[0] DE LA FUITE PENDANT LA PERSÉCUTION. A FABIUS. [1] I. Tu m'as demandé dernièrement, mon bien-aimé Fabius, s'il est permis ou non de fuir pendant la persécution, parce qu'il se préparait je ne sais quel événement. J'ai écrit quelques mots sur cette matière, en tenant compte du temps et du lieu, et à la sollicitation de certaines personnes. J'ai emporté avec moi cette ébauche, d'ailleurs fort incomplète, pour la remanier ici avec plus de force et de développement, puisque tu le désires, et que d'ailleurs les circonstances paraissent le réclamer. Plus les persécutions sont fréquentes, plus il est à propos d'examiner comment la foi doit les accueillir. Il vous importe surtout de l'examiner, vous qui, peut-être, si vous n'avez pas reçu le Paraclet, «de qui viennent toutes les vérités,» avez à bon droit l'oreille du cœur fermée à ces questions, comme à toutes les autres. Ainsi, pour mettre de l'ordre dans cette question, nous remarquons qu'il faut commencer par établir la nature de la persécution elle-même, en cherchant si elle vient de Dieu ou du démon, afin qu'il nous soit plus facile d'en déterminer les conséquences. Car la discussion d'un fait devient beaucoup plus claire, quand on en connaît la cause. On pourrait se contenter de cette fin de non-recevoir: Rien n'arrive sans la volonté de Dieu. Mais nous ne voulons pas, en posant ce principe, ouvrir la porte à mille questions qui nous détourneraient de la discussion présente, puisque l'on ne manquerait pas de nous répondre: «Le mal et le péché viennent donc aussi de Dieu. Rien ne vient donc du démon ni de nous-mêmes!» Il s'agit en ce moment de la persécution. C'est donc en parlant surtout de la persécution, que je dis: «Rien n'arrive sans la volonté de Dieu, parce que je regarde la persécution comme digne de Dieu, et, pour ainsi parler, comme nécessaire pour éprouver ou pour réprouver ses serviteurs.» Qu'est-ce, en effet, que la persécution dans son but et ses résultats, sinon l'épreuve et la réprobation, à l'aide de laquelle le Seigneur a examiné les siens? La persécution est le tribunal devant lequel l'homme est déclaré éprouvé ou réprouvé. Or le jugement n'appartient qu'à Dieu. C'est le vin «au moyen duquel le Seigneur purifie son aire» qui est l'Eglise elle-même, en agitant de son souffle ce confus amas de fidèles, pour séparer le froment divin, des martyrs d'avec la paille stérile des apostats. C'est encore l'échelle que Jacob vit en songe, par laquelle les uns montaient au ciel, tandis que les autres descendaient vers la terre. Il faut donc regarder la persécution comme une arène? Qui invite au combat, sinon celui qui promet la couronne et les récompenses? Tu lis dans l'Apocalypse la proclamation qui nous appelle au combat, et par quelles récompenses il encourage les vainqueurs, ceux surtout qui auront vaincu dans la persécution, après avoir «lutté, non pas contre la chair et le sang, mais contre les puissances spirituelles du mal.» Par là tu pourras reconnaître que le juge du combat est le même qui invite à là récompense. Tout, ce qui se fait dans la persécution, se fait à la gloire de Dieu, qui éprouve et réprouve, qui élève et qui abaisse. Or, ce qui intéresse la gloire de Dieu, n'arrivera aussi que par sa volonté. Quand croit-on plus fermement à Dieu, sinon quand on redoute davantage, sinon dans le temps de la persécution? Alors l'Eglise est dans la stupeur. Alors la foi est plus active, plus soumise à la règle, plus assidue aux jeûnes, aux veilles, à la prière, aux exercices de l'humilité, de la charité envers Dieu et le prochain, plus dévouée à la sainteté et à la tempérance en toutes choses. L'homme n'a pour mobiles que la crainte et l'espérance. Il n'est donc pas permis d'attribuer au démon un événement qui a pour conséquence de purifier les serviteurs de Dieu. [2] II. «L'iniquité ne vient pas de Dieu, me direz-vous peut-être, mais du démon. Or, la persécution est une criante iniquité. Quelle iniquité plus criante que de traiter comme les plus vils criminels les pontifes du Dieu véritable, les adorateurs de la vérité par excellence! La persécution par conséquent ne semble pouvoir venir que du démon, père de l'iniquité, dont se forme la persécution.» Puisque, d'une part, la persécution ne peut aller sans l'iniquité du démon, ni l'épreuve de la foi sans la persécution, nous devons savoir que l'iniquité est nécessaire à l'épreuve de la foi, non pas qu'elle justifie la persécution, mais comme instrument. La volonté de Dieu qui éprouve la foi est la cause première de la persécution. Arrive ensuite l'iniquité du démon, qui est le moyen par lequel s'accomplit l'épreuve. D'ailleurs, autant l'iniquité est l'ennemie de la justice, autant elle sert à rendre témoignage à sa rivale, afin que la justice se perfectionne dans l'iniquité, de même que «la force se perfectionne dans la faiblesse. Car Dieu a choisi les faibles selon le monde, pour confondre les forts: il a choisi les moins sages pour confondre les sages.» Voilà pourquoi il est -permis à l'iniquité de lever la tête, afin que la justice soit éprouvée et l'iniquité confondue. Son ministère n'est donc pas le ministère d'un agent libre, mais d'un instrument passif. L'agent, c'est le Seigneur qui déchaîne la persécution pour éprouver la foi; l'instrument, c'est l'iniquité du démon qui forme la persécution. L'épreuve, au lieu de venir du démon, nous vient par le démon. Satan n'a aucun pouvoir sur les serviteurs du Dieu vivant, à moins que le Seigneur ne le lui accorde, soit pour lui écraser la tête par la foi des élus, victorieuse dans l'assaut; soit pour attester que ceux qui se sont rangés sous ses drapeaux lui appartiennent déjà. Nous avons l'exemple de Job que le démon ne put tenter, à moins d'en avoir reçu la permission du Seigneur. Que dis-je? Il ne put même l'attaquer dans ses biens avant que Dieu lui eût dit: «Voilà que je te donne puissance sur tout ce qui est à lui; mais ne porte pas ta main sur lui.» Effectivement, le démon n'étendit la main sur Job que quand il eut reçu cette permission: «Voilà qu'il est en ta puissance; mais garde-toi d'attenter à sa vie.» De même il sollicita la permission de tenter les Apôtres; car de lui-même il ne l'avait pas. Témoin la parole que le Seigneur adresse à Pierre dans l'Evangile: «Voilà que Satan a désiré te passer au crible, comme le froment. Et moi, j'ai prié pour toi, afin que ta foi ne défaillît pas;» c'est-à-dire, qu'il ne fût pas donné au démon de pousser l'épreuve jusqu'à mettre ta foi en péril. Il suit de là que l'attaque et la protection de la foi sont l'une et l'autre dans les mains de Dieu, puisque Satan lui demande la première et le Fils de Dieu la seconde. D'ailleurs, le Fils de Dieu ayant en sa puissance la protection de la foi, qu'il a demandée à son Père, «de qui il a reçu toute puissance dans le ciel et sur la terre,» comment le démon aurait-il en lui la faculté d'attaquer la foi? Lorsque, dans l'Oraison dominicale, code abrégé de la loi, nous disons au Père: «Ne nous induisez point en tentation,» et quelle est la tentation comparable à celle de la persécution? nous déclarons solennellement que la tentation vient de celui auquel nous demandons de nous en préserver. Voilà pourquoi nous ajoutons: «Mais délivrez-nous du mal.» Qu'est-ce à dire? Ne nous abandonnez point à la tentation en nous livrant à l'esprit du mal. C'est nous arracher aux mains de Satan que de ne pas nous livrer à ses tentations. Le démon, qui s'appelait Légion, n'aurait pas même eu de puissance sur les pourceaux, si Dieu ne la lui eût accordée; comment en aurait-il même sur les brebis du Seigneur? Je dirai plus; les soies de ces pourceaux étaient alors comptées, à plus forte raison les cheveux de ses saints. Si le démon paraît exercer quelque puissance particulière, ce ne peut être que sur ceux qui n'appartiennent pas au Seigneur, sur les Gentils, «qui sont devant Dieu comme une goutte d'eau dans un vase d'airain, un grain de sable dans une balance, une vile matière que la bouche rejette,» domaine qui n'a pas de maître, et livré par là même aux incursions de Satan. Mais sur les serviteurs de Dieu, il n'a aucune puissance en propre. En quel lieu, dans quel temps lui est-il permis de les attaquer? L'Ecriture sainte nous le montre par plus d'un exemple. Le droit de les tenter lui est accordé par intervalle pour éprouver les justes, soit que Dieu devance ou écoute ses sollicitations, comme dans les exemples précédents. Quelquefois le pécheur réprouvé est livré à ses tortures, comme les criminels au bourreau; ainsi de Saül. «L'esprit de l'Eternel se retira de Saül; et l'esprit mauvais le tourmentait par l'ordre du Seigneur.» Quelquefois aussi cette épreuve a pour but de nous corriger. Témoin les paroles de l'Apôtre: «Un aiguillon a été donné à ma chair comme un ange de Satan pour me souffleter.» Il n'est permis à Satan d'humilier ainsi les saints par la tribulation de la chair, que pour exercer leur patience «et fortifier leur vertu par le sentiment de leur faiblesse.» Voilà pourquoi le même Apôtre «livre au démon Phygèle et Hermogène. Il veut qu'ils se corrigent, mais non qu'ils blasphèment.» Tu le vois, le démon peut recevoir sa puissance des mains des serviteurs de Dieu. Tant s'en faut par conséquent qu'il ait lui-même sur eux quelque puissance. [3] III. Si la persécution amène surtout avec elle ces tribulations; si c'est alors que nous sommes éprouvés et réprouvés, humiliés et amendés, il faut bien que ces tentations générales soient ordonnées ou permises par celui qui ordonne ou permet les tentations particulières; à savoir, par celui qui a dit: «C'est moi qui fais la paix et envoie les fléaux,» c'est-à-dire la guerre; car c'est le contraire de la paix. Or, quelle guerre plus formidable pour notre paix que la persécution? Si les résultats de la persécution nous apportent la vie ou la mort, la blessure ou la guérison, elle a pour auteur celui qui a rendu cet oracle: «C'est moi qui frappe et qui guéris; moi qui tue et qui fais vivre.» ---- «Je les purifierai, dit-il ailleurs, comme on purifie l'argent, et je les éprouverai comme on éprouve l'or.» C'est qu'en effet notre foi s'épure au creuset de la persécution. Les voilà ces traits enflammés qui nous brûlent et nous éprouvent, d'après la volonté de Dieu cependant. Je ne sais qui peut en douter, sinon une foi frivole et froide, une foi qui se glisse à pas timides dans l'Eglise. Car vous dites: Quand nous nous rendons de toutes parts et en foule à l'église, les Gentils nous dénoncent: nous craignons qu'ils ne prennent ombrage de notre multitude. Mais ne savez-vous pas que le Seigneur est le maître de tous? Que Dieu le veuille, vous souffrirez la persécution; que Dieu ne le veuille pas, les nations resteront dans le silence. Tu dois le croire, si tu crois en ce Dieu, «sans la volonté duquel un seul passereau ne tombe pas sur la terre. Or, nous valons mieux que beaucoup de passereaux.» [4] IV. Maintenant que nous savons de qui vient la persécution, nous pouvons aborder ta demande, et tirer des principes établis plus haut la conséquence qu'il ne faut pas fuir dans la persécution. Car s'il est vrai que la persécution vienne de Dieu, il ne faut, sous aucun prétexte, fuir ce qui vient de Dieu. D'ailleurs deux raisons nous le défendent. D'abord on ne doit pas éviter, ensuite on ne peut éviter ce qui vient de Dieu. On ne doit pas l'éviter, parce que cela est bon, puisqu'une chose qui a paru bonne à Dieu l'est nécessairement. N'est-ce pas pour cela qu'il est écrit dans la Genèse: «Et Dieu vit que cela était bon?» non pas qu'il eût besoin de voir l'œuvre pour juger qu'elle était bonne, mais pour nous apprendre par là que ce qui a paru bon à Dieu ne peut, manquer de l'être. Sans doute il y a bien des choses qui, tout en venant de Dieu, arrivent pour le mal de quelques-uns: cela ne les empêche pas d'être bonnes en elles-mêmes, puisqu'elles viennent de Dieu, en tant que divines et raisonnables. Comment une chose pourrait-elle être divine sans être bonne et raisonnable? Qu'y a-t-il de bon sans être divin? Qu'importé le jugement de chacun? Le jugement de l'homme n'est pas antérieur à l'essence de la vérité, mais l'essence de la vérité au jugement de l'homme. L'essence est quelque chose d'absolu, d'immuable, qui, imposant sa loi à l'opinion, veut que l'on estime l'essence ce qu'elle est véritablement. Si tout ce qui vient de Dieu est bon dans son essence, car rien ne peut venir de lui qui ne soit bon, parce que chez lui tout est raisonnable et divin; si, d'autre part, celle même chose paraît, au jugement de l'homme, mauvaise, sachons-le! l'essence est immuable, mais notre jugement faillible. La chasteté, la vérité, la justice, qui déplaisent au plus grand nombre, sont essentiellement bonnes. Faudra-t-il pour cela que l'essence se soumette au jugement? Il en va de même de la persécution: bonne par elle-même, puisqu'elle n'est rien moins qu'une disposition raisonnable et divine, elle déplaît au jugement de ceux pour le mal de qui elle arrive. Tu le vois néanmoins; ce prétendu mal s'accorde toujours avec la sagesse de Dieu, soit que la persécution jette le Chrétien hors des voies du salut, soit qu'elle tourne à son profit et à sa gloire. A moins de soutenir que le Seigneur condamne ou sauve sans raison, qui pourra donc appeler du nom de mal la persécution qui, dans les mains de la sagesse divine, tourne au profit du bien, même par le mal qu'elle fait? A quelque titre que la persécution soit bonne, puisque son essence nous est connue, nous avons droit, d'affirmer qu'il ne faut pas fuir ce qui est bon, parce que c'est un péché de fuir ce qui est bon, surtout ce que Dieu a estimé bon. Nous ajoutons d'ailleurs qu'il est impossible de l'éviter, parce que c'est Dieu qui l'envoie, et que l'on ne peut se soustraire à sa volonté. Ainsi ceux qui veulent fuir, ou reprochent à Dieu le mal, s'ils fuient la persécution comme un mal, car on ne se dérobe point à une chose avantageuse; ou bien ils se croient plus forts que Dieu, puisqu'ils s'imaginent qu'ils pourront échapper, si Dieu veut qu'il arrive quelque chose de semblable. [5] V. ---- «Mais je fuis autant qu'il est en moi, dit-on, de peur de me perdre, si je renie ma foi. A Dieu de me ramener au milieu des persécuteurs que j'ai fui, si telle est sa volonté!» Réponds-moi d'abord. Es-tu certain ou non que tu renieras ta foi en ne fuyant pas? Si tu en es certain, tu l'as déjà reniée, parce que conjecturer que tu la renieras, c'est avoir pris l'engagement de ce qui établit tes conjectures, et alors lu fuis vainement pour ne point apostasier, puisque ton apostasie est consommée, si tu dois apostasier. Si, au contraire, tu n'en es pas sûr, pourquoi, entre deux chances également incertaines, ne pas espérer que lu auras la force de confesser ta foi, admettant la possibilité de ton salut pour ne pas fuir, de même que tu admets la possibilité de l'apostasie pour prendre la fuite? La victoire ou la défaite sont tout entières entre nos mains, ou tout entières dans les mains de Dieu. Si la confession ou l'apostasie dépend de nous, pourquoi n'embrasserions-nous pas l'espérance la meilleure, c'est-à-dire que nous confesserons courageusement, à moins que tu ne veuilles bien confesser, mais sans souffrir? Or, ne pas confesser hautement, c'est renier. Si, au contraire, tout est entre les mains de Dieu, pourquoi n'abandonnons-nous pas le tout à sa volonté, en reconnaissant la vertu et la puissance de celui qui peut également ou ramener le fugitif en face des persécuteurs, ou couvrir du voile de sa protection ceux qui n'ont pas fui, que dis-je? ceux qui continuent de se montrer au milieu du peuple? Etrange conduite vraiment! S'agit-il de fuir, tu rends hommage à Dieu, en reconnaissant que tout fugitif que tu es, il peut te ramener au milieu des persécuteurs. Mais s'agit-il de lui rendre publiquement témoignage, tu l'insultes en désespérant de l'efficacité de sa protection! Pourquoi, armé de fermeté et de confiance en Dieu, ne dis-tu pas: «Pour moi, je fais mon devoir, je reste à mon poste; Dieu saura bien me protéger, s'il le veut.» Oui, tel est notre devoir, rester en nous remettant à la volonté de Dieu, plutôt que de fuir en nous confiant à la nôtre. Le très-saint martyr Rutilius, ayant fui tant de fois de contrée en contrée pour échapper à la persécution, ayant même cru se racheter du péril à prix d'argent, au milieu de la fausse sécurité qu'il avait tant travaillé à acquérir, fut saisi à l'improviste, conduit devant le gouverneur, appliqué à de longues tortures, sans doute pour châtier sa désertion: enfin il fut livré aux flammes, et remporta par la miséricorde de Dieu la couronne du martyre auquel il se déroba long-temps. Quel autre enseignement le Seigneur a-t-il voulu nous donner par cet exemple, sinon qu'il ne faut pas fuir, parce que la fuite est inutile, si Dieu ne la veut pas? [6] VI. ---- Vous vous trompez; dites plutôt qu'il a rempli le précepte en fuyant de cité en cité. ---- Ainsi a voulu raisonner un Chrétien, qui lui-même avait pris la fuite; ainsi le veulent tous ceux qui refusent de comprendre quel est le sens de cet oracle de notre Seigneur, pour en faire un rempart qui défende leur pusillanimité, puisque ce précepte est assujetti à des conditions de personnes, de temps et de causes. «Lorsque l'on commencera de vous persécuter, dit-il, fuyez de ville en ville.» Nous soutenons que ce précepte s'adressait personnellement aux Apôtres, ainsi qu'aux lieux et aux circonstances dans lesquels ils vivaient, comme le démontreront les textes précédents et suivants, qui ne conviennent qu'aux Apôtres: «N'allez point vers les nations, et n'entrez pas dans la ville des Samaritains; mais allez plutôt vers les brebis perdues d'Israël.» Pour nous, la voie des nations nous est ouverte, puisque le Seigneur nous y a trouvés et que nous y marchons encore; point de ville qui nous soit fermée, puisque nous prêchons par tout l'univers. Aucun soin particulier pour Israël ne nous est recommandé, sinon que nous devons évangéliser toutes les nations. De plus, si nous sommes saisis par les persécuteurs, ce n'est pas devant l'assemblée des Juifs que nous serons conduits, ni dans leurs synagogues que nous serons battus de verges; c'est aux puissances et aux tribunaux de Rome que nous serons livrés. Ainsi le précepte de fuir regardait spécialement les Apôtres, parce qu'il fallait d'abord prêcher devant les brebis perdues de la maison d'Israël. Il était nécessaire que la prédication s'accomplît là où elle devait s'accomplir en premier lieu, afin que «le pain de la parole fût distribué aux enfants de la maison avant les animaux immondes.» Voilà pourquoi le Seigneur ordonne à ses Apôtres de fuir pour un temps, non pas pour leur apprendre à se dérober à la persécution en elle-même (car il leur prédit qu'ils souffriraient des persécutions, et il leur enseignait à les supporter), mais clans le but de propager la doctrine, de peur que s'ils eussent été mis à mort sur-le-champ, l'Evangile ne fut étouffé à son berceau. D'ailleurs, s'ils avaient à fuir dans une autre ville, ce n'était point en secret, mais pour annoncer partout la parole, et conséquemment s'exposer à de nouvelles persécutions, jusqu'à ce qu'ils eussent rempli la contrée de leurs prédications. «Vous n'achèverez pas, leur dit-il, de parcourir toutes les villes de la Judée.» Tant il est vrai que le précepte de fuir était renfermé dans les limites de la Judée. Pour nous, notre prédication n'est point enfermée dans la Judée, «depuis que l'Esprit saint a répandu ses effusions sur toute chair.» Aussi Paul et les Apôtres, se rappelant les ordres de leur maître, font-ils cette déclaration devant Israël, qu'ils avaient déjà rempli de leur doctrine: «C'était à vous qu'il fallait annoncer premièrement la parole de Dieu; mais puisque vous la rejetez et que vous vous jugez vous-mêmes indignes de la vie éternelle, voilà que nous allons vers les Gentils.» Ils tournèrent en effet leurs pas ailleurs, comme l'avaient institué leurs prédécesseurs; ils marchèrent dans la voie des nations, et ils entrèrent dans les cités des Samaritains, «afin que leur voix retentît par toute la terre, et que leur parole fût portée jusqu'aux extrémités du monde.» Si la barrière des nations est tombée, si l'interdiction des villes de Samarie a cessé, pourquoi le précepte de la fuite, qui avait la même origine, n'aurait-il pas cessé aussi? Enfin du jour où Israël fut rassasié et où les Apôtres passèrent chez les nations, ils ne fuirent plus de ville en ville, et n'hésitèrent plus à souffrir. Paul lui-même, qui avait consenti à s'échapper de sa prison en se faisant descendre le long de la muraille, parce qu'alors la fuite était obligatoire, sur la fin de son apostolat et lorsque le précepte n'existait plus, ne se rendit point aux supplications de ses disciples, qui le conjuraient avec larmes de ne point se rendre à Jérusalem, où Agabus avait prédit qu'il souffrirait le martyre. Loin de là: «Pourquoi, leur dit-il, contristez-vous mon cœur par vos gémissements? J'ai souvent désiré, non pas seulement d'être enchaîné, mais immolé à Jérusalem, pour le nom de Jésus-Christ mon Seigneur.» Alors tous les disciples lui répondirent: Que la volonté du Seigneur soit faite!» Quelle était la volonté du Seigneur? Que désormais on ne se dérobât plus à la persécution. Cependant ceux qui auraient mieux aimé que Paul évitât la persécution, auraient pu alléguer le premier commandement du Seigneur qui prescrivait, la fuite. Conséquemment, le précepte de fuir, temporaire sous les Apôtres, ainsi que plusieurs autres de même nature, ne peut subsister pour nous, puisqu'il avait déjà cessé parmi nos docteurs, quoiqu'il n'eût pas été donné véritablement pour eux. Ou bien, si le Seigneur a voulu qu'il demeurât toujours en vigueur, les Apôtres ont failli, puis-qu'ils n'ont pas continué de fuir jusqu'à la fin. [7] VII. Examinons maintenant si les autres préceptes du Seigneur s'accordent avec cette injonction de fuite perpétuelle. D'abord, si la persécution vient de Dieu, comment admettre que celui qui nous l'amène nous ordonne de la fuir? S'il voulait que le Chrétien l'évitât, il ferait mieux de ne pas l'envoyer, afin que sa volonté ne parût pas se contredire par une autre volonté. Ou il veut que nous souffrions l'épreuve, ou il veut que nous la fuyions. Si nous la fuyons, comment la souffrir? Si nous la souffrons, comment la fuir? Quelle choquante contradiction dans celui qui nous ordonne de fuir, et nous invite à la souffrance, qui est le contraire de la fuite? «Quiconque m'avouera devant les hommes, moi aussi je l'avouerai devant mon Père.» Comment l'avouer en le fuyant? comment fuir en l'avouant? «. Celui qui me renonce devant les hommes, moi aussi je le renoncerai devant mon Père.» Si je me dérobe au martyre, c'est que je rougis d'avouer mon maître. «Heureux, dit-il ailleurs, ceux qui auront souffert la persécution à cause de moi!» Malheureux, par conséquent, ceux qui en fuyant n'auront point obéi au précepte! «Celui qui persévérera jusqu'à la fin sera sauvé.» Comment peux-tu m'ordonner à la fois de fuir et de persévérer jusqu'à la fin? Une pareille contradiction répugne à la sagesse divine. Donc, encore un coup, le précepte de la fuite avait alors son but, comme nous l'avons démontré. ----- Mais Dieu, nous dit-on, prenant en pitié la faiblesse de quelques-uns, en vertu de sa compassion néanmoins, a ouvert la fuite comme un port de salut. ---- Dieu, sans doute, n'était pas capable de protéger pendant la persécution ceux dont il connaissait la faiblesse, sans le secours d'une fuite si honteuse, indigne manœuvre des esclaves. Non, le Seigneur, au lieu d'encourager les faibles, les répudie toujours, en leur apprenant avant tout qu'il ne faut pas fuir les persécuteurs, ou plutôt qu'il ne faut pas les redouter. «Ne craignez point ceux qui tuent le corps et ne peuvent tuer l'âme; mais plutôt craignez celui qui peut précipiter l'âme et le corps dans l'enfer.» Ensuite que dit-il à la pusillanimité? «Celui qui estime sa vie plus que moi n'est pas digne de moi. Celui qui ne porte pas sa croix et ne me suit pas, ne peut être mon disciple.» Enfin, dans l'Apocalypse, il est si loin de permettre la fuite à la faiblesse, qu'il «lui réserve une place dans l'étang de soufre et de feu, qui est la seconde mort.» [8] VIII. Le Christ lui-même a fui plus d'une fois la violence, mais par la même raison qu'il prescrivit aux Apôtres de fuir, jusqu'à ce qu'il eût rempli sa mission. Ce grand œuvre une fois achevé, non-seulement il demeura ferme; non-seulement il ne demanda point à son Père le secours de ses anges et de ses légions, mais il blâma Pierre d'avoir tiré le glaive. Sans doute il avoua «que son âme était triste jusqu'à la mort» et «que sa chair était faible,» pour apprendre d'abord par la tristesse de son âme et la faiblesse de sa chair, qu'il réunissait dans sa personne les deux substances humaines, afin que l'on, ne supposât pas, comme l'ont fait quelques-uns de notre temps, que sa chair ou que son âme était différente de la nôtre; ensuite pour nous montrer, après avoir déclaré la nature de ces substances, que sans l'Esprit elles sont impuissantes par elles-mêmes. Voilà pourquoi il ajoute: "L'Esprit est prompt," afin qu'au souvenir de ces deux substances, tu reconnaisses que tu portes en toi-même la force de l'esprit aussi bien que l'infirmité de la chair, et que tu saches par là en vertu de quel principe tu dois agir, et qui doit commander, c'est-à-dire le plus fort au plus faible, au lieu de prétexter, comme tu le fais dans ce moment, l'infirmité de la chair, en dissimulant à dessein la force de l'esprit. Le Christ lui-même demanda à son Père «d'éloigner de lui, si cela était possible, le calice de sa passion.» Eh bien! demande-le toi aussi, mais en demeurant comme lui, mais en te bornant à demander, mais en ajoutant avec lui: «Que votre volonté soit faite, et non la mienne!» Or, si tu fuis, comment le demanderas-tu, puisque tu prends sur toi d'éloigner le calice d'amertume, faisant ta propre volonté, mais non celle de ton Père? [9] IX. Les Apôtres ont tout enseigné, tout évangélisé, conformément à la doctrine de Dieu. Où trouves-tu qu'ils aient rétabli le précepte de fuir de ville en ville? Assurément ils ne pouvaient imposer l'obligation de fuir, si contraire à leurs propres exemples, eux qui, du fond des cachots et des îles où les avait relégués la persécution, non pas pour avoir fui, mais pour avoir confessé le Seigneur, écrivaient aux Eglises. Paul ordonne de soutenir les faibles; bien entendu qu'ils ne fuyaient pas; comment aurait-on pu soutenir des absents? S'il dit qu'il faut soutenir par la patience ceux qui ont failli par la faiblesse de leur foi, consoler les pusillanimes, ce n'est pas les engager à fuir. Quand il nous recommande «de ne pas donner entrée au démon,» il ne nous donne pas le conseil de fuir, mais il nous apprend à modérer la colère. S'il dit «qu'il faut racheter le temps parce que les jours sont mauvais,» c'est par la sagesse de notre vie et non par la fuite qu'il veut que nous mettions le temps à profit. D'ailleurs, «celui qui nous ordonne de briller comme des enfants de lumière,» ne nous ordonne pas de nous cacher comme des enfants de ténèbres. «Il nous prescrit de rester inébranlables;» est-ce pour fuir? «de ceindre nos reins;» est-ce pour tourner le dos à l'Evangile, ou pour aller à sa rencontre? Il nous parle aussi d'armes qui ne seraient pas nécessaires à des fugitifs, et parmi elles d'un «bouclier pour repousser les traits du démon,» en lui résistant, sans aucun doute, et en soutenant tous ses assauts. Jean nous ordonne «de livrer notre vie pour nos frères;» à plus forte raison pour le Seigneur: ce sacrifice ne peut s'accomplir en fuyant. Enfin, se souvenant de son Apocalypse, dans laquelle il avait entendu la sentence prononcée contre les pusillanimes, il nous avertit dans le même sens que la crainte sera réprouvée. «La crainte, dit-il, n'est pas où est l'amour. Mais l'amour parfait chasse la crainte; car la crainte aura pour supplice l'étang de feu. Celui qui craint n'est point parfait dans l'amour,» c'est-à-dire dans l'amour de Dieu. Or, qui fuira, sinon celui qui craint? Qui craindra, sinon celui qui n'a point aimé? Mais si vous interrogez l'Esprit, quel langage est plus agréable à l'esprit que celui-là? En effet, ce n'est pas à la fuite, mais au martyre, ou peu s'en faut, qu'il nous exhorte, si nous voulons être admis au nombre des siens. «Il est bon, dit-il, que vous soyez exposés aux regards des hommes. Celui qui n'est pas exposé aux regards des hommes, est exposé aux regards de Dieu. Ne rougissez pas lorsque la justice humaine vous traduit devant elle. Et de quoi rougiriez-vous? vous recueillez la louange. L'empire de Dieu s'établit, pendant que les hommes vous regardent.» De même ailleurs: «Ne demandez pas à mourir dans vos lits, dans des fièvres aiguës ou des maladies de langueur,» mais, plutôt «dans les tortures du martyre, afin de glorifier celui qui a souffert pour vous.» [10] X. Mais, oubliant toutes les exhortations divines, quelques-uns aiment mieux s'appliquer ce ver grec d'une sagesse toute mondaine: "Le soldat qui fuyait peut revenir combattre", pour s'enfuir encore apparemment. Et quand sera-t-il vainqueur celui qui est vaincu en fuyant? Quel excellent soldat il fournit au Christ son chef, celui qui, armé de toutes pièces par l'Apôtre, pour le jour de la persécution, abandonne son poste aussitôt qu'il entend sonner la trompette de la persécution! A la sagesse du siècle je répondrai par la sagesse du siècle: "Mourir est-il donc si terrible"? Vainqueur ou vaincu, il faudra mourir. Si vous reniez votre foi au milieu des tourments, vous avez du moins lutté contre les supplices. J'aime mieux avoir à vous plaindre, qu'à rougir de vous. Un soldat perdu sur le champ de bataille est plus beau qu'un soldat sauvé par la fuite. Tu trembles devant un homme, ô Chrétien! toi que les anges doivent craindre, puisque «tu jugeras les anges;» toi que les démons doivent craindre, puisque tu as reçu puissance sur les démons; toi que l'univers tout entier doit craindre, puisque c'est en toi que le monde est jugé. Tu as revêtu le Christ, le jour où tu as été baptisé dans le Christ. En fuyant devant le démon, tu déshonores le Christ qui est en toi: tu te rends au démon comme un transfuge. Mais en fuyant le Seigneur, tu prouves à tous les fugitifs, l'inutilité de leur dessein. Il avait fui aussi le Seigneur ce courageux prophète qui était passé de Joppé à Tarse, comme pour mettre entre Dieu et lui l'immensité des mers; mais je le retrouve, je ne dirai pas dans les flots; ni sur la terre, mais dans les flancs d'un animal, où il resta trois jours sans pouvoir mourir, ni par là même échapper à Dieu. Qu'il est bien meilleur serviteur de Dieu celui qui, soit que l'ennemi de Dieu menace, ne prend pas la fuite devant lui, mais le méprise en se confiant dans la protection de Dieu; soit qu'il redoute le Seigneur, n'en est que plus résolu à demeurer sous ses yeux, en se disant à lui-même: «Le Seigneur existe, il est puissant: tout l'univers est à lui; en quelque lieu que je sois, n'importe, je suis sous sa main: que sa volonté s'accomplisse, je ne me retire point; s'il veut que je périsse, qu'il me perde lui-même, pourvu que je me sauve pour lui! J'aime mieux rejeter sur lui l'odieux de ma mort, en périssant par sa volonté, qu'exciter sa colère, en m'échappant par la mienne.» [11] XI. Ainsi doit penser, ainsi doit agir tout serviteur de Dieu, même dans les degrés inférieurs, afin de pouvoir s'élever à un degré supérieur, en montant plus haut par son intrépidité à souffrir la persécution. Mais quand les chefs, je veux dire quand les diacres, les prêtres et les évêques eux-mêmes prennent la fuite, comment un laïque pourra-t-il comprendre dans quel sens il a été dit: «Fuyez de ville en ville?» Si les chefs se retirent, quel est le simple soldat qui voudra les écouter lorsqu'ils conseilleront de ne pas lâcher pied sur le champ de bataille? Certes, «le bon pasteur donne sa vie pour ses brebis,» semblable à Moïse qui, avant que le Christ, dont il était la figure, se fût encore manifesté, s'écrie: «Si vous détruisez ce peuple, faites-moi périr avec lui.» Au reste, puisque le Christ sanctionne ses propres symboles, en disant: «Le mauvais pasteur est celui qui prend la fuite à l'aspect du loup, et le laisse piller le troupeau,» un pasteur de cette nature sera chassé de la métairie, son salaire lui sera retenu en compensation du dommage; que dis-je? son pécule particulier lui sera enlevé pour réparer les torts que sa négligence a occasionnés à son maître. «En effet, à celui qui possède, il sera donné; à celui qui n'a pas, même ce qu'il semble avoir lui sera enlevé.» Zacharie adresse des menaces semblables: «O glaive, éveille-toi! va frapper le pasteur et disperse les brebis! En ce jour, j'étendrai ma main sur les pasteurs.» Ezéchiel et Jérémie poursuivent aussi de leur indignation ces mauvais pasteurs qui, non contents de se repaître méchamment de la chair du troupeau, le dispersent et l'abandonnent sans guide à toutes les bêtes féroces de la plaine. Reproche qui n'est jamais plus vrai que quand le clerc abandonne l'Eglise pendant la persécution! Quiconque reconnaîtra l'Esprit, comprendra qu'il s'adresse aux pasteurs fugitifs. Or, s'il n'est pas convenable, que dis-je? s'il n'est pas permis à ceux qui gardent le troupeau, de prendre la fuite à l'approche du loup (car l'Esprit a déclaré mauvais et par conséquent a condamné un pareil pasteur; or, tout ce qu'il condamne est illicite), il suit de là que les préposés de l'Eglise ne doivent pas fuir pendant la persécution. D'ailleurs, si le troupeau avait le droit de se disperser, il ne serait pas raisonnable d'exiger que le chef du troupeau demeurât, puisqu'il demeurerait inutilement pour défendre un troupeau qui n'aurait pas besoin de défense, par la per qu'il a eue de fuir. [12] XII. Quant à ce qui concerne ta demande, mon frère bien-aimé, tu as notre réponse et notre exhortation. Mais quiconque examine s'il faut fuir la persécution, doit nécessairement résoudre la question qui en dérive: S'il n'est pas permis de fuir la persécution, peut-on du moins s'en racheter à prix d'argent? Je répondrai moi-même à cette difficulté, en commençant par établir qu'il ne faut pas plus se racheter de la persécution que fuir devant elle. Il n'y a ici de différence que l'argent. Si la fuite est une sorte de rachat gratuit, le rachat à prix d'argent est une sorte de fuite. Assurément c'est la pusillanimité qui inspire ce subterfuge. Tu te rachètes de ce que tu redoutes, donc tu fuis. Ton pied est resté immobile; mais tu cours dans la personne de ton or. En deux mots, par là même que tu es resté à prix d'argent, ta fuite est réelle. Mais racheter à prix d'argent ton corps et ton âme que le Seigneur a rachetés au prix de son sang, quelle lâcheté indigne de Dieu! Quelle contradiction avec les plans de celui qui «pour toi n'a pas épargné son propre Fils, afin qu'il devînt anathème pour nous, parce qu'il avait dit d'avance: Maudit celui qui est suspendu au bois; de celui qui fut conduit à la mort comme une victime; qui n'ouvrit pas plus la bouche qu'une brebis sous la main qui la tond; qui abandonna ses épaules à la flagellation, et ses joues aux soufflets; qui ne détourna point son visage de l'ignominie des crachats; qui fut confondu avec les plus vils criminels, et enfin livré à la mort et à la mort de la croix!» Tout cela pour nous racheter de nos péchés! Le soleil a été éclipsé par l'éclat de notre rédemption: notre émancipation a vaincu l'enfer lui-même, et notre affranchissement nous a ouvert les cieux. «Les portes éternelles se sont levées pour laisser entrer le Roi de gloire, le Seigneur des vertus,» qui venait de racheter l'homme du monde et de l'enfer pour le replacer dans les cieux. Quel est donc le rebelle qui lutte contre lui, que dis-je? qui l'insulte et souille misérablement ce qu'il acheta si cher, c'est-à-dire avec le sang le plus précieux? Fuis, fuis, plutôt que d'avoir de toi des sentiments si bas que de payer à vil prix l'homme qui a coûté si cher au Seigneur! Le Christ l'a racheté des anges qui habitent ce monde, des puissances spirituelles du mal, des ténèbres du siècle présent, du jugement éternel, de la mort sans fin. Et toi, tu voudrais traiter pour lui avec un délateur, avec un soldat, avec quelque juge prévaricateur, entre la tunique et le sein, comme dit le proverbe, rachetant ainsi dans l'ombre celui que le Christ a racheté, que dis-je? qu'il a affranchi à la face du monde! L'estimeras-tu donc libre, et croiras-tu le posséder, à moins d'une rançon semblable à celle du Seigneur, comme nous l'avons dit, à savoir la rançon du sang? Pourquoi, en rachetant un Chrétien dans lequel réside le Christ, acheter le Christ à un homme? Ainsi essaya de le faire Simon, lorsqu'il offrit de l'argent aux Apôtres pour qu'ils lui vendissent l'Esprit du Christ. Voilà pourquoi celui qui, en se rachetant, achète l'Esprit du Christ, entendra aussi ces paroles: «Périsse avec toi ton argent! car lu as cru que le don de Dieu peut s'acquérir avec de l'argent.» Vraiment, qui pourrait mépriser un pareil apostat? En effet, que lui dit le concussionnaire? Donne-moi de l'argent! Pour ne pas te dénoncer, à coup sûr, car il ne te vend que ce que lu lui demandes pour ton argent: en le payant tu ne veux donc pas être livré à la justice; en refusant d'être livré à la justice, tu refuses d'être mis en évidence. Donc, lorsque ne voulant pas être livré, tu ne veux pas être mis en évidence, tu as consommé l'apostasie par ce refus, puisque tu ne veux pas paraître ce que tu es. ---- Vous vous trompez, dis-tu! En ne voulant point paraître ce que je suis, j'ai déclaré que j'étais ce que je ne voulais pas paraître, c'est-à-dire Chrétien. ---- Je te conseille à ce prix de revendiquer les palmes du martyre, puisque tu crois avoir généreusement confessé le Christ. Mais non, en te rachetant, tu ne l'as pas confessé. Ou bien tu lui as rendu témoignage peut-être devant un seul homme; mais en refusant de le confesser devant un grand nombre, tu l'as renié. Je ne veux d'autre preuve de ton apostasie que la vie qui t'est conservée. Celui-là est donc un parjure, qui a mieux aimé se dérober au péril: car le refus du martyre est une secrète apostasie... Eh quoi! un Chrétien se sauve à prix d'argent! Il a des trésors pour se dispenser de souffrir! Il est riche contre Dieu! Mais le Christ fut riche de son sang pour lui. «Heureux donc les pauvres, dit-il, parce que le royaume du ciel est à ceux qui ne peuvent payer qu'avec leur vie.» Si nous ne pouvons servir à la fois Dieu et Mammon, pouvons-nous être rachetés à la fois par Dieu et par Mammon? Or, qui servira mieux Mammon que l'homme racheté par Mammon? Enfin, par quel exemple justifieras-tu ce rachat de la dénonciation? Quand vois-tu les Apôtres, poursuivis par tant de persécutions, s'en délivrer à prix d'argent? L'argent néanmoins ne leur manquait pas: on déposait à leurs pieds le prix de ses terres; des Chrétiens opulents, hommes ou femmes, mettaient entre leurs mains des trésors, ou les aidaient dans leurs nécessités? A quelle époque Onésiphore, Aquila ou Etienne, leur offrirent-ils jamais une pareille ressource dans les temps de persécution? Lorsque Félix espérait que les disciples de Paul lui donneraient de l'argent pour leur maître, lorsque ce gouverneur en avait même glissé quelques mots à l'Apôtre, Paul ne donna pas une obole pour soi-même, pas plus que ses disciples pour lui; ces mêmes disciples qui, le conjurant avec larmes de ne point se rendre à Jérusalem et de se dérober aux supplices qui lui étaient annoncés, finissent par lui dire: «Que la volonté de Dieu soit faite!» Quelle était cette volonté? qu'il souffrît pour le nom du Seigneur, et non qu'il se rachetât. Car il faut «qu'à l'exemple du Christ, qui a donné sa vie pour nous, nous donnions la nôtre pour lui, non seulement pour lui, mais pour nos frères à cause de lui.» Par cet enseignement, Jean ne nous dit pas: Tu paieras pour tes frères, mais: Tu mourras pour eux. Que t'importe pourquoi tu ne dois ni acheter ni racheter un Chrétien? Telle est la volonté de Dieu. Regarde la disposition des royaumes et des empires, établie par Dieu, «dans les mains duquel sont les cœurs des rois!» Que de ressources pour alimenter tous les jours le trésors public, des cens, des impôts, des cotisations, des douanes! Jamais ils n'ont songé à exiger des Chrétiens une rançon ni à imposer leur foi, quoique l'on pût lever des sommes immenses sur une si grande multitude, qui n'est un secret pour personne. «Rachetés au prix du sang,» enrichis au prix du sang, nous ne devons aucune contribution pour notre tête, parce que «notre tête c'est le Christ.» Il ne convient pas que le Christ soit acheté à prix d'argent. Comment les martyres pourraient-ils se consommer pour rendre gloire à Dieu, si nous pouvions acheter avec un peu d'or l'autorisation d'être Chrétiens? Marchander sa foi, c'est donc se révolter contre la volonté de Dieu. Puisque César n'a jamais frappé et n'a jamais pu frapper d'un impôt le titre de Chrétien, à l'approche de l'ante-christ, qui a soif de notre sang et non pas de nos trésors, comment vient-on alléguer qu'il y a un commandement ainsi conçu: «Rendez à César ce qui est à César?» C'est un satellite, un délateur, un ennemi particulier qui veut m'arracher de l'argent, sans rien exiger pour César; il y a mieux, en désobéissant à César, puisqu'il renvoie à prix d'argent un Chrétien, coupable aux yeux de la loi humaine. Bien différent est le denier que je dois à César, le denier qui lui appartient, le denier dont il s'agissait alors, que lui devaient alors des tributaires, que ne lui doivent plus des hommes libres. Comment d'ailleurs «rendrai-je à Dieu ce qui appartient à Dieu,» c'est-à-dire l'homme chrétien, monnaie divine frappée à son image et marquée de son nom? Si je dois un tribut à César, ne dois-je pas aussi à mon Maître, qui est dans les cieux, le tribut de mon sang, en échange de celui que son Fils versa pour moi? Que si, d'une part, je dois à Dieu le sacrifice de l'homme, et jusqu'à la dernière goutte de mon sang; que si, de l'autre, l'heure est arrivée de payer à Dieu la dette qu'il réclame, n'est-ce pas frustrer Dieu lui-même que de décliner l'acquittement de ma dette? En vérité j'ai bien observé le précepte en «rendant à César ce qui est à César, mais en refusant à Dieu ce qui est à Dieu.» [13] XIII. Mais «je donnerai à quiconque me demande.» Oui, à titre d'aumône, mais non d'exaction. «A quiconque demande,» est-il dit. Or, extorquer n'est pas demander. Celui qui me menace, s'il ne reçoit rien, au lieu de me demander, m'arrache. Il n'attend pas une aumône, celui qui vient non pour se faire plaindre, mais pour se faire craindre. Je donnerai donc par charité, non par frayeur, à l'infortuné qui, après avoir reçu, rend gloire à Dieu et me bénit, non à l'orgueilleux qui croit m'avoir rendu service, et les yeux attachés sur sa proie s'écrie: C'est le rachat d'un crime! Je nourrirai «même mon ennemi.» Mais il y a des ennemis à d'autres titres. Paul n'a pas dit le traître, le concussionnaire, le persécuteur. «Que de charbons en effet j'amasse sur sa tête,» en refusant de pactiser avec lui! Je sais bien qu'il est écrit: «Si quelqu'un vous prend votre tunique, abandonnez-lui encore votre manteau.» Mais il est question du spoliateur qui convoite mon bien, et non du persécuteur qui s'attaque à ma foi. J'abandonnerai jusqu'à mon manteau à qui ne me menace pas d'une dénonciation. Me menace-t-il? Je lui reprendrai même la tunique que je lui ai abandonnée. Les commandements du Seigneur, au lieu de s'étendre à l'infini et à toutes choses, ont leurs motifs, leurs règles et leurs limites. Ainsi, celui qui a dit: «Donnez à qui vous demande,» refuse un signe à ceux qui lui en demandaient. Autrement, si tu crois qu'il faille donner indistinctement à tous ceux qui demandent, il faudra, ce me semble, que tu donnes au malade que travaille la fièvre, je ne dis pas seulement du vin, mais du poison, et à l'homme qui désire la mort, une épée. «Employez les richesses injustes de Mammon à vous faire des amis.» Le sens de ce précepte est déterminé par la parabole qui précède. Elle s'adressait au peuple Juif, qui, économe infidèle du bien que lui avait confié le Seigneur, des serviteurs de Mammon, c'est-à-dire de nous-mêmes, aurait dû se faire des amis plutôt que des ennemis, et partager avec nous l'administration des biens, afin de nous délivrer par là des péchés qui nous rendaient esclaves et débiteurs de Dieu. Alors Israël, ayant commencé de perdre la faveur de son maître, entrait, à l'ombre de notre foi, dans les tabernacles éternels. Mais attache à ce précepte et à cette parabole tout autre sens que tu voudras, pourvu que tu saches qu'il n'est pas vraisemblable que les concussionnaires dont nous nous serons fait,des amis à j'aide de Mammon «puissent nous recevoir alors dans les tabernacles éternels.» Toutefois, que ne persuade point la pusillanimité! Comme si l'Ecriture permettait de fuir et ordonnait de se racheter! Ce serait peu assurément qu'un ou deux Chrétiens renversés par elle. La voilà qui essaie de lever un tribut sur toute l'Eglise en masse. Faut-il en pleurer? faut-il en gémir? Les Chrétiens aujourd'hui sont inscrits, comme des objets de concussion, sur les registres des bénéficiaires et des espions, parmi les cabaretiers, les bouchers, les escrocs, les baigneurs, les joueurs et les maîtres d'impudicité. Est-ce donc pour que les évêques jouissent tranquillement de leur royauté, sous prétexte d'administrer, que les Apôtres ont fondé l'épiscopat? Voilà sans doute la paix que le Christ, en retournant vers son Père, ordonna d'acheter à des soldats par des présents dignes des saturnales. [14] XIV. Mais comment pourrons-nous nous rassembler? dis-tu; comment célébrer ensemble le jour du Seigneur? ---- Ainsi que le faisaient les Apôtres, qui demandaient leur sécurité à leur foi et non à l'argent. «Si la foi est capable de transporter les montagnes,» à plus forte raison d'éloigner un soldat. Fais-toi un rempart de ta sagesse et non de ton or. Car tu ne seras point à l'abri des fureurs du peuple, pour avoir corrompu quelques soldats mercenaires. Pour te protéger, tu n'as besoin que de la foi et de la sagesse. Sans elles, tu peux perdre le prix de ta rançon; avec elles, tu n'auras jamais à le regretter. Enfin, si tu ne peux réunir le troupeau le jour, tu as la nuit: la lumière du Christ en dissipera les ténèbres. Ne peux-tu pas rassembler tous les fidèles? Trois Chrétiens forment une Eglise. Il vaut mieux renoncer à voir quelque temps les frères, que de les vendre lâchement. Conserve au Christ son épouse immaculée. Personne ne doit trafiquer de sa pureté. Ce langage, mon frère, te paraîtra dur, intolérable, peut-être. Mais souviens-toi qu'il est écrit: «Que celui qui entend, entende,» c'est-à-dire, que celui qui ne comprend pas, se retire. Celui qui craint de souffrir ne peut être le disciple de celui qui a souffert. Mais celui qui ne craint pas de souffrir, sera parfait dans l'amour de ce même Dieu. «Car l'amour parfait chasse la crainte.» Voilà pourquoi il y en a beaucoup d'appelés, mais peu d'élus. On ne cherche pas «celui qui veut suivre la voie large, mais celui qui marche dans la voie étroite.» Voilà pourquoi encore il faut recevoir nécessairement le Paraclet, principe de toute vérité et de toute force. Quiconque l'a reçu ne songe ni à fuir la persécution, ni à s'en racheter à prix d'argent: il porte au dedans de soi-même celui qui nous soutiendra, «prêt à répondre pour nous,» comme aussi à nous fortifier dans les tourments.