts qui commandent à d'autres, on les appelle architectoniques, ou arts principaux; ceux qui s'y adonnent, et que l'on appelle architectes, revendiquent pour eux le nom de sages. Mais comme ces hommes de métier traitent des fins en des domaines particuliers, et n'atteignent pas à la fin universelle de toutes choses, on les appelle sages en tel ou tel domaine, à la manière dont saint Paul dit qu'il a posé le fondement comme un sage architecte. Le nom de sage, purement et simplement, est réservé à qui prend pour objet de sa réflexion la fin de l'univers, principe en même temps de tout; c'est ainsi que pour le Philosophe, la considération des causes les plus hautes est l'affaire du sage. La fin ultime de chaque chose est celle que vise son premier auteur et moteur. Or le premier auteur et moteur de l'univers est une intelligence, nous le verrons plus loin. La fin dernière de l'univers est donc le bien de l'intelligence. Ce bien, c'est la vérité. La vérité sera donc la fin ultime de tout l'univers, et c'est à la considérer que la sagesse doit avant tout s'attacher. Aussi bien est-ce pour manifester la vérité que la divine Sagesse, après avoir revêtu note chair, déclare qu'elle est venue en ce monde: Je suis né, et je suis venu dans le monde pour rendre témoignage à la vérité. De son côté, le philosophe précise que la Philosophie première est science de la vérité; non pas de n'importe quelle vérité, mais de cette vérité qui est la source de toute vérité, et propriété du premier principe d'être pour toutes les choses. Cette vérité est le principe de toute vérité, puisque l'établissement des êtres dans la vérité va de pair avec leur établissement dans l'être. Par ailleurs il appartient au même sujet de s'attacher à l'un des contraires et de réfuter l'autre: la médecine qui est l'art de restaurer la santé, est aussi l'art de combattre la maladie. De même donc que l'office du sage est de méditer la vérité à partir surtout du premier principe et de disserter sur les autres, il lui appartient aussi de combattre l'erreur contraire. Ce double office du sage est donc parfaitement exposé par la Sagesse, dans les paroles que nous avons citées plus haut: dire la vérité divine, qui est la vérité par antonomase, et la dire après l'avoir méditée, tel est le sens de ce verset: Ma bouche méditera la vérité; combattre l'erreur qui s'oppose à la vérité, tel est le sens de cet autre verset: et mes lèvres maudiront l'impie. Ce dernier verset désigne l'erreur qui s'oppose à la vérité divine, qui est contraire à la religion, - laquelle reçoit aussi le nom de piété; - ce qui explique que l'erreur contraire reçoive le nom d'impiété. 2: LE PROJET DE L'AUTEUR Entre toutes les études auxquelles s'appliquent les hommes, celle de la sagesse l'emporte en perfection, en élévation, en utilité et en joie. En perfection, car plus l'homme s'applique à la sagesse, plus il a part à la véritable béatitude; le Sage dit en effet: Heureux l'homme qui s'appliquera à la sagesse. En élévation, car c'est par là surtout que l'homme accède à la ressemblance de Dieu, qui a tout fait en sagesse; et comme la ressemblance est cause de dilection, l'étude de la sagesse unit spécialement à Dieu dans l'amitié, ce qui fait dire, au Livre de la Sagesse, que la sagesse est pour tous les hommes un trésor inépuisable, tel que ceux qui en ont usé ont eu part à l'amitié de Dieu. En utilité, car la sagesse elle-même conduit au royaume de l'immortalité: le désir de la sagesse conduira au royaume éternel. En joie, car sa société ne comporte pas d'amertume ni son commerce de chagrin, mais du plaisir et de la joie. Puisant donc dans la miséricorde de Dieu la hardiesse d'assumer l'office du sage, un office pourtant qui excède nos forces, nous nous sommes proposé comme but d'exposer selon notre mesure la vérité que professe la foi catholique et de rejeter les erreurs contraires. Pour reprendre les paroles de saint Hilaire, l'office principal de ma vie auquel je me sens en conscience obligé devant Dieu, c'est que toutes mes paroles et tous mes sentiments parlent de lui. Réfuter toutes les erreurs est difficile, pour deux raisons. La première, c'est que les affirmations sacrilèges de chacun de ceux qui sont tombés dans l'erreur ne nous sont pas tellement connues que nous puissions en tirer des arguments pour les confondre. C'était pourtant ainsi que faisaient les anciens docteurs pour détruire les erreurs des païens, dont ils pouvaient connaître les positions, soit parce qu'eux-mêmes avaient été païens, soit, du moins, parce qu'ils vivaient au milieu des païens et qu'ils étaient renseignés sur leurs doctrines. - La seconde raison, c'est que certains d'entre eux, comme les Mahométans et les païens, ne s'accordent pas avec nous pour reconnaître l'autorité de l'Écriture, grâce à laquelle on pourrait les convaincre, alors qu'à l'encontre des Juifs, nous pouvons disputer sur le terrain de l'Ancien Testament, et qu'à l'encontre des Hérétiques, nous pouvons disputer sur le terrain du Nouveau Testament Mahométans et Païens n'admettent ni l'un ni l'autre. Force est alors de recourir à la raison naturelle à laquelle tous sont obligés de donner leur adhésion. Mais la raison naturelle est faillible dans les choses de Dieu. Dans l'étude attentive que nous ferons de telle vérité particulière, nous montrerons donc à la fois quelles erreurs cette vérité exclut, et comment la vérité établie par voie démonstrative s'accorde avec la foi de la religion chrétienne. 3: PEUT-ON DÉCOUVRIR LA VÉRITÉ DIVINE, ET COMMENT? Il existe plusieurs manières de découvrir la vérité. Comme le dit excellemment le Philosophe, cité par Boèce: c'est la marque d'un homme cultivé d'exiger seulement, en chaque matière, la rigueur que comporte la nature du sujet. Il faut donc commencer par montrer de quelle manière on peut découvrir la vérité proposée. Les vérités que nous professons sur Dieu revêtent une double modalité. Il y a en effet, sur Dieu, des vérités qui dépassent totalement les capacités de l'humaine raison: que Dieu, par exemple, soit trine et un. Il y a, par contre, des vérités auxquelles peut atteindre la raison naturelle: que Dieu, par exemple, existe, qu'il soit un, etc. Ces vérités, même les philosophes les ont prouvées par voie démonstrative, guidés qu'ils étaient par la lumière de la raison naturelle. Qu'il y ait en Dieu un domaine intelligible qui dépasse totalement les capacités de la raison humaine, c'est l'évidence. Le principe de toute la science que la raison peut avoir d'une chose est l'intelligence de la substance de cette chose, puisque, selon l'enseignement du Philosophe, le principe de démonstration est le ce-que-c'est. La manière dont la substance de la chose est saisie par l'intelligence commandera donc nécessairement la manière dont on connaîtra tout ce qui intéresse cette chose. Si donc l'intelligence humaine saisit la substance d'une certaine chose, mettons de la pierre ou du triangle, rien de ce qui est du domaine intelligible de cette chose ne dépassera la capacité de la raison humaine. Tel n'est pas notre cas à l'égard de Dieu. L'intelligence humaine ne peut, par ses forces naturelles, en saisir la substance. Notre connaissance intellectuelle, selon le mode propre à la vie présente, part des sens; ce qui ne tombe pas sous les sens ne peut être saisi par l'intelligence de l'homme que dans la mesure où les objets sensibles permettent d'en inférer la connaissance. Or les objets sensibles ne peuvent amener notre intelligence à voir en eux ce qu'est la substance divine, car il y a décalage entre les effets et la puissance de la cause. Les objets sensibles conduisent pourtant notre intelligence à une certaine connaissance de Dieu, jusqu'à connaître de Dieu qu'il existe, jusqu'à connaître aussi tout ce que l'on doit attribuer au premier principe. Il y a donc en Dieu des vérités intelligibles qui sont accessibles à la raison humaine; d'autres qui dépassent totalement les forces de l'humaine raison. Il est facile de faire la même constatation en partant des degrés des intelligences. De deux êtres dont l'un a d'une chose une connaissance intellectuelle plus aiguë que l'autre, celui dont l'intelligence est plus haute connaît beaucoup de choses que l'autre est incapable de saisir. C'est le cas évident du paysan, qui ne peut saisir d'aucune manière les subtiles considérations de la philosophie. Or l'intelligence de l'ange l'emporte sur l'intelligence de l'homme bien plus que l'intelligence du plus profond philosophe sur l'intelligence du plus rustre des ignorants, car cette dernière distance se situe à l'intérieur des limites de l'espèce humaine, limites que dépasse l'intelligence angélique. La connaissance que l'ange a de Dieu l'emporte d'autant sur la connaissance qu'en peut avoir l'homme qu'elle part d'un effet plus noble, dans la mesure où la substance même de l'ange, qui par une connaissance naturelle conduit celui-ci jusqu'à la connaissance de Dieu, l'emporte en dignité sur les choses sensibles et sur l'âme elle-même qui fait monter l'intelligence de l'homme jusqu'à la connaissance de Dieu. Mais combien plus l'intelligence de Dieu l'emporte sur l'intelligence de l'ange que celle-ci sur l'intelligence de l'homme! La capacité de l'intelligence de Dieu est à niveau avec sa substance; aussi Dieu saisit-il parfaitement ce qu'il est, et connaît-il tout ce qui est en lui objet d'intelligence. L'ange, lui, ne connaît pas d'une connaissance naturelle ce qu'est Dieu, car la substance même de l'ange, qui est pour l'ange le moyen de connaître Dieu, est un effet qui n'atteint pas le niveau de la puissance de la cause. Aussi bien l'ange ne peut-il pas saisir par connaissance naturelle tout ce que Dieu connaît de lui-même, ni non plus la raison humaine n'est-elle capable de saisir tout ce que l'ange connaît par sa puissance naturelle. De même donc que ce serait pure folie pour un ignorant de prétendre faux ce qu'enseigne un philosophe, sous prétexte qu'il ne peut le comprendre, de même, et à plus forte raison, est-ce une insigne sottise pour l'homme de soupçonner de fausseté ce qui est révélé par le ministère des anges, sous prétexte que la raison ne peut le découvrir. Les défaillances dont nous faisons chaque jour l'expérience dans la connaissance des choses donnent clairement la même leçon. Nous ignorons la plupart des propriétés des choses sensibles, et nous sommes incapables dans la plupart des cas de trouver pleinement les raisons de ces propriétés que nos sens perçoivent. A bien plus forte raison, l'intelligence de l'homme n'arrive-t-elle pas à déchiffrer toutes les réalités intelligibles de cette très haute substance de Dieu. Tout ceci s'accorde avec l'enseignement du Philosophe qui affirme au IIe Livre de la Métaphysique que notre intelligence se comporte à l'égard des premiers des êtres, les plus évidents par leur nature, comme l'_il de la chauve-souris à l'égard du soleil. La Sainte Écriture rend également témoignage à cette vérité. Il est dit au Livre de Job, au chapitre XIe: Tu prétends peut-être saisir les traces de Dieu, et découvrir à la perfection le Tout-Puissant? et au chapitre XXXVIe: Oui, Dieu est si grand qu'il dépasse notre science. On lit encore dans la 1ère Épître aux Corinthiens: C'est partiellement que nous connaissons. Tout ce qui est dit de Dieu, et que la raison pourtant ne peut découvrir, ne doit donc pas être aussitôt repoussé comme faux, comme l'ont pensé les Manichéens et la plupart des infidèles. 4: C'EST A BON DROIT QUE LES VÉRITÉS SUR DIEU AUXQUELLES LA RAISON NATURELLE PEUT ATTEINDRE SONT PROPOSÉES AUX HOMMES COMME OBJETS DE FOI Les objets intelligibles présentant donc en Dieu deux sortes de vérité, l'une à laquelle peut atteindre l'enquête de la raison, l'autre qui dépasse totalement les capacités de l'humaine raison, c'est à bon droit que Dieu propose à l'homme l'une et l'autre comme objet de foi. Commençons par le montrer de cette vérité qui est accessible aux recherches de la raison; ce sera répondre à qui estimerait inutile, sous prétexte qu'on peut s'en rendre maître à force de raison, sa transmission comme objet de foi par inspiration surnaturelle. On se trouverait devant trois dommages, si cette vérité était abandonnée aux seules entreprises de la raison. Le premier, c'est que peu d'hommes jouiraient de la connaissance de Dieu. Ce qui est l'aboutissement d'une studieuse enquête est en effet interdit à la plupart des hommes pour trois raisons. D'abord, certains en sont empêchés par les mauvaises dispositions de leur tempérament, qui les détournent du savoir: aucune étude ne pourrait leur permettre d'atteindre ce sommet de la science humaine qu'est la connaissance de Dieu. - Les nécessités domestiques sont un obstacle pour d'autres. Il faut bien que parmi les hommes il y en ait qui se chargent de l'administration de ces affaires temporelles; à ceux-là le temps manque pour le loisir de la recherche contemplative qui leur permettrait d'atteindre la cime de la recherche humaine la connaissance de Dieu. - Pour d'autres, l'obstacle, c'est la paresse. La connaissance de tout ce que la raison peut découvrir de Dieu exige au préalable des connaissances nombreuses. C'est presque toute la réflexion philosophique en effet qui se trouve ordonnée à la connaissance de Dieu; telle est la raison pour laquelle la métaphysique consacrée à l'étude des choses divines occupe chronologiquement la dernière place dans l'enseignement des disciplines philosophiques. On ne peut donc se mettre à la recherche de cette vérité divine qu'avec beaucoup de travail et d'application. Ce travail, bien peu veulent l'assumer pour l'amour de la science, dont Dieu pourtant a mis le désir au plus profond de l'esprit des hommes. Le deuxième dommage consiste en ce que les hommes qui arriveraient découvrir la vérité divine, le feraient difficilement et après beaucoup de temps. Ceci, en raison de la profondeur de cette vérité que l'on ne peut saisir par la voie de la raison que si l'intelligence humaine s'en est rendue capable par un long exercice; en raison aussi des nombreuses connaissances préalables qui son nécessaires, on l'a dit; pour cette raison enfin qu'au temps de la jeunesse, l'âme agitée par les divers mouvements des passions n'est pas apte à connaître une si profonde vérité, l'homme, pour reprendre une parole du Philosophe au VIIe Livre des Physiques, devenant prudent et savant à mesure qu'il s'apaise. Si donc, pour connaître Dieu, s'ouvrait la seule route de la raison, le genre humain demeurerait dans les plus profondes ténèbres de l'ignorance; la connaissance de Dieu qui contribue souverainement à rendre les hommes parfaits et bons ne serait le partage que d'un petit nombre, et pour ceux-là mêmes après beaucoup de temps. Le troisième dommage consiste en ceci: les recherches de la raison humaine seraient dans la plupart des cas entachées d'erreur, en raison de la faiblesse de notre intelligence à juger, en raison aussi du mélange des images. Chez beaucoup il resterait des doutes sur ce qui est démontré en absolue vérité, faute de connaître la valeur de la démonstration, et surtout à voir la diversité des doctrines de ceux qui se prétendent sages. Il était donc nécessaire de présenter aux hommes, par la voie de la foi, une certitude bien arrêtée et une vérité sans mélange, dans le domaine des choses de Dieu. La divine miséricorde y a pourvu d'une manière salutaire en imposant de tenir par la foi cela même qui est accessible à la raison, si bien que tous peuvent avoir part facilement à la connaissance de Dieu, sans doute et sans erreur. C'est pourquoi on lit dans l'Épître aux Éphésiens: Ne vous conduisez pas comme le font les païens dans la vanité de leur jugement, et leurs pensées enténébrées; et en Isaïe: Tous tes fils seront instruits par le Seigneur. 5: C'EST A BON DROIT QUE LES VÉRITÉS INACCESSIBLES À LA RAISON SONT PROPOSÉES AUX HOMMES COMME OBJETS DE FOI D'aucuns, peut-être, pensent qu'on ne devrait pas proposer à l'homme comme objet de foi ce que sa raison ne peut découvrir; la divine sagesse ne pourvoit-elle pas aux besoins de chacun selon la capacité de sa nature? Aussi nous faut-il montrer qu'il est nécessaire à l'homme de se voir proposer par Dieu comme objet de foi cela même qui dépasse sa raison. Personne ne tend vers quelque chose par le désir et par l'étude si cette chose ne lui est déjà connue. Parce que la divine providence, comme nous l'étudierons plus loin, destine les hommes à un bien plus grand que ne peut en faire l'expérience, en cette vie présente, la fragilité humaine, il fallait que l'esprit soit attiré à un niveau plus haut que ne peut l'atteindre ici-bas notre raison, pour qu'il apprenne ce qu'il fallait désirer et s'applique à tendre vers ce qui dépasse totalement l'état de la vie présente. C'est la fonction, principalement, de la religion chrétienne qui, de façon privilégiée, promet des biens spirituels et éternels. Aussi la plupart des vérités qu'elle propose dépassent le sens de l'homme, alors que la Loi ancienne dont les promesses étaient temporelles, proposait peu de chose qui excédât les prise de la raison humaine. - C'est dans ce sens aussi que les philosophes, dans le but de conduire les hommes des délectations sensibles jusqu'à la vie vertueuse, se soucièrent de montrer qu'il y avait d'autres biens, supérieurs aux biens sensibles, dont le goût réjouissait d'une manière beaucoup plus délicate ceux qui s'adonnent aux vertus de la vie active ou aux vertus de la vie contemplative. La proposition aux hommes d'une telle vérité comme objet de foi est encore nécessaire pour une connaissance plus vraie de Dieu. Nous ne connaissons vraiment Dieu, en effet, que si nous le croyons au-dessus de tout ce que l'homme peut en concevoir, puisque la substance de Dieu, nous l'avons vu, dépasse notre connaissance naturelle. Du fait que l'homme se voit proposer sur Dieu des vérités qui dépassent sa raison, l'opinion où il est que Dieu est supérieur à tout ce qu'il peut penser, s'en trouve confirmée. Une autre conséquence utile est la régression de cette présomption qui est mère de l'erreur. Certains hommes en effet s'appuient tellement sur leurs capacités qu'ils se font fort de mesurer avec leur intelligence la nature tout entière, estimant vrai tout ce qu'ils voient, et faux tout ce qu'ils ne voient pas. Pour que l'esprit de l'homme, libéré d'une telle présomption, pût s'enquérir de la vérité avec modestie, il était donc nécessaire que Dieu proposât certaines vérités totalement inaccessibles à son intelligence. Au Xe Livre de l'Éthique, le Philosophe manifeste une autre utilité. A l'encontre d'un certain Simonide qui voulait convaincre les hommes de renoncer à connaître Dieu et d'appliquer leur esprit aux réalités humaines, disant que l'homme devait goûter les choses humaines et le mortel les réalités mortelles, le Philosophe affirme que l'homme, autant qu'il le peut, doit se hausser jusqu'aux réalités immortelles et divines. Aussi, au XIe Livre des Animaux, dit-il que quelque limitée que soit notre perception des substances supérieures, ce peu est plus aimé et plus désiré que toute la connaissance que l'on peut avoir des substances inférieures. Au IIe Livre du Ciel et du Monde, il dit encore que quelque limitée que soit la solution topique donnée aux problèmes que posent les corps célestes, il arrive au disciple d'en ressentir une joie violente. Tout cela montre qu'une connaissance si imparfaite qu'elle soit des réalités les plus nobles confère à l'âme une très haute perfection. Quand bien même la raison humaine ne peut saisir pleinement les vérités suprarationnelles, elle en reçoit pourtant une grande perfection, pour peu qu'elle les tienne de quelque manière par la foi. C'est pourquoi il est écrit au Livre de l'Ecclésiastique: Beaucoup de choses qui dépassent l'esprit de l'homme t'ont été montrées; et dans la 1ère Épître aux Corinthiens: Nul ne connaît les secrets de Dieu, sinon l'Esprit de Dieu: or Dieu nous les a révélés par son Esprit. 6: CE N'EST PAS LÉGÈRETÉ QUE DE DONNER SON ASSENTIMENT AUX CHOSES DE LA FOI, BIEN QU'ELLES DÉPASSENT LA RAISON Ceux qui ajoutent foi à une telle vérité, dont la raison humaine ne peut faire l'expérience, ne croient pas à la légère, comme s'ils suivaient des fables sophistiquées, pour reprendre le mot de la IIe Épître de Pierre. Ces secrets de la Sagesse divine, la Sagesse divine elle-même, qui connaît parfaitement toutes choses, a daigné les révéler aux hommes. Elle a manifesté sa présence, la vérité de son enseignement et de son inspiration par les preuves qui convenaient, en accomplissant de manière très visible, pour confirmer ce qui dépasse la connaissance naturelle, des _uvres très au-dessus des possibilités de la nature tout entière: guérison merveilleuse des malades, résurrection des morts, changement étonnant des corps célestes, et, ce qui est plus admirable, inspiration de l'esprit des hommes, telle que des ignorants et des simples, remplis du don du Saint Esprit, ont acquis en un instant la plus haute sagesse et la plus haute éloquence. Devant de telles choses, mue par l'efficace d'une telle preuve, non point par la violence des armes ni par la promesse de plaisirs grossiers, et, ce qui est plus étonnant encore, sous la tyrannie des persécuteurs, une foule innombrable, non seulement de simples mais d'hommes très savants, est venue s'enrôler dans la foi chrétienne, cette foi qui prêche des vérités inaccessibles à l'intelligence humaine, réprime les voluptés de la chair, et enseigne à mépriser tous les biens de ce monde. Que les esprits des mortels donnent leur assentiment à tout cela, et qu'au mépris des réalités visibles seuls soient désirés les biens invisibles, voilà certes le plus grand des miracles et l'_uvre manifeste de l'inspiration de Dieu. Que tout cela ne se soit pas fait d'un seul coup et par hasard, mais suivant une disposition divine, il y a, pour le manifester, le fait que Dieu, longtemps à l'avance, l'a prédit par la bouche des prophètes, dont les livres sont par nous tenus en vénération, parce qu'ils apportent un témoignage à notre foi. L'Épître aux Hébreux fait allusion à ce genre de confirmation: Celui-ci, le salut de l'homme, inauguré par la prédication du Seigneur, nous a été garanti par ceux qui l'ont entendu. Dieu appuyant leur témoignage par des signes, des prodiges, et par diverses communications de l'Esprit-Saint. Cette si admirable conversion du monde à la foi du Christ est une preuve très certaine en faveur des miracles anciens, telle qu'il n'est pas nécessaire de les voir se renouveler, puisqu'ils transparaissent avec évidence dans leurs effets. Ce serait certes un miracle plus étonnant que tous les autres que le monde ait été appelé, sans signes dignes d'admiration, par des hommes simples et de basse naissance, à croire des vérités si hautes, à faire des _uvres si difficiles, à espérer des biens si élevés. Encore que Dieu, même de nos jours, ne cesse de confirmer notre foi par les miracles de ses saints. Les fondateurs de sectes ont procédé de manière inverse. C'est le cas évidemment de Mahomet qui a séduit les peuples par des promesses de voluptés charnelles au désir desquelles pousse la concupiscence de la chair. Lâchant la bride à la volupté, il a donné des commandements conformes à ses promesses, auxquels les hommes charnels peuvent obéir facilement. En fait de vérités, il n'en a avancé que de faciles à saisir par n'importe quel esprit médiocrement ouvert. Par contre, il a entremêlé les vérités de son enseignement de beaucoup de fables et de doctrines des plus fausses. Il n'a pas apporté de preuves surnaturelles, les seules à témoigner comme il convient en faveur de l'inspiration divine, quand une _uvre visible qui ne peut être que l'_uvre de Dieu prouve que le docteur de vérité est invisiblement inspiré. Il a prétendu au contraire qu'il était envoyé dans la puissance des armes, preuves qui ne font point défaut aux brigands et aux tyrans. D'ailleurs, ceux qui dès le début crurent en lui ne furent point des sages instruits des sciences divines et humaines, mais des hommes sauvages, habitants des déserts, complètement ignorants de toute science de Dieu, dont le grand nombre l'aida, par la violence des armes, à imposer sa loi à d'autres peuples. Aucune prophétie divine ne témoigne en sa faveur; bien au contraire il déforme les enseignements de l'Ancien et du Nouveau Testament par des récits légendaires, comme c'est évident pour qui étudie sa loi. Aussi bien, par une mesure pleine d'astuces, il interdit à ses disciples de lire les livres de l'Ancien et du Nouveau Testament qui pourraient le convaincre de fausseté. C'est donc chose évidente que ceux qui ajoutent foi à sa parole, croient à la légère. 7: LA VÉRITÉ DE LA FOI CHRÉTIENNE NE CONTREDIT PAS LA VÉRITÉ DE LA RAISON Si la vérité de la foi chrétienne dépasse les capacités de la raison humaine, les principes innés naturellement à la raison ne peuvent contredire cependant cette vérité. Ces principes naturellement innés à la raison sont absolument vrais, c'est un fait, tellement vrais qu'il est impossible de penser qu'ils soient faux. Il n'est pas davantage permis de croire faux ce qui est tenu par la foi et que Dieu a confirmé d'une manière si évidente. Seul le faux étant le contraire du vrai, comme il ressort clairement de leur définition, il est impossible que la vérité de foi soit contraire aux principes que la raison connaît naturellement. Cela même que le maître inculque à l'esprit de son disciple, la science du maître l'inclut, à moins que cet enseignement ne soit entaché d'hypocrisie, ce qui ne saurait s'appliquer à Dieu. Or la connaissance des principes qui nous sont naturellement connus nous est donnée par Dieu, puisque Dieu est l'auteur de notre nature. Ces principes sont donc inclus également dans la sagesse divine. Donc, tout ce qui contredit ces principes contredit la sagesse divine. Or cela ne peut pas se réaliser en Dieu. Tout ce que la révélation divine nous demande de croire ne peut donc être contraire à la connaissance naturelle. Des arguments contraires lient notre intelligence, l'empêchent d'arriver à la connaissance du vrai. Si donc Dieu infusait en nous des connaissances contraires, notre intelligence serait empêchée par là de connaître la vérité. Cela, Dieu ne peut pas le faire. Les propriétés naturelles ne peuvent changer, tant que demeure la nature. Or des opinions contraires ne peuvent coexister dans le même sujet. Dieu n'infuse donc pas à l'homme des opinions ou une foi qui aillent contre la connaissance naturelle. C'est ce qui fait dire à l'Apôtre, dans l'Épître aux Romains: La parole est tout près de toi, dans ton c_ur et sur tes lèvres, entends: la parole de foi, que nous prêchons. Mais parce qu'elle dépasse la raison, certains prétendent qu'elle lui est pour ainsi dire contraire. Cela ne peut pas être. L'autorité de saint Augustin le confirme également. Au IIe Livre du De Genesi ad litteram, il dit ceci: Ce que la vérité découvrira ne peut aller à l'encontre des livres saints, soit de l'Ancien soit du Nouveau Testament. On en conclura nettement que quels que soient les arguments que l'on avance contre l'enseignement de la foi, ils ne procèdent pas droitement des premiers principes innés à la nature, et connus par soi. Ils n'ont donc pas valeur de démonstration; ils ne sont que des raisons probables ou sophistiques. Il y a place ainsi pour les réfuter. 8: COMPORTEMENT DE LA RAISON HUMAINE DEVANT LA VÉRITÉ DE FOI A la réflexion, il apparaît que les réalités sensibles elles-mêmes qui fournissent à la raison humaine la source de la connaissance gardent en elles une certaine trace de ressemblance divine, trace tellement imparfaite pourtant qu'elle se trouve absolument incapable d'exprimer la substance de Dieu. Tout effet possède à sa manière une ressemblance avec sa cause, l'agent produisant son semblable; mais cet effet n'atteint pas toujours à la parfaite ressemblance de l'agent. En ce qui concerne la connaissance de la vérité de foi, - vérité parfaitement connue de ceux seulement qui voient la substance divine, - la raison humaine se comporte de telle manière qu'elle est capable de recueillir en sa faveur certaines vraisemblances. Sans doute, celles-ci ne suffisent-elles pas à faire saisir cette vérité de manière pour ainsi dire démonstrative, ou comme par soi; mais il est utile que l'esprit humain s'exerce à de telles raisons, Si débiles qu'elles soient, pourvu que l'on ne s'imagine pas comprendre ou démontrer, car dans le domaine des réalités les plus hautes, c'est une joie très grande de pouvoir, humblement et faiblement, apercevoir quelque chose. Cette position se trouve confirmée par l'autorité de saint Hilaire, qui dans son livre sur la Trinité s'exprime ainsi à propos de cette vérité: Dans ta foi, entreprends, progresse, acharne-toi. Sans doute, tu n'arriveras pas au terme, je le sais, mais je me féliciterai de ton progrès. Qui poursuit avec ferveur l'infini, avance toujours, même Si d'aventure il n'aboutit pas. Mais garde-toi de prétendre pénétrer le mystère, garde-toi de plonger dans le secret d'une nature sans contours, en t'imaginant saisir le tout de l'intelligence. Comprends que cette vérité passe toute compréhension. 9: PLAN ET MÉTHODE DE L'OUVRAGE Le sage, c'est donc évident, doit appliquer son effort à la double vérité des réalités divines, en même temps qu'à la réfutation des erreurs contraires. A l'une de ces tâches, la recherche de la raison peut suffire; l'autre tâche dépasse toute entreprise de la raison. Quant à la double vérité dont je parle, elle est à prendre non point du côté de Dieu lui-même, qui est la vérité unique et simple, mais du côté de notre connaissance qui devant les choses de Dieu revêt diverses modalités. La manifestation de la vérité sous la première modalité demande donc que l'on procède par voie de raisons démonstratives, capables de convaincre l'adversaire. Mais de telles raisons ne valant pas pour la vérité sous la seconde modalité, on ne doit pas avoir pour but de convaincre l'adversaire par argumentation, mais de résoudre les arguments qu'il avance contre la vérité, puisque la raison naturelle ne peut aller contre la vérité de foi. Cette manière particulière de convaincre celui qui s'oppose à une telle vérité se tire de l'Écriture divinement confirmée par des miracles. Ce qui dépasse la raison humaine, nous ne le croyons en effet que sur révélation de Dieu. Dans le but d'éclairer cette vérité, on peut pourtant avancer certains arguments de vraisemblance, où la foi des fidèles trouve à s'exercer et à se reposer, sans qu'ils soient de nature à convaincre les adversaires. Ceux-ci, l'insuffisance même de ces arguments les confirmerait plutôt dans leur erreur, en leur donnant à penser que nous consentons à la vérité de foi pour de si pauvres raisons. Notre dessein étant donc de procéder selon la méthode proposée, nous essaierons de manifester cette vérité que la foi professe et que la raison découvre, en produisant des arguments démonstratifs et des arguments probables, dont certains nous seront fournis par les _uvres des philosophes et des saints, et qui nous serviront à confirmer la vérité et à convaincre l'adversaire. Passant ensuite du plus clair au moins clair, nous exposerons cette vérité qui dépasse la raison, en réfutant les arguments des adversaires et en éclairant, autant que Dieu le permettra, la vérité de foi par des arguments probables et par des autorités. Nous proposant donc de suivre par la voie de la raison ce que la raison humaine peut découvrir de Dieu, nous aurons à étudier tout d'abord ce qui est le propre de Dieu, en lui-même. Nous étudierons ensuite la sortie des créatures à partir de Dieu. En troisième lieu, nous verrons l'ordonnance des créatures à Dieu comme à leur fin. Entre toutes les choses qu'il nous faut étudier de Dieu en lui-même, la première, et comme le fondement nécessaire de toute l'_uvre, est la démonstration de l'existence de Dieu. Si cela n'est pas acquis, c'est toute l'étude des réalités divines qui s'effondre fatalement. L'EXISTENCE DE DIEU 10: DE L'OPINION SELON LAQUELLE L'EXISTENCE DE DIEU NE PEUT ÊTRE DÉMONTRÉE, CETTE EXISTENCE ÉTANT CONNUE PAR SOI Cette étude, au terme de laquelle on compte avoir démontré l'existence de Dieu, pourra paraître inutile à certains pour qui l'existence de Dieu est connue par soi, si bien qu'il est impossible de penser le contraire et qu'ainsi on ne saurait démontrer que Dieu existe. Voici les arguments mis en avant. 1.- Est connu par soi, dit-on, ce qui est connu dès que l'on en connaît les termes: par exemple, dès que l'on connaît ce qu'est le tout et ce qu'est la partie, on sait que le tout est plus grand que la partie. Or il en va de même quand nous disons que Dieu existe. Dans le mot « Dieu » nous saisissons une chose telle qu'on n'en puisse penser de plus grande. C'est l'idée qui se forme dans l'esprit de celui qui entend prononcer le nom de Dieu et qui en saisit le sens: ainsi l'existence de Dieu est-elle nécessaire déjà au moins dans l'intelligence. Mais Dieu ne peut exister seulement dans l'intelligence; ce qui existe à la fois dans l'intelligence et dans la réalité est plus grand que ce qui existe dans la seule intelligence. Or l'idée même qu'exprime le nom de Dieu montre qu'il n'y a rien de plus grand que Dieu. Reste donc que l'existence de Dieu est connue par soi, manifestée pour ainsi dire par le sens même du nom. 2.- Il est possible de penser à l'existence d'un être dont on ne puisse penser qu'il n'existe pas. Cet être est évidemment plus grand que celui dont on peut penser qu'il n'existe pas. Ainsi donc on pourrait penser un être plus grand que Dieu, si l'on pouvait penser que Dieu n'existe pas. Reste donc que l'existence de Dieu est connue par soi. 3.- Les propositions les plus claires sont nécessairement celles où sujet et prédicat sont identiques, telle l'homme est homme; ou celles dont le prédicat est inclus dans la définition du sujet, telle l'homme est un animal. Or il se trouve qu'en Dieu d'une manière éminente, - nous le montrerons plus loin -, son acte d'être est son essence, à tel titre que c'est la même réponse qui est à faire à la question: qu'est-il? , et à la question: est-il? Quand donc nous disons: Dieu existe, le prédicat est identique au sujet, ou du moins il est inclus dans la définition du sujet. L'existence de Dieu est ainsi connue par soi. 4.- Ce qui est connu naturellement est connu par soi; point n'est besoin pour le connaître d'un effort de recherche. Or, l'existence de Dieu est connue naturellement tout comme le désir de l'homme tend naturellement vers Dieu comme vers sa fin dernière. L'existence de Dieu est ainsi connue par soi. 5.- Ce par quoi toutes les autres choses sont connues doit être connu par soi. Tel est le cas pour Dieu. De même en effet que la lumière du soleil est le principe de toutes les perceptions visuelles, de même la lumière de Dieu est-elle le principe de toute connaissance intellectuelle, puisque c'est en lui que se trouve au maximum la lumière intelligible. Il faut donc que l'existence de Dieu soit connue par soi. C'est donc sur de tels arguments et sur d'autres semblables que certains appuient l'idée que l'existence de Dieu est tellement connue par soi qu'on ne peut penser le contraire. 11: RÉFUTATION DE L'OPINION PRÉCÉDENTE ET RÉPONSE AUX ARGUMENTS MIS EN AVANT L'opinion dont on vient de parler tire en partie son origine de l'habitude où l'on est, dès le début de la vie, d'entendre proclamer et d'invoquer le nom de Dieu. L'habitude, surtout l'habitude contractée dès la petite enfance, a la force de la nature; ainsi s'explique qu'on tienne aussi fermement que si elles étaient connues naturellement et par soi les idées dont l'esprit est imbu dès l'enfance. Cette opinion vient en partie aussi du manque de distinction entre ce qui est connu par soi purement et simplement, et ce qui est connu par soi quant à nous. Certes, à la prendre absolument, l'existence de Dieu est connue par soi, puisque cela même qui est Dieu est son exister. Mais étant donné que cela même qu'est Dieu, notre esprit ne peut le concevoir, son existence reste inconnue de nous. Que le tout, par exemple, soit plus grand que la partie, voilà une chose connue par soi, purement et simplement, mais qui demeurerait nécessairement inconnue à qui n'arriverait pas à concevoir la définition du tout. Ainsi se fait-il que devant les réalités les plus évidentes notre intelligence se comporte comme l'_il de la chauve-souris en face du soleil. 1.- Il n'est pas nécessaire qu'aussitôt connu le sens du mot Dieu, l'existence de Dieu soit pour autant connue, comme le voulait la première objection. D'abord il n'est pas reconnu de tous, même de ceux qui acceptent l'existence de Dieu, que Dieu est celui dont on ne peut penser qu'il y ait un être plus grand que lui: beaucoup de philosophes de l'antiquité ont pensé que c'était ce monde-ci qui était Dieu. L'interprétation du nom de Dieu, donnée par Jean Damascène, ne laisse non plus rien de tel à entendre. Ensuite, à supposer que tous les hommes voient sous le nom de Dieu un être dont on ne peut penser qu'il y en ait de plus grand, il ne sera pas pour autant nécessaire que cet être dont on ne peut penser qu'il en existe de plus grand, existe en réalité. Le même mode, en effet, doit recouvrir la chose réelle et la définition nominale. Or du fait que l'esprit conçoit ce qui est proféré sous le nom de Dieu, il ne s'ensuit pas que Dieu existe, sinon dans l'intelligence. Il n'y aura donc pas nécessité à ce que l'être dont on ne peut penser qu'il en existe de plus grand, existe ailleurs que dans l'intelligence. Et il ne s'ensuit pas qu'il existe en réalité un être dont on ne puisse penser qu'il en existe de plus grand. Les négateurs de l'existence de Dieu ne voient là aucun inconvénient; il n'y a pas d'inconvénient, en effet, à ce que l'on puisse penser qu'une chose est plus grande qu'une autre, soit dans la réalité soit dans l'intelligence, Si ce n'est pour celui qui concède l'existence d'un être dont on ne peut penser qu'il en existe de plus grand dans la réalité. 2.- Il n'est pas nécessaire non plus, comme le proposait la deuxième objection, que l'on puisse penser à l'existence d'un être plus grand que Dieu, si l'on peut penser que Dieu n'existe pas. Que l'on puisse penser que Dieu n'existe pas ne vient pas en effet de l'imperfection ou de l'incertitude de son être, - l'être de Dieu est de soi absolument évident, - mais de la faiblesse de notre intelligence qui ne peut le saisir par lui-même, mais à partir de ses effets, et qui est ainsi amenée à le connaître par la voie du raisonnement. 3.- La troisième objection tombe par là-même. Comme il est évident pour nous que le tout est plus grand que la partie, il est pleinement évident que Dieu existe pour ceux qui voient l'essence de Dieu, puisque, en lui, essence et existence sont identiques. Mais parce que nous ne pouvons pas voir l'essence de Dieu, nous ne parvenons pas à la connaissance de son existence directement, mais à partir de ses effets. 4.- La réponse à la quatrième objection est claire. L'homme en effet connaît Dieu naturellement, de la même manière qu'il le désire naturellement. Or l'homme désire Dieu naturellement en tant qu'il désire naturellement la béatitude, qui est une ressemblance de la bonté de Dieu. Il n'est donc pas nécessaire que l'homme connaisse naturellement Dieu, considéré en lui-même, mais il est nécessaire qu'il en connaisse la ressemblance. Il faut donc que grâce aux ressemblances de Dieu qu'il découvre dans ses effets, l'homme parvienne par voie de raisonnement à la connaissance de Dieu. 5.- La solution de la cinquième objection est également facile et claire. Dieu, sans doute, est ce par quoi toutes choses sont connues, non pas de telle manière que tous les êtres ne soient connus qu'une fois lui connu, comme c'est le cas pour les principes évidents par soi, mais pour cette raison que toute connaissance naît sous son influence. 12: DE L'OPINION SELON LAQUELLE ON NE PEUT DÉMONTRER L'EXISTENCE DE DIEU, MAIS SEULEMENT LA RECEVOIR DE LA FOI D'autres soutiennent une opinion contraire à la position précédente; d'après eux ce serait également une entreprise inutile que de vouloir prouver l'existence de Dieu. Cette vérité, disent-ils, ne peut être atteinte par la raison; nous ne pouvons la recevoir que de la foi et de la révélation. Ceux qui parlent ainsi y sont poussés par la faiblesse des arguments que certains ont utilisés pour établir l'existence de Dieu. Toutefois cette erreur pourrait aussi s'appuyer indûment sur l'affirmation, avancée par certains philosophes, de l'identité en Dieu de son essence et de son acte d'être, c'est-à-dire de ce qui répond à la question: qu'est-ce que Dieu? et à cette autre: Dieu est-il? Puisque nous ne pouvons arriver par la raison à connaître ce qu'est Dieu, on en conclut qu'elle ne nous aide pas davantage à démontrer qu'il existe. Si le principe qui permet de démontrer qu'une chose existe doit comporter ce qu'en signifie le nom, s'il est vrai par ailleurs que ce qui est signifié par le nom est la définition, il ne reste aucune voie pour démontrer l'existence de Dieu, la connaissance de l'essence ou quiddité divine étant écartée. Si, comme le montre Aristote, les principes démonstratifs prennent leur origine dans la connaissance sensible, il semble bien que tout ce qui dépasse le pouvoir de celle-ci ne puisse être démontré. Or telle est assurément l'existence de Dieu. Elle ne peut donc être démontrée. Mais la fausseté de cette proposition ressort: - de la méthode démonstrative d'abord, qui nous apprend à remonter des effets jusqu'à leur cause; - de l'ordre même des sciences: s'il n'existe aucune substance connaissable au-dessus de la substance sensible, il faut en conclure qu'il n'y a de sciences que la science de la Nature; - du travail des philosophes, qui se sont efforcés d'établir l'existence de Dieu; - enfin de la vérité proposée par l'Apôtre: Les _uvres de Dieu rendent visibles à l'intelligence ses attributs invisibles. Or ceci ne fait nullement échec au principe que nous proposait le premier argument, à savoir l'identité en Dieu de l'essence et de l'acte d'être; seulement cet argument l'entend de cet acte d'être par lequel Dieu subsiste en lui-même, et qui nous est aussi inconnu que son essence. Mais il ne l'entend pas de cet acte d'être signifié par l'intellect quand celui-ci compose. Or si on le comprend ainsi, l'existence de Dieu est objet de démonstration, puisque par une démarche démonstrative notre esprit s'avère capable de former une proposition concernant Dieu, par laquelle il en affirme l'existence. De plus, quand on veut démontrer rationnellement l'existence de Dieu, ce n'est pas l'essence divine, ou quiddité, qu'il faut prendre pour moyen terme comme le proposait le deuxième argument; mais au lieu de l'essence il faut prendre l'effet, ainsi que l'on procède dans les démonstrations du type quia (a posteriori), et de cet effet on tire la signification de ce nom: Dieu. Car tous les noms de Dieu lui sont donnés d'après ses effets, soit par voie d'élimination, soit par voie de causalité. La réponse au troisième argument en ressort clairement. Bien que Dieu échappe au pouvoir des sens, nous pouvons démontrer son existence à partir de ses effets qui, eux, leur restent accessibles. De la sorte, notre connaissance des réalités qui dépassent la capacité de la connaissance sensible trouve encore en elle son origine. 13: PREUVES DE L'EXISTENCE DE DIEU Nous avons dit qu'il n'était pas inutile de s'efforcer de démontrer l'existence de Dieu. Il est temps maintenant d'exposer les arguments mis en _uvre aussi bien par les philosophes que par les docteurs catholiques pour prouver que Dieu existe. Nous exposerons d'abord avec quels arguments Aristote mène sa démonstration de l'existence de Dieu, qu'il entend prouver à partir du mouvement, selon deux voies. Voici la première de ces voies. Tout ce qui est mû est mû par un autre. Or il est évident pour les sens qu'il y a des choses mues, le soleil par exemple. Le soleil est donc mû par un moteur différent de lui. Ce moteur sera lui-même mû, ou ne le sera pas. S'il n'est pas mû, nous tenons le but proposé, à savoir qu'il est nécessaire de poser un moteur immobile. Ce moteur immobile, nous l'appelons Dieu. - Si ce moteur, par contre, est mû, il sera mû par un autre. Dans ce cas, ou bien il faudra remonter à l'infini; ou bien il faudra s'arrêter à quelque moteur immobile. Mais on ne peut remonter à l'infini. Il est donc nécessaire de poser l'existence d'un premier moteur immobile. Dans cette démonstration, il y a deux propositions à prouver: que tout être mû est mû par un autre; que dans le domaine des moteurs et des êtres mus, on ne peut remonter à l'infini. Le philosophe prouve de trois manières la première de ces propositions. 1.- Si un être se meut lui-même, il faut qu'il ait en lui-même le principe de son mouvement; il est clair, autrement, qu'il sera mû par un autre. - Il faut encore qu'il soit mû immédiatement, autrement dit qu'il soit mû en raison de soi-même, et non en raison de l'une de ses parties, comme l'animal, par exemple, que meut le mouvement de ses pattes; ce n'est pas l'être tout entier qui serait alors mû par soi, mais une partie de lui-même, et cette partie par une autre. - Il faut enfin qu'il soit divisible et qu'il comporte des parties diverses, car tout être mû est divisible, comme il est prouvé au VIe Livre des Physiques. Ceci posé, Aristote argumente ainsi. Ce qui par hypothèse se meut soi-même, est mû immédiatement. Donc le repos de l'une de ses parties entraîne le repos du tout. Si, en effet, une partie étant en repos, une autre continuait d'être mue, le tout ne serait pas mû immédiatement; le serait seulement la partie qui est mue, alors que l'autre est en repos. Or aucune chose dont le repos est en dépendance du repos d'une autre, ne se meut par elle-même. L'être dont le repos suit le repos d'un autre voit nécessairement son mouvement suivre le mouvement d'un autre; ainsi ne se meut-il pas de lui-même. L'être que l'on supposait se mouvoir de lui-même ne se meut donc pas de lui-même. On ne saurait objecter que l'être qui se meut de lui-même n'a pas de partie qui puisse se reposer, ou encore que ce repos ou ce mouvement d'une partie ne sont qu'accidentels, comme Avicenne l'avançait à tort. La valeur de cet argument consiste en effet en ceci: si un être se meut de lui-même, immédiatement et par soi, non en raison de ses diverses parties, son mouvement ne doit pas dépendre d'un autre; or le mouvement d'un être divisible, tout comme son être, dépend de ses parties; aussi ne peut-il se mouvoir lui-même immédiatement et par soi. La vérité de la conclusion obtenue ne requiert pas de supposer qu'une partie de l'être qui se meut lui-même se mette en repos, comme si c'était quelque chose de vrai absolument; mais il faut que cette conditionnelle soit vraie: si la partie s'arrêtait, c'est le tout qui s'arrêterait. Cette proposition peut être vraie, même si l'antécédent est impossible, comme est vraie cette conditionnelle: Si l'homme était un âne, il serait dénué de raison. 2.- La deuxième preuve, qui est une preuve par induction, s'énonce ainsi: tout ce qui est mû par accident n'est pas mû par soi-même; le mouvement d'un tel être dépend du mouvement d'un autre. Ce qui est mû par violence n'est pas non plus mû par soi, c'est évident; et pas davantage les êtres que la nature meut comme s'ils étaient mus par soi, comme c'est le cas pour les animaux manifestement mus par l'âme. Pas davantage n'est mû par soi ce qui est mis en mouvement par la nature, comme le sont les corps lourds et les corps légers, car ces êtres sont mus par qui les engendre et par qui retire les obstacles de devant eux. - Or tout être mû ou bien se meut par soi ou bien est mû par accident. - S'il est mû par soi, ou bien c'est par violence, ou bien c'est le fait de la nature. En ce cas, ou bien l'être est mû de soi comme il en va de l'animal, ou bien l'être n'est pas mû de soi, comme il en va du corps lourd ou du corps léger. Ainsi rien ne se meut soi-même. 3. - En troisième lieu, Aristote apporte la preuve suivante. Aucun être n'est à la fois en puissance et en acte par rapport à une même chose. Mais tout ce qui est mû, en tant que tel, est en puissance, car le mouvement est l'acte de ce qui est en puissance en tant qu'il est en puissance. Or tout ce qui se meut est en acte, puisque rien n'agit que dans la mesure où il est en acte. Aucun être n'est donc, par rapport au même mouvement, et moteur et mû. Ainsi donc rien ne se meut soi-même. Remarquons que Platon, pour qui par hypothèse tout moteur est mû, a pris le terme de mouvement dans une acception plus large qu'Aristote. Ce dernier prend proprement le mouvement dans le sens où il est l'acte de ce qui est en puissance en tant qu'il est en puissance: ce qui n'est le fait que des êtres divisibles et des corps, comme il est prouvé au VIe Livre des Physiques. Pour Platon, l'être qui se meut lui-même n'est pas un corps, Platon prenant le mouvement au sens de n'importe quelle opération: comprendre ou croire, voilà par exemple du mouvement; conception dont Aristote fait mention au IIIe Livre de l'Âme. Platon affirmait donc ainsi que le premier moteur se meut lui-même du fait qu'il se connaît lui-même, qu'il se veut ou s'aime lui-même. D'une certaine manière cela ne s'oppose pas aux raisons d'Aristote. Il n'y a pas de différence, en définitive, entre un premier être qui se meut lui-même, à la manière de Platon, et un premier être parfaitement immobile, à la manière d'Aristote. La seconde proposition, à savoir que dans le domaine des moteurs et des êtres mus on ne peut procéder à l'infini, Aristote le prouve par trois arguments. Voici la première preuve: si dans le domaine des moteurs et des êtres mus on remonte à l'infini, tous ces êtres jusqu'à l'infini seront nécessairement des corps, puisque tout être mû est un être divisible et un corps, comme il est prouvé au VIe Livre des Physiques. Or tout corps qui meut un autre corps est lui-même mû. Tous ces êtres à l'infini seront donc mus ensemble au temps même où l'un d'entre eux le sera. Mais cet être même est un être fini; donc mû durant un temps limité. Tous ces êtres à l'infini seront donc mus en un temps limité. Ce qui est impossible. Il est donc impossible de remonter à l'infini dans le domaine des moteurs et des êtres mus. Qu'il soit impossible que ces êtres à l'infini soient mus dans un temps fini, on le prouve ainsi. Le moteur et l'être mû doivent coexister: on le prouve en l'induisant de chacune des espèces de mouvement. Mais ces corps ne peuvent coexister qu'en continuité ou contiguïté. Étant donné, comme on l'a prouvé, que tous les moteurs et les mobiles dont on vient de parler sont des corps, ils doivent nécessairement constituer, par continuité ou contiguïté, comme un seul mobile. Ainsi un être infini sera mû dans un temps fini. Ce qui est impossible, comme la preuve en est donnée au VIe Livre des Physiques. Voici la deuxième preuve. Lorsque les moteurs et les mobiles sont en ordre, c'est-à-dire lorsque chacun à tour de rôle est mû par un autre, il doit nécessairement se vérifier que le premier moteur étant supprimé ou cessant son impulsion, aucun des autres ne continuera de mouvoir et d'être mû: car le premier est cause du mouvoir pour tous les autres. Mais s'il existe des moteurs et des mobiles, tour à tour, à l'infini, il n'y aura plus de premier moteur, mais tous seront pour ainsi dire des moteurs intermédiaires. Aucun d'entre eux ne pourra donc être mû. Ainsi il n'y aura plus de mouvement dans le monde. La troisième preuve revient au même, à la seule différence que l'ordre en étant changé, elle commence par en-haut. La voici. Ce qui meut instrumentalement ne peut pas mouvoir s'il n'existe un être qui meuve à titre principal. Mais si l'on remonte à l'infini dans l'échelle des moteurs et des mobiles, tous seront comme des moteurs agissant à titre d'instruments, puisque tous sont pris comme des moteurs mus, aucun d'entre eux ne tenant lieu de moteur principal. Et donc rien ne sera mû. Ainsi est faite clairement la preuve des deux propositions que supposait la première voie de la démonstration, par laquelle Aristote prouve qu'il existe un premier moteur immobile. Voici la seconde voie. Cette proposition: tout moteur est mû, ou bien est vraie par soi, ou bien est vraie par accident. Si elle est vraie par accident, elle n'est donc pas nécessaire; ce qui est vrai par accident, n'est pas nécessaire. Il est donc contingent qu'aucun moteur ne soit mû. Mais si un moteur n'est pas mû, il ne meut pas, affirme l'adversaire. Il est donc contingent (ou possible) que rien ne soit mû; car Si rien ne meut, rien ne sera mû. Or Aristote tient pour impossible qu'il n'y ait jamais de mouvement. Le premier moteur n'a donc pas été contingent, car d'un faux contingent ne découle pas un faux impossible. Ainsi ce n'est pas par accident que cette proposition: tout moteur est mû par un autre, était vraie. Si deux choses se trouvent unies par accident en une autre, et qu'il arrive à l'une d'elles d'exister sans l'autre, il est probable que celle-ci pourra exister en dehors de la première: que le fait d'être blanc et d'être musicien se rencontre par exemple en Socrate, et qu'en Platon se vérifie le fait d'être musicien sans le fait d'être blanc, il est probable que chez un autre pourra se vérifier le fait d'être blanc sans le fait d'être musicien. Si donc moteur et mû se trouvent unis par accident en un autre, et que le corps mû se trouve exister sans le corps qui le meut, il est probable que le moteur pourra exister en dehors de celui qu'il meut. D'ailleurs on ne peut objecter en instance deux choses dont l'une dépend de l'autre: car ces choses ne sont pas unies par soi, mais par accident. Or si la proposition « tout moteur est mû » est vraie par soi, il en résulte également une impossibilité et une inconvenance. Il faut en effet que le moteur soit mû ou bien par un mouvement de même espèce que celui dont il meut, ou bien par un mouvement d'une autre espèce. Si c'est par un mouvement de même espèce, il faudra alors que ce qui altère soit altéré, que ce qui guérit soit guéri, que ce qui enseigne soit enseigné et selon la même science. Or ceci est impossible celui qui enseigne doit en effet nécessairement posséder la science, celui qui est enseigné doit nécessairement ne pas l'avoir; autrement le même sujet posséderait et ne posséderait pas la même chose, ce qui est impossible. Par contre, Si le moteur est mû selon un mouvement d'une autre espèce, - Si par exemple un facteur d'altération est mû d'un mouvement local, ou Si un mouvement local se met à croître, etc..., - étant donné que genres et espèces de mouvement sont limités, il en résultera que l'on ne pourra remonter à l'infini. Et ainsi il y aura un premier moteur qui ne sera pas mû par un autre. - A moins que l'on affirme la nécessité de fermer le cercle, en ce sens qu'après avoir épuisé tous les genres et toutes les espèces de mouvement, il faille revenir à un premier moteur, de telle manière que si le moteur de mouvement local est altéré, Si le facteur d'altération est augmenté, de nouveau le facteur de croissance sera mû d'un mouvement local. Mais on aboutit à la même conclusion que plus haut: ce qui meut selon une certaine espèce de mouvement est mû selon un mouvement de même espèce, sinon immédiatement, du moins par intermédiaire. Reste donc la nécessité de poser un premier moteur qui ne soit pas mû par un moteur extérieur. En effet, une fois concédé qu'il existe un premier moteur qui n'a pas à être mû par un moteur extérieur, il ne suit pas que ce moteur soit parfaitement immobile. Aussi bien Aristote poursuit-il sa démonstration en affirmant que ce premier moteur peut se comporter de deux manières. Selon la première manière, ce premier moteur est parfaitement immobile; ceci posé, le but proposé est atteint: il existe un premier moteur immobile. Selon la seconde manière, ce premier moteur se meut soi-même. Et ceci paraît probable, car ce qui existe par soi est toujours antérieur à ce qui existe par un autre; il est ainsi conforme à la raison que, dans la série des êtres mus, le premier mû l'est par soi et non par un autre. Mais ceci accordé, on se trouve de nouveau devant la même conséquence. On ne peut dire en effet qu'un moteur qui se meut tout entier soit mû totalement: il en découlerait les inconvénients qu'on a signalés plus haut, à savoir qu'un homme, en même temps, enseignerait et serait enseigné, et ainsi pour les autres mouvements; et encore qu'un être serait en même temps en puissance et en acte: moteur, étant comme tel en acte; mû, étant comme tel en puissance. Reste donc qu'une partie de cet être est motrice, et l'autre mue. Et l'on revient à la même conclusion que devant: l'existence nécessaire d'un moteur immobile. Il est impossible par ailleurs d'affirmer que les deux parties sont mues, l'une l'étant par l'autre: ni qu'une partie se meut elle-même et meut l'autre, ni que le tout meut la partie, et la partie le tout: ce serait revenir aux inconséquences déjà dénoncées, à savoir qu'un être, en même temps serait moteur et mû selon la même espèce de mouvement; qu'un être serait à la fois en puissance et en acte; et finalement que le tout ne serait pas, immédiatement, moteur de soi, mais seulement en raison de l'une de ses parties. Reste donc que chez l'être qui se meut lui-même, une partie doit être immobile et motrice de l'autre. Mais parce que chez les êtres automoteurs de chez nous, - les animaux -, la partie motrice, qui est l'âme, bien qu'immobile par soi, est cependant mue par accident, le Philosophe montre encore que la partie motrice du premier être automoteur n'est mue ni par soi ni par accident. Chez les êtres automoteurs de chez nous, en effet, - les animaux, - qui sont des êtres corruptibles, la partie motrice est mue par accident. Or il est nécessaire que des êtres automoteurs corruptibles soient réduits à un premier automoteur éternel. Est donc nécessaire, pour tout être automoteur, l'existence d'un moteur qui ne soit mû ni par soi ni par accident. Qu'il soit nécessaire, selon l'hypothèse d'Aristote, qu'un être automoteur soit éternel, c'est l'évidence. Si en effet le mouvement est éternel, comme le suppose Aristote, la génération des êtres automoteurs, engendrables et corruptibles, doit être perpétuelle. Mais cette perpétuité ne peut avoir pour cause l'un de ces êtres automoteurs; car cet être n'existe pas toujours. Cette perpétuité ne peut davantage avoir pour cause l'ensemble de ces êtres: autant parce qu'ils seraient en nombre infini que parce qu'ils n'existent pas tous ensemble. S'avère donc nécessaire l'existence d'un être éternel qui se meuve soi-même et qui cause la perpétuité de la génération dans ces êtres automoteurs inférieurs. Ainsi le moteur de cet être n'est-il mû ni par soi ni par accident. Dans les êtres automoteurs, nous en voyons certains se mettre en mouvement sous une influence étrangère à l'animal, après ingestion d'un aliment par exemple, ou sous le coup d'une altération de l'air; ce mouvement affecte accidentellement le moteur même qui se meut lui-même. On peut en conclure qu'aucun être automoteur dont le moteur est mis en mouvement par soi ou par accident n'est toujours en mouvement. Mais le premier être automoteur, lui, est toujours en mouvement: autrement il ne pourrait y avoir mouvement éternel, puisque tous les autres mouvements ont leur cause dans le mouvement de ce premier être automoteur. Reste donc que le premier être automoteur est mis en mouvement par un moteur qui, lui, n'est mû ni par soi ni par accident. Le fait que les moteurs des mondes inférieurs meuvent d'un mouvement éternel alors qu'on les voit mis en mouvement par accident, ne s'oppose pas à cet argument. Car on affirme qu'ils sont mis en mouvement par accident, non pas en raison de ce qu'ils sont, mais en raison de leurs mobiles qui suivent le mouvement du monde supérieur. Mais parce que Dieu n'est pas partie d'un être automoteur, Aristote, dans sa Métaphysique, pousse ses investigations à partir de ce moteur faisant partie d'un être automoteur jusqu'à cet autre moteur totalement séparé, qui est Dieu. Comme tout être automoteur est en effet mis en mouvement par un appétit, le moteur faisant partie d'un être automoteur doit mettre en mouvement en raison de quelque bien désirable. Celui-ci lui est supérieur dans l'ordre des causes motrices: l'être qui désire est en effet d'une certaine manière moteur et mû; or l'objet du désir est un moteur qui n'est absolument pas mû. Il faut donc qu'il existe un premier moteur séparé absolument immobile, qui est Dieu. Deux objections paraissent infirmer l'argumentation qui précède. La première de ces objections, c'est que cette argumentation suppose l'éternité du mouvement, tenue pour fausse par les catholiques. A cela on répondra que la voie la plus efficace pour prouver l'existence de Dieu part de l'hypothèse de l'éternité du monde; car celle-ci posée, il semble que l'existence de Dieu soit moins manifeste. Si le monde et le mouvement, en effet, ont eu un commencement, il est évidemment nécessaire de poser une cause à cette production toute nouvelle du monde et du mouvement, car tout ce qui commence tire nécessairement son origine d'un être qui le produise à neuf, puisque rien ne séduit de la puissance à l'acte, ni du non-être à l'être. La deuxième objection consiste en ceci: on suppose dans les démonstrations précédentes que le premier mû, - qui est un corps céleste - est mû de soi. Il en découle qu'il est animé, ce que beaucoup n'admettent pas. A cela on répondra que si l'on ne suppose pas que le premier moteur est mû de soi, il faudra qu'il soit mû immédiatement par un moteur complètement immobile. C'est la raison pour laquelle Aristote conclut par cette disjonction: il faudra en arriver ou bien immédiatement à un premier moteur immobile et séparé, ou bien à un être qui se meut lui-même et d'où l'on remontera encore à un premier moteur immobile et séparé. C'est une autre voie que prend le Philosophe, au IIe Livre de la Métaphysique, pour montrer que l'on ne peut remonter à l'infini dans l'échelle des causes efficientes, mais qu'il est nécessaire d'en arriver à une cause première, nommée par nous Dieu. Voici quelle est cette voie. Dans la coordination des causes efficientes, l'être premier est cause du moyen, et le moyen cause du dernier, qu'il y ait un ou plusieurs moyens. Or, supprimée la cause, est également supprimé ce dont elle est la cause. Supprimé le premier, le moyen ne pourra donc pas être cause. Mais si l'on remonte à l'infini l'échelle des causes efficientes, aucune cause ne sera première. Toutes les autres causes, qui jouaient le rôle de moyen, seront donc supprimées. Ce qui est évidemment faux. Il est donc nécessaire d'affirmer l'existence d'une première cause efficiente, qui est Dieu. On peut encore cueillir un autre argument dans les textes d'Aristote. Celui-ci montre en effet, au IIe Livre de la Métaphysique, que ce qui est le plus vrai est aussi le plus existant. Or au IVe Livre, il montre qu'il existe un degré suprême du vrai, en partant du fait que de deux choses fausses nous constatons que l'une est plus fausse que l'autre, et donc que l'une est plus vraie que l'autre, ceci par approche de ce qui est simplement et suprêmement vrai. On en peut conclure enfin à l'existence d'un être suprêmement existant, que nous nommons Dieu. Jean Damascène apporte ici une autre raison tirée du gouvernement des choses, argument qu'Averroès indique également au IIe Livre des Physiques. La voici. Il est impossible que des réalités contraires et discordantes s'accordent dans un ordre unique, en tout temps ou la plupart du temps, à moins qu'on ne les gouverne de telle manière qu'elles tendent toutes et chacune vers une fin déterminée. Or nous constatons dans le monde que des réalités de nature différente s'accordent en un ordre unique, non pas rarement ou comme par hasard, mais en tout temps ou la plupart du temps. Il est donc nécessaire qu'il existe un être dont la providence gouverne le monde. Cet être, nous l'appelons Dieu. LES CONDITIONS DE L'EXISTENCE DE DIEU 14: LA CONNAISSANCE DE DIEU EXIGE QUE L'ON EMPLOIE LA VOIE NÉGATIVE Après avoir montré qu'il existe un premier être auquel nous donnons le nom de Dieu, il nous faut rechercher quelles sont ses qualités. C'est dans l'étude de la substance divine que l'usage de la voie négative s'impose avant tout. La substance divine, en effet, dépasse par son immensité toutes les formes que peut atteindre notre intelligence, et nous ne pouvons ainsi la saisir en connaissant ce qu'elle est. Nous en avons pourtant une certaine connaissance en étudiant ce qu'elle n'est pas. Et nous approchons d'autant plus de cette connaissance que nous pouvons, grâce à notre intelligence, écarter plus de choses de Dieu. Nous connaissons en effet d'autant mieux une chose que nous saisissons plus complètement les différences qui la distinguent des autres: chaque chose possède un être propre qui la distingue en effet de toutes les autres. C'est pourquoi nous commençons par situer dans le genre les choses dont nous connaissons les définitions, ce qui nous fait connaître ce qu'est la chose en général; on ajoute ensuite les différences qui distinguent les choses les unes des autres: ainsi se constitue une connaissance complète de la substance de la chose. Mais dans l'étude de la substance divine, ne pouvant saisir le ce-que-c'est et le prendre à titre de genre, ne pouvant non plus saisir sa distinction des autres choses par le moyen des différences positives, force est de la saisir par le moyen des différences négatives. Or de même que, dans le domaine des différences positives une différence en entraîne une autre et aide à serrer davantage la définition de la chose en marquant ce qui la distingue d'avec un plus grand nombre, de même une différence négative en entraîne-t-elle une autre et marque-t-elle la distinction d'avec un plus grand nombre. Si nous affirmons par exemple que Dieu n'est pas un accident, nous le distinguons par là-même de tous les accidents. Si nous ajoutons ensuite qu'il n'est pas un corps, nous le distinguons encore d'un certain nombre de substances; et ainsi, progressivement, grâce à cette sorte de négations, nous le distinguons de tout ce qui n'est pas lui. Il y aura alors connaissance propre de la substance divine quand Dieu sera connu comme distinct de tout. Mais il n'y aura pas connaissance parfaite, car on ignorera ce qu'il est en lui-même. Pour avancer dans la connaissance de Dieu selon la voie négative, prenons comme point de départ ce qui a été mis en lumière plus haut, savoir que Dieu est absolument immobile. C'est ce que confirme d'ailleurs l'autorité de la Sainte Écriture. Il est dit au Livre de Malachie: Je suis Dieu, je ne change pas. Saint Jacques écrit: Chez lui n'existe aucun changement. On lit enfin au Livre des Nombres: Dieu n'est pas un homme, pour qu'il change. 15: DIEU EST ÉTERNEL Il apparaît ainsi que Dieu est éternel. Tout être qui commence ou qui cesse d'exister, le subit sous l'influence d'un mouvement ou d'un changement. Or nous avons montré que Dieu est absolument immuable. Il est donc éternel, sans commencement ni fin. Seuls les êtres soumis au mouvement sont mesurés par le temps, ce temps qui est, comme le montre le IVe Livre des Physiques, le nombre du mouvement. Or Dieu, on l'a prouvé plus haut, ne connaît absolument pas de mouvement. Il n'est donc pas mesuré par le temps, et l'on ne peut concevoir en lui ni d'avant ni d'après. Il lui est impossible d'avoir l'être après le non-être, impossible de connaître le non-être après l'être, et l'on ne peut trouver dans son être aucune succession: toutes choses qui sont impensables en dehors du temps. Dieu est donc sans commencement ni fin, possédant son être dans sa totalité et tout à la fois, ce qui est la définition même de l'éternité. Qu'un être n'ait pas existé et qu'il ait existé ensuite, c'est qu'un autre l'a fait émerger du non-être à l'être. Ce n'est pas son fait à lui: car ce qui n'existe pas ne peut rien faire. Si donc c'est le fait d'un autre, c'est que cet autre existe avant lui. Or nous avons montré que Dieu est la cause première. Il n'a donc pas commencé d'exister. Par conséquent il ne cessera pas d'exister, car ce qui a toujours existé possède en soi le pouvoir de toujours exister. Dieu est donc éternel. Nous constatons dans le monde l'existence de certains êtres pour qui il est possible d'exister ou de ne pas exister; ce sont les êtres soumis à la génération et à la corruption. Or tout ce qui existe comme possible possède une cause; apte qu'il est de soi, également, à la double éventualité d'être ou de ne pas être, il est nécessaire, si l'être lui est donné, qu'il le soit par une certaine cause. Mais dans le domaine des causes, nous l'avons prouvé plus haut en reprenant l'argumentation d'Aristote, on ne peut remonter à l'infini. Il faut donc poser un être dont l'existence est nécessaire. Or tout être nécessaire, ou bien possède en dehors de lui la cause de sa nécessité, ou bien, ne la possédant pas en dehors de lui, il est nécessaire par lui-même. Mais il est impossible (le remonter à l'infini l'échelle des êtres nécessaires qui tirent leur nécessité d'ailleurs. Il faut donc poser un premier être nécessaire, et qui l'est par lui-même. C'est Dieu, puisqu'il est la cause première, comme on l'a montré. Dieu est donc éternel, tout être nécessaire par soi étant éternel. A partir de l'éternité du temps, Aristote a démontré l'éternité du mouvement, d'où il tirait aussi la preuve de l'éternité de la substance motrice. Or la première substance motrice, c'est Dieu. Dieu est donc éternel. Si l'on nie l'éternité du temps et celle du mouvement, la conclusion demeure valable pour l'éternité de la substance. Si le mouvement a commencé, il faut bien en effet qu'il ait été lancé par un moteur; lequel à son tour a été lancé par un autre agent. Ainsi l'on remontera à l'infini, ou bien on s'arrêtera à un être qui n'a pas eu de commencement. La Parole de Dieu témoigne de cette vérité. Le Psaume chante: Toi, Seigneur, tu demeures pour l'éternité; et encore: Toi, tu restes le même, et tes années n'ont pas de fin. 16: IL N'Y A PAS DE PUISSANCE PASSIVE EN DIEU Si Dieu est éternel, il lui est absolument impossible d'être en puissance. Tout être en effet dont la substance est mêlée de puissance, peut ne pas exister, à la mesure même de la puissance qui est en lui, car ce qui peut être peut ne pas être. Or Dieu, par lui-même, ne peut pas ne pas être, puisqu'il est éternel. Il n'y a donc pas de puissance à l'être en Dieu. Bien que ce qui est tantôt en puissance et tantôt en acte, soit chronologiquement d'abord en puissance avant d'être en acte, absolument parlant, pourtant, l'acte est premier par rapport à la puissance. La puissance en effet ne se réduit pas elle-même à l'acte; elle doit être réduite par quelque chose qui est en acte. Tout être, donc, qui est en puissance d'une manière ou d'une autre, suppose un être qui lui est antérieur. Or Dieu est le premier être et la cause première, comme il ressort de ce que nous avons dit plus haut. Dieu ne comporte donc en lui aucun mélange de puissance. Ce dont l'existence est par soi nécessaire n'est d'aucune manière en puissance d'exister, car ce dont l'existence est par soi nécessaire n'a pas de cause; au contraire, tout ce qui est en puissance d'exister comporte une cause, nous l'avons montré. Mais Dieu existe par soi nécessairement. D'aucune manière il n'est donc en puissance d'exister. On ne saurait donc trouver en sa substance rien qui relève de la puissance. Tout être agit pour autant qu'il est en acte. Ce qui n'est pas intégralement en acte n'agit pas par tout lui-même, mais par une partie de lui-même. Or ce qui n'agit pas par tout ni même n'est pas premier agent, car il agit en participation d'un autre et non pas de par sa propre essence. Le premier agent, qui est Dieu, ne comporte donc aucun mélange de puissance; il est acte pur. Tout être, capable d'agir en tant qu'il est en acte, est de même capable de pâtir en tant qu'il est en puissance, le mouvement étant l'acte de ce qui existe en puissance. Mais Dieu est absolument impassible et immuable, comme il ressort de ce qu'on a dit plus haut. Il n'y a donc en lui aucune puissance, aucune puissance passive s'entend. Nous constatons qu'il existe en ce monde des êtres qui passent de la puissance à l'acte. Or rien ne peut séduire soi-même de la puissance à l'acte, car ce qui est en puissance n'existe pas encore et donc ne peut agir. Il faut donc qu'il y ait un être antérieur qui les fasse ainsi passer de la puissance à l'acte. A supposer que cet être antérieur sorte lui-même de la puissance à l'acte, il faut de nouveau en supposer un autre capable de le réduire à l'acte. Or on ne peut remonter ainsi à l'infini. Il faut donc en arriver à un être qui soit intégralement en acte et sans aucun mélange de puissance. Cet être, nous l'appelons Dieu. 17: IL N'Y A PAS DE MATIÈRE EN DIEU On voit par là que Dieu n'est pas matière. La définition de la matière en effet, c'est d'être en puissance. La matière n'est pas un principe d'action. Selon l'enseignement du Philosophe, efficience et matière ne peuvent coïncider dans le même sujet. Or il revient à Dieu d'être la première cause efficiente des choses, nous l'avons dit plus haut. Dieu n'est donc pas matière. Pour ceux qui réduisaient toutes choses à la matière comme à la cause première, c'était le hasard qui présidait à l'existence des réalités de la nature, ce contre quoi s'élève le Philosophe au IIe Livre des Physiques. Si donc Dieu, qui est la cause première, est la cause matérielle des choses, il en résulte que tout n'existe que par hasard. La matière ne devient cause d'un être en acte que dans la mesure où elle est soumise à l'altération et au changement. Si donc, comme nous l'avons prouvé, Dieu est immobile, il ne peut être aucunement cause des choses comme l'est la matière. Cette vérité, la foi catholique la professe, en affirmant que Dieu n'a pas créé l'ensemble des choses de sa propre substance, mais de rien. Ainsi est confondue la folie de David de Dinant qui osait affirmer l'identité de Dieu et de la matière première, prétendant que si l'un et l'autre n'étaient pas identiques, il faudrait supposer entre eux des caractères distinctifs qui détruiraient leur simplicité: chez l'être qu'une différence distingue d'un autre, cette différence même est en effet source de composition. Une telle erreur provient de l'ignorance qui méconnaît la distinction entre différence et diversité. Comme l'explique nettement le Xe Livre de la Métaphysique, différent se dit par rapport à quelque chose, tout être différent étant différent de quelque chose. Divers traduit par contre un absolu, le fait que cette chose n'est pas la même. La différence est donc à rechercher dans les êtres qui se rencontrent en quelque chose: on doit leur assigner un certain caractère qui les distingue. Telles deux espèces qui se rencontrent sous un même genre et que des différences doivent distinguer. Chez les êtres qui ne se rencontrent en rien, il n'y a pas à chercher de différence; ils sont divers les uns des autres. Ainsi se distinguent entre elles les différences d'opposition; elles ne participent pas à un genre comme à une part de leur essence; aussi bien n'y a-t-il pas à chercher par où elles diffèrent; elles sont diverses les unes des autres. C'est ainsi que se distinguent Dieu et la matière première: l'un est acte pur, l'autre puissance pure; il n'y a entre eux aucun point de contact. 18: IL N'Y A AUCUNE COMPOSITION EN DIEU On peut conclure de là qu'il n'y a aucune composition en Dieu. Tout être composé comporte nécessairement acte et puissance. Plusieurs éléments ne peuvent en effet former un tout si l'un n'y est acte et l'autre puissance. Des êtres en acte ne sont unis que d'une union pour ainsi dire collégiale, comparable à celle d'un rassemblement, ils ne forment pas un tout. Même chez ces êtres, les parties assemblées se tiennent comme en puissance par rapport à l'union; elles ont été unies en acte après avoir été, en puissance, capables d'union. Or en Dieu il n'y a aucune puissance. Il n'y a donc en lui aucune composition. Tout être composé est postérieur aux éléments qui le composent. L'être premier, Dieu, n'est donc en rien composé. La nature même de la composition veut que les êtres composés soient, en puissance, menacés de dissolution, bien que chez certains d'entre eux d'autres facteurs puissent s'y opposer. Mais ce qui est menacé de dissolution est en puissance de non-être. Ce ne peut être le cas de Dieu, puisqu'il lui est nécessaire d'exister. Il n'y a donc en Dieu aucune composition. Toute composition réclame un agent qui compose; s'il y a composition, il y a en effet composition de plusieurs éléments: des éléments de soi divers ne sauraient se rencontrer s'il n'y avait pour les unir un agent de composition. Si donc Dieu était composé, il requerrait un agent de composition: il ne pourrait l'être à lui-même, car rien n'est sa propre cause, puisque rien ne peut être antérieur à soi-même. Par ailleurs l'agent de composition est cause efficiente du composé. Dieu aurait donc une cause efficiente. Ainsi il ne serait pas la cause première, à l'encontre de ce qu'on a démontré plus haut. En n'importe quel genre, un être est d'autant plus noble qu'il est plus simple; ainsi, dans le genre de la chaleur, le feu, qui ne comporte aucun mélange de froid. Ce qui, dans l'ensemble des êtres, est au sommet de la noblesse, doit donc être aussi au sommet de la simplicité. Or ce qui est au sommet de la noblesse pour l'ensemble des êtres, nous l'appelons Dieu, puisqu'il est la première cause, et que la cause est plus noble que l'effet. Dieu ne peut donc être le sujet d'aucune composition. En tout composé, le bien n'est pas le bien de telle ou telle partie, mais le bien du tout; je dis: bien, par rapport à cette bonté qui est la bonté propre du tout et sa perfection: les parties, en effet, sont imparfaites par rapport au tout. Ainsi les divers membres de l'homme ne sont pas l'homme; les parties composantes d'un nombre de six unités n'ont pas la perfection de ce nombre, et de même les sections d'une ligne n'atteignent pas la grandeur totale de la ligne entière. Si donc Dieu est composé, sa perfection et sa bonté propres résident dans le tout, non en quelqu'une de ses parties. Il n'y aura donc pas en lui ce bien absolu qui lui est propre. Il ne sera donc pas le premier et souverain bien. Précédant toutes les multiplicités, il y a nécessairement l'unité. Or en tout composé, il y a multiplicité. Dieu, qui est antérieur à tout, doit donc être exempt de toute composition. 19: EN DIEU, RIEN N'EXISTE PAR CONTRAINTE OU CONTRE NATURE Le Philosophe conclut de tout cela qu'en Dieu rien ne peut exister par contrainte ou contre nature. Tout être, en effet, en qui se trouve un élément introduit par contrainte ou contre nature, le porte comme une chose surajoutée à soi: ce qui relève de la substance de cet être ne peut être le fait de la contrainte ou aller contre sa nature. Or les êtres simples ne comportent pas en eux d'élément ajouté: autrement il y aurait composition. Dieu étant simple, comme nous l'avons montré, rien en lui ne peut être le fait de la contrainte ou aller contre sa nature. La nécessité de coaction est une nécessité imposée par autrui. Or en Dieu il n'y a pas de nécessité imposée par autrui, Dieu étant par lui-même nécessaire et source de nécessité pour les autres. Rien en lui n'est donc imposé. Partout où il y a contrainte, peut se trouver un élément contraire à ce que telle chose exige par soi: l'objet de la contrainte est en effet ce qui est contraire l'ordre de la nature. Mais en Dieu, rien ne peut exister en dehors de ce qui lui convient de soi puisque, de soi, il lui est nécessaire d'exister, nous l'avons montré. Rien ne peut donc exister en Dieu qui soit l'effet de la contrainte. Tout être qui admet en lui une part de contrainte ou un élément contre nature, peut admettre d'être mû par un autre: la définition de la contrainte étant ce dont le principe est extérieur au patient, celui-ci n'y contribuant en rien. Or Dieu est absolument immobile. Rien ne peut donc exister en lui qui soit l'effet de la contrainte ou qui aille contre sa nature. 20: DIEU N'EST PAS UN CORPS Ce qui précède montre bien aussi que Dieu n'est pas un corps. Tout corps, en effet, étant continu, est composé et doté de diverses parties. Or Dieu, nous l'avons prouvé, n'est pas composé. Il n'est donc pas un corps. Toute grandeur quantitative est d'une certaine manière en puissance; le continu est, en puissance, divisible à l'infini et le nombre capable d'augmentation à l'infini. Mais le corps est une grandeur quantitative. Tout corps est donc en puissance. Or Dieu, lui, n'est pas en puissance; il est acte pur, comme nous l'avons montré. Dieu n'est donc pas un corps. Si Dieu est corps, il sera nécessairement corps naturel: un corps mathématique en effet n'existe pas par soi, comme le prouve le Philosophe, car les dimensions sont des accidents. Or Dieu n'est pas un corps naturel: il est immuable, nous l'avons prouvé, et tout corps naturel est soumis au mouvement. Dieu n'est donc pas un corps. Les corps sont finis. Le Philosophe le prouve au Ier Livre du Ciel et du Monde, aussi bien pour les corps ronds que pour les corps droits. Si donc Dieu est un corps, notre intelligence et notre imagination peuvent penser plus grand que Dieu. Ainsi Dieu n'est pas plus grand que notre intelligence. Ce qu'on ne saurait avancer. Dieu n'est donc pas un corps. La connaissance intellectuelle revêt plus de certitude que la connaissance sensible. Or le sens trouve son objet dans le monde des choses; et donc aussi l'intelligence. Mais l'ordre des objets commande l'ordre des facultés, comme aussi leur distinction. Il existe donc dans la réalité un certain objet d'intellection qui dépasse tous les objets possibles pour les sens. Mais, dans la réalité, tous les corps sont des objets possibles pour les sens. Il faut concevoir un être plus noble que tous les corps. Si Dieu est un corps, il ne sera donc pas l'être premier et souverain. Une réalité vivante est plus noble qu'un corps dépourvu de vie. Or dans tout corps vivant la vie de ce corps est plus noble que le corps lui-même, puisque c'est elle qui lui donne par sa noblesse de dépasser les autres corps. Ce qui est plus noble que tout n'est donc pas un corps. Or ce qui est plus noble que tout, c'est Dieu. Dieu n'est donc pas un corps. Certains arguments donnés par les Philosophes en vue de prouver la même chose, partent de l'éternité du monde et procèdent de la manière suivante. En tout mouvement éternel, il importe que le premier moteur ne soit mû ni par soi ni par accident. Or les corps célestes sont doués d'un mouvement circulaire éternel. Leur premier moteur n'est donc mû ni par soi ni par accident. Mais aucun corps n'est source d'un mouvement local, s'il n'est mû lui-même, puisque moteur et corps mû doivent coexister; ainsi un corps moteur doit-il être mû, du fait de sa coexistence avec le corps qu'il meut. Et même aucune force corporelle ne meut si elle n'est mue par accident. Dans le corps mû, c'est en effet par accident qu'est mue cette force corporelle. Le premier moteur du ciel n'est donc ni un corps ni une force incluse dans un corps. Or c'est à Dieu en définitive que le mouvement du ciel se ramène comme au premier moteur immobile. Dieu n'est donc pas un corps. Aucune puissance infinie n'est dans une grandeur corporelle, la puissance du premier moteur est une puissance infinie. Elle n'est donc pas dans une quelconque grandeur corporelle. Ainsi Dieu, premier moteur, n'est ni un corps ni une puissance dans un corps. La majeure se prouve ainsi. Si la puissance d'une certaine grandeur est infinie ou bien elle sera la puissance d'une grandeur finie, ou bien elle le sera d'une grandeur infinie. Mais il n'y a pas de grandeur infinie, le Philosophe le prouve au IIIe Livre des Physiques et au Ier Livre du Ciel et du Monde. Or il est impossible qu'une grandeur finie possède une puissance infinie. Aucune puissance infinie ne peut donc résider dans quelque grandeur que ce soit. - Qu'une puissance infinie ne puisse être le fait d'une grandeur finie, on le prouve ainsi. A égalité d'effet, ce qu'accomplit une puissance inférieure dans un temps plus long, une puissance plus grande l'accomplit dans un temps plus court, que cet effet soit le produit d'une altération, d'un mouvement local ou de tout autre mouvement. Mais la puissance infinie est plus grande qu'aucune puissance finie. Elle doit donc achever son effet plus brièvement, d'un mouvement plus rapide qu'aucune puissance finie. Pourtant ce ne peut être dans un temps plus court que le temps. Reste donc que ce sera en une section indivisible du temps. Le mouvement donné, le mouvement reçu, le mouvement lui-même seront donc instantanés, à l'encontre de la démonstration du VIe Livre des Physiques. Que la puissance infinie d'une grandeur finie ne puisse mouvoir dans le temps, on le prouve encore ainsi. Soit la puissance infinie A. Prenons-en la partie AB. Cette partie devra mouvoir dans un temps plus long. Il faudra cependant qu'il y ait proportion entre ce temps-là et le temps selon lequel agit la puissance toute entière, l'un et l'autre étant finis. Soient donc ces deux temps, dans la proportion d'un à dix: (dans la preuve envisagée, peu importe de choisir cette proportion ou une autre). Si l'on ajoute à la puissance finie dont on vient de parler, il faudra diminuer le temps en proportion de ce que l'on ajouté à la puissance, puisqu'une puissance plus grande meut dans un temps plus court. Si donc l'on décuple cette puissance, elle agira dans un temps dix fois moins long que celui dans lequel agissait la première partie donnée AB. Et pourtant, cette puissance, dix fois plus grande, reste une puissance finie. Il faut donc conclure qu'une puissance finie et une puissance infinie meuvent dans un temps égal. Ce qui est impossible. La puissance infinie d'une grandeur finie ne peut donc mouvoir dans un temps quelconque. Que la puissance du premier moteur soit une puissance infinie, en voici la preuve. Aucune puissance finie ne peut mouvoir dans un temps infini. Mais la puissance du premier moteur meut dans un temps infini car le premier mouvement est éternel. La puissance du premier moteur est donc infinie. - La majeure se prouve ainsi. Si une puissance finie d'un corps quelconque meut dans un temps infini, une partie de ce corps, dotée d'une partie de la puissance, agira dans un temps plus bref; plus un sujet a de puissance et plus longtemps en effet il est capable de faire durer le mouvement. Ainsi la partie dont on vient de parler agira dans un temps fini, la partie plus importante pourra agir durant un temps plus long. Et ainsi, toujours, à mesure que l'on ajoutera à la puissance du moteur, on ajoutera au temps d'action dans la même proportion. Mais l'addition plusieurs fois répétée finira par égaler la quantité du tout, voire même la dépasser. Prise du côté du temps, l'addition finira par égaler la quantité du temps dans lequel agit le tout. Or ce temps au cours duquel agissait le tout, on l'affirmait infini. Un temps fini mesurerait donc un temps infini. C'est impossible. Ce raisonnement se heurte à plusieurs objections. 1. - D'après la première de ces objections, le corps qui donne le premier mouvement peut n'être pas divisible, comme c'est évident pour un corps céleste. Or le raisonnement qui précède part de la division de ce corps. A cela il faut répondre qu'une proposition conditionnelle, dont l'antécédent est impossible, peut être vraie. Si quelque chose détruit la vérité de cette proposition conditionnelle, alors elle est impossible; par exemple, si quelqu'un détruisait la vérité de cette conditionnelle: si l'homme vole il a des ailes, elle serait impossible. C'est de cette manière qu'il faut entendre la marche de la preuve précédente. Car cette conditionnelle est vraie: si l'on divise un corps céleste, une de ses parties aura moindre puissance que le tout. Mais la vérité de cette conditionnelle cesse si l'on pose que le premier moteur est un corps, en raison des impossibilités qui en découlent. D'où il apparaît avec évidence que c'est impossible. On peut répondre dans le même sens à l'objection élevée à propos des additions de puissances finies. Car on ne conçoit pas, dans la réalité des choses, de puissances qui suivent toute proportion qu'a le temps à n'importe quel temps. C'est cependant une proposition conditionnelle vraie, dont on a besoin dans l'argumentation susdite. 2. - La deuxième objection consiste en ceci. Quand bien même le corps est divisé, il peut arriver que la puissance active d'un corps ne soit pas divisée avec le corps; c'est le cas de l'âme raisonnable. Voici la réponse. Le raisonnement susdit ne prouve pas que Dieu soit uni à un corps, comme l'âme raisonnable au corps humain, mais qu'il n'est pas une puissance active enfermée dans un corps, à l'instar d'une puissance matérielle qui suit la division du corps. Aussi bien dit-on de l'intelligence humaine qu'elle n'est ni un corps, ni une puissance enfermée dans un corps. Quant à Dieu, qu'il ne soit pas uni à un corps à la manière de l'âme, cela relève d'une autre raison. 3. - La troisième objection consiste en ceci. A supposer que n'importe quel corps ait une puissance finie, comme il est prouvé plus haut, étant donné d'autre part qu'une puissance finie ne peut faire durer quelque chose un temps infini, il s'ensuivra qu'un corps ne peut durer un temps infini. Le corps céleste, ainsi, connaîtra nécessairement la corruption. Certains répondent que le corps céleste peut s'éteindre si l'on regarde à sa propre puissance, mais qu'il reçoit une durée perpétuelle d'un autre qui a une puissance infinie. Platon semble approuver cette solution, quand il met dans la bouche de Dieu, à propos des corps célestes, les paroles suivantes: Par nature, vous êtes soumis à la corruption, mais ma volonté vous rend incorruptibles, car ma volonté est plus forte que votre cohésion. Mais le Commentateur, au XIe Livre de la Métaphysique, rejette cette solution. Pour lui, il est impossible que ce qui de soi peut ne pas exister, reçoive d'un autre une existence perpétuelle. Il en résulterait que le corruptible serait changé en incorruptibilité. Ce qui de soi est impossible. Telle est donc sa réponse: dans un corps céleste, toute la puissance qui s'y trouve est une puissance finie; et il n'est pas nécessaire que ce corps possède toute la puissance. Le corps céleste, en effet, au dire d'Aristote dans le VIIIe Livre de la Métaphysique, possède la puissance au lieu, non la puissance à l'être. Ainsi n'est-il pas nécessaire qu'il y ait en lui de puissance au non-être. On doit remarquer que cette réponse du Commentateur est insuffisante. A supposer en effet qu'il n'y ait pas dans le corps céleste de puissance pour ainsi dire passive à l'être, - c'est la puissance passive de la matière, - il y a cependant en lui une puissance pour ainsi dire active, qui est le pouvoir d'exister, Aristote enseignant expressément au Ier Livre du Ciel et du Monde que le ciel a le pouvoir d'exister toujours. Aussi bien vaut-il mieux affirmer que la puissance étant dite par rapport à l'acte, c'est en fonction du mode de l'acte qu'il faut juger de la puissance. Or le mouvement, par définition, comporte quantité et extension. Accordons-lui une durée infinie; celle-ci requiert une puissance motrice qui soit infinie. Or, exister n'a aucune extension quantitative, surtout dans une chose dont l'être n'est pas sujet au changement, comme c'est le cas pour le ciel. Aussi n'est-il pas nécessaire que le pouvoir d'exister soit infini dans un corps fini, bien que ce corps dure indéfiniment Il est indifférent que ce pouvoir fasse durer quelque chose un instant ou un temps infini, puisque cet être invariable n'est atteint par le temps qu'accidentellement. 4. - La quatrième objection consiste en ceci: il ne semble pas nécessaire que ce qui meut dans un temps infini ait une puissance infinie, dans les moteurs que leur action n'altère pas. Un tel mouvement, en effet, ne consume rien de leur puissance; après un certain délai ils sont capables d'agir dans un laps de temps qui n'est pas moindre qu'auparavant. Ainsi la puissance du soleil est finie, mais sa puissance active ne connaissant pas, à agir, d'amoindrissement, elle est naturellement capable d'agir sur nos réalités inférieures, dans un temps infini. Il faut répondre ceci: un corps ne meut, on l'a déjà prouvé, que s'il est lui-même mû. S'il arrive qu'un corps ne soit pas mû, on devra en conclure que lui-même ne meut pas. Or en tout être qui est mû, il y a puissance aux opposés; les termes mêmes du mouvement étant opposés. C'est pourquoi, de soi, tout corps qui est mû est capable de ne l'être pas. Ce qui est capable de ne pas être mû n'a pas de soi de quoi être mû un temps infini. Il n'a donc pas davantage de quoi mouvoir un temps infini. La démonstration susdite prend donc pour base la puissance finie d'un corps fini, puissance qui ne peut, de soi, mouvoir un temps infini. Mais un corps qui, de soi, est capable d'être mû et de ne pas être mû, de mouvoir et de ne pas mouvoir, peut recevoir d'un autre la perpétuité du mouvement. Cet autre doit être incorporel. Incorporel devra donc être le premier moteur. Ainsi rien n'empêche, dans la ligne de sa nature, qu'un corps fini recevant d'un autre le pouvoir perpétuel d'être mû, possède aussi le pouvoir perpétuel de mouvoir. En effet le premier moteur céleste lui-même peut, par sa nature, imprimer aux corps célestes inférieurs un mouvement perpétuel, comme une sphère qui meut une sphère. Il n'y a pas non plus d'inconvénient, selon le Commentateur, à ce que l'être qui de soi est en puissance à être mû et à ne l'être pas, reçoive d'un autre la perpétuité du mouvement, à supposer, comme il l'a fait, qu'il soit incapable d'exister perpétuellement. Le mouvement est en effet un certain flux qui passe du moteur au mobile: un mobile peut recevoir d'un autre une perpétuité dans le mouvement qu'il n'a pas de lui-même. Quant à l'être, c'est dans le sujet existant quelque chose de fixe, au repos: aussi bien, comme l'enseigne le Commentateur lui-même, ce qui de soi est en puissance au non-être ne peut, par la voie de la nature, recevoir d'un autre la perpétuité dans l'être. 5. - La cinquième objection consiste en ceci: au terme de la démonstration précédente, il ne semble pas qu'il y ait plus de raison de nier l'existence d'une puissance infinie dans la grandeur que de la nier en dehors de la grandeur; dans l'un et l'autre cas, il en résultera qu'elle meut hors du temps. On répondra que le fini et l'infini dans la grandeur, dans le temps et dans le mouvement, se trouvent sous une même mesure, comme il est prouvé au IIIe et au VIe Livres des Physiques. L'infini dans l'un d'eux détruit la proportion finie dans les autres. Dans les réalités qui n'ont pas de grandeur, il n'y a de fini et d'infini que de manière équivoque. C'est pourquoi le mode de démonstration dont on a parlé plus haut n'a pas de place dans de telles puissances. Mieux encore, on répondra que le ciel a deux moteurs, l'un prochain, à puissance limitée, d'où vient que le mouvement qui lui est imprimé a une vitesse limitée; l'autre, éloigné, à puissance infinie, d'où vient que ce mouvement peut avoir une durée infinie. Il est clair, ainsi, que la puissance infinie qui n'est pas dans la grandeur peut mouvoir un corps dans le temps, mais d'une manière qui n'est pas immédiate. Par contre la puissance qui est dans la grandeur doit le mouvoir immédiatement, aucun corps n'imprimant de mouvement s'il n'est déjà lui-même mû. Si donc elle mouvait, il en résulterait qu'elle le ferait en dehors du temps. Plus heureusement encore, on peut dire que le pouvoir qui n'est pas dans la grandeur, c'est l'intelligence, et qu'elle meut par volonté. Aussi meut-elle selon les exigences du mobile et non selon la mesure de sa propre puissance. Par contre, la puissance qui est dans la grandeur ne peut mouvoir que par une nécessité de sa nature, car on a prouvé que l'intelligence n'est pas une puissance corporelle. Ainsi elle meut nécessairement, en proportion de sa quantité. Si donc elle meut, elle doit le faire en un instant. Voilà donc comment procède la démonstration d'Aristote, une fois écartées les objections qui précèdent. Aucun mouvement issu d'un moteur corporel ne peut être continu et régulier; en tout mouvement local, le moteur corporel meut en effet par attraction ou par impulsion. Or l'objet d'une attraction et d'une impulsion ne se trouve pas dans la même disposition à l'égard du moteur, du commencement du mouvement jusqu'à son terme, étant tantôt plus proche, tantôt plus éloigné; aucun corps ainsi ne peut mouvoir d'un mouvement continu et régulier. Or le premier mouvement est continu et régulier, comme il est prouvé au VIIIe Livre des Physiques. Le moteur du premier mouvement n'est donc pas un corps. Aucun mouvement, orienté vers une fin qui sort de la puissance à l'acte, ne peut être perpétuel; parvenu à l'acte, le mouvement s'arrête. Si donc le premier mouvement est perpétuel, la fin à laquelle il se rapporte existe nécessairement toujours, et de toute manière existe en acte. Aucun corps n'est tel, ni aucune puissance enclose dans un corps, tous les corps et toutes les puissances de cette sorte étant mobiles par essence ou par accident. La fin du premier mouvement n'est donc ni un corps ni une puissance enclose dans un corps. Or la fin du premier mouvement est le premier moteur, qui meut en tant qu'objet de désir. Or ce premier moteur est Dieu. Dieu n'est donc ni un corps ni une puissance enclose dans un corps. S'il est faux de dire, selon notre foi, que le mouvement du ciel est perpétuel, comme on le verra clairement plus loin, il est vrai pourtant que ce mouvement ne cessera ni par impuissance du moteur, ni par corruption de la substance du mobile, puisqu'il ne semble pas que la durée ralentisse le mouvement du ciel. Ainsi les arguments mis en avant plus haut ne perdent pas leur valeur. Il y a plein accord entre l'autorité divine et cette vérité démontrée. Saint Jean dit que Dieu est esprit et que ceux qui l'adorent doivent l'adorer en esprit et en vérité. Il est dit encore dans la 1ère Épître à Timothée: Au Roi des siècles, immortel, invisible, au Dieu unique; et dans l'Épître aux Romains: Ce que Dieu a d'invisible se laisse voir à l'intelligence à travers ses _uvres. Ce qui est contemplé par l'intelligence, et non par la vue, c'est en effet les réalités incorporelles. Par là est confondue l'erreur des premiers philosophes de la nature, pour qui seules comptaient les causes matérielles, telles que l'eau, le feu, etc...; pour eux, les premiers principes des choses étaient des corps, et c'est à ces corps qu'ils donnaient le nom de Dieu. - Certains de ces philosophes affirmaient que les causes motrices étaient l'amitié et la dispute. Les mêmes raisons les confondent eux aussi. La dispute et l'amitié se trouvant pour eux dans les corps, les premiers principes moteurs seraient des puissances encloses dans un corps. - Ces mêmes philosophes prétendaient encore que Dieu était composé des quatre éléments et de l'amitié. Ce qui donne à penser que Dieu, pour eux, était un corps céleste. - Seul des Anciens, Anaxagore est parvenu à la vérité, lui qui affirmait que tout était mû par une intelligence. Par là aussi sont réfutés les païens, qui, se basant sur les erreurs philosophiques dont nous venons de parler, croyaient que les éléments du monde, comme le soleil, la lune, la terre, l'eau, etc..., et les puissances encloses en eux, étaient des dieux. Les arguments qui précèdent font échec encore aux égarements des Juifs du peuple, d'un Tertullien, des Audiens ou hérétiques anthropomorphites, qui se représentaient Dieu sous des contours corporels; sans parler des Manichéens pour qui Dieu était une sorte de substance lumineuse répandue dans un espace infini. L'origine de toutes ces erreurs c'est qu'en pensant les réalités divines, on est venu à tomber dans l'imagination; laquelle n'est capable que de représentations corporelles. Aussi bien, lorsqu'on réfléchit aux réalités incorporelles, faut-il laisser l'imagination de côté. 21: DIEU EST SA PROPRE ESSENCE Après ce qui précède, on peut tenir pour assuré que Dieu est sa propre essence, sa propre quiddité ou nature. Tout être, en effet, qui n'est pas sa propre essence ou quiddité, présente nécessairement une certaine composition. Puisque tout être possède une essence qui lui est propre, c'est tout ce qu'est une chose qui serait sa propre essence, si dans cette chose il n'y avait rien d'autre que cette essence; cette chose serait elle-même sa propre essence. Si donc une chose n'est pas sa propre essence, c'est qu'il y a en elle, nécessairement, autre chose que son essence. Et il y aura ainsi en elle composition. Aussi bien, même l'essence, chez les êtres composés, est-elle désignée par mode de partie, l'humanité chez l'homme par exemple. Or nous avons montré qu'il n'y a aucune composition en Dieu. Dieu est donc sa propre essence. Seul semble rester en dehors de l'essence ou de la quiddité d'une chose ce qui n'entre pas dans la définition de cette chose. La définition exprime en effet ce qu'est la chose. Or seuls les accidents de la chose ne tombent pas sous la définition. Seuls donc, dans cette chose, les accidents se trouvent en dehors de l'essence. Or en Dieu, nous l'avons vu, il n'y a pas d'accidents. En Dieu, il n'y a donc rien qui ne soit son essence. Il est donc lui-même sa propre essence. Les formes qui ne sont pas attribuées à des réalités subsistantes, que celles-ci soient prises dans l'universel ou qu'elles le soient dans le singulier, sont des formes qui ne subsistent pas, par soi, à l'état isolé, individuées en elles-mêmes. On ne dit pas que Socrate, un homme, un animal, soient la blancheur, car la blancheur ne subsiste pas par soi, à l'état isolé; elle est individuée par un sujet subsistant. De même encore les formes naturelles ne subsistent pas par soi, à l'état isolé; elles sont individuées dans des matières qui leur sont propres: on ne dira pas que ce feu, ou que le feu, est sa propre forme. Les essences mêmes ou les quiddités des genres et des espèces sont individuées par la matière désignée de tel ou tel individu, bien que la quiddité du genre ou de l'espèce enferme une matière et une forme en général: on ne dira pas que Socrate, ou tel homme, soit l'humanité. L'essence divine, elle, existe par soi, en soi, individuée en elle-même, puisque, nous l'avons vu, elle n'existe en aucune matière. L'essence divine est donc attribuée à Dieu de telle manière que l'on dise: Dieu est sa propre essence. L'essence d'une chose ou bien est cette chose, ou bien se comporte à l'égard de cette chose d'une certaine manière à titre de cause, puisque c'est par son essence que la chose prend rang dans l'espèce. Mais rien, d'aucune manière, ne peut être cause de Dieu, puisque Dieu est l'être premier. Dieu est donc sa propre essence. Ce qui n'est pas sa propre essence se tient, pour une part de soi-même, à l'égard de son essence comme la puissance par rapport à l'acte. C'est pourquoi l'essence est aussi désignée à la manière d'une forme, par exemple quand on parle d'humanité. Mais en Dieu, nous l'avons vu, il n'y a aucune potentialité. Dieu est donc nécessairement sa propre essence. 22: ÊTRE ET ESSENCE SONT IDENTIQUES EN DIEU Après tout ce que nous avons montré déjà, il est possible maintenant d'établir qu'en Dieu l'essence ou quiddité n'est rien d'autre que son être même. Nous avons montré plus haut qu'il existait un être dont l'être était par soi nécessaire, que c'était Dieu. Cet être qui existe nécessairement, à supposer qu'il relève d'une quiddité qui n'est pas ce qu'il est, ou bien n'est pas en harmonie avec cette quiddité, il y répugne, comme si la quiddité de blancheur devait exister par soi; ou bien il est en harmonie, en affinité, avec elle, comme il en va pour la blancheur d'exister en autrui. Dans le premier cas, l'être qui existe par soi nécessairement ne pourra pas s'unir à une telle quiddité. Dans le second cas, ou bien cet être devra dépendre de l'essence, ou bien être et essence dépendront d'une autre cause, ou bien l'essence devra dépendre de l'être. Les deux premières hypothèses s'opposent à la définition de cet être pour qui il est nécessaire d'exister par soi, car s'il dépend d'un autre il ne lui est plus nécessaire d'exister. Dans la troisième hypothèse, c'est accidentellement que cette quiddité s'unira à la réalité dont l'existence est par soi nécessaire: tout ce qui suit l'être d'une chose, en effet, lui est accidentel. Ainsi elle ne sera pas sa propre quiddité. Dieu n'a donc pas d'essence qui ne soit pas son être même. On peut objecter que cet être ne dépend pas de cette essence, d'une manière absolue, d'une dépendance telle qu'il n'existerait pas si cette essence n'existait pas; mais qu'il en dépend sous le rapport du lien grâce auquel il lui est uni. Ainsi cet être existe par soi nécessairement, mais le fait même de l'union n'est pas par soi nécessaire. Cette réponse n'esquive pas les inconvénients susdits. Si cet être en effet peut être pensé sans cette essence, il s'ensuivra que cette essence se comportera à l'égard de cet être par mode d'accident. Mais ce dont l'existence est par soi nécessaire, c'est cet être-là. L'essence dont il est question se comportera donc de manière accidentelle à l'égard de l'être dont l'existence est par soi nécessaire. Cette essence n'est donc pas sa quiddité. Or l'être dont l'existence est par soi nécessaire, c'est Dieu. Cette essence n'est donc pas l'essence de Dieu, mais une essence postérieure à Dieu. - Mais si cet être ne peut être pensé sans cette essence, alors cet être dépend de manière absolue de celui dont dépend le lien qu'il a avec cette essence. Et l'on revient à la même position que devant. Rien n'existe si ce n'est par son être. Ce qui n'est pas son être n'existe donc pas de manière nécessaire. Or Dieu existe de manière nécessaire. Dieu est donc son être. Si l'être de Dieu n'est pas sa propre essence, il ne peut exister comme partie de celle-ci, puisque l'essence divine, nous l'avons montré, est simple. Il faut donc que cet être soit quelque chose d'autre que son essence. Or tout ce qui se trouve uni à une chose sans être de l'essence de cette chose, lui est uni en vertu de quelque cause: des choses qui par soi ne sont pas unes, si elles sont unies, le sont nécessairement par quelque chose. L'être se trouve donc uni à telle quiddité en vertu d'une certaine cause: ou bien par quelque chose qui fait partie de l'essence de cette réalité, ou par l'essence elle-même, ou bien par quelque autre chose. Première hypothèse: l'essence est homogène à cet être; il en résulte qu'une chose est à soi-même sa propre cause. Ce qui est impossible: logiquement l'existence de la cause a priorité sur l'existence de l'effet; si donc une chose était à soi-même sa propre cause, il faudrait concevoir qu'elle existe avant d'avoir l'être, ce qui est impossible, à moins de concevoir qu'une chose est sa propre cause d'exister selon un mode accidentel, analogique. Ceci n'est pas impossible: il y a en effet un être accidentel qui est causé par les principes du sujet, avant que l'être soit connu comme être substantiel du sujet. Mais nous ne parlons pas en ce moment de l'être accidentel, mais bien de l'être substantiel. Deuxième hypothèse. L'être est uni à la quiddité par une autre cause: or tout ce qui reçoit l'être d'une autre cause est causé, et n'est pas la cause première. Or Dieu, cause première, ne souffre pas d'avoir de cause, nous l'avons établi plus haut. Cette quiddité qui reçoit d'ailleurs son être n'est donc pas la quiddité de Dieu. Il est donc nécessaire que l'être de Dieu soit à lui-même sa propre quiddité. Être signifie acte. On ne dit pas qu'une chose existe du fait qu'elle est en puissance, mais du fait qu'elle est en acte. Or tout ce à quoi vient s'ajouter un certain acte, et qui est distinct de lui, se comporte à l'égard de cet acte comme la puissance par rapport à l'acte: les noms d'acte et de puissance s'appellent en effet l'un l'autre. Si donc l'essence divine est autre chose que son être, il s'ensuit qu'essence et être doivent se comporter comme puissance et acte. Or nous avons vu qu'en Dieu il n'y a rien en fait de puissance, mais que son être est acte pur. L'essence de Dieu n'est donc rien d'autre que son être. Une chose qui ne peut exister sans que plusieurs éléments y concourent est un être composé. Mais aucune chose en laquelle essence et être sont distincts, ne peut exister sans le concours de plusieurs éléments; à savoir l'essence et l'être. Toute chose donc en qui essence et être sont distincts est une chose composée. Or Dieu, nous l'avons vu, n'est pas composé. L'être de Dieu est donc sa propre essence. Toute chose existe du fait qu'elle possède l'être. Aucune chose dont l'essence n'est pas son être même n'existe donc de par son essence, mais en raison de sa participation à quelque chose: l'être lui-même. Or ce qui existe par participation à quelque chose ne peut être le premier être, parce que ce à quoi participe une chose pour qu'elle existe est par le fait même antérieur à elle. Or Dieu est l'être premier, que rien ne précède. L'essence de Dieu est donc son être même. Cette très haute vérité, Dieu lui-même l'a enseignée à Moïse. Alors que celui-ci demandait au Seigneur: Si les enfants d'Israël me disent; quel est son nom? que leur dirai-je? le Seigneur répondit: Je suis celui qui suis. Tu diras donc aux enfants d'Israël: Celui qui est m'a envoyé à vous, manifestant que son nom propre est CELUI QUI EST. Or le nom, en général, est établi pour désigner la nature ou l'essence d'une chose. Reste donc que l'être même de Dieu est son essence ou sa nature. Cette vérité, les docteurs catholiques l'ont également enseignée. Ainsi Hilaire dans son traité de la Trinité: L'être n'est pas un accident pour Dieu, mais la vérité subsistante, la cause permanente, la propriété de sa nature; ainsi Boëce, dans son traité de la Trinité: La substance divine est son être même et c'est d'elle que vient l'être. 23: IL N'Y A PAS D'ACCIDENT EN DIEU A conséquence nécessaire de cette vérité, c'est qu'en Dieu rien ne peut s'ajouter à son essence ni subsister en lui de manière accidentelle. L'être lui-même en effet ne peut entrer en partage avec quelque chose qui ne soit pas de son essence, bien que ce qui existe puisse entrer en partage avec quelque chose d'autre, car il n'y a rien de plus formel et de plus simple que l'être. Ainsi donc l'être lui-même ne peut entrer en partage avec rien d'autre. Or la substance divine est l'être même. Elle n'a donc rien qui ne soit de sa substance. Aucun accident ne peut donc inhérer en elle. Tout ce qui subsiste dans une chose de manière accidentelle a une cause qui le fait subsister ainsi, puisqu'il existe en dehors de l'essence de la chose en qui il subsiste. Si donc une chose existe en Dieu de manière accidentelle, il y faut une cause. La cause de l'accident sera la substance divine elle-même, ou quelque chose d'autre. Si c'est quelque chose d'autre, cette chose devra agir sur la substance divine: rien n'imprime une forme, soit substantielle soit accidentelle, dans un sujet récepteur, qu'en agissant dans une certaine mesure sur ce sujet; agir en effet n'est rien d'autre que de constituer quelque chose en acte, ce qui est le fait de la forme. Dieu donc sera sujet patient, mû par un agent étranger, contrairement à ce qui a été déjà établi. Dans l'hypothèse où la substance divine est la cause de l'accident qui subsiste en elle, il est impossible qu'elle en soit la cause dans la mesure où elle le reçoit, car la même chose, sous le même rapport, se constituerait en acte. Il faut donc, s'il existe un accident en Dieu, que Dieu soit cause de l'accident et sujet récepteur sous des rapports différents, à l'exemple des êtres corporels qui reçoivent leurs propres accidents par l'entremise de leur nature matérielle, et en sont cause de par leur forme. Ainsi donc Dieu sera composé. Ce dont nous avons prouvé plus haut le contraire. Tout sujet d'un accident est avec lui dans le rapport de la puissance à l'acte: ceci parce que l'accident est une certaine forme qui fait exister en acte selon un être accidentel. Mais en Dieu, nous l'avons vu, il n'y a aucune potentialité. Il ne peut y avoir en lui d'accident. L'être en qui quelque chose subsiste d'une manière accidentelle est dans une certaine mesure, par sa nature même, sujet au changement: de soi, l'accident est capable de subsister ou de ne pas subsister en autrui. Si donc Dieu se voit conjoindre quelque chose par mode d'accident, il en résultera qu'il est lui-même sujet au changement. Ce dont nous avons prouvé le contraire. L'être en qui subsiste un accident n'est pas tout ce qu'il a en soi; car l'accident ne fait pas partie de l'essence du sujet. Mais Dieu est tout ce qu'il a en soi. Il n'y a donc pas d'accident en Dieu. Prouvons la mineure. Toute chose existe dans la cause d'une manière plus noble que dans l'effet. Or Dieu est la cause de tout. Donc tout ce qui est en Dieu s'y trouve d'une manière souverainement noble. Or convient à un être, de manière absolument parfaite, ce qu'il est lui-même: il y a là une unité plus parfaite que dans le cas où une chose est unie à une autre substantiellement, comme la forme l'est à la matière, cette union étant elle-même plus parfaite que dans le cas où une chose subsiste dans une autre de manière accidentelle. Reste donc que Dieu est tout ce qu'il a. La substance ne dépend pas de l'accident; l'accident, lui, dépend de la substance. Ce qui ne dépend pas d'une chose peut se rencontrer indépendamment de cette chose. On peut donc trouver une substance sans accident. Ceci semble convenir en premier à la substance parfaitement simple qu'est la substance divine. Aucun accident ne peut donc subsister dans la nature divine. Les docteurs catholiques se prononcent eux aussi dans ce sens. Saint Augustin dit, dans son traité de la Trinité qu'il n'y a pas d'accident en Dieu. Ainsi manifestée, cette vérité montre l'erreur des Motecallemin dont parle Averroès, et qui prétendaient que certaines idées s'ajoutaient à l'essence divine. 24: AUCUNE ADDITION DE DIFFÉRENCE SUBSTANTIELLE NE PEUT SERVIR A DÉTERMINER L'ÊTRE DIVIN Ce que nous venons de dire peut nous aider à voir comment rien ne peut s'ajouter à l'être divin, qui puisse servir à le déterminer d'une détermination essentielle, à la manière dont les différences déterminent le genre. Il est impossible en effet qu'une chose existe en acte si n'existent pas tous les éléments qui déterminent l'être substantiel: un animal ne peut exister en acte, qui ne soit animal raisonnable ou animal sans raison. C'est pourquoi les Platoniciens, dans leur doctrine des idées, n'enseignèrent pas l'existence en soi des idées des genres, lesquels sont déterminés à l'être de l'espèce par les différences essentielles; ils enseignèrent l'existence en soi des idées des seules espèces, qui n'ont pas besoin, elles, pour leur détermination, des différences essentielles. Si donc l'être divin est déterminé d'une détermination essentielle par un élément de surcroît, l'être même ne sera en acte que si cet élément de surcroît existe. Mais l'être même est la propre substance de Dieu, nous l'avons vu. Il est donc impossible que la substance divine existe en acte si n'existe cet élément de surcroît. D'où l'on peut conclure qu'il ne lui est pas par soi nécessaire d'être. Ce dont nous avons prouvé le contraire au chapitre précédent. Tout ce qui a besoin d'un élément de surcroît pour exister est en puissance à son égard. Mais la substance divine n'est d'aucune manière en puissance, nous l'avons montré plus haut. De plus la substance de Dieu est l'être même de Dieu. Son être ne peut donc être déterminé d'une détermination substantielle par quelque chose qui viendrait s'ajouter à lui. Tout ce par quoi une chose obtient l'être en acte, tout ce qui lui est intérieur, est ou bien l'essence de la chose en sa totalité, ou bien une partie de l'essence. Or ce qui détermine une chose d'une détermination essentielle fait que cette chose existe en acte, et est intérieur à la chose déterminée: autrement cette chose ne pourrait pas être substantiellement déterminée. Mais si quelque chose vient se surajouter à l'être divin, ce ne peut être toute l'essence de Dieu; nous avons montré en effet plus haut que l'être de Dieu n'est pas différent de son essence. Reste donc que ce sera une partie de l'essence divine. Dieu, alors, sera composé essentiellement de parties. Ce dont nous avons déjà prouvé le contraire. Ce qui s'ajoute à une chose pour la déterminer d'une détermination essentielle n'en constitue pas la définition, mais seulement l'être en acte: le raisonnable ajouté à l'animal donne à l'animal d'exister en acte, mais ne constitue pas la définition d'animal en tant qu'animal: la différence en effet n'entre pas dans la définition du genre. Mais si en Dieu s'ajoute quelque chose qui le détermine d'une détermination essentielle, cette chose devra constituer pour celui auquel elle s'ajoute la définition de sa propre quiddité ou nature: ce qui s'ajoute, en effet, donne à la chose d'exister en acte. Or cela, le fait d'exister en acte, c'est l'essence même de Dieu, comme nous l'avons déjà montré. Reste donc que rien ne peut s'ajouter à l'être divin pour le déterminer d'une détermination essentielle, comme le fait la différence pour le genre. 25: DIEU NE RENTRE DANS AUCUN GENRE On conclura nécessairement que Dieu ne rentre dans aucun genre. Tout ce qui entre dans un genre, en effet, possède en soi quelque chose qui détermine à l'espèce la nature du genre. Rien n'existe dans un genre qui n'existe dans une espèce du genre. Or, nous l'avons vu, ceci est impossible en Dieu. Il est donc impossible que Dieu existe dans un genre. Si Dieu existait dans un genre, ce serait ou bien dans le genre de l'accident ou bien dans le genre de la substance. Dieu n'existe pas dans le genre de l'accident: l'accident ne peut être ni l'existant premier ni la cause première. Dieu ne peut être non plus dans le genre de la substance, car la substance qui est un genre, n'est pas l'être lui-même; autrement toute substance serait son être et aucune, ainsi, ne serait causée par un autre, ce qui est évidemment impossible. Mais Dieu est l'être même. Dieu ne rentre donc pas dans un genre. Tout ce qui existe dans un genre diffère, Selon l'être, des autres choses qui sont dans le même genre; autrement on ne pourrait attribuer le genre à plusieurs. Or toutes les choses contenues dans un même genre doivent se trouver unies dans la quiddité du genre, car de toutes le genre est attribué au ce-que-cela-est. Donc l'être de tout ce qui existe dans un genre est en dehors de la quiddité du genre. Or ceci est impossible dans le cas de Dieu. Dieu n'est donc pas contenu dans un genre. C'est la définition de sa propre quiddité qui situe un être dans tel genre; le genre sert en effet de prédicat au ce-que-cela-est. Mais la quiddité de Dieu, c'est l'être même de Dieu. Selon l'être rien n'est situé dans un genre; autrement l'étant serait un genre, déterminé par l'être même. Reste donc que Dieu n'est pas contenu dans un genre. Que l'étant ne puisse pas être un genre, le Philosophe le prouve ainsi. Si l'étant était un genre, il faudrait trouver une différence qui l'attirerait à l'espèce. Or aucune différence ne partage le genre, de telle manière du moins que le genre entre dans la notion de différence, car alors le genre serait invoqué deux fois dans la définition de l'espèce; mais la différence doit exister en dehors de ce qui est conçu dans la notion de genre. Or il ne peut rien exister en dehors de l'intelligence qu'on a de l'étant, si l'étant rentre dans la notion des choses dont il est prédiqué. Ainsi l'étant ne peut être contracté par aucune différence. Reste donc que l'étant n'est pas un genre. On en conclura nécessairement que Dieu ne rentre pas dans un genre. Il est évident par là-même que Dieu ne peut pas être défini, car toute définition se fait à partir du genre et des différences. Il est également évident que l'on ne peut bâtir de démonstration sur Dieu qu'à partir de ses effets, car le principe de la démonstration est la définition de ce dont on fait la démonstration. Bien que le nom de substance ne puisse convenir en propre à Dieu, puisque Dieu ne soutient pas d'accidents, il peut sembler que la réalité signifiée par ce nom lui convienne pourtant et qu'il entre ainsi dans le genre de la substance. La substance est en effet un étant-qui-existe-par-soi, ce qui convient à Dieu dont on a prouvé qu'il n'était pas un accident. Après ce qu'on a dit, il faut répondre que la définition de la substance ne comprend pas l'étant-par-soi. Du fait qu'on affirme l'étant, il ne saurait y avoir genre: on a prouvé que l'étant n'implique pas la notion de genre. - Il ne peut davantage y avoir genre du fait qu'on affirme le par-soi. Cela, semble-t-il, ne fait qu'impliquer une négation: dire qu'un étant existe par soi, c'est dire qu'il n'existe pas dans un autre, ce qui est une simple négation. Cette négation ne peut constituer la définition du genre, car, s'il en allait ainsi, le genre ne dirait pas ce qu'est la chose, mais ce qu'elle n'est pas. - Il faut donc que la notion de substance soit comprise de telle manière que la substance soit une chose-à-qui-il-convient-d'exister-en-dehors-d'un-sujet, le nom de la chose étant imposé par sa quiddité, comme son nom d'étant l'est par l'être. Ainsi la notion de substance demande que la substance ait une quiddité à qui il convient d'exister sans être dans un (autre) sujet. Or cela ne convient pas à Dieu: Dieu n'a pas d'autre quiddité que son être. Reste donc que d'aucune manière Dieu n'est dans le genre de la substance. Et pas davantage en quelque genre que ce soit, puisque, nous l'avons montré, Dieu n'existe pas dans le genre de l'accident. 26: DIEU N'EST PAS L'ÊTRE FORMEL DE TOUTE CHOSE Par là même est réfutée l'erreur de ceux pour qui Dieu n'est rien d'autre que l'être formel de toute chose. Cet être en effet se divise en être de la substance et en être de l'accident. Or l'être divin, comme on vient de le prouver, n'est ni être substantiel ni être accidentel. Il est donc impossible que Dieu soit cet être par quoi, formellement, chaque chose existe. Les choses ne se distinguent pas entre elles sous le rapport de l'être: en cela elles se trouvent toutes convenir. Si donc les choses se distinguent entre elles, l'être même devra se spécifier par quelques différences additionnelles, de telle sorte qu'à des choses diverses l'être soit divers selon l'espèce, ou que les choses soient diverses en cela que l'être même s'appliquera à des natures diverses selon l'espèce. La première de ces solutions est impossible: on ne peut ajouter à l'être, à la manière dont une différence spécifique s'ajoute au genre. Reste que les choses différeront entre elles parce qu'elles ont des natures différentes auxquelles l'être s'agrège de manière différente. Or l'être divin n'advient pas à une autre nature; il est la nature même de Dieu, nous l'avons vu. Si donc l'être divin était l'être formel de toutes choses, tontes choses ne feraient plus qu'un, purement et simplement. Par nature, le principe est antérieur à ce dont il est le principe. Or chez certains êtres, l'être a quelque chose comme principe: on dit de la forme qu'elle est le principe de l'être, de l'agent qu'il fait être en acte certaines choses. Si donc l'être divin est l'être de chaque chose, il en résultera que Dieu, qui est son être, aura une certaine cause et qu'ainsi il ne sera pas nécessairement l'être par soi. Ce dont nous avons déjà prouvé le contraire. Ce qui est commun à beaucoup d'êtres n'existe pas en dehors de ces êtres, si ce n'est notionnellement: l'animal, par exemple, n'est pas distinct de Socrate, de Platon, d'autres animaux, si ce n'est dans l'intelligence qui saisit la forme de l'animal dépouillée de tous les caractères qui l'individuent et la spécifient; l'homme en effet est ce qu'est vraiment l'animal. La conséquence, autrement, serait que dans Socrate et Platon il y aurait plusieurs animaux, à savoir, l'animal commun, l'homme commun, Platon lui-même. A plus forte raison l'être commun lui-même n'est-il pas quelque chose d'extérieur aux réalités existantes, si ce n'est pour l'intelligence. Or nous avons vu plus haut que Dieu existait non seulement dans l'intelligence, mais dans la réalité. Dieu n'est donc pas l'être commun des choses. A proprement parler, la génération est la voie qui conduit à l'être, la corruption la voie qui conduit au non-être; le terme de la génération n'est pas la forme, ni la privation le terme de la corruption, si ce n'est en ce sens que la forme produit l'être, et la privation le non-être. Supposé en effet que la forme ne fasse pas être, on ne dirait pas de la chose qui reçoit une telle forme qu'elle est engendrée. Si donc Dieu est l'être formel de toute chose, il en résultera qu'il est le terme de la génération. Ce qui est faux, puisque Dieu est éternel. Il en résultera en outre que l'être de toute chose aura existé de toute éternité. Impossible donc qu'il y ait génération et corruption. S'il y a génération, il faudra que l'être préexistant soit acquis de nouveau à une chose, et il le sera ou bien à une chose qui préexiste déjà, ou à une chose qui n'existe encore d'aucune manière. Dans le premier cas, puisque dans l'hypothèse susdite l'être de toute chose est unique, il en résulte que la chose dont on dit qu'elle est engendrée ne recevra pas un être nouveau, mais seulement un nouveau mode d'être; cela ne constitue pas une génération, mais une altération. Si la chose n'existe encore d'aucune manière, il en résulte qu'elle est produite à partir du néant, ce qui va contre la notion de génération. Cette hypothèse ruine donc absolument la génération et la corruption. Il apparaît ainsi clairement qu'elle est impossible. Les Saintes Écritures s'opposent d'ailleurs à cette erreur, quand elles professent que Dieu est très haut et élevé, comme il est dit en Isaïe, et qu'il est au-dessus de tout, selon la parole de l'Épître aux Romains. Si Dieu est l'être de toutes choses, alors il est quelque chose de tout, il n'est plus au-dessus de tout. Les tenants de cette erreur y sont entraînés par la même idée qui pousse les idolâtres à imposer à des morceaux de bois et à des pierres le Nom incommunicable de Dieu. Si Dieu est en effet l'être de toute chose, il n'y aura pas plus de vérité à dire: cette pierre existe, que: cette pierre est Dieu. Quatre voies, semble-t-il, alimentent cette erreur. La première, c'est l'interprétation erronée de certaines autorités. Au IVe chapitre de la Hiérarchie céleste, Denys dit que l'être de toute chose, c'est la divinité superessentielle. D'où l'on a voulu tirer que l'être formel de toute chose était Dieu, sans remarquer que cette interprétation était en désaccord avec les mots eux-mêmes. Si la divinité est en effet l'être formel de toute chose, elle ne sera pas au-dessus de toute chose, mais parmi toutes les choses, bien plus elle fera partie des choses. Affirmant que la divinité est au-dessus de toute chose, Denys montre qu'elle est par nature distincte de toute chose et située au-dessus de tout. Affirmant d'autre part que la divinité est l'être de toute chose, il montre que toutes les choses tiennent de Dieu une certaine ressemblance avec l'être divin. Denys repousse ailleurs plus clairement cette interprétation erronée, quand il dit au IIIe Livre des Noms divins qu'il n'y a entre Dieu même et les autres choses ni contact ni mélange aucun, comme serait le contact du point et de la ligne, ou l'empreinte d'un sceau sur la cire. La deuxième cause de cette erreur est une faute de raisonnement. Étant donné que ce qui est commun est spécifié ou individué par addition, d'aucuns ont estimé que l'être divin, qui ne supporte aucune addition, n'était pas un être propre, mais l'être commun de toute chose. Ils ne remarquaient pas que ce qui est commun ou universel ne peut exister sans qu'il y ait addition, quand bien même l'intelligence le considère sans addition: il ne peut exister d'animal qui ne présente la différence de raisonnable ou de non-raisonnable, bien que l'animal puisse être pensé sans ces différences. D'ailleurs, même si l'universel est pensé sans addition, il ne l'est pas sans capacité d'addition: si l'on ne pouvait ajouter aucune différence au mot animal, on n'aurait pas là un genre; et ainsi pour tous les autres noms. Or l'être divin ne supporte d'addition ni dans la pensée, ni même dans la réalité; et non seulement il ne supporte pas d'addition, mais il lui est même impossible d'en recevoir. Du fait qu'il ne reçoit ni ne peut recevoir d'addition, on peut conclure bien plutôt que Dieu n'est pas un être commun, mais un être propre. Son être en effet se distingue de tous les autres en ce que rien ne peut lui être ajouté. C'est pourquoi le Commentateur, au Livre des Causes, dit que la cause première se distingue de tous les autres êtres et est en quelque sorte individuée par la pureté même de sa bonté. Cette erreur est provoquée, en troisième lieu, par la considération de la simplicité de Dieu. Parce que Dieu est au sommet de la simplicité, d'aucuns ont pensé que ce qui se trouvait au terme de l'analyse des êtres de chez nous, comme le plus simple, c'était Dieu: on ne peut en effet remonter à l'infini dans la composition des êtres de chez nous. Mais là aussi il y a eu défaillance de la raison: on ne remarquait pas que ce que l'on trouve de plus simple chez nous n'est pas tellement une chose entière qu'une partie d'une chose. Or la simplicité attribuée à Dieu l'est comme à une chose parfaite et subsistante. Une quatrième source d'erreur est la manière de parler selon laquelle nous disons que Dieu est en toute chose. Certains n'ont pas compris que Dieu n'était pas dans les choses à la manière d'une partie, mais comme la cause qui ne fait jamais défaut à son effet. Dire que la forme est dans le corps et le pilote dans le navire, n'a pas le même sens. 27: DIEU N'EST LA FORME D'AUCUN CORPS Une fois montré que Dieu n'est pas l'être de toutes les choses, il est également possible de montrer que Dieu n'est la forme d'aucun corps. L'être divin ne peut être l'être d'une quiddité qui n'est pas l'être lui-même. Or ce qu'est l'être divin lui-même n'est rien d'autre que Dieu. Il est donc impossible que Dieu soit la forme de quelqu'un d'autre. D'autre part la forme du corps n'est pas l'être lui-même, mais le principe de l'être. Or Dieu est l'être même. Il n'est donc pas la forme d'un corps. L'union de la forme et de la matière donne un certain composé, qui est un tout par rapport à la matière et à la forme. Or les parties sont en puissance par rapport au tout. Mais en Dieu il n'y a aucune potentialité. Il est donc impossible que Dieu soit une forme unie à quoi que ce soit. Ce qui possède l'être par soi est plus noble que ce qui le possède en autrui. Or toute forme d'un corps possède l'être en autrui. Dieu étant souverainement noble, comme cause première de l'être, il ne peut être forme de quoi que ce soit. On peut montrer la même chose à partir de l'éternité du mouvement. Voici. Si Dieu est la forme d'un mobile, alors qu'il est lui-même le premier moteur, le composé se mouvra soi-même. Mais le sujet qui se meut soi-même, peut se mettre en mouvement ou ne pas s'y mettre. Il y a donc en lui les deux possibilités. Or un tel être ne possède pas de lui-même la perpétuité du mouvement. Il faut donc supposer au-dessus de ce moteur un autre premier moteur qui lui donne la perpétuité du mouvement. Ainsi Dieu, premier moteur, n'est la forme d'aucun corps qui se meut lui-même. Cette démonstration a valeur pour ceux qui supposent l'éternité du mouvement. Dans l'hypothèse contraire, la même conclusion peut se déduire de la régularité du mouvement du ciel. De même qu'un sujet qui se meut lui-même peut se reposer et peut se mettre en mouvement, de même peut-il se mettre en mouvement plus ou moins rapide. La nécessaire uniformité du mouvement du ciel dépend donc de quelque principe supérieur absolument immobile, qui ne fait pas partie, à titre de forme, d'un corps qui se meut lui-même. L'autorité de l'Écriture est en harmonie avec cette vérité. Il est dit dans le Psaume: Ta majesté, ô Dieu, est exaltée au-dessus des cieux; et au Livre de Job: La perfection de Dieu est plus haute que les cieux; que feras-tu? sa mesure est plus longue que la terre, et plus profonde que la mer. Ainsi donc est rejetée l'erreur des païens qui prétendaient que Dieu était l'âme du ciel, ou l'âme du monde entier. Du coup ils appuyaient l'erreur de l'idolâtrie, en affirmant que le monde entier était Dieu, non point en raison de la masse corporelle, mais en raison de l'âme, de même qu'on dit d'un homme qu'il est sage, non pas en raison de son corps, mais en raison de son âme. Ceci posé, ils croyaient en conséquence qu'il n'était pas déplacé de rendre un culte divin au monde et à ses diverses parties. Le Commentateur dit même, au Livre XIe de la Métaphysique, que ce fut là l'erreur des sages de la nation des Sabéens, - des Idolâtres, - pour qui Dieu était la forme du ciel. QUANT À SA NATURE 28: LA PERFECTION DE DIEU Bien que ce qui existe et vit soit plus parfait que ce qui existe seulement, Dieu, pourtant, qui n'est rien d'autre que son être, est l'existant universellement parfait. Je dis universellement parfait, comme celui à qui ne fait défaut la perfection d'aucun genre. Toute la noblesse d'une chose lui vient de son être. Un homme ne tirerait aucune noblesse de sa sagesse si elle ne le rendait sage, et ainsi du reste. Le mode selon lequel une chose possède l'être règle donc le degré de noblesse de cette chose. Selon que l'être d'une chose est réduit à un mode spécial de noblesse, plus ou moins élevé, on dit de cette chose qu'elle est, sous ce rapport plus ou moins noble. Si donc il existe une chose à qui appartiennent toutes les virtualités de l'être, aucune des noblesses qui convient à une chose ne peut lui manquer, Mais la chose qui est son être possède l'être selon toutes ses virtualités: s'il existait, par exemple, une blancheur à l'état séparé, rien ne pourrait lui manquer des virtualités de la blancheur; car s'il manque à une chose blanche quelque chose des virtualités de la blancheur, cela vient des limites du sujet qui reçoit la blancheur selon le mode qui lui est propre, non selon toutes les virtualités de la blancheur. Dieu, qui est son être, possède donc l'être selon toutes les virtualités de l'être même. Il ne peut donc manquer d'aucune des perfections qui conviennent aux choses. De même qu'une chose possède toute noblesse et toute perfection pour autant qu'elle est, de même y a-t-il en elle défaut pour autant que, d'une certaine manière, elle n'est pas. Or Dieu qui possède l'être d'une manière totale, est de ce fait totalement préservé du non-être; le mode selon lequel une chose possède l'être commandant la mesure selon laquelle cette chose échappe au non-être. Tout défaut est donc absent de Dieu. Dieu est donc universellement parfait. Les choses qui ne font qu'exister ne sont pas imparfaites en raison de l'imperfection de l'être pris lui-même absolument: c'est qu'elles ne possèdent pas l'être selon toutes ses virtualités, mais y participent selon un mode particulier, très imparfait. Un être imparfait est nécessairement précédé par un être parfait: la semence est issue de l'animal ou de la plante. Le premier être sera donc absolument parfait. Le premier être, nous l'avons montré, c'est Dieu. Dieu est donc absolument parfait. Tout être est parfait pour autant qu'il est en acte; un être est imparfait pour autant qu'il est en puissance, avec privation d'acte. Cela donc qui n'est d'aucune manière en puissance, qui est acte pur, est nécessairement parfait, et de manière absolue. Tel est Dieu. Dieu est donc absolument parfait. Rien n'agit que dans la mesure où il est en acte. L'action suit donc la mesure d'acte de l'agent. L'effet que sort l'action ne peut donc exister dans un acte plus noble que n'est l'acte de l'agent; il est possible cependant que l'acte de l'effet soit moins parfait que l'acte de la cause agente, l'action, envisagée dans son terme, pouvant être affaiblie. Or dans le genre de la cause efficiente, la réduction se fait à l'unique cause qu'on appelle Dieu, de qui viennent toutes les choses, comme nous le venons plus loin. Il faut donc que tout ce qui est en acte en toute autre chose, se trouve en Dieu d'une manière beaucoup plus éminente que dans cette chose, et non pas le contraire. Dieu est donc absolument parfait. En chaque genre il existe une chose absolument parfaite, qui est la mesure de toutes les choses contenues dans ce genre, car une chose se révèle plus ou moins parfaite selon qu'elle est plus ou moins proche de la mesure de son genre; ainsi dit-on du blanc qu'il est la mesure de toutes les couleurs, et du vertueux qu'il est la mesure de tous les hommes. Or, la mesure de tous les êtres n'est autre que Dieu, qui est son être. Il ne manque donc à Dieu aucune des perfections qui conviennent aux choses: autrement, il ne serait pas la mesure générale de toutes les choses. Voilà pourquoi, alors que Moïse cherchait à voir la face, ou la gloire, de Dieu, le Seigneur lui répondit: Je te montrerai tout bien, donnant ainsi à entendre qu'il est la plénitude de toute bonté. De même Denys, au chapitre V des Noms divins, dit que Dieu n'existe pas de n'importe quelle manière, mais qu'il embrasse, contient d'avance, en lui-même, de manière simple et impossible à circonscrire, l'être tout entier. Remarquons toutefois que la perfection ne peut être attribuée à Dieu si on prend le nom dans sa signification originelle: ce qui n'est pas fait ne peut pas, semble-t-il, être appelé parfait. Tout ce qui se fait est amené de la puissance à l'acte, du non-être à l'être; c'est quand il est fait qu'il est alors, à proprement parler, appelé parfait, c'est-à-dire totalement fait, quand la puissance est totalement réduite à l'acte, de telle manière que la chose ne retienne rien du non-être, mais qu'elle possède l'être complet. C'est donc par une certaine extension du mot qu'on appelle parfait, non seulement ce qui en étant fait parvient à l'acte complet, mais cela même qui est en acte complet sans passer par aucune fabrication. C'est en ce sens que nous disons de Dieu qu'il est parfait, selon la parole de saint Matthieu: Soyez parfaits comme votre Père céleste est parfait. 29: RESSEMBLANCE DES CRÉATURES AVEC DIEU On voit ainsi comment les créatures peuvent ressembler ou ne pas ressembler à Dieu. Les effets, inférieurs à leurs causes, ne s'accordent avec eux ni dans le nom ni dans la réalité; il est nécessaire pourtant qu'il y ait entre eux une certaine ressemblance: la nature même de l'action veut que l'agent produise son semblable, tout agent agissant en tant qu'il est en acte. Voilà pourquoi la forme de l'effet existe d'une certaine manière dans la cause supérieure, mais selon un autre mode et une autre nature, ce qui fait dire de la cause qu'elle est équivoque. Le soleil cause la chaleur dans les corps inférieurs, en agissant en tant qu'il est en acte; la chaleur engendrée par le soleil devra donc avoir une certaine ressemblance avec la puissance active du soleil, grâce à laquelle la chaleur est causée dans ces corps inférieurs et en raison de laquelle le soleil est appelé chaud, non point cependant pour la même raison. Ainsi dit-on du soleil qu'il est semblable d'une certaine manière à tous les êtres en qui il produit efficacement ses effets, et dont pourtant il diffère, en tant que ces effets ne possèdent pas de la même manière la chaleur et tout ce qui se trouve dans le soleil. C'est ainsi que Dieu confère aux choses toutes les perfections et qu'il connaît avec elles à la fois ressemblance et dissemblance. C'est pourquoi la sainte Écriture tantôt souligne la ressemblance qu'il y a entre Dieu et la créature, ainsi qu'il est écrit au livre de la Genèse: Faisons l'homme à notre image et à notre ressemblance; et tantôt la nie, selon cette parole d'Isaïe: A qui donc avez-vous comparé Dieu; quelle image pouvez-vous en donner? Selon encore ce verset du Psaume: Dieu, qui te ressemblera? Denys est en accord avec cette idée, quand il dit au chapitre IX des Noms divins: les mêmes choses ont avec Dieu ressemblance et dissemblance, ressemblance selon l'imitation qu'elles ont avec celui qui n'est pas parfaitement imitable, et telle qu'il leur est donné d'exister; dissemblance par contre, en tant que les êtres causés sont inférieurs à leurs causes. Selon cette ressemblance il convient davantage de dire que la créature ressemble à Dieu, que l'inverse. Est semblable à quelqu'un l'être qui possède sa qualité ou sa forme. Comme ce qui existe en Dieu à l'état de perfection se retrouve participé dans les autres choses avec une certaine déficience, ce selon quoi la similitude est prise appartient purement et simplement à Dieu, non à la créature. Ainsi la créature possède ce qui appartient à Dieu, et il est donc vrai de dire qu'elle ressemble à Dieu. Mais on ne peut dire de même que Dieu possède ce qui appartient à la créature. Il ne convient donc pas de dire que Dieu est semblable à la créature, tout comme nous ne disons pas d'un homme qu'il ressemble à son portrait, alors qu'il est vrai d'affirmer que son portrait est ressemblant. A plus forte raison n'est-il pas juste de dire que Dieu est assimilé à la créature. L'assimilation implique un mouvement vers la ressemblance et donc est le fait du sujet qui reçoit d'un autre de quoi devenir ressemblant. La créature, elle, reçoit de Dieu de quoi lui ressembler, mais non point Dieu de la créature. Ce n'est donc pas Dieu qui est assimilé à la créature, mais bien au contraire la créature qui est assimilée à Dieu. 30: DE QUELS NOMS PEUT-ON FAIRE USAGE EN PARLANT DE DIEU? On peut examiner maintenant quels noms peuvent s'employer en parlant de Dieu, quels autres doivent être exclus, ceux qui lui sont propres, et ceux qui, enfin, peuvent s'appliquer aussi bien à lui qu'aux autres réalités? N'importe quelle perfection de la créature doit se retrouver en Dieu, mais d'une autre manière, plus noble. Aussi tous les mots qui désignent dans l'absolu une quelconque perfection, sans nuance de limite, se disent à la fois de Dieu et des autres êtres. Ainsi la bonté, la sagesse, l'être, et tout autre nom de cette sorte. Par contre, tout nom qui signifie semblable perfection, mais en incluant cette fois les conditions propres à la créature, ne peut pas s'employer en parlant de Dieu, si ce n'est en vertu d'une certaine ressemblance, par métaphore: l'usage est alors de prêter à tel être ce qui n'appartient en fait qu'à tel autre; par exemple, si je traite un homme de pierre parce qu'il a la tête dure. Rentrent dans cette catégorie tous les noms qui ont pour fonction de signifier telle espèce de créatures: comme, par exemple, l'homme ou la pierre. En effet, toute espèce implique en propre une certaine mesure de perfection et d'être. C'est encore le cas de tous les noms qui signifient les propriétés résultant dans un être des principes spécifiques de sa nature. Aussi ne peut-on les utiliser, en parlant de Dieu, qu'à titre de métaphores. Au contraire, certains noms expriment les perfections dont nous parlons sous l'angle de cette suréminence selon laquelle elles ne se rencontrent qu'en Dieu: on ne peut alors les appliquer qu'à Dieu seul. Ainsi quand je parle du Bien suprême, de l'Être premier, et ainsi de suite. Lorsque je dis de certains de ces noms qu'ils impliquent perfection sans limite, je me place du point de vue de la réalité qu'on a voulu exprimer en lui appliquant ce nom. Quant à la façon dont cette réalité est signifiée, il est en effet trop clair que tous nos mots impliquent une certaine imperfection. Car, par le nom, nous n'exprimons le réel que de la façon dont notre intelligence le conçoit. Or, pour celle-ci le point de départ de tout acte de connaissance se trouve toujours dans l'un ou l'autre de nos sens. D'où il suit qu'elle ne peut dépasser la manière d'être propre aux choses sensibles, chez lesquelles autre est la forme et autre l'être qui possède cette forme, en raison de la composition de forme et de matière. Certes, la forme que l'on trouve dans ces êtres est bien simple, elle, mais elle est imparfaite, puisqu'elle ne subsiste pas par elle-même; inversement, le sujet qui possède cette forme subsiste bien par lui-même, mais il n'est pas simple; au contraire, il comporte composition matérielle. Ceci explique pourquoi notre intelligence, chaque fois qu'elle entend affirmer d'un sujet qu'il subsiste par lui-même, ne peut le faire sans se servir d'un nom qui implique composition matérielle. Mais s'il s'agit pour elle d'affirmer la simplicité d'un être, elle doit recourir à un terme qui signifie, non pas ce qui est, mais ce par quoi quelque chose est. C'est pourquoi les noms dont nous nous servons, du moins quant à la manière dont ils signifient le réel, impliquent une certaine imperfection qui ne peut convenir à Dieu, alors même que la réalité ainsi désignée lui convient bel et bien, d'une manière plus éminente, s'entend. Soit, par exemple, ces expressions, bonté, bon. Bonté signifie la réalité visée comme non subsistante, tandis que bon la signifie comme chose concrète. Aussi, de ce point de vue, aucun de nos noms ne peut s'appliquer convenablement à Dieu: la chose n'est possible que si l'on considère uniquement la réalité que le nom a fonction de désigner. Ces noms, on pourra donc, comme l'enseigne Denys, aussi bien les affirmer que les nier de Dieu: l'affirmation se justifie du point de vue du sens même du nom, la négation se légitime à raison de la manière dont le nom exprime son sens. Quant à cette manière suréminente dont les perfections en cause se trouvent réalisées en Dieu, les noms que nous forgeons ne peuvent la désigner que par le biais d'une négation. C'est ce qui se produit quand nous disons, par exemple, que Dieu est éternel, ou infini. On peut aussi passer par le biais de la relation qui s'établit entre Dieu et les autres êtres, par exemple en disant que Dieu est la Cause première ou le Souverain Bien. C'est que nous ne pouvons saisir de Dieu ce qu'il est, mais seulement ce qu'il n'est pas, et comment les autres êtres se situent par rapport à lui, comme on l'a expliqué plus haut. 31: LA PERFECTION DE DIEU ET LA PLURALITÉ DES NOMS QU'ON LUI ATTRIBUE NE S'OPPOSENT PAS À SA SIMPLICITÉ On peut aussi se rendre compte, par là, que ni la perfection de Dieu, ni les noms divers qu'on lui attribue ne s'opposent à la simplicité de son être. Nous avons dit en effet que tout ce que nous rencontrons de perfection dans les diverses créatures peut être attribué à Dieu, à la façon dont les effets se retrouvent dans leurs causes équivoques. Or, ils s'y trouvent virtuellement, comme par exemple la chaleur dans le soleil. Mais si ce pouvoir d'action n'était de quelque façon du même ordre que la chaleur, jamais le soleil ne produirait par son intermédiaire un effet de ce genre. Ce sera donc à raison de ce pouvoir que nous dirons du soleil qu'il est chaud, non simplement parce qu'il est source de chaleur, mais bien aussi parce que ce pouvoir grâce auquel il agit ainsi est lui-même de l'ordre de la chaleur. De plus, ce pouvoir qui est en lui source de chaleur produit encore bien d'autres effets dans les corps inférieurs: par exemple, la sécheresse. Et voilà comment la chaleur et la sécheresse, qui sont des qualités distinctes dans le feu, ressortissent finalement, dans le soleil, à un unique pouvoir. Ainsi toutes les perfections des divers êtres, qui résultent en eux de formes différentes, seront nécessairement attribuées à Dieu comme ressortissant en lui à son unique puissance. Et de plus, sa puissance n'est rien d'autre que son essence; car, nous l'avons montré, il ne peut rien y avoir en lui d'accidentel. Dès lors, Dieu sera qualifié de sage, non pas simplement pour autant qu'il est cause de la sagesse, mais bien du fait que, lorsque nous parvenons à la sagesse, nous imitons à notre façon la puissance grâce à laquelle il nous rend sages. Au contraire, on ne la qualifie pas de pierre: et pourtant, il a fait les pierres. C'est que ce terme de pierre implique une certaine manière limitée d'exister, par quoi précisément la pierre se distingue de Dieu. D'ailleurs, la pierre elle aussi imite Dieu, comme tout effet sa cause, soit dans la ligne de l'être, soit dans celle du bien, soit dans d'autres encore, comme il en va de toute créature. Et quelque chose de semblable se retrouve dans les facultés de connaissance et les pouvoirs d'action de l'homme. Car l'intelligence connaît par son seul pouvoir tous les objets que les sens n'atteignent que grâce à de multiples facultés; et elle connaît même bien d'autres choses encore. Qui plus est, plus l'intelligence sera puissante, plus elle sera capable d'embrasser de multiples objets d'un seul regard, là où une intelligence plus bornée devra, pour les saisir, se livrer à de multiples démarches. C'est encore ainsi que la puissance royale s'étend à toutes sortes d'affaires qui chacune sont du ressort d'un des multiples pouvoirs subordonnés. Ainsi donc Dieu, du seul fait de son être unique et simple, possède tonte la plénitude de perfection que les créatures ne parviennent à réaliser, et encore à un bien moindre degré, que par des voies diverses. Et ceci fait apparaître la nécessité où nous sommes de multiplier les noms que nous donnons à Dieu. Laissés en effet aux seules forces de notre nature, nous ne pouvons le connaître qu'en remontant jusqu'à lui à partir des effets dont il est cause; pour exprimer sa perfection, nous aurons donc besoin de noms tout aussi variés que le sont les perfections rencontrées dans les créatures. Bien sûr, si notre intelligence pouvait saisir l'essence de Dieu telle qu'elle est, et lui appliquer un nom propre, alors nous l'exprimerions d'un seul coup par un seul nom. C'est la promesse faite à ceux qui verront Dieu par son essence: Ce jour-là ils n'auront qu'un seul Seigneur, et unique sera son Nom. 32: RIEN DE CE QUI EST ATTRIBUÉ À DIEU ET AU RESTE DES CHOSES NE L'EST DE MANIÈRE UNIVOQUE Il ressort ainsi clairement que rien de ce qui est attribué à Dieu et au reste des choses ne peut l'être de manière univoque. L'effet qui ne reçoit pas une forme spécifiquement semblable à la forme qui est source d'activité pour l'agent, ne peut recevoir de cette forme un nom qui serait pris dans un sens univoque: l'attribution du qualificatif chaud au feu que le soleil engendre, et au soleil lui-même, n'est pas univoque. Or les réalités dont Dieu est la cause ont des formes qui ne sont pas au niveau de la puissance de Dieu, puisqu'elles reçoivent d'une manière fragmentée et parcellaire ce qui se trouve en Dieu de manière simple et universelle. Il est donc clair que l'on ne peut rien affirmer d'univoque de Dieu et des autres choses. D'ailleurs si quelque effet est au niveau spécifique de la cause, il n'aura droit à l'attribution univoque du nom que s'il reçoit une même forme spécifique sous un même mode d'être: on ne parlera pas d'une maison de manière univoque selon qu'elle est un projet d'architecte ou une réalisation matérielle; dans l'un et l'autre cas la forme de la maison n'a pas un être semblable. A supposer que les autres choses reçoivent une forme absolument semblable, elles ne la reçoivent pas pour autant sous le même mode d'être: il n'y a rien en Dieu, c'est manifeste, qui ne soit son être même, ce qui n'est pas le cas des autres choses. Impossible donc d'attribuer quoi que ce soit, de manière univoque, à Dieu et au reste des choses. Ce que l'on attribue à plusieurs choses d'une manière univoque est ou bien un genre, ou bien une espèce, ou une différence, ou un accident, fût-il propre. Or on ne peut rien attribuer à Dieu en fait de genre ou de différence, nous l'avons montré; rien non plus comme définition ni encore comme espèce, constituée par le genre et la différence. Rien, non plus, ne peut arriver à Dieu, si bien que l'on ne peut rien attribuer à Dieu en fait d'accident ou de propre, le propre rentrant dans le genre des accidents. Reste donc que rien d'univoque ne peut être attribué à Dieu et au reste des choses. Ce que l'on attribue d'une manière univoque à plusieurs choses est, au moins au plan de l'intelligence, plus simple que chacune de ces choses. Or rien ne peut être plus simple que Dieu, au plan de la réalité comme au plan de l'intelligence. On ne peut donc rien affirmer univoquement de Dieu et des autres êtres. Tout ce que l'on attribue à plusieurs choses de manière univoque convient par participation à chacune de celles auxquelles on l'attribue: l'espèce, dit-on, participe au genre, l'individu à l'espèce. Or on ne peut rien attribuer à Dieu par mode de participation: tout ce qui est participé, en effet, se voit déterminé selon le mode du participé; il se trouve ainsi limité, incapable d'atteindre la pleine mesure de la perfection. On ne peut donc rien affirmer de Dieu et du reste des choses de manière univoque. Ce qui est attribué à certains êtres selon les catégories d'antériorité et de postériorité ne leur est certainement pas attribué de manière univoque: en effet la catégorie d'antériorité est comprise dans la définition de celle de postériorité; ainsi la substance est-elle incluse dans la définition de l'accident en tant que celui-ci est de l'être. Si donc l'on attribuait le terme d'existant à la substance et à l'accident de manière univoque, la substance devrait trouver place dans la définition de l'existant en tant que celui-ci est attribué à la substance; ce qui est évidemment impossible. Or rien ne peut être attribué à Dieu et aux autres choses selon un même ordre, mais seulement selon les catégories d'antériorité et de postériorité. Étant donné qu'en Dieu tout est affirmé essentiellement, le terme d'existant lui est attribué comme signifiant son essence même, et le terme de bon comme signifiant sa bonté même; quant au reste des êtres, les attributions sont faites par mode de participation, Socrate par exemple étant appelé homme, non parce qu'il est l'humanité elle-même, mais parce qu'il a part à l'humanité. Il est donc impossible d'affirmer quelque chose de Dieu et du reste des êtres d'une manière univoque. 33: LES NOMS DONNÉS À DIEU ET AUX CRÉATURES N'ONT PAS TOUS UNE VALEUR PUREMENT ÉQUIVOQUE Ce qui précède montre bien que les noms attribués à Dieu et au reste des êtres ne sont pas purement équivoques comme sont les noms que le hasard rend équivoques. Entre ces noms, en effet, que le hasard rend équivoques, on ne découvre aucun ordre, aucun rapport de l'un à l'autre: c'est tout à fait par accident qu'un même nom est attribué à des réalités différentes; qu'un nom soit attribué à telle chose ne signifie pas que ce même nom ait rapport à telle autre. Or il n'en va pas de même des noms que l'on attribue à Dieu et aux créatures. On considère en effet dans la communauté de ces noms la relation de la cause et de l'effet, comme le montre ce qui précède. L'attribution de quelque chose à Dieu et aux autres êtres ne se fait donc pas selon une simple équivoque. En cas de simple équivoque, il n'y a aucune ressemblance dans les choses, mais seulement identité de noms. Or nous avons dit déjà qu'il y a un certain mode de ressemblance entre les choses et Dieu. Reste donc que les attributions faites à Dieu ne sont pas purement équivoques. Quand un nom est attribué à plusieurs choses de manière purement équivoque l'une de ces choses est incapable de nous en faire connaître une autre, car la connaissance des choses ne dépend pas des mots mais de la nature définie par les noms. Or nous parvenons à la connaissance des réalités divines à partir de ce que nous découvrons dans les autres choses. Les attributions faites à Dieu et au reste des êtres ne sont donc pas purement équivoques. L'équivocité du nom est un obstacle à la marche d'une argumentation. Si donc l'on attribuait à Dieu et aux choses rien que de purement équivoque, on ne pourrait construire aucune argumentation qui fasse monter des créatures jusqu'à Dieu. Tous ceux qui traitent des choses de Dieu prouvent clairement le contraire. C'est en vain qu'un nom est attribué à une chose s'il ne nous fait pas connaître un peu cette chose. Mais si les noms que l'on attribue à Dieu et aux créatures sont absolument équivoques, ces noms ne nous feront rien connaître de Dieu, puisque leur sens ne nous est connu que d'après leur mode d'application aux créatures. C'est donc en vain que l'on dirait ou que l'on prouverait de Dieu qu'il est existant, bon, etc. Si par ailleurs on affirme que ces noms ne nous font connaître de Dieu que ce qu'il n'est pas, de telle manière, par exemple, qu'on le dise vivant parce qu'il n'appartient pas au genre des choses inanimées, et ainsi du reste, il faudra au moins que le mot vivant, affirmé de Dieu et des créatures, s'accorde dans la négation de l'être inanimé. Il ne sera donc pas purement équivoque. 34: CE QUI EST ATTRIBUÉ À DIEU ET AUX CRÉATURES, L'EST ANALOGIQUEMENT La conclusion s'impose. Ce qui est attribué à Dieu et aux autres êtres ne l'est ni de manière univoque, ni de manière équivoque, mais analogiquement, par relation ou référence à quelque chose d'unique. Deux cas se présentent. Dans le premier cas, des choses multiples ont référence à quelque chose d'unique: ainsi, par référence à une unique santé, l'animal sera dit sain, à titre de sujet; la médecine sera dite saine à titre de cause efficiente, la nourriture à titre de facteur de conservation, l'urine à titre de signe. Dans le deuxième cas, il y a relation ou référence, chez deux êtres, non à quelque chose d'autre, mais à l'un des deux. C'est ainsi que le fait d'être est attribué à la substance et à l'accident en tant que l'accident a référence à la substance, non point en tant que la substance et l'accident auraient référence à quelque tiers. Ces noms qu'on attribue à Dieu et aux autres êtres ne le sont donc pas selon l'analogie du premier mode, - il faudrait alors quelque chose d'antérieur à Dieu - mais selon l'analogie du second mode. Mais dans une telle attribution analogique, l'ordre nominal et l'ordre réel tantôt coïncident, et tantôt non. L'ordre nominal suit en effet l'ordre de la connaissance, le nom étant le signe de ce que conçoit l'intelligence. Quand donc ce qui est premier dans l'ordre de la réalité se trouve aussi premier dans l'ordre de la connaissance, la même chose se trouve première tant du côté de la raison du nom que du côté de la nature des choses: la substance par exemple est première par rapport à l'accident tant du côté de la nature, puisqu'elle est cause de l'accident, que du côté de la connaissance, en tant que la substance est prise pour définir l'accident. C'est pourquoi le fait d'être existant est attribué à la substance avant de l'être à l'accident, tant du côté de la nature des choses que du côté de la raison du nom. - Mais il arrive parfois que ce qui est premier selon la nature est second dans l'ordre de la connaissance. En matière d'analogie, l'ordre n'est plus alors le même entre la chose et la raison du nom. C'est ainsi que la vertu curative des remèdes est par nature antérieure à la santé de l'animal, comme la cause l'est à l'effet; mais parce que nous connaissons cette vertu par ses effets, c'est aussi par ses effets que nous la nommons. Aussi bien, le remède qui donne la santé est-il premier dans l'ordre de la réalité, mais dans l'ordre de la raison du nom c'est l'animal qui est d'abord appelé sain. Ainsi donc, parce que nous partons des choses créées pour atteindre la connaissance de Dieu, la réalité que recouvre les noms attribués à Dieu et aux autres êtres est première en Dieu, selon son mode propre; la raison du nom, elle, est seconde. Aussi bien dit-on que Dieu est nommé d'après ses effets. 35: LES NOMS QUE L'ON ATTRIBUE À DIEU NE SONT PAS SYNONYMES Tout cela montre bien que les noms attribués à Dieu, bien qu'ils signifient une même réalité, ne sont pas pour autant synonymes; ils ne traduisent pas en effet la même idée. De même que des réalités différentes ressemblent à l'unique et simple réalité qu'est Dieu grâce à des formes diverses, de même, grâce à des idées différentes, notre intelligence ressemble-t-elle d'une certaine manière à Dieu, pour autant que les diverses perfections des créatures nous conduisent à la connaissance de Dieu. Aussi bien notre intelligence en concevant de l'unique réalité divine des idées nombreuses, n'est-elle ni erronée ni vaine, car la simplicité de l'être divin est telle que certaines choses peuvent lui ressembler d'après des formes multiples, nous l'avons montré plus haut. Or c'est conformément à des idées différentes que notre intelligence découvre des noms divers qu'elle attribue à Dieu. N'étant pas attribués dans le même sens, il est donc clair que ces noms ne sont pas synonymes, bien qu'ils signifient absolument la même réalité. Le nom en effet n'a pas le même sens, du moment qu'il signifie d'abord ce que conçoit l'intelligence avant de signifier la réalité que celle-ci conçoit. 36: DE QUELLE MANIÈRE NOTRE INTELLIGENCE FORME DES PROPOSITIONS SUR DIEU Il est clair, en outre, que notre intelligence ne forme pas en vain sur Dieu, qui est simple, des énonciations par composition et division, bien que Dieu soit absolument simple. Bien que notre intelligence parvienne, en effet, à connaître Dieu par le moyen de conceptions diverses, nous venons de le voir, elle conçoit cependant que ce qui répond à toutes ces conceptions est absolument unique. L'intelligence en effet n'attribue pas aux choses qu'elle conçoit le mode sous lequel elle les conçoit; elle n'attribue pas l'immatérialité à la pierre, bien qu'elle connaisse la pierre d'une manière immatérielle. C'est ainsi qu'on énonce l'unité de la réalité par une composition de mots qui exprime l'identité, quand on dit: Dieu est bon, ou Dieu est la bonté, si bien que la diversité, dans la composition, est à mettre au compte de l'intelligence, l'unité au compte de la réalité que l'intelligence conçoit. C'est aussi pour cette raison que notre intelligence forme parfois sur Dieu des énonciations qui comportent par l'interposition d'une préposition, une certaine note de diversité, comme lorsqu'on dit: la bonté est en Dieu. C'est, ici, marquer une certaine diversité, à mettre au compte de l'intelligence, et une certaine unité, à mettre au compte de la réalité. BONTÉ 37: DIEU EST BON L'étude de la perfection de Dieu nous amène à conclure à sa bonté. Ce qui fait dire d'un être qu'il est bon, c'est sa vertu propre, cette vertu qui rend bon quiconque la possède, et rend bons aussi ses actes. Or la vertu est une certaine perfection; nous disons en effet d'un être qu'il est parfait quand il atteint sa vertu propre, ainsi qu'il ressort du VIIe Livre des Physiques. Donc, tout être est bon dès là qu'il est parfait. Voilà pourquoi tout être tend à sa perfection comme à son bien propre. Or nous avons montré que Dieu est parfait. Il est donc bon. Nous avons montré également, ci-dessus, qu'il existe un premier moteur immobile, qui est Dieu. Ce moteur meut à titre de moteur absolument immobile, ce qu'il fait comme objet de désir. Dieu donc, premier moteur immobile, est premier objet de désir. Or il y a deux manières d'être désiré: ou bien parce que l'on est bon, ou bien parce qu'on le paraît. Des deux, c'est d'être bon qui est la première, car le bien apparent ne meut pas par lui-même, mais dans la mesure où il a quelque apparence de bien. Le bien, lui, meut par lui-même. Le premier objet de désir, Dieu, est donc vraiment bon. Pour reprendre le mot remarquable cité par le Philosophe au Ier Livre des Éthiques, le bien, c'est ce que tous les êtres désirent. Or tous les êtres désirent être en acte selon leur mode propre; il est évident en effet que tout être, dans la ligne de sa nature, lutte contre la corruption. Être en acte constitue donc la définition du bien; il s'ensuit que c'est la privation de l'acte par la puissance qui entraîne le mal, opposé du bien, selon le très net enseignement du Philosophe au IXe Livre de la Métaphysique. Or Dieu, nous l'avons vu plus haut, est être en acte, non en puissance. Il est donc vraiment bon. Le don de l'être et de la bonté est un effet de la bonté. Cela ressort de la nature même du bien, comme de sa définition. Par nature, en effet, le bien de tout être c'est son acte et sa perfection. Or tout être agit du fait qu'il est acte. En agissant il répand l'être et la bonté sur les autres. Le signe de la perfection pour un être sera donc qu'il est capable de produire son semblable, comme l'enseigne clairement le philosophe au IVe Livre des Météores. Mais la définition du bien, c'est d'être désirable; c'est la fin, qui pousse aussi l'agent à agir. Voilà pourquoi on dit du bien qu'il est diffusif de soi et de l'être. Or une telle diffusion est le fait de Dieu puisque, nous l'avons montré plus haut, il est cause d'être pour les autres, comme existant nécessairement par soi. Dieu est donc vraiment bon. C'est ce que chante le psaume: Qu'il est bon le Dieu d'Israël pour ceux qui ont le c_ur droit; c'est ce qu'exprime aussi la IIIe Lamentation: Le Seigneur est bon pour ceux qui se fient en lui, pour l'âme qui le cherche. 38: DIEU EST LA BONTÉ MÊME Nous pouvons conclure que Dieu est sa propre bonté. Le bien, pour chacun, c'est d'être en acte. Mais Dieu n'est pas seulement existant en acte, il est lui-même son être même. Il est donc la bonté même, et non pas seulement bon. Nous avons vu d'autre part que la perfection pour chacun, c'est sa bonté. Mais l'être divin n'a pas à attendre sa perfection d'un élément surajouté, car lui-même, par lui-même, est parfait. En Dieu, la bonté n'est donc pas un élément qui s'ajouterait à sa substance, mais sa substance est sa bonté. Tout ce qui est bon, et n'est pas sa propre bonté, est appelé bon par participation. Or ce qui est bon par participation suppose un être qui lui est antérieur et de qui il reçoit sa part de bonté. Or on ne peut remonter à l'infini, car l'infini est opposé à la fin. Or le bien a raison de fin. Il faut donc en venir à un premier bien, qui ne soit pas bon par participation et par référence à quelqu'un d'autre, mais qui soit bon par essence. Tel est Dieu. Dieu est donc sa propre bonté. Ce qui est peut entrer en participation de quelque chose, l'être même ne le peut pas. Car ce qui entre en participation est puissance, alors que l'être est acte. Mais Dieu est l'être même, comme on l'a prouvé. Il n'est donc pas bon par participation; il l'est par essence. Ce qui est simple possède uniment son être et ce qu'il est. Si l'un diffère de l'autre, il n'y a plus simplicité. Or Dieu est absolument simple, nous l'avons vu. Être bon n'est pas pour lui chose différente de lui-même. Dieu est donc sa propre bonté. On voit clairement ainsi que nul autre n'est bon comme étant sa propre bonté. C'est pourquoi il est dit en saint Matthieu: Personne n'est bon, hormis Dieu seul. 39: IL NE PEUT Y AVOIR DE MAL EN DIEU La conséquence s'impose: il ne peut y avoir de mal en Dieu. Ni l'être, ni la bonté, rien de ce qui est dit par essence, ne peuvent admettre de mélange, bien que ce qui existe ou est bon puisse avoir quelque chose en dehors de l'acte d'être et de la bonté. Rien n'empêche en effet que le sujet d'une perfection le soit d'une autre, qu'un corps par exemple puisse être blanc et doux. Mais chaque nature est enfermée dans les termes de sa définition au point de ne pouvoir admettre en elle rien d'étranger. Or Dieu est la bonté, il n'est pas seulement bon, nous venons de le montrer. Il ne peut donc rien y avoir en lui qui ne soit la bonté. Il est ainsi absolument impossible que le mal ait place en lui. Ce qui est opposé à l'essence d'une chose ne peut absolument pas coexister avec elle tant que cette chose subsiste; le caractère irrationnel ou l'insensibilité ne peuvent par exemple se rencontrer dans l'homme, sans peine pour l'homme de ne plus exister. Mais l'essence divine, nous l'avons vu, est la bonté même. Le mal, qui est l'opposé du bien, ne peut donc avoir place en Dieu, à moins que Dieu ne cesse d'exister. Ce qui est impossible, puisque Dieu est éternel. Dieu étant son propre acte d'être, rien ne peut lui être attribué par participation, comme il ressort de l'argument avancé plus haut. Si donc le mal devait lui être attribué, il lui serait attribué, non par participation, mais par essence. Or on ne peut dire d'aucun être que le mal soit son essence, car il lui manquerait d'être, ce qui est un bien. Pas plus que la bonté, le mal ne peut admettre quelque chose d'étranger. On ne peut donc attribuer le mal à Dieu. Le mal est ce qui s'oppose au bien. Or le bien consiste par définition dans la perfection, et donc le mal, par définition, dans l'imperfection. Or défaut, imperfection, ne peuvent trouver place en Dieu, universellement parfait. Le mal ne peut donc exister en Dieu. Un être est parfait autant qu'il est en acte. Il sera donc imparfait pour autant qu'il manquera d'acte. Le mal est donc une privation, ou inclut une privation. Or le sujet de la privation, c'est la puissance. Mais celle-ci ne peut se trouver en Dieu, et donc le mal pas davantage. Si le bien est ce que tous les êtres désirent, le mal est ce que fuient, en tant que tel, toutes les natures. Or ce qui s'attache à un être à l'encontre de son appétit naturel, s'y attache par violence et contre nature. En tout être, le mal, en tant qu'il est le mal de cet être, se trouve donc par violence et contre nature, quand bien même, - s'il s'agit de réalités composées -, il lui est naturel pour une partie de lui-même. Or Dieu n'est pas composé et rien ne peut exister en lui par violence ou contre nature. Le mal ne peut donc avoir place en Dieu. C'est ce que confirme la Sainte Écriture. Il est dit en effet dans l'Épître canonique de Jean: Dieu est lumière; en lui il n'y a pas de ténèbres. Et au Livre de Job on lit: Que l'impiété s'écarte de Dieu et l'iniquité du tout-puissant. 40: DIEU EST LE BIEN DE TOUT BIEN On voit par là que Dieu est le bien de tout bien. La bonté d'un être, avons-nous dit, c'est sa perfection. Or Dieu, étant purement et simplement parfait, enferme en sa perfection toutes les perfections des choses. Sa bonté enferme toutes les bontés. Il est ainsi le bien de tout bien. Le sujet auquel on attribue par participation telle qualité, n'est ainsi qualifié que dans la mesure où il présente une certaine ressemblance avec celui auquel on l'attribue par essence; ainsi du fer dont on dit qu'il est en feu dans la mesure où il a part à une certaine ressemblance avec le feu. Mais Dieu est bon par essence; quant au reste des êtres, ils le sont par participation. Rien donc ne recevra le nom de bon s'il ne présente une certaine ressemblance avec la bonté de Dieu. Dieu est donc le bien de tout bien. Puisque chaque être est objet de désir en raison de la fin et que l'essence du bien consiste précisément en ce qu'il est objet de désir, chaque être doit être appelé bon, ou bien parce qu'il est une fin ou bien parce qu'il est ordonné à la fin. La fin ultime est donc ce dont toutes les choses reçoivent leur raison de bien. Tel est Dieu, comme nous le prouverons plus loin. Dieu est donc le bien de tout bien. C'est pourquoi le Seigneur en promettant à Moïse de se manifester à lui, dit au Livre de l'Exode: Je te montrerai tout bien. C'est pourquoi encore il est dit de la divine Sagesse, au Livre de la Sagesse: Avec elle me sont venus également tous les biens. 41: DIEU EST LE SOUVERAIN BIEN On voit par là que Dieu est le souverain bien. Le bien universel l'emporte sur tout bien particulier comme le bien d'un peuple sur celui d'un sujet. La bonté et la perfection du tout l'emportent en effet sur la bonté et la perfection de la partie. Mais la bonté divine est avec toutes choses dans un rapport analogue à celui du bien universel avec un bien particulier, puisqu'elle est le bien de tout bien, comme nous venons de le voir. Dieu même est donc le souverain bien. Une attribution essentielle est plus vraie qu'une attribution par participation. Or Dieu est bon par essence, les autres êtres le sont par participation. Dieu est donc le souverain bien. Le maximum dans un genre est cause des autres choses comprises dans ce genre; la cause est en effet supérieure à l'effet. Or c'est de Dieu, nous l'avons vu, que toutes choses tirent leur raison de bien. Dieu est donc le souverain bien. De même qu'est plus blanc ce qui est moins mêlé de noir, de même est meilleur ce qui est moins mêlé de mal. Or Dieu est indemne de tout mélange de mal, puisque le mal ne peut exister en lui ni en acte ni en puissance, et qu'ainsi l'exige sa nature. Dieu est donc le souverain bien. Voilà pourquoi il est dit au Ier Livre des Rois: Il n'en est pas de saint comme le Seigneur. UNITÉ 42: IL N'Y A QU'UN DIEU Ceci prouvé, il est évident qu'il n'y a qu'un seul Dieu. Il est impossible en effet qu'il y ait deux souverains biens. Ce qui est affirmé par mode de surabondance ne se trouve en effet réalisé que dans un seul. Or Dieu, nous venons de le voir, est le souverain bien. Dieu est donc unique. Dieu est absolument parfait; aucune perfection ne lui fait défaut. Si donc il y avait plusieurs dieux, il y aurait nécessairement plusieurs parfaits de ce genre. C'est impossible, car si aucune perfection ne leur manque, si aucune imperfection ne s'y mêle, - ce qui est requis pour qu'un être soit simplement parfait, - il n'y aura rien qui puisse les distinguer. Il est donc impossible d'affirmer plusieurs dieux. Supposé qu'un agent, seul, réalise convenablement quelque chose, il est mieux que cette chose soit faite par un seul que par plusieurs. Mais l'ordre des choses (de ce monde) est pour ainsi dire le meilleur qui puisse être: car la capacité du premier agent ne fait pas défaut à la capacité de perfection qu'il y a dans les choses. Or tous les êtres trouvent leur convenable accomplissement par réduction à un unique premier principe. Il n'y a donc pas lieu de supposer plusieurs principes. Il est impossible qu'un mouvement continu et régulier vienne de plusieurs moteurs. Si ces moteurs meuvent ensemble, aucun d'eux n'est un moteur parfait, mais tous ensemble ils tiennent la place d'un unique moteur parfait; ce qui ne peut être le cas du premier moteur, le parfait étant antérieur à l'imparfait. Si, par contre, ils ne meuvent pas ensemble, chacun d'eux est tantôt en activité, tantôt en repos. Il en résulte que le mouvement n'est ni continu ni régulier. Un mouvement continu, et unique, est en effet la résultante d'un moteur unique. Un moteur qui n'est pas toujours en activité donne naissance à un mouvement irrégulier, comme on le voit clairement dans les moteurs inférieurs chez qui le mouvement impétueux est plus intense au début, et plus ralenti à la fin, à l'encontre du mouvement naturel. Or le mouvement premier est unique et continu, les philosophes l'ont prouvé. Il faut donc que le premier moteur soit unique. La substance corporelle est ordonnée à la substance spirituelle comme à son bien: il existe en celle-ci une bonté plus complète à laquelle la substance corporelle tend à s'assimiler, puisque tout ce qui existe désire le meilleur qui lui soit possible. Mais tous les mouvements de la créature corporelle peuvent se réduire à un unique premier, en dehors duquel on ne trouve pas d'autre premier susceptible de lui être réduit. En dehors donc de la substance spirituelle qui est la fin du premier mouvement, il n'en est pas qu'on ne puisse lui ramener. Or c'est elle que nous concevons sous le nom de Dieu. Il n'y a donc qu'un seul Dieu, L'ordre que présente la diversité ordonnée des choses tient lui-même à l'ordonnance de ces choses à un premier, comme l'ordre entre elles des parties d'une armée tient à l'ordonnance de toute l'armée à son chef. Que des choses différentes s'unissent par un certain rapport, ce ne peut être en effet le résultat de leurs natures propres qui les font différentes: en cela elles ne se distingueraient que davantage les unes des autres. Ce ne peut être non plus le résultat de divers agents ordonnateurs: il est impossible qu'un ordre unique résulte de ces agents en tant qu'ils sont divers. Ou bien alors l'ordre, entre eux, d'êtres multiples est un ordre accidentel, ou bien il importe de le ramener à un premier agent ordonnateur qui ordonne tous les autres à la fin qu'il vise. Or toutes les parties de ce monde se trouvent ordonnées entre elles, les unes apportant leur concours aux autres: les corps inférieurs, par exemple, sont mus par les corps supérieurs, ceux-ci par les substances incorporelles. Et ce n'est pas par accident, puisqu'il en va ainsi toujours, ou dans la plupart des cas. Ce monde, dans son ensemble, n'a donc qu'un unique ordonnateur, un chef unique. Or il n'y a pas d'autre monde que ce monde-ci. Il n'y a donc qu'un unique chef de toutes choses, celui que nous appelons Dieu. S'il existe deux réalités dont l'existence est nécessaire, ces deux réalités doivent présenter la même valeur de nécessité au plan de l'existence. Il faut donc qu'elles se distinguent par un caractère qui s'ajoute à l'une des deux seulement, ou aux deux. Ainsi pour l'une des deux, ou pour les deux, il y a composition. Or aucun être composé n'est nécessaire par lui-même, nous l'avons montré plus haut. Impossible donc qu'il y ait plusieurs êtres nécessaires dans leur existence; impossible de même qu'il y ait plusieurs dieux. A supposer plusieurs êtres nécessaires dans leur existence, ce en quoi ils diffèrent ou bien est requis pour constituer d'une certaine manière leur nécessité d'être, ou bien ne l'est pas. Si ce n'est pas requis, c'est donc quelque chose d'accidentel: tout ce qui survient en effet à une chose sans constituer son être même est accident. Cet accident a donc une cause. Cette cause sera l'essence même de l'être nécessaire, ou quelque chose d'autre. Si c'est l'essence, étant donné que cette essence est la nécessité même d'exister, la nécessité d'exister sera la cause de cet accident. Or la nécessité d'exister se retrouve dans l'un et l'autre de ces êtres. L'un et l'autre présenteront donc cet accident. Et ainsi cet accident ne pourra les distinguer. Si la cause de cet accident est quelque chose d'autre, cet accident n'existera pas s'il n'existe pas quelque chose d'autre. Et si cet accident n'existe pas, la distinction susdite n'existera pas. Donc, à moins qu'il n'existe quelque chose d'autre, ces deux êtres supposés nécessaires ne seront pas deux, mais un seul. Donc l'être propre de l'un et de l'autre dépend d'un troisième. Ni l'un ni l'autre n'est donc nécessaire par lui-même. Si ce qui les distingue est nécessaire pour parfaire leur nécessité d'existence, ce sera ou bien parce que cet élément sera inclus dans la définition même de la nécessité d'être, comme le fait d'être animé est indus dans la définition d'animal; ou bien parce qu'il spécifiera la nécessité d'exister, comme l'animal qui reçoit du caractère raisonnable un complément spécifique. Dans la première hypothèse, il faut que partout où il y a nécessité d'exister, il y ait ce qui est inclus dans sa définition, comme il convient à tout être qui vérifie la définition d'animal, d'être animé. Ainsi, la nécessité d'exister étant par hypothèse attribuée aux deux êtres dont on a parlé, cet élément ne pourra les distinguer. Dans la seconde hypothèse, on se heurte à une nouvelle impossibilité. En effet, la différence qui spécifie le genre n'apporte pas de complément à la définition du genre, mais par elle donne le genre, acquiert l'être en acte: la définition de l'animal est achevée avant qu'on y ajoute le caractère raisonnable; mais il ne peut exister d'animal en acte que raisonnable ou irraisonnable. Ainsi donc cet élément ajouté achève la nécessité d'exister quant à l'être en acte, et non quant à la raison de la nécessité d'exister. Ce qui est impossible pour deux raisons: d'abord parce que chez l'être à l'exister nécessaire, sa quiddité, nous l'avons prouvé, est son propre être, ensuite parce qu'un être nécessaire acquerrait l'être par quelque chose d'autre: ce qui est impossible. Il est donc impossible d'affirmer l'existence de plusieurs êtres dont chacun, par lui-même, aurait un être nécessaire. S'il y a deux dieux, le nom de dieu est attribué à l'un et à l'autre, soit d'une manière univoque, soit d'une manière équivoque. Une attribution équivoque est hors de propos: rien n'empêche que n'importe quoi soit, d'une manière équivoque, appelé de n'importe quel nom; c'est affaire d'usage. Mais si ce nom est attribué d'une manière univoque, il faut qu'il soit attribué à l'un et à l'autre dieux selon une même et unique raison. L'un et l'autre auront donc même nature ou bien selon un unique acte d'être, ou bien selon des actes distincts. S'il y a acte d'être unique, il n'y aura pas deux êtres, mais un seul: deux êtres, substantiellement distincts, n'ont pas un même et unique acte d'être. S'il y a des actes distincts, ni pour l'un ni pour l'autre la quiddité ne sera l'être propre, ce qu'il faut pourtant affirmer de Dieu, nous l'avons montré. Aucun de ces deux dieux ne réalise donc ce que nous entendons sous le nom de Dieu. Ainsi est-il impossible d'affirmer l'existence de deux dieux. Rien de ce qui convient à tel être déterminé, en tant qu'il est cet être déterminé, ne peut convenir à un autre: le caractère singulier d'un être n'appartient à aucun autre en dehors de cet être singulier lui-même. Mais l'être dont l'exister est nécessaire possède la nécessité d'exister en tant qu'il est cet être déterminé. Il est donc impossible qu'il y ait plusieurs sujets dont chacun aurait une existence nécessaire. Impossible par conséquent qu'il y ait plusieurs dieux. Prouvons la mineure. Si ce dont l'être est nécessaire n'est pas ce singulier individuellement désigné par cette nécessité d'être, la désignation de son être comme nécessaire ne viendra pas de lui, mais dépendra forcément d'un autre. Or un sujet quelconque est distinct de tous les autres selon qu'il est en acte; et c'est en cela qu'il est cet existant individuellement désigné. Donc l'existant dont t'être est nécessaire dépendrait d'un autre quant au fait d'être en acte; ce qui s'opposerait à la définition même de ce qui est nécessairement être. Il faut donc que ce qui est nécessairement être soit tel en tant qu'il est cet existant individuellement désigné. Il faut donc que l'être dont l'exister est nécessaire soit tel en tant qu'il est cet être déterminé. La nature désignée sous le nom de dieu est individuée en ce Dieu ou par elle-même ou par quelque chose d'autre. Si elle l'est par quelque chose d'autre, il y aura nécessairement en elle composition. Si elle l'est par elle-même, impossible alors qu'elle puisse appartenir à un autre sujet: ce qui est principe d'individuation ne peut être commun à plusieurs sujets. Il est donc impossible qu'il y ait plusieurs dieux. S'il y a plusieurs dieux, la nature de la déité ne pourra pas être numériquement une en eux. Il faudra donc qu'il y ait quelque chose qui différencie la nature divine en celui-ci ou en celui-là. C'est impossible, car la nature divine ne reçoit pas d'addition, nous l'avons montré plus haut, ni celle de différences essentielles ni celle de différences accidentelles. La nature divine n'est pas davantage la forme d'une matière, telle qu'elle puisse se diviser en divisant la matière. Il est donc impossible qu'il y ait plusieurs dieux. En toute chose l'être propre à cette chose est unique. Or nous avons vu plus haut que Dieu lui-même est son propre être. Il ne peut donc y avoir qu'un seul Dieu. Une chose a d'être pour autant qu'elle a d'unité; c'est pourquoi chaque chose répugne de toute sa force à se laisser diviser, de peur par là d'être entraînée au non-être. Mais la nature divine possède souverainement l'être. Il y a donc en elle suprême unité. D'aucune manière elle ne peut donc se diviser en plusieurs sujets. En tout genre la multitude des sujets découle d'un principe unique. Aussi bien en chaque genre trouve-t-on un premier, qui est la mesure de tous les sujets compris dans ce genre. Tous les êtres qui présentent entre eux une certaine ressemblance dépendent donc nécessairement d'un unique principe. Mais tous les êtres s'accordent dans l'être. Il doit donc y avoir un être premier, unique, principe de toutes choses. C'est Dieu. En tout pouvoir celui qui préside désire l'unité: aussi bien la monarchie ou royauté est-elle le meilleur de tous les régimes. Il n'y a également qu'une seule tête pour des membres multiples, signe évident que le détenteur du pouvoir requiert l'unité. Il faut donc affirmer de Dieu, cause universelle, qu'il est absolument unique. Cette affirmation de l'unicité de Dieu, nous pouvons la retrouver dans la Sainte Écriture. Au Deutéronome, il est dit: Écoute, Israël, le Seigneur ton Dieu est un Dieu unique; on lit dans l'Exode: Tu n'auras pas d'autres dieux que moi; et dans l'Épître aux Éphésiens: Un seul Seigneur, une seule foi, etc. Cette vérité ruine le polythéisme des païens. - Pourtant certains d'entre eux ont reconnu l'existence d'un dieu suprême, unique; ils ont affirmé que ce dieu était la cause de tous les autres êtres auxquels ils donnaient le nom de dieux, puisque, aussi bien, ils attribuaient à toutes les substances éternelles le titre de divinités, en raison spécialement de leur sagesse, de leur bonheur et du gouvernement des choses. Ces expressions se retrouvent aussi dans la Sainte Écriture, où les saints anges, voire même les hommes, tels les juges, reçoivent le nom de dieux: ainsi dans le Psautier: Parmi tes dieux, Seigneur, personne n'est semblable à toi; et ailleurs encore: J'ai dit: vous êtes des dieux. Un peu partout dans l'Écriture se retrouvent des textes de ce genre. A cette vérité semblent particulièrement contredire les Manichéens, qui affirment l'existence de deux principes, dont l'un ne serait pas la cause de l'autre. S'y opposent encore les erreurs de l'Arianisme, lequel enseigne que le Père et le Fils ne sont pas un seul Dieu, mais plusieurs dieux, forcé qu'il est pourtant par la Sainte Écriture de croire que le Fils est vrai Dieu. 43: DIEU EST INFINI L'infini accompagnant la quantité, suivant l'enseignement des philosophes, on ne peut accorder l'infinité à Dieu en raison de la multiplicité; nous avons montré qu'il n'y a qu'un Dieu, et qu'on ne peut trouver en lui de composition soit de parties soit d'accidents. On ne peut dire non plus que Dieu est infini dans la ligne de la quantité continue, puisque, nous l'avons vu, il est incorporel. Reste donc à chercher s'il lui convient d'être infini dans la ligne de la grandeur spirituelle. Cette grandeur spirituelle est à considérer sous deux aspects: celui de la puissance, celui de la bonté ou perfection de la nature propre. On dira en effet d'un objet qu'il est plus ou moins blanc dans la mesure où sa blancheur trouve sa perfection. Et la grandeur d'une puissance se jaugera à la grandeur de son action ou de ses résultats. De ces deux aspects, d'ailleurs, l'un découle de l'autre: un être est actif par cela même par quoi il est en acte; et la mesure selon laquelle il s'accomplit dans son acte, exprime la mesure de la grandeur de sa puissance. Ainsi peut-on dire des réalités spirituelles qu'elles sont grandes, à la mesure de leur plein achèvement; c'est ce que saint Augustin affirme en disant que dans le domaine où les choses sont grandes d'une grandeur qui n'est pas le fait de leur masse, le plus grand s'identifie au meilleur. Il nous faut donc montrer que, dans la ligne de cette grandeur, Dieu est infini. Mais ne comprenons pas l'infinité de Dieu d'une manière privative, comme il en va pour la quantité dimensive ou numérique; cette quantité-là en effet a, par nature, un terme. Que ce terme soit retiré aux choses dont la nature est d'en avoir un, et l'on dira de ces choses qu'elles sont infinies, l'infini désignant alors en elles l'imperfection. En Dieu, par contre, l'infini ne peut s'entendre que d'une manière négative: la perfection de Dieu n'ayant pas de terme ou de fin, Dieu étant souverainement parfait. C'est en sens qu'il faut attribuer à Dieu d'être infini. De fait, tout ce qui par nature est fini fait partie d'un genre quelconque. Or Dieu ne se situe dans aucun genre; mais sa perfection, comme nous l'avons montré plus haut, contient les perfections de tous les genres. Dieu est donc infini. Tout acte, inhérent à une autre chose, est limité par la chose en laquelle il existe, car ce qui se trouve dans une autre chose y existe selon la mesure de ce sujet récepteur. Un acte qui n'existe d'aucune manière en autre chose n'est donc limité d'aucune manière: par exemple, si la blancheur existait par elle-même, sa perfection n'aurait pas de limite, rien n'empêcherait la blancheur d'avoir tout ce qui constitue sa perfection. Or Dieu est un acte qui d'aucune manière n'existe en autre chose, puisqu'il n'est pas forme dans une matière, nous l'avons vu déjà, et que son être n'inhère en aucune forme ou nature, Dieu étant à lui-même son propre être, comme on l'a également montré. Reste donc qu'il est infini. Dans le monde des réalités, il y a ce qui est puissance pure: la matière première; ce qui est acte pur: Dieu; ce qui est acte et puissance: tout le reste des choses. Mais la puissance dit rapport à l'acte; pas plus qu'elle ne peut dépasser l'acte dans un être particulier, elle ne le peut dans l'absolu. Puisque la matière première est infinie dans sa potentialité, il reste donc que Dieu, qui est acte pur, est infini dans son actualité. Un acte est d'autant plus parfait qu'il est moins mêlé de puissance. Tout acte auquel la puissance vient se mêler reçoit ainsi une limite à sa perfection. Par contre l'acte auquel ne se mêle aucune puissance, n'a pas de limite à sa perfection. Or Dieu, nous l'avons vu, est acte pur à l'exclusion de toute puissance. Il est donc infini. L'être lui-même, considéré dans l'absolu, est infini: peuvent y avoir part en effet des êtres en nombre infini et selon des modes infinis. Si donc l'être de quelque sujet est fini, sa limite doit lui venir nécessairement d'un autre qui d'une certaine manière sera sa cause. Mais l'être de Dieu ne peut avoir de cause, puisque Dieu existe nécessairement par lui-même. Son être est donc infini, infini Dieu lui-même. Ce qui possède une certaine perfection est d'autant plus parfait qu'il participe plus pleinement à cette perfection. Mais il ne peut y avoir, - et l'on n'en peut imaginer, - de manière plus complète de posséder une perfection que celle d'un sujet parfait par son essence, dont l'être est la propre bonté. Tel est Dieu. Il est donc absolument impossible d'imaginer un être meilleur ou plus parfait que Dieu. Dieu est donc infini dans sa bonté. Dans son activité, notre intelligence s'étend jusqu'à l'infini. Le signe en est que, quelle que soit la quantité finie qui lui soit proposée, notre intelligence est capable d'en penser une plus grande. Or cette ouverture de l'intelligence à l'infini serait vaine s'il n'existait une réalité intelligible infinie. Il faut donc qu'il existe une réalité intelligible infinie, qui soit la réalité suprême. Nous l'appelons Dieu. Dieu est donc infini. Un effet ne peut dépasser sa cause. Or notre intelligence ne peut venir que de Dieu, cause première et universelle. Notre intelligence ne peut donc penser quelque chose qui soit plus grand que Dieu. Si donc elle peut penser quelque chose de plus grand que le fini, il faut conclure que Dieu n'est pas fini. Une puissance infinie ne peut se trouver dans une essence finie. Tout être en effet agit par sa propre forme, qui est ou son essence ou une partie de son essence, le mot de puissance désignant ici le principe de l'action. Mais Dieu n'a pas une puissance d'action finie; il meut en effet dans un temps infini, ce que seule peut faire une puissance infinie, comme nous l'avons vu plus haut. Reste donc que l'essence de Dieu est infinie. Certes, ce dernier argument vaut pour les tenants de l'éternité du monde. Même en dehors de cette thèse, l'idée de l'infinité de la puissance divine se trouve encore davantage confirmée. Un agent, en effet, a d'autant plus de puissance pour agir qu'il est capable de réduire à l'acte une potentialité plus éloignée de l'acte: le réchauffement de l'eau demande par exemple plus de puissance que le réchauffement de l'air. Mais ce qui n'existe absolument pas est à une distance infinie de l'acte et n'est même d'aucune manière en puissance. Donc, Si le monde a été créé alors qu'auparavant il était néant absolu, la puissance de celui qui l'a créé doit être infinie. Même pour les tenants de l'éternité du monde cet argument vaut comme preuve de l'infinité de la puissance de Dieu. Ils reconnaissent en effet que Dieu est la cause de la substance du monde, tout en estimant que celle-ci est éternelle; ainsi affirment-ils que Dieu éternel existe comme cause d'un monde éternel, à l'instar d'un pied qui de toute éternité serait la cause d'une empreinte de pas dont la trace aurait été imprimée de toute éternité dans la poussière. Cette thèse posée, et dans la ligne de l'argument susdit, rien n'empêche que la puissance de Dieu soit infinie. Que ce soit dans le temps, comme nous le pensons, que ce soit à leur sens de toute éternité, c'est Dieu qui a produit les choses, et rien ne peut exister en réalité que Dieu n'ait produit, puisqu'il est le principe universel de l'être. Ainsi il a produit, sans aucune matière ou puissance préexistante. Or la puissance doit être proportionnée à la puissance passive; plus est grande la puissance passive qui préexiste ou que l'on présuppose, plus grande sera la puissance active qui la réduira à l'acte. Étant donné qu'une puissance finie produit un certain effet, présupposée la potentialité de la matière, reste donc que la puissance de Dieu qui ne présuppose aucune puissance, n'est pas finie, mais bien infinie. Ainsi son essence est infinie. Une réalité dure d'autant plus que la cause de son être est plus puissante. Ce dont la durée est infinie doit donc recevoir l'être d'une cause d'une puissance infinie. Mais la durée de Dieu est infinie; nous avons vu plus haut en effet que Dieu est éternel. Et comme il n'a pas d'autre cause de son être que lui-même, il doit donc être lui-même infini. L'autorité de l'Écriture témoigne en faveur de cette vérité, quand le Psalmiste chante: Le Seigneur est grand et digne de toute louange, et sa grandeur n'a tas de fin. Cette vérité se trouve encore confirmée par l'enseignement des philosophes de la plus haute antiquité qui, forcés pour ainsi dire par la vérité elle-même, ont tous affirmé le caractère infini du premier principe des choses. Ignorant le nom qui lui convenait en propre, les uns ont pensé l'infinité du premier principe sous le mode de la quantité discontinue, à la manière de Démocrite pour qui des atomes infinis étaient les principes des choses, ou à la manière d'Anaxagore pour qui ces principes étaient des parties infinies semblables. D'autres ont pensé ce premier principe sous forme de quantité continue, comme ceux qui affirmaient que le premier principe de tout était un certain élément, ou un corps informe et infini. Mais la réflexion des philosophes postérieurs ayant montré qu'il n'y avait pas de corps infini et qu'à cette affirmation était lié le caractère en quelque sorte infini du premier principe, on doit conclure que l'infini qui est premier principe n'est ni un corps, ni une puissance enfermée dans un corps. INTELLIGENCE 44: DIEU EST INTELLIGENT De ce qui précède, on peut montrer que Dieu est intelligent. On l'a montré plus haut, il n'est pas possible d'aller à l'infini dans la série des êtres moteurs et des êtres mus: il faut réduire tous les mobiles, comme on peut le prouver, à un unique Premier, qui se meut soi-même. Mais ce qui se meut soi-même se meut par désir et connaissance; seuls des êtres doués de ces deux qualités, l'expérience le montre, se meuvent eux-mêmes, trouvant en eux aussi bien de quoi être mus que de ne l'être pas. Donc, dans le Premier Mobile moteur de soi, la part motrice doit être pourvue de désir et de connaissance. Mais, dans le mouvement de désir ou de connaissance, ce qui désire ou connaît est un moteur mû: c'est l'objet désiré ou connu qui est, lui, un moteur non-mû. Il en résulte ceci: le Premier Moteur universel, que nous appelons Dieu, est, on le sait, un Moteur non-mû, absolument; il joue donc, par rapport à la partie motrice du Premier Mobile moteur de soi, le rôle d'un objet de désir par rapport au sujet qui désire. Non pas, du reste, le rôle d'un objet de désir pour un appétit sensible: l'appétit sensible ne vise pas le bien pur et simple, mais tel bien particulier, suivant la connaissance sensible qui, elle aussi, perçoit le particulier seulement. Or, le bien (ou désirable) pur et simple est premier par rapport à ce qui n'est bon et désirable que hic et nunc. La conséquence nécessaire, c'est que le Premier Moteur est désirable à titre d'objet intellectuel; et le Moteur qui le désire sera donc intelligent. Mais à bien plus forte raison ce Premier Désirable sera-t-il intelligent, lui aussi: puisque c'est seulement en s'unissant à lui, Intelligible, que l'autre, qui le désire, fait acte d'intellection. Ainsi donc, dans l'hypothèse, chère aux philosophes, que le Premier Mobile se meuve soi-même, Dieu est intelligent, nécessairement. Même conséquence nécessaire si la réduction des mobiles se fait, non à un premier Mobile moteur de soi, mais à un Moteur absolument immobile. Le Premier Moteur, en effet, est principe universel du mouvement. Mais tout moteur, on le sait, meut en vertu d'une certaine forme, qu'il vise, en agissant; la forme par laquelle meut le Premier Moteur doit donc être Forme universelle, et Bien universel. Or, une forme universelle ne se trouve que dans un intellect. C'est ainsi que le Premier Moteur, qui est Dieu, doit être intelligent. Dans aucun ordre de moteurs, on ne trouvera un moteur intellectuel qui soit instrument d'un moteur sans intelligence: c'est le contraire plutôt. Mais comparés au Premier Moteur, qui est Dieu, tous les moteurs du monde sont comme des instruments par rapport à l'agent principal. Or, dans le monde déjà, on trouve beaucoup de moteurs intelligents; impossible donc que le Premier Moteur soit moteur sans intelligence. Dieu est intelligent, nécessairement. Dès là qu'une chose est sans matière, elle est intelligente. Le signe en est que les formes deviennent formes intellectuelles, en acte, par abstraction de la matière. C'est même pourquoi l'intelligence a pour objets des universaux, et non des singuliers: le principe d'individuation, c'est la matière. Mais les formes, intellectuellement perçues en acte, ne font plus qu'un avec l'intellect en acte d'intellection. Si donc le fait d'être sans matière suffit à rendre les formes objets actuels d'intellection, c'est que le fait même d'être sans matière suffit à caractériser un sujet intelligent. Or, on l'a montré plus haut, Dieu est absolument immatériel. Il est donc intelligent. A Dieu ne manque aucune des perfections qu'on trouve dans les êtres, de quelque genre qu'ils soient, nous l'avons vu plus haut; ce qui n'entraîne pourtant en lui aucune composition interne, on l'a montré également. Mais, de toutes les perfections existantes, la toute première est bien d'avoir l'intelligence: puisque, par elle, on est en quelque manière toutes choses, recueillant en soi les perfections de toutes. Dieu est donc intelligent. Tout ce qui tend vers une fin d'une façon déterminée, ou bien se donne à soi-même sa fin, ou bien la reçoit d'un autre: autrement, il n'irait pas plus à telle fin qu'à telle autre. Or, les êtres de la nature tendent à des fins déterminées: ce n'est pas par hasard qu'ils trouvent ce qu'il leur faut: autrement, ils n'arriveraient pas à l'existence toujours ou le plus souvent, mais rarement; car le hasard est leur lot. Or ces êtres de la nature ne se donnent pas à eux-mêmes leur fin; ils ne connaissent pas l'idée de fin. Leur fin leur est donc nécessairement fournie par un autre, qui sera ainsi l'auteur de la nature. Cet Auteur, c'est celui qui donne l'acte d'être à toutes choses, et qui est, par lui-même, l'Acte d'être nécessaire, celui que nous appelons Dieu. Mais il ne pourrait fournir à la nature sa fin, s'il n'était doué d'intellect. Ainsi, Dieu est intelligent. Tout ce qui est imparfait dérive d'un principe parfait: ontologiquement, en effet, le parfait précède l'imparfait, comme l'acte précède la puissance. Or, les formes telles qu'on les trouve dans les choses particulières sont des formes imparfaites: puisqu'elles s'y trouvent partagées, en quelque sorte, et non selon tonte leur définition, qui est universelle. Ces formes dérivent donc, nécessairement, d'autres formes, celles-là parfaites, et non particularisées. Mais de telles formes parfaites ne peuvent exister qu'à l'état d'idées en acte: aucune forme n'existe à l'état universel, son état propre, sinon dans un intellect. Par voie de conséquence, ces formes doivent être également intelligentes, Si elles sont subsistantes: or, si elles ne subsistent pas, elles n'agiront pas. C'est ainsi que Dieu doit avoir l'intelligence: lui qui est l'Acte premier, subsistant, d'où tout le reste provient. L'intelligence divine, d'autre part, est une vérité que professe la foi catholique. On lit en effet au Livre de Job, au sujet de Dieu: Son c_ur est sage et sa force est grande; et encore: Il possède force et sagesse. Et dans le psaume 138: Ton savoir est prodigieux, trop grand pour moi. Et dans l'épître aux Romains: Ô abîme de la richesse, de la sagesse et de la science de Dieu. Au reste, cette vérité de foi a pris tant d'importance chez les hommes, que c'est l'acte d'intellection qui leur fournit le nom de Dieu: Théos, en effet, qui veut dire Dieu chez les Grecs, vient de theastai, qui veut dire regarder, voir. 45: L'INTELLECTION DE DIEU EST SON ESSENCE Du fait que Dieu est intelligent, il résulte que son intellection est identique à son essence. L'intellection est en effet l'acte de l'être intelligent; elle demeure en lui, et ne passe pas en quelque chose d'extrinsèque, comme l'action de la chaleur passe en ce qui est échauffé. La réalité intelligible ne reçoit rien du fait qu'elle est saisie par l'intelligence, c'est l'être intelligent qui est perfectionné. Or tout ce qui est en Dieu est l'essence divine. L'intellection de Dieu est donc l'essence divine, et l'être divin et Dieu lui-même, car Dieu est son essence comme il est son être. L'intellection est à l'intelligence ce que l'être est à l'essence. Or l'être divin est son essence, comme on l'a vu plus haut. Donc l'intellection de Dieu est son intelligence. Mais l'intelligence de Dieu est son essence; sinon il y aurait en Dieu quelque chose d'accidentel. Il faut donc conclure que l'intellection de Dieu est son essence. L'acte second est plus parfait que l'acte premier; ainsi l'exercice de la science remporte sur la science elle-même. Or la science de Dieu, ou l'intellect de Dieu, se confond avec son essence, si Dieu est intelligent: nous l'avons montré. Nulle perfection, en effet, ne lui appartient par participation mais par essence, comme on l'a vu. Si donc l'exercice de la science ne se confondait pas, en Dieu, avec l'essence, il y aurait en lui quelque chose de plus noble et de plus parfait que son essence. Dieu ne serait pas au terme de la perfection et de la bonté: il ne serait pas l'être premier. L'intellection est l'acte de l'être intelligent. Si donc Dieu, qui est un être intelligent, n'est pas son intellection, il y aura nécessairement entre Dieu et cette intellection le même rapport qu'entre une puissance et son acte. Il y aura donc en Dieu puissance et acte. Nous avons montré que c'était impossible. Toute substance existe en vue de son opération. Si donc L'opération de Dieu est autre chose que la substance divine, la fin de cette substance sera autre chose qu'elle-même. Dieu alors ne sera pas sa bonté; dès là que le bien de tout être est sa fin elle-même. Si l'intellection de Dieu est son acte d'être, il en résulte que cette intellection est simple, éternelle et invariable; elle n'existe qu'en acte, et est tout ce que nous avons requis par démonstration de l'être divin. Dieu n'est donc pas intelligence en puissance; il ne commence pas à comprendre à nouveau quelque chose; il n'éprouve aucun changement, aucune composition dans son intellection elle-même. 46: DIEU NE COMPREND PAR RIEN D'AUTRE QUE PAR SON ESSENCE Il ressort de là avec évidence que l'intellect divin ne comprend par aucune autre espèce intelligible que son essence. L'espèce intelligible est le principe formel de l'opération intellectuelle, comme la forme de tout agent est le principe de son opération propre. Or l'opération intellectuelle de Dieu est son essence, comme nous l'avons montré. Si donc l'intellect divin comprenait par une autre espèce intelligible que son essence, il y aurait quelque chose d'autre qui serait principe et cause de l'essence divine: ce que nous avons démontré impossible. C'est par l'espèce intelligible que l'intellect est rendu intelligent en acte, de même que c'est par l'espèce sensible que le sens exerce effectivement l'action de sentir. L'espèce intelligible est donc avec l'intellect dans le rapport de l'acte à la puissance. Il en résulte que si l'intellect divin comprenait par une autre espèce intelligible que soi-même, il serait en puissance par rapport à quelque chose: ce qui est impossible, comme nous l'avons montré. L'espèce intelligible distincte de l'essence de l'intellect dans lequel elle se trouve n'a qu'un être accidentel. Or en Dieu, nous le savons, il ne saurait y avoir d'accident. Il n'y a donc, dans son intellect, aucune espèce intelligible qui ne soit l'essence divine elle-même. L'espèce intelligible est une ressemblance de la réalité qui est saisie par l'esprit. Si donc il y a dans l'intellect divin une espèce intelligible qui ne soit pas son essence, cette espèce sera la ressemblance d'une certaine réalité: essence divine, ou autre chose. Or ce ne peut être la ressemblance de l'essence divine elle-même, car alors l'essence divine ne serait pas intelligible par elle-même: c'est cette espèce qui la rendrait intelligible. - Il ne peut y avoir davantage dans l'intellect divin une espèce différente de l'essence de cet intellect, et qui serait la ressemblance d'une autre chose. Cette ressemblance, en effet, serait imprimée dans l'intellect divin par quelque chose. Ce ne pourrait être le fait de l'intellect lui-même: le même ne peut à la fois être agent et patient; il y aurait aussi en ce cas un agent qui imprimerait au patient non pas sa propre ressemblance mais celle d'un autre, et alors tout agent ne produirait pas un effet semblable à soi. - La ressemblance susdite ne viendrait pas non plus d'un autre, car cela supposerait quelque agent antérieur à l'intellect divin. Il est donc impossible que, dans l'intellect divin, il y ait quelque espèce intelligible en dehors de sa propre essence. L'intellection de Dieu est son être, nous l'avons montré. Si donc Dieu comprenait par une espèce qui ne fût pas son essence, ce serait par quelque chose d'autre que son essence. Ce qui est impossible. Dieu ne comprend donc pas par quelque espèce intelligible distincte de son essence. 47: DIEU SE COMPREND PARFAITEMENT SOI-MÊME A partir de là, on peut montrer clairement que Dieu se comprend lui-même à la perfection. L'intellect se porte vers la réalité qu'il comprend par le moyen de l'espèce intelligible; dès lors la perfection de l'opération intellectuelle dépendra de deux conditions. La première sera que l'espèce intelligible soit parfaitement conforme à la chose qui est objet de l'intellection; la seconde, qu'elle soit parfaitement unie à l'intellect: ce qui se réalise d'autant mieux que l'intellect est plus puissant en sa force de pénétration. Or l'essence divine, qui est l'espèce intelligible par laquelle l'intellect divin comprend, est absolument identique à Dieu lui-même, absolument identique aussi à son intellect. Dieu se connaît donc lui-même avec une perfection absolue. La réalité matérielle devient intelligible dès là qu'elle est abstraite de la matière et des conditions matérielles. Ce qui est séparé par nature de toute matière et de toutes conditions matérielles se trouve donc être intelligible selon sa propre nature. Or toute réalité intelligible est effectivement saisie par l'intellect en tant qu'elle est une seule chose en acte avec l'être qui exerce l'intellection. Mais Dieu lui-même est en acte d'intelligence, comme on l'a prouvé. Par conséquent, dès là qu'il est parfaitement dégagé de la matière, et parfaitement un avec soi-même, Dieu se saisit lui-même à la perfection. Une chose est comprise en acte du fait que l'intellect en acte et la chose saisie actuellement ne font qu'un. Or l'intellect divin est toujours saisi, appréhendé en acte, dès là qu'en Dieu rien n'est en puissance et imparfait. Quant à l'essence divine, elle est parfaitement intelligible en elle-même, comme on l'a vu. L'intellect divin et l'essence divine n'étant qu'une seule chose, ainsi qu'on l'a montré, il est manifeste que Dieu se comprend parfaitement lui-même: Dieu, en effet, est son intellect et son essence. Tout ce qui est en quelqu'un selon un mode intelligible est compris par ce quelqu'un. Or l'essence divine est en Dieu selon un mode intelligible, car l'être naturel de Dieu et son être intelligible sont une seule et même chose, dès là que l'être de Dieu est sa propre intellection. Dieu comprend donc son essence et, par suite, il se comprend lui-même, puisqu'il est son essence. Les actes de l'intellect, comme ceux des autres puissances de l'âme, se distinguent d'après leurs objets. L'opération de l'intellect sera donc d'autant plus parfaite que la réalité intelligible sera elle-même plus parfaite. Or l'intelligible le plus parfait est l'essence divine, puisqu'elle est l'acte absolument parfait et la vérité première. Quant à l'opération de l'intellect divin elle est aussi le plus noble, n'étant autre que l'être divin lui-même, comme on l'a vu. Ainsi donc Dieu se comprend lui-même. Les perfections de toutes choses se trouvent souverainement en Dieu. Or, parmi les perfections qui existent dans les choses créées, la plus élevée est de comprendre Dieu. En effet, la nature intellectuelle dépasse les autres, et sa perfection est de comprendre; d'autre part, l'intelligible le plus noble n'est autre que Dieu. Dieu se comprend donc à la perfection. Tout ceci est confirmé par l'autorité divine. L'Apôtre dit, en effet, que l'Esprit de Dieu scrute jusqu'aux profondeurs de Dieu. 48: DIEU NE CONNAÎT QUE SOI, IMMÉDIATEMENT ET PAR SOI Ce que nous venons de dire met en évidence que Dieu ne connaît que soi, immédiatement et par soi. Cela seul est connu par l'intellect, immédiatement et par soi, qui est connu au moyen de son espèce intelligible; l'opération est en effet proportionnée à la forme qui en est le principe. Or ce par quoi Dieu comprend n'est autre que son essence, comme on l'a prouvé. Et donc, ce qui est compris par lui immédiatement et par soi n'est autre que lui-même. Il est impossible de comprendre plusieurs choses en même temps, immédiatement et par soi, car une même opération ne peut se terminer à plusieurs choses en même temps. Or nous avons établi que Dieu se comprend lui-même à quelque moment. Si donc Dieu comprend quelque autre chose immédiatement et par soi, c'est que son intellect est passé de la considération de soi à celle de cette autre chose. Or celle-ci est moins noble que Dieu lui-même. L'intellect divin serait donc changé en pire: ce qu'on ne peut admettre. Les opérations de l'intellect se distinguent en fonction de leurs objets. Si donc Dieu comprend et soi et autre que soi comme objet principal, c'est qu'il a plusieurs opérations intellectuelles. Alors, ou son essence est divisée, ou il exerce quelque opération intellectuelle qui n'est pas sa substance: deux choses impossibles, comme nous l'avons montré. Il reste donc que Dieu ne connaît rien d'autre, immédiatement et par soi, que sa propre essence. L'intellect, en tant que différent de ce qu'il appréhende, est en puissance par rapport à lui. Si donc quelque autre chose que Dieu est comprise par lui immédiatement et par soi, il s'ensuit que Dieu est en puissance par rapport à cette autre chose: ce qui est impossible, comme on l'a vu. Ce qui est compris est la perfection de celui qui comprend. En effet, l'intellect est parfait en tant même qu'il est en acte d'intellection, ce qui se réalise selon qu'il est un avec l'objet de l'intellection. Si donc quel que autre chose que Dieu est saisie immédiatement par lui, cette chose est sa perfection, et plus noble que lui. Ce qui est impossible. La science d'un être intelligent est formée de beaucoup d'objets. Si donc il y a beaucoup de choses que Dieu connaît immédiatement et par soi, il s'ensuit que la science divine est composée de plusieurs choses. Alors: ou bien l'essence divine est composée, ou bien la science est en Dieu un accident. Toutes choses impossibles, comme on l'a vu. Il reste donc que ce qui est saisi par Dieu immédiatement et par soi n'est rien d'autre que sa substance. L'opération intellectuelle tient sa spécification et sa noblesse de ce qui est saisi immédiatement et par soi, puisque tel est son objet. Si donc Dieu appréhendait quelque chose d'autre que soi immédiatement et par soi, son opération intellectuelle recevrait sa spécification et sa noblesse conformément à ce qui est autre que lui. Ceci est impossible, dès là que son opération est son essence, comme nous l'avons montré. On ne peut donc admettre que ce que Dieu atteint par sa connaissance, immédiatement et par soi, soit autre chose que lui-même. 49: DIEU CONNAÎT D'AUTRES CHOSES QUE SOI Du fait que Dieu se connaît soi-même immédiatement et par soi, on doit admettre que c'est en lui-même qu'il connaît autre chose que soi. On voit bien que la connaissance d'un effet est obtenue authentiquement dans la connaissance de sa cause: ce qui fait dire que nous savons quelque chose lorsque nous en connaissons la cause. Or Dieu est, par son essence, cause d'existence pour les autres. Et donc, comme il connaît parfaitement son essence, il faut en conclure qu'il connaît aussi les autres choses. Tout effet comporte en sa cause, d'une certaine manière, une ressemblance préexistante, puisque tout agent produit semblable à soi. Or tout ce qui existe en quelqu'un existe à la manière de ce quelqu'un. Si donc Dieu est cause de certaines choses, la ressemblance de ses effets existera en lui sous un mode intelligible, puisqu'il est lui-même de nature intellectuelle. Or ce qui existe en quelqu'un sous un mode intelligible, est compris par lui. Dieu comprend donc en lui-même les autres choses que soi. Quiconque connaît parfaitement une chose connaît tout ce qui peut être véritablement affirmé de cette chose et qui lui convient selon sa nature. Or il convient à Dieu, considéré dans sa nature, d'être la cause des autres êtres. Comme il se connaît parfaitement lui-même, il sait donc qu'il est cause. Ce qui ne peut être s'il ne connaît en quelque manière ses effets. Ceux-ci sont autres que lui-même, car rien n'est cause de soi-même. Dieu connaît donc les autres êtres que lui-même. Si nous rapprochons ces deux conclusions, il apparaît donc que Dieu se connaît soi-même comme ce qui est connu immédiatement et par soi; les autres choses sont connues de lui en tant que vues dans son essence. Cette vérité nous est enseignée expressément par Denys, au chap. VII des Noms divins: Il ne se rapporte pas à chaque chose par une vision, mais il sait toutes choses dans la cause qui les contient. Et plus loin: En se connaissant elle-même, la Sagesse divine sait tout le reste. L'autorité de la Sainte Écriture semble témoigner aussi de la vérité de cette affirmation; il est écrit de Dieu, dans le psaume: Il a regardé du haut de son sanctuaire, comme s'il voyait les autres du haut de son être. 50: DIEU A UNE CONNAISSANCE PROPRE DE CHAQUE CHOSE Certains ont prétendu que Dieu n'a des choses différentes de lui qu'une connaissance universelle, ne les connaissant qu'en tant que ce sont des êtres, pour cette raison qu'il connaît la nature de l'être par la connaissance qu'il a de lui-même. Il nous reste donc à montrer que Dieu connaît toutes les autres choses en tant qu'elles sont distinctes les unes des autres et distinctes de Dieu. C'est là connaître les choses selon leurs raisons propres. Pour mettre cela en évidence, il faut présupposer que Dieu est la cause de tout être: ce que nous avons dit plus haut l'a établi déjà assez clairement, et nous le mettrons plus tard en pleine lumière. Ainsi donc rien ne peut exister en quelque chose qui ne soit pas causé par Dieu, immédiatement ou par intermédiaire. Or quand la cause est connue, on connaît aussi ses effets. Par conséquent, tout ce qui existe dans les choses peut être connu si Dieu lui-même est connu, et aussi toutes les causes intermédiaires entre Dieu et les choses. Or Dieu se connaît lui-même ainsi que toutes ces causes intermédiaires. Qu'il se connaisse lui-même parfaitement, nous l'avons déjà montré. Se connaissant ainsi, il connaît ce qui procède immédiatement de lui-même. Et ceci étant connu, il connaît aussi ce qui en sort immédiatement. Il en va de même pour toutes les causes intermédiaires jusqu'au dernier de leurs effets. On voit donc que Dieu connaît tout ce qui est dans les choses. Or c'est cela avoir une connaissance propre et complète des choses, c'est-à-dire connaître tout ce qui, commun ou propre, existe dans les choses. Dieu a donc une connaissance propre des choses selon qu'elles sont distinctes les unes des autres. Tout être qui agit par intelligence possède la connaissance de la chose qu'il fait selon sa raison propre de chose faite: c'est la connaissance de l'auteur qui détermine la forme de son _uvre. Or Dieu est cause des choses par intelligence, puisque son être est son acte de comprendre, et que tout être agit selon qu'il est en acte. Il connaît donc ce qu'il produit d'une connaissance propre, selon que cette chose est distincte de toute autre. La distinction des choses ne peut venir du hasard, car elle implique un ordre certain. Il faut donc que cette distinction vienne de l'intention de quelque cause. Or ce n'est pas de l'intention d'une cause qui agirait par nécessité de nature, car la nature est déterminée à une seule chose, et l'intention d'une cause agissant par nécessité de nature ne peut se porter vers des choses multiples et distinctes. Il reste donc que la distinction dans les choses vient de l'intention de quelque cause douée de connaissance. Or c'est le propre de l'intellect de considérer la distinction des choses: ce qui faisait dire à Anaxagore que l'intellect était le principe de la distinction. D'autre part, la distinction universelle des choses ne saurait venir de l'intention de quelque cause seconde, car toutes ces causes appartiennent à l'ensemble des effets distincts. C'est donc à la cause première, qui par elle-même se distingue de toutes les autres, de viser la distinction de toutes les choses. Ainsi, Dieu connaît toute chose dans sa distinction d'avec les autres. Tout ce que Dieu connaît, il le connaît parfaitement: toute perfection est en lui, en effet, comme en celui qui est parfait purement et simplement, ainsi que nous l'avons montré. Or ce qui n'est connu qu'en général n'est pas connu parfaitement, car on ignore ce qu'il y a de plus important en lui, à savoir les perfections ultimes qui accomplissent son être propre. Une chose est connue en puissance plutôt qu'en acte par cette sorte de connaissance. Si donc Dieu, en connaissant son essence, connaît toutes choses en général, il connaît aussi les choses d'une connaissance propre. Celui qui connaît une nature quelconque, connaît les accidents propres de cette nature. Or les accidents propres de l'être, en tant qu'être, sont l'un et le multiple, comme on le voit au IVe Livre de la Métaphysique. Ainsi donc, si Dieu en connaissant son essence connaît en général la nature de son être, il s'ensuit qu'il connaît la multitude. Or la multitude ne peut être appréhendée sans la distinction. Dieu comprend donc les choses en tant même qu'elles sont distinctes les unes des autres. Quiconque connaît parfaitement une nature universelle, connaît le mode selon lequel cette nature peut être possédée; ainsi celui qui connaît la blancheur, sait qu'elle admet du plus et du moins. Or, c'est par leur mode divers d'exister que sont constitués les divers degrés de l'être. Si donc Dieu, en se connaissant, connaît la nature universelle de l'être, - non pas imparfaitement, car toute imperfection lui est absolument étrangère, - on ne peut lui refuser la connaissance de tous les degrés de l'être. Il possédera donc de toute chose autre que lui une connaissance propre. Quiconque connaît parfaitement une chose connaît tout ce qui lui appartient. Or Dieu se connaît parfaitement lui-même. Il connaît donc tout ce qui est en lui selon son pouvoir d'action. Mais, selon ce pouvoir actif, toutes choses sont en lui quant à leurs formes propres, dès là qu'il est lui-même le principe de tout être. Dieu a donc une connaissance propre de toutes choses. Quiconque connaît une nature, sait si cette nature est communicable: celui-là ne connaîtrait pas parfaitement la nature de l'animal qui ignorerait qu'elle est communicable à plusieurs. Or la nature divine est communicable par similitude. Dieu sait donc de quelles manières les choses peuvent être semblables à son essence. Or la diversité des formes vient de ce que les choses imitent diversement l'essence divine: ce qui fait dire au philosophe que la forme naturelle est quelque chose de divin. Dieu possède donc une connaissance des choses selon leurs formes propres. Dans le monde des hommes et des autres connaissants se vérifie la connaissance des choses en tant que distinctes dans leur multitude. Si donc Dieu ne connaissait pas les choses dans leurs caractères distinctifs, il serait tout à fait sot, comme il en allait pour ceux qui affirmaient qu'il ne connaît pas la dispute que tous connaissent: ce que n'admet pas le Philosophe au 1er Livre du De Anima et au IIIe Livre de la Métaphysique. Tout cela nous est enseigné par l'autorité de l'Écriture canonique. On lit en effet dans la Genèse: Dieu vit toutes les choses qu'il avait faites, et elles étaient très bonnes. Et, dans l'Épître aux Hébreux: Il n'est pas de créature qui reste invisible devant lui; tout est à nu et ouvert à ses yeux. 51-52: RECHERCHES SUR LA MANIÈRE DONT LA MULTITUDE DES RÉALITÉS SAISIES PAR DIEU SE TROUVE DANS SON INTELLECT Il ne faudrait pas que la multitude des objets de l'intellection divine nous donne à entendre qu'il y a composition en Dieu; c'est pourquoi nous allons scruter le mode selon lequel ces objets sont plusieurs. On ne peut entendre cette multitude au sens où ses éléments auraient un être distinct en Dieu. Car, ou bien ces nombreux éléments intelligibles seraient une même chose avec l'essence divine, et alors, dans l'essence même de Dieu on admettrait quelque multitude, ou bien ils seraient surajoutés à l'essence divine, et nous aurions en Dieu des réalités accidentelles, ce dont nous avons montré déjà l'impossibilité. On ne peut davantage admettre que ces formes intelligibles existent par soi: ce que Platon, pour éviter les inconvénients susdits, semble avoir cru en introduisant le monde des idées. Mais les formes des réalités naturelles ne peuvent exister sans la matière, puisqu'on ne peut les penser sans elle. D'ailleurs, si on admettait l'existence de ces formes, on n'aurait pas davantage établi comment Dieu connaît une multitude d'objets intelligibles. Ces formes, en effet, seraient hors de l'essence divine, et, si Dieu ne pouvait sans elles penser la multitude des choses, - ce qui est requis pour la perfection de son intellect, - il en résulterait que cette perfection de l'intellection dépendrait d'autre chose et, par suite, la perfection même de son être, dès là que son être se confond avec son opération intellectuelle. Nous avons montré plus haut qu'il ne saurait en être ainsi. Tout ce qui est en dehors de l'essence de Dieu est causé par lui, comme nous le montrerons; si donc les formes dont nous parlons sont en dehors de Dieu, elles sont causées par lui. Or Dieu est cause des choses par son intelligence: on le verra plus loin. Donc, pour que ces formes soient intelligibles, on doit présupposer que Dieu, selon l'ordre naturel des choses, les pense d'abord en lui-même. Ce n'est donc pas parce qu'une multitude d'intelligibles existe par soi hors de Dieu que Dieu pense cette multitude. L'intelligible en acte et l'intellect en acte ne sont qu'une seule et même chose, de même que le sensible en acte se confond avec le sens actualisé. Mais Si l'on distingue l'intelligible de l'intellect, c'est que l'un et l'autre sont considérés comme en puissance, comme on le voit pour les sens. En effet, ni l'_il ne voit effectivement, ni le visible n'est vu réellement qu'au moment où l'_il est informé par l'espèce de l'objet visible, l'_il et le visible ne formant alors qu'une seule chose. Si donc les formes intelligibles que Dieu perçoit sont hors de son intellect, il s'ensuit que cet intellect est en puissance et, de même, les formes intelligibles. Dieu aura besoin, alors, de quelqu'un qui l'amène à l'acte. Ce qui est impossible, car Dieu ne serait pas, dans ce cas, l'être premier. Les formes perçues intelligiblement doivent se trouver dans l'intellect qui les perçoit. Il ne suffit donc pas, pour expliquer que Dieu connaît la multitude des choses, de supposer que les formes de ces choses existent par soi hors de l'intellect divin: il faut, de toute nécessité, les placer dans l'intellect divin lui-même. Les mêmes raisons font apparaître qu'on ne peut situer la multitude dé ces mêmes formes intelligibles en quelque intellect autre que celui de Dieu, que ce soit celui de l'âme, ou de l'ange, qui est intelligence. Car, dans cette hypothèse, l'intellect divin dépendrait, en l'une de ses opérations, de quelque intellect qui ne vient pourtant qu'après lui. Ce qui est également impossible. De même que les choses qui subsistent par elles-mêmes viennent de Dieu, ainsi ce qui est contenu dans ces choses. Et donc, pour que puissent exister les formes intelligibles susdites en quelque intellect venant après Dieu, il faut présupposer l'intellection divine elle-même, par laquelle Dieu est cause des choses. Il s'ensuivrait aussi que l'intellect divin serait en puissance, dès là que ses objets intelligibles ne lui seraient pas conjoints. De même que chaque existant a son être propre, ainsi a-t-il son opération propre. On ne peut donc admettre que du fait qu'un intellect possède les dispositions requises pour agir, un autre intellect exerce l'opération intellectuelle: c'est l'intellect lui-même en qui se trouvent ces dispositions qui doit exercer l'action. C'est ainsi que chaque être est par son essence, non par l'essence d'un autre. On ne pourra donc justifier la connaissance qu'a de la multitude l'intellect premier par le fait que les formes intelligibles existeraient en quelque intellect secondaire. 53: SOLUTION DE LA DIFFICULTÉ PRÉCÉDENTE Il est possible de résoudre facilement cette difficulté si l'on considère attentivement la manière dont les formes intelligibles existent dans l'esprit. Nous prenons notre point de départ dans notre intelligence à nous pour élever, autant qu'il est possible, à la connaissance de l'intellect divin. Les choses extérieures que nous appréhendons n'existent pas dans notre esprit selon leur nature propre, mais il faut que leurs espèces intelligibles soient dans notre intellect qui, par elles, exerce effectivement son acte d'intellection. Existant en acte par ces espèces comme par une forme qui lui est devenue propre, l'intellect se saisit des choses elles-mêmes. L'intellection n'en est pas pour autant une action transitive qui puisse atteindre l'objet intelligible d'une manière comparable à la chaleur qui passe dans l'objet chauffé; l'intellection, elle, demeure dans l'esprit, mais elle est en rapport avec la réalité appréhendée, du fait que l'espèce intelligible, qui comme forme est le principe de l'opération intellectuelle, est aussi la similitude de la réalité. L'intellect, informé par l'espèce intelligible qui répond à la réalité, forme en soi-même, par l'exercice de son acte, une certaine intention de cette réalité. Cette intention est la raison de la chose; elle-même signifiée par la définition. Or ceci s'avère indispensable. En effet, l'intellect appréhende aussi bien les choses absentes que celles qui sont présentes; en quoi il se rencontre avec l'imagination. Mais l'intellect a ceci de plus qu'il s'empare de la chose en tant que séparée des conditions matérielles sans lesquelles elle ne peut exister dans la réalité: ce qui ne pourrait se faire si l'intellect ne formait en soi l'intention susdite. Cette intention d'ordre intellectuel étant comme le terme de l'opération intellectuelle ne saurait se confondre avec l'espèce intelligible qui actue l'intellect et qu'on doit considérer comme le principe de l'opération intelligible, bien que toutes deux, intention et espèce, soient des similitudes de la réalité atteinte par l'esprit. Dès là, en effet, que l'espèce intelligible, forme de l'intellect et principe de l'intellection, est une similitude de la chose extérieure, il s'ensuit que l'intellect forme une intention semblable à cette chose: tel on est, et telles sont nos opérations. L'intention, objet de l'intellection, étant semblable à quelque réalité, il en résulte que l'intellect, en formant cette intention, comprend cette réalité. Nous avons montré que l'intellect divin ne comprend par nulle autre espèce intelligible que son essence. Cependant son essence est la similitude de toutes choses. Il en résulte que la conception de l'intellect divin, en tant qu'il se comprend, conception qui est son verbe, est la similitude non seulement de Dieu lui-même, objet d'intellection, mais aussi de tous les êtres dont l'essence divine est la similitude. Ainsi donc, par une seule espèce intelligible, qui est l'essence divine, et par une seule intention saisie intellectuellement, qui est le verbe divin, la multitude des choses peut être atteinte par Dieu. 54: COMMENT L'ESSENCE DIVINE, UNE ET SIMPLE, PEUT ÊTRE LA PROPRE SIMILITUDE DE TOUS LES INTELLIGIBLES Il peut paraître difficile, et impossible, qu'une seule et même réalité toute simple comme l'essence divine soit la raison propre, ou la similitude, de choses diverses. Car les choses diverses étant distinctes en raison de leurs formes propres, ce qui est semblable à une chose selon sa forme propre ne peut être que dissemblable par rapport à une autre. Par contre, pour autant que des réalités diverses possèdent quelque chose de commun, rien n'empêche qu'elles aient une similitude unique: ainsi de l'homme et de l'âne en tant qu'ils sont animaux l'un et l'autre. Il résulterait de là que Dieu n'a pas des choses une connaissance propre mais commune. En effet, l'opération de connaissance est fonction du mode selon lequel la similitude de l'objet connu se trouve dans la faculté de connaissance, comme l'action de chauffer se produit selon le mode de la chaleur: la similitude de l'objet connu dans le connaissant étant comme la forme par laquelle il agit. Si donc Dieu possède une connaissance propre de choses nombreuses, c'est qu'il est lui-même la raison propre de chacune d'entre elles. Nous allons chercher comment cela peut être. Comme le dit le Philosophe au VIIIe Livre de la Métaphysique, les formes et les définitions des choses, qui les signifient, sont semblables aux nombres. En effet, si l'on ajoute ou si l'on retranche une unité à quelque nombre, l'espèce de ce nombre varie, comme on le voit pour le nombre deux et pour le nombre trois. Il en va de même pour les définitions: une différence, ajoutée ou retranchée, fait changer l'espèce. C'est ainsi que la substance sensible diffère spécifiquement selon qu'on lui ajoute le caractère rationnel, ou qu'on le lui refuse. Or, l'intellect et la nature ne se comportent pas de même par rapport à ce qui contient en soi plusieurs choses. En effet, la nature d'une chose répugne à voir divisé ce que son être requiert: la nature animale ne demeurera pas si l'âme est séparée du corps. Mais l'intellect peut quelquefois saisir séparément les éléments qui sont unis dans l'être, à savoir quand l'un d'entre eux n'appartient pas à la raison de l'autre. C'est ainsi que dans le chiffre trois, il peut considérer seulement deux unités, et, dans l'animal raisonnable la seule détermination sensible. Par suite, l'intellect peut saisir comme la raison propre de plusieurs ce qui implique multiplicité: il suffit d'appréhender certains éléments en laissant les autres de côté. Il peut, par exemple, saisir la dizaine comme raison propre de la neuvaine, en retranchant une unité, et de même comme la raison propre de chacun des nombres que renferme cette dizaine. De même encore, l'intellect peut appréhender dans l'homme l'exemplaire propre de l'animal non raisonnable en tant que tel et de chacune de ses espèces, sauf si celles-ci ajoutaient quelque différence positive. C'est ce qui faisait dire à un certain philosophe du nom de Clément, que les plus nobles parmi les êtres sont les exemplaires des moins nobles. Or l'essence divine contient en elle-même la noblesse de tous les êtres, non certes par manière de composition mais de perfection, comme on l'a montré. D'autre part, toute forme, aussi bien propre que commune, est une certaine perfection si l'on considère ce qu'elle implique de positif; elle ne dit imperfection qu'en tant qu'elle est déficiente par rapport à ce qui est l'être véritable. Par conséquent, l'intellect divin peut comprendre dans son essence ce qui est propre à chacun; il le fait en percevant ce en quoi son essence est imitée et ce en quoi tout être s'éloigne de la perfection de cette essence. Ainsi, en voyant son essence comme imitable par manière de vie non connaissante, il comprend la forme propre de la plante; s'il considère son essence comme imitable par manière de connaissance mais non d'intelligence, il se donne la forme propre de l'animal; et ainsi de suite. Il est donc évident que l'essence divine, en tant qu'elle est absolument parfaite, peut être considérée comme la raison propre de toute chose, et que, par elle, Dieu peut avoir une connaissance propre de tous les êtres. Maintenant, dès là que la raison propre de l'un se distingue de la raison propre de l'autre, et que la distinction est le principe de la pluralité, on est amené à considérer dans l'intellect divin une certaine distinction et la pluralité des raisons intelligibles, selon que ce qui existe dans l'intellect divin est la raison propre des êtres divers. Or ceci se réalise selon que Dieu saisit le propre rapport d'assimilation que chaque créature entretient avec lui. Par conséquent, les raisons des choses existant dans l'intellect divin ne sont plusieurs ou distinctes, qu'en tant que Dieu sait que les choses lui sont assimilables de plusieurs et de diverses manières. C'est ce qu'exprime saint Augustin quand il dit que Dieu fait l'homme selon une certaine raison et le cheval selon une autre; il dit aussi que les raisons des choses sont plusieurs dans l'esprit de Dieu. Ainsi l'opinion de Platon est aussi respectée en quelque manière, qui concevait des idées selon lesquelles étaient formés tous les êtres du monde matériel. 55: DIEU COMPREND TOUT EN MÊME TEMPS Ce que nous venons de dire montre bien que Dieu comprend tout en même temps. Notre intellect, lui, ne peut comprendre en acte plusieurs choses même temps, puisque, l'intellect en acte étant l'intelligible en acte, si nous comprenions en acte et en même temps plusieurs choses, il s'ensuivrait que notre intellect serait en même temps plusieurs choses du même genre, ce qui est impossible. Je dis bien du même genre, car rien n'empêche qu'un même sujet soit informé par diverses formes de divers genres, comme on voit qu'un même corps est à la fois figuré et coloré. Or les espèces intelligibles qui informent l'intellect pour le rendre identique en acte aux objets de son intellection, toutes ces espèces appartiennent à un même genre. Elles ont, en effet, un seul mode d'être selon l'ordre intelligible bien que les choses dont elles sont les espèces ne se ressemblent pas dans la manière d'exister. C'est pourquoi les espèces intelligibles ne sont pas rendues contraires par la contrariété des choses hors de l'âme qu'elles représentent. C'est aussi pourquoi, lorsque plusieurs choses sont atteintes selon qu'elles ne font qu'un en quelque manière, elles sont comprises en même temps. L'intellect, en effet, appréhende en même temps un tout continu, et non pas une partie après l'autre; de même, il entend en même temps la proposition, et non premièrement le sujet, et, ensuite, le prédicat. Cela, parce qu'il connaît toutes les parties selon une seule espèce intelligible qui représente le tout. Nous pouvons donc reconnaître que tout ce qui, multiple, est connu par une seule espèce, peut être appréhendé en même temps. Or, tout ce que Dieu connaît, il le connaît par une seule espèce, qui est son essence. Il peut donc comprendre toutes choses en même temps. La faculté de connaissance ne connaît en acte que s'il y a intention: ainsi, les images conservées dans la faculté organique ne sont pas toujours actualisées, pour cette raison que notre intention ne se porte pas sur elles, - c'est en effet l'appétit qui meut les autres puissances à leur acte chez les êtres qui agissent par volonté. Et donc nous ne voyons pas en même temps les multiples choses vers lesquelles notre intention ne se porte pas d'un seul coup. Quant à celles qui doivent faire l'objet d'une même intention, il faut qu'elles soient appréhendées en même temps: ainsi celui qui institue une comparaison entre deux choses dirige son intention vers elles deux et les regarde toutes deux d'un seul regard. Or tout ce qui appartient à la science divine tombe nécessairement sous une seule intention. L'intention de Dieu, en effet, est de voir parfaitement son essence. Ce qui revient à la voir selon toute sa vertu, dont tout dépend. Ainsi Dieu, en voyant son essence, voit toutes choses en même temps. Quand un intellect considère successivement une multiplicité de choses, il est impossible qu'il le fasse par une seule opération. Les opérations diffèrent en effet d'après leurs objets, l'opération intellective qui porte sur le premier objet devra être diverse de celle qui considère le deuxième. Or l'intellect divin n'a qu'une seule opération, qui est son essence, comme on l'a prouvé. Ce n'est donc pas successivement mais en une seule fois qu'il voit tous ses objets de connaissance. On ne peut concevoir la succession sans le temps, - non plus que le temps sans le mouvement, puisque le temps est le nombre du mouvement selon l'avant et l'après. Or, en Dieu, il ne saurait y avoir de mouvement d'aucune sorte, comme on l'a vu. Il n'y a donc aucune succession dans la pensée divine, et tout ce qu'elle connaît, elle le connaît d'un seul coup. On l'a vu plus haut: l'action de penser, en Dieu, est identique à son être lui-même. Or, dans l'être divin, il n'y a ni avant ni après: tout est donné au même instant, comme on l'a montré. Par conséquent, la pensée divine n'a pas non plus d'avant et d'après, mais elle pense toutes choses en même temps. Toute intelligence qui pense une chose après une autre est, à un moment, en puissance à comprendre et, à un autre, en acte de compréhension: quand elle saisit en acte la première, elle ne saisit la deuxième qu'en puissance. Or l'intelligence divine n'est jamais en puissance mais toujours en acte d'intellection. Elle ne saisit donc pas les choses successivement mais toutes en même temps. L'Écriture Sainte témoigne de cette vérité, par ces mots de l'Épître de saint Jacques: Chez Dieu, il n'y a ni changement ni ombre d'une variation. 56: LA CONNAISSANCE DE DIEU N'EST PAS UNE CONNAISSANCE HABITUELLE Il résulte de tout cela qu'il n'y a pas en Dieu de connaissance habituelle. Partout où il y a connaissance habituelle, tout n'est pas connu en même temps, mais certaines choses sont connues en acte, et d'autres d'une connaissance habituelle. Or Dieu connaît toutes choses par un acte unique, comme on l'a montré. Il n'existe donc pas en lui de connaissance habituelle. Qui possède habituellement quelque chose et ne pense pas à elle est, d'une certaine manière, en puissance; autrement cependant qu'il l'était avant la première compréhension. Or nous savons que l'intellect divin n'est en puissance d'aucune manière. Il n'y a donc en lui aucune espèce de connaissance habituelle. En tout intellect qui connaît habituellement quelque chose, autre est son essence, autre son opération intellectuelle, qui est la considération elle-même: à l'intellect, en effet, qui connaît habituellement, manque son opération, mais son essence ne saurait lui faire défaut. Or, en Dieu, l'essence et l'opération sont identiques, comme on l'a montré. Il n'y a donc pas de connaissance habituelle dans l'intellect divin. Un intellect ne connaissant encore que d'une manière habituelle n'existe pas selon sa perfection ultime. C'est pourquoi le bonheur, qui est la meilleure des choses, est considéré comme une réalité en acte, non comme une possession seulement habituelle. Si donc Dieu connaît habituellement par sa substance, considéré selon cette substance, il ne sera pas universellement parfait, contrairement à ce que nous avons montré plus haut. Nous avons établi que Dieu comprend par son essence, et non par quelques espèces intelligibles ajoutées à cette essence. Or tout intellect en disposition habituelle exerce son opération par des espèces intelligibles. En effet, cette disposition habituelle est, ou bien une certaine habilitation de l'intellect à recevoir les espèces intelligibles qui le mettront en acte de compréhension; ou bien un groupement ordonné de ces espèces intelligibles, existant dans l'intellect, non selon un acte complet, mais comme dans un milieu entre la puissance et l'acte. Il n'y a donc pas en Dieu de science habituelle. L'habitus est une sorte de qualité. Or nulle qualité ou accident quelconque ne saurait se rencontrer en Dieu, comme on l'a vu. La connaissance habituelle ne convient donc pas à Dieu. La disposition en vertu de laquelle on dit de quelqu'un qu'il n'est qu'habituellement pensant, ou voulant, ou agissant, est assimilée à la disposition du dormeur; d'où le mot de David, pour écarter de Dieu toute disposition habituelle: Non, il ne dort ni ne sommeille, le gardien d'Israël. Et l'Ecclésiastique dit aussi: Les yeux du Seigneur sont beaucoup plus lumineux que le soleil. Le soleil, en effet, est toujours lumineux en acte. 57: LA CONNAISSANCE DIVINE N'EST PAS DISCURSIVE On peut déduire de là que la pensée divine n'est pas ratiocinative, ou discursive. Notre pensée est ratiocinative lorsque nous allons d'un objet de connaissance à un autre, comme dans nos syllogismes, qui procèdent des principes jusqu'aux conclusions. En effet, on ne raisonne, on ne discourt pas du fait qu'on examine comment la conclusion découle des prémisses, celles-ci et celles-là étant tenues sous le même regard. Ceci ne se produit que dans le jugement porté sur un argument, non dans l'argumentation elle-même; non plus qu'une connaissance est matérielle pour cette raison qu'elle juge des choses matérielles. Or, nous avons montré que Dieu ne considère pas une chose après une autre, comme successivement, mais toutes choses à la fois. Sa connaissance n'est donc pas ratiocinative, ou discursive, bien qu'il connaisse tout discours et tout raisonnement. Tout esprit qui raisonne considère les principes d'un premier regard et les conclusions d'un autre. Il n'y aurait pas lieu, en effet, après la considération des principes, de procéder à la conclusion, Si la vue de ces principes donnait aussi la vue immédiate de la conclusion. Or Dieu connaît tontes choses par une opération unique, qui est son essence, ainsi qu'on l'a prouvé. Sa connaissance ne procède donc pas par raisonnement. Toute connaissance ratiocinative implique, à la fois, puissance et acte: les conclusions sont en puissance dans les principes. Or, dans l'intellect divin, il n'y a aucune place pour la puissance passive, comme on l'a montré. Cet intellect ne procède donc pas par manière de discours. En toute science discursive, il y a nécessairement quelque chose de causé: les principes sont en quelque manière cause efficiente de la conclusion, ce qui a fait dire de la démonstration qu'elle est un syllogisme faisant savoir. Or, dans la science divine, il ne peut rien y avoir qui soit causé, puisque cette science est Dieu lui-même, comme on l'a vu. La science de Dieu ne peut donc être discursive. Ce que l'on connaît naturellement nous est connu sans raisonnement, comme on le voit pour les premiers principes. Or, en Dieu, il ne saurait y avoir d'autre connaissance que naturelle, bien plus, essentielle: la science de Dieu se confondant avec son essence. La connaissance divine ne peut être rationnelle. Tout mouvement se ramène nécessairement au premier moteur, qui est seulement moteur, et non mû. Ce qui est donc à l'origine première du mouvement est nécessairement moteur non mû. Or c'est là l'intellect divin, comme on l'a montré. Il faut donc que cet intellect soit absolument moteur non mû. Mais le raisonnement est un certain mouvement de l'intellect allant d'un terme à un autre. L'intellect divin ne procède donc pas par raisonnement. Ce qui est suprême en nous est inférieur à ce qui est en Dieu, car l'inférieur n'atteint le supérieur qu'au sommet de soi-même. Or, ce qu'il y a de suprême dans notre connaissance, ce n'est pas la raison, mais l'intellect, origine de la raison. La connaissance de Dieu n'est donc pas rationnelle, mais seulement intellectuelle. Tout défaut est incompatible avec Dieu, dont nous savons qu'il est absolument parfait. Or la pensée ratiocinative a pour origine l'imperfection de la nature intellectuelle. En effet, ce qui est connu par un autre est moins connu que ce qui est connu par soi, et, pour atteindre ce qui est connu par un autre, la nature de l'être connaissant ne suffit pas si elle ne passe par ce qui fait connaître cet autre. Or dans la connaissance rationnelle, une chose devient connue par une autre; quant à ce qui est connu intellectuellement, il l'est par soi, et à son endroit la nature connaissante suffit sans moyen extérieur. Il est donc manifeste que la raison est une sorte d'intellect déficient. La science divine ne saurait être ratiocinative. On comprend sans démarche de la raison ce dont l'image est dans la faculté connaissante: la puissance visuelle ne discourt pas pour connaître la pierre dont la ressemblance est en elle. Or l'essence divine est la ressemblance de toutes choses, comme on l'a prouvé. Elle ne procède donc pas par voie de discours rationnel pour connaître quelque chose. On voit ainsi la réponse aux objections qui semblent postuler le raisonnement dans la science divine. Dieu, fait-on remarquer, ne connaît les choses que par la médiation de son essence. Mais nous avons montré que cela ne se fait pas par voie discursive: l'essence divine n'est pas avec les autres choses dans le rapport de principe à conclusions, mais bien d'espèce intelligible à choses connues. Certains ont pensé aussi qu'il ne convenait pas de refuser à Dieu le pouvoir de raisonner par syllogisme. A cela il faut répondre que Dieu possède la science du syllogisme par manière de jugement et non par démarche syllogistique. A cette vérité, démontrée par la raison, la Sainte Écriture ajoute son témoignage, car il est écrit dans l'Épître aux Hébreux: Toutes choses sont nues et ouvertes à ses yeux. En effet, ce que nous savons par raisonnement ne nous est pas de soi nu et ouvert, mais nous est ouvert et découvert par la raison. 58: DIEU NE COMPREND PAS EN COMPOSANT ET EN DIVISANT Par ces mêmes raisons, on peut montrer que l'intellect divin ne comprend pas à la manière d'un intellect qui compose et qui divise. Dieu connaît toutes choses en connaissant son essence. Or il ne connaît pas son essence en composant et divisant. Il se connaît, en effet, tel qu'il est, et, en lui, il n'y a aucune composition. Dieu ne comprend donc pas par voie de composition et de division. Les choses que l'intellect saisit en composant et en divisant sont de nature à être par lui considérées à part: on n'aurait pas besoin de composition et de division Si, du fait qu'on appréhendait la quiddité de quelque chose, on savait ce qui lui appartient ou ne lui appartient pas. Si donc Dieu appréhendait par manière de composition et de division, il s'ensuivrait qu'il ne verrait pas toutes choses d'un seul regard, mais chaque chose à part. Ce dont nous avons établi le contraire. En Dieu on ne saurait parler d'avant et d'après. Or la composition et la division sont postérieures à la considération de la quiddité, qui en est le principe. Il ne peut y avoir composition et division dans l'opération de l'intellect divin. L'objet propre de l'intellect est la quiddité. Si bien que, par rapport à cette quiddité, l'intellect ne peut se tromper, sauf par accident. Il se trompe, au contraire, quand il a à composer et à diviser. Ainsi en va-t-il aussi du sens, qui est toujours vrai à l'égard de ses objets propres et se trompe à l'égard des autres. Or, dans l'intellect divin, il n'y a rien d'accidentel, mais seulement ce qui est par soi. On n'y trouve donc pas de composition et de division, mais seulement la simple acception des choses. La composition d'une proposition formée par un intellect qui compose et divise existe dans l'intellect lui-même, non dans la chose qui est hors de l'âme. Si donc l'intellect divin juge des choses à la manière d'un intellect qui compose et divise, c'est qu'il est lui-même composé. Nous savons que c'est impossible. L'intellect qui compose et divise juge de diverses choses par des compositions diverses. En effet, la composition de l'intellect ne dépasse pas les termes de la composition. Par suite, la composition par laquelle l'intellect juge que l'homme est un animal, ne juge pas que le triangle est une figure. D'autre part, la composition, ou la division, est une certaine opération de l'intellect. Si donc Dieu considère les choses en composant et en divisant, il s'ensuit que son intellection ne sera pas unique mais multiple. Son essence alors sera elle-même multiple, puisque son opération intellectuelle est son essence, comme on l'a montré. Ceci ne nous oblige pas à dire que Dieu ignore les énonciables. Car son essence, bien que une et simple, est l'exemplaire de tous les multiples et de tous les composés. De sorte que c'est par elle que Dieu connaît toute multitude et toute composition aussi bien de la nature que de la raison. L'autorité de la Sainte Écriture concorde avec tout cela. Il est écrit dans Isaïe: Car mes pensées ne sont pas vos pensées. Et pourtant il est dit dans le psaume: Le Seigneur sait les pensées des hommes, dont on voit assez qu'elles procèdent par composition et division de l'intellect. Denys dit aussi, au chapitre VII des Noms divins: Ainsi donc, la Sagesse divine, en se connaissant, connaît toutes choses: les choses matérielles immatériellement, les divisibles indivisiblement, et la multiplicité par manière d'unité. VÉRITÉ 59: LA VÉRITÉ DES ÉNONCIABLES N'EST PAS A EXCLURE DE DIEU Du fait que la connaissance de l'intellect divin ne procède pas par manière de composition et de division, on voit bien, d'après ce qui vient d'être dit, qu'on ne saurait lui refuser d'atteindre la vérité, dont on sait, par le philosophe, qu'elle n'existe que dans l'intellect qui compose et divise. La vérité de l'intellect consiste dans l'adéquation de cet intellect et de la chose, selon que celui-ci prononce qu'existe ce qui est, ou n'existe pas ce qui n'est pas. Par suite, la vérité de l'intellect regarde cela même que dit cet intellect et non l'opération par laquelle il le dit. Il n'est pas requis, en effet, pour la vérité de l'intellect, que l'intellection elle-même soit adéquate à la chose, puisqu'il arrive que la chose soit matérielle tandis que l'intellection est immatérielle. C'est ce que l'intellect dit et connaît par son intellection qui doit être adéquat à la chose, de telle sorte qu'il en soit dans la réalité des choses comme le dit l'intellect. Or Dieu, dans la simplicité de son intelligence, où il n'y a ni composition ni division, connaît non seulement les quiddités des choses mais aussi les énonciations, comme on l'a montré. Ainsi, ce que l'intellect divin dit par son intellection, c'est la composition et la division. Le fait de la simplicité de l'intellect divin n'exclut donc pas de lui la vérité. Lorsque ce qui est dit ou compris est quelque chose de non-complexe, ce non-complexe lui-même, pour ce qui est de lui, n'est ni adéquat, ni inadéquat à la réalité. L'adéquation, en effet, et l'inadéquation impliquent comparaison; mais le non-complexe, considéré en soi, ne renferme aucune comparaison ou application à la réalité. De sorte que, en lui-même, il ne peut être dit vrai ou faux. C'est seulement du complexe que l'on peut dire cela, car en lui se trouve désignée la comparaison de l'incomplexe à la réalité par la note de comparaison ou de division. Cependant l'intellect non complexe, en percevant la quiddité de la chose, le fait selon une certaine comparaison avec la chose: il l'appréhende, en effet, comme la quiddité de cette chose. Et donc, bien que l'incomplexe lui-même et la définition ne soient pas, en tant que tels, vrais ou faux, on dit que l'intellect appréhendant la quiddité est toujours vrai par soi, comme on le voit au IIIe Livre du De Anima. Encore qu'il puisse être faux, par accident, pour autant que la définition englobe quelque composition, ou des parties de la définition entre elles, ou de la définition totale à l'objet défini. Ainsi donc, la définition, - selon qu'on l'entend de la définition de telle ou telle chose, - appréhendée par l'intelligence, sera dite ou fausse purement et simplement si les parties de la définition manquent de cohérence, comme dans animal insensible, ou fausse relativement à telle chose, comme si l'on prend pour définition du triangle celle du cercle. Si donc l'on accordait, par impossible, que l'intellect divin ne connaît que les incomplexes, il faudrait dire encore qu'il est vrai par la connaissance de sa quiddité en tant que sienne. La simplicité divine n'exclut pas la perfection, car, dans la simplicité de son être, elle possède tout ce qu'il y a de perfection dans les autres choses par une certaine accumulation de perfections et de formes, comme on l'a montré plus haut. Or, notre intellect, dans son appréhension des simples notions, n'atteint pas à son ultime perfection, car il est encore en puissance par rapport à la composition et à la division, de même que, dans le monde de la nature, les corps simples sont en puissance par rapport aux mixtes, et les parties par rapport au tout. Ainsi donc, Dieu, par sa simple intelligence, a cette perfection de connaissance que notre intellect possède par sa double connaissance des notions complexes et des notions simples. Or la vérité appartient à notre intellect dans la parfaite connaissance qu'il a de soi, une fois qu'il est parvenu à la composition. Il y a donc bien aussi vérité dans la simple intelligence de Dieu elle-même. Dieu étant le bien de tout bien, puisqu'il a en lui-même toutes les bontés, comme on l'a montré plus haut, la bonté de l'intellect ne saurait lui manquer. Or le vrai est le bien de l'intellect: le philosophe le montre clairement au vie Livre de l'Éthique. La vérité est donc en Dieu. C'est ce que dit le psaume: Dieu est véridique. 60: DIEU EST LA VÉRITÉ De ce que nous venons de dire, il résulte que Dieu lui-même est la vérité. La vérité est une certaine perfection de l'intelligence, ou de l'opération intellectuelle, comme on l'a dit. Cette intellection, se confondant avec l'être divin, est parfaite par elle-même, - comme on l'a montré pour l'être divin, - sans que lui advienne quelque autre perfection. Il faut en conclure que la substance divine est la vérité elle-même. La vérité, dit le philosophe, est une certaine bonté de l'intellect. Or Dieu est sa bonté, comme on l'a montré. Il est donc aussi sa vérité. On ne peut rien affirmer de Dieu par mode de participation, dès là qu'il est son être, qui ne participe à rien. Or la vérité est en Dieu, comme on l'a vu. Si donc elle ne lui appartient pas par participation, il faut qu'elle le fasse par essence. Dieu est donc sa vérité. Bien que, selon le philosophe, le vrai ne soit pas proprement dans les choses mais dans l'esprit, les choses sont dites vraies quelquefois en tant qu'elles réalisent proprement l'acte de leur nature propre. Ce qui fait dire à Avicenne, dans sa Métaphysique, que la vérité d'une chose est la propriété de l'être de cette chose qui a été établie en elle, selon qu'une telle chose est de nature à donner de soi une idée vraie, et en tant qu'elle imite sa propre idée existant dans la pensée divine. Or Dieu est son essence. Par conséquent, que nous parlions de la vérité de l'intellect ou de la vérité de la chose, Dieu est sa vérité. Ceci est confirmé par l'autorité du Seigneur disant de soi, en saint Jean: Je suis la voie, la vérité et la vie. 61: DIEU EST LA TRÈS PURE VÉRITÉ A partir de ce nous venons de dire, il est manifeste qu'en Dieu est la pure vérité, à laquelle nulle fausseté ou mensonge ne peut se mêler. La vérité répugne à la fausseté, comme la blancheur à la noirceur. Or Dieu est non seulement vrai, il est la vérité elle-même. Il ne peut donc y avoir de fausseté en lui. L'intellect ne se trompe pas dans son appréhension de la quiddité, non plus que le sens par rapport a son objet propre. Or toute connaissance de l'intellect divin se présente à la manière d'un intellect dans sa connaissance des quiddités, ainsi qu'on l'a montré. Il est donc impossible qu'il y ait, dans la connaissance divine, erreur, tromperie ou fausseté. L'intellect ne se trompe pas quand il s'agit des principes premiers; il se trompe parfois dans les conclusions auxquelles il parvient en raisonnant à partir des premiers principes. Or l'intellect divin ne raisonne pas, ou ne discourt pas, comme on l'a vu. Il ne peut donc y avoir en lui fausseté ou erreur. Plus un pouvoir de connaissance est élevé et plus son objet propre est universel, englobant plus de choses; c'est ainsi que ce que la vue connaît par accident, le sens commun ou l'imagination l'appréhendent comme englobé par leur objet propre. Or la puissance de l'intellect divin est au sommet de la sublimité dans l'ordre de la connaissance. Tout ce qui est objet de connaissance se réfère donc à lui comme objet de connaissance en propre et par soi, non d'une manière accidentelle. Mais à l'égard de ces objets de connaissance, la puissance cognitive ne se trompe pas. Il est donc impossible que l'intellect divin se trompe par rapport à quelque objet de connaissance que ce soit. La vertu intellectuelle est une certaine perfection de l'intellect dans l'acte de la connaissance. Or, quand il exerce sa vertu intellectuelle, l'intellect ne peut dire le faux, mais seulement ce qui est vrai. En effet, dire le vrai est un acte bon de l'intellect, et c'est le fait de la vertu de rendre les actes bons. Or l'intellect divin est plus parfait par sa nature même que l'intellect humain par l'habitus de la vertu; il est, en effet, au terme de la perfection. Il apparaît donc qu'il ne peut y avoir de fausseté dans l'intellect divin. La science de l'intellect humain est causée en quelque sorte par les choses. C'est pourquoi les objets de science sont la mesure de la science humaine: le vrai vient de ce que l'intellect juge que les choses sont de telle ou telle manière, et non l'inverse. Mais l'intellect divin est cause des choses par sa science. C'est donc sa science qui est la mesure des choses, de même que l'art est la mesure des _uvres d'art, lesquelles sont d'autant plus parfaites qu'elles concordent davantage avec l'art. Ainsi, le rapport de l'intellect divin aux choses est le même que celui des choses à l'intellect de l'homme. Or, l'erreur qui vient de l'inadéquation de l'intellect humain aux choses ne se trouve pas dans les choses mais bien dans l'intellect. Si donc il n'y avait pas adéquation absolue de l'intellect divin et des choses, l'erreur serait dans les choses et non dans l'intellect divin. Et pourtant, il n'y a pas d'erreur dans les choses, car autant chaque chose a d'être, autant a-t-elle de vérité. Il n'existe donc aucune inégalité entre l'intellect divin et les choses; aucune erreur ne peut se trouver dans cet intellect. De même que le vrai est le bien de l'intellect, ainsi le faux est son mal: nous désirons naturellement le vrai et nous répugnons à être trompés par le faux. Or il ne saurait y avoir de mal en Dieu, - nous l'avons prouvé, - et, par suite, aucune erreur. C'est pour cela qu'on lit dans l'Épître aux Romains: Dieu est véridique; dans les Nombres: Dieu n'est pas comme un homme, menteur; et en saint Jean: Dieu est lumière et il n'y a point de ténèbres en lui. 62: LA VÉRITÉ DIVINE EST LA VÉRITÉ PREMIÈRE ET SUPRÊME Il résulte manifestement de ce que nous venons de dire que la vérité divine est la vérité première et suprême. La disposition des choses dans l'être est aussi la leur dans l'ordre de la vérité, comme le dit le philosophe au IIe Livre de sa Métaphysique; et cela parce que l'être et la vérité sont convertibles: il y a en effet vérité quand on affirme être ce qui est, ou ne pas être ce qui effectivement n'est pas. Or l'être divin est premier et absolument parfait. Par conséquent, la vérité divine est aussi première et suprême. Ce qui convient par essence à quelqu'un lui convient à la perfection. Or la vérité est attribuée à Dieu essentiellement, on l'a montré. La vérité divine est donc la première et souveraine vérité. La vérité est en notre esprit en tant qu'il est adéquat à la réalité perçue. Or la cause de l'égalité est l'unité, comme on le voit au Ve Livre de la Métaphysique. Puisque, dans l'intellect divin, l'intellect et l'objet de l'intellection sont absolument identiques, la vérité divine est donc première et suprême. Ce qui est mesure en quelque genre est aussi ce qu'il y a de plus parfait dans ce genre: ainsi toutes les couleurs sont-elles mesurées par la couleur blanche. Or la vérité divine est la mesure de toute vérité. En effet, la vérité de notre intellect est mesurée par les choses extérieures à l'âme, puisque cet intellect est dit vrai en tant qu'il est en accord avec les choses. Quant à la vérité des choses, elle est mesurée par l'intellect divin, qui est la cause des choses, comme on le montrera. C'est ainsi que la vérité des _uvres de l'art est mesurée par l'art de l'artisan, le coffre est vrai quand il concorde avec l'art. Comme Dieu est aussi l'intelligence première et le premier intelligible, la vérité de tout intellect doit être mesurée par sa vérité, s'il est vrai que chacun est mesuré par le premier de son genre, comme le dit le Philosophe au Xe Livre de sa Métaphysique. La vérité divine est donc la vérité première, suprême, et absolument parfaite. 63: RAISONS DE CEUX QUI VEULENT REFUSER À DIEU LA CONNAISSANCE DES SINGULIERS Certains prétendent retirer à la perfection de la connaissance divine la connaissance des singuliers. Ils prennent dans ce but sept voies différentes. 1. La première se fonde sur la condition même de la singularité. Le principe de la singularité étant la matière déterminée, il ne semble pas que les singuliers puissent être connus par quelque puissance immatérielle, s'il est vrai que toute connaissance se fait par une certaine assimilation. Ainsi, en nous, seules les puissances qui usent d'organes matériels, imagination, etc., appréhendent les singuliers; l'intellect, au contraire, puissance immatérielle, ne connaît pas les singuliers. Bien moins encore l'intellect divin connaîtra-t-il les singuliers, lui qui est totalement dégagé de la matière. Dieu, semble-t-il, ne peut donc absolument pas connaître les singuliers. 2. Les singuliers n'existent pas en tout temps. Ainsi donc: ou bien ils seront toujours connus de Dieu, ou bien ils seront connus à un moment, inconnus à un autre. La première hypothèse ne peut pas se vérifier, car de ce qui n'est pas il n'y a pas de science, laquelle n'a pour objet que le vrai; - ce qui n'est pas ne saurait être vrai. La deuxième hypothèse ne peut non plus se soutenir, car la connaissance de l'intellect divin est tout à fait invariable, comme on l'a montré. 3. Les singuliers ne sont pas tous le fruit de la nécessité; certains ont une origine contingente. On ne peut donc les connaître avec certitude que lorsqu'ils existent. Est connaissance certaine, en effet, celle qui ne peut se tromper. Or toute connaissance d'une réalité contingente, encore à venir, peut être entachée d'erreur, car l'opposé de ce qu'affirme la connaissance peut se produire. Si en effet, cette éventualité contraire ne pouvait se produire, la réalité en question serait nécessaire. Ainsi donc nous ne pouvons avoir la science des futurs contingents, mais simplement une estimation conjecturale. Or il faut tenir absolument que toute connaissance divine est très certaine et infaillible, comme on l'a montré. Il est impossible ainsi que Dieu commence à connaître de nouveau quelque chose, alors qu'il est immuable. Il semble donc résulter de tout cela que Dieu ne connaît pas les singuliers contingents. 4. La cause de certains singuliers est la volonté. Or un effet, avant qu'il n'existe, ne peut être connu que dans sa cause: il ne peut exister qu'en elle avant qu'il ne commence d'exister en lui-même. Mais les mouvements de la volonté ne peuvent être connus de personne avec certitude, Si ce n'est de celui qui veut, au pouvoir de qui se trouvent ces mouvements. Il semble donc impossible que Dieu ait une connaissance éternelle de cette sorte de singuliers qui ont leur cause dans la volonté. 5. Le nombre des singuliers est infini. L'infini, en tant que tel, est inconnu, car tout ce qui est connu est en quelque sorte mesuré par la compréhension du connaissant: la mensuration n'étant rien d'autre qu'un certain témoignage de la chose mesurée. C'est pourquoi tout art répugne à ce qui n'est pas défini. Or les singuliers sont en nombre infini, du moins en puissance. Il paraît donc impossible que Dieu connaisse les singuliers. 6. Les singuliers se présentent avec une certaine bassesse. Si la noblesse de la science se mesure à la noblesse de son objet, la bassesse de l'objet semble devoir entraîner celle de la science correspondante. Mais l'intellect divin est d'une noblesse absolue. Cette noblesse ne supporte donc pas que Dieu connaisse certains êtres très bas que comportent les singuliers. 7. Il y a du mal en certains singuliers. Or le sujet connu étant en quelque sorte présent dans le sujet connaissant, et le mal ne pouvant exister en Dieu, il semble en résulter que Dieu ne connaît absolument pas le mal et la privation. Seul en serait capable l'intellect qui est en puissance: la privation, en effet, ne peut être qu'en puissance. La conclusion serait que Dieu ne peut connaître les singuliers, puisque se trouvent en eux le mal et la privation. 64: PLAN DES RÉPONSES À FAIRE TOUCHANT LA CONNAISSANCE DIVINE Pour réfuter cette erreur au sujet de la connaissance divine, pour mettre aussi en évidence la perfection de la science divine, il nous faut chercher avec diligence la vérité sur chacun des points précédents et réfuter ainsi ce qui est contraire à la vérité. Nous montrerons donc: 1e que l'intellect divin connaît les singuliers; 2e qu'il connaît ce qui n'est pas en acte; 3e qu'il connaît les futurs contingents d'une connaissance infaillible; 4e qu'il connaît les mouvements de la volonté; 5e qu'il connaît l'infini; 6e qu'il connaît les êtres les plus infimes et les plus petits; 7e qu'il connaît les maux et n'importe quelle privation ou manque. 65: DIEU CONNAÎT LES SINGULIERS Nous allons donc montrer d'abord que la connaissance des singuliers ne saurait manquer à Dieu. Nous avons déjà établi que Dieu connaît les autres choses en tant qu'il est leur cause. Or les effets de Dieu sont des réalités singulières. Car Dieu cause les choses en cette manière qui consiste à les faire exister en acte. Or les universels ne sont pas des réalités subsistantes; ils n'ont d'être que dans les singuliers, comme on le montre an VIIe Livre de la Métaphysique. Ainsi donc Dieu connaît les autres choses que soi non seulement en général mais aussi dans leur singularité. Dès que l'on connaît les principes qui constituent l'essence d'une chose, cette chose est nécessairement connue: l'homme est connu quand on connaît l'âme raisonnable et tel corps. Or l'essence singulière est constituée par la matière déterminée et par la forme individuelle: l'essence de Socrate est constituée par ce corps et cette âme, comme l'essence de l'homme universel par l'âme et le corps, ainsi qu'on le voit au VIIe Livre de la Métaphysique. Et donc, de même que ces derniers éléments intègrent la définition de l'homme universel, ainsi les premiers composeraient la définition de Socrate si celui-ci pouvait être défini. Par suite, quiconque possède la connaissance de la matière, et celle de ce que détermine la matière, et celle de la forme individuée dans la matière, ne peut manquer de la connaissance singulière. Or la connaissance de Dieu s'étend jusqu'à la matière, les accidents individuels et les formes. Dès là en effet que son intellection est son essence, la connaissance ne peut lui faire défaut de tout ce qui est dans son essence de quelque manière que ce soit. En cette essence se trouve virtuellement, comme en son origine première, tout ce qui a l'être en quelque manière, puisqu'elle est le principe d'existence premier et universel. Or la matière et l'accident ne sont pas étrangers à l'être, car la matière est de l'être en puissance et l'accident est être en un autre. La connaissance des singuliers ne manque donc pas à Dieu. La nature d'un genre ne peut être parfaitement connue si l'on ignore ses différences premières et ses propriétés: on ne connaît pas parfaitement la nature du nombre si on ignore le pair et l'impair. Or l'universel et le singulier sont les différences ou les propriétés essentielles de l'être. Si donc Dieu, en connaissant son essence, connaît parfaitement la nature commune de l'être, il ne peut manquer de connaître l'universel et le singulier. Or, de même qu'il ne connaîtrait pas parfaitement l'universel s'il connaissait l'intention d'universalité mais non la réalité universelle telle l'homme ou l'animal, ainsi ne connaîtrait-il pas parfaitement le singulier s'il connaissait seulement la raison de singularité et non tel ou tel singulier. Il faut donc que Dieu connaisse les réalités singulières. Dieu est son être même; il est aussi son acte de connaître, nous l'avons montré. Mais dès là qu'il est son être, on doit trouver en lui, comme en la première origine de l'être, toutes les perfections de l'être, ainsi qu'on l'a vu. Il en résulte que dans sa connaissance toute perfection de connaissance doit être présente comme en la première source de connaissance. Or ceci ne serait pas, si lui manquait la connaissance des singuliers, puisque c'est en cela que consiste la perfection de certains connaissants. Il est donc impossible que Dieu n'ait pas la connaissance des singuliers. Dans tous les domaines où les énergies sont ordonnées entre elles, on remarque que l'énergie supérieure s'étend à plus de choses, bien qu'elle soit unique, tandis que l'énergie inférieure ne s'étend qu'à peu d'objets et se divise même par rapport à eux, comme on le voit pour l'imagination et le sens. En effet, la seule force de l'imagination s'étend à tout ce que connaissent les cinq pouvoirs sensoriels et à d'autres objets encore. Or la puissance de connaissance en Dieu est supérieure à celle de l'homme. Ainsi donc, tout ce que l'homme connaît par ses diverses puissances, par son intelligence, son imagination et ses sens, Dieu l'atteint par son unique et simple intellect. Dieu connaît donc les réalités singulières, que nous percevons par nos sens et par notre imagination. L'intellect divin ne tire pas des choses sa connaissance, comme le nôtre, mais bien plutôt est-il par sa connaissance cause des choses, ainsi qu'on le montrera ultérieurement. La connaissance qu'il a des choses est donc une connaissance de mode pratique. Or la connaissance pratique n'est parfaite que si elle atteint jusqu'aux singuliers. En effet, la fin de la connaissance pratique est l'opération, laquelle n'existe que par rapport aux singuliers. Par conséquent, la connaissance que Dieu a des autres choses s'étend jusqu'aux réalités singulières. Nous avons montré que le premier mobile est mû par un moteur qui meut par intelligence et par volonté. Or un moteur ne pourrait causer le mouvement par son intelligence s'il ne connaissait le mobile en tant que de nature à être mû selon le lieu, ce qui se vérifie selon qu'il est ici et maintenant, et, par suite, en tant qu'il est singulier. Ainsi donc l'intellect qui est le moteur du premier mobile connaît ce premier mobile en tant qu'il est singulier. Ce moteur, ou bien on le tient pour Dieu, et alors nous avons notre preuve, ou bien pour quelque chose d'inférieur à Dieu. Mais si cet être peut connaître le singulier par sa propre force, - ce que notre intellect ne peut faire, - l'intellect divin le pourra bien davantage. La cause agente l'emporte sur le patient et l'effet, comme l'acte sur la puissance. Par suite, la forme de degré inférieur ne peut, en agissant, porter sa ressemblance jusqu'à un degré supérieur, tandis que la forme supérieure peut par son action communiquer sa ressemblance à un degré inférieur; ainsi, des formes corruptibles sont produites dans ce monde inférieur par les influences incorruptibles des étoiles, mais une puissance corruptible ne peut produire une forme incorruptible. D'autre part, toute connaissance se fait par assimilation du connaissant et de l'objet connu, avec cette différence que l'assimilation, dans le cas de la connaissance humaine, se produit par l'action des choses sensibles sur les forces humaines de connaissance, tandis que, dans la connaissance divine, c'est au contraire, par l'action de la forme de l'intellect divin sur les réalités connues. Ainsi donc la forme des réalités sensibles, dès là qu'elle est individuée par sa matérialité, ne peut pousser la ressemblance de sa singularité au point qu'elle soit tout à fait immatérielle, mais seulement jusqu'aux puissances qui se servent d'organes matériels. Cette ressemblance est élevée, par la vertu de l'intellect actif, jusqu'à l'intelligence, dans la mesure où elle est dépouillée totalement des conditions matérielles. Mais alors la ressemblance de la singularité de la forme sensible ne peut parvenir jusqu'à l'intellect humain. La ressemblance de la forme de l'intellect divin, au contraire, qui atteint jusqu'aux éléments inférieurs des choses auxquels s'étend sa causalité, parvient jusqu'à la singularité de la forme sensible et matérielle. L'intellect divin peut donc connaître les singuliers, mais l'intellect humain ne le peut pas. Si Dieu ne connaissait pas les singuliers, que les hommes eux-mêmes connaissent, il s'ensuivrait cette chose inadmissible que le philosophe oppose à Empédocle, à savoir que Dieu serait tout à fait sot. L'autorité de la Sainte Écriture confirme aussi cette vérité que nous venons d'établir. Il est écrit en effet dans l'Épître aux Hébreux: Nulle créature n'est invisible devant lui. Quant à l'erreur contraire, elle est aussi exclue par ces mots de l'Ecclésiastique: Ne dis pas: je me cacherai de Dieu, là-haut qui se souviendra de moi? On voit aussi, d'après cela, que l'objection contraire ne conclut pas correctement. Car ce par quoi l'intellect divin comprend, bien qu'immatériel, est pourtant la ressemblance de la matière et de la forme, en tant que principe premier et efficient de ces deux éléments. 66: DIEU CONNAIT CE QUI N'EXISTE PAS Nous avons à montrer maintenant que la connaissance de ce qui n'existe pas ne manque pas non plus à Dieu. Nous l'avons vu: le rapport est le même de la science divine aux choses connues que celui des objets de connaissance à notre science Or le rapport de l'objet de connaissance à notre science est tel que cet objet peut exister sans que nous en ayons la science, selon l'exemple de la quadrature du cercle que donne le philosophe, dans les Prédicaments. Mais le contraire ne se vérifie pas. Ainsi donc tel sera le rapport de la science divine aux autres choses qu'elle puisse s'étendre aussi à ce qui n'existe pas. La connaissance de l'intellect divin est dans le même rapport avec les autres choses que la connaissance de l'artisan avec les _uvres de celui-ci; c'est par sa science, en effet, qu'il est cause des choses. Or l'artisan, par la connaissance de son art, atteint aussi les _uvres qui n'existent pas encore. Car les formes artistiques procèdent de la science de l'artisan, pour informer la matière extérieure et constituer les _uvres de l'art. Rien n'empêche donc que, dans la science de l'artiste, existent des formes qui n'ont pas encore été extériorisées. Ainsi il n'y a pas de difficulté à admettre que Dieu ait la connaissance de ce qui n'existe pas. Dieu connaît les autres êtres que soi par son essence en tant qu'elle est la ressemblance de ce qui procède de lui, comme on l'a vu. Or, l'essence divine étant d'une perfection infinie, ainsi qu'on l'a montré, et toute autre chose ayant un être et une perfection limités, il est impossible que la totalité des autres choses soit égale à la perfection de l'essence divine. La puissance de la représentation divine s'étend donc à bien plus de choses qu'à celles qui existent. Par conséquent, si Dieu connaît pleinement la puissance et la perfection de son essence, sa connaissance s'étend non seulement à ce qui est mais aussi à ce qui n'est pas. Notre intellect peut avoir la connaissance même de ce qui n'existe pas en acte, par cette opération qui porte sur ce qu'est une chose: il peut comprendre l'essence du lion ou du cheval, même si tous les animaux de cette sorte venaient à disparaître. Or l'intellect divin connaît, à la manière de qui connaît ce que sont les choses, non seulement les définitions mais aussi les énonciations, comme on l'a vu plus haut, ne peut donc avoir connaissance même de ce qui n'existe pas. 67: DIEU CONNAÎT LES SINGULIERS FUTURS CONTINGENTS A partir de ce que nous venons de dire on peut déjà voir assez clairement que Dieu a eu de toute éternité la science infaillible des contingents singuliers sans que ceux-ci cessent d'être des contingents. Le contingent ne répugne à la certitude de la connaissance que pour autant qu'il est futur, et non en tant qu'il est présent. En effet le contingent, dès là qu'il est futur, peut ne pas être, et la connaissance de qui estime qu'il existera peut être trompée: on se trompe si ce qu'on a jugé devoir arriver n'arrive pas. Mais que le contingent soit présent, pour ce temps-là il ne peut pas ne pas être. Il peut ne pas être à l'avenir: ceci ne regarde plus le contingent en tant que présent, mais en tant que futur. Ainsi la certitude des sens n'est en rien infirmée lorsque quelqu'un voit courir un homme, bien que cette proposition soit contingente. Par conséquent toute connaissance qui porte sur le contingent en tant qu'il est présent, peut être certaine. Or le regard de l'intellect divin se porte de toute éternité sur chacune des choses qui se passent dans le temps, en tant que chacune lui est présente, comme on l'a montré. On voit ainsi que rien n'empêche que Dieu ait de toute éternité la science infaillible des contingents. Le contingent diffère du nécessaire selon la manière dont ils sont contenus dans leur Cause: le contingent est dans sa cause de telle sorte qu'il puisse, à partir d'elle, être ou ne pas être; le nécessaire, lui, ne peut qu'être, à partir de sa cause. Mais si l'on considère ce que l'un et l'autre sont en eux-mêmes, il n'y a pas de différence au point de vue de l'être, sur lequel se fonde le vrai. En effet, le contingent, selon ce qu'il est en lui-même, ne comporte pas l'être et le non-être, mais seulement l'être, bien que le contingent puisse ne pas être dans le futur. Or l'intellect divin connaît de toute éternité les choses non seulement selon l'être qu'elles ont dans leurs causes, mais aussi selon l'être qu'elles ont en elles-mêmes. Rien donc n'empêche que Dieu ait une connaissance éternelle et infaillible des contingents. De même qu'un effet découle avec certitude d'une cause nécessaire, ainsi le fait-il d'une cause contingente complète Si elle n'est pas empêchée. Or Dieu, qui connaît toutes choses, comme on l'a vu, connaît non seulement les causes des faits contingents mais aussi ce qui peut les empêcher de les produire. Il sait donc avec certitude si les contingents sont ou ne sont pas. Qu'un effet dépasse la perfection de sa cause, voilà qui n'arrive pas; mais ce qui peut arriver, c'est qu'il soit déficient par rapport à elle. C'est ainsi qu'il nous arrive, - à nous dont la connaissance part des choses, - de connaître les choses nécessaires non pas selon un mode de nécessité mais seulement selon un mode de probabilité. Or, de même que les choses sont pour nous cause de connaissance, ainsi la connaissance divine est-elle cause des choses connues. Rien n'empêche donc que soient contingentes en elles-mêmes des réalités dont Dieu a une science nécessaire. Un effet dont la cause est contingente ne peut être nécessaire; car il arriverait que l'effet existe, malgré l'éloignement de sa cause. Or la cause d'un effet ultime est à la fois une cause prochaine et une cause éloignée. Si donc la cause prochaine est contingente, son effet devra être contingent, même Si la cause éloignée est une cause nécessaire: ainsi les plantes ne donnent pas nécessairement des fruits bien que le mouvement solaire soit nécessaire, et cela en raison des causes contingentes intermédiaires. Or la science de Dieu, bien qu'elle soit la cause des choses connues par elle, est pourtant une cause éloignée. La contingence des choses connues ne répugne donc pas à la nécessité de cette science divine, dès là qu'il arrive que les causes intermédiaires soient contingentes. La science de Dieu ne serait ni vraie ni parfaite si les choses n'arrivaient pas de la manière dont Dieu les voit arriver dans sa connaissance. Or Dieu, qui connaît l'universalité des êtres, dont il est le principe, connaît chaque effet non seulement en lui-même mais aussi par rapport à toutes ses causes. Mais le rapport des effets contingents à leurs causes prochaines est qu'ils procèdent d'elles d'une manière contingente. Ainsi donc la certitude de la science divine et la vérité des choses ne suppriment pas la contingence. On voit donc d'après cela comment réfuter l'objection que l'on fait contre la connaissance divine des réalités contingentes. Le changement dans les êtres qui suivent n'entraîne pas de changement dans les êtres qui précèdent, puisqu'on voit les effets ultimes se produire d'une manière contingente à partir de causes premières nécessaires. Or les choses qui sont connues de Dieu ne préviennent pas sa science, comme il en va pour nous, mais elles lui sont postérieures. Si donc ce qui est connu de Dieu peut varier, il ne s'ensuit pas que sa science puisse errer ou varier d'aucune manière. Et nous nous abusons selon ce qui s'ensuit si, pour cette raison que notre connaissance des choses variables est elle-même changeante, nous pensons que cela doive arriver nécessairement en toute espèce de connaissance. Quand on dit Dieu sait, ou sut, ce futur, on conçoit un certain intermédiaire entre la science divine et la chose sue, à savoir le moment où l'on parle et par rapport auquel ce qui est dit connu de Dieu se trouve être futur. Mais il n'est pas futur au regard de la science divine qui, existant dans le moment de l'éternité, se trouve présente à toutes choses. Par rapport à cette science, si on fait abstraction du temps où la parole est prononcée, on ne peut dire que le futur est connu comme un non-existant, de telle sorte que l'on puisse se demander s'il peut ne pas être, mais on le dira connu de Dieu comme vu déjà en son existence. Ceci étant admis, la question précédente n'a plus à se poser, car ce qui est déjà ne peut pas, par rapport à cet instant, ne pas être. L'erreur vient donc de ce que le temps dans lequel nous parlons coexiste avec l'éternité, comme aussi le temps passé (que l'on désigne en disant: Dieu sut); on attribue alors à l'éternité le rapport du temps passé au futur ce qui ne lui convient absolument pas. De là vient que l'on tombe par accident dans l'erreur. Si toute chose est connue de Dieu comme vue à la manière d'une réalité présente, on devra dire que l'existence de ce que Dieu connaît est nécessaire, comme il est nécessaire que Socrate soit assis du fait qu'on le voit dans cette position. Or ceci n'est pas nécessaire absolument, ou, comme le disent certains, d'une nécessité de conséquent, mais sous condition, ou d'une nécessité de conséquence. Cette proposition conditionnelle: si on le voit assis, il est assis, est nécessaire. Et donc, si on passe de cette conditionnelle à une proposition catégorique, et qu'on dise ce que l'on voit assis, est nécessairement assis, il est clair que si on l'entend de ce qui est dit et au sens d'une composition, cette proposition est vraie; entendue de la réalité et par manière de division, elle est fausse. C'est ainsi que, en ce domaine, et en tout domaine semblable, qui regarde la science de Dieu par rapport aux réalités contingentes, les opposants font fausse route en ne distinguant pas le sens composé du sens divisé. Que Dieu connaisse les futurs contingents, on peut le montrer aussi par l'autorité de la Sainte Écriture. Il est écrit, en effet, dans la Sagesse, au sujet de la Sagesse divine. Elle sait à l'avance signes et prodiges, ainsi que la succession des époques et des temps. Et, dans l'Ecclésiastique: Je t'ai annoncé les choses à l'avance; avant qu'elles n'adviennent, je te les ai proclamées. 68: DIEU CONNAÎT LES MOUVEMENTS DE LA VOLONTÉ Nous avons à montrer maintenant que Dieu connaît les pensées des esprits et les volontés des c_urs. Tout ce qui existe de quelque manière que ce soit est connu de Dieu, en tant qu'il connaît son essence: on l'a montré plus haut. Or certains êtres sont dans l'âme, d'autres dans les choses en dehors de l'âme. Dieu connaît donc toutes les différences de cet être et celles qui sont renfermées en elles. Or l'être qui est dans l'âme consiste en ce qui est dans la volonté ou dans la pensée. Il est donc manifeste que Dieu connaît ce qui existe dans la pensée et dans la volonté. Dieu en connaissant son essence connaît les autres choses, comme on connaît les effets par la connaissance de leur cause. Il connaît donc en son essence tout ce à quoi s'étend sa causalité. Or cette causalité s'étend aux opérations de l'intellect et de la volonté. En effet, comme toute chose opère par sa forme, d'où lui vient son être, il faut reconnaître que le principe fontal de tout l'être, et aussi de toute forme, est le principe de toute opération, puisque les effets des causes secondes relèvent principalement des causes premières. Dieu connaît donc les pensées et les affections du c_ur. De même que l'être divin est premier et, pour cette raison, cause de tout être, ainsi son intellection est première et, pour cela, la cause intellectuelle de tonte opération intellectuelle. De même donc que Dieu en connaissant son être connaît l'être de toute chose, ainsi, dans la connaissance de son intellection, et de son vouloir, il connaît toute pensée et toute volonté. Dieu connaît les choses non seulement selon qu'elles sont en elles-mêmes mais aussi en tant qu'elles sont dans leurs causes, comme on l'a vu plus haut: il connaît, en effet, l'ordre de la cause à son effet. Or les _uvres de l'art sont dans les artisans par l'intellect et la volonté de ceux-ci, comme les choses naturelles sont dans leurs causes par les propriétés des causes: les choses naturelles s'assimilent leurs effets par leurs propriétés actives, et, de même, l'artisan imprime par son intellect la forme de l'_uvre d'art par laquelle cette _uvre est assimilée à l'art dont elle procède. Et il en va de même pour tout ce qui vient d'un propos délibéré. Dieu connaît donc les pensées et les volontés. Dieu ne connaît pas moins les substances intelligibles que, lui et nous, connaissons les substances sensibles les substances intellectuelles, en effet, sont plus connaissables, étant plus en acte. Or les déterminations et les inclinations des substances sensibles sont connues et de Dieu et de nous. Et donc, puisque la pensée de l'âme se fait par une certaine détermination de forme en elle, et que l'affection est une certaine inclination de l'âme vers quelque chose, - l'inclination d'une chose naturelle est appelée elle-même appétit naturel, - il faut en conclure que Dieu connaît les pensées et les affections des c_urs. Ceci est confirmé par le témoignage de la Sainte Écriture. Il est écrit en effet dans les Psaumes: Scrutant les c_urs et les reins, ô Dieu; dans les Proverbes: Enfer et perdition sont devant le Seigneur combien plus le c_ur des enfants des hommes; et dans saint Jean: Lui savait ce qu'il y a dans l'homme. La maîtrise que la volonté possède sur ses actes, et par quoi il est en son pouvoir de vouloir ou de ne pas vouloir, exclut la détermination de la puissance à une seule chose et la violence d'une cause qui agit de l'extérieur, mais elle n'exclut pas l'influence de la cause supérieure d'où lui vient l'être et l'agir. Ainsi donc la causalité par rapport aux mouvements de la volonté est sauvegardée dans la cause première, qui est Dieu, de telle sorte qu'en se connaissant lui-même celui-ci puisse connaître ces mouvements. 69: DIEU CONNAÎT L'INFINI Il nous faut montrer maintenant que Dieu connaît l'infini des choses. Nous l'avons vu: en se connaissant comme cause de tout, il connaît les autres choses que lui. Or il est cause d'un infini de choses, si les êtres sont infinis: il est cause, en effet, de tout ce qui est. Il connaît donc ce qui est infini. Dieu connaît parfaitement sa puissance, comme on l'a vu. Or une puissance ne peut être parfaitement connue que si l'on connaît toutes ses possibilités, dès là que la quantité de sa force se mesure en quelque sorte à ces possibilités. Mais la puissance divine, étant infinie, comme on l'a montré, s'étend à l'infinité des choses. Dieu connaît donc cette infinitude. Si la connaissance de Dieu s'étend à tout ce qui existe de quelque manière que ce soit, comme on l'a montré, il en résulte qu'il ne connaît pas seulement l'être en acte mais aussi l'être en puissance. Or, dans le monde des choses naturelles, il y a un infini en puissance, non actualisé, comme le prouve le Philosophe au IIIe Livre des Physiques. Dieu connaît donc ce qui est infini, comme l'unité, qui est le principe du nombre, connaîtrait les espèces infinies des nombres si elle connaissait tout ce qui est en elle en puissance: l'unité, en effet, est tout nombre en puissance. Dieu connaît toutes choses par son essence comme par une sorte de moyen exemplaire. Mais, comme sa perfection est infinie, ainsi qu'on l'a vu, à partir de cet exemplaire peuvent exister une infinité de choses dotées de perfections finies, car aucune d'entre ces choses, pas plus que la multiplicité des représentations, ne peut égaler la perfection de l'exemplaire: il reste toujours une nouvelle manière de l'imiter. Rien donc n'empêche que Dieu par son essence puisse connaître l'infinité des choses. L'être de Dieu est son intellection. Et donc, de même que son être est infini, ainsi l'est son intellection. Or l'infini est à l'infini ce qu'est le fini au fini. Par conséquent, Si nous pouvons, selon notre intellection, qui est finie, saisir les choses finies, ainsi Dieu, selon sa propre intellection, peut comprendre l'infinité des choses. L'intellect qui connaît le plus grand intelligible n'en connaît pas moins les plus petits intelligibles, mais bien mieux, au contraire, comme on le voit chez le Philosophe au IIIe Livre du De Anima. Cela vient de ce que l'intellect n'est pas corrompu par une intelligibilité exceptionnelle, comme il en va pour les sens, mais bien plutôt perfectionné. Mais si nous considérons les êtres infinis qu'ils soient de même espèce, comme une infinité d'hommes, ou d'espèces infinies, même si certains de ces êtres, ou tous ces êtres étaient, par impossible, infinis au point de vue quantitatif, l'universalité de ces êtres serait d'une infinité moindre que celle de Dieu. En effet, chacun d'entre eux, et tous ensemble, auraient un acte d'être reçu et limité à quelque espèce ou genre, et seraient donc finis à un point de vue, s'éloignant ainsi de l'infinité de Dieu, qui est infini purement et simplement, comme on l'a montré. Rien n'empêche donc, puisque Dieu se connaît parfaitement, qu'il connaisse aussi cette somme d'infinis. Plus un intellect est efficace et limpide dans son acte de connaissance, et plus il peut connaître de choses en une seule ainsi, toute énergie est d'autant plus unie qu'elle est plus forte. Or l'intellect divin est infini au point de vue de l'efficacité et de la perfection, comme on l'a vu. Il peut donc connaître l'infinité des êtres par une seule réalité, qui est son essence. L'intellect divin est parfait purement et simplement, comme son essence. Ainsi, nulle perfection intelligible ne lui manque. Or ce à quoi notre intellect est en puissance constitue sa perfection intelligible. Mais il est en puissance à toutes les espèces intelligibles espèces qui sont infinies, puisque le sont les espèces des nombres et des figures. Il est donc manifeste que Dieu connaît toutes ces sortes d'infinis. Notre intellect connaît les infinis en puissance, dès là qu'il peut multiplier à l'infini les espèces des nombres. Si donc l'intellect divin ne connaissait pas les infinis même en acte, il s'ensuivrait, ou que l'intellect humain connaîtrait plus de choses que l'intellect divin, ou que celui-ci ne connaîtrait pas en acte tous les êtres qu'il connaît en puissance. Ces deux conséquences sont, on l'a vu, inadmissibles. L'infini répugne à la connaissance pour autant qu'il répugne au dénombrement. En effet, dénombrer les parties de l'infini est impossible en soi étant contradictoire. Mais connaître quelque chose par le dénombrement de ses parties est l'_uvre de l'intellect qui connaît successivement partie après partie et non celle de l'intellect qui comprend en même temps les diverses parties. Ainsi donc l'intellect divin n'est pas plus empêché de connaître l'infini que le fini dès là qu'il connaît sans succession toutes choses en même temps. Toute quantité consiste en une certaine multiplication des parties et c'est pourquoi le nombre est la première des quantités. Ainsi donc, là où la pluralité ne fait aucune différence, rien de ce qui relève de la quantité n'en fait non plus. Or, dans la connaissance de Dieu, plusieurs choses sont connues à la manière d'une seule, puisqu'elles le sont, non par des espèces diverses, mais par une seule, qui est l'essence de Dieu. Beaucoup de choses sont donc connues en même temps par Dieu. De sorte que, dans la connaissance de Dieu, la pluralité ne cause aucune différence. L'infini, qui relève de la quantité, n'en cause donc pas davantage. Pour l'intellect divin, il n'y a donc pas de différence, que les objets soient finis ou qu'ils soient infinis. Et, puisqu'il connaît le fini, rien n'empêche qu'il connaisse aussi ce qui est infini. La parole du psaume: Sa sagesse est sans mesure, est en accord avec ce que nous venons de dire. On voit d'après ce qui précède pourquoi notre intellect ne connaît pas l'infini comme l'intellect divin. En effet, notre intellect diffère de l'intellect divin en quatre choses, qui fondent cette différence. La première est que notre intellect est fini purement et simplement, tandis que l'intellect divin est infini. La deuxième est que notre intellect connaît les choses diverses par des espèces diverses. De sorte qu'il ne peut embrasser l'infinité des choses dans une connaissance unique, comme le fait l'intellect divin. La troisième est une conséquence de cela: notre intellect, connaissant la diversité par des espèces diverses, ne peut connaître beaucoup de choses en même temps; aussi ne pourrait-il connaître l'infinité des êtres qu'en les dénombrant successivement. Ceci ne se produit pas pour l'intellect divin; qui considère la multiplicité des choses en même temps, atteinte comme par une seule espèce. La quatrième chose est que l'intellect divin regarde ce qui est et ce qui n'est pas, comme on l'a montré. On voit aussi comment le mot du Philosophe qui dit que l'infini, en tant qu'infini, n'est pas objet de connaissance, ne s'oppose pas à la doctrine précédente. En effet, la notion d'infini appartient à la quantité, comme il le dit lui-même; l'infini, en tant qu'infini, serait connu s'il était atteint par la mensuration de ses parties, car telle est la connaissance propre de la quantité. Or Dieu ne connaît pas de cette manière. Et donc, pour ainsi dire, il ne connaît pas l'infini en tant qu'infini mais pour autant qu'il se rapporte à sa science comme s'il était fini, ainsi qu'on l'a montré. Il faut savoir cependant que Dieu ne connaît pas l'infinité des êtres d'une science de vision, pour user des expressions d'autrui, car les êtres infinis ni ne sont en acte, ni n'ont été ni ne seront, puisque la génération n'est infinie d'aucune part, comme l'enseigne la foi catholique. Dieu connaît pourtant l'infinité par sa science de simple intelligence. Car Dieu connaît les infinis qui ne sont, ne seront et ne furent, et qui néanmoins sont en puissance de la créature. Il connaît aussi les infinis qui sont en sa puissance et qui ne sont, ni ne seront ni n'ont été. Par conséquent, pour ce qui regarde la question de la connaissance des singuliers, on peut répondre par la distinction de la majeure; car les singuliers ne sont pas en nombre infini. S'ils l'étaient cependant, Dieu ne les connaîtrait pas moins. 70: DIEU CONNAÎT LES CHOSES LES PLUS INFIMES Nous avons à mettre en lumière à présent que Dieu connaît les choses les plus humbles, et que cela ne répugne pas à la noblesse de sa science. Plus une force active est puissante et plus son action rayonne au loin, comme on le voit même dans le monde des actions sensibles. Or, la puissance de l'intellect divin dans l'acte de connaître les choses est comme une force active: l'intellect divin connaît non pas du fait qu'il aurait à recevoir des choses, mais bien plutôt du fait qu'il agit sur elles. Cette puissance intellective étant infinie, comme on l'a vu, il est clair qu'elle doit s'étendre jusqu'à ce qui est le plus éloigné. Or, le degré de noblesse et de bassesse se mesure dans tous les êtres par rapport à leur proximité ou à leur distance à l'égard de Dieu, qui lui se trouve au sommet de la noblesse. Ainsi donc les réalités les plus humbles du monde sont connues de Dieu en raison de la puissance suprême de son intelligence. Tout ce qui est, en tant qu'il existe et qu'il est tel ou tel, est en acte, et ressemble à l'acte premier: de là lui vient sa noblesse. Également, ce qui est en puissance, participe à la noblesse par son rapport à l'être: on dit qu'il existe, en raison de ce rapport. On voit donc que chaque chose, considérée en elle-même, est quelque chose de noble; on ne parle de bassesse qu'en regard de ce qui est plus noble. Or, les plus nobles des choses ne sont pas moins éloignées de Dieu que les plus infimes d'entre elles ne le sont des plus hautes. Et donc, si cette dernière distance était un obstacle à la connaissance de Dieu, la première le serait bien plus. Il s'ensuivrait que Dieu ne connaîtrait rien d'autre que soi. Ce dont nous avons montré la fausseté. Si donc Dieu connaît autre chose que soi, si noble qu'il puisse être, de la même façon il connaît toute autre chose, si basse qu'on la dise. Le bien de l'ordre universel est plus noble que celui de quelque partie de l'univers, dès là que chacune des parties est ordonnée, comme à une fin, au bien de l'ordre réalisé dans le tout, ainsi qu'on le voit chez le Philosophe, au XIe Livre de la Métaphysique. Si donc Dieu connaît quelque nature élevée, il connaîtra à plus forte raison l'ordre de l'univers. Or, celui-ci ne peut être connu si l'on ignore les parties nobles et les parties infimes dont les éloignements et les rapports constituent l'ordre de l'univers. On doit donc conclure que Dieu connaît non seulement les êtres nobles mais aussi ceux qu'on juge plus vils. La bassesse des objets connus ne rejaillit pas par elle-même sur celui qui connaît, car il est de la notion même de connaissance que le connaissant contient les espèces des objets connus selon sa manière d'être. C'est par accident que la bassesse de ces objets peut rejaillir sur le sujet connaissant, ou bien parce que la considération de ces objets le retire de la pensée d'objets plus élevés, ou bien parce que la pensée de ces objets l'incline à quelque affection désordonnée. Ce qui ne saurait exister pour Dieu, on l'a montré. La connaissance des réalités infimes ne déroge donc pas à la noblesse divine mais bien plutôt relève de la perfection divine, à laquelle il appartient de précontenir en soi toutes choses, ainsi qu'on l'a vu. Une force n'est pas estimée petite du fait qu'elle peut réaliser de petites choses mais quand elle est déterminée à de petites choses, car une force qui peut de grandes choses peut aussi s'étendre à de petites choses. Ainsi donc, la connaissance qui peut atteindre à la fois des objets nobles et vils ne doit pas être jugée vile pour autant, mais seulement cette connaissance qui ne s'étend qu'aux choses de peu, comme il arrive pour nous. Car autre notre considération des choses divines, autre celle des choses humaines, et autres aussi les sciences qui portent sur ces deux sortes d'objets: ce qui permet d'appeler vile la connaissance inférieure par comparaison avec l'autre. Or, en Dieu, il n'en va pas ainsi. C'est par la même science et par la même connaissance qu'il se voit lui-même et qu'il voit les autres choses. Par suite, nulle bassesse ne s'attache à sa science du fait qu'il connaît les réalités les plus vulgaires. Le Livre de la Sagesse fait écho à cette doctrine lorsqu'il dit de la Sagesse divine: Elle atteint partout grâce à sa pureté et rien de souillé ne pénètre en elle. On voit d'après ce qui précède que l'objection rapportée plus haut ne s'oppose pas à la vérité qu'on vient de mettre en lumière. La noblesse d'une science se détermine par les objets auxquels cette science est principalement ordonnée et non par tout ce qui tombe dans le champ de cette science. En effet, aux sciences les plus nobles des hommes appartiennent non seulement les êtres les plus élevés mais aussi les plus humbles la philosophie première déploie sa pensée depuis l'être premier jusqu'à l'être en puissance, le dernier parmi les êtres. C'est ainsi que les êtres infimes sont compris dans la pensée divine comme connus en même temps que l'objet principal, à savoir l'essence divine en laquelle tout le reste est connu, comme on l'a montré. Il est évident aussi que cette vérité ne s'oppose pas à ce qu'écrit le philosophe au XIe Livre de sa Métaphysique. Car, à cet endroit, son propos est de montrer que l'intellect divin ne connaît pas autre chose que soi, qui serait sa perfection en tant qu'objet principalement connu. Et, à ce point de vue, il dit qu'il vaut mieux ignorer les choses viles que de les connaître à savoir quand la connaissance est diverse des objets quelconques et des objets élevés, et que la première empêche la seconde. 71: DIEU CONNAÎT LE MAL Il nous reste à montrer maintenant que Dieu connaît aussi le mal. Quand on connaît le bien, on connaît le mal qui lui est opposé. Or, Dieu connaît tous les biens particuliers, auxquels s'opposent des maux. Dieu connaît donc ces maux. Les notions des contraires ne sont pas contraires dans l'âme; autrement, elles ne seraient pas ensemble dans l'âme, ni elles ne seraient connues en même temps. Ainsi donc, la notion qui fait connaître le mal ne répugne pas au bien mais plutôt appartient à la notion de bien. Si donc toutes les notions de bien se trouvent en Dieu, en raison de sa perfection absolue, on l'a vu plus haut, il est clair que la notion qui fait connaître le mal ne lui est pas étrangère. Dieu connaît donc aussi les maux. Le vrai est le bien de l'intellect: un intellect est dit bon, en effet, du fait qu'il connaît le vrai. Or, le vrai, c'est non seulement que le bien est le bien mais aussi que le mai est le mal. En effet, comme le vrai consiste à affirmer l'existence de ce qui est, ainsi le vrai consiste-t-il aussi à affirmer l'inexistence de ce qui n'est pas. Ainsi donc le bien de l'intellect consiste également dans la connaissance du mai. Or, l'intellect divin étant parfait dans le bien, aucune des perfections intellectuelles ne saurait lui manquer. La connaissance du mal lui est donc présente. Dieu connaît la distinction des choses, comme l'a montré. Or, la négation entre dans la notion de distinction les choses distinctes sont celles dont l'une n'est pas l'autre. C'est ainsi que les réalités premières distinctes par elles-mêmes, impliquent mutuellement leur propre négation. Ce qui fait que les propositions négatives qui s'y réfèrent sont immédiates comme: aucune quantité n'est une substance. Dieu connaît donc la négation. Or, la privation est une certaine négation dans un sujet déterminé, comme on le voit au IVe Livre de la Métaphysique. Dieu connaît donc la privation. Et, par suite, le mal qui n'est autre chose que la privation d'une perfection qu'on devrait avoir. Dieu ne connaît pas seulement la forme mais aussi la matière, comme on l'a montré. Or, étant de l'être en puissance, la matière ne peut être parfaitement connue si l'on ignore ce à quoi s'étend sa puissance, comme cela se vérifie pour toutes les autres puissances. Or, la puissance de la matière s'étend et à la forme et à la privation, car ce qui peut être peut aussi ne pas être. Dieu connaît donc la privation. Et, par suite, il connaît aussi le mal. Si Dieu connaît quelque chose d'autre que soi, il connaît surtout ce qui est excellent. Or, tel est l'ordre de l'univers, auquel tous les biens particuliers sont ordonnés comme à leur fin. Mais, dans l'ordre de l'univers, il est des choses destinées à empêcher les dommages qui pourraient provenir de certaines autres, comme on le voit pour ce qui est donné aux animaux en vue de leur défense. Dieu connaît donc ces sortes de dommages, et, par conséquent, les maux. La connaissance des maux n'est jamais blâmée chez nous en tant qu'appartenant de soi à la science, c'est-à-dire au point de vue du jugement porté sur les maux, mais seulement par accident pour autant que la considération du mal peut entraîner à le faire. Or, ceci ne peut exister en Dieu, parce qu'il est immuable, comme on l'a montré. Rien n'empêche donc que Dieu connaisse le mal. A ceci répond ce qui est dit au Livre de la Sagesse: Contre la Sagesse le mal ne saurait prévaloir; dans les Proverbes: L'enfer et l'abîme sont présents au Seigneur; dans le psaume: Mes péchés ne te sont pas cachés; au Livre de Job: Car Lui connaît la vanité des hommes; et voyant le crime, ne lui prête-t-il pas attention? Or, il faut savoir qu'à l'égard de la connaissance du mal et de la privation, il en va autrement pour l'intellect divin et pour le nôtre. Notre intellect connaît chaque chose par autant d'espèces propres et diverses; par suite, ce qui est en acte, il le connaît par une espèce intelligible, par quoi il est lui-même en acte. Et donc, il peut connaître la puissance, en tant qu'il est, à un moment, en puissance à une telle espèce intelligible; de sorte que, de même qu'il connaît l'acte pur en acte, il connaît aussi la puissance par la puissance. Et, parce que la puissance est impliquée dans la notion de privation, - la privation étant une négation dont le sujet est un être en puissance, - il s'ensuit qu'il appartient en quelque manière à notre intellect de connaître la privation pour autant qu'il est de nature à être en puissance. Il est vrai qu'on pourrait dire aussi que la connaissance de la puissance et de la privation est impliquée dans la connaissance elle-même de l'acte. L'intellect divin, qui n'est d'aucune façon en puissance, ne connaît pas la privation de la manière que nous venons de dire. Car s'il connaissait quelque chose par une espèce qui ne serait pas lui-même, il s'ensuivrait nécessairement que son rapport à cette espèce serait celui d'une puissance à un acte. Il faut donc que Dieu comprenne uniquement par cette espèce qui est son essence. Et, par suite, qu'il se comprenne seulement comme le premier objet d'intellection. Mais en se comprenant soi-même, il connaît toute chose, comme on l'a montré; non seulement les actes, mais aussi les puissances et les privations. Tel est le sens des paroles que le philosophe énonce au IIIe Livre du De Anima: Comment connaît-il le mal, ou le noir? Car il connaît en quelque manière les contraires. Il faut donc qu'il soit en puissance de connaissance et en acte d'être en lui-même. Mais si quelqu'un ne renferme pas de contraire (à savoir en puissance), il se connaît lui-même et il est en acte, et il est séparable. Point n'est besoin de suivre l'explication d'Averroès, qui veut tirer de ce texte que l'intellect qui n'est qu'en acte ne connaît nullement la privation. Le sens du passage est que cet intellect ne connaît pas la privation pour la raison qu'il est en puissance à quelque chose d'autre, mais parce qu'il se connaît lui-même et est toujours en acte. Il faut savoir aussi que si Dieu se connaissait de telle manière que, en se connaissant, il ne connaîtrait pas les autres êtres, qui sont des biens particuliers, il ne connaîtrait nullement la privation ou le mal. Car au bien qu'il est lui-même ne s'oppose pas de privation, puisque la privation et son opposé se vérifient par rapport à la même chose et qu'ainsi nulle privation ne peut s'opposer à ce qui est acte pur. Ni, par suite, aucun mal. Ainsi donc, si on admet que Dieu ne connaît que soi, en connaissant le bien qu'il est lui-même, il ne connaîtra pas le mal. Mais parce qu'en se connaissant lui-même, il connaît les êtres qui sont par nature sujets à la privation, il faut qu'il connaisse les privations et les maux qui s'opposent aux biens particuliers. Il faut savoir encore que, de même que Dieu, sans raisonnement de l'intellect, connaît les autres choses en se connaissant lui-même, comme on l'a montré, ainsi n'est-il pas nécessaire que sa connaissance soit discursive si c'est par les biens qu'il connaît les maux. Le bien, en effet, est comme la raison de la connaissance du mal. Et donc, les maux sont connus par les biens comme le sont les choses par leurs définitions, et non comme des conclusions par les principes. Et ce n'est pas non plus imperfection de la connaissance divine si elle atteint les maux par la privation des biens. Car le mal ne dit existence qu'en tant qu'il est privation du bien. Et donc, c'est seulement de cette manière qu'il est connaissable, car chaque chose est connaissable dans la mesure où elle est. VOLONTÉ 72: DIEU EST DOUÉ DE VOLONTÉ En ayant terminé avec ce qui concerne l'intelligence divine, il nous reste à étudier maintenant la volonté de Dieu. C'est en effet parce que Dieu est intelligent qu'il est doué de volonté. Le bien saisi par l'intelligence étant en effet l'objet propre de la volonté, le bien saisi par l'intelligence doit être, en tant que tel, voulu. Or l'objet saisi par l'intelligence dit rapport au sujet qui saisit. Il est donc nécessaire que le sujet qui dans son intelligence saisit le bien comme tel, soit capable de le vouloir. Or Dieu, dans son intelligence, saisit le bien; parfaitement intelligent en effet, il saisit l'être du même coup sous sa raison de bien. Dieu est donc doué de volonté. Quiconque possède une certaine forme, est mis par cette forme en rapport avec diverses réalités de la nature: le bois blanc, par sa blancheur, ressemble ainsi à certaines choses, et diffère d'autres. Or dans le sujet qui fait acte d'intelligence ou de sensation, existe la forme de la réalité perçue et sentie, puisque toute connaissance naît d'une certaine ressemblance. Il faut donc que le sujet qui fait acte d'intelligence ou de sensation soit en rapport avec les réalités qu'il perçoit et qu'il sent, telles qu'elles existent dans la nature. Or ce rapport ne vient pas du fait que l'on pense et que l'on sent; car de ce fait s'établit plutôt un rapport des choses au sujet qui les perçoit par son intelligence et par ses sens, car percevoir par l'intelligence et par les sens fait que les choses existent dans l'intelligence et dans les sens selon le mode respectif de ces facultés. C'est la volonté et l'appétit qui établissent ce rapport entre le sujet qui perçoit par ses sens et son intelligence et la chose qui existe à l'intérieur de l'âme. Voilà pourquoi tous les êtres qui sont doués de sensation et d'intelligence, le sont de désir et de volonté, la volonté ressortissant en propre au domaine de l'intelligence. Puis donc que Dieu est intelligent, il doit être doué de volonté. Ce qui échoit à tout existant, s'accorde avec l'existant en tant qu'il est existant. Une telle convenance doit se réaliser au maximum dans celui qui est le premier existant. Or c'est le propre de chaque existant de tendre vers sa perfection et vers la conservation de son être. Chacun le fait à sa manière, l'être intelligent par la volonté, l'animal par l'appétit sensible, l'être privé de sens par l'appétit naturel. Les êtres qui possèdent leur perfection le font autrement que ceux qui ne la possèdent pas. Ceux qui ne la possèdent pas tendent à l'acquérir par la vertu appétitive, par le désir, de leur genre; ceux qui la possèdent se reposent en elle. Cela ne peut manquer de se réaliser chez le premier être, qui est Dieu. Étant intelligent, Dieu possède en lui la volonté, grâce à laquelle il se complaît en son propre être et en sa propre bonté. Plus l'acte d'intelligence est parfait, plus il est agréable à celui qui en est le sujet. Mais Dieu fait acte d'intelligence, d'un acte absolument parfait, nous l'avons vu. Cet acte d'intelligence lui est donc souverainement agréable. Or le plaisir intellectuel est le fait de la volonté, comme le plaisir sensible est le fait de l'appétit concupiscible. Il y a donc volonté en Dieu. La forme examinée par l'intelligence ne meut ni ne cause quoi que ce soit, si ce n'est par l'intermédiaire de la volonté, dont l'objet, fin et bien, pousse à agir. L'intelligence spéculative ne meut donc pas, pas plus que l'imagination sans l'estimative. Mais la forme de l'intelligence divine est cause de mouvement et d'être chez les autres: Dieu produit les choses par son intelligence, on le montrera plus loin. Il faut donc qu'il soit doué de volonté. De toutes les facultés motrices chez les êtres doués d'intelligence, la première est la volonté. C'est la volonté en effet qui applique chaque puissance à son acte: nous faisons acte d'intelligence, parce que nous le voulons; nous faisons acte d'imagination parce que nous le voulons, etc. Il en est ainsi parce que son objet est fin, compte tenu cependant du fait que l'intelligence, non point par mode de cause efficiente et motrice, mais par mode de cause finale, meut la volonté, en lui proposant son propre objet, la fin. Il convient donc souverainement au premier moteur d'être doué de volonté. Est libre ce qui est cause de soi. Aussi le libre inclut l'idée de ce qui est par soi. Or c'est en premier la volonté qui possède la liberté dans l'agir; pour autant, en effet, que quelqu'un agit volontairement, on dit qu'il accomplit librement ses actions. Il convient donc au plus haut point que le premier agent agisse par volonté, lui à qui il convient au plus haut point d'agir par soi. La fin et l'agent qui tend à la fin sont toujours d'un même ordre, dans le monde des choses: la fin prochaine, proportionnée à l'agent, tombe ainsi sous la même espèce que l'agent, ceci aussi bien dans l'ordre de la nature que dans l'ordre de l'art; la forme artistique qui fait agir l'artisan est en effet l'espèce de la forme qui est dans la matière, forme qui est la fin de l'artisan, et la forme du feu générateur grâce auquel celui-ci agit est de même espèce que la forme du feu engendré, qui est la fin de la génération. Or il n'y a rien qui soit du même ordre que Dieu, sinon Dieu lui-même: autrement il y aurait plusieurs premiers, ce dont on a prouvé le contraire plus haut. Dieu n'est donc pas seulement la fin digne d'être désirée, mais il est pour ainsi dire la fin qui se désire comme fin. Ceci d'un appétit intellectuel, puisqu'il est intelligent. Cet appétit, c'est la volonté. La volonté existe donc en Dieu. Cette volonté en Dieu est attestée par la Sainte Écriture. Il est dit dans le psaume: Tout ce qu'il a voulu, le Seigneur l'a fait; et dans l'Épître aux Romains: Qui résiste à sa volonté? 73: LA VOLONTÉ DE DIEU EST SA PROPRE ESSENCE Tout ceci montre bien que la volonté de Dieu n'est rien d'autre que son essence. Nous venons de voir en effet qu'il convient à Dieu d'être doué de volonté dans la mesure où il est doué d'intelligence. Or on a prouvé que Dieu est intelligent par son essence. Il est donc aussi doué de volonté. La volonté de Dieu est donc sa propre essence. De même que l'acte d'intelligence est la perfection du sujet intelligent, de même le vouloir pour le sujet doué de volonté: l'un et l'autre sont des actes immanents au sujet, ne passant pas dans quelque sujet passif, comme c'est le cas dans l'action de chauffer. Mais l'acte d'intelligence de Dieu est son acte d'être: la raison en est que l'acte d'être de Dieu étant en soi absolument parfait, il n'admet aucune perfection qui viendrait de surcroît. Le vouloir divin est donc l'être même de Dieu. Et donc la volonté de Dieu est l'essence même de Dieu. Étant donné que tout agent agit en tant qu'il est en acte, Dieu, qui est acte pur, doit agir par sa propre essence. Or vouloir est une certaine opération de Dieu. Il faut donc que Dieu exerce son vouloir par son essence. Sa volonté est donc son essence. Si la volonté était quelque chose de surajouté à la substance divine, alors que la substance divine est complète dans son être, il s'ensuivrait que la volonté lui arriverait comme un accident à un sujet; il en découlerait que la substance divine se comparerait à elle-même comme la puissance par rapport à l'acte, et qu'il y aurait composition en Dieu. Autant de conclusions qui ont été rejetées plus haut. Il n'est donc pas possible que la volonté vienne s'ajouter à l'essence divine. 74: L'ESSENCE DIVINE, PRINCIPAL OBJET DE LA VOLONTÉ DE DIEU Il ressort de là que l'objet principal de la volonté de Dieu est son essence. On l'a dit, le bien saisi par l'intelligence est l'objet de la volonté. Or ce que Dieu saisit au premier chef par son intelligence, c'est l'essence divine. L'essence divine est donc ce sur quoi porte au premier chef la volonté de Dieu. L'objet de l'appétit est à l'appétit ce qu'est le moteur à l'objet mû. Il en va de même de l'objet de la volonté par rapport à la volonté, puisque la volonté rentre dans le genre des puissances appétitives. Si donc la volonté de Dieu avait comme objet principal autre chose que l'essence même de Dieu, il faudrait en conclure que la volonté divine aurait au-dessus d'elle quelque chose de supérieur qui la mouvrait. Ce qui précède prouve le contraire. L'objet principal de la volonté est pour chaque sujet qui fait acte de volonté la cause de son vouloir. Quand nous disons: Je veux marcher pour guérir, nous croyons rendre compte de la cause; mais si l'on demande Pourquoi veux-tu guérir?, de cause en cause on arrivera jusqu'à la fin dernière, qui est l'objet principal de la volonté, lequel est par lui-même la cause du vouloir. Si donc Dieu voulait, à titre d'objet principal, autre chose que lui-même, il en résulterait que la cause de son vouloir serait différente de lui. Mais son vouloir est identique à son être. Quelque chose d'autre sera donc alors la cause de son être. Ce qui va contre la raison du premier être. Chaque sujet qui fait acte de volonté a pour objet principal de son vouloir sa propre fin dernière: la fin en effet est voulue pour elle-même et c'est à travers elle que tout le reste est voulu. Or, la fin dernière, c'est Dieu lui-même, car il est le souverain bien. Il est donc lui-même le principal objet de sa volonté. Chaque puissance a avec son objet principal une proportion d'égalité. Comme le montre en effet le Philosophe au 1er livre du Ciel et du Monde, la puissance d'une chose est mesurée selon ses objets. La volonté est donc en proportion d'égalité avec son objet principal; de même l'intelligence, de même aussi les sens. Or la volonté divine n'est en proportion d'égalité avec rien d'autre que l'essence même de Dieu. L'objet principal de la volonté divine est donc l'essence de Dieu. Comme, par ailleurs, l'essence divine est l'intelligence en acte de Dieu et tout ce qu'on peut lui attribuer d'autre, il en découle clairement que de la même manière, et au premier chef, Dieu se veut intelligence en acte, volonté en acte, un, etc. 75: DIEU, EN SE VOULANT, VEUT TOUT LE RESTE A partir de là, il est possible de montrer que Dieu, en se voulant, veut tout le reste. A qui veut en effet une fin à titre principal, il revient de vouloir, en considération de la fin, tout ce qui s'y rapporte. Or Dieu est lui-même la fin dernière des choses, comme ce qui a été dit plus haut le manifeste en partie. Du fait donc qu'il se veut être, il veut aussi tout le reste, ordonné à lui comme à la fin. Chacun désire la perfection de ce qu'il veut et de ce qu'il aime pour soi: ce que nous aimons pour soi, nous le voulons très bon, et, autant qu'il est possible, toujours en amélioration et en augmentation. Or Dieu lui-même veut et aime son essence pour elle-même. Mais l'essence divine, en elle-même, n'est capable ni d'augmentation ni de multiplication; elle est capable de multiplication seulement selon sa similitude, participée par un grand nombre. Dieu veut donc la multitude des choses, du fait qu'il veut et aime son essence et sa perfection. Quiconque aime quelque chose en soi et pour elle-même, aime en conséquence tous les êtres en qui il la découvre: celui qui aime la douceur pour elle-même aime nécessairement tout ce qui est doux. Mais Dieu veut et aime son être en soi et pour lui-même. Par ailleurs tout autre être est par similitude une certaine participation à l'être de Dieu. Il en résulte que Dieu, du même coup qu'il se veut et s'aime lui-même, veut et aime tout le reste. En se voulant, Dieu veut tout ce qui existe en lui. Or tous les êtres préexistent d'une certaine manière en lui par leurs propres idées. En se voulant, Dieu veut donc aussi tout le reste. Plus un être est puissant, plus sa causalité s'étend à des objets nombreux et toujours plus éloignés. Or la causalité de la fin consiste en ce que tout le reste est désiré à cause d'elle. Plus la fin est parfaite et davantage voulue, plus la volonté de celui qui veut cette fin s'étend à un grand nombre d'objets en raison de cette fin. Or l'essence divine est absolument parfaite sous le rapport de la bonté et de la fin. Elle étendra donc souverainement sa causalité sur une multitude d'êtres, de telle manière que ces êtres soient voulus à cause d'elle, et d'abord par Dieu qui, de toute sa puissance, la veut en perfection. La volonté suit l'intelligence. Mais Dieu, dans son intelligence, se saisit lui-même principalement, saisissant tout le reste en lui. De même se veut-il principalement, et, en se voulant, veut-il tout le reste. Tout ceci est confirmé par l'autorité de l'Écriture. Il est dit au Livre de la Sagesse: Tu aimes tout ce qui existe, et tu ne hais rien de ce que tu as fait. 76: DIEU SE VEUT ET VEUT TOUT LE RESTE, D'UN SEUL ACTE DE VOLONTÉ Ceci établi, il suit que Dieu se veut et veut tout le reste d'un seul acte de volonté. C'est en effet dans une opération unique, par un acte unique, que toute puissance se porte à son objet et à la raison formelle de son objet. C'est ainsi que nous voyons la lumière et la couleur, celle-ci rendue visible en acte par la lumière, dans un même acte de vision. Or quand nous voulons quelque chose en raison seulement de la fin, ce que nous désirons ainsi en vue de la fin reçoit de celle-ci sa raison d'objet voulu: la fin est ainsi à cette chose comme la raison formelle à l'objet, telle la lumière à la couleur. Étant donné que Dieu veut toutes les choses pour lui-même, comme à titre de fin, c'est donc d'un seul acte de volonté qu'il se veut et qu'il veut tout le reste. Ce que l'on connaît et désire parfaitement, on le connaît et on le désire selon toute sa virtualité. Or la virtualité de la fin ne consiste pas seulement en ce que la fin est désirée en elle-même, mais encore en ce que d'autres choses deviennent désirables à cause de la fin. Celui qui désire parfaitement la fin, la désire de l'une et de l'autre manière. Mais on ne peut poser en Dieu, chez qui rien n'est imparfait, un acte de volonté selon lequel il se voudrait et ne se voudrait pas parfaitement. En tout acte par lequel Dieu se veut, Dieu se veut de manière absolue, et il veut tout le reste à cause de lui. Tout ce qui est différent de lui, Dieu ne le veut qu'autant qu'il se veut lui-même, comme nous l'avons prouvé plus haut. Reste donc que ce n'est pas par un acte, puis par un autre acte de volonté que Dieu se veut lui-même et qu'il veut le reste, mais bien d'un seul et même acte. Ce que nous avons dit plus haut le montre clairement: dans l'acte de connaissance il y a discours en tant que nous connaissons à part les principes, et que des principes nous en venons aux conclusions; si en effet nous avions l'intuition des conclusions dans les principes mêmes, au moment où nous connaissons ces principes, il n'y aurait pas discours, pas plus qu'il n'y en a quand nous voyons quelque objet dans un miroir. Or ce que sont les principes par rapport aux conclusions en matières spéculatives, les fins le sont par rapport aux moyens ordonnés à la fin dans le domaine des opérations et des appétits. De même que nous connaissons les conclusions par le moyen des principes, de même est-ce la fin qui commande l'appétit et la mise en _uvre des moyens ordonnés à la fin. Si donc quelqu'un veut séparément la fin et les moyens ordonnés à cette fin, il y a en quelque sorte discours dans sa volonté. Ce discours est impossible en Dieu: puisque Dieu est en dehors de tout mouvement. Il faut donc en conclure que Dieu se veut, lui-même et les autres êtres, simultanément et d'un même acte de volonté. Puisque Dieu se veut lui-même toujours, à supposer qu'il se veuille lui-même par un acte et qu'il veuille les autres êtres par un acte différent, il s'ensuivrait qu'il y aurait en lui, simultanément, deux actes de volonté. C'est impossible, car une puissance simple ne peut produire en même temps deux opérations. En tout acte de volonté, l'objet de volition est, par rapport au sujet qui veut, comparable au moteur par rapport à l'objet mû. Si donc il y a une action de la volonté divine par laquelle Dieu veut les autres êtres, distincte de la volonté par laquelle Dieu se veut lui-même, il y aura en Dieu quelque chose d'autre que lui-même qui mettra en mouvement sa volonté. C'est impossible. Nous avons prouvé déjà qu'en Dieu le vouloir est identique à l'être. Or en Dieu il n'y a qu'un être unique. Il n'y a donc en Dieu qu'un unique vouloir. Le vouloir appartient à Dieu en tant qu'il est intelligent. De même que c'est dans un même acte qu'il se connaît, lui et tout le reste en tant que son essence est l'exemplaire de tous les êtres, de même est-ce dans un seul acte qu'il se veut, lui et tous les autres êtres, en tant que sa bonté est la raison de toute bonté. 77: LA MULTITUDE DES OBJETS DE VOLITION NE S'OPPOSE PAS À LA SIMPLICITÉ DE DIEU La multitude des objets de volition n'est donc pas incompatible avec l'unité et la simplicité de la substance divine. Les actes en effet se distinguent suivant les objets. Si donc la pluralité des objets voulus par Dieu entraînait en lui une certaine multiplicité, il en résulterait qu'il ne pourrait y avoir en lui une seule opération de la volonté. Ce qui contredit ce que nous venons de montrer. Nous avons montré aussi que Dieu veut les autres êtres, en tant qu'il veut sa propre bonté. Il y a donc entre les êtres et la volonté de Dieu le même rapport qu'il y a entre eux et la manière dont ils sont embrassés par sa bonté. Or tous les êtres sont un dans la bonté de Dieu; ils sont en Dieu en effet selon son mode à lui, les êtres matériels dans l'immatérialité, les êtres multiples dans l'unité. Il faut donc conclure que la multitude des objets de volition ne multiplie pas la substance divine. Intelligence et volonté divines ont une égale simplicité: l'une et l'autre sont la substance divine, comme on l'a prouvé. Or la multitude des objets saisis par l'intelligence n'engendre pas de multitude dans l'essence de Dieu, ni de composition dans son intelligence. La multitude des objets de volition n'engendre donc pas davantage de diversité dans l'essence de Dieu ni de composition dans sa volonté. Ajoutons qu'entre la connaissance et l'appétit il y a cette différence que la connaissance se fait pour autant que l'objet connu est présent d'une certaine manière dans le sujet connaissant, alors qu'au contraire il y a appétit par référence à la chose désirée, que le sujet de l'appétit recherche, ou en laquelle il se repose. C'est pourquoi le bien et le mal, qui concernent l'appétit, sont dans les choses; alors que le vrai et le faux, qui concernent la connaissance, sont dans l'esprit, comme le note le Philosophe, au VIe livre de la Métaphysique. Or qu'une chose soit en rapport avec beaucoup d'autres n'est point contraire à sa simplicité, puisque l'unité est le principe de nombres très divers. La multitude des objets voulus par Dieu ne répugne donc pas à sa simplicité. 78: LA VOLONTÉ DIVINE S'ÉTEND À CHACUN DES BIENS PARTICULIERS Il apparaît donc que nous ne sommes pas obligés de dire, sous prétexte de sauvegarder la simplicité divine, que Dieu veut tous les autres biens d'une manière générale, en tant qu'il se veut, lui, comme principe des biens qui peuvent découler de lui, mais qu'il ne les veut pas en particulier. Le vouloir implique en effet référence du sujet qui veut à la chose voulue. Or rien n'empêche la simplicité divine d'être mise en rapport avec beaucoup d'êtres même singuliers: on dit bien de Dieu qu'il est très bon ou qu'il est premier par rapport à des êtres singuliers, sa simplicité ne l'empêche donc pas de vouloir, même distinctement, en particulier, des êtres différents de lui. Le rapport de la volonté divine avec les autres êtres réside en ceci que ces êtres puisent leur part de bonté dans la dépendance où ils sont de la bonté divine, laquelle est pour Dieu sa raison de vouloir. Mais ce n'est pas seulement l'universalité des biens, c'est aussi chacun d'entre eux qui prend part à la bonté, comme il prend part à l'être, en dépendance de la bonté de Dieu. La volonté de Dieu s'étend donc à chacun des biens. Au dire du Philosophe, au XIe livre de la Métaphysique, l'univers se révèle riche d'un double bien d'ordre: l'un selon lequel tout l'univers est ordonné à ce qui lui est extérieur, comme une armée est ordonnée à son chef; l'autre selon lequel les parties de l'univers sont ordonnées entre elles, comme le sont les divers éléments d'une armée. Mais ce deuxième ordre est pour le premier. Or Dieu, du fait qu'il se veut comme fin qu'il est, veut comme ordonnés à la fin les êtres qui lui sont ordonnés. Il veut donc le bien d'ordre d'un univers tout entier ordonné à lui-même, comme le bien d'ordre des parties de l'univers organisées entre elles. Or le bien de l'ordre est la résultante de biens singuliers. Dieu veut donc aussi les biens singuliers. Si Dieu ne voulait pas les biens singuliers dont se compose l'univers, il en résulterait que le bien de l'ordre serait, dans l'univers, le fait du hasard. Il n'est pas possible en effet qu'une partie de l'univers organise tous les biens particuliers en un ordre universel; seule le peut la cause universelle de tout l'univers, Dieu, qui agit par sa volonté, comme on le montrera plus bas. Que l'ordre de l'univers soit le fait du hasard, c'est chose impossible; cela entraînerait comme conséquence qu'un nombre beaucoup plus grand de réalités inférieures seraient le fait du hasard. Reste donc que Dieu veut même les biens singuliers. Le bien appréhendé par l'intelligence, en tant que tel, est voulu. Mais l'intelligence de Dieu appréhende même les biens particuliers, comme on l'a prouvé plus haut. Dieu veut donc aussi les biens particuliers. Nous en trouvons confirmation dans le témoignage de l'Écriture. Le livre de la Genèse montre la complaisance de la volonté divine envers chacune de ses _uvres; Dieu vit que la lumière était bonne; et de même des autres _uvres. Pour conclure, de toutes ensemble il est écrit: Dieu vit tout ce qu'il avait fait, et cela était très bon. 79: DIEU VEUT MÊME CE QUI N'EXISTE PAS ENCORE S'il y a vouloir par référence du sujet qui veut à l'objet voulu, d'aucuns pourront croire que Dieu ne veut que ce qui existe: les êtres en relation doivent en effet exister ensemble: l'un disparu, l'autre disparaît, comme l'enseigne le Philosophe. Si donc il y a vouloir par référence du sujet qui veut à l'objet voulu, nul ne peut vouloir que ce qui existe. II en va encore de la volonté, dite par référence aux objets voulus, comme de la cause et du créateur. On ne peut appeler Dieu créateur, ou Seigneur, ou Père, sinon de ce qui existe. On ne peut donc dire de Dieu qu'il veut, sinon qu'il veut ce qui existe. En poussant plus loin, on pourrait conclure, si le vouloir de Dieu est immuable comme l'est son être, et si Dieu ne veut que ce qui existe en acte, qu'il ne veut rien qui n'existât toujours. Certains répondent à cela que les êtres qui n'existent pas en soi existent en Dieu, et dans son intelligence. Rien n'empêche donc Dieu de vouloir, en tant qu'ils existent en lui-même, les êtres qui n'existent pas en soi. Cette réponse ne paraît pas suffisante. A s'en tenir là on dira en effet que tout sujet de volition veut quelque chose du fait que sa volonté est mise en rapport avec l'objet voulu. Si donc la volonté de Dieu ne se met en rapport avec un objet voulu qui n'existe pas, qu'autant que cet objet existe en Dieu et dans l'intelligence de Dieu, il en résultera que Dieu ne voudra pas autrement cette chose qu'en en voulant l'existence en lui et dans son intelligence. Or ce n'est pas ce que veulent dire les tenants de cette réponse; mais bien que Dieu veut qu'existent même en soi de tels êtres qui n'existent pas encore. En revanche, si la volonté se réfère à la chose voulue par son objet qui est le bien saisi par l'intelligence, l'intelligence, elle, non seulement appréhende que le bien existe en soi, mais qu'il existe aussi dans une nature propre; et la volonté se référera à la chose voulue non seulement en tant qu'elle existe dans le sujet connaissant, mais aussi en tant qu'elle existe en soi. Disons donc que, le bien saisi par l'intelligence mettant en branle la volonté, le vouloir lui-même devra suivre les conditions de l'appréhension; ainsi les mouvements des autres mobiles suivent eux aussi les conditions du moteur qui est la cause du mouvement. Or la relation du sujet qui appréhende à la chose appréhendée est la conséquence de l'appréhension elle-même; le sujet est mis en rapport avec l'objet par là même qu'il l'appréhende. Or le sujet n'appréhende pas seulement la chose comme existant en lui, mais comme existant dans sa nature propre; car nous ne connaissons pas seulement que la chose est saisie par notre intelligence, - ce qui est pour elle exister dans notre intelligence, - mais nous connaissons aussi qu'elle existe, ou qu'elle a existé, ou qu'elle existera, dans sa nature propre. Quand bien même cette chose n'existe alors que dans le sujet connaissant, la relation qui découle de l'appréhension s'établit cependant avec la chose, non point en tant qu'elle existe dans le sujet qui connaît, mais en tant qu'elle existe selon sa nature propre, telle que l'appréhende le sujet qui connaît. La relation de la volonté de Dieu s'établit donc avec la chose qui n'existe pas en tant qu'elle existe dans une nature propre sous une certaine modalité de temps, et non pas seulement en tant qu'elle existe en Dieu qui la connaît. Dieu veut donc que la chose qui n'existe pas maintenant existe selon une certaine modalité de temps; il ne veut pas simplement la connaître. Il n'en va pas de même d'ailleurs de la relation du sujet qui veut à l'objet voulu, de celle du créateur à l'objet créé, de celle du fabricant à l'objet fabriqué, ou du Seigneur à la créature qui lui est soumise. Le vouloir est en effet une action immanente au sujet qui veut: il n'oblige pas l'intelligence à appréhender quelque chose d'extérieur. Faire, créer, gouverner, au contraire, impliquent dans leur signification une action qui se termine à un effet extérieur, sans l'existence duquel une telle action est impensable. 80: DIEU VEUT NÉCESSAIREMENT SON ÊTRE ET SA BONTÉ De tout ce qui précède il résulte que Dieu veut nécessairement son être et sa bonté, et qu'il ne peut vouloir le contraire. Nous avons vu déjà que Dieu veut son être et sa bonté à titre d'objet principal, comme raison pour lui de vouloir les autres choses. En tout objet de volition, Dieu veut donc son être et sa bonté, de même qu'en toute couleur le regard voit la lumière. Or il est impossible que Dieu veuille quelque chose autrement qu'en acte; en cas contraire il le ferait en puissance seulement, ce qui est impossible, puisque son vouloir est identique à son acte d'être. Il est donc nécessaire qu'il veuille son être et sa bonté. Tout sujet de volition veut nécessairement sa fin dernière: ainsi l'homme veut nécessairement son bonheur, et ne peut vouloir son malheur. Or Dieu se veut être à titre de fin dernière. C'est donc nécessairement que Dieu se veut être, et il ne peut pas vouloir ne pas être. Dans le domaine des appétits et des opérations, la fin se comporte de la même manière que le principe indémontrable dans le domaine spéculatif. De même qu'en matière spéculative les conclusions découlent des principes, de même dans le domaine des actions et des appétits la raison de tout ce qui est à faire et à désirer se tire de la fin. Or, en matière spéculative, l'intelligence accorde nécessairement son adhésion aux premiers principes indémontrables, l'adhésion à des principes contraires étant absolument impossible. La volonté adhère donc nécessairement à la fin ultime, de telle manière qu'elle ne peut vouloir le contraire. Si donc la volonté divine n'a pas d'autre fin que Dieu lui-même, c'est nécessairement que Dieu se veut être. Toutes les choses, en tant qu'elles existent, ressemblent à Dieu, qui est l'étant premier et suprême. Or toutes les choses, en tant qu'elles existent, aiment naturellement leur être, chacune à sa manière. Bien plus encore Dieu aime donc naturellement son être. Or sa nature, nous l'avons montré plus haut, c'est d'être par soi, nécessairement. C'est donc nécessairement que Dieu se veut être. Toute la perfection, toute la bonté qui est dans les créatures, convient essentiellement à Dieu. Or aimer Dieu est la suprême perfection de la créature raisonnable: c'est par là qu'elle s'unit d'une certaine manière à Dieu. Cet amour existe donc essentiellement en Dieu. C'est donc nécessairement que Dieu s'aime. Et c'est ainsi qu'il se veut être. 81: DIEU NE VEUT PAS NÉCESSAIREMENT CE QUI EST DIFFÉRENT DE LUI Si la volonté de Dieu a pour objet nécessaire la bonté divine et l'être divin, d'aucuns pourraient croire qu'elle a aussi les autres êtres pour objet nécessaire, puisque Dieu veut les autres êtres en voulant sa propre bonté. Mais à y bien réfléchir on voit clairement qu'il ne veut pas les autres êtres par nécessité. La volonté de Dieu a en effet pour objet les autres êtres en tant qu'ils sont ordonnés à la fin qu'est sa propre bonté. Or la volonté ne se porte pas avec nécessité sur ce qui est moyen ordonné à la fin, si la fin peut exister sans lui. Un médecin, par exemple, n'est pas tenu par nécessité, supposé la volonté qu'il a de guérir un malade, d'appliquer à ce malade tels remèdes sans lesquels néanmoins il peut le guérir. Puisque la bonté de Dieu peut exister sans qu'il y ait d'autres êtres, et que ces êtres, qui plus est, ne lui ajoutent rien, il n'y a donc pour Dieu aucune nécessité à vouloir d'autres êtres du seul fait qu'il veut sa propre bonté. Le bien saisi par l'intelligence étant l'objet propre de la volonté, la volonté peut se porter sur n'importe quel objet conçu par l'intelligence, là où est sauvegardée la raison de bien. Aussi, bien que l'être de n'importe quel existant, en tant que tel, soit bon, et que le non-être soit mauvais, le non-être lui-même peut tomber sous la volonté, sans que ce soit par nécessité, en raison d'un bien annexe qui se trouve sauvegardé. Tel acte d'être est un bien, en effet, même si tel autre n'existe pas. La volonté, selon sa propre nature, ne peut donc pas vouloir que n'existe pas ce bien unique sans l'existence duquel la raison de bien est totalement supprimée. Or de tel bien il n'en existe pas hormis Dieu. La volonté, selon sa propre nature, peut donc vouloir qu'aucun être n'existe, hormis Dieu. Mais en Dieu la volonté existe dans toute sa puissance, puisque tout en lui est universellement parfait. Dieu peut donc vouloir que rien d'autre n'existe en dehors de lui. Ce n'est donc pas par nécessité qu'il veut l'existence d'êtres différents de lui. Dieu, en voulant sa bonté, veut qu'il existe des êtres différents de lui, mais ayant part à sa bonté. Étant infinie, la bonté de Dieu peut être participée sous des modes infinis, et différents de ceux sous lesquels les créatures existent maintenant. Si donc Dieu, du fait qu'il veut sa propre bonté, voulait nécessairement les êtres qui ont part à cette bonté, il s'ensuivrait qu'il voudrait l'existence d'une infinité de créatures, ayant part à sa bonté sous des modes infinis. Ce qui est évidemment faux: car, si Dieu les voulait, elles existeraient, la volonté de Dieu étant le principe d'existence des choses, comme on le montrera plus loin. Dieu n'est donc pas nécessité à vouloir les êtres, même ceux qui existent actuellement. La volonté du sage, portant sur la cause, porte du même coup sur l'effet qui découle nécessairement de la cause; ce serait folie de vouloir l'existence du soleil au-dessus de la terre et qu'il n'y eût pas de clarté du jour. Mais, du fait que l'on veut une cause, il n'est pas nécessaire que l'on veuille un effet qui ne suit pas nécessairement cette cause. Or, nous le verrons, les choses ne procèdent pas de Dieu par nécessité. Il n'est donc pas nécessaire que Dieu, du fait qu'il se veut, veuille les autres choses. Les choses procèdent de Dieu, comme les produits manufacturés des mains de l'artisan. Or l'artisan, malgré la volonté qu'il a de posséder son métier, ne veut pas pour autant, de façon nécessaire, produire des objets de son art. Dieu non plus ne veut donc pas nécessairement l'existence d'êtres différents de lui. Voyons donc pourquoi Dieu, alors qu'il connaît nécessairement les êtres différents de lui, ne les veut pas nécessairement, bien que, pourtant, du fait qu'il se connaît et se veut, il les connaisse et les veuille. En voici la raison: qu'un sujet doué d'intelligence saisisse intellectuellement une chose, c'est le fait d'un certain comportement de ce sujet, la présence en lui de la ressemblance de la chose que l'intelligence saisit en acte. Mais que le sujet doué de volonté veuille une chose, c'est le fait d'un certain comportement de l'objet voulu: nous voulons une chose soit parce qu'elle est la fin, soit parce qu'elle est ordonnée à la fin. Or la perfection divine exige nécessairement que tous les êtres existent en Dieu pour qu'ils puissent avoir en lui leur intelligibilité; par contre, la bonté divine n'exige pas nécessairement l'existence d'autres êtres qui lui soient ordonnés comme à leur fin. C'est ainsi qu'il est nécessaire que Dieu connaisse les autres êtres, non point qu'il les veuille. Aussi Dieu ne veut-il pas tous les êtres qui pourraient avoir rapport avec sa bonté; il connaît par contre tous les êtres qui d'une manière ou d'une autre ont rapport avec son essence, grâce à laquelle il fait acte d'intelligence. 82: QUE DIEU VEUILLE, D'UNE MANIÈRE QUI NE SOIT PAS NÉCESSAIRE, D'AUTRES ÊTRES QUE LUI, CELA N'ENTRAÎNE-T-IL PAS DES CONSÉQUENCES INADMISSIBLES? A supposer que Dieu ne veuille pas nécessairement ce qu'il veut, il semble qu'on en arrive à des conséquences inadmissibles. Si en effet la volonté de Dieu n'est pas déterminée par les objets de volition sur lesquels elle se porte, elle semble se porter indifféremment à l'un ou à l'autre de ces objets. Or toute faculté ouverte indifféremment à l'un ou à l'autre de ses objets est en quelque sorte en puissance; le rapport à-l'un-ou-à-l'autre est en effet une espèce de possible contingent. La volonté de Dieu sera donc en puissance. Elle ne sera donc pas la substance même de Dieu, en laquelle, comme nous l'avons déjà montré, il n'y a aucune puissance. De plus, si l'étant en puissance, en tant que tel, est capable de changement, car ce qui peut être peut ne pas être, il en résulte que la volonté divine est capable de changement. S'il est naturel pour Dieu de vouloir quelque chose à l'égard des êtres dont il est la cause, ce vouloir est nécessaire. Or il ne peut rien y avoir en Dieu qui soit contre nature: il ne peut rien y avoir en lui par accident ou par violence. Si l'être qui se comporte indifféremment à l'égard de l'une ou de l'autre chose ne tend davantage vers l'une, de préférence à l'autre, que déterminé par un facteur étranger, il faut ou bien que Dieu ne veuille aucun des êtres à l'égard desquels, des uns ou des autres, il se comporte indifféremment, - nous avons montré le contraire plus haut, - ou bien qu'il soit déterminé à l'un par un facteur étranger. Ainsi il y aura un facteur, antérieur à lui, qui le déterminera à choisir tel être. Mais aucune de ces conclusions n'est nécessaire. Le rapport à l'une ou à l'autre chose peut convenir à une faculté de deux manières, soit qu'on le prenne du côté de la faculté, soit qu'on le prenne du côté de la chose à laquelle elle se réfère. Du côté de la faculté, quand elle n'a pas encore atteint la perfection qui la déterminera à l'une de ces choses. Cette indétermination rejaillit sur son imperfection et souligne la potentialité qui se trouve en elle. Ainsi en va-t-il pour l'intelligence d'un homme qui doute, tant qu'elle n'a pas atteint les principes qui la déterminent à une conclusion. - Du côté de la chose à laquelle elle se réfère, une faculté se trouve en rapport indifférent à l'une ou l'autre chose quand la perfection de l'opération de la faculté ne dépend lui de l'une ni de l'autre de ces choses, mais peut être en rapport avec les deux, de même que tel métier peut utiliser divers instruments pour accomplir de façon exactement semblable le même ouvrage. Ceci ne relève pas de l'imperfection de la faculté, mais souligne plutôt son excellence, en tant qu'elle domine l'une et l'autre des parties opposées et n'est ainsi déterminée par aucune d'elles, à l'égard desquelles elle se comporte indifféremment. Ainsi en va-t-il de la volonté de Dieu à l'égard des autres êtres: sa fin ne dépend d'aucun d'entre eux, puisqu'elle est elle-même unie à sa fin d'une manière absolument parfaite. Il n'est donc pas nécessaire de supposer une quelconque potentialité dans la volonté divine. Il n'est pas davantage nécessaire d'y supposer quelque mutabilité. Si en effet la volonté de Dieu ne comporte aucune potentialité, elle ne peut, en ce qui concerne les êtres dont elle est la cause, préférer sans aucune nécessité l'un des opposés, en ce sens qu'il faille la considérer en puissance à l'un et à l'autre, de telle manière qu'elle voudrait d'abord en puissance les deux, puisqu'elle voudrait en acte, alors qu'elle est toujours en acte de vouloir tout ce qu'elle veut, non seulement à l'égard d'elle-même, mais également à l'égard des êtres dont elle est la cause; l'objet de la volition n'a pas en effet de référence nécessaire à la bonté divine, laquelle est l'objet propre de la volonté de Dieu; ceci à la manière dont nous parlons de propositions non nécessaires, mais possibles, quand le lien du prédicat au sujet n'est pas nécessaire. Ainsi, lorsqu'on dit que Dieu veut cet être dont il est la cause, il est clair qu'il s'agit d'une proposition qui n'est pas nécessaire, mais possible, non pas de la manière dont on dit qu'une chose est possible selon une certaine puissance, mais de la manière, avancée par le Philosophe au Ve livre de la Métaphysique, dont on dit d'une chose qu'il n'est ni nécessaire ni impossible qu'elle soit. Qu'un triangle, par exemple, ait deux côtés égaux, voilà une proposition possible, et possible sans que ce soit suivant une certaine puissance, puisqu'il n'y a, en mathématiques, ni puissance ni mouvement. Le rejet de cette nécessité dont nous venons de parler ne supprime donc pas l'immutabilité de la volonté de Dieu, telle que la confesse la Sainte Écriture au 1er livre des Rois: Le triomphateur en Israël n'est pas fléchi par le repentir. Bien que la volonté divine ne soit pas déterminée par rapport aux êtres dont elle est la cause, on n'est pas obligé d'affirmer pour autant qu'elle ne veut aucun d'eux ou qu'elle est déterminée à le vouloir par un agent extérieur. Puisque c'est le bien saisi par l'intelligence qui, à titre d'objet propre, détermine la volonté; puisque, d'autre part, l'intelligence de Dieu n'est pas étrangère à sa volonté, l'une et l'autre étant sa propre essence, si donc la volonté de Dieu est déterminée à vouloir quelque chose par la connaissance qu'en a son intelligence, cette détermination de la volonté divine ne sera pas le fait d'un agent étranger. L'intelligence divine saisit en effet non seulement l'être divin identique à sa bonté, elle saisit également les autres biens, nous l'avons déjà montré. Ces biens, elle les saisit d'ailleurs comme de certaines similitudes de la bonté et de l'essence de Dieu, non pas comme leurs principes. Ainsi la volonté divine tend vers eux comme des êtres en convenance avec sa bonté, non point comme des êtres nécessaires à sa bonté. Il en va d'ailleurs de même pour notre volonté; quand elle incline vers quelque chose qui est purement et simplement nécessaire à la fin, elle y est poussée par une certaine nécessité; quand au contraire elle tend vers quelque chose en raison d'une simple convenance, elle n'y tend pas par nécessité. Aussi bien la volonté divine ne tend-elle pas davantage par nécessité vers les êtres dont elle est la cause. Et qu'on ne pose pas en Dieu, en raison de ce qui précède, quelque chose qui soit contre-nature. La volonté de Dieu en effet veut d'un seul et même acte et Dieu et les autres êtres; mais tandis que le rapport de la volonté de Dieu à Dieu lui-même est un rapport nécessaire et de nature, le rapport de la volonté de Dieu avec les autres êtres est un rapport de convenance, qui n'est ni nécessaire ni naturel, ni violent ou contre-nature: c'est un rapport volontaire, et il est nécessaire, à ce qui est volontaire, de n'être ni naturel, ni violent. 83: C'EST PAR NÉCESSITÉ DE SUPPOSITION QUE DIEU VEUT QUELQUE CHOSE D'AUTRE QUE LUI Bien que, en ce qui concerne les êtres dont il est la cause, Dieu ne veuille rien d'une nécessité absolue, on peut tenir, après ce qui vient d'être dit, qu'il les veut d'une nécessité de supposition. Nous avons montré en effet que la volonté de Dieu est immuable. Or si quelque chose se trouve une fois dans un sujet immuable, cette chose ne peut plus ne pas y être; nous disons en effet qu'est sujet de mouvement ce qui se trouve maintenant être autre qu'auparavant. Si donc la volonté divine est immuable, étant posé qu'elle veuille quelque chose, il est nécessaire, de nécessité de supposition, que Dieu le veuille. Tout ce qui est éternel est nécessaire. Or le fait pour Dieu de vouloir l'existence d'un être dont il soit la cause, est quelque chose d'éternel; comme son être, son vouloir a l'éternité pour mesure. Ce vouloir est donc nécessaire. Mais il ne l'est pas, à le considérer d'une manière absolue, car la volonté de Dieu n'a pas un rapport nécessaire avec cet objet de volition. Ce vouloir est donc nécessaire d'une nécessité de supposition. Tout ce que Dieu a pu, il le peut; sa puissance n'est pas diminuée, pas plus que son essence. Mais il ne peut pas ne pas vouloir maintenant ce qu'il est posé avoir voulu, car sa volonté ne peut changer. Il n'a donc jamais pu ne pas vouloir tout ce qu'il a voulu. Il est donc nécessaire de nécessité de supposition qu'il ait voulu tout ce qu'il a voulu, de même qu'il le veut; ni l'un ni l'autre n'est nécessaire absolument, mais possible de la manière susdite. Quiconque veut quelque chose, veut de manière nécessaire ce qui est nécessairement requis pour l'obtenir, à moins qu'il n'y ait de sa part défaillance, ou ignorance, à moins encore que la droite élection qu'il peut faire du moyen accordé à la fin visée ne soit troublée par quelque passion. Ce qu'on ne saurait affirmer de Dieu. Si donc Dieu, en se voulant, veut quelque chose d'autre que lui, il est nécessaire qu'il veuille tout ce que requiert nécessairement l'objet de son vouloir. Ainsi est-il nécessaire que Dieu veuille l'existence de l'âme raisonnable, dès là qu'il veut l'existence de l'homme. 84: LA VOLONTÉ DE DIEU NE PORTE PAS SUR CE QUI EST IMPOSSIBLE DE SOI Il ressort de là que la volonté de Dieu ne peut porter sur ce qui est impossible de soi. Est tel ce qui comporte contradiction interne, qu'un homme soit âne par exemple, ce qui inclut que le rationnel est irrationnel. Or ce qui est incompatible avec un être exclut quelque chose de ce que cet être requiert: le fait d'être un âne excluant la raison humaine. Si donc Dieu veut nécessairement ce qui est requis à ce qu'il est supposé vouloir, il lui est impossible de vouloir ce qui est incompatible avec l'objet de ce vouloir. Ainsi ne peut-il vouloir ce qui est purement et simplement impossible. Comme on l'a vu plus haut, Dieu en voulant son être, identique à sa bonté, veut tous les autres êtres, en tant qu'ils portent sa ressemblance. Or pour autant que quelque chose est incompatible avec la définition de l'existant en tant que tel, la ressemblance du premier être, de l'être divin qui est la source de l'existence, ne peut être sauvegardée en elle. Dieu ne peut donc vouloir quelque chose qui soit incompatible avec la définition de l'existant en tant que tel. Or, de même que d'être irrationnel est incompatible avec la définition de l'homme en tant qu'homme, de même il est incompatible avec la définition de l'existant en tant que tel que quelque chose à la fois existe et n'existe pas. Dieu ne peut donc vouloir que l'affirmation et la négation soient vraies ensemble. Or il est inclus que toute chose impossible par soi comporte une incompatibilité avec elle-même, en tant qu'elle implique contradiction. La volonté de Dieu ne peut donc porter sur des choses impossibles par soi. La volonté ne porte que sur un bien saisi par l'intelligence. Ce qui ne tombe pas sous la prise de l'intelligence ne peut tomber sous la prise de la volonté. Mais les choses par soi impossibles ne peuvent tomber sous la prise de l'intelligence, puisqu'il y a incompatibilité entre elles, à moins que ce ne soit du fait de l'erreur de celui qui ne comprend pas la propriété des choses, ce qu'on ne peut affirmer de Dieu. Les choses de soi impossibles ne peuvent donc tomber sous la prise de la volonté de Dieu. Il y a identité entre le rapport que chaque chose a avec l'être et celui qu'elle a avec la bonté. Or les choses impossibles sont celles qui ne peuvent exister. Elles ne peuvent donc pas être bonnes. Pas davantage elles ne peuvent être voulues de Dieu, qui ne veut que ce qui est ou peut être bon. 85: LA VOLONTÉ DIVINE NE SUPPRIME PAS LA CONTINGENCE DES CHOSES; NI NE LEUR IMPOSE DE NÉCESSITÉ ABSOLUE De ce qui précède on peut déduire que la volonté divine ne supprime pas la contingence des choses ni ne leur impose de nécessité absolue. Dieu veut en effet, nous l'avons dit, tout ce qu'exige ce qu'il veut. Mais la nature de certains êtres veut qu'ils soient contingents, non pas nécessaires. Dieu veut donc qu'il existe des êtres contingents. Mais l'efficace de la volonté divine exige que non seulement existe ce dont Dieu veut l'existence, mais encore que cela existe de la manière que Dieu veut. Ainsi en va-t-il chez les agents naturels: lorsque la puissance qui agit est forte, elle imprime sa ressemblance sur l'effet, non seulement dans le domaine de l'espèce, mais aussi dans celui des accidents, qui sont comme des modes d'êtres de la chose elle-même. L'efficace de la volonté divine ne supprime donc pas la contingence. Dieu veut le bien de l'universalité de ses effets d'une manière plus fondamentale qu'un bien particulier, dans la mesure où ce bien présente plus parfaitement la ressemblance de sa bonté. Or la perfection de l'univers exige qu'il y ait des êtres contingents; autrement l'univers ne contiendrait pas tous les degrés des êtres. Dieu veut donc qu'il y ait des êtres contingents. Comme on le voit au XIe livre de la Métaphysique, le bien de l'univers consiste dans un certain ordre. Or l'ordre de l'univers exige qu'il y ait des causes changeantes, puisque les corps qui ne meuvent qu'une fois mis eux-mêmes en mouvement entrent dans la perfection de l'univers. Or une cause changeante sort des effets contingents, l'effet ne pouvant avoir une consistance plus grande que sa cause. Nous le voyons bien toute nécessaire que soit la cause éloignée, si la cause prochaine est contingente, l'effet sera contingent. C'est ce qui arrive avec évidence pour les corps inférieurs; ils sont contingents en raison de la contingence de leurs causes prochaines, bien que les causes éloignées, les mouvements célestes, soient nécessaires. Dieu veut donc que certains êtres arrivent à l'existence de manière contingente. De la nécessité de supposition dans la cause on ne peut conclure à la nécessité absolue dans l'effet. Or la volonté de Dieu ne porte pas sur la créature d'une manière absolue, mais, comme nous l'avons montré plus haut, d'une nécessité de supposition. On ne peut donc conclure de la volonté divine à une nécessité absolue dans les choses créées. Or seule la nécessité absolue évacue la contingence; car même des alternatives contingentes deviennent nécessaires, de nécessité de supposition; ainsi est-il nécessaire pour Socrate de se mouvoir, s'il court. La volonté divine n'exclut donc pas la contingence des êtres qu'elle veut. Si donc Dieu veut quelque chose, il ne suit pas qu'il la veuille par nécessité, mais simplement que cette proposition conditionnelle soit vraie et nécessaire: Si Dieu veut quelque chose, cette chose sera. Ce qui résultera ne sera pas pourtant nécessaire. 86: ON PEUT ASSIGNER UNE RAISON À LA VOLONTÉ DIVINE On peut conclure de ce qui vient d'être dit qu'il est possible d'assigner une raison à la volonté divine. La fin, en effet, est la raison de vouloir ce qui a rapport à la fin. Or Dieu veut sa propre bonté à titre de fin; Dieu veut tout le reste comme ayant rapport à la fin. Sa bonté est donc la raison pour laquelle il veut tout ce qui est différent de lui. Le bien particulier est ordonné au bien du tout, sa fin, comme l'imparfait l'est au parfait. Or certains êtres tombent sous la prise de la volonté divine, en tant qu'ils ont place dans l'ordre du bien. Reste donc que le bien de l'univers est la raison pour laquelle Dieu veut chaque bien particulier au sein de l'univers. Comme on l'a montré plus haut, supposé que Dieu veuille quelque chose, il s'ensuit nécessairement qu'il veut ce que cette chose requiert. Mais ce qui impose la nécessité à un autre être est la raison pour laquelle il doit être cet être-là. La raison pour laquelle Dieu veut ce qui est requis pour telle chose, c'est que cette chose soit celle-là qui le requiert. Nous pouvons donc ainsi continuer à assigner une raison à la volonté divine. Dieu veut que l'homme ait une raison pour qu'il soit homme; Dieu veut que l'homme existe pour l'achèvement de l'univers; Dieu veut le bien de l'univers par convenance envers sa propre bonté. Les trois raisons que nous venons d'énumérer ne s'étagent pas pourtant selon un même rapport. La bonté divine en effet ne dépend pas de la perfection de l'univers, elle n'en reçoit aucun accroissement. La perfection de l'univers, tout en dépendant nécessairement de certains biens particuliers qui lui sont des parties essentielles, ne dépend pas nécessairement de certains autres, qui lui apportent pourtant un surcroît de bonté et de beauté, comme ceux qui contribuent seulement à la protection ou à la beauté des autres parties de l'univers. Le bien particulier, lui, dépend nécessairement des êtres qui lui sont absolument requis, encore que ce bien détienne certaines choses au titre de son mieux-être. La raison divine comprend donc parfois la seule convenance, parfois l'utilité, parfois la nécessité qui naît de la supposition; elle ne comprend de nécessité absolue que du fait que Dieu se veuille lui-même. 87: RIEN NE PEUT ÊTRE CAUSE DE LA VOLONTÉ DIVINE Bien qu'on puisse assigner quelque raison à la volonté divine, il ne suit pas pourtant que quelque chose en puisse être la cause. Pour la volonté, en effet, c'est la fin qui est cause du vouloir. Or la fin de la volonté divine, c'est sa bonté. C'est donc cette bonté, identique d'ailleurs à son vouloir même, qui est pour Dieu la cause du vouloir. Aucun des êtres que Dieu veut différents de lui n'est pour Dieu la cause de son vouloir. Mais entre eux, l'un est cause à l'égard de l'autre, de telle manière qu'il ait référence à la bonté divine. Ainsi faut-il comprendre qu'à propos d'un de ces êtres Dieu en veuille un autre. Non pas, c'est évident, qu'il faille poser une quelconque démarche dans la volonté de Dieu. Car là où il y a un acte unique, on ne peut observer de démarche (ou discours); nous l'avons montré plus haut pour l'intelligence. Or c'est d'un seul acte que Dieu veut sa propre bonté et toutes les autres choses, puisque son action est sa propre essence. Est exclue ainsi l'erreur de ceux qui prétendent que tous les êtres procèdent de Dieu selon une volonté simple, de telle manière que d'aucun on ne puisse rendre raison, sinon parce que Dieu le veut. Ce serait d'ailleurs contredire la Sainte Écriture qui rend témoignage que Dieu a tout fait selon l'ordre de sa sagesse, comme l'affirme le psaume Dieu a tout lait avec sagesse; comme l'affirme encore l'Ecclésiastique: Dieu a répandu sa sagesse sur toutes ses _uvres. 88: DIEU JOUIT DE LIBRE-ARBITRE Ce que nous avons dit nous permet de voir comment Dieu jouit de libre-arbitre. On parle en effet de libre-arbitre par référence aux choses que l'on veut sans y être nécessité, mais volontairement; il y a en nous libre-arbitre par référence au fait de vouloir courir ou marcher. Or Dieu, nous l'avons vu, ne veut pas par nécessité tout ce qui est différent de lui. Dieu jouit donc de libre-arbitre. C'est l'intelligence qui, d'une certaine manière, comme nous l'avons vu plus haut, incline la volonté vers les êtres auxquels sa propre nature ne la détermine pas. Mais on affirme de l'homme qu'il jouit du libre-arbitre, à l'encontre des autres animaux, du fait qu'il est porté à vouloir par le jugement de sa raison, non par un instinct de nature comme les brutes. Dieu jouit donc de libre-arbitre. D'ailleurs, au témoignage du Philosophe, au IIIe livre de l'Éthique, la volonté porte sur la fin, l'élection sur les moyens qui conduisent à la fin. Puis donc que Dieu se veut comme fin, il s'ensuit qu'à l'égard de lui-même joue la volonté seule, et l'élection à l'égard de tout le reste. Or l'élection se fait toujours grâce au libre-arbitre. Dieu jouit donc du libre-arbitre. Parce que l'homme jouit du libre-arbitre, on le dit maître de ses actes. Mais c'est par excellence le propre du premier agent, dont l'acte ne dépend de rien d'autre. Dieu lui-même possède donc le libre-arbitre. On peut enfin le déduire de la définition même du mot: le libre est ce qui est sa propre cause, comme l'enseigne Aristote au début de la Métaphysique. Or ceci ne convient à nul autre davantage qu'à Dieu, la cause première. PASSIONS 89: DIEU N'EST PAS AFFECTÉ PAR LES PASSIONS On peut connaître par là qu'il n'existe pas en Dieu de passions qui affectent. La vie intellectuelle n'est affectée par aucun état passionnel; seule l'est la vie sensitive, comme il est prouvé au VIIe livre des Physiques. Or Dieu ne peut connaître aucun état de ce genre, puisqu'il n'y a pas en lui de connaissance sensible, comme il ressort clairement de ce que nous avons dit plus haut. Reste donc qu'il n'y a pas en Dieu de passion qui l'affecte. Tout état passionnel comporte une certaine modification du corps: resserrement ou dilatation du c_ur, ou toute autre chose de ce genre. Rien de tel ne peut se produire en Dieu, puisque Dieu n'est pas un corps, ou une puissance dans un corps. Il n'y a donc pas en lui d'état passionnel. Tout état passionnel arrache en quelque manière le sujet qui en est affecté à sa disposition ordinaire, constante, naturelle; la preuve en est que des états de cette sorte, portés à leur paroxysme, sont cause de mort pour les animaux. Mais il est impossible que Dieu soit arraché à sa condition naturelle, puisqu'il est absolument immuable. Il est donc clair qu'il ne peut y avoir en Dieu de telles passions. Toute opération qui est de l'ordre des passions tend à une fin unique, exclusive, selon le mode et la mesure de la passion; l'élan de la passion tend en effet, comme celui de la nature, à quelque chose d'unique; c'est la raison pour laquelle il faut la maîtriser et la régler. Or la volonté de Dieu, de soi, n'est pas, dans le domaine des créatures, déterminée à un objet unique, si ce n'est d'après l'ordonnance de sa sagesse. Il n'y a donc pas en Dieu de passion qui puisse l'affecter. Toute passion est le fait d'une chose qui existe en puissance. Or Dieu est totalement exempt de puissance, lui qui est acte pur. Il est donc exclusivement agent; aucune passion, de quelque manière que ce soit, n'a place en lui. Ainsi donc toute passion, de par sa définition même, est à exclure de Dieu. Certaines passions, d'autre part, sont à écarter de Dieu, non seulement en raison de leur genre, mais aussi en raison de leur espèce. Toute passion en effet est spécifiée par son objet. Toute passion dont l'objet est absolument incompatible avec Dieu est donc exclue de Dieu en raison même de son espèce. Tel est le cas de la tristesse et de la douleur: leur objet est le mal déjà incrusté, comme l'objet de la joie est le bien présent et possédé. Tristesse et douleur ne peuvent donc exister en Dieu, en raison même de leur nature spécifique. La définition de l'objet d'une passion ne s'établit pas seulement à partir du bien et du mal, mais également à partir de la manière dont on se comporte à leur égard; ainsi l'espérance et la joie sont-elles différentes l'une de l'autre. Si donc la manière même de se comporter à l'égard de l'objet qui rentre dans la définition de la passion ne peut convenir à Dieu, la passion elle-même, en raison même de son espèce, ne peut convenir à Dieu. Tout en ayant le bien pour objet, l'espérance n'a pas pour objet le bien déjà obtenu, mais le bien à obtenir. Ce qui ne saurait convenir à Dieu, en qui la perfection est telle qu'elle ne peut souffrir qu'on y ajoute. L'espérance ne peut donc pas exister en Dieu, en raison même de son espèce. Et pas davantage, pour la même raison, le désir de quelque chose qu'il ne posséderait pas. De même que la perfection divine s'oppose à la possibilité d'ajouter un bien quelconque qui serait acquis par Dieu, de même, à plus forte raison, exclut-elle la puissance au mal. Or la crainte envisage le mal qui peut survenir, comme l'espérance envisage le bien à acquérir. C'est donc pour une double raison inhérente à son espèce que la crainte est exclue de Dieu: elle ne porte que sur une chose existant en puissance; elle a pour objet le mal capable de s'attacher au sujet. La pénitence, elle aussi, inclut un changement de disposition. L'idée même de pénitence répugne donc à Dieu, non seulement parce qu'elle est une espèce de la tristesse, mais aussi parce qu'elle inclut un changement dans la volonté. Sans une erreur de la faculté de connaissance, il est impossible que ce qui est bon soit connu comme mal. Ce n'est d'ailleurs que dans le domaine des biens particuliers que le mal de l'un peut être le bien de l'autre, la corruption de l'un étant la génération de l'autre. Le bien universel, lui, ne peut subir de dommage d'aucun bien particulier, représenté qu'il est au contraire par chacun d'eux. Or Dieu est le bien universel, et c'est en participant à sa ressemblance que tous les êtres sont qualifiés de bons. Le mal d'aucun être ne peut donc être un bien pour Dieu. Il est également impossible que ce qui est purement et simplement bon et qui ne peut être un mal pour Dieu, Dieu le saisisse comme mauvais, car sa science est infaillible. L'envie est donc impossible en Dieu, en raison même de son espèce, non seulement parce que l'envie est une espèce de la tristesse, mais encore parce qu'elle s'attriste du bien d'un autre, en considérant ainsi le bien de cet autre comme un mal pour soi. S'attrister du bien et désirer le mal, cela relève de la même raison. C'est pour la même raison que l'on s'attriste du bien et qu'on désire le mal; on s'attriste du bien parce qu'on le considère comme mauvais; on désire le mal parce qu'on le considère comme bon. Or la colère consiste à désirer le mal d'autrui pour en tirer vengeance. Sa définition spécifique en interdit donc l'existence en Dieu, non seulement parce qu'elle est un effet de la tristesse, mais encore parce qu'elle est un désir de vengeance, né de la blessure d'une injure. En définitive, toutes les autres passions, qu'elles soient des espèces de celles qu'on vient d'énumérer ou qu'elles en soient des effets, sont, pour des raisons semblables, exclues de Dieu. 90: L'EXISTENCE EN DIEU DU PLAISIR ET DE LA JOIE N'EST PAS INCOMPATIBLE AVEC SA PERFECTION Il y a certaines passions, qui ne convenant pas à Dieu en tant que passions, ne comportent pourtant dans leur nature spécifique rien de contraire à la perfection divine. Telles sont la joie et le plaisir. La joie porte sur le bien présent. Ni en raison de l'objet, qui est le bien, ni en raison de la manière dont elle se comporte à l'égard de cet objet, possédé en acte, la joie, de par sa nature spécifique, n'est contraire à la perfection divine. On voit clairement par là qu'il y a proprement joie et plaisir en Dieu. De même en effet que le bien et le mal saisis sont objets de l'appétit sensible, de même le sont-ils de l'appétit intellectif. Ces deux appétits en effet ont pour but de rechercher le bien et de fuir le mal, selon la vérité ou selon l'estimation, avec cette différence que l'objet de l'appétit intellectif est plus large que l'objet de l'appétit sensitif, car l'appétit intellectif regarde le bien et le mal purement et simplement, tandis que l'appétit sensitif le regarde selon le sens; tout comme d'ailleurs l'objet de l'intelligence est plus large que l'objet du sens. Mais les opérations de l'appétit sont spécifiées par leurs objets. On trouve donc dans l'appétit intellectif, - la volonté, - des opérations spécifiquement semblables aux opérations de l'appétit sensitif, avec cette différence qu'il s'agit dans l'appétit sensitif de passions, en raison de la liaison de cet appétit avec des organes corporels, qu'il s'agit par contre dans l'appétit intellectif d'opérations simples. Ainsi, tandis que la passion de crainte, qui se situe dans l'appétit sensitif, fait que l'on fuit un mal futur, est-ce sans passion que l'appétit intellectif fait réaliser la même chose. Étant donné que joie et plaisir ne sont pas, selon leur espèce, incompatibles avec Dieu, mais qu'elles le sont seulement comme passions, étant donné par ailleurs qu'elles se situent dans la volonté selon leur espèce et non comme passions, il reste donc qu'elles ne sont pas absentes de la volonté divine. La joie et le plaisir, c'est une sorte de repos de la volonté dans son objet. Or Dieu se repose souverainement en lui-même, objet premier de sa volonté, comme ne manquant absolument de rien en lui-même. Dieu, dans sa volonté, trouve donc souverainement en lui-même sa joie et son plaisir. Le plaisir est une certaine perfection de l'action, comme l'enseigne clairement le Philosophe au Xe livre de l'Éthique: elle parfait l'action comme la beauté la jeunesse. Or Dieu, dans son acte d'intellection, possède la plénitude de l'action. Si donc notre propre activité intellectuelle est, en raison de sa perfection, une source de plaisir, l'acte d'intellection de Dieu le sera en plénitude. Chaque être trouve naturellement sa joie dans son semblable, comme en ce qui lui convient, sauf par accident, dans la mesure où ce semblable fait obstacle à notre propre profit, comme il en va des potiers qui se battent entre eux, l'un faisant obstacle au gain de l'autre. Or tout bien est une ressemblance de la bonté divine; et aucun bien ne peut lui causer de dommage. Reste donc que Dieu se réjouit de tout bien. Il y a donc en Dieu, proprement, joie et plaisir. Mais joie et plaisir diffèrent d'une distinction de raison. Alors que le plaisir naît d'un bien réellement conjoint, la joie, elle, ne le requiert pas; il suffit pour vérifier sa définition qu'il y ait simple repos de la volonté en son objet. Le plaisir, à le prendre en propre, porte donc seulement sur un bien conjoint; la joie, sur un bien extérieur. Il en ressort que Dieu prend proprement son plaisir en lui-même; sa joie, et en lui-même et dans les autres êtres. 91: L'AMOUR EXISTE EN DIEU Il est également requis que l'amour existe en Dieu conformément à l'acte de sa volonté. C'est proprement la définition de l'amour que l'amant veuille le bien de l'aimé. Or Dieu, nous l'avons dit, veut son bien et celui des autres. Ainsi donc Dieu s'aime-t-il et aime-t-il les autres. L'authenticité de l'amour exige que l'on veuille le bien de quelqu'un en tant que bien de celui-là; c'est par accident que l'on aimerait le bien de quelqu'un pour autant que ce bien irait à en combler un autre. Celui qui, par exemple, voudrait conserver du vin pour le boire, ou qui voudrait la santé d'un homme pour que celui-ci lui soit utile ou agréable, aimerait par accident ce vin ou cet homme, s'aimant lui-même de manière absolue. Mais Dieu veut le bien de chaque être pour autant que cet être est bon en soi, bien qu'il en dispose aussi certains à l'utilité des autres. C'est donc en vérité que Dieu s'aime et qu'il aime les autres êtres. Comme il est naturel à chaque être de vouloir ou de désirer à sa manière son bien propre, et s'il est de la nature de l'amour que l'amant veuille ou désire le bien de l'aimé, il en résulte que l'amant devra se comporter à l'égard de l'aimé comme envers celui qui, d'une certaine manière, est un avec lui. On voit par là que la nature propre de l'amour consiste en ce qu'un être tende de tout son élan vers un autre comme pour ne faire en quelque sorte qu'un avec lui. Aussi Denys définit-il l'amour comme une puissance d'union. Plus la source de cette unité de l'amant avec l'aimé est profonde, plus l'amour est intense: nous aimons ceux qui nous sont unis par les liens de la naissance, par une fréquentation ordinaire ou par quelque chose de semblable, davantage que ceux avec qui nous unit seulement notre commune nature humaine. Ajoutons que plus la source de l'union est profonde au c_ur de l'amant, plus l'amour est fort. C'est ainsi qu'un amour d'origine passionnelle, devient plus intense qu'un amour d'origine naturelle ou né d'un habitus; mais cet amour passe plus vite. Or l'origine de l'union de tous les êtres avec Dieu, - cette bonté que tous les êtres imitent, - est souverainement profonde et intime en Dieu, puisqu'il est lui-même sa propre bonté. En Dieu il n'y a donc pas seulement véritable amour, mais amour absolument parfait et fort. Du côté de l'objet, - qui est le bien, - l'amour ne comprend rien qui soit incompatible avec Dieu; pas plus d'ailleurs que du côté de la manière que l'amour a de se comporter à l'égard de son objet: l'amour d'une chose n'est pas moindre quand cette chose est possédée, mais plus grand. Le bien entre avec nous en plus grande affinité quand il est possédé; de là vient que l'élan vers la fin s'intensifie chez les êtres de ce monde à mesure que la fin se fait proche (à moins que parfois, par accident, le contraire ne se produise, quand, par exemple, nous faisons l'expérience dans l'aimé d'un élément contraire à l'amour: l'aimé est alors moins aimé quand il est possédé.) Il n'y a donc pas d'incompatibilité entre la perfection de Dieu et l'amour considéré dans sa nature spécifique. L'amour existe donc en Dieu. Au dire de Denys, le propre de l'amour est de tendre à l'union. Du moment que l'élan passionnel de l'amant, en raison de la ressemblance ou de la convenance de l'amant et de l'aimé, a d'une certaine manière abouti à l'union avec l'aimé, le désir tend à parfaire cette union, de telle manière que l'union inaugurée dans l'élan passionnel soit parachevée en acte: c'est le propre des amis de se réjouir de leur présence mutuelle, de leur vie menée en commun, de leurs entretiens. Or Dieu pousse tous les êtres à l'union: en leur donnant en effet l'être et leurs autres perfections, il les unit à lui autant qu'il est possible. Dieu donc s'aime et aime les autres êtres. Le principe de toute « affection », c'est l'amour. Il n'y a joie et désir que du bien que l'on aime; crainte et tristesse que du mal qui s'oppose à ce bien. Toutes les autres « affections » naissent de là. Mais en Dieu, nous l'avons montré, il y a joie et plaisir. Il y a donc amour. D'aucuns pourraient croire que Dieu ne peut aimer davantage ceci que cela. Si en effet intensité et détente sont à proprement parler le fait d'une nature changeante, elles ne peuvent convenir à Dieu, d'où toute mutabilité est exclue. D'ailleurs rien de ce qu'on attribue à Dieu par mode d'opération ne lui est attribué par mode de plus et de moins; Dieu ne connaît pas plus une chose qu'une autre; il ne se réjouit pas davantage de ceci ou de cela. Aussi bien faut-il savoir qu'à la différence des autres opérations de l'âme qui ne portent que sur un seul objet, seul l'amour se porte sur deux objets. Du fait que nous connaissons ou que nous nous réjouissons, nous nous comportons nécessairement de telle manière à l'égard de tel objet; l'amour, lui, veut quelque chose à quelqu'un: nous prétendons aimer ce à quoi nous voulons du bien, de la manière exposée plus haut. Voilà pourquoi des choses que nous convoitons, dit-on simplement et à proprement parler que nous les désirons, non que nous les aimons, mais bien plutôt nous aimons-nous nous-mêmes, nous pour qui nous convoitons ces choses; c'est ainsi que par accident et à parler improprement nous pouvons dire que nous les aimons. Les autres opérations sont qualifiées de plus et de moins en proportion seulement de la vigueur de l'action. Ce qui ne peut être le cas pour Dieu. La vigueur de l'action se mesure en effet à la puissance qui est source de l'action. Or toutes les actions divines relèvent d'une même et unique puissance. - Mais l'amour peut être qualifié de plus et de moins d'une double manière. D'une manière, d'après le bien que nous voulons à quelqu'un: ainsi dit-on que nous aimons davantage celui à qui nous voulons un plus grand bien. De la seconde manière, d'après la vigueur de l'action: ainsi dit-on que nous aimons davantage celui à qui nous voulons, sinon un plus grand bien, du moins un bien égal avec plus de ferveur et plus d'efficacité. Suivant la première manière, rien n'empêche de dire que Dieu aime davantage ceci que cela, dans la mesure où il lui veut un plus grand bien. On ne peut le dire selon la deuxième manière, pour la raison déjà dite. Il ressort donc clairement d'après ce que nous venons de dire que de nos passions Dieu ne peut connaître à proprement parler que la joie et l'amour, avec cette différence qu'elles n'existent pas en lui, comme elles existent en nous, sous le mode de passions. Qu'il y ait en Dieu joie et plaisir, l'autorité de l'Écriture l'atteste. Il est dit au Psaume XVI: Il y a dans ta droite des délices éternelles; au Livre des Proverbes: la Sagesse divine, qui est Dieu, comme nous l'avons montré, de dire: Je me réjouissais chaque jour, jouant en sa présence; et en saint Luc: Il y a joie au ciel pour un pécheur qui fait pénitence. Le Philosophe lui-même enseigne au VIIe livre de l'Éthique que Dieu se réjouit sans cesse d'un unique et simple plaisir. Quant à l'amour de Dieu, l'Écriture en fait également mention: au Deutéronome: Il a aimé les peuples; en Jérémie: Il t'a aimé d'un amour éternel; en saint Jean: Le Père lui-même vous aime. Même des philosophes ont vu dans l'amour de Dieu le principe des choses. Ce qui concorde avec le mot de Denys, au chapitre VII des Noms divins, selon lequel l'amour divin ne s'est pas permis de demeurer sans fruit. Il faut savoir aussi que d'autres passions, spécifiquement incompatibles avec la perfection divine, sont pourtant attribuées à Dieu par l'Écriture, non point en propre mais par métaphore, en raison d'une ressemblance ou d'effets ou de quelque passion antécédente. Ressemblance des effets, car, parfois, la volonté, ordonnée par la sagesse tend à un effet auquel on pourrait être incliné par une passion fautive: un juge punit par justice, comme un homme irrité le fait par colère. On dira donc parfois de Dieu qu'il est irrité, pour autant que dans l'ordre de sa sagesse il veut punir quelqu'un, selon ce mot du psaume: Quand sa colère se sera bientôt allumée. - On dira qu'il est miséricordieux, pour autant que dans sa bienveillance il soulage les misères des hommes, tout comme nous qui agissons ainsi mus par la passion de la miséricorde. Ainsi le Psaume chante-t-il: Le Seigneur est compatissant et miséricordieux, patient et riche en miséricorde. - On dira même parfois que Dieu se repent, pour autant que dans l'ordre éternel et immuable de sa providence Dieu refait des choses qu'il avait d'abord détruites, ou détruit des choses qu'il avait faites; comme il nous arrive de faire quand nous sommes mus par la pénitence. Aussi est-il dit dans la Genèse: Dieu se repentit d'avoir fait l'homme. Qu'on ne puisse interpréter ceci au sens propre, ce passage du 1er Livre des Rois le montre clairement: Le triomphateur d'Israël n'épargnera pas et ne sera pas fléchi par le repentir. Ressemblance aussi d'une passion antécédente. L'amour et la joie qui existent en Dieu au sens propre sont le principe de toutes les passions: l'amour par manière de principe moteur, la joie par manière de fin. Même ceux qui punissent en état de colère se réjouissent comme ayant atteint leur fin. On dira donc que Dieu s'attriste, pour autant qu'il se produit des choses contraires à ce qu'il aime et approuve, comme nous nous attristons de ce qui arrive contre notre gré. Ce passage d'Isaïe le manifeste clairement Dieu le vit, et le mal apparut à ses yeux, car il n'y a plus de justice. Et il vit qu'il n'y avait personne et il s'étonna que nul ne s'opposât. Ainsi se trouve éliminée l'erreur de certains Juifs qui attribuaient à Dieu la colère, la tristesse, la pénitence et d'autres passions de ce genre, au sens propre, incapables qu'ils étaient de distinguer ce qui est dit dans l'Écriture au propre et au figuré. VERTUS 92: COMMENT AFFIRMER EN DIEU L'EXISTENCE DE VERTUS Ceci nous amène à montrer comment on doit affirmer l'existence de vertus en Dieu. De même en effet que l'être de Dieu est universellement parfait, enfermant en lui en quelque sorte les perfections de tous les existants, de même sa bonté doit-elle enfermer en elle en quelque sorte les bontés de tout ce qui existe. Or la vertu est une certaine bonté de l'être vertueux. C'est d'après elle en effet que le vertueux est qualifié de bon et que son _uvre est qualifiée de bonne. Il faut donc que la bonté divine contienne en elle, à sa manière, toutes les vertus. Aussi bien aucune de ces vertus ne peut-elle être attribuée à Dieu par mode d'habitus, comme il en va pour nous. Il ne convient pas en effet que Dieu soit bon grâce à quelque élément surajouté; étant totalement simple, il l'est par essence. Ce n'est pas davantage par l'intermédiaire de quelque élément surajouté que Dieu agit, puisque son action est identique à son acte d'être. La vertu en Dieu n'est donc pas un certain habitus, mais son essence même. L'habitus est un acte imparfait, sorte d'intermédiaire entre la puissance et l'acte, ce pourquoi les sujets doués d'habitus sont comparés à des dormeurs. Or en Dieu l'acte est absolument parfait. L'acte en lui n'est donc pas à comparer à un habitus, tel qu'est la science, mais à la considération, qui en est l'acte ultime et parfait. L'habitus vient parfaire une certaine puissance. Or en Dieu il n'y a pas de place pour la puissance, mais seulement pour l'acte. Il ne peut donc y avoir en lui d'habitus. D'ailleurs l'habitus rentre dans le genre de l'accident, totalement absent de Dieu, comme nous l'avons déjà montré. On ne peut donc attribuer à Dieu aucune vertu par mode d'habitus, mais uniquement par mode d'essence. Ce sont les vertus humaines qui gouvernent la vie humaine. Or la vie humaine se joue au double plan de la contemplation et de l'action. Mais les vertus qui relèvent de la vie active, pour autant qu'elles la portent à sa perfection, ne peuvent convenir à Dieu. La vie active de l'homme consiste en effet dans l'usage des biens corporels aussi les vertus qui la gouvernent nous font user droitement de ces biens. Or de tels biens ne peuvent convenir à Dieu, et pas davantage de telles vertus, pour autant qu'elles gouvernent ce genre de vie. De telles vertus perfectionnent les m_urs des hommes dans leur comportement politique; aussi ne sauraient-elles beaucoup convenir à qui n'a pas d'activité politique. Moins encore peuvent-elles convenir à Dieu dont le comportement et la vie sont très éloignés des modes que revêt la vie humaine. Parmi les vertus qui intéressent la vie active, certaines nous dirigent dans le domaine des passions. Nous ne pouvons les supposer en Dieu. Les vertus en effet qui intéressent le domaine des passions reçoivent leur espèce de ces passions, comme de leurs objets propres; la tempérance diffère de la force en ce que celle-là porte sur les concupiscences, celle-ci sur les craintes et sur les audaces. Or en Dieu, nous l'avons vu, il n'y a pas de passions. De telles vertus ne peuvent donc pas davantage exister en Dieu. Ces vertus n'affectent pas la partie intellective de l'âme, mais la partie sensitive, la seule où puissent exister des passions, comme il est prouvé au VIIe livre des Physiques. Or en Dieu il n'existe pas de partie sensitive, mais la seule intelligence. Reste donc qu'en Dieu de telles vertus ne peuvent exister, même suivant leur définition propre. Parmi les passions qui forment le domaine des vertus, certaines se conforment à l'inclination de l'appétit pour ce bien corporel qui est délectable au sens, comme le manger, le boire, et les plaisirs de l'amour. Intéressent les concupiscences de ces passions la sobriété, la chasteté et d'une manière générale la tempérance et la continence. Aussi bien, ces plaisirs corporels étant totalement absents de Dieu, les vertus que nous venons de citer ne peuvent lui convenir ni en propre, puisqu'elles ont pour domaine des passions, ni même lui être attribuées métaphoriquement par l'Écriture, car on ne peut leur trouver en Dieu de correspondance avec quelque effet semblable. Mais certaines passions, par contre, se conforment à l'inclination de l'appétit pour un bien spirituel: honneur, pouvoir, victoire, vengeance, etc. Règlent les espérances, les audaces, tous les appétits de ces passions, la force, la magnanimité, la mansuétude, et les autres vertus semblables. Ces vertus ne peuvent exister en Dieu au sens propre, puisqu'elles ont des passions pour domaine. L'Écriture les attribue à Dieu au sens métaphorique, en raison de certains effets semblables. Tel ce passage du 1er Livre des Rois: Nul n'est plus fort que notre Dieu, et cet autre passage, en Michée: Cherchez celui qui est doux, cherchez celui qui est bon. 93: QU'IL EXISTE EN DIEU DES VERTUS MORALES DONT LE DOMAINE EST L'ACTION Certaines vertus qui dirigent la vie active de l'homme n'ont pas pour domaine des passions, mais bien des actions; telles la vérité, la justice, la libéralité, la magnificence, la prudence et l'art. Étant donné que la vertu est spécifiée par son objet ou sa matière, les actions qui sont la matière ou l'objet de ces vertus ne sont pas incompatibles avec la perfection divine; de telles vertus, selon leur espèce propre, n'ont pas de quoi être exclues de la perfection divine. Ces vertus sont pour la volonté et l'intelligence des perfections qui sont des principes d'opération dénués de passion. Or en Dieu la volonté et l'intelligence ne manquent d'aucune perfection. Ces vertus ne peuvent donc faire défaut à Dieu. Tout ce qui procède dans l'être à partir de Dieu, nous l'avons vu, a son idée propre dans l'intelligence divine. Or l'idée d'une chose à faire, dans l'esprit du fabricateur, c'est l'art; d'où la définition du Philosophe au VIe livre de l'Ethique: l'art est la droite raison des objets à fabriquer. Il y a donc à proprement parler art en Dieu. Aussi bien la Sagesse dit-elle l'Artisan de toutes choses m'a enseigné la sagesse. La volonté divine, en tout ce qui n'est pas Dieu, est déterminée à l'un par sa connaissance. Or la connaissance qui ordonne la volonté à agir est la prudence; comme l'enseigne le Philosophe au VIe livre de l'Éthique, la prudence est la droite raison des actes à accomplir. Il y a donc prudence en Dieu. C'est ce qui est dit au Livre de Job: En lui, il y a prudence et force. Du fait que Dieu veut quelque chose, il veut ce qui est requis pour cette chose. Or ce qui est requis à la perfection d'une chose est un dû pour cette chose. Cette justice à qui il revient de distribuer à chacun ce qui est sien existe donc en Dieu. Aussi le Psaume chante-t-il: Le Seigneur est juste et il a aimé la justice. La fin ultime pour laquelle Dieu veut toutes choses ne dépend d'aucune manière de tout ce qui est moyen par rapport à la fin, ni quant à son être, ni quant à sa perfection. Dieu ne veut pas communiquer sa bonté à un être pour en recevoir, lui, un certain accroissement, mais parce que se communiquer soi-même lui convient comme a la source de la bonté. Or donner, non point en raison du bénéfice que l'on peut attendre du don, mais en raison même de la bonté et de la convenance qu'il y a à donner, c'est un acte de libéralité, comme l'enseigne clairement le Philosophe au VIe livre de l'Éthique. Dieu est donc souverainement libéral, et, pour reprendre le mot d'Avicenne, lui seul peut être à proprement parler qualifié de libéral. Tout autre agent que Dieu, en effet, retire un certain bien de son action, et ce bien est la fin visée. L'Écriture manifeste cette libéralité en proclamant dans le psaume: En ouvrant ta main, tu rempliras toutes choses de bonté, et, avec saint Jacques: Il donne à tous avec abondance, sans récriminer. Tout ce qui reçoit l'être de Dieu doit porter sa ressemblance, en tant qu'existant et en tant que bon, en tant aussi que son idée propre réside dans l'intelligence divine. Or ceci relève de la vertu de vérité, comme l'enseigne le Philosophe au IVe livre de l'Éthique, vertu qui fait que dans ses _uvres et ses paroles un être se montre tel qu'il est. Il y a donc en Dieu la vertu de vérité. Voilà pourquoi il est écrit dans l'Épître aux Romains: Dieu est véridique, et dans le psaume: Toutes ses voies sont vérité. Quant aux vertus qui ordonneraient des actions impliquant subordination d'inférieurs à supérieurs, comme par exemple l'obéissance, la latrie, d'autres de ce genre, dues à un supérieur, de telles vertus ne peuvent convenir à Dieu. Si même quelques-unes des vertus dont nous avons parlé ci-dessus ont des actes imparfaits, ces vertus ne peuvent êtres attribuées à Dieu dans leurs actes imparfaits. Ainsi la prudence ne peut être le fait de Dieu pour autant qu'elle comporte l'acte de bien délibérer. La délibération, dit Aristote au VIe livre de l'Éthique, est une certaine question; or, étant donné que la connaissance divine, nous l'avons vu, n'implique aucune recherche, il ne peut convenir à Dieu de délibérer avec lui-même. A qui as-tu donné ton conseil? A celui peut-être qui n'a pas d'intelligence? est-il dit au Livre de Job; et en Isaïe: Qui est entré en conseil avec lui, pour l'instruire? Par contre, en ce qui regarde l'acte de juger des choses conseillées et de choisir les choses approuvées, rien n'empêche d'attribuer la prudence à Dieu. - On attribue pourtant parfois le conseil à Dieu; - soit en raison de sa ressemblance avec le secret: les conseils se font en secret; aussi bien ce qui est caché au sein de la sagesse divine est-il appelé conseil par similitude, comme en témoigne Isaïe, selon cette version: Que ton conseil longtemps mûri devienne véridique; - soit en tant que Dieu donne satisfaction à ceux qui le consultent: c'est en effet le propre de l'être intelligent d'instruire même sans discours ceux qui sont en recherche. La justice ne peut pas davantage appartenir à Dieu si l'on considère l'acte d'échange, puisque Dieu ne peut rien recevoir de personne: Qui lui a donné le premier, pour être payé de retour? lit-on dans l'Épître aux Romains, et au Livre de Job; Qui m'a donné auparavant, que j'aie à lui rendre? Par comparaison cependant nous prétendons donner à Dieu, pour autant que Dieu accepte nos dons. Ainsi donc la justice commutative ne se trouve pas réalisée en Dieu, mais seulement la justice distributive. Voilà pourquoi, au VIIIe chapitre des Noms divins, Denys enseigne que Dieu est loué dans sa justice, comme distribuant à tous les êtres selon leur dignité, suivant ce passage de saint Matthieu: Il a donné à chacun selon sa propre capacité. Il faut savoir en outre que les actions sur lesquelles portent les vertus dont nous venons de parler ne dépendent pas par nature des réalités humaines: juger ce qu'il faut faire, donner ou distribuer quelque chose, n'est pas exclusivement le fait de l'homme, c'est le fait de tout être doué d'intelligence. Dans la mesure pourtant où l'on restreint leur application aux choses humaines, elles en tirent d'une certaine manière leur espèce; ainsi la courbure d'un nez donne-t-elle l'espèce "camus ". Les vertus dont nous venons de parler, en tant qu'elles organisent la vie humaine active, sont donc ordonnées à ces actions, pour autant qu'on restreint leur application aux réalités humaines, et elles en tirent leur espèce. Sous ce mode-là, elles ne peuvent convenir à Dieu. Mais pour autant que ces actions sont prises dans leur généralité, elles peuvent aussi s'appliquer aux réalités divines. Tout comme un homme est dispensateur de biens humains, argent ou honneurs, ainsi Dieu l'est-il pour toutes les bontés de l'univers. Ces vertus revêtent donc en Dieu une extension plus universelle que chez l'homme; alors que la justice humaine s'étend sur une cité ou sur une famille, la justice de Dieu s'étend à tout l'univers. Aussi bien dit-on que les vertus divines sont les exemplaires des nôtres; ce qui est restreint, particularisé, est une certaine ressemblance d'existants absolus la lumière d'une bougie par exemple comparé à celle du soleil. Quant aux autres vertus qui ne conviennent pas en propre à Dieu, elles n'ont pas d'exemplaire dans la nature divine, mais seulement dans la sagesse divine qui embrasse les raisons propres de tout ce qui existe, comme il en va pour les autres réalités corporelles. 94: LES VERTUS CONTEMPLATIVES EXISTENT EN DIEU Il ne fait aucun doute que les vertus contemplatives conviennent souverainement à Dieu. Si la sagesse en effet consiste dans la connaissance des causes suprêmes, comme l'enseigne le Philosophe au début de la Métaphysique, si, d'autre part, Dieu se connaît lui-même au premier chef et ne connaît rien qu'en se connaissant lui-même, lui qui est la cause première de tout, il est évident que la sagesse doit lui être attribuée par-dessus tout. Aussi bien lit-on au Livre de Job que Dieu est sage de c_ur et dans l'Ecclésiastique que toute sagesse vient du Seigneur Dieu et qu'elle réside en lui depuis toujours. Quant au Philosophe, il enseigne lui aussi, au début de la Métaphysique, qu'elle est une propriété divine, non humaine. Si la science est la connaissance d'une chose par sa cause propre, si, d'autre part, Dieu connaît l'ordre de toutes les causes et de leurs effets, et par là même connaît les causes propres des singuliers, comme nous l'avons montré, il est évident que la science réside à proprement parler en lui, - une science d'ailleurs qui ne naît pas du raisonnement comme notre science à nous, qui, elle, naît de la démonstration. Aussi bien lit-on au 1er Livre des Rois que Dieu est le Seigneur des sciences. Si l'intelligence est la connaissance immatérielle et sans discours des choses; si Dieu, d'autre part, comme nous l'avons montré plus haut, possède une telle connaissance, il y a donc intelligence en lui. Aussi bien lisons-nous au Livre de Job que Dieu possède conseil et intelligence. Ces vertus sont même en Dieu l'exemplaire des nôtres, comme le parfait l'est à l'imparfait. 95: DIEU NE PEUT VOULOIR LE MAL Tout ce qui a été dit jusqu'ici nous aide à voir que Dieu ne peut vouloir le mal. La vertu d'une chose, c'est ce par quoi l'on agit bien. Or toute _uvre de Dieu est une _uvre de vertu, puisque sa vertu, nous l'avons vu, est son essence même. Dieu ne peut donc vouloir le mal. La volonté ne se porte jamais au mal sinon par une certaine erreur de la raison, au moins sur l'objet particulier du choix. L'objet de la volonté étant en effet le bien qui est saisi par l'intelligence, la volonté ne peut se porter au mal à moins que ce mal ne lui soit proposé d'une certaine manière comme un bien, ce qui ne peut se faire sans qu'il y ait erreur. Or il ne peut y avoir d'erreur dans la connaissance divine. La volonté de Dieu ne peut donc tendre au mal. Bien plus, Dieu est le souverain bien. Or le souverain bien ne peut souffrir aucun commerce avec le mal, pas plus qu'un objet suprêmement chaud ne peut souffrir le mélange du froid. La volonté de Dieu ne peut donc s'infléchir vers le mal. Comme le bien a raison de fin, le mal ne peut s'infiltrer dans la volonté qu'en la détournant de la fin. Or la volonté divine ne peut se détourner de la fin, puisque Dieu ne peut rien vouloir qu'en se voulant lui-même. Dieu ne peut donc vouloir le mal. On voit ainsi clairement qu'en Dieu le libre-arbitre est par nature inébranlablement fixé dans le bien. C'est ce qu'affirme le Deutéronome: Dieu est fidèle et sans iniquité, et encore Habacuc: Tes yeux sont purs, Seigneur, et tu ne peux regarder l'injustice. Se trouve ainsi confondue l'erreur des Juifs qui prétendent dans le Talmud que Dieu, parfois, pèche et se purifie du péché; comme celle aussi des lucifériens qui prétendent que Dieu a péché en repoussant Lucifer. 96: DIEU NE HAIT RIEN; ET L'ON NE PEUT LUI ATTRIBUER AUCUNE HAINE On voit par là qu'il est impossible d'attribuer à Dieu aucune haine. De même en effet que l'amour se porte au bien, de même la haine se porte au mal. Nous voulons du bien à ceux que nous aimons; du mal à ceux que nous haïssons. Si donc la volonté de Dieu ne peut tendre au mal, il lui est impossible que Dieu puisse haïr quoi que ce soit. La volonté de Dieu se porte sur des êtres différents de lui, nous l'avons vu plus haut, en tant que, voulant et aimant son être et sa bonté, Dieu veut les répandre, autant qu'il est possible, en communiquant sa ressemblance. Ce que Dieu veut dans les êtres qui sont différents de lui, c'est qu'ils possèdent la ressemblance de sa bonté. Or le bien de tout être, c'est qu'il ait part à la ressemblance de Dieu toute bonté, quelle qu'elle soit, n'est rien d'autre en effet qu'une certaine ressemblance de la bonté première. Dieu veut donc le bien de chaque être. Dieu ne hait donc rien. Tous les existants tirent l'origine de leur être du premier existant. Si donc Dieu haïssait quelque chose de ce qui existe, il voudrait que cet être n'existât pas, puisque le fait d'exister est le bien de chaque être. Dieu voudrait donc que l'action par laquelle il produit cette chose dans l'être, avec ou sans intermédiaire, ne s'exerçât pas; nous avons vu en effet que si Dieu veut quelque chose, il doit vouloir ce qu'elle requiert. Or ceci est impossible. C'est évident dans l'hypothèse où les choses procèdent dans l'être par la volonté de Dieu, car alors cette action productrice des choses doit être une action volontaire; dans l'hypothèse également où Dieu est par nature cause des choses, car, de même que Dieu se complaît en sa propre nature, de même prend-il complaisance en tout ce que sa nature requiert. Dieu ne hait donc aucune chose. Ce que l'on trouve dans toutes les causes qui agissent naturellement, doit se trouver au premier chef dans le premier agent. Or toutes les causes agentes aiment à leur manière leurs effets; ainsi les parents, leurs enfants, les poètes, leurs poésies, les artisans, leurs _uvres. C'est bien ce qu'affirme le Livre de la Sagesse: Tu aimes tout ce qui existe, et tu ne hais rien de ce que tu as fait. C'est par mode de comparaison qu'on attribue à Dieu la haine de certaines choses. Et ceci d'une double manière. D'abord, parce que Dieu en aimant les choses et en voulant leur bien, veut que n'existe pas le mal contraire. Aussi dit-on qu'il hait le mal, comme nous disons haïr ce dont nous refusons l'existence, selon cette parole de Zacharie: Que personne d'entre vous ne pense dans son c_ur de mal contre son ami, et n'aimez pas le serment trompeur: voilà tout ce que je hais, dit le Seigneur. - Mais ce ne sont pas là des effets qui soient comparables à des choses subsistantes, celles-là mêmes qui sont objets propres de haine ou d'amour. Une autre manière d'attribuer à Dieu la haine par mode de comparaison vient de ce que Dieu veut un plus grand bien qui ne peut exister sans la privation d'un bien de moindre importance. On parle ainsi de haïr, alors qu'il s'agit davantage d'aimer. Ainsi par exemple, pour autant que Dieu veut le bien de la justice ou de l'ordre de l'univers, ce qui ne peut aller sans quelque punition ou sans quelque corruption, dira-t-on que Dieu hait ce dont il veut la punition ou la corruption, selon cette parole de Malachie: J'ai haï Esaü, et cette autre du psaume: Tu as haï tous ceux qui commettent l'injustice: tu fais périr tous ceux qui prononcent le mensonge; le Seigneur a en horreur l'homme de sang et de fraude. VIE 97: DIEU EST VIVANT Tout ce que nous avons déjà exposé nous amène à conclure nécessairement que Dieu est vivant. Nous avons vu en effet que Dieu fait acte d'intelligence et de vouloir. Or faire acte d'intelligence et de vouloir n'appartient qu'au vivant. Dieu est donc vivant. La vie est attribuée à certains êtres dans la mesure où ils semblent se mouvoir par eux-mêmes, et n'être pas mus par d'autres. C'est la raison pour laquelle on attribue par comparaison la vie à des êtres qui paraissent se mouvoir d'eux-mêmes, et dont le commun des hommes ne perçoit pas le moteur qui les meut, telle l'eau vive d'une source, non point l'eau d'une citerne ou d'une mare stagnante, tel le vif-argent, qui semble doué d'un certain mouvement. A proprement parler seuls sont mus par soi les êtres qui se meuvent eux-mêmes, composés qu'ils sont d'un élément moteur et d'un élément mû, comme le sont les êtres animés. Voilà pourquoi de ceux-là seuls nous disons en propriété de termes qu'ils vivent. Quant aux autres, ils sont mus par quelque agent extérieur, ou qui les engendre, ou qui écarte les obstacles, ou qui les met en mouvement. Et comme les opérations des sens s'accompagnent de mouvement, on dira de tout ce qui s'active en ses opérations propres, même dépourvues de mouvement, qu'il vit. Faire acte d'intelligence, désirer, sentir, autant d'actions de vie. Mais Dieu est celui dont l'action, d'une manière souveraine, ne dépend pas d'autrui mais de lui-même, lui qui est la première cause agente. La vie lui appartient donc au premier chef. L'être divin embrasse toute la perfection de l'être. Or vivre est un certain être parfait; les vivants dans l'échelle des existants sont à placer au-dessus des non-vivants. Être pour Dieu, c'est donc vivre. Dieu est donc vivant. L'autorité de la Sainte Écriture confirme tout ceci: ainsi l'oracle du Seigneur, au Deutéronome: Je dirai: je vis éternellement; ainsi encore le psaume: Mon c_ur et ma chair ont exulté de joie vers le Dieu vivant. 98: DIEU EST SA PROPRE VIE La conclusion s'impose: Dieu est sa propre vie. La vie, chez un vivant, c'est l'acte même de vivre exprimé de manière abstraite, de même que la course, ce n'est pas autre chose en réalité que l'acte de courir. Or l'acte de vivre, chez les vivants, c'est leur acte d'être lui-même, comme l'enseigne clairement le Philosophe au IIe livre De l'âme. Puisque l'animal est appelé vivant du fait qu'il a une âme qui lui donne l'être correspondant à sa propre forme, vivre ne devra rien être d'autre que telle manière d'être venant de telle forme. Or Dieu est son propre acte d'être, nous l'avons montré plus haut. Il est donc son propre vivre et sa propre vie. L'acte même d'intellection est un certain vivre, comme l'enseigne le Philosophe au IIe livre De l'âme, car faire acte d'intellection est le fait d'un vivant. Or Dieu, nous l'avons vu, est son acte d'intellection. Il est donc son propre vivre et sa propre vie. Si Dieu n'était pas sa vie, il s'ensuivrait, étant donné qu'il est vivant, qu'il le serait par participation de vie. Or tout ce qui existe par participation se ramène à ce qui existe par soi. Dieu serait donc ramené à un être antérieur, grâce auquel il vivrait. Ce qui est manifestement impossible. Si Dieu est vivant, la vie doit exister en lui. S'il n'est pas sa propre vie, il y aura en lui-même quelque chose qui ne sera pas lui-même. Ainsi il sera composé. Ce que nous avons réfuté plus haut. Dieu est donc sa propre vie. C'est bien ce qui est dit en saint Jean: Je suis la vie. 99: LA VIE DE DIEU EST ÉTERNELLE Il apparaît par là que la vie de Dieu est éternelle. On ne cesse de vivre que par séparation de la vie. Or on ne peut se séparer de soi-même: toute séparation se fait en effet par la division d'un élément d'un autre. Il est donc impossible que Dieu cesse de vivre, puisqu'il est lui-même sa propre vie. Tout ce qui tantôt existe, tantôt n'existe pas, existe par le fait d'une cause. Rien ne peut en effet se produire soi-même du non-être à l'être, car ce qui n'existe pas encore n'agit pas. Or la vie divine n'a pas de cause, et pas plus l'être divin. Dieu n'est donc pas tantôt vivant, tantôt non-vivant; il vit toujours. Sa vie est donc éternelle. En toute opération l'agent demeure, bien que parfois l'opération passe par mode de succession; aussi bien, dans le mouvement, le mobile demeure identique en son sujet tout au long du mouvement, même s'il ne le demeure pas suivant la raison. Là donc où l'action s'identifie à l'agent, rien ne doit passer par mode de succession, mais tout doit demeurer tout entier à la fois. Or l'acte d'intellection et l'acte de vivre de Dieu étant Dieu lui-même, la vie de Dieu ne peut comporter de succession: elle est tout entière à la fois. Elle est donc éternelle. Dieu est absolument immobile, nous l'avons montré plus haut. Or ce qui commence à vivre ou cesse de vivre, ou qui durant sa vie admet la succession, est muable: la vie d'un être commence par la génération, cesse par la corruption; quant à la succession elle se fait par un certain mouvement. Dieu ne commence donc pas à vivre; il ne cesse pas davantage de vivre; sa vie ne comporte aucune succession. Sa vie est donc éternelle. C'est bien ce qu'affirme le Deutéronome, transmettant l'oracle du Seigneur: Je vis pour l'éternité, et saint Jean dans sa 1re Epître: Il est le vrai Dieu et la vie éternelle. BÉATITUDE 100: DIEU EST BIENHEUREUX Reste à montrer, à partir de ces prémisses, que Dieu est bienheureux. La béatitude est le bien propre de toute nature intellectuelle. Puisque Dieu est intelligent, la béatitude sera son bien propre. Mais la relation de Dieu à l'égard de ce bien propre n'est pas telle que Dieu tendrait vers un bien qu'il ne posséderait pas encore, - ce qui est le fait d'une nature changeante et existant en puissance, - mais telle qu'il possède déjà ce bien propre. Dieu ne désire donc pas seulement la béatitude, comme nous, mais il en jouit. Dieu est donc bienheureux. Est souverainement désiré ou voulu de la nature intellectuelle ce qui est le plus parfait en elle; c'est cela sa béatitude. Or ce qu'il y a de plus parfait en chaque être, c'est son opération la plus parfaite; puissance et habitus sont en effet amenés à leur point de perfection par l'opération. Aussi le Philosophe enseigne-t-il que le bonheur, c'est l'opération parfaite. Or la perfection d'une opération dépend de quatre facteurs. Premièrement, de son genre: tel qu'elle soit immanente à l'agent lui-même. J'appelle opération immanente celle qui ne produit rien d'autre en dehors de l'opération elle-même, comme voir et entendre. De telles opérations sont les perfections de ceux qui en sont les sujets; elles peuvent être un terme ultime, n'étant pas ordonnées à un quelconque objet fabriqué qui soit leur fin. Par contre l'opération, ou action, d'où résulte un certain acte extérieur à elle-même, est la perfection de l'_uvre accomplie, non celle de l'agent; elle se comporte à l'égard de cet acte comme envers sa fin. Aussi une telle opération n'est-elle pas la béatitude ou le bonheur d'une nature intellectuelle. Deuxièmement, du principe de l'opération: c'est-à-dire qu'elle soit le fait de la puissance la plus élevée. Aussi bien la félicité ne nous vient-elle pas de l'opération du sens, mais de celle de l'intelligence, et d'une intelligence perfectionnée par l'habitus. Troisièmement, de l'objet de l'opération. C'est pourquoi l'ultime félicité consiste pour nous dans l'intelligence que nous avons du plus haut intelligible. Quatrièmement, de la forme de l'opération, telle qu'elle soit accomplie avec perfection, facilité, assurance et joie. Or telle est l'opération de Dieu. Dieu est en effet intelligent et son intelligence est la plus haute des puissances; il n'a pas besoin d'un habitus qui le perfectionne, puisqu'il est parfait en soi; il se connaît lui-même, souverainement intelligible qu'il est, sans aucune difficulté, et avec joie. Dieu est donc bienheureux. La béatitude apaise tout désir; une fois qu'on la possède, il n'y a plus rien à désirer, puisqu'elle est la fin dernière. Celui qui est parfaitement comblé en tout ce qu'il peut désirer est donc nécessairement heureux. Ce qui fait dire à Boèce, au IIe livre de la Consolation, que la béatitude est l'état pleinement réalisé par la réunion de tous les biens. Mais la perfection de Dieu est telle qu'elle embrasse toute perfection dans sa simplicité. Dieu est donc véritablement bienheureux. Tant qu'il manque à quelqu'un quelque chose dont il a besoin, celui-là n'est pas encore heureux. Son désir en effet n'est pas encore apaisé. Quiconque se suffit à lui-même et n'a besoin de rien, celui-là est donc bienheureux. Or nous avons montré plus haut que Dieu n'a besoin de rien, sa perfection ne dépendant de rien d'extérieur, et qu'il ne veut pas les autres êtres pour lui-même, à titre de fin, comme s'il avait besoin d'eux, mais seulement parce que cela convient à sa bonté. Dieu est donc bienheureux. Nous avons vu encore que Dieu ne peut rien vouloir d'impossible. Or il est impossible que Dieu acquière ce qu'il ne posséderait pas encore, puisqu'il n'est en puissance d'aucune manière. Il ne peut donc vouloir ce qu'il ne posséderait pas. Tout ce qu'il veut, il le possède. D'autre part Dieu ne veut rien de mal. Il est donc bienheureux, suivant cette définition que certains donnent du bienheureux: celui qui possède tout ce qu'il veut a qui ne veut rien de mal. Cette béatitude de Dieu, la Sainte Écriture la proclame aussi, selon ce verset de la 1re Épître à Timothée: Celui que manifestera en son temps le bienheureux et tout-puissant. 101: DIEU EST SA PROPRE BÉATITUDE On voit ainsi comment Dieu est sa propre béatitude. La béatitude de Dieu, c'est son opération intellectuelle. Mais nous avons montré plus haut que l'acte même d'intelligence, en Dieu, est la propre substance de Dieu. Dieu est donc sa propre béatitude. Étant fin dernière, la béatitude est ce que veut au premier chef qui en est capable, ou qui la possède. Or nous avons montré plus haut que Dieu veut au premier chef son essence. Son essence est donc sa béatitude. Tout être ordonne à sa béatitude tout ce qu'il veut. La béatitude est en effet telle qu'elle n'est pas désirée pour autre chose et qu'à elle se termine le mouvement de désir de qui désire une chose pour une autre, si l'on admet que ce mouvement n'est pas indéfini. Étant donné que Dieu veut tout pour sa bonté, qui est sa propre essence, Dieu, qui est lui-même son essence et sa bonté, doit être ainsi sa propre béatitude. En outre, il est impossible qu'il y ait deux biens suprêmes. S'il manquait à l'un ce que l'autre aurait, aucun des deux ne serait bien suprême et parfait. Or nous avons montré que Dieu est le souverain bien. On montrera également que la béatitude est le souverain bien du fait qu'elle est la fin dernière. La béatitude et Dieu sont donc identiques. Dieu est donc sa propre béatitude. 102: LA BÉATITUDE DE DIEU, PARFAITE ET UNIQUE, DÉPASSE TOUTE AUTRE BÉATITUDE Il est possible, maintenant, pour terminer, de réfléchir sur l'excellence de la béatitude en Dieu. Plus on est proche de la béatitude, et plus parfaitement on est bienheureux. Ainsi, à supposer que l'on appelle quelqu'un bienheureux pour l'espérance où il est d'obtenir la béatitude, sa béatitude ne peut se comparer d'aucune manière avec la béatitude de celui qui la possède déjà en acte. Or est au plus près de la béatitude ce qui est la béatitude elle-même. C'est le cas de Dieu. Dieu est donc bienheureux d'une manière unique et parfaite. Étant donné que le plaisir est l'effet de l'amour, là où il y a un plus grand amour, là il y a, dans l'obtention de l'objet aimé, un plaisir plus grand. Or, toutes choses égales, tout être s'aime soi-même plus qu'aucun autre; la preuve en est qu'on aime naturellement davantage ce qui est plus proche de soi. Dieu prend donc, dans sa béatitude qui est lui-même, plus de joie que les autres bienheureux dans une béatitude qui n'est pas ce qu'ils sont. Le désir s'en apaise donc d'autant, et la béatitude est plus parfaite. Ce qui est par essence est davantage que ce qui est dit par participation la nature du feu est plus parfaite dans le feu même que dans des matières en feu. Or Dieu est bienheureux par son essence. Cela, aucun autre être ne peut le revendiquer, car en dehors de Dieu, aucun autre ne peut être le souverain bien. Ainsi devra-t-on affirmer que tout autre être que Dieu, qui est bienheureux, est bienheureux par participation. La béatitude divine dépasse donc toute autre béatitude. La béatitude, nous l'avons vu, consiste dans la parfaite opération de l'intelligence. Or aucune autre opération intellectuelle ne peut s'égaler à celle de Dieu. C'est évident, non seulement parce qu'elle est une opération subsistante, mais parce que, dans une unique opération, Dieu se connaît parfaitement, lui, et tous les autres êtres, ceux qui existent et ceux qui n'existent pas, les bons et les mauvais. Chez les autres êtres doués d'intelligence, se connaître soi-même n'est pas un acte subsistant, mais un acte du subsistant. Personne non plus ne peut connaître parfaitement, tel qu'il est, Dieu lui-même, suprême intelligible, puisque personne ne possède un être parfait comme l'est l'être de Dieu, et que personne ne peut avoir d'opération plus parfaite que sa substance. Il n'existe pas non plus d'autre intelligence qui puisse connaître tout ce que Dieu est capable de faire: autrement, elle saisirait la puissance divine. Or ce qu'une autre intelligence connaît, elle ne le connaît pas en sa totalité dans une seule et même opération. C'est donc d'une manière incomparable que Dieu est bienheureux par-dessus tout. Plus un être est unifié, plus sa puissance et sa bonté sont parfaites. Or une opération qui connaît la succession se répartit suivant les diverses divisions du temps. Sa perfection ne peut se comparer d'aucune manière à celle d'une opération qui se fait sans succession, tout entière à la fois, surtout si cette opération ne passe pas en un instant, mais demeure pour l'éternité. Or l'acte d'intellection de Dieu est posé en dehors de toute succession, existant tout entier à la fois, et éternellement; le nôtre, lui, comporte la succession, en tant que lui sont adjoints par accident continuité et temps. La béatitude de Dieu dépasse donc à l'infini la béatitude de l'homme, comme la durée de l'éternité dépasse à l'infini la durée fluente du temps. La fatigue, les occupations qui viennent nécessairement se mêler en cette vie à notre contemplation, - cette contemplation en laquelle consiste avant tout le bonheur de l'homme, si tant est qu'il y ait bonheur en cette vie présente -, les erreurs, les doutes, les infortunes diverses auxquelles est soumise notre vie d'ici-bas, montrent à l'envi que la félicité humaine, surtout celle de cette vie, ne peut se comparer à la béatitude de Dieu. On peut juger de la perfection de la béatitude divine en pensant qu'elle embrasse sur un mode absolument parfait toutes les béatitudes. De la félicité de la vie contemplative, elle a la considération très parfaite, et éternelle, de soi et des autres. De la vie active, elle a le gouvernement, non pas de la vie d'un seul homme, ou d'une maison, ou d'une cité, ou d'un royaume, mais de l'univers tout entier. La fausse félicité de ce monde n'a qu'une ombre de cette félicité très parfaite. Selon Boëce, elle est faite de cinq facteurs: le plaisir, les richesses, le pouvoir, les honneurs, et la renommée. Or Dieu prend souverainement plaisir en lui-même, ayant une joie universelle de tous les biens, sans aucun mélange d'un élément contraire. - Quant aux richesses, il possède en lui-même une absolue suffisance de tous les biens. - En fait de pouvoir, il a une puissance infinie. - En fait d'honneurs, il a prééminence et régence sur tout. - Quant à la renommée, il a l'admiration de toute intelligence pour peu qu'elle le connaisse. A LUI DONC QUI EST BIENHEUREUX DE MANIÈRE UNIQUE, L'HONNEUR ET LA GLOIRE DANS LES SIÈCLES DES SIÈCLES. AMEN.