Lecture de Tacite par Henry de Montherlant (1895-1972) - Extraits. [tiré de : Les Nouvelles littéraires, 1954] Livre I VIII. — Auguste, dans son testament, nomme ses héritiers, à défaut de ses petits-fils et arrière-petits-fils, « les grands de Rome, pour la plupart haïs de lui, mais dans le but de s'en faire gloire auprès de la postérité ». La vanité plus forte que la haine ? Ou bien Tacite se trompe-t-il ? Il y a aussi les testaments du mépris. XVI. — Il faut lire, à partir d'ici jusqu'à I-LI, ces admirables descriptions de révoltes de légions. C'est passionnant. «Drusus était debout, demandant de la main le silence. Les soldats, chaque fois qu'ils considéraient leur nombre, éclataient en menaces effrayantes. Puis, reportant les yeux sur César, ils s'alarmaient. Un murmure vague, une clameur affreuse, et soudain le calme. Selon ces mouvements contrastés, ils tremblaient, et faisaient trembler.» Que demandent au juste les légionnaires révoltés ? — En faire moins. — Etre payés davantage. Les révoltes de légions sont les grèves de l'empire romain. Tibère s'en tire par des défilades de style éternel : «Il parlerait au Sénat de leurs demandes.» XLIV. — Dans une situation renversée, les soldats arrêtent eux-mêmes les plus séditieux d'entre eux : «Les légions, l'épée nue, entouraient le tribunal. Chaque prisonnier y montait successivement ; un tribun le montrait aux soldats. S'ils le déclaraient coupable, on le précipitait en bas, où il était massacré.» Livre II. II. — Les Parthes. «Les vertus qu'ils ne connaissaient pas (chez un prince parthe romanisé) leur semblaient des vices nouveaux et le bien comme le mal, choquant leurs moeurs, excitaient leur haine.» LXXI. — Paroles prêtées à Germanicus mourant : «Le devoir des amis d'un mort n'est pas d'accompagner sa mémoire de mols gémissements. C'est de se souvenir de ce qu'il a voulu, d'exécuter ce qu'il a prescrit. » LXXVI. — Les légions, "ce profond attachement enraciné en elles pour les Césars " (penitus infixus Caesares amor). Le traducteur rend "amor" par respect ! LXXXVIII. — Chevalerie romaine. Le chef des Cattes promet la mort d'Arminius, si on lui fournit du poison. Tibère fait répondre que les Romains n'attaquent leurs ennemis que sur le champ de bataille. «Réponse digne de ces anciens Romains qui repoussèrent la pensée de faire empoisonner Pyrrhus, et lui en révélèrent le projet.» J'admire fort. Il ne faut pas cacher, cependant, que le réalisme a ses mérites. Tibère était moins délicat lorsqu'il faisait empoisonner son neveu Germanicus, et un fils de celui-ci. Mais c'étaient des compatriotes et de proches parents : il n'y avait pas à se gêner avec eux. Livre III. I. — Agrippine, qui «ne savait pas supporter». Je connais si bien cette race, très malheureuse, surtout lorsque — comme chez Agrippine — elle est portée avec cela à sévir. I. — Beauté de l'observation. Agrippine, après l'empoisonnement de son mari, Germanicus, débarque à Brindes. «Son cortège, épuisé par une longue affliction, montrait une désolation moins vive que les autres (ceux accourus de Brindes), de qui la douleur était récente.» XXIV. — «La Fortune, qui avait servi puissamment Auguste contre la République, sembla l'abandonner dans sa famille, où les 'dérèglements de sa fille et de sa petite-fille empoisonnèrent sa vieillesse.» Tous les ennuis que cause à Napoléon sa famille. XXV. — « Dans un temps où l'on souffrait autant de la loi qu'autrefois du crime.» Nous avons connu de ces temps, où c'est la loi qui est le crime. XXIX. — «Plus la République était corrompue, plus les lois se multipliaient.» XXXIII. — Cecina propose de défendre aux magistrats de mener leurs femmes dans leurs gouvernements. Lire au long ses raisons, entre autres «que les femmes, avec tout leur cortège, embarrassaient dans la paix par leur luxe, dans la guerre par leurs frayeurs, et semblaient transformer les légions romaines en une troupe de barbares." (Sa proposition est rejetée.) LXV. — "On rapporte que Tibère, toutes les fois qu'il sortait du Sénat, s'écriait en, grec : «O hommes, faits pour l'esclavage !». LXVI. — «Insensiblement ils passaient de la bassesse à la cruauté.» (Paullatim dehinc ab indecoris ad infesta transgrediebantur.) Livre XV. XVI. — Les soldats de Corbulon, rencontrant une armée romaine battue, «ne pouvaient retenir leurs larmes». «Il n'y avait en eux que de la pitié, surtout chez les subalternes » (minores). Chez les chefs il devait n'y avoir que du dédain. LV. — Conspiration de Pison contre Néron, Natalis et Scevinus «ne soutinrent pas l'aspect et la menace des tortures», et avouent. «Lucain dénonça Artilla, sa propre mère. Quinctianus et Sénécion dénoncèrent Gallus et Paillon, leurs meilleurs amis.» LVII. — La question est appliquée deux jours de suite à une femme («de qui la conduite avait été jusque-là assez méprisable»), qu'on ramène à la torture, le second jour, «portée sur une chaise, car ses membres disloqués ne lui permettaient pas de se soutenir». Elle ne dénonça personne et, «au milieu des plus cruelles douleurs, sut garder à des étrangers, et presque à des inconnus, une fidélité inébranlable, tandis que des citoyens, des hommes, des chevaliers et des sénateurs romains trahissaient à l'envi, avant la moindre épreuve, les plus chers objets de leur attachement ». Tacite évoque surtout les «atroces souffrances » dans lesquelles meurent les suicidés par ordre impérial. Mais je ne me souviens pas qu'il évoque nulle part la maladie ou seulement le "bobo", qui jouent un si grand rôle dans les affaires humaines. L'orgelet qui détraque votre discours, lequel devait faire tomber le ministère, et la crise de foie ou les quarante degrés de fièvre de votre femme, à l'heure où les plus graves affaires sont sur vos bras. Faut-il penser que la maladie et le "bobo" n'ont pas paru assez nobles à cet auteur (et pourtant, le réalisme romain...), mais les «atroces souffrances», oui ? A moins que, dans ce temps sans médecine sérieuse la mort n'ait fait de bonne heure une sélection naturelle, et que les survivants n'aient été que très rarement malades ? (Touchant les bobos, ou plutôt les infirmités qui pèsent sur les grandes affaires, se souvenir de Brutus, qui, à la bataille de Philippes — où il perdra tout, au point de s'en tuer — confond à certain moment ses troupes et celles de l'ennemi, par suite de sa vue basse (Plutarque). Mais, à propos, comment se dépêtraient les Anciens qui étaient myopes ou presbytes ?) LIX. — Pison se fait couper les veines. Son testament est plein d'adulations pour Néron (qu'il voulait tuer, et qui le tue) : il espère que par là quelque chose de ses biens sera conservé à sa veuve et à ses enfants. Ces adulations finales à celui qui vous tue, et pour une telle raison, sont fréquentes en ce temps. Là-dessus, on songe évidemment à un titre qui serait : «De la famille considérée comme un motif de bassesse.» L'homme de famille oscille entre deux dangers : inhumain s'il sacrifie sa famille à une «tâche supérieure», coupable s'il compromet cette tâche à cause de sa famille. Mais il faudrait songer aussi à l'écrivain qui, sur la fin de sa vie, adule telle puissance politique ou religieuse, ou seulement renonce à écrire le mal qu'il pense d'elle, par crainte que cette puissance, après sa mort, ne contribue à mettre son œuvre sous le boisseau. Si les oeuvres de l'artiste sont, comme on le dit, ses enfants, voici ces oeuvres devenues pour lui le même motif de bassesse que la famille de chair pour nos Romains. LXVII. — Niger, sous Néron, chargé du supplice de Subrius. «Niger fit creuser une fosse dans un champ tout près de là. Subrius, ne la trouvant ni assez large, ni assez profonde, dit en présence des soldats qui l'entouraient : «Cela même, ils ne savent pas le faire !» Le tribun, tremblant, s'y reprend à deux fois pour détacher la tête. Il s'en vante à Néron, disant qu'il a tué Subrius deux fois pour une. LXIX. — Le silence final des Romains que l'on tue. César, Pompée, se couvrent le visage d'un pan de leur manteau, se retranclient. «Je suis au-delà.» Vestinus, «on lui coupe les veines ; il est porté encore plein de vie au bain, plongé dans l'eau chaude, sans avoir proféré un mot de plainte sur son sort». Livre XVI. VII. — «Leur crime était, pour Cassius, des moeurs respectables, et, pour Silanus, une jeunesse réglée.» XVI. — Ces hommes honnêtes reçoivent l'ordre de se tuer, et se tuent. Ils y récoltent que l'historien, les pieds au chaud, parle de leur «résignation servile» (patientia servilis). Bien plus : «Qu'on me permette toutefois, et c'est la seule grâce que je demande à ceux qui me liront, de ne pas haïr des hommes qui se laissaient si lâchement égorger.» (Tam segniter pereuntes). Cela est le bouquet. La description de la manière dont ils se tuent, sans plaintes, et se charcutant interminablement, montre le sens tout relatif qu'il faut donner parfois au mot «lâcheté». Des lâches ? Alors, des lâches intrépides. Mais ces malheureux sont accusés encore, comme le pitoyable Britannicus est lui aussi accusé. En vérité, le «Vae victis» n'est pas une spécialité gauloise. XXVI. II y a bien des silences, et qui parfois se confondent. Le silence de la lâcheté (ou prudence) pure et simple, Le silence de Vestinus, «Je suis au-delà» : on a dit assez, et l'expérience est close. Le silence de Thraséas, pour qui tout est tellement perdu que rien ne vaut d'être dit. Le Maître de Santiago imagine un «Ordre du silence», dont il rêve d'être le grand maitre. Thraséas est de cet ordre-là. Qu'elle fût de prudence ou d'écoeurement, ou des deux, la retraite ne sauva pas Thraséas. Au contraire, ce fut elle le grief. D'abord Néron accuse, sans le nommer, ceux qui, «après avoir obtenu des consulats et des sacerdoces, s'occupent uniquement d'embellir des jardins». L'accusateur Marcellus lui reproche de ne plus faire même de censures de détail (Thraséas avait été censeur) pour s'en tenir à un silence qui est un blâme général. «A ses yeux, dit-il, les décrets du Sénat, les magistrats, Rome même n'existaient plus. Qu'il se déclare donc franchement pour un traître et un ennemi de la patrie.» Un sénatus-consulte le condamne à mort. On vient. Il présente les veines de ses deux bras. Thraséas le silencieux va enfin parler ; l'auteur, si je puis dire, ouvre des guillemets... Mais, à ce moment même, l'ouvrage incomplet s'arrête, et le silence de Thraséas continue pour l'éternité. Mais je pense que la déclaration finale, que le « message » final de Thraséas était encore de trop.