[3,0] Livre III. [3,1] I. - L'été suivant, au moment de la maturité des blés, les Péloponnésiens et leurs alliés firent une expédition en Attique. Arkhidamos, fils de Zeuxidamos, roi de Lacédémone, les commandait. Ils établirent leur camp et ravagèrent le pays. La cavalerie athénienne, à son habitude, ne manquait pas une occasion de les attaquer et empêchait la plupart des troupes légères de s'éloigner de leur camp et de dévaster les environs de la ville. Ils demeurèrent en Attique, tant que leur ravitaillement fut assuré ; ils se retirèrent ensuite et chacun rentra chez soi. [3,2] II. - Immédiatement après l'invasion péloponnésienne, l'île de Lesbos, à l'exception de la ville de Méthymne, fit défection aux Athéniens. Les Lesbiens dès avant la guerre auraient voulu exécuter ce dessein, mais comme les Lacédémoniens ne les avaient pas accueillis dans leur alliance, ils se virent contraints d'opérer cette défection plus tôt qu'ils n'auraient voulu. Ils désiraient n'entrer en jeu qu'après avoir obstrué leurs ports, élevé des fortifications, construit des vaisseaux et reçu du Pont-Euxin ce qu'ils avaient demandé, à savoir des approvisionnements et des archers. Mais des habitants de Ténédos, qui étaient leurs ennemis, des gens de Méthymne et même quelques particuliers de Mytilène, hommes du parti adverse et proxènes d'Athènes, firent savoir aux Athéniens que l'on forçait les Lesbiens à se concentrer dans Mytilène et que, d'accord avec les Lacédémoniens et les Béotiens, de même origine que les Lesbiens, on prenait toutes les mesures pour la défection ; si l'on ne les devançait pas, Athènes perdrait Lesbos. [3,3] III. - Les Athéniens souffraient de la peste et de la guerre, qui même à ses débuts était déjà dans toute sa force. C'était à leurs yeux une grosse entreprise que d'entrer en guerre avec Lesbos, qui possédait une flotte et dont les forces étaient intactes. D'abord ils ne voulurent pas prêter l'oreille à ces accusations, par la raison majeure qu'ils ne voulaient pas qu'elles fussent fondées. Mais une députation fut envoyée aux Mytiléniens ; elle n'obtint pas qu'ils cessassent de réunir dans leur ville les gens du dehors et missent fin à leurs préparatifs. Saisis de peur, les Athéniens voulurent prendre les devants : ils firent partir soudain quarante vaisseaux, qui se trouvaient prêts à appareiller pour une croisière autour du Péloponnèse. A leur tête se trouvait Kleippidès, fils de Deinias, avec deux autres stratèges. On lui avait fait savoir que les Mytiléniens, en corps de nation, se préparaient à célébrer en dehors de la ville une fête en l'honneur d'Apollon Maloeis ; en se hâtant on pouvait espérer les surprendre. Si la tentative réussissait, rien de mieux ; si elle échouait, on intimerait l'ordre aux Mytiléniens de livrer leur flotte et de raser leurs murailles ; en cas de refus ce serait la guerre. Les vaisseaux prirent la mer. Les Athéniens mirent l'embargo sur dix trières de Mytilène qui se trouvaient dans leurs ports, en vertu de l'alliance, comme navires auxiliaires et gardèrent à vue les équipages. Mais un homme passa d'Athènes en Eubée, gagna à pied Geraestos, où il eut la chance de trouver un bâtiment de commerce qui levait l'ancre ; favorisé par le vent il arriva le troisième jour à Mytilène et put avertir les Mytiléniens de l'expédition qui se préparait. Ils se gardèrent bien de se rendre au temple d'Apollon Maloeis ; ils mirent en état de défense les parties encore inachevées des murailles et des ports et y établirent des postes de surveillance. [3,4] IV. - Les Athéniens arrivèrent peu de temps après et virent les dispositions prises par la ville. Leurs stratèges firent part aux Mytiléniens des instructions dont ils étaient porteurs ; comme ceux-ci refusaient de s'y conformer, ils se préparèrent à la guerre. Les Mytiléniens, qui n'avaient pas terminé leurs préparatifs et qui tout soudain se voyaient contraints à combattre, firent avancer leurs vaisseaux à quelque distance du port, comme pour livrer bataille. Les Athéniens les prirent en chasse. Alors les Mytiléniens entrèrent en pourparlers avec les stratèges, voulant, s'il était possible, obtenir à des conditions avantageuses l'éloignement immédiat de la flotte athénienne. Les généraux y consentirent, car eux-mêmes craignaient de ne pouvoir lutter contre toutes les forces de Lesbos. Un armistice fut conclu. Les Mytiléniens envoyèrent à Athènes avec d'autres députés un des dénonciateurs, qui déjà regrettait son acte. Ils devaient obtenir le départ de la flotte, en protestant qu'ils ne méditaient pas un soulèvement. En même temps, comme ils attendaient peu de succès du côté des Athéniens, ils envoyèrent à Lacédémone une autre députation. La trière qui la portait échappa à la surveillance de la flotte athénienne qui mouillait au cap Maléa, au nord de la ville. Cette députation arriva à Lacédémone après une navigation pénible et se mit en devoir d'obtenir du secours. [3,5] V. - A Athènes en revanche les Mytiléniens n'étaient arrivés à aucun résultat. Aussi à Mytilène, dans toute l'île de Lesbos, à l'exception de Méthymne, se préparait-on à la guerre. Les habitants de Méthymne, ceux d’Imbros et de Lemnos et quelques autres alliés étaient déjà venus renforcer les Athéniens. Les Mytiléniens firent une sortie en masse contre le camp athénien ; sans avoir eu le dessous, ils n'osèrent pas bivouaquer ; ils ne se fièrent pas suffisamment à leurs forces et se retirèrent. Dès lors, ils se tinrent en repos, ne voulant se hasarder qu'après avoir reçu du Péloponnèse ou d'ailleurs des renforts et d'autres moyens d'action. Le Laconien Méléas et le Thébain Hermaeônda venaient d'arriver à Lesbos ; bien qu'envoyés avant la défection ils n'avaient pu devancer la flotte athénienne et étaient entrés secrètement dans le port sur une trière après le combat. Ils conseillèrent aux Mytiléniens de faire partir avec eux pour Lacédémone, sur une autre trière, une députation ; ce qui fut fait. [3,6] VI. - Les Athéniens, vivement encouragés par l'inaction des Mytiléniens, appelèrent à leur aide une partie de leurs alliés ; ceux-ci répondirent à leur appel avec d'autant plus d'empressement qu'ils ne voyaient aucune sécurité du côté des Lesbiens. Leur flotte bloqua la partie sud de la ville ; ils établirent au sud et au nord des deux ports deux camps fortifiés et firent le blocus. Mais si l'accès de la mer était interdit aux Mytiléniens, ceux-ci renforcés des autres Lesbiens, restèrent maîtres de la terre. Les Athéniens ne disposaient que d'un faible rayon autour des deux camps et avaient à Maléa la base navale de leurs navires et un marché. Voilà comment se déroulaient les opérations autour de Mytilène. [3,7] VII. - Environ la même époque de cet été, les Athéniens envoyèrent encore trente vaisseaux dans le Péloponnèse, sous le commandement d'Asôpios, fils de Phormiôn. C'étaient les Akarnaniens qui avaient demandé qu'on leur donnât un fils ou un parent de Phormiôn. La flotte longea la côte et ravagea quelques places maritimes de la Laconie. Asôpios renvoya ensuite à Athènes la majeure partie de ses vaisseaux. Il en garda douze avec lesquels il gagna Naupakte. Un peu plus tard il fit lever en masse les Akarnaniens et marcha contre les Oeniades ; lui-même remonta l'Akhélôos, tandis que ses troupes de terre ravageaient le pays. Néanmoins ne parvenant pas à prendre la ville, il licencia son infanterie et mit le cap sur Leukas. Il fit une descente à Nérikos ; mais lors de son retour il périt avec une partie de ses troupes, sous les coups des gens du pays renforcés de quelques soldats de la garnison. La flotte se retira à quelque distance de l'île et les Athéniens obtinrent des Leukadiens une trêve pour enlever leurs morts. [3,8] VIII. - Les députés de Mytilène, qui s'étaient embarqués sur le premier vaisseau, se rendirent à Olympie sur le conseil des Lacédémoniens pour que le reste des alliés pût les entendre et prendre les décisions convenables. C'était l'Olympiade où Dôrieus le Rhodien fut vainqueur pour la seconde fois. Après la fête ils obtinrent audience ; voici le discours qu'ils prononcèrent : [3,9] IX. - "Lacédémoniens et alliés, l'usage commun des Grecs nous le connaissons. Quand on accueille un peuple, qui en pleine guerre fait défection et abandonne ses premiers alliés, on éprouve de la satisfaction, dans la mesure où il vous vient en aide ; mais comme on estime qu'il a trahi ses alliés d'autrefois, on le juge fort mal. Cette manière de voir serait fondée, si les transfuges et ceux qu'ils abandonnent se trouvaient les uns envers les autres animés des mêmes pensées et de la même bienveillance et possesseurs de forces et de moyens égaux, bref si leur défection n'avait aucun prétexte avouable. Mais ce n'était pas notre cas envers les Athéniens. Personne ne peut être en droit de nous mal juger, si après avoir été bien traités par eux en temps de paix, nous les abandonnons au moment du danger. [3,10] X. - "Nous parlerons d'abord du bien-fondé de notre défection et de notre honnêteté, avec d'autant plus de raison que nous sollicitons votre alliance. Car nous savons qu'il n'existe entre les individus aucune amitié solide, ni aucune union durable entre des villes, si l'on ne fait pas preuve, les uns à l'égard des autres, d'une honnêteté éprouvée et si, par ailleurs, il n'y a pas identité de moeurs. Du désaccord dans la pensée naissent les divergences dans l'action. Notre alliance avec les Athéniens a commencé, quand vous vous êtes retirés de la guerre contre les Mèdes, alors que les Athéniens la menaient jusqu'au bout. Mais si nous sommes devenus leurs alliés, ce n'était pas pour contribuer à leur asservir les Grecs, mais bien pour délivrer les Grecs des Mèdes. Tant que dans leur commandement ils nous ont traités sur un pied d'égalité, nous avons été pleins d'empressement pour les suivre. Quand nous avons constaté qu'ils se relâchaient de leur haine contre le Mède et qu'ils s'empressaient d'asservir leurs alliés, notre crante fut grande. Mais les alliés se trouvèrent dans l'impossibilité de s'unir pour se défendre, en raison de la grande extension du droit de suffrage, aussi furent-ils asservis à l'exception de nous-mêmes et des habitants de Khios. Désormais nous ne fûmes plus indépendants et libres que de nom, quand nous participâmes à leurs expéditions. Instruits par les exemples antérieurs, nous perdîmes confiance dans cette hégémonie des Athéniens. Car il ne fallait pas s'attendre qu'après avoir réduit à leur domination ceux qui étaient leurs alliés comme nous, ils n'en fissent pas autant à notre endroit, si l'occasion leur en état offerte. [3,11] XI. - "Si nous étions encore tous indépendants, nous serions plus assurés qu'ils ne tenteront rien contre nous ; mais, comme ils avaient assujetti la plupart des alliés et que nous étions les seuls à nous maintenir sur un pied d'égalité avec eux, cette situation ne pouvait manquer de leur être pénible : le reste leur avait cédé, et seuls nous traitions encore de pair avec eux. De plus leur puissance augmentait en même temps que notre isolement. Or la crainte réciproque est la seule garantie d'une alliance fidèle. Car celui qui est tenté de se soustraire aux conditions d'une alliance ne résiste à cette tentation que par la crainte de n'être pas le plus fort, s'il attaque. Ils nous ont lassé notre liberté, c'est entendu ; mais la seule raison en est qu'ils ont cru pouvoir se saisir de la domination en usant d'arguments spécieux et en employant la prudence plutôt que la force. De plus ils invoquaient en leur faveur notre conduite ; des alliés comme nous qui étions leurs égaux n'eussent pas participé, malgré eux, à des expéditions contre des peuples qui n'auraient pas été coupables. En même temps nous étions les plus forts et c'est nous qu'ils entraînaient contre les alliés les plus faibles. Ils nous réservaient pour la fin avec l'idée que, quand tout leur serait soumis, nous nous trouverons affaiblis. S'ils avaient commencé par nous, comme tous auraient encore disposé de leurs forces et de leurs moyens, ils n'auraient pas si bien triomphé. Ajoutez que notre flotte n'était pas sans leur inspirer quelque crainte elle pouvait s'unir à la vôtre ou à une autre et les mettre en danger. Enfin, ce n'est que par les attentions prodiguées par leur gouvernement et par leurs chefs sans cesse renouvelés, que nous avons pu rester nos maîtres. Cependant, à voir ce qui arrive aux autres, il ne semble pas que cette situation eût pu durer longtemps, si cette guerre n'eût pas éclaté. [3,12] XII. - "Etaient-ce là une amitié sûre et une liberté solide ? Nos relations n'avaient rien de sincère. Pendant la guerre, ils nous craignaient et nous accablaient de prévenances. Pendant la paix nous les payions de la même monnaie. Tandis que chez les autres c'est l'affection qui est surtout le garant de la sûreté, chez nous c'était la peur ; la crainte plus que l'amitié nous retenait dans leur alliance. Ceux qui les premiers seraient enhardis par la sécurité devaient être les premiers à rompre cette alliance. Aussi qu'on ne nous fasse pas un crime de notre conduite, si nous avons fait défection, sans attendre qu'ils aient manifesté par des faits leurs mauvais desseins à notre égard ; c'est mal juger de la situation. Car si nous avions pu comme eux préparer ou différer l'attaque, pourquoi aurions-nous dû, étant leurs égaux, leur rester soumis ? Puisqu'ils étaient à tout moment maîtres de nous assaillir, pourquoi ne l'eussions-nous pas été de nous défendre ? [3,13] XIII. - "Voilà, Lacédémoniens et alliés, les raisons et les causes de notre défection ; elles vous font voir nettement que nous avons eu raison d'agir comme nous l'avons fait, qu'il y avait de quoi nous effrayer et nous inciter à garantir notre sûreté. Notre dessein état arrêté depuis longtemps en pleine paix, nous vous avions envoyé des députés pour traiter de notre défection, c'est votre refus qui nous a retenus. Aujourd'hui sollicités par les Béotiens, nous nous sommes montrés aussitôt prêts à les entendre. Nous avons cru devoir faire une double défection, d'abord nous séparant des Grecs, non pour aider les Athéniens à les asservir, mais pour leur conquérir la liberté, puis des Athéniens, afin de les prévenir pour ne pas périr un jour sous leurs coups. Néanmoins notre défection s'est produite plus tôt que nous ne voulions et avant que nous fussions prêts. Aussi est-ce une raison de plus pour que vous nous accueilliez et nous envoyiez promptement du secours. Ainsi l'on verra que vous protégez ceux qui le méritent et qu'en même temps vous êtes capables de nuire à vos ennemis. L'occasion est plus favorable que jamais. Les Athéniens sont à toute extrémité par suite de la peste et des dépenses de la guerre ; une partie de leurs vaisseaux est employée contre votre pays, l'autre nous menace. Il est probable qu'il leur en restera peu de disponibles, si au cours de l'été vous déclenchez contre eux une nouvelle attaque par mer et par terre. Dans ce cas, ou ils ne pourront repousser votre invasion, ou ils devront quitter notre pays et le vôtre. Et que nul d'entre vous ne s'imagine qu'il exposera sa personne pour la défense d'un pays étranger. Tel qui croit Lesbos éloignée en recevra un proche secours. Car la décision de la guerre ne s'obtiendra pas en Attique, comme on le pense, mais dans les pays qui fournissent aux Athéniens leurs ressources. Les revenus d'Athènes, ce sont ses alliés qui les lui procurent ; ils s'accroîtront encore, si les Athéniens nous assujettissent. Dès lors, aucun allié n'osera plus essayer une sécession notre fortune ira accroître la fortune d'Athènes et nous serons exposés à un traitement plus redoutable que ses plus anciens sujets. Au contraire si vous accourez promptement à notre aide, vous vous trouverez renforcés de ce qui vous manque le plus, d'une marine puissante, et vous viendrez plus facilement à bout des Athéniens, en détachant d'eux leurs alliés, car tous alors se rangeront plus hardiment à vos côtés. Vous éviterez aussi le reproche qui vous a été fait celui de ne pas secourir ceux qui passent dans votre parti. En vous faisant les champions de leur liberté, vous vous assurerez une victoire définitive. [3,14] XIV. - "Respectez donc les espérances que les Grecs ont placées sur vous. Respectez le Zeus Olympien, dans le temple de qui nous sommes assis en suppliants. Devenez les alliés des Mytiléniens ; loin de nous abandonner, portez-vous à notre secours, à nous qui mettons notre vie en danger, mais dont les succès et plus encore les revers, au cas où nous serions voués à l'échec par votre refus, rejailliront sur tous les Grecs. Montrez-vous tels que les Grecs vous supposent et tels que nos craintes le réclament." [3,15] XV. - Telles furent les paroles des Mytiléniens. Les Lacédémoniens et leurs alliés, après les avoir entendus, se rendirent à leurs raisons et accordèrent leur alliance aux Lesbiens. Ils préparèrent une invasion de l'Attique et engagèrent les alliés présents à se concentrer en hâte, à l'Isthme, avec les deux tiers de leurs forces pour y participer. Eux-mêmes y arrivèrent les premiers et y préparèrent cabestans et madriers pour transborder les navires du golfe de Corinthe dans celui d'Athènes, car leur intention était d'attaquer Athènes à la fois par mer et par terre. Ils exécutèrent ces travaux avec ardeur, mais les autres alliés ne se concentraient qu'avec lenteur, occupés qu'ils étaient à rentrer leurs moissons et déjà las de la guerre. [3,16] XVI. - Les Athéniens savaient que ces préparatifs n'étaient inspirés que par l'opinion qu'on avait de leur faiblesse. Ils voulurent prouver que rien ne justifiait cette opinion et qu'ils étaient en état, tout en laissant leur flotte devant Lesbos, de repousser facilement celle qui venait du Péloponnèse. Ils armèrent cent vaisseaux, qu'ils montèrent eux-mêmes, citoyens et métèques, à l'exception de deux classes, les chevaliers et les riches. Ils levèrent l'ancre, longèrent l'Isthme, faisant montre de leurs forces ; ils opérèrent à leur gré des descentes sur quelques points du Péloponnèse. Les Lacédémoniens, déconcertés par cette offensive, s'imaginèrent que les Lesbiens leur avaient caché la vérité et jugèrent leur tentative impossible. D'ailleurs leurs alliés n'arrivaient toujours pas et ils étaient informés que les trente vaisseaux athéniens, en croisière autour du Péloponnèse, ravageaient les campagnes voisines de leur ville. Ils s'en retournèrent. Plus tard ils équipèrent une flotte pour l'envoyer à Lesbos et ordonnèrent aux villes alliées de leur fournir quarante vaisseaux. Ils mirent à la tête de cette expédition Alkidas, en qualité de navarque. Les cent vaisseaux athéniens firent eux aussi leur retraite, en voyant les Lacédémoniens se retirer. [3,17] XVII. - Au temps de cette expédition, le nombre des vaisseaux athéniens en service autour du Péloponnèse et ailleurs était des plus considérables : il atteignait et même dépassait celui de la flotte au début de la guerre ; cent vaisseaux gardaient l'Attique, l'Eubée et Salamine ; cent autres croisaient autour du Péloponnèse, sans compter ceux qui étaient à Potidée et en d'autres endroits. Dans ce seul été, la flotte athénienne compta au total deux cent cinquante unités. Après les dépenses causées par le siège de Potidée, ce fut l'entretien de cette flotte qui épuisa surtout les ressources d'Athènes. Chaque hoplite qui participait au siège recevait deux drachmes par jour, une pour lui, une pour son valet. Or les hoplites étaient trois mille à l'origine ; ce nombre fut maintenu tout le temps du siège. Phormiôn avait amené un renfort de seize cents hoplites, mais ils partirent avant la fin du siège. La même solde était payée à tous les vaisseaux. C'est ainsi que les ressources s'épuisèrent, étant donné le nombre considérable des bâtiments. [3,18] XVIII. - Au moment où les Lacédémoniens se trouvaient à l'Isthme, les Mytiléniens avec leurs troupes auxiliaires marchèrent contre Méthymne, dont ils comptaient s'emparer par trahison. Ils attaquèrent la ville, mais ne réussissant pas à la prendre de la façon qu'ils escomptaient ; ils revinrent par Antissa, Pyrrha et Erésos. Ils améliorèrent les moyens de défense de ces villes, renforcèrent les remparts, puis regagnèrent promptement leurs foyers. Après leur retraite, les habitants de Méthymne marchèrent contre Antissa. Mais au cours d'une sortie ils furent défaits par les Antisséens et leurs mercenaires ; un grand nombre d'entre eux périt ; les autres se retirèrent précipitamment. Les Athéniens, à la nouvelle que les Mytiléniens étaient maîtres du pays et que leurs troupes à eux étaient incapables de les contenir, firent partir à la fin de l'automne, avec Pakhès fils d'Epikouros comme stratège, mille de leurs hoplites. Ceux-ci firent office de rameurs pendant la traversée. Une fois arrivés, ils investirent Mytilène d'un mur simple et des forteresses furent établies sur divers points des hauteurs. Déjà Mytilène était étroitement cernée des deux côtés, par terre et par mer, quand l'hiver commença. [3,19] XIX. - Les Athéniens avaient besoin de ressources supplémentaires pour poursuivre le siège. Ils fournirent eux-mêmes pour la première fois une contribution de deux cents talents. Ils envoyèrent aussi, pour lever le tribut chez les alliés, douze vaisseaux sous le commandement de Lysiklès et de quatre autres stratèges. Lysiklès fit une tournée pour faire rentrer l'argent. Puis il s'avança en Karie, à travers la plaine du Méandre, depuis Myunte jusqu'à la colline Sandios ; mais les Kariens et les gens d'Anaees l'attaquèrent et il périt avec une grande partie de ses troupes. [3,20] XX. - Le même hiver, les Platéens toujours assiégés par les Péloponnésiens et les Béotiens, souffrant de la disette et n'espérant plus aucun secours d'Athènes ni d'ailleurs, firent de concert avec les Athéniens enfermés avec eux dans la ville le projet suivant ; Ils sortiraient tous ensemble, en franchissant de force s'ils le pouvaient les murailles de l'ennemi. C'étaient le devin Théaenétos fils de Tolmidas et Eumolpidas fils de Daïmakhos un de leurs stratèges, qui avaient conçu ce dessein. Par la suite la moitié de la garnison, effrayée des difficultés de l'entreprise, y renonça. Deux cent vingt volontaires acceptèrent les risques de la sortie. Voici comment ils s'y prirent. Ils fabriquèrent des échelles ayant la hauteur de la muraille ennemie. Ils calculèrent cette hauteur en dénombrant les rangées de briques sur la partie de la muraille qui leur faisait face et qu'on n'avait pas recouverte de crépi. Plusieurs hommes à la fois comptaient les rangées et, en admettant que quelques-uns se trompassent, la plupart devaient trouver le nombre exact ; d'ailleurs ce calcul fut répété fréquemment ; la distance étant peu considérable, l'on pouvait facilement apercevoir la partie du mur à examiner. C'est ainsi qu'ils déterminèrent la hauteur des échelles en la calculant d'après l'épaisseur des briques. [3,21] XXI. - Voici maintenant comment était construite la muraille des Péloponnésiens ; elle comportait une double ligne, l'une faisant face à la ville, l'autre destinée à arrêter une attaque venant de l'extérieur. Entre ces deux lignes s'étendait un espace de seize pieds ; cet intervalle était affecté à des constructions contiguës pour le logement des troupes de siège et l'ensemble donnait l'impression d'une seule muraille épaisse avec des créneaux sur ses deux faces. De dix en dix créneaux s'élevaient de hautes tours, de même épaisseur que la muraille et occupant tout l'intervalle entre les deux lignes ; on ne pouvait passer le long des tours, il fallait les traverser par le milieu. Pendant la nuit, par le mauvais temps et la pluie, les veilleurs abandonnaient les créneaux et montaient la faction dans les tours, qui avaient l'avantage d'être peu distantes les unes des autres et couvertes. Telle était la muraille qui formait la circonvallation de Platée. [3,22] XXII. - Une fois leurs préparatifs terminés, les Platéens attendirent une nuit, où le mauvais temps, la pluie, le vent et l'absence de lune devaient les favoriser. A leur tête se trouvaient les promoteurs de l'entreprise. Ils commencèrent par franchir le fossé qui les entourait ; puis ils abordèrent la muraille sans être aperçus des sentinelles ennemies, qui ne pouvaient les voir à cause de l'obscurité ni les entendre, car le vent couvrait le bruit de leur marche. De plus, les Platéens avançaient à une longue distance les uns des autres pour éviter que le choc des armes les trahit. Enfin ils étaient équipés légèrement et n'étaient chaussés que du pied gauche pour affermir leur marche dans la boue. Ils abordèrent une des courtines qui reliait deux tours et était démunie de sentinelles aux créneaux. Ceux qui portaient les écuelles les appliquèrent contre la muraille ; ensuite montèrent douze hommes armés à la légère d'une épée courte et d'une cuirasse, sous les ordres d'Amméas fils de Koroebos qui fit le premier l'escalade. Après lui vinrent ses douze compagnons, répartis en deux groupes de six hommes, qui s'avancèrent vers chacune des deux tours. Vinrent ensuite d'autres soldats armés à la légère et munis de javelines. Pour faciliter leur marche, d'autres les suivaient portant leurs boucliers, qu'ils devaient leur passer, au moment où on en viendrait aux mains. La plupart avaient déjà atteint la courtine, quand les gardes des tours donnèrent l'alarme. Un des Platéens, en s'agrippant à une brique d'un créneau, l'avait fait tomber. La chute fit du bruit. Aussitôt on cria : "Aux armes !". Tous les assiégeants accoururent à la muraille, mais nul ne savait où était le danger, en raison de l'obscurité et du mauvais temps. En même temps, ceux des Platéens qui étaient restés dans la ville firent un simulacre d'attaque contre la partie du mur opposée à celle que les autres étaient en train d'escalader ; ils voulaient ainsi égarer l'attention de l'ennemi. Chez celui-ci le désordre était à son comble, mais il restait immobile. Personne n'osait quitter son poste dans l'incertitude de ce qui arrivait. Trois cents hommes qui avaient l'ordre, en cas d'alerte, de se porter aux points menacés, accoururent en avant de la muraille du côté d'où partaient les cris. Dans la direction de Thèbes on éleva des torches pour signaler l'ennemi. Mais les Platéens en élevèrent du haut de la muraille d'autres qu'ils avaient préparées à l'avance. Leur dessein était, en brouillant les signaux, de donner le change pour empêcher l'ennemi d'accourir, avant que les leurs eussent effectué leur sortie et se fussent mis en sûreté. [3,23] XXIII. - Pendant ce temps les Platéens exécutaient leur escalade. Les premiers qui arrivèrent au sommet de la muraille tuèrent les sentinelles qui gardaient les deux tours dont ils s'emparèrent ; ils occupèrent les issues et empêchèrent tout secours d'y arriver. Du haut de la muraille, ils disposèrent des échelles au flanc des tours et y firent monter un grand nombre des leurs. Du pied et du sommet des tours, les uns empêchaient par leurs traits l'ennemi d'arriver à la rescousse, cependant que la plupart d'entre eux dressaient nombre d'échelles, arrachaient les créneaux et faisaient l'escalade de la courtine. A mesure qu'ils passaient de l'autre côté, les Platéens s'arrêtaient sur le bord du fossé et de là criblaient de flèches et de javelots tous ceux qui le long de la muraille accouraient pour leur barrer le passage. Quand tous eurent passé, ceux qui étaient sur les tours descendirent les derniers ; mais ce ne fut pas sans mal qu'ils atteignirent le fossé. En cet instant le poste des trois cents Péloponnésiens vint à leur rencontre, des torches à la main. Mais les Platéens dans l'obscurité les voyaient mieux du bord du fossé où ils se trouvaient. Ils accablaient de flèches et de traits l'ennemi qui n'était pas muni de boucliers, tandis que les Péloponnésiens, éblouis par les torches, ne pouvaient les voir distinctement dans les ténèbres. Ainsi les Platéens, jusqu'au dernier, purent les devancer et franchir le fossé. Mais cela n'alla pas sans peine ni difficulté. Car il s'était formé une couche de glace mince et peu consistante, mais par le vent d'est l'humidité déjà plus grande et quelques chutes de neige pendant la nuit avaient tellement rempli d'eau le fossé que c'est tout juste s'ils ne perdirent pas pied en le traversant. Ainsi leur fuite fut favorisée par le mauvais temps. [3,24] XXIV. - Les Platéens, le fossé une fois franchi, parent en rangs serrés la route de Thèbes, en laissant sur leur droite le sanctuaire d'Androkratès. Ils pensaient bien qu'on ne les soupçonnerait pas d'avoir pris cette route, qui menait dans la direction de l'ennemi. Ils voyaient les Péloponnésiens munis de torches les poursuivre sur le chemin qui par le Cithéron et les Têtes de Chêne conduit à Athènes. Les Platéens suivirent sur six ou sept stades la direction de Thèbes, puis ils revinrent sur leurs pas pour prendre la route qui en direction d'Erythres et d'Hysies gagne la montagne. Ils s'y engagèrent et parvinrent à atteindre Athènes au nombre de deux cent douze. Ils étaient davantage au départ, mais quelques-uns, avant d'escalader la muraille, avaient fait demi-tour et un archer avait été pris sur le fossé extérieur. Les Péloponnésiens abandonnèrent la poursuite et rejoignirent leur poste. Le reste des assiégés de Platée, ignorant tout de ces événements et croyant sur la foi de ceux qui avaient fait demi-tour que les fugitifs avaient été massacrés jusqu'au dernier, envoyèrent dès le lever du jour un héraut aux Péloponnésiens ; ils demandaient une trêve pour l'enlèvement des morts. Mieux informés, ils y renoncèrent. C'est ainsi que les Platéens réussirent à franchir les lignes ennemies et s'évadèrent. [3,25] XXV. - A la fin du même hiver, les Lacédémoniens envoyèrent à Mytilène, sur une trière, un des leurs, Salaethos. Il aborda à Pyrrha, de là il poursuivit sa route à pied et empruntant le lit d'un torrent il réussit à franchir la circonvallation sans attirer l'attention de l'ennemi et pénétra dans Mytilène. Il y informa les magistrats de la prochaine invasion de l'Attique combinée avec l'envoi à leur secours de quarante vaisseaux. Lui-même, ajoutait-il, avait été envoyé en avant pour leur porter ce message et prendre d'autres dispositions utiles. Les Mytiléniens reprirent confiance et se montrèrent moins disposés à traiter avec les Athéniens. Ainsi se termina l'hiver et avec lui la quatrième année de la guerre racontée par Thucydide. [3,26] XXVI. - L'été suivant, les Péloponnésiens dépêchèrent à Mytilène leurs quarante vaisseaux, sous le commandement d'Alkidas, qui avait le titre de navarque. Avec leurs alliés ils envahirent l'Attique, dans l'espoir que les Athéniens, sous cette double pression, se trouveraient moins en situation d'attaquer les vaisseaux voguant vers Mytilène. Kléoménès était à la tête de cette expédition en qualité d'oncle paternel, à la place de son neveu Pausanias, fils de Pleistoanax roi de Lacédémone, mais trop jeune pour exercer le commandement. Ils ravagèrent tout ce qui avait repoussé dans les parties de l'Attique antérieurement saccagées et tout ce qu'ils avaient épargné au cours de leurs précédentes incursions. Celle-ci fut pour les Athéniens la plus ruineuse après la seconde. Car les ennemis, attendant sans cesse des nouvelles sensationnelles de leur flotte qu'ils croyaient arrivée à Lesbos, avancèrent en exerçant leurs ravages sur la majeure partie du pays. Mais trompés dans leurs espérances et manquant de ravitaillement, ils s'en retournèrent et chacun regagna ses foyers. [3,27] XXVII. - Cependant les Mytiléniens ne voyaient pas arriver les vaisseaux du Péloponnèse, qui se faisaient attendre. Déjà les vivres manquaient. Aussi furent-ils contraints de traiter avec les Athéniens. Le fait suivant hâta leur capitulation : Salzethos lui-même renonça à attendre l'arrivée des vaisseaux et voulut faire une sortie contre les Athéniens. Il donna au peuple, qui jusqu'alors n'avait eu que des armes légères, des armures d'hoplites. Mais ainsi équipés les Mytiléniens cessèrent d'obéir à leurs chefs, formèrent des rassemblements, exigèrent que les riches missent en commun pour le distribuer le blé qu'ils tenaient caché, faute de quoi ils traiteraient avec l'ennemi et lui livreraient la ville. [3,28] XXVIII. - Les magistrats, impuissants à les empêcher et redoutant le pis, s'ils étaient exclus du traité, s'associèrent à la convention passée avec Pakhès et avec son armée. Les Mytiléniens se rendraient à la discrétion des Athéniens ; ils recevraient l'armée dans la ville et enverraient à Athènes une députation pour qu'on décidât de leur sort ; jusqu'à leur retour Pakhès ne mettrait ni aux fers, ni en esclavage, ni à mort aucun habitant de Mytilène. Telles furent les conditions de la capitulation. Ceux qui avaient traité avec les Lacédémoniens furent remplis d'effroi à l'entrée du corps expéditionnaire ; ils ne se fièrent pas à la parole des Athéniens et allèrent s'asseoir en suppliants au pied des autels. Pakhès les releva, leur promit de ne pas leur faire de mal et les fit interner à Ténédos, jusqu'à ce que les Athéniens eussent prononcé sur leur sort. Il envoya également des trières à Antissa, se rendit maître de la ville et prit toutes les mesures militaires qui lui parurent opportunes. [3,29] XXIX. - Les Péloponnésiens des quarante vaisseaux, qui devaient faire diligence, avaient été retardés en faisant le tour du Péloponnèse et poursuivirent leur navigation avec lenteur. Leur expédition ne fut connue de la flotte athénienne que lorsqu'ils eurent abordé à Délos. Ensuite ils touchèrent à Mykonos et à Ikaros ; c'est alors qu'ils apprirent la capitulation de Mytilène. Voulant s'assurer du fait, ils gagnèrent Embatos du territoire d'Erythres et y abordèrent juste sept jours après la prise de la ville. Informés de la situation, ils délibérèrent sur la conduite à tenir. Teutiaplos d'Elis prononça les paroles suivantes : [3,30] XXX. - "Alkidas et vous commandants péloponnésiens, mes collègues, je suis d'avis que nous mettions sans délai le cap sur Mytilène, avant que notre arrivée soit signalée. Vraisemblablement comme l'ennemi vent de s'emparer de la ville, nous trouverons le service de garde fort négligemment assuré, sur mer principalement ; l'ennemi ne s'attend pas du tout à nous y voir surgir et nous sommes sur ce point particulièrement en forces. Il est vraisemblable aussi que ses troupes de terre sont égaillées négligemment dans les maisons, comme c'est la coutume des vainqueurs. J'ai bon espoir qu'une attaque inopinée, faite de nuit et avec le concours de ceux qui peuvent nous être dévoués, nous permettra de nous rendre maîtres de la situation. N'hésitons pas devant le danger : disons-nous qu'il y a là, comme jamais, une belle occasion de surprise. Un général qui se tient sur ses gardes, observe et attaque l'ennemi au moment opportun, s'assure généralement la victoire." [3,31] XXXI. - Teutiaplos ne réussit pas à convaincre Alkidas. Quelques exilés ioniens et les Lesbiens qui étaient à bord lui conseillèrent, puisqu'il n'osait courir ce risque, de mettre la main sur une ville d'Ionie ou sur Kymè en Éolie, afin d'avoir un point d'appui pour soulever l'Ionie. Ce n'était pas impossible, déclaraient-ils : tous avaient vu avec joie leur arrivée. Si l'on privait les Athéniens de cette source principale de revenus et si en même temps on leur imposait les frais d'un blocus, ce serait tout profit pour les Péloponnésiens. On pouvait espérer, ajoutaient-ils, amener Pissouthnés à joindre ses forces aux leurs. Cet avis n'agréa pas non plus à Alkidas ; du moment qu'il avait été surpris par la prise de Mytilène, il penchait pour un retour aussi rapide que possible dans le Péloponnèse. [3,32] XXXII. - Il leva donc l'ancre d'Embatos, longea la côte d'Ionie et aborda à Myonésos qui dépend de Téôs ; là il fit égorger la plupart des prisonniers capturés au cours de sa navigation. Il mouilla ensuite à Éphèse ; une députation des Samiens d'Anaees y vint lui reprocher sa conduite : c'était bien mal s'y prendre pour donner la liberté à la Grèce que de mettre à mort des gens qui n'avaient pas pris les armes contre lui et qui n'étaient pas des ennemis, puisque la nécessité seule en avait fait des alliés des Athéniens. Une pareille conduite était de nature à lui concilier peu d'ennemis, à lui aliéner au contraire beaucoup d'amis. Il comprit le bien-fondé de ces reproches et relâcha les prisonniers de Khios et d'ailleurs qu'il avait encore entre les mains. C'est qu'à la vue de ses vaisseaux nul n'avait cherché à fuir ; bien au contraire tous s'en étaient approchés pensant avoir affaire à des vaisseaux d'Athènes. Nul ne pouvait penser que jamais, tant que les Athéniens seraient maîtres de la mer, des navires péloponnésiens aborderaient en Ionie. [3,33] XXXIII. - Alkidas partit en toute hâte d'Éphèse ; son retour eut l'allure d'une véritable fuite. Il était encore au mouillage dans les eaux de Klaros, quand la Salaminienne et la Paralienne venant d'Athènes l'avaient aperçu. Craignant d'être pris en chasse, il gagna le large, résolu à ne toucher terre qu'au Péloponnèse, sauf le cas d'absolue nécessité. Pakhès et les Athéniens apprirent d'Erythres l'arrivée de la flotte péloponnésienne ; cette nouvelle fut ensuite confirmée de partout. Comme l'Ionie n'était pas fortifiée, on craignait vivement que les Péloponnésiens, en longeant les côtes et même sans avoir l'intention de s'y arrêter, n'attaquassent les villes et ne les missent à sac. La Salaminienne et la Paralienne annoncèrent qu'elles avaient vu elles-mêmes la flotte ennemie mouillée à Klaros. Pakhès pressa la poursuite et ne l'abandonna qu'à la hauteur de l’île de Patmos. Voyant alors l'ennemi hors d'atteinte, il fit demi-tour. Du moment qu'il n'avait pas rencontré ses vaisseaux au large, il se félicitait de ne pas avoir eu à les enfermer dans leur camp, ce qui l'eût contraint à les assiéger et sur mer à les bloquer. [3,34] XXXIV. - Pakhès, à son retour, longea la côte et relâcha à Notion, place appartenant aux Kolophôniens. C'est là sur le rivage que les habitants s'étaient établis après la prise de leur ville haute par Itamanès et les Barbares qu'une faction avait appelés. Cet événement avait coïncidé avec la deuxième invasion des Péloponnésiens en Attique. Ceux qui s'étaient réfugiés et installés à Notion avaient recommencé leurs luttes de parti. Une faction obtint de Pissouthnès des mercenaires arcadiens et barbares et les installa dans la partie de la ville servant de citadelle ; les Kolophôniens de la ville haute, qui étaient du parti mède, vinrent se joindre à eux et s'emparèrent du pouvoir. L'autre parti qui avait fui et vivait en exil appela Pakhès. Celui-ci proposa une entrevue à Hippias, chef des Arcadiens de la citadelle, avec promesse, si l'on ne parvenait pas à un accord, de le faire reconduire sain et sauf à l'intérieur des murs. L'autre vint le trouver. Pakhès le retint sous bonne garde, mais sans l'emprisonner. Puis il lança une attaque inopinée contre le rempart et s'empara par surprise de la citadelle. Il fit mettre à mort tous les Arcadiens et les Barbares qui s'y trouvaient. Il y ramena ensuite Hippias, comme il l'avait promis. Puis, une fois entré, il le fit immédiatement appréhender et percer de traits. Il remit alors la place aux Kolophôniens, à l'exclusion des gens du parti mède. Plus tard les Athéniens envoyèrent à Notion des colons qui y introduisirent leurs lois et ils rassemblèrent tous les Kolophôniens dispersés dans les différentes villes. [3,35] XXXV. - Dès son arrivée à Mytilène, Pakhès soumit Pyrrha et Erésos. Il fit saisir le Lacédémonien Salaethos caché dans la ville et le dirigea sur Athènes avec les Mytiléniens qu'il avait mis dans un camp de concentration à Ténédos et tous ceux qui lui parurent avoir participé à la défection. Il renvoya la plus grande partie de son armée. Avec les troupes qui lui restaient, il prit à Mytilène et dans tout le reste de Lesbos les mesures qui lui parurent opportunes. [3,36] XXXVI. - A l'arrivée des Mytiléniens et de Salaethos, celui-ci fut mis à mort sur-le-champ par les Athéniens, bien qu'il promît, entre autres choses, de faire abandonner par les Péloponnésiens le siège de Platée. Ils délibérèrent sur le sort des autres prisonniers. Sous le coup de la colère, ils votèrent la mort non seulement des prisonniers, mais de toute la population adulte de Mytilène et l'esclavage pour les femmes et les enfants. Ils leur reprochaient d'avoir fait défection, alors qu'ils avaient été mieux traités que le reste des alliés ; mais ce qui augmentait leur irritation, c'est que des vaisseaux péloponnésiens aient eu l'audace de se porter à leur secours et de se risquer sur les côtes de l’Ionie. Cette défection leur faisait l'effet d'avoir été préparée de longue date. Ils envoyèrent une trière pour faire part à Pakhès de la décision prise et lui donner l'ordre de passer par les armes immédiatement les Mytiléniens. Mais, dès le lendemain, ils changèrent d'avis et se mirent à réfléchir sur la cruauté et l'énormité d'une décision qui faisait périr une ville entière et non pas les seuls coupables. Informés de cette volte-face, les députés mytiléniens et leurs partisans d'Athènes intervinrent auprès des magistrats pour qu'eût lieu une nouvelle consultation. Ils arrivèrent d'autant plus facilement à leurs fins que la majorité des citoyens souhaitait une nouvelle délibération. L'assemblée fut immédiatement convoquée. Après d'autres orateurs, Cléon fils de Kléaenétos qui l'avait emporté en faisant décider la mort, l'homme le plus violent de tous les citoyens et en même temps l'orateur alors le plus écouté du peuple, monta de nouveau à la tribune et parla ainsi : [3,37] XXXVII. - "J'ai déjà eu maintes fois l'occasion de constater qu'un État démocratique est incapable de commander à d'autres ; votre repentir actuel sur l'affaire de Mytilène me le prouve une fois de plus. Parce que dans vos relations quotidiennes, vous n'usez ni d'intimidation ni d'intrigue, vous vous comportez de la même manière envers vos alliés. Les fautes que vous commettez en vous laissant séduire par leurs belles paroles, les concessions que la pitié vous fait leur accorder, sont là autant de marques de faiblesse que vous pensez sans danger pour vous, mais qui ne vous attirent pas leur reconnaissance. Vous ne songez pas que votre pouvoir est en réalité une tyrannie sur des gens prêts à la révolte ; vous ne songez pas qu'ils acceptent de mauvais gré votre domination, que ce ne sont pas vos complaisances, dangereuses pour vous, qui vous valent leur obéissance ; ce qui assure votre supériorité, c'est votre force et non leur déférence. La chose la plus redoutable, c'est l'incertitude perpétuelle de vos décisions ; c'est l'ignorance de ce principe : il vaut mieux pour un État avoir des lois mauvaises mais inflexibles, que d'en avoir de bonnes qui n'aient aucune efficacité ; l'ignorance qui s'accompagne de juste mesure vaut mieux que l'habileté qui s'accompagne de licence. Un gouvernement de gens médiocres est préférable en général à un gouvernement d'esprits supérieurs. Ces derniers veulent se montrer plus sages que les lois et l'emporter perpétuellement dans les délibérations politiques ; ils se disent qu'ils n'ont pas de plus belles occasions de montrer leurs capacités. Voilà ce qui perd surtout les Etats. Les premiers au contraire se défient de leur intelligence et ne croient pas en savoir plus que les lois. Incapables de critiquer les paroles d'un orateur éloquent, ils sont des juges équitables plutôt que des rivaux de tribune et le plus souvent ils gouvernent mieux. Voici ce que nous devons faire nous aussi : renonçant à des luttes propres à faire briller notre talent oratoire et notre génie, il nous faut éviter de vous donner à vous, la masse, des conseils contraires à l'opinion généralement approuvée. [3,38] XXXVIII. - "Pour moi, je maintiens l'avis que j'ai déjà exprimé. Je m'étonne qu'on vous propose de délibérer à nouveau sur l'affaire de Mytilène et qu'on vous fasse perdre ainsi votre temps, pour l'avantage des coupables. Car la colère de la victime contre l'offenseur s'émousse à la longue et, si la riposte à l'offense est immédiate, elle lui est proportionnée et a toutes les chances de tenir sa vengeance. J'admire quiconque voudra me contredire et prétendra soutenir que les crimes des Mytiléniens nous sont profitables et que nos malheurs sont préjudiciables à nos alliés. Évidemment, l'orateur confiant dans son éloquence, déploiera tous ses efforts pour montrer que ce qui a été communément approuvé ne l'a pas été ; ou bien, guidé par l'appât du gain, il mettra en oeuvre toutes les subtilités de langage pour vous donner le change. Si l'État distribue des prix pour ces sortes de combat, lui-même n'en récolte que des dangers. La faute en est à vous qui arbitrez mal ces compétitions, à vous qui êtes d'ordinaire spectateurs de paroles et auditeurs d'actions, à vous qui conjecturez l'avenir d'après les beaux parleurs, comme si ce qu'ils disent devait se réaliser. Vous croyez moins vos yeux que vos oreilles, éblouis que vous êtes par les prestiges de l'éloquence. Vous excellez à vous laisser tromper par la nouveauté des discours, vous refusez de suivre une opinion généralement approuvée. Sans cesse esclaves de toutes les étrangetés et dédaigneux de ce qui est commun ; tous ambitionnant uniquement de briller par le talent oratoire ; sinon rivalisant avec ceux qui le possèdent pour ne pas avoir l'air de suivre l'opinion ; pleins d'empressement à louer les premiers une saillie, prompts à deviner ce qu'on vous dit ; mais bien lents à en prévoir les conséquences ; vous lançant, pour ainsi dire, à la poursuite d'un monde irréel, sans jamais porter un jugement raisonné sur la réalité, bref, victimes du plaisir de l'oreille, vous ressemblez davantage à des spectateurs assis pour contempler des sophistes qu'à des citoyens qui délibèrent sur les affaires de l'État. [3,39] XXXIX. - " Pour tâcher de vous garantir de ce travers, je vais vous montrer que les Mytiléniens vous ont infligé le pire outrage qu'un État ait jamais reçu. Que des alliés fassent défection, parce qu'ils ne peuvent supporter votre domination ou parce qu'ils agissent sous la contrainte de l'ennemi, j'éprouve pour eux quelque indulgence. Mais des insulaires défendus par des murailles, qui ne redoutent nos ennemis que du côté de la mer, qui ont en même temps pour se défendre une marine de guerre suffisante ; des gens qui se gouvernent selon leurs propres lois et que vous avez comblés de marques d'honneur particulières, en agissant ainsi ne se rendent-ils pas coupables de complot et d'insurrection plutôt que de défection ? Car une défection ne convient qu'à un peuple opprimé. Qu'ont-ils cherché sinon, avec la complicité de nos pires ennemis, à nous détruire ? Leur crime est plus abominable que si, appuyés sur leurs seules forces, ils vous eussent fait une guerre ouverte. Rien ne leur a servi d'exemple : ni les malheurs de leurs voisins qui après leur défection sont retombés sous notre domination, ni leur propre prospérité qui aurait dû les empêcher de se lancer dans cette périlleuse aventure. Au contraire, pleins d'audace pour l'avenir, pleins d'une espérance au-dessus de leur puissance, mais en dessous de leurs prétentions, ils se sont décidés pour la guerre préférant la force à la justice. Ainsi, escomptant la victoire, ils nous ont attaqués sans avoir reçu d'injures. Les États tombent volontiers dans la démesure, quand ils sont parvenus à une prospérité subite et inattendue. Généralement un bonheur raisonnable que l'on attend est plus stable que celui qui vient inopinément. Et il est, pour ainsi dire, plus facile de repousser l'infortune que de sauvegarder la félicité. Vous auriez donc dû depuis longtemps traiter les Mytiléniens sur le même pied que les autres alliés ; ils ne se seraient pas portés à cet excès d'insolence. Car il est dans la nature humaine de dédaigner qui la flatte et d'admirer quiconque ne lui cède pas. Châtiez donc les Mytiléniens comme le mérite leur crime ; que leur faute ne retombe pas sur les seuls aristocrates, mais sur le peuple entier. Car tous ont la même part dans l'agression, alors que, s'ils s'étaient tournés vers nous, ils jouiraient maintenant à nouveau de leurs droits de citoyens. Mais non, ils ont cru plus sûr de risquer l'aventure avec les aristocrates et leur complicité est manifeste. Songez-y bien, si vous infligez les mêmes peines aux alliés qui font défection sous la pression de l'ennemi et à ceux qui spontanément se révoltent contre vous, croyez-vous que tous ne saisiront pas le moindre prétexte pour les imiter, puisqu' en cas de succès ce sera pour eux l'affranchissement et en cas d'échec un traitement sans aucune rigueur. Pour nous, chaque ville nous obligera à risquer notre fortune et notre vie. Vainqueurs, nous rentrerons en possession d'une ville détruite et nous serons à l'avenir privés de revenus qui font notre force ; vaincus, d'autres ennemis viendront se joindre à nos ennemis actuels et le temps qu'il nous faut consacrer à la lutte contre nos adversaires présents, nous devons le consacrer à la guerre contre nos propres alliés. [3,40] XL. -"Aussi ne faut-il pas leur laisser entrevoir l'espérance qu'ils se procureront par des discours ou qu'ils achèteront à prix d'argent le pardon d'une faute, sous prétexte qu'elle est imputable à la nature humaine. C'est de leur plein gré qu'ils nous ont fait tort ; c'est en pleine conscience qu'ils ont comploté contre nous ; seul mérite le pardon ce qui est involontaire. Aussi, maintenant comme naguère, je lutte de toutes mes forces pour que vous ne reveniez pas sur notre précédente décision et que vous ne vous laissiez pas égarer par trois choses particulièrement préjudiciables à la domination : la pitié, le charme des discours et l'indulgence. Il est juste de n'accorder sa pitié qu'à ceux qui sont pitoyables et non à des gens qui ne vous paient pas de retour et qui de toute nécessité seront vos éternels ennemis. Quant aux orateurs si habiles à user du charme des paroles, ils auront d'autres occasions moins importantes pour rivaliser entre eux. Qu'ils y renoncent dans une affaire où l'État, pour un bref plaisir, subira un important dommage, tandis qu'eux-mêmes tireront de gros avantages de leurs beaux discours. Enfin l'indulgence s'accorde à ceux qui vous resteront attachés à l'avenir et non à ceux qui ne changeront pas et n'en demeureront pas moins vos ennemis. Je me résume. Si vous suivez mes conseils, vous agirez justement avec les Mytiléniens et en même temps vous sauvegarderez vos intérêts. Sinon, loin d'obtenir leur reconnaissance, vous vous ferez tort à vous-mêmes. Si leur défection est juste, c'est votre domination qui ne l'est pas. Si, même contre la justice, vous croyez bon de la conserver, il faut aussi contre la justice et dans votre intérêt les châtier ; ou alors force vous est de renoncer à votre empire et de vous montrer héroïques à l'abri des dangers. Infligez-leur la peine même qu'ils vous auraient infligée. Échappés au danger, ne vous montrez pas moins sensibles à l'outrage que ceux qui ont conspiré contre vous. Songez au traitement que vraisemblablement ils vous auraient imposé, s'ils avaient été victorieux, surtout après avoir été les premiers à vous faire injure. Quand on n'a aucun prétexte pour attaquer autrui, on prouve qu'on veut la perte complète de l'adversaire, parce qu'on prévoit le danger qui vous menace, si on l'épargne. Celui qui subit une offense gratuite se montre plus redoutable, s'il échappe, qu'un ennemi loyal. Ne vous trahissez donc pas vous-mêmes. Reportez-vous par la pensée, le plus près possible, du moment où vous avez été attaqués. Vous auriez tout fait pour les réduire. Eh bien ! maintenant, payez-les de la même monnaie, sans vous laisser attendrir par leur état présent, sans oublier le danger qui était naguère suspendu sur vos têtes. Punissez-les comme ils le méritent. Vos autres alliés seront intimement convaincus que quiconque fera défection sera puni de mort. S'ils en ont l'assurance, vous aurez moins souvent à négliger vos ennemis pour combattre vos propres alliés. " [3,41] XLI. - Telles furent les paroles de Cléon. Après lui Diodotos, fils d'Eukratès, s'avança à la tribune. C'était lui qui dans la précédente assemblée avait combattu le plus vivement la sentence de mort votée contre les Mytiléniens. Voici à peu près son discours : [3,42] XLII. - "Je me refuse à blâmer ceux qui ont mis à l'ordre du jour une nouvelle délibération sur l'affaire de Mytilène et à approuver ceux qui critiquent la remise en discussion de décisions de la plus grande importance. Pour moi, j'estime que deux choses s'opposent essentiellement à une sage décision : la hâte et la colère. La première s'accompagne ordinairement de sottise, la seconde d'obstination et d'insuffisance d'esprit. Prétendre que les paroles n'éclairent pas les actes, c'est faire montre d'inintelligence ou d'intérêt personnel ; d'inintelligence, si l'on s'imagine qu'il est un autre moyen de mettre à la portée des esprits l'avenir et les questions obscures ; d'intérêt personnel, si voulant faire adopter une turpitude et se sentant impuissant à appuyer sur de bonnes raisons une mauvaise cause, on s'imagine par des calomnies habiles réussir à frapper l'esprit des contradicteurs et des auditeurs. Mais les pires adversaires sont ceux qui, avant que vous ayez pris la parole, vous accusent de trafiquer de votre talent. S'ils n'incriminaient que votre ineptie, vous vous en tireriez en cas d'échec, en passant plutôt pour inintelligent que pour injuste ; mais quand vous êtes accusé de corruption, en cas de succès, vous demeurez suspect ; si vous perdez la partie, on vous juge à la fois dépourvu d'habileté et d'honnêteté. L'Etat ne peut que perdre à de semblables procédés ; la crainte le prive de conseillers. Souvent il aurait tout avantage, si des citoyens de ce genre n'avaient pas le don de la parole : ils lui feraient commettre moins de fautes. Le bon citoyen, et c'est son devoir, n'a pas pour habitude d'effrayer ses contradicteurs ; il ne doit montrer sa supériorité qu'en luttant à armes égales. Sans doute un État bien gouverné n'a pas à accorder un surcroît d'honneur au meilleur conseiller ; mais il n'a pas non plus à diminuer ceux dont il jouit. Loin de frapper d'une amende l'orateur en cas d'insuccès, il doit éviter de le frapper d'atimie. Dans ces conditions l'orateur dont l'avis l'emporte n'aura pas parlé dans son désir d'obtenir de plus hautes distinctions, contre sa conviction et pour complaire au peuple et celui dont l'avis est rejeté n'aura pas recherché, lui non plus, à se faire bien voir de la multitude et à se la concilier. [3,43] XLIII. - "Nous faisons juste le contraire. Qu'un citoyen nous donne les meilleurs conseils, mais qu'on le soupçonne de parler par intérêt, sur la foi de ce vague soupçon de vénalité, nous privons l'État de l'avantage manifeste de ses conseils. C'est un fait assuré que des suggestions données en toute simplicité sont aussi suspectes que des suggestions funestes. D'où il résulte que celui qui veut faire adopter les mesures les plus dangereuses trompe le peuple pour se le concilier et que celui qui défend une opinion excellente emploie le mensonge pour se faire écouter. Notre État est, avec toutes ses finasseries, le seul où on ne puisse franchement se rendre utile sans avoir recours à la tromperie. Faire carrément une proposition avantageuse, c'est se faire soupçonner secrètement de cupidité. Quand les plus grands intérêts sont en jeu et dans une circonstance comme celle-ci, vous devriez trouver bon que les orateurs montrent plus de prévoyance que vous-mêmes, qui ne donnez aux affaires qu'une courte attention. Et cela d'autant mieux que nous sommes responsables de nos avis et que vous ne l'êtes pas de vos résolutions. Si l'orateur qui vous persuade et ceux qui adoptent son opinion étaient exposés aux mêmes risques, vos décisions seraient plus sages ; mais il arrive au premier échec qu'obéissant à un mouvement de colère vous mettiez à l'amende uniquement celui qui vous a donné l'avis, sans vous en prendre à vous-mêmes, quoique la faute soit celle de la majorité. [3,44] XLIV. - "Pour moi, je ne suis monté à la tribune ni pour contredire ni pour accuser qui que ce soit au sujet des Mytiléniens . A juger sainement ce n'est pas sur les offenses que porte le débat ; mais sur le meilleur parti à prendre. Admettons que je vous montre en eux des monstres d'injustice, je n'en tirerai pas argument pour conclure à la mort, à moins que ce ne soit là notre avantage ; qu'ils aient droit à quelque clémence, je n'en conclurai pas qu'il faut leur faire grâce, si ce n'est pas notre intérêt. Mon opinion est la suivante : c'est sur l'avenir et non sur le présent que porte notre délibération. Cléon affirme que la peine de mort aura l'avantage de diminuer à l'avenir les défections des alliés ; pour moi, relativement à vos intérêts futurs, j'affirme et je soutiens le contraire. Et je vous invite à ne pas vous laisser séduire par ce qu'il peut y avoir de spécieux dans son discours, pour repousser ce qu'il peut y avoir d'utile dans le mien. Ses arguments plus conformes à une justice sévère et à votre colère contre les Mytiléniens sont de nature à vous convaincre ; mais nous ne sommes pas des juges ; nous n'avons pas à rechercher le droit strict, mais à délibérer sur ce que réclame à leur sujet notre intérêt. [3,45] XLV. - "Dans les États la peine de mort est instituée pour de nombreux crimes moins graves que celui des Mytiléniens ; néanmoins le coupable s'y laisse emporter par l'espérance du succès et court le risque. Nul, en tramant un complot, ne s'expose avec l'idée qu'il ne s'en tirera pas. Et de même quelle est la cité qui s'est rebellée avec l'idée que ses forces ou celles de ses auxiliaires complices ne l'autorisaient pas à tenter cette défection ? La nature incite les États comme les particuliers à commettre des fautes. Aucune loi ne les en empêchera. On a parcouru toute la série des peines, en en ajoutant toujours de nouvelles pour réduire le nombre des crimes. Vraisemblablement autrefois les peines étaient plus douces pour les plus grands crimes. Mais comme on finissait à la longue par les affronter, elles ont presque toutes abouti à la peine de mort. Et celle-ci même on la brave. Force donc est de trouver quelque châtiment qui cause plus d'effroi à l'homme ; ou bien, il faut avouer que la peine de mort n'empêche aucun crime. La misère, sous la pression de la nécessité, inspire l'audace ; l'abondance, par l'effet de l'orgueil et de la présomption, fait naître des appétits insatiables ; les autres situations provoquent des passions ; bref chacun est poussé par quelque passion irrésistible et dominante, qui le fait s'exposer au danger. Ajoutez l'espérance et la convoitise ; celle-ci précède, l'autre suit ; l’une formant des projets, l'autre suggérant le concours de circonstances favorables, toutes deux causent les plus grands maux et quoique invisibles sont plus redoutables que les dangers manifestes. Enfin la fortune joint ses excitations tout aussi vives. Il arrive que, survenant à l'improviste, elle pousse l'homme à agir même avec les moyens les plus réduits. C'est particulièrement le cas des États, d'autant plus que les plus grands intérêts, la liberté et la volonté de puissance y sont en jeu ; et que chacun sans raison, et tous les autres avec lui, s'estiment au-dessus de leur propre valeur. En un mot il est impossible, il est d'une extrême naïveté de croire que l'homme, quand il se porte avec ardeur à quelque entreprise, peut être arrêté par la force des lois ou par quelque autre crainte. [3,46] XLVI. - "Gardez-vous donc de penser que la peine de mort soit une sûre garantie et de prendre une résolution désastreuse ; gardez-vous également d'enlever aux insurgés tout espoir de repentir et toute possibilité de racheter à bref délai leur faute. Songez-y : dans l'état actuel des choses, une ville qui a fait défection et qui prévoit sa défaite peut venir à composition, quand elle est encore capable de solder les frais de la guerre et de payer tribut à l'avenir. Dans l'autre supposition, pensez-vous qu'un État quel qu'il soit ne se préparerait pas avec plus de soin, ne prolongerait pas sa résistance jusqu'aux dernières limites, si l'on devait lui réserver un sort identique, que sa soumission soit prompte ou tardive ? Et comment ne serait-ce pas une perte pour nous, que de poursuivre à grands frais le siège d'une ville qui se refusera à se rendre ? de nous emparer enfin d'une ville dont la ruine nous privera à l'avenir des subsides qu'elle nous fournissait ? Or ce sont ces subsides qui font notre force militaire. Évitons donc, en nous montrant des juges rigoureux des fautes d'autrui, de nous faire tort à nous-mêmes. Ayons soin plutôt, en infligeant aux Mytiléniens un châtiment proportionné à leurs fautes, de laisser ces villes disposant de ressources pécuniaires nous être utiles. Ne fondons pas notre sauvegarde sur la rigueur des lois, mais sur notre sage et prévoyante activité. Mais nous faisons actuellement le contraire, quand nous croyons devoir châtier impitoyablement un peuple libre, assujetti de force à notre domination et qui, après une tentative bien naturelle pour recouvrer son indépendance, retombe sous nos lois. Renonçons donc à punir sévèrement des peuples libres qui se révoltent ; gardons-les avec soin avant qu'ils se rebellent ; prenons toutes dispositions pour qu'ils n'en aient pas le désir et, une fois soumis, n'imputons leur crime qu'au plus petit nombre possible de leurs concitoyens. [3,47] XLVII. - "Et vous voyez quelle serait votre faute, si vous suiviez les consuls de Cléon. A l'heure actuelle, le populaire, dans tous les États, est bien disposé à notre endroit ; il refuse de s'associer aux aristocrates pour abandonner votre parti ; ou bien, s'il y est contraint, il se retourne immédiatement contre les rebelles ; et dans les villes soulevées, vous trouvez dans le peuple un auxiliaire, lorsque vous vous avancez pour les réduire. Si vous faites périr le peuple de Mytilène, ce peuple qui n'a pas participé à la rébellion et qui, une fois armé, vous a spontanément remis la ville, d'abord vous commettez une injustice en mettant à mort vos bienfaiteurs, ensuite vous rendez aux grands le service qu'ils désirent le plus ardemment. Chaque fois qu'ils pousseront une cité à faire défection, ils auront immédiatement le concours du peuple, puisque vous leur aurez montré que vous réservez le même châtiment aux coupables et aux innocents. Même s'ils vous ont attaqués injustement, encore faut-il fermer les yeux, pour ne pas vous aliéner les seuls alliés qui vous restent. Pour maintenir votre domination, il vaut beaucoup mieux vous résigner à subir l'injustice que punir justement des gens que vous devez épargner. Quoi qu'en dise Cléon, la justice et l'utilité ne peuvent se trouver réunies dans lé châtiment qu'on vous propose. [3,48] XLVIII. - "Reconnaissez que c'est là le plus sage parti et sans accorder plus qu'il ne faut à la pitié et à l'indulgence, - sentiments contre lesquels je vous mets en garde - n'écoutez d'autres conseils que les miens. Jugez de sang-froid les Mytiléniens que Pakhès vous a envoyés comme coupables ; mais laissez aux autres la libre disposition de leur cité. Voilà ce qui pour l'avenir est avantageux et présentement redoutable pour vos ennemis. Contre des adversaires de sages résolutions ont plus de poids que la déraison appuyée sur la force." [3,49] XLIX. - Telles furent les paroles de Diodotos. Ces deux discours contradictoires et d'égale habileté laissèrent les Athéniens indécis. On passa au vote et les deux avis recueillirent un nombre de voix à peu près égal. Ce fut pourtant celui de Diodotos qui l'emporta. On envoya donc en toute hâte une nouvelle trière, de peur que l'autre, qui avait un jour et une nuit d'avance, n'arrivât la première et ne donnât l'ordre de détruire la ville. Les députés de Mytilène approvisionnèrent le vaisseau de vin et de farine et promirent à l'équipage une bonne récompense s'il arrivait le premier. La chiourme fit tellement diligence que les hommes continuaient à ramer tout en mangeant leur portion de farine délayée dans du vin et de l'huile ; ils dormaient et ramaient par bordées. Par bonheur aucun vent ne vint les retarder et le premier bâtiment, chargé d'une funeste mission, ne se pressa pas, tandis que le second faisait force de rames. Le premier devança le second juste assez pour permettre à Pakhès de lire le décret. On se préparait à exécuter les ordres, quand le second vaisseau aborda, épargnant ainsi la ruine à Mytilène. Voilà à quoi tint que la ville ne fut pas détruite. [3,50] L. - Quant aux citoyens que Pakhès avait envoyés à Athènes comme fauteurs de la révolte, ils furent mis à mort par les Athéniens, suivant l'avis de Cléon. Ils étaient un peu plus de mille. On rasa les remparts de Mytilène ; on s'empara des vaisseaux. Par la suite on n'imposa aux Lesbiens aucun tribut ; mais on divisa leur territoire, à l'exception de celui de Méthymne, en trois mille lots. Trois cents de ces lots furent réservés aux dieux. Le reste fut tiré au sort et occupé par des colons d'Athènes. Les Lesbiens s'engagèrent à payer, chaque année, une redevance de deux mines par lot et à exploiter eux-mêmes le sol. Les Athéniens s'emparèrent également de toutes les villes du continent que possédaient les Mytiléniens et les soumirent à leur domination. Tels furent les événements de Lesbos. [3,51] LI. - Le même été, après la prise de Lesbos, les Athéniens, sous la conduite de Nicias fils de Nikératos, firent une expédition contre Minoa, île située en face de Mégare. Les Mégariens, qui y avaient bâti une tour, l'utilisaient comme fortin ; Nicias voulait en faire une redoute, qui, en raison de la proximité d'Athènes, eût remplacé avantageusement Boudoron et Salamine. Son objectif était d'empêcher les Péloponnésiens d'en faire une base pour leurs trières, qui échappaient ainsi à la surveillance comme cela s'était déjà produit, et pour les incursions des pirates ; en même temps il entendait interdire aux Mégariens toute importation. Il commença par s'emparer avec ses machines sur la côte de Nisaea de deux tours avancées du côté de la mer, il rendit libre le passage entre l'île et le continent et fortifia à terre l'endroit où, par un pont jeté sur le pertuis, on pouvait faire passer des secours dans l'île toute proche. Tous ces travaux furent exécutés en peu de jours. Ensuite, il laissa dans l'île une garnison et se retira avec son armée. [3,52] LII. - Environ la même période de cet été, les Platéens acculés par la disette et hors d'état de soutenir le siège se rendirent aux Péloponnésiens dans les conditions suivantes. Les Péloponnésiens prononcèrent une attaque que les assiégés ne purent repousser. Le stratège lacédémonien, tout en constatant leur épuisement, décida de ne pas prendre la ville d'assaut. C'est qu'il avait reçu de Lacédémone des instructions spécifiant qu'au cas où une trêve serait signée avec les Athéniens et qu'on s'engageât à rendre les places prises pendant la guerre, Platée ne devait pas être comprise dans ce nombre, sous prétexte que les habitants se seraient rendus volontairement. Il leur envoya donc un héraut pour leur signifier que s'ils consentaient à rendre leur ville et s'en remettaient au jugement des Lacédémoniens, les coupables seraient punis, mais nul ne serait condamné sans jugement. Le héraut n'en dit pas davantage. Les Platéens, qui étaient aux abois, livrèrent la ville. Pendant quelques jours les Péloponnésiens nourrirent la ville, jusqu'à l'arrivée des juges appelés de Lacédémone, au nombre de cinq. A leur arrivée, on ne formula contre les Platéens aucune accusation ; on se contenta de les convoquer pour leur demander si, dans la guerre présente, ils avaient rendu quelques services aux Lacédémoniens et à leurs alliés. Ils demandèrent à s'expliquer plus longuement et désignèrent pour parler en leur nom Astymakhos fils d'Asôpolaos et Lakôn fils d'Eimnèstos, proxène des Lacédémoniens. Ils s'avancèrent et prononcèrent à peu près le discours suivant. [3,53] LIII. - "Lacédémoniens, nous nous en sommes remis à votre bonne foi, quand nous vous avons livré notre ville. Le jugement que nous escomptions était plus conforme aux lois que celui que vous nous imposez. C'est devant vous et non devant d'autres juges que nous avons accepté de comparaître, comptant ainsi sur une justice plus entière. Mais nous craignons de nous être trompés sur ces deux points. Car nous avons toutes raisons de croire que, dans le présent débat, il y va de notre tête et que vous n'êtes pas pour nous des juges dépourvus de partialité. Ce qui nous le fait supposer, c'est que nous ne nous trouvons pas en présence d'une accusation, à laquelle il nous faut répondre ; mais c'est nous-mêmes qui avons demandé la parole. D'autre part on nous pose une courte question ; y répondre franchement, c'est porter notre propre condamnation ; y répondre mensongèrement, c'est nous exposer à être convaincus d'imposture. Embarrassés de toutes parts nous nous voyons obligés de prendre le parti qui nous parait plus sûr, celui de risquer quelques paroles. Dans la situation où nous sommes, refuser de parler c'est s'exposer au reproche d'avoir laissé se perdre le moyen de nous sauver. En plus des autres difficultés il est fort embarrassant pour nous de vous persuader. Si nous ne nous connaissions pas réciproquement, nous pourrions vous apporter des témoignages inconnus de vous et qui serviraient notre cause. En fait tout ce que nous dirons s'adressera à des gens avertis. Et notre crainte n'est pas que vous jugiez de parti pris notre valeur inférieure à la vôtre et que vous nous en fassiez un grief, mais bien que, dans votre désir d'être agréables à d'autres, vous ne nous placiez devant un jugement déjà rendu en votre for intérieur. [3,54] LIV. - ~ Néanmoins nous exposerons la justice de notre cause dans nos différends avec les Thébains ; nous rappellerons les services que nous avons rendus à vous-mêmes et au reste de la Grèce ; voilà comment nous tâcherons de vous convaincre. A votre brève question, si dans cette guerre nous avons rendu quelque service aux Lacédémoniens et à leurs alliés, nous répondons ceci si vous nous interrogez comme ennemis, nous ne vous avons fait aucun tort, puisque vous ne nous avez pas obligés ; si vous nous considérez comme amis, nous avons commis une faute beaucoup moins grave que ceux qui nous ont attaqués. Pendant la paix et contre le Mède nous avons montré notre droiture ; pendant la paix, nous n'avons pas été les premiers à la rompre ; contre le Mède, seuls parmi les Béotiens, nous avons concouru en le combattant à la libération de la Grèce. Peuple continental, nous avons participé au combat naval d'Artémision ; dans la bataille qui s'est livrée sur notre territoire, nous avons été à vos côtés et avons porté aide à Pausanias. A tous les dangers qu'à cette époque ont connus les Grecs nous avons participé au delà même de nos forces. A vous, Lacédémoniens, en particulier, nous avons envoyé le tiers de nos troupes quand, après le tremblement de terre, la retraite des Hilotes dans l'Ithôme vous plongea dans la pire terreur. Il est juste que ces faits soient présents à votre mémoire. [3,55] LV. - "Voilà ce que nous nous vantons d'avoir été autrefois dans des circonstances critiques. Il est vrai que nous sommes devenus vos ennemis ; mais c'est vous qui êtes responsables de ce changement. Nous avons sollicité votre alliance, quand les Thébains nous ont fait violence. Et vous nous avez repoussés, en nous invitant à nous adresser aux Athéniens, sous prétexte qu'ils étaient tout près de nous et que vous étiez loin. Néanmoins au cours de la guerre, nous ne vous avons infligé aucun mauvais traitement. Nous n'y avons même pas songé. Si, malgré vos instances, nous avons refusé de quitter le parti d'Athènes, nous n'avons rien fait d'injuste. Car ce sont les Athéniens qui étaient venus à notre aide contre les Thébains, alors que vous-mêmes hésitiez à le faire. C'eût été une honte de les trahir, surtout quand nous avions reçu d'eux de bons offices, que dans le besoin ils nous avaient accordé leur alliance et reconnu le droit de cité ; il était juste au contraire que nous exécutions leurs ordres avec empressement. Tel était notre devoir. Quant aux entreprises auxquelles les uns et les autres vous avez conduit vos alliés, celles qui sont blâmables ne sont pas imputables aux troupes qui ne faisaient que suivre, mais aux chefs qui les entraînaient. [3,56] LVI. - "Les Thébains ont commis envers nous bien des injustices. Vous connaissez la dernière qui nous a mis dans cette triste situation : Ils se sont emparés par surprise de notre ville, pendant la trêve et qui pis est, en un jour de fête. Nous n'avons fait qu'user de notre droit en tirant d'eux vengeance ; car c'est un devoir sacré de repousser l'agresseur. Donc maintenant il ne serait pas équitable de nous sacrifier aux Thébains. Si vous ne vous inspirez dans votre jugement que de vos intérêts présents et de la haine qu'ils nous portent, on verra en vous non des juges impartiaux, mais des gens uniquement préoccupés de l'utile. Pourtant, si leur concours vous paraît actuellement avantageux, le nôtre jadis et celui des autres Grecs vous l'ont été bien davantage, quand le péril qui vous menaçait était bien plus grave. Maintenant c'est vous qui vous montrez redoutables et qui attaquez d'autres peuples ; jadis dans ces terribles circonstances, quand le Barbare nous menaçait tous de la servitude, les Thébains étaient dans ses rangs. Aussi la justice exige-t-elle qu'en regard de notre faute actuelle - si tant est que ce soit une faute - on place notre empressement d'alors. Et vous conviendrez que l'un compense largement l'autre. Nous dirons plus : il était alors rare de voir un Grec s'opposer courageusement à la puissance de Xerxès. Alors, on prodiguait des éloges, non à ceux qui poursuivaient leur intérêt en se mettant à l'abri de l'invasion, mais à ceux qui au milieu des dangers montraient de l'audace pour une noble cause. C'est au nombre de ceux-là que nous nous sommes rangés et, après avoir reçu les plus hautes marques d'honneur, voici que nous sommes exposés à périr pour avoir poursuivi la justice avec les Athéniens et non notre intérêt avec vous. Pourtant vos sentiments doivent demeurer les mêmes sur des hommes qui sont demeurés les mêmes. Vous devez penser que votre véritable intérêt se trouve là seulement où l'avantage du moment se concilie avec la reconnaissance due à des alliés qui n'ont pas démérité. [3,57] LVII. - "Réfléchissez en outre que vous passez aux yeux de la plupart des Grecs pour des exemples vivants de vertu . Si vous ne portez pas sur nous un jugement équitable, votre décision ne sera pas ensevelie dans les ténèbres, car si l'on vous comble d'éloges, nous sommes loin d'être méprisés . Prenez garde qu'on ne s'indigne de voir des gens valeureux subir un traitement ignominieux de la part de gens plus valeureux encore ; évitez que nos dépouilles, à nous les bienfaiteurs de la Grèce, ne soient exposées dans les temples communs à tous les Grecs. Ce sera un spectacle odieux de voir les Lacédémoniens détruire Platée et de voir que notre cité, qui a par sa valeur mérité que son nom figurât sur le trépied de Delphes, soit rayée de la communauté hellénique pour complaire aux Thébains. Voilà à quelle extrémité nous en sommes réduits. Pourtant c'est nous qui périssions sous les coups des Mèdes victorieux ! nous voilà maintenant en train de perdre notre procès, au profit des Thébains devant vous qui autrefois nous témoigniez la plus vive amitié. Deux dangers atroces nous ont menacés : naguère, en ne livrant pas notre ville, nous avons risqué de mourir de faim ; maintenant nous risquons d'être condamnés à mort. Nous autres, Platéens, nous sommes repoussés par tous, nous qui pour sauver les Grecs avons montré une ardeur sans limites, nous voici abandonnés, privés de secours . Aucun de nos anciens alliés ne se porte à notre aide, et vous-mêmes, Lacédémoniens notre seul espoir, nous craignons de vous voir nous refuser votre appui. [3,58] LVIII. - "Cependant, au nom des dieux qui ont combattu jadis avec nous, au nom de notre dévouement pour la Grèce, nous vous conjurons de vous laisser fléchir, de revenir sur les décisions que vous ont inspirées les Thébains. Obtenez comme preuve de reconnaissance qu'ils renoncent à la mort de gens dont le trépas serait déshonorant pour vous. Au lieu d'une reconnaissance honteuse, ménagez-vous une reconnaissance honorable. Pour faire plaisir à d'autres, n'allez pas vous couvrir d'infamie. Un instant suffit pour faire périr nos corps, mais notre mort sera pour vous une tache ineffaçable. Nous ne sommes pas des ennemis qu'il vous est permis de châtier, mais des amis que la nécessité a contraints à vous combattre. Aussi en nous laissant la vie, vous remplirez un devoir sacré. Songez-y c'est volontairement que nous avons fait notre soumission ; nous vous avons tendu les mains ; or la loi des Grecs interdit qu'on mette à mort des suppliants. Bien plus dans toutes les circonstances nous avons été vos bienfaiteurs. Jetez aussi un coup d'oeil sur les tombeaux de vos ancêtres : ils sont tombés sous les coups des Mèdes ; ils ont été ensevelis dans notre pays ; chaque année nous leur fournissons aux frais de l'État un tribut de vêtements, d'autres offrandes, les fruits de notre terre et des prémices de toute sorte ; frères d'armes, nous restons fidèles à ceux qui ont été nos camarades de combat. Par un jugement inique vous mettriez fin à ces traditions ! Songez-y : Pausanias, en les enterrant ici, entendit les confier à un pays ami, à des gens qui leur ressemblaient. En nous mettant à mort, en faisant de cette terre platéenne une terre thébaine, qu'adviendra-t-il ? Vous remettrez vos pères à leurs meurtriers, vous priverez des gens de votre race des honneurs qu'actuellement on leur accorde. En outre vous asservirez le pays qui a vu l'affranchissement des Grecs, vous condamnerez à l'abandon les temples des dieux, qui cédant à vos prières vous ont donné la victoire sur les Mèdes ; vous enlèverez la charge de célébrer ces sacrifices traditionnels à ceux-là qui ont fondé et construit ces sanctuaires. [3,59] LIX. - "Lacédémoniens, une pareille conduite serait indigne de votre gloire ; non, vous ne pouvez commettre une pareille faute envers les lois communes de la Grèce et envers vos ancêtres ; vous ne pouvez faire périr, pour obéir à la haine d'autrui, des gens qui ont été vos bienfaiteurs et qui ne vous ont fait aucun tort. Votre devoir est de les épargner, de vous laisser attendrir par la pitié et de leur témoigner une sage commisération. Songez à l'atrocité du supplice que vous nous infligerez ; bien plus songez à la qualité de vos victimes et aussi à l'incertitude du sort qui accable souvent ceux qui le méritent le moins. Pour nous, comme le devoir et la nécessité nous y contraignent, nous supplions à grands cris les dieux communs à toute la Grèce et adorés sur les mêmes autels ; nous leur demandons en grâce de vous toucher ; nous invoquons les serments que vos pères ont prêtés de ne pas oublier nos services ; nous nous réfugions en suppliants auprès des tombes de vos ancêtres. Par nos défunts communs, nous vous conjurons de ne pas nous livrer à nos pires ennemis, les Thébains, nous qui vous sommes tout dévoués. Rappelez-vous cette journée où nous avons accompli avec vos ancêtres de si magnifiques exploits, tandis que celle d'aujourd'hui nous menace du sort le plus redoutable. Il faut enfin conclure, chose particulièrement pénible dans une situation comme la notre, puisque nous risquons de perdre la vie en même temps que la parole. Nous terminons en disant que ce n'est pas aux Thébains que nous avons livré notre ville ; plutôt que de nous y résoudre, nous aurions préféré la mort la plus épouvantable, la mort par la faim ; c'est en vous que nous avons mis notre espoir, à vous que nous nous sommes remis. Si vous ne vous laissez pas convaincre, il est juste de nous rétablir dans notre situation ancienne et de nous laisser exposés aux dangers qui se présenteront. Bref, nous vous adjurons, nous, citoyens de Platée, qui avons montré jadis tant d'ardeur pour la défense des Grecs, de ne pas nous abandonner, nous qui avons reçu votre foi et qui, Lacédémoniens, sommes devenus vos suppliants, pour nous livrer aux Thébains, nos pires ennemis. Sauvez-nous et quand vous affranchissez les autres Grecs, ne nous faites pas périr. [3,60] LX. - Telles furent les paroles des Platéens. Les Thébains craignant qu'à la suite de leur discours, les Lacédémoniens ne leur fissent des concessions, se présentèrent en disant qu'ils voulaient eux aussi être entendus. Ils arguèrent que les Platéens avaient, contrairement à l'avis commun, eu toute latitude de répondre longuement à la question posée. On leur accorda la parole. Voici leur discours : [3,61] LXI. - "Nous n'aurions pas demandé la parole, si les Platéens avaient répondu succinctement à la question posée, s'ils ne s'étaient pas tournés contre nous pour nous accuser et si, en dehors de la question, sur des points que l'on ne contestait pas et où ils n'encouraient aucun blâme, ils n'avaient pas présenté longuement leur défense et leur éloge. Nous voilà maintenant en devoir de leur répondre et de nous défendre, pour éviter qu'ils ne tirent parti de notre crime prétendu et de leur propre gloire. Quand vous aurez entendu la vérité sur ces deux points, vous pourrez juger en connaissance de cause. Nos premiers différends datent de l'époque où nous avons fondé Platée et quelques autres places : ce fut là notre dernière fondation en Béotie ; nous chassâmes alors les populations mêlées qui habitaient ces villes et nous les occupâmes. Mais les Platéens ne voulurent pas, suivant les conventions primitives, reconnaître notre domination. Seuls de tous les Béotiens, ils violèrent les lois anciennes, qu'ils s'étaient engagés à respecter et passèrent au parti des Athéniens. Avec eux, ils nous ont fait bien du mal et à notre tour nous le leur avons fait payer. [3,62] LXII. - "Ils prétendent que, lorsque le Barbare menaçait la Grèce, ils furent les seuls des Béotiens à ne pas médiser. Voilà ce dont ils s'enorgueillissent tout particulièrement et ce dont ils nous font grief. Or nous prétendons que, s'ils n'ont pas suivi le parti des Mèdes, c'est parce que les Athéniens ne l'ont pas fait. De même, plus tard, quand les Athéniens menaçaient les Grecs, ils ont été les seuls des Béotiens à suivre le parti d'Athènes. Pourtant songez à la situation respective des deux peuples, quand ces événements se produisirent. Notre cité n'était alors gouvernée, ni selon un régime oligarchique assurant l'égalité, ni selon un régime démocratique. Elle présentait la forme de gouvernement la plus illégale, la plus contraire à un sage équilibre, la plus voisine de la tyrannie : une minorité toute puissante la dirigeait. Ce parti compta sur la victoire des Mèdes pour fortifier davantage encore sa domination particulière ; il contint le peuple de force et fit appel au Barbare. La cité dans son ensemble, qui ne pouvait disposer d'elle-même, suivit cette faction. Aussi n'est-il pas équitable de lui reprocher comme une faute un acte que les lois n'ont pas sanctionné. Mais après le départ des Mèdes, la loi nous gouverna à nouveau. Plus tard, quand les Athéniens marchèrent contre la Grèce, tentèrent de soumettre le pays et notre territoire avec lui et profitèrent de nos divisions pour en occuper une bonne part, considérez qu'en les combattant et en remportant la victoire à Korônée, nous avons délivré la Béotie ; maintenant encore nous coopérons avec zèle à la libération des autres Grecs, en fournissant de la cavalerie et un matériel plus important que tous les autres alliés. Voilà ce que nous avons à répondre à propos du reproche de médisme. [3,63] LXIII. - C'est vous, Platéens, qui êtes particulièrement coupables envers la Grèce ; c'est vous qui méritez plus que nous toute espèce de châtiment. Nous allons tâcher de le démontrer. "Selon vous, c'est pour nous punir que vous êtes devenus les alliés et les citoyens d'Athènes. En ce cas c'était contre nous seuls qu'il fallait les lancer et non vous allier à eux pour attaquer d'autres peuples. Car vous pouviez, au cas où malgré vous vous auriez été entraînés par les Athéniens, vous rappeler l'alliance que vous aviez conclue autrefois avec les Lacédémoniens contre le Mède et dont vous vous vantez sans cesse. Elle était susceptible de vous garantir contre nos attaques et - chose essentielle - de vous permettre de délibérer sans crainte. Mais non, c'est spontanément, sans subir aucune violence que vous avez pris le parti des Athéniens. Et vous invoquez l'honneur qui vous interdisait de trahir des bienfaiteurs ! Mais la honte est beaucoup plus vive, l'injustice beaucoup plus grande de trahir tous les Grecs - car des serments vous liaient à eux - que les seuls Athéniens : ceux-ci projetaient l'asservissement de la Grèce, les autres sa libération. Vous leur témoigniez une reconnaissance inégale, disproportionnée au bienfait que vous en aviez reçu et entachée de honte. Car, d'après vous, c'est pour avoir été injustement traités que vous les avez appelés et vous êtes devenus les complices des injustices dont d'autres sont victimes ! Il est moins honteux de ne pas reconnaître un bienfait que de payer d'injustice ses bienfaiteurs, pour des services loyalement rendus. [3,64] LXIV. - Vous avez bien montré que ce n'était pas en faveur des Grecs que, seuls autrefois, vous n'avez pas pris le parti des Mèdes, mais bien parce que les Athéniens ne l'avaient pas pris, à l'encontre de ce que nous faisions. Vous avez voulu imiter les uns et faire le contraire des autres. Et maintenant encore vous trouvez bon de tirer parti des hauts faits accomplis pour complaire à d'autres. Vous avez choisi le parti des Athéniens, continuez à combattre à leurs côtés. N'invoquez pas les serments d'autrefois, en vous flattant qu'ils doivent aujourd'hui vous sauver. Vous les avez violés et ainsi, loin de vous y opposer, vous avez collaboré à l'asservissement des Eginètes et de quelques autres peuples. Vous ne pouvez invoquer la nécessité ; vous étiez soumis au gouvernement qui vous régit encore ; nul ne vous a contraints, comme cela a été notre cas. Notre dernière sommation avant l'investissement de votre ville d'avoir à vous tenir tranquilles et de rester neutres, vous l'avez repoussée. Qui donc plus que vous, qui vous parez de votre valeur pour leur nuire, mériterait davantage la haine de tous les Grecs ? Jadis, selon vous, vous leur avez rendu service ; mais vous venez de montrer que vos bienfaits ne vous étaient pas imputables. Quant à votre constant naturel, il s'est révélé indubitablement : chaque fois que les Athéniens ont pris le chemin de l'injustice, vous les avez suivis. Voilà ce que nous avons voulu mettre en lumière : notre médisme involontaire et votre atticisme volontaire. [3,65] LXV. - Reste la dernière question. Vous prétendez avoir été victimes de notre injuste attaque contre votre ville en pleine paix et en un jour de fête. Là encore nous estimons n'être pas plus coupables que vous. Si de nous-mêmes nous avions fait acte d'hostilité en marchant contre votre ville, en vous livrant bataille et en ravageant votre territoire, certes nous aurions commis un crime. Mais du moment que les premiers de votre cité par la situation et par la naissance nous ont appelés spontanément pour faire cesser une alliance étrangère et pour vous faire reprendre votre place dans la confédération nationale de tous les Béotiens, quel est notre crime ? Ceux qui donnent l'impulsion sont plus coupables que ceux qui suivent le mouvement. A vrai dire, ni eux, ni nous, ne sommes fautifs. Tel est notre avis. Ils étaient citoyens tout comme vous ; ils risquaient plus que vous : ils nous ont ouvert leurs portes ; ils nous ont accueillis non en ennemis, mais en amis dans leur ville. Ils voulaient que les pires d'entre vous ne se pervertissent pas davantage et que les meilleurs fussent mis à la place qu'ils méritaient. Leur but était de donner de sages conseils et, sans priver la ville de ses habitants, de vous rattacher comme autrefois à ceux de votre race. Ils ne vous faisaient aucun ennemi et vous comprenaient dans l'entente commune. [3,66] LXVI. - Voulez-vous la preuve de nos sentiments pacifiques ? Nous n'avons fait tort à personne. Nous avons invité à se joindre à nous tous ceux qui voulaient se gouverner selon les lois traditionnelles de tous les Béotiens. Vous-mêmes vous avez répondu avec empressement à cet appel ; vous avez conclu une convention et vous avez commencé par vous tenir tranquilles ; mais bientôt vous vous êtes aperçus de notre petit nombre. Admettons que nous ayons eu tort d'entrer dans vos murs sans l'assentiment de la majorité, vous n'avez pas suivi la même ligne de conduite, qui eût consisté à ne rien tenter par la violence et à nous engager par des pourparlers à évacuer la ville. Au contraire, vous avez violé la convention en nous attaquant. Et ce que nous vous reprochons le plus vivement, ce n'est pas tant d'avoir mis à mort ceux qui se trouvaient entre vos mains - leur triste sort était en quelque mesure légitime ! - que d'avoir fait ensuite périr au mépris des lois ceux que vous aviez faits prisonniers, qui vous tendaient les mains et à qui vous aviez promis la vie sauve. N'est-ce donc pas un crime ? Oui, à trois reprises, coup sur coup, vous vous êtes conduits indignement vous avez rompu la trêve, vous avez massacré ensuite nos gens, vous avez été infidèles à votre promesse de leur laisser la vie, si nous n'endommagions pas vos campagnes. Et vous avez le front de dire que c'est nous qui avons enfreint les lois et vous prétendez ne pas être punis ! Cela ne sera pas, si du moins les Lacédémoniens ici présents jugent avec équité. Pour tous vos crimes, vous serez châtiés ! [3,67] LXVII. - Lacédémoniens, si nous avons poursuivi dans le détail cette discussion, c'est dans votre intérêt et dans le nôtre. Dans le vôtre afin que vous sachiez que vous les condamnerez justement ; dans le nôtre afin de justifier davantage encore la vengeance que nous poursuivons. Ne vous laissez pas attendrir au récit de leurs anciennes vertus, si tant est qu'ils en ont montré. Elles peuvent constituer une circonstance atténuante pour les victimes innocentes ; mais pour de honteux criminels, elles doivent leur valoir un double châtiment, parce que leurs crimes démentent leur conduite passée. Que leurs lamentations, leurs appels à la pitié, ne leur soient d'aucun secours, non plus que leurs adjurations aux tombeaux de vos ancêtres et à leur abandon ! Car, en retour, nous vous montrons les souffrances bien plus terribles de cette jeunesse massacrée par eux. Ce sont ses pères à elle qui vous ont apporté l'aide de la Béotie et sont morts à Korônée, ou qui, vieux et seuls dans leur maison vide, vous supplient avec plus de raison de tirer vengeance des Platéens. Ceux-là méritent la pitié qui souffrent injustement. La souffrance des criminels justement punis, comme ils le sont, comble au contraire tout le monde de joie. Leur isolement actuel n'est imputable qu'à eux-mêmes. Spontanément, ils ont repoussé les meilleurs alliés ; ils ont violé les lois sans aucune provocation de notre part ; ils ont obéi à la haine et non à la justice ; le châtiment même qu'ils subiront ne compensera pas exactement leur crime. Ils seront punis conformément aux lois, et non comme des suppliants qui à la fin du combat tendent les mains, quoique ce soit là ce qu'ils prétendent ; en réalité c'est en vertu d'une convention qu'ils se sont remis à votre justice. Venez donc au secours, Lacédémoniens, des lois des Grecs qu'ils ont violées ; montrez-nous, à nous qui avons souffert de ce mépris des lois, une juste reconnaissance pour le zèle que nous avons déployé. Que leurs paroles ne vous engagent-pas à nous repousser ! Montrez aux Grecs que les mots ont pour vous moins de poids que les actes. Une belle conduite, brièvement mentionnée, suffit mais des discours, soigneusement polis, ne sont que le voile d'une conduite honteuse. Si des chefs, comme vous l'êtes présentement, rendent en toute circonstance des jugements expéditifs, on cherchera moins à justifier des crimes par de beaux discours." [3,68] LXVIII. - Ainsi parlèrent les Thébains. Les juges lacédémoniens furent d'avis qu'il fallait s'en tenir à la question : à savoir si les Platéens avaient rendu aux Péloponnésiens quelque service pendant la guerre. Ils estimèrent apparemment que les Platéens auraient dû se tenir tranquilles en vertu du traité qu'avait conclu Pausanias, après la défaite du Mède ; que tout particulièrement, ils eussent dû le faire, quand on leur avait proposé de demeurer neutres, conformément au traité, avant l'investissement de la ville et qu'ils avaient refusé. Ils pensaient qu'en n'acceptant pas leurs justes propositions, les Platéens s'étaient mis en dehors des traités et s'étaient odieusement comportés à leur égard. De nouveau, ils firent comparaître tous les Platéens et leur demandèrent si, pendant la guerre, ils avaient rendu quelque service aux Lacédémoniens et à leurs alliés. Sur leur réponse négative, on les conduisit à la mort, sans en épargner aucun. Il n'y eut pas moins de deux cents Platéens qui furent ainsi exécutés ; vingt-cinq Athéniens, qui avaient subi avec eux le siège, partagèrent leur sort. On réduisit les femmes en esclavage. On permit aux Mégariens, qu'une faction avait chassés, et à ceux des Platéens de leur parti qui avaient survécu, d'habiter la ville pour une année environ. Puis les Thébains la rasèrent entièrement. Avec les matériaux ils édifièrent près du temple d'Héra une hôtellerie de deux cents pieds sur toutes ses faces, avec des chambres au rez-de-chaussée et à l'étage. Ils utilisèrent pour cet édifice les charpentes et les portes des maisons des Platéens et avec les matériaux, bronze et fer, provenant du rempart, ils fabriquèrent des lits qu'ils consacrèrent à Héra et lui élevèrent un temple de pierre de cent pieds. Les terres furent déclarées propriété de l'État ; on les afferma pour dix ans et ce furent des Thébains qui les cultivèrent. La raison la plus probable et même la seule de la rigueur des Lacédémoniens envers les Platéens fut le désir de complaire aux Thébains, dont ils estimaient que le concours leur serait utile pour la guerre qui commençait. Telle fut la fin de Platée, quatre-vingt-treize ans après l'entrée de cette ville dans l'alliance athénienne. [3,69] LXIX. - Les quarante vaisseaux péloponnésiens qui s'étaient portés au secours de Lesbos avaient gagné, comme nous l'avons dit, la haute mer, poursuivis par la flotte athénienne. Aux abords de la Crète, surpris et dispersés par la tempête ; ils avaient rallié en désordre le Péloponnèse. A Kyllénè, ils rencontrèrent treize trières de Leukas et d'Ambrakie, sous le commandement de Brasidas fils de Tellis envoyé comme conseiller à Alkidas. Les Lacédémoniens, après leur échec de Lesbos, voulaient renforcer leur flotte et mettre le cap sur Corcyre, alors en pleine révolution. Les Athéniens n'ayant que douze vaisseaux à Naupakte, ils voulaient les prévenir, avant qu'il leur fût arrivé du renfort d'Athènes. Brasidas et Aikidas se préparèrent donc à cette entreprise. [3,70] LXX. - Les troubles de Corcyre avaient éclaté au retour des citoyens faits prisonniers dans les batailles navales autour d'Epidamne. Les Corinthiens les avaient relâchés en prétendant que leurs proxènes avaient fourni une caution de huit cents talents. En fait, ces prisonniers s'étaient engagés à livrer Corcyre aux Corinthiens. C'est ce qu'ils tentèrent en effet ; ils intriguèrent auprès de tous les citoyens pour soulever la ville contre les Athéniens. Sur ces entrefaites, arrivèrent un vaisseau athénien et un de Corinthe qui amenaient des députés : des pourparlers eurent lieu. Les Corcyréens décidèrent par un vote de demeurer dans l'alliance offensive et défensive avec Athènes conformément aux traités. Néanmoins ils entendaient rester amis des Péloponnésiens comme auparavant. Il y avait alors à Corcyre un nommé Peithias, proxène volontaire des Athéniens, et un des chefs du parti démocratique. Des citoyens du parti adverse le citèrent en justice, l'accusant de vouloir asservir Corcyre aux Athéniens. Acquitté il attaqua à son tour cinq des plus riches Corcyréens, qu'il accusait de couper des branches pour faire des échalas dans l'enceinte sacrée de Zeus et d'Alkinoos. L'amende pour chaque échalas était d'un statère. Ils furent condamnés et se réfugièrent en suppliants dans les temples, effrayés par l'énormité de l'amende et demandant qu'on échelonnât le paiement de cette somme. Mais Peithias qui était membre du conseil fit décider qu'on appliquerait la loi. Les accusés, mis en demeure de s'exécuter et informés que Peithias voulait profiter du moment où il était encore au conseil pour déterminer les Corcyréens à conclure avec les Athéniens une alliance défensive et offensive, formèrent un complot, s'armèrent de poignards et firent irruption dans le conseil. Peithias fut tué et avec lui d'autres membres de l'assemblée et des particuliers, au nombre d'environ soixante. Quelques partisans de Peithias se réfugièrent sur la trière athénienne qui se trouvait encore à Corcyre. [3,71] LXXI. - Après cette exécution, les conjurés convoquèrent les Corcyréens ; ils déclarèrent que tout était pour le mieux et que les Corcyréens avaient pris le meilleur parti pour éviter l'asservissement d'Athènes ; pour l'avenir il fallait se tenir tranquille ; ne recevoir qu'un vaisseau à la fois et traiter en ennemis les bâtiments qui viendraient en plus grand nombre. Après cette déclaration, ils forcèrent le peuple à ratifier cette décision. Aussitôt ils envoyèrent à Athènes une députation pour faire aux Athéniens un récit des événements favorable à leur cause et pour inviter les Corcyréens réfugiés à Athènes à ne rien tenter imprudemment, s'ils voulaient éviter un soulèvement. [3,72] LXXII. - Dès leur arrivée à Athènes, ces députés furent appréhendés comme des factieux. Avec tous ceux qu'ils avaient gagnés, ils furent internés à Égine. Sur ces entrefaites les Corcyréens qui détenaient le pouvoir profitèrent de l'arrivée d'une trière corinthienne et d'envoyés lacédémoniens pour attaquer le parti démocratique. Ils en virent aux mains et furent vainqueurs. Mais à la tombée de la nuit, le peuple se retira à l'Acropole et sur les hauteurs de la ville ; une fois rassemblé, il s'y fortifia ; il occupa également le port Hyllaïkos. L'autre parti occupa l'agora, où la plupart de ses membres avaient leurs maisons et le port qui l'avoisine orienté vers le continent. [3,73] LXXIII. - Le lendemain quelques escarmouches se produisirent. Ces deux partis envoyèrent des messagers dans la campagne pour soulever les esclaves en leur promettant la liberté ; la plupart se rangèrent au parti du peuple ; l'autre parti reçut du continent un renfort de huit cents auxiliaires. [3,74] LXXIV. - Après un jour d'accalmie, le combat reprit ; le peuple, qui avait la supériorité des positions et du nombre, fut victorieux. Les femmes en le secondant firent preuve de beaucoup d'audace ; elles lançaient des tuiles du haut des maisons et affrontaient la mêlée avec un courage tout viril. Sur le soir les aristocrates furent mis en déroute ; comme ils craignaient que le peuple d'un seul élan ne s'emparât de l'arsenal maritime et ne les massacrât eux-mêmes, ils mirent le feu aux maisons et aux magasins qui entouraient l'agora, sans épargner les leurs plus que les autres ; ils voulaient ainsi fermer tout accès au peuple. Des richesses considérables appartenant aux commerçants furent détruites ; la ville entière eût été anéantie, si le vent eût soufflé dans cette direction et activé la flamme. Le combat fut interrompu ; les deux partis ne bougèrent pas pendant la nuit, tout en se tenant sur leurs gardes. Après la victoire du parti démocratique le vaisseau de Corinthe se retira furtivement. La plupart des mercenaires regagnèrent le continent sans être aperçus. [3,75] LXXV. - Le jour suivant, Nikostratos fils de Diitréphès, stratège athénien, arriva de Naupakte au secours des Corcyréens, avec douze vaisseaux et cinq cents hoplites messéniens. Il conclut un arrangement et engagea les deux partis à se réconcilier ; dix citoyens particulièrement compromis passeraient en jugement. Mais ils prirent la fuite aussitôt. Les autres feraient la paix entre eux et rentreraient dans la ville ; un traité d'alliance offensive et défensive serait conclu avec les Athéniens. Après avoir pris ces dispositions, il se préparait à reprendre la mer. Mais les chefs du parti démocratique obtinrent qu'il leur laissât cinq de ses vaisseaux pour contenir leurs adversaires ; ils s'engagèrent à équiper à leur tour cinq vaisseaux qui devaient partir avec Nikostratos. Il y consentit. Alors les démocrates firent choix de leurs adversaires pour constituer les équipages. Les aristocrates, qui craignaient qu'on ne les envoyât à Athènes, s'assirent en suppliants dans le temple des Dioscures. Nikostratos les releva et voulut les rassurer, mais il n'y parvint pas. Le peuple en profita pour s'armer : il prétexta que leur refus de s'embarquer cachait quelque mauvais dessein. Il s'empara même des armes qui se trouvaient dans les maisons des riches et, sans l'intervention de Nikostratos, eût massacré ceux qui lui tombaient sous la main. A cette vue, les aristocrates allèrent s'asseoir en suppliants dans le temple d'Héra au nombre d'au moins quatre cents. Craignant une révolte, le peuple obtint qu'ils quittassent cet asile, les fit transporter dans l'île située en face de ce temple et leur fournit les vivres nécessaires. [3,76] LXXVI. - La sédition en était à ce point, quand, quatre ou cinq jours après le transfert dans l'île des aristocrates, on vit arriver cinquante-trois vaisseaux péloponnésiens venant de Kyllénè, où ils se trouvaient au mouillage après l'expédition d'Ionie. Ils étaient commandés comme naguère par Alkidas assisté de Brasidas comme conseiller. Ils mouillèrent au port de Sybota, qui se trouve sur le continent et dès le lever du jour ils mirent le cap sur Corcyre. [3,77] LXXVII. - A Corcyre, le trouble fut extrême. On redoutait à la fois l'agitation intérieure et l'arrivée de la flotte ennemie. On arma soixante vaisseaux et, à mesure qu'ils étaient équipés, on les envoya contre l'ennemi. Pourtant les Athéniens avaient conseillé aux Corcyréens de les laisser sortir eux-mêmes d'abord et de venir les soutenir avec la flotte au complet. Comme les vaisseaux Corcyréens abordaient l'ennemi isolément, deux d'entre eux en profitèrent pour passer immédiatement dans les rangs adverses. Sur d'autres les troupes embarquées se battaient entre elles ; ce n'était partout que confusion. A la vue de ce désordre, les Péloponnésiens opposèrent vingt vaisseaux à ceux des Corcyréens et avec le reste firent front contre les douze vaisseaux d'Athènes, parmi lesquels se trouvaient la Salaminienne et la Paralienne. [3,78] LXXVIII. - Les Corcyréens, qui attaquaient maladroitement et avec des forces trop faibles, subissaient des pertes sévères. Les Athéniens de leur côté effrayés par le nombre redoutaient l'encerclement. Ils n'osèrent pas attaquer de front l'adversaire qui restait groupé ni tenter d'enfoncer le centre de la ligne ennemie qui leur faisait face. Ils se dirigèrent donc sur une des ailes et coulèrent un vaisseau. Là-dessus les Péloponnésiens ayant pris une formation circulaire, ils tâchèrent de les déborder par une des ailes et de jeter le désordre dans leurs rangs. Les vaisseaux qui faisaient face aux Corcyréens déjouèrent cette manoeuvre ; craignant ce qui était arrivé à Naupakte, ils se portèrent au secours des leurs. Une fois rassemblés, les vaisseaux ennemis foncèrent sur les Athéniens ; ceux-ci aussitôt se retirèrent, faisant marche arrière la proue en avant. Ils voulaient par cette manoeuvre faciliter le repli des Corcyréens, tandis qu'eux-mêmes reculant avec lenteur contiendraient l'ennemi. Tel fut le combat naval qui prit fin au coucher du soleil. [3,79] LXXIX. - Les Corcyréens craignaient que l'ennemi, exploitant sa victoire à fond, ne vînt attaquer la ville, ou qu'il ne s'emparât des aristocrates déposés dans l'île ; bref qu'il ne provoquât une nouvelle agitation. Ils transportèrent donc à nouveau dans le temple d'Héra les citoyens détenus dans l'île et mirent la ville en état de défense. L'ennemi, malgré la victoire qu'il venait de remporter, n'osa pas l'attaquer ; avec les treize vaisseaux Corcyréens dont il s'était emparé il regagna le point de la côte d'où il était parti. Le lendemain, aucune attaque ne fut prononcée contre la ville, malgré le trouble et l'effroi extrêmes qui y régnaient et malgré l'avis de Brasidas qui, dit-on, conseillait cette tentative à Alkidas. Mais Brasidas n'avait pas les mêmes pouvoirs qu'Aikidas. Les Péloponnésiens firent une descente au promontoire de Leukimnè et ravagèrent le pays. [3,80] LXXX. - Cependant le parti démocratique de Corcyre, qui appréhendait vivement l'arrivée de la flotte ennemie, traita avec les suppliants et les autres aristocrates pour tâcher de sauver la ville. Il décida quelques-uns d'entre eux à prendre du service sur les vaisseaux ; malgré la défaite on en équipa trente. Les Péloponnésiens ravagèrent la campagne jusqu'à la mi-journée ; ensuite ils reprirent la mer. Il faut dire que les signaux par feux les avaient avertis, pendant la nuit, du départ de Leukas de soixante vaisseaux athéniens. A la nouvelle du soulèvement de Corcyre et de l'envoi de la flotte péloponnésienne avec Alkidas, ils les avaient expédiés sous le commandement d'Eurymédôn fils de Thouklès. [3,81] LXXXI. - Les Péloponnésiens profitèrent de la nuit pour retourner chez eux rapidement en serrant la côte. Ils transportèrent leurs vaisseaux par-dessus l'isthme de Leukas, pour éviter d'être aperçus s'ils doublaient le cap et rentrèrent dans leurs foyers. Les Corcyréens, à la nouvelle que les vaisseaux athéniens arrivaient et que la flotte ennemie s'éloignait, introduisirent en cachette dans la ville les Messéniens, qui jusque-là étaient hors des murs ; ils donnèrent l'ordre aux vaisseaux qu'ils venaient d'équiper de passer du port de l'agora dans le port Hyllaïkos. Pendant ce court trajet, ils massacrèrent tous les ennemis, qui leur tombèrent entre les mains. Quant à ceux qu'ils avaient décidés à s'embarquer, ils les firent descendre à terre et les mirent à mort. Ils pénétrèrent dans le téménos d'Héra, décidèrent environ cinquante suppliants à se présenter devant la justice et les condamnèrent tous à mort. La plupart d'entre eux ne voulurent rien entendre et, quand ils virent le sort réservé à leurs compagnons, ils se tuèrent les uns les autres dans l'enceinte consacrée. Quelques-uns se pendirent à des arbres. Bref chacun se donna la mort comme il put. Pendant les sept jours qu'Eurymédôn demeura à Corcyre avec ses soixante vaisseaux, les Corcyréens massacrèrent ceux qu'ils considéraient comme leurs ennemis ; accusant les uns d'être hostiles au régime démocratique ; en mettant à mort quelques- uns pour assouvir des vengeances privées ; d'autres furent massacrés par leurs débiteurs. La mort parut sous mille formes ; comme il arrive en de pareilles circonstances, on commit tous les excès, on dépassa toutes les horreurs. Le père tuait le fils. Des suppliants étaient arrachés aux temples des dieux et massacrés sur les autels mêmes ; il en est qui périrent murés dans le temple de Dionysos. [3,82] LXXXII. - A quel point fut cruelle cette sédition ! Elle le parut davantage encore, parce qu'elle fut la première. Plus tard tout le monde grec, pour ainsi dire, fut ébranlé. Partout des discordes : les chefs du parti populaire appelant à leur aide les Athéniens, les aristocrates, les Lacédémoniens. Pendant la paix, on n'aurait eu aucun prétexte, aucun moyen pour les appeler, mais une fois en guerre ceux qui voulaient bouleverser l'ordre établi avaient toute facilité de se chercher des alliés à la fois pour abattre leurs adversaires et accroître du même coup leur puissance. Les cités en proie à ces dissensions souffrirent des maux innombrables et terribles, qui se produisent et se produiront sans cesse, tant que la nature humaine sera la même, mais qui peuvent varier d'intensité et changer de caractère selon les circonstances. Car pendant la paix et dans la prospérité, États et particuliers ont un meilleur esprit, parce qu'ils ne sont pas victimes d'une nécessité impitoyable. Mais la guerre, en faisant disparaître la facilité de la vie quotidienne, enseigne la violence et met les passions de la multitude en accord avec la brutalité des faits. Les dissensions déchiraient donc les villes. Celles qui en furent victimes les dernières, instruites par l'exemple qu'elles avaient sous les yeux, portèrent bien plus loin encore l'excès dans ce bouleversement général des moeurs ; elles montrèrent plus d'ingéniosité dans la lutte et plus d'atrocité dans la vengeance. En voulant justifier des actes considérés jusque-là comme blâmables, on changea le sens ordinaire des mots. L'audace irréfléchie passa pour un courageux dévouement à l'hétairie ; la précaution prudente pour une lâcheté qui se couvre de beaux dehors. Le bon sens n'était plus que le prétexte de la mollesse ; une grande intelligence qu'une grande inertie. La violence poussée jusqu'à la frénésie était considérée comme le partage d'une âme vraiment virile ; les précautions contre les projets de l'adversaire n'étaient qu'un honnête prétexte contre le danger. Le violent se faisait toujours croire ; celui qui résistait à ces violences se faisait toujours soupçonner. Dresser des embûches avec succès était preuve d'intelligence ; les prévenir, d'habileté plus grande. Quiconque s'ingéniait à ne pas employer ces moyens était réputé trahir le parti et redouter ses adversaires. En un mot devancer qui se disposait à commettre un mauvais coup, inciter à nuire qui n'y songeait pas, cela valait mille éloges. Les relations de parti étaient plus puissantes que les relations de parenté, parce qu'elles excitaient davantage à tout oser sans invoquer aucune excuse. Les associations n'avaient pas pour but l'utilité conformément aux lois, mais la satisfaction de la cupidité en lutte contre les lois établies. La fidélité aux engagements était fondée non sur le respect de la loi divine du serment, mais sur la complicité dans le crime. On n'adoptait les conseils honnêtes de l'adversaire que par précaution, si cet adversaire était le plus fort, nullement par générosité. On aimait mieux se venger d'une offense que de ne pas l'avoir subie. Les serments de réconciliation que l'on échangeait n'avaient qu'une force transitoire, due à l'embarras des partis et à leur impuissance à les enfreindre ; mais qu'une occasion se présentât, celui qui voyait son rival sans défense et osait l'attaquer le premier abusait de sa confiance et aimait mieux exercer sa vengeance en secret qu'ouvertement. Il assurait ainsi sa sécurité et en triomphant par la ruse se faisait une réputation d'intelligence ; car, en général, l'homme est plus satisfait d'être appelé habile en se conduisant en coquin que maladroit en étant honnête. On rougit de la maladresse, on s'enorgueillit de la méchanceté. Tous ces vices avaient pour source la recherche du pouvoir, inspirée soit par la cupidité, soit par l'ambition. Les passions engendrèrent d'ardentes rivalités. Dans les cités, les chefs de l'un et l'autre parti se paraient de beaux principes ; ils se déclaraient soit pour l'égalité politique du peuple, soit pour une aristocratie modérée. En paroles ils n'avaient pour but suprême que l'intérêt public ; en fait ils luttaient par tous les moyens pour obtenir la suprématie ; leur audace était incroyable ; les vengeances auxquelles ils recouraient, pires encore et en suscitant sans cesse de nouvelles, sans respect de la justice et de l'intérêt général ; on proportionnait les vengeances uniquement au plaisir que chacune procurait à l'une ou à l'autre des factions ; s'emparant du pouvoir soit par une condamnation injuste, soit de vive forte ; ils s'empressaient de donner satisfaction à leurs haines du moment. Ni les uns ni les autres ne s'astreignaient à la bonne foi ; quand l'envie leur faisait commettre quelque crime, leur réputation n'en était que plus assurée par les noms pompeux dont ils le paraient. Les citoyens, qui entendaient rester neutres, périssaient sous les coups des deux partis, pour refus d'entrer dans la mêlée ou parce qu'ils excitaient la jalousie par leur abstention. [3,83] LXXXIII. - C'est ainsi que ces dissensions développèrent dans le monde grec toute espèce de crimes. La simplicité, qui inspire en général les sentiments généreux, devint un sujet de dérision et disparut, pour laisser toute la place à une hostilité et à une méfiance générales. Rien n'était capable de ramener la paix, car aucune parole n'était sûre, aucun serment respecté. Pour éviter de tomber dans les embûches tendues par l'habileté de ses ennemis, on était plus préoccupé de se mettre à l'abri du mal, que de compter fermement sur autrui. Le plus souvent les gens d’une intelligence vulgaire se trouvaient favorisés. Comme ils redoutaient leur propre insuffisance et l'habileté de leurs adversaires, pour n'être pas dupes des belles paroles ni devancés dans leurs projets criminels par l'ingéniosité de leurs ennemis, ils se lançaient carrément dans l'action. Mais les habiles qui dédaignaient de prévoir le danger, qui ne prenaient pas effectivement ces précautions, comptant sur leur adresse du moment, restaient sans défense et succombaient d'autant mieux. [3,84] LXXXIV. - Ce fut à Corcyre que commencèrent la plupart de ces attentats. On y commit les crimes que se permettent des gens jusque-là gouvernés avec insolence au lieu de modération et qui trouvent l'occasion de se venger ; tous les crimes qu'inspire une longue misère aux gens qui veulent la secouer ; tous ceux que suggère le désir de s'emparer injustement du bien du voisin ; ceux enfin auxquels se portent, sans même avoir la cupidité pour mobile, des citoyens qui s'attaquent à d'autres citoyens et que mènent des passions aveugles, cruelles, inexorables. Dans de telles conditions la vie des citoyens de cette ville était complètement bouleversée ; la nature humaine qui aime à enfreindre les lois, les viola, prit plaisir à montrer son impuissance à réfréner ses passions, son mépris des lois, son hostilité pour toute supériorité. Si l'envie n'avait pas tant de force nuisible, on n'eût pas préféré la vengeance à la pitié, la richesse mal acquise à la justice. C'est que les hommes n'hésitent pas pour assouvir leur vengeance à enfreindre et à violer les lois, qui leur garantissent à eux-mêmes comme aux autres le salut dans les circonstances critiques, dussent-ils même dans le danger avoir besoin un jour de leur aide. [3,85] LXXXV. - Telles furent les passions qui dressèrent d'abord les Corcyréens les uns contre les autres. Entre-temps Eurymédôn et les Athéniens avec l'escadre reprirent la mer. Dans la suite les Corcyréens fugitifs, qui au nombre de cinq cents environ avaient échappé à la mort, s'emparèrent des forts construits sur le continent, se rendirent maîtres de la côte qui fait face à Corcyre et lui appartenait. Ils partaient de là pour piller les habitants de l'île. Ils causaient des dommages considérables et provoquèrent dans la ville une disette terrible. Ils envoyèrent à Lacédémone et à Corinthe des députés pour qu'on facilitât leur retour. Mais ces négociations échouèrent ; aussi se procurèrent-ils des embarcations et des troupes auxiliaires et opérèrent-ils dans l'île un débarquement au nombre de six cents. Ils brûlèrent leurs embarcations pour n'avoir d'autre ressource que de s'emparer de Corcyre. Ils s'établirent sur le mont Istônè, le fortifièrent, causèrent des pertes aux habitants de la ville et se rendirent maîtres de la campagne. [3,86] LXXXVI. - A la fin du même été, les Athéniens envoyèrent en Sicile vingt vaisseaux sous le commandement de Lakhès fils de Mélanôpos et de Kharceadès fils d'Euphilétos. La guerre avait éclaté entre les Syracusains et les Léontins. Les Syracusains avaient pour alliées toutes les villes doriennes, sauf Kamarina ; ces villes, qui dès le début de la guerre s'étaient alliées aux Lacédémoniens, n'avaient pourtant pas pris part avec eux aux hostilités. Les villes khalkidiennes et Kamarina étaient alliées des Léontins. En Italie les Lokriens tenaient pour Syracuse ; les habitants de Rhegion, en raison de leur commune origine, pour Léontion. Les alliés des Léontins envoyèrent une députation à Athènes où ils invoquèrent l'alliance autrefois conclue et leur qualité d'Ioniens. Ils décidèrent les Athéniens à leur envoyer des vaisseaux, car les Syracusains leur fermaient la terre et la mer. Les Athéniens en intervenant mirent en avant les liens d'amitié qui les unissaient aux Léontins ; en réalité ils voulaient empêcher les Syracusains d'exporter leur blé dans le Péloponnèse et tenter de soumettre la Sicile à leur domination. Ils s'installèrent donc à Rhégion en Italie et menèrent la guerre avec leurs alliés. L'été prit fin. [3,87] LXXXVII. - L'hiver suivant, la peste fondit une seconde fois sur Athènes. A vrai dire elle n'avait jamais disparu complètement, mais avait quelque peu diminué d'intensité. Cette seconde attaque ne dura pas moins d'une année ; la première avait duré deux ans. Rien n'affaiblit davantage la puissance militaire d'Athènes. Il périt au moins quatre mille quatre cents hoplites inscrits sur les rôles et trois cents cavaliers ; il est impossible d'évaluer le nombre des autres victimes. Il y eut à la même époque nombre de tremblements de terre à Athènes, en Eubée, en Béotie et principalement d [3,88] LXXXVIII. - Le même hiver, les troupes athéniennes qui se trouvaient en Sicile, renforcées par celles de Rhégion, lancèrent une attaque avec trente vaisseaux contre les Iles d'Eole. Le manque d'eau interdisait toute attaque pendant l'été. Elles appartiennent aux Lipariens, colons de Knide, mais ils n'habitent qu'une de ces îles, de peu d'étendue, appelée Lipara. C'est de là qu'ils partent pour aller cultiver les autres Didymè, Strongylè et Hiéra. Les gens du pays pensent que Héphaistos a ses forges à Hiéra, parce que de nuit on y voit s'élever des jets de flammes et de jour des colonnes de fumée. Ces îles qui se trouvent en face du pays des Sicules et des Messéniens étaient alliées des Syracusains. Les Athéniens ravagèrent le territoire, mais ne pouvant s'en rendre maîtres ils reprirent la mer pour regagner Rhégion. L'hiver finit et avec lui la cinquième année de la guerre racontée par Thucydide. [3,89] LXXXIX. - L'été suivant, les Péloponnésiens et leurs alliés, sous la conduite d'Agis fils d'Arkhidamos et roi de Lacédémone, s'avancèrent jusqu'à l'Isthme avec l'intention d'envahir l'Attique. Mais il survint plusieurs tremblements de terre qui détournèrent les Péloponnésiens de ce dessein ; l'invasion n'eut pas lieu. Vers l'époque de ces multiples secousses, à Orobies dans l'île d'Eubée, la mer se retira du rivage, puis provoqua un raz de marée qui submergea une partie de la ville ; une portion du territoire fut engloutie par les eaux, une autre resta émergée, si bien que la mer couvre ce qui était jadis découvert. Beaucoup d'habitants périrent ; seuls échappèrent ceux qui se réfugièrent à la course sur les hauteurs. L'île d'Atalantè, proche des Lokriens-Opuntiens, subit un raz de marée analogue, qui détruisit en partie le fort des Athéniens ; deux navires étaient à sec sur le rivage, l'un d'eux fut fracassé. A Péparéthos, la mer se retira également, mais sans provoquer d'inondation ; le tremblement de terre détermina l'effondrement d'une partie de la muraille, du prytanée et de quelques maisons. A mon avis, la cause de ce phénomène est que, là où les secousses furent les plus fortes, la mer se trouva chassée en arrière ; puis revenant soudain en avant, elle détermina de violentes inondations ; il me semble que ces catastrophes ne peuvent se produire que par l'effet d'un tremblement de terre. [3,90] XC. - Le même été, divers combats eurent lieu en Sicile, livrés soit par les Siciliens entre eux, soit par les Athéniens aidés de leurs alliés. Je me bornerai à rapporter l'essentiel de ces rencontres entre les Athéniens et leurs alliés et leurs adversaires. Kharceadès, le stratège athénien, avait péri dans un combat sous les coups des Syracusains. Lakhès, qui avait le commandement de toute l'escadre, se porta avec les alliés contre Myles, ville qui appartenait à Messénè. Deux corps de troupes de Messéniens y tenaient garnison. Ils dressèrent une embuscade aux troupes athéniennes qui avaient débarqué. Celles-ci avec leurs alliés mirent en fuite les gens de l'embuscade, en tuèrent un grand nombre, attaquèrent les murailles et forcèrent les habitants à leur livrer la ville haute et à participer à une expédition contre Messénè. Après quoi les Messéniens, dès l'arrivée des Athéniens et de leurs alliés, se rendirent à leur tour ; ils donnèrent des otages et toutes les garanties exigées. [3,91] XCI. - Le même été, les Athéniens envoyèrent trente vaisseaux croiser autour du Péloponnèse. A leur tête se trouvait Démosthénès fils d'Alkisthénès et Proklès fils de Théodôros. Soixante autres vaisseaux et deux mille hoplites furent envoyés contre Mélos, sous le commandement de Nicias fils de Nikératos. Les Athéniens voulaient réduire les Méliens, qui, tout en étant insulaires, n'entendaient ni se soumettre à Athènes, ni entrer dans l'alliance athénienne. Ils eurent beau ravager le pays, ils ne purent les amener à composition. Ce que voyant ils quittèrent Mélos et mirent le cap sur Orôpos, ville de la région de Graea. Ils abordèrent de nuit et immédiatement après leur débarquement les hoplites se dirigèrent par terre vers Tanagra en Béotie. A un signal, les Athéniens de la ville, sous le commandement d'Hipponikos fils de Kallias et d'Eurymédôn fils de Thouklès vinrent par terre les rejoindre en masse. Ce jour-là ils établirent leur camp sur le territoire de Tanagra, ravagèrent le pays et bivouaquèrent. Le lendemain ils défirent les Tanagréens, qui, renforcés d'un certain nombre de Thébains, avaient opéré une sortie. Avec les armes de ceux qui étaient tombés ils élevèrent un trophée, puis se retirèrent ; les uns rentrèrent dans la ville, les autres regagnèrent leurs vaisseaux. Nicias, suivant la côte avec ses soixante navires, saccagea le littoral de la Lokride, puis revint à Athènes. [3,92] XCII. - Vers la même époque, les Lacédémoniens fondèrent la colonie d'Hérakleia en Trakhinie. En voici la raison. Les Méliens sont répartis en trois groupes : les Paraliens, les Hières et les Trakhiniens. Ces derniers se trouvaient exposés aux attaques des gens de l'Oeta leurs voisins. D'abord ils avaient songé à se ranger dans le parti des Athéniens ; mais ils n'eurent pas suffisamment confiance en leur fidélité. Ils adressèrent donc à Lacédémone une députation conduite par Tisaménos. Des habitants de Doriées, la métropole des Lacédémoniens, se joignirent à eux pour faire la même demande. Eux aussi étaient exposés aux attaques des Oetéens. A cet appel les Lacédémoniens décidèrent d'envoyer une colonie. Tout en secourant les Trakhiniens et les gens de Doriées, ils jugèrent que l'emplacement de la ville était avantageux pour la guerre contre les Athéniens : ils pourraient armer contre l'Eubée une flotte qui n'aurait qu'un court trajet à effectuer et ils posséderaient un passage commode pour aller en Thrace. En somme, on déploya beaucoup d'ardeur à la fondation de cet établissement. On consulta l'oracle de Delphes et sur son ordre on envoya des colons, tant lacédémoniens que périèques. Ils invitèrent les autres Grecs qui le voudraient à se joindre à eux, à l'exclusion des Ioniens et des Akhéens et de quelques autres peuples. Trois Lacédémoniens, Leôn, Alkidas et Damagôn dirigèrent la fondation de cette colonie. Une fois arrivés ils relevèrent les murailles de la ville qui maintenant porte le nom d'Hérakleia, quarante stades au plus la séparent des Thermopyles, vingt de la mer. Ils établirent un arsenal, dont ils fermèrent l'accès du côté des défilés des Thermopyles afin d'en faciliter la défense. [3,93] XCIII. - Les Athéniens, à la vue de cette ville qui se peuplait, éprouvèrent des inquiétudes. Ils pensaient bien que l'Eubée se trouvait particulièrement menacée, car il n'y a qu'un étroit bras de mer pour la séparer du cap Kénaeon. Néanmoins rien ne vint confirmer leurs craintes ; ils n'éprouvèrent de ce fait aucun dommage. En voici la raison les Thessaliens étaient maîtres des régions voisines et de celle où s'élevait la ville. Dans la crainte que leurs voisins ne devinssent trop puissants, ils les tourmentèrent et saisirent toutes les occasions d'entrer en conflit avec ces nouveaux venus. Ils en épuisèrent les forces, bien que le nombre de ces colons eût été au début considérable. Comme c'étaient les Lacédémoniens qui fondaient cette colonie, tous y venaient avec confiance et avec l'assurance que cette cité serait florissante. Mais les chefs arrivés de Lacédémone compromirent eux aussi la situation et contribuèrent à dépeupler la ville par l'effroi qu'ils inspirèrent au peuple et la dureté de leur administration. Toutes ces causes firent que les voisins d'Hérakleia prirent plus facilement l'avantage. [3,94] XCIV. - Le même été, vers l'époque où les Athéniens étaient retenus à Mélos, les troupes appartenant aux trente vaisseaux en croisière autour du Péloponnèse débarquèrent à Elloménon, ville appartenant à Leukas. Elles tendirent une embuscade au cours de laquelle furent tués quelques soldats de la garnison. Puis elles attaquèrent Leukas avec des forces plus considérables composées de tous les Akarnaniens, en corps de nation, à l'exclusion des Oeniades. Avec elles se trouvaient des Zakynthiens, des Képhalléniens et quinze vaisseaux de Corcyre. Le pays des Leukadiens fut ravagé, tant au delà qu'en deçà de l'isthme où s'élèvent Leukas et le temple d'Apollon. Néanmoins devant la violence et le nombre de l'ennemi, les habitants se tinrent tranquilles. Les Akarnaniens pressaient Démosthénès le stratège athénien d'investir leur ville ; ils pensaient ainsi n'avoir aucune difficulté à la forcer et être débarrassés d'une cité qui leur avait toujours été ennemie. Mais les Messéniens réussirent à convaincre Démosthénès en lui représentant qu'il serait glorieux, avec une armée telle que la sienne, d'attaquer les Étoliens, ennemis de Naupakte : une fois victorieux il lui serait facile de soumettre aux Athéniens toute cette partie du continent. Le peuple étolien était puissant et belliqueux, il habitait dans des bourgades non fortifiées, très distantes les unes des autres ; il n'avait que des armes légères ; bref, il ne serait évidemment pas difficile de soumettre les Étoliens, avant qu'ils se fussent portés au secours les uns des autres. Les Messéniens engagement Démosthénès à attaquer d'abord les Apodôtes, puis les Ophionées, finalement les Eurytanes. Ces derniers forment le groupe le plus important des Etoliens. Leur langue est tout à fait inintelligible et ils pratiquaient l'omophagie, Une fois qu'ils seraient réduits, les autres se soumettraient sans difficulté. [3,95] XCV. - Démosthénès, pour complaire aux Messéniens, se laissa convaincre. Surtout il pensait, avec l'aide des alliés du continent et des Étoliens et sans demander de renforts à Athènes, pouvoir s'avancer par terre jusqu'en Béotie. Son plan consistait à traverser le pays des Lokriens-Ozoles jusqu'à Kytinion en Doride et en laissant à droite le Parnasse à descendre en Phôkide. Les Phôkidiens, en raison de l'alliance qui depuis longtemps les unissait aux Athéniens, s'associeraient volontiers, croyait-il, à son expédition ; sinon on pourrait les contraindre. D'ailleurs la Phôkide confine à la Béotie. Démosthénès, malgré l'opposition des Akarnaniens, quitta Leukas avec toutes ses troupes et arriva à Sollion en rangeant la côte. Il fit part de son projet aux Akarnaniens, qui refusèrent de le suivre, parce qu'il n'avait pas procédé à l'investissement de Leukas ; il partit avec le reste de ses troupes et se dirigea vers l'Étolie, avec les Képhalléniens, les Messéniens, les Zakynthiens et trois cents soldats de marine embarqués sur sa flotte, car les quinze vaisseaux de Corcyre s'étaient retirés. Il partit d'Oenéôn en Lokride ; ces Lokriens- Ozoles alliés d'Athènes devaient, avec toutes leurs forces, s'avancer à la rencontre des Athéniens jusqu'à l'intérieur du pays. Voisins des Étoliens, armés de la même manière, connaissant la tactique de ces peuples et le terrain, on attendait beaucoup de leur concours. [3,96] XCVI - Démosthénès bivouaqua avec son armée dans l'enceinte du temple de Zeus Néméen ; c'est là que, dit-on, fut tué par des gens du pays le poète Hésiode à qui un oracle avait prédit qu'il mourrait à Némée. Au lever du jour il se mit en marche dans la direction de l'Etolie. Le premier jour il s'empara de Potidania, le second de Krokyhon, le troisième de Teikhion. Là, il fit halte et envoya à Eupalion ville de Lokride le butin qu'il avait fait. Il avait l'intention de soumettre d'abord le pays, puis, si les Ophionées refusaient de se rendre, de retourner à Naupakte pour revenir plus tard les combattre. Les Etoliens avaient eu vent dès le début des dispositions qu'il prenait contre eux ; quand son armée envahit leur pays, ils se prêtèrent mutuellement assistance ; même les plus éloignés des Ophionées, à savoir les gens des Bômes et de Kallion qui habitent près du golfe Maliaque, arrivèrent à la rescousse. [3,97] XCVII. - Les Messéniens continuaient à donner à Démosthénès les mêmes conseils que naguère ; ils ne cessaient de répéter qu'il était facile de réduire les Étoliens ; ils l'invitaient à se jeter au plus vite sur leurs bourgades, à s'emparer chemin faisant de toutes celles qu'il trouverait sur son passage, sans attendre qu'ils se fussent rassemblés pour lui résister. Démosthénès les écouta et, se fiant à sa bonne fortune qui ne l'avait jamais déçu, il s'avança dans la direction d'Aegition sans attendre les Lokriens qui devaient se joindre à lui (or il avait justement grand besoin de gens de trait armés à la légère). Il enleva d'assaut Aegition. Les habitants s'étaient enfuis avant son arrivée et s'étaient établis sur les hauteurs qui dominent la ville. Elle est située dans une région montagneuse, à quatre-vingts stades au plus de la mer. Mais déjà les Étoliens s'étaient portés au secours d'Aegition ; ils foncèrent sur les Athéniens et leurs alliés de toutes parts en dévalant à la course des hauteurs et les criblèrent d'une grêle de traits. Quand les Athéniens avançaient, ils reculaient ; quand les Athéniens reculaient, ils fonçaient sur eux. Le combat se prolongea avec ces alternatives d'avance et de recul, au cours desquelles les Athéniens se trouvaient perpétuellement en état d'infériorité. [3,98] XCVIII. - Tant que les archers athéniens eurent des traits et furent en état de s'en servir, ils résistèrent ; car les Étoliens légèrement armés étaient refoulés par les traits. Mais quand le chef des archers eut succombé, ceux-ci se débandèrent ; les autres soldats de la troupe athénienne, exténués par la tactique sans cesse renouvelée de l'ennemi, se trouvèrent à bout de souffle. Pourchassés par les Etoliens, exposés à une grêle de traits, ils lâchèrent pied, tombèrent dans des ravins impraticables, dans des lieux pour eux inconnus où ils périrent. Car l'homme qui devait les guider, le Messénien Khromôn, avait été tué. Les Étoliens, agiles et légèrement armés, en atteignirent un grand nombre dans leur débandade et les tuèrent à coups de traits. Un plus grand nombre encore s'égara, se perdit dans une forêt qui n'avait pas d'issue ; les ennemis la cernèrent et y mirent le feu. Pour l'armée athénienne la fuite et la mort prirent les formes les plus diverses. Les survivants dans leur fuite gagnèrent avec peine la mer et la ville d'Oenéôn en Lokride, d'où ils étaient partis. Les alliés perdirent beaucoup de monde ; les Athéniens eux-mêmes environ cent vingt hoplites : c'était la fleur et l'élite de la jeunesse. Tel fut le bilan des pertes d'Athènes dans cette campagne. Proklès, l'un des deux stratèges, trouva également la mort. On traita avec les Étoliens et l'on obtint une trêve pour relever les morts. Ensuite on revint à Naupakte, d'où l'on regagna Athènes par mer. Démosthénès, lui, demeura à Naupakte et dans la région, craignant après sa défaite le ressentiment des Athéniens. [3,99] XCIX. - Vers la même époque, les Athéniens, qui étaient en Sicile, firent voile vers la Lokride. Au cours d'une descente, ils défirent les Lokriens, qui s'étaient portés à leur rencontre et prirent une forteresse située sur les bords de l'Halex. [3,100] C. - Le même été, les Étoliens, avant même l'expédition athénienne, avaient envoyé à Corinthe et à Lacédémone une députation avec Tolophos du pays des Ophionées, Boriadès l'Eurytane et Teisandros l'Apodôte. Ils obtinrent l'envoi d'un corps de troupe contre Naupakte, qui avait fait appel aux Athéniens. Les Lacédémoniens, à la fin de l'automne, dépêchèrent trois mille hoplites fournis par leurs alliés. Sur ce nombre, il y en avait cinq cents d'Hérakleia Trakhinienne, dont la fondation était toute récente. A la tête de cette armée se trouvait le Spartiate Eurylokhos, assisté des Spartiates Makarios et Ménédaeos. [3,101] CI. - L'armée se rassembla à Delphes. De là, Eurylokhos envoya un héraut aux Lokriens-Ozoles, dont il fallait traverser le pays pour se rendre à Naupakte et qu'il voulait détacher d'Athènes. Les habitants d'Amphissa, Lokriens eux aussi, furent les plus empressés à leur accorder leur concours ; la haine qu'ils éprouvaient pour les Phäkidiens leur inspirait mille craintes. Ils furent les premiers à donner des otages ; effrayés par la venue de l'armée lacédémonienne, ils engagèrent les autres populations à en faire autant ; d'abord leurs voisins ceux de Myonia maîtres des défilés qui mènent en Lokride ; puis les Ipnéens, les Messapiens, ceux de Tritées, de Khalaeon, ceux de Tolophôn, les Hessies, ceux d'Oeantheia. Tous ces peuples se joignirent à l'expédition. Les habitants d'Olpè, tout en donnant des otages, n'y participèrent pas. Les Hyaees ne donnèrent d'otages qu'après la prise de leur bourgade nommée Polis. [3,102] CII. - Ces préparatifs terminés et les otages déposés à Kytinion en Doride, Eurylokhos avec son armée marcha contre Naupakte, en traversant le pays des Lokriens. Au cours de son avance, il s'empara d'Oenéôn, ville qui leur appartenait, et d'Eupalion. Ces deux villes avaient refusé de se joindre à lui. Arrivé à Naupakte, où les Étoliens étaient venus le renforcer, il ravagea la campagne et s'empara du faubourg dépourvu de muraille. Il s'empara également de Molykreion, colonie de Corinthe, mais sujette d'Athènes. Démosthénès le stratège athénien était demeuré aux environs de Naupakte après sa défaite en Etolie ; prévoyant l'expédition et craignant pour Naupakte, il alla trouver les Akarnaniens ; il obtint d'eux, avec peine à cause de sa retraite de Leukas, qu'ils se portassent au secours de Naupakte. Ils lui envoyèrent par mer mille hoplites qui pénétrèrent dans la ville et la sauvèrent. On craignait, vu la longueur de la muraille et le petit nombre de défenseurs, qu'elle ne pût résister. Eurylokhos et ses officiers, apprenant l'arrivée dans la ville de ce renfort et jugeant impossible de la prendre de vive force, opérèrent leur retraite, non pas dans la direction du Péloponnèse, mais dans l'Eolide, qu'on appelle maintenant territoire de Kalydôn et de Pleurôn, dans les villes des environs et à Proskhion d'Etolie. C'est que les Ambrakiôtes qui les accompagnaient lui avaient demandé de les aider à soumettre Argos Amphilokhienne, le reste de l'Amphilokhie et de l'Akarnanie. Ils lui avaient affirmé qu'en cas de mainmise sur ces régions, tout le continent entrerait dans l'alliance de Lacédémone. Eurylokhos se laissa convaincre, renvoya les Étoliens, et se tint en repos dans cette région, attendant le moment de se joindre aux Ambrakiotes pour attaquer Argos. Là-dessus l'été prit fin. [3,103] CIII. - L'hiver suivant, les Athéniens de Sicile aidés de leurs alliés grecs et des Sicules, qui s'étaient révoltés et joints à eux pour secouer la domination brutale des Syracusains, attaquèrent ensemble la place d'Inessa. Les Syracusains en occupaient la citadelle ; mais n'ayant pu s'en emparer les assaillants se retirèrent. Au moment où s'effectuait leur retraite, les Syracusains de la citadelle firent une sortie et attaquèrent les alliés formant l'arrière-garde de l'armée athénienne. Assaillis à l'improviste, ceux-ci lâchèrent pied et perdirent beaucoup de monde. Après ces événements, Lakhès et les Athéniens de l'escadre opérèrent plusieurs descentes en Lokride, le long du fleuve Kaikinos ; ils défirent les Lokriens, qui au nombre d'environ trois cents, étaient venus les attaquer, sous le commandement de Proxénos fils de Kapatôn. Ils s'emparèrent des armes de l'ennemi, puis se retirèrent. [3,104] CIV. Le même hiver, pour obéir à un oracle, les Athéniens procédèrent également à la purification de Délos. Jadis Pisistrate, tyran d'Athènes, l'avait purifiée, mais seulement en partie, sur l'étendue de l’île que l'on découvre du temple. Alors on la purifia entièrement. Voici comment l'on procéda. On enleva de Délos toutes les tombes et l'on interdit à l'avenir dans l’île tout décès et toute naissance ; les moribonds et les femmes en mal d'enfant devaient être transportés à Rhéneia. Cette île est si peu distante de Délos que Polycrate, tyran de Samos et, pendant quelque temps, à la tête d'une puissante marine, établit sa domination sur plusieurs îles et s'empara de Rhéneia, la réunit par une chaîne à Délos et la consacra à Apollon Délien. C’est alors que pour la première fois, après les purifications, les Athéniens célébrèrent les Délies quinquennales. Dans l'antiquité il se faisait à Délos un concours énorme d'Ioniens et des habitants des îles voisines. Ils y venaient en pèlerins avec leurs femmes et leurs enfants, comme le font encore actuellement à Ephèse les Ioniens . On donnait des luttes gymniques et des concours de musique ; les villes envoyaient des choeurs. C'est ce qu'on peut déduire de ces vers épiques d'Homère extraits de son Hymne à Apollon : C’est parfois à Délos, ô Phoebos, que ton coeur se complaît, C'est là sur la route qu'en ton honneur s'assemblent les Ioniens aux traînantes tuniques, Accompagnés de leurs femmes et de leurs enfants. C'est là qu'en ton honneur ils instituent des jeux Et qu’ils charment ton coeur par la lutte et les danses et les chants. Dans ces fêtes si suivies il y avait des concours de musique et l'on y disputait le prix ; quelques vers extraits du prélude du même hymne en témoignent. Le poète, après avoir célébré les choeurs des femmes, termine sa louange par ces vers, où il fait mention de lui-même : Eh bien ! qu'Apollon et Artémis nous soient propices ! Et vous toutes, bénédiction sur vous ! A l'avenir souvenez-vous de moi, lorsque quelque mortel après de longues souffrances Abordera dans notre île et vous demandera : Jeunes filles, quel est parmi ceux qui fréquentent ici L'aède le plus doux à entendre et dont vous êtes le plus charmées ? Vous, toutes en choeur, répondez avec bienveillance. C'est l’aveugle qui demeure dans la rocheuse Khios. Ces vers d'Homère confirment qu'autrefois il y avait à Délos de grands concours de peuples et de grandes fêtes. Par la suite, les Insulaires et les Athéniens y envoyèrent des choeurs, y célébrèrent des sacrifices ; quant aux jeux et au reste ils furent interrompus, comme il est naturel, par suite du malheur des temps. Ils ne furent rétablis qu'à l'époque dont nous parlons par les Athéniens, qui instituèrent aussi pour la première fois des courses de chevaux. [3,105] CV. - Le même hiver les Ambrakiôtes, selon la promesse faite à Eurylokhos pour retenir son armée, marchèrent avec trois mille hoplites contre Argos Amphilokhienne. Ils envahirent le pays d'Argos et s'emparèrent d'Olpè, ville fortifiée située sur une hauteur au bord de la mer. C'étaient les Akarnaniens, à qui elle servait de tribunal commun, qui l'avaient fortifiée. Vingt stades la séparent de la ville d'Argos, située elle aussi au bord de la mer. Parmi les Akarnaniens les uns se portèrent au secours d'Argos ; les autres se postèrent dans un endroit de l'Amphilokhie, qu'on appelle Les Sources, pour empêcher les Péloponnésiens d'Eurylokhos d'opérer à leur insu leur jonction avec les Ambrakiôtes ; c'est là qu'ils établirent leur camp. Ils firent également demander à Démosthénès, qui avait commandé l'expédition d'Etolie, de se mettre à leur tête ; ils appelèrent à leur aide les vingt vaisseaux athéniens qui se trouvaient autour du Péloponnèse, sous le commandement' d'Aristoklès fils de Timokratès et d'Hiérophôn fils d'Antimnestos. De leur côté les Ambrakiôtes qui se trouvaient aux abords d'Olpè dépêchèrent un messager dans la ville, pour enjoindre aux habitants de se porter en masse à leur secours ; ils craignaient que les troupes d'Eurylokhos ne pussent traverser le pays des Akarnaniens ; ils redoutaient aussi d'avoir à supporter seuls le poids du combat et en cas de retraite d'être exposés à de grands dangers. [3,106] CVI. - Informés de l'arrivée des Ambrakiôtes à Olpè, les troupes péloponnésiennes, commandées par Eurylokhos, quittèrent immédiatement Proskhion et se portèrent en toute hâte à leur secours. Elles traversèrent le fleuve Akhelôos et s'avancèrent à travers l'Akarnanie déserte, car ses habitants s'étaient portés au secours d'Argos. A leur droite, elles avaient la ville de Stratos et sa garnison ; à leur gauche le reste de l'Akarnanie. Elles traversèrent le pays des Stratiens, passèrent par Phytie, les lisères de Médéôn, enfin par Limnes. Elles sortirent ensuite de l'Akarnanie, atteignirent le pays des Agraees, leurs alliés, traversèrent le mont Thyamos sur le territoire des Agraees et descendirent dans le territoire d'Argos. Il faisait déjà nuit. Elles réussirent, sans attirer l'attention de l'ennemi, à passer entre la ville d'Argos et le camp des Akarnaniens de Krènes (Les Sources), et opérèrent leur jonction avec les Ambrakiates qui se trouvaient à Olpè. [3,107] CVII. - Leur jonction opérée, elles allèrent dès le jour prendre position à l'endroit appelé Métropolis et y établirent leur camp. Les vingt vaisseaux athéniens envoyés au secours des Argiens ne tardèrent pas à rallier le golfe d'Ambrakie. Démosthénés arriva également avec deux cents hoplites messéniens et soixante archers athéniens . La flotte athénienne bloqua du côté de la mer la hauteur où se trouve Olpè. Les Akarnaniens et quelques Amphilokhiens - la plupart de ceux-ci se trouvant retenus de force par les Ambrakiótes - avaient opéré leur jonction à Argos et se préparaient à combattre. Ils avaient choisi Démosthénès comme général en chef de toute la confédération, concurremment avec leurs propres stratèges. Il s'avança près d'Olpè et établit son camp. Un ravin profond séparait les deux armées. Pendant cinq jours on ne bougea ni d'un tété ni de l'autre ; le sixième jour chacun prit ses emplacements de combat. L'armée péloponnésienne était supérieure en nombre et débordait la ligne athénienne. Aussi Démosthénès, craignant d'être enveloppé, établit-il en embuscade dans un chemin creux masqué d'épais buissons des hoplites et des soldats d'infanterie légère, quatre cents hommes en tout. Leur mission était la suivante : au cours du combat ils devaient se démasquer et prendre l'ennemi à revers du côté où il déborderait l'aile athénienne. Les dispositions prises, on en vint aux mains. Démosthénès commandait l'aile droite, formée de Messéniens et de quelques Athéniens. A l'autre aile se trouvaient les Akarnaniens, rangés en corps séparés et les archers amphilokhiens. Du côté de l'ennemi, les Péloponnésiens et les Akarnaniens avaient confondu leurs rangs ; les Mantinéens, eux, se trouvaient surtout à l'aile gauche, en rangs serrés, mais n'en occupaient pas l'extrémité. C'est là que se trouvait Eurylokhos et ses troupes, face aux Messéniens et à Démosthénès. [3,108] CVIII. - Déjà on en était venu aux mains ; les Péloponnésiens débordaient l'aile droite de l'adversaire et cherchaient à la tourner. Alors les Akarnaniens en embuscade les prennent à revers à l'improviste et les mettent en fuite. Les Péloponnésiens évitent le corps à corps et leur désarroi entraîne dans leur retraite la plus grande partie de l'armée. Voyant anéanties les troupes d'élite d'Eurylokhos, leur effroi n'en fut que plus vif. C'est aux Messéniens de l'aile droite avec Démosthénès que revint surtout le mérite de cette victoire. Les Ambrakiôtes et les gens de l'aile droite défirent les troupes qui leur étaient opposées et les poursuivirent dans la direction d'Argos. De fait, ce sont les gens les plus belliqueux de ce pays. Mais à leur retour, quand ils virent la défaite du gros de leurs troupes et qu'eux-mêmes étaient attaqués par les Akarnaniens, ils s'enfuirent dans la direction d'Olpè et ne se sauvèrent qu'à grand'peine. Beaucoup d'entre eux périrent en se jetant sur l'ennemi dans une confusion et un désordre complets. Seuls dans toute l'armée les Mantinéens se retirèrent en bon ordre. Le combat se termina vers le soir. [3,109] CIX. - Eurylokhos et Makarios avaient succombé. Le lendemain Ménédaïos prit le commandement. Le désastre avait été complet ; il était cerné par terre et bloqué du côté de la mer par la flotte athénienne. Aussi ne voyait-il aucune possibilité de soutenir un siège, s'il demeurait, ou de sauver ses troupes, s'il opérait sa retraite. Il entra donc en pourparlers avec Démosthénès et les stratèges akarnaniens pour obtenir une trêve, la possibilité de se retirer et la permission d'enlever ses morts. Sur ce dernier point, on lui accorda ce qu'il demandait. Les Athéniens et leurs alliés élevèrent un trophée et recueillirent les cadavres des leurs au nombre de trois cents. Ostensiblement on refusa à tous les ennemis la possibilité d'effectuer leur retraite ; mais, secrètement, Démosthénès d'accord avec les stratèges akarnaniens stipula que les Mantinéens, Ménédaïos, les autres chefs péloponnésiens et les hommes les plus marquants de l'armée ennemie pourraient se retirer en toute hâte. Son intention était de réduire à l'isolement les Ambrakiôtes et la foule des mercenaires. II voulait surtout discréditer auprès des peuples de ces régions les Lacédémoniens et les Péloponnésiens, en publiant qu'ils avaient trahi leurs alliés et songé uniquement à leur propre intérêt. Les Péloponnésiens relevèrent donc leurs morts, les enterrèrent à la hâte, comme ils purent et ceux qui en avaient reçu permission se disposèrent à se retirer secrètement. [3,110] CX. - On avertit Démosthénès et les Akarnanéens que les Ambrakiôtes de la ville, à la première nouvelle des événements d'Olpè, se portaient en masse au secours de la ville, à travers l'Amphilokhie, dans le dessein de se joindre à ceux d'Olpè, sans rien d'ailleurs savoir de ce qui s'était passé. Immédiatement il envoie une partie de son armée pour tendre des embuscades sur les chemins et pour occuper les hauteurs. Avec le reste il se porte en avant. [3,111] CXI. - C'est alors que les Mantinéens et ceux qui se trouvaient compris dans la convention sortirent de la ville, sous prétexte de faire provision de légumes et de rassembler du bois mort et s'esquivèrent par petits groupes pour effectuer cette prétendue corvée. Mais arrivés à quelque distance d'Olpè, ils s'éloignèrent rapidement. Dès qu'ils eurent constaté leur départ, les Ambrakiôtes et ceux qui devaient rester dans la ville se rassemblèrent, s'élancèrent à leur tour et se mirent à courir pour les rejoindre. Tout d'abord les Akarnaniens pensèrent que tous, en partant, avaient violé la convention ; ils se mirent à poursuivre les Péloponnésiens ; comme quelques-uns de leurs stratèges voulaient s'y opposer et protestaient que telle était la lettre de la convention, un soldat, convaincu qu'ils trahissaient, leur lança des traits. On finit néanmoins par laisser passer les Mantinéens et les Péloponnésiens ; mais on mit à mort les Ambrakiôtes. Il y eut de grandes contestations et de grandes discussions pour distinguer les Ambrakiôtes des Péloponnésiens. Deux cents hommes environ furent massacrés. Les autres s'enfuirent sur le territoire voisin des Agraees et furent recueillis par Salynthios, roi des Agraees, leur ami. [3,112] CXII. - Les Ambrakiôtes de la ville arrivèrent à Idoménè. Ce nom désigne deux collines élevées. Les troupes prises sur l'armée de Démosthénès et envoyées en avant réussirent, à la faveux de la nuit tombante, à s'emparer de la plus faute de ces collines. Mais la plus petite état déjà occupée par les Ambrakiôtes, qui y bivouaquèrent. Démosthénès fit prendre à ses troupes le repas du soir et, à la tombée du jour, se mit en marche. Avec la moitié de ses effectifs, il s'avança vers le défilé, tandis que l'autre moitié prenait par les montagnes de l'Amphilokhie. Dès le petit jour il surprend les Ambrakiôtes encore couchés et si peu au courant de ce qui s'était passé qu'ils croyaient avoir affaire à des gens de chez eux : Démosthénès avait mis à dessein les Messéniens en première ligne et leur avait recommandé d'aborder les Ambrakiôtes en employant le dialecte dorien, pour n'inspirer aucune méfiance aux avant-postes. Du reste on ne pouvait se reconnaître, car il faisait encore nuit. Dès le premier contact les Ambrakiôtes prirent la fuite et perdirent un grand nombre d'hommes. Les survivants s'enfuirent dans les montagnes. Mais les chemins avaient été occupés ; les Amphilokhiens avaient l’avantage de connaître parfaitement leur pays et armés à la légère de poursuivre les hoplites. Leurs adversaires étaient désorientés et ne savaient de quel côté se tourner ; ils tombèrent dans des ravins et dans les embuscades qui lette avaient été tendues et furent massacrés. Cherchant tous les moyens de fuir, quelques-uns se sauvèrent dans la direction de la mer peu distante de là. A la vue des vaisseaux athéniens, qui au moment de leur défaite serraient la côte, ils s'élancèrent à la nage pour les atteindre aimant mieux, dans l'effroi qu'ils éprouvaient, mourir sous les coups des marins d'Athènes, s'il le fallait, que de la main des Barbares et de leurs pires ennemis les Amphilokhiens. Tels furent les maux dont les Ambrakiôtes furent accablés ; ils étaient nombreux au début de l'action, quelques- uns seulement purent échapper en regagnant leur ville. Les Akarnaniens dépouillèrent les morts, élevèrent des trophées et rentrèrent à Argos. [3,113] CXIII. - Le lendemain, les Ambrakiôtes, qui d'Olpè s'étaient réfugiés sur le territoire des Agraees, leur envoyèrent un héraut. Il était chargé de demander la permission d'enlever les morts tués après le combat, au moment où, sans y être autorisés par la convention, ils étaient sortis avec les Mantinéens et ceux qui étaient compris dans l'accord. A la vue des armes des Ambrakiôtes de la ville, le héraut demeura stupéfait de leur nombre : il ignorait le désastre et croyait que c'étaient celles de ses compagnons. Quelqu'un lui demanda les raisons de son étonnement et le nombre des morts de son armée. Celui qui posait cette question croyait le héraut envoyé par les troupes d'Idoménè : "Deux cents environ" ; répondit le héraut. L'homme reprit : "Ce ne sont pas là apparemment les armes de deux cents hommes, mais de plus de mille." - " Alors ce ne sont pas celles des nôtres !" L'autre riposta : "Pardon, ce sont elles, si vous avez combattu hier à Idoménè." - "Mais nous n'avons livré hier aucun combat. C'est avant-hier que nous nous sommes battus en nous retirant." - "Eh bien ! nous, c'est hier que nous avons combattu contre ces gens-ci qui venaient porter secours d'Ambrakie." A ces mots, le héraut comprit que les troupes de secours qui venaient de la ville avaient été anéanties. Il gémit et terrassé par l'immensité du désastre retourna aussitôt sur ses pas, sans avoir accompli sa mission et sans réclamer les morts. Aucune ville grecque, au cours de cette guerre, ne subit en si peu de jours des pertes supérieures. Si je n'ai pas donné le nombre des morts, c'est que le total couramment indiqué est incroyable par rapport à l'importance de la ville. Ce que je sais, c'est que, s'ils l'eussent voulu, comme le leur conseillaient les Athéniens, les Akarnaniens eussent pris d'emblée la ville d'Ambrakie. Mais ils craignirent qu'une fois en sa possession, les Athéniens ne fussent pour eux des voisins bien gênants. [3,114] CXIV. - Après la victoire, on attribua aux Athéniens le tiers des dépouilles ; le reste fut réparti entre les villes alliées. La part des Athéniens leur fut prise sur mer. Quant aux trophées de trois cents panoplies consacrées dans les temples de l'Attique, ils constituèrent la part de Démosthénès, qui les ramena lui-même par mer à Athènes. Ce haut fait, survenant après sa défaite d'Etolie, lui permit de rentrer sans crainte à Athènes. Les vingt vaisseaux athéniens retournèrent à Naupakte. Après le départ des Athéniens et de Démosthénès, les Akarnaniens et les Amphilokhiens décidèrent les Ambrakiôtes et les Péloponnésiens réfugiés auprès de Salynthios chez les Agraees à abandonner pour retourner chez eux le pays des Oeniades, qui eux aussi avaient trouvé un abri auprès de Salynthios. Par la suite les Akarnaniens et les Amphilokhiens conclurent avec les Ambrakiôtes un traité d'alliance offensive et défensive pour cent ans. En voici les conditions : les Ambrakiôtes s'engageaient à ne pas prendre les armes avec les Akarnaniens contre le Péloponnèse ; les Akarnaniens de leur côté ne prendraient pas les armes avec les Ambrakiôtes contre les Athéniens ; ils se garantissaient mutuellement leurs territoires ; les Ambrakiôtes restitueraient les places et les otages amphilokhiens en leur possession et ne fourniraient aucune aide à Anaktorion, cité ennemie des Akarnaniens. Cette convention mit fin à la guerre. Par la suite les Corinthiens envoyèrent à Ambrakie une garnison composée d'environ trois cents hoplites, sous le commandement de Xénokleidès fils d'Euthyklès. Ils s'y rendirent par terre, mais n'arrivèrent qu'au prix de grandes difficultés. C'est ainsi que se termina l'affaire d'Ambrakie. [3,115] CXV. - Le même hiver, les Athéniens de Sicile opérèrent un débarquement à Himéra, en liaison avec les Sicules, qui de l'intérieur du pays firent une incursion sur les frontières de cette ville, puis l'escadre mit le cap sur les fies d'Eole. Ensuite elle revint à Rhégion où elle trouva Pythodôros fils d'Isolokhos stratège athénien, venu remplacer Lakhès dans le commandement de la flotte. Les alliés de Sicile avaient obtenu qu'Athènes vînt à leur aide avec un plus grand nombre de vaisseaux ; sur terre les Syracusains étaient les maîtres ; mais privés de l'usage de la mer par l'insuffisance de leur flotte, ils se disposaient pour remédier à la situation à armer une flotte plus considérable. Les Athéniens équipèrent quarante vaisseaux, pour les envoyer au secours de leurs alliés ; ils pensaient ainsi sur ce théâtre terminer plus rapidement la guerre ; c'était également pour eux un moyen de tenir en haleine leurs équipages. Pythodôros, un des stratèges, partit d'abord avec quelques vaisseaux. Ils se disposèrent ensuite à envoyer une escadre plus nombreuse avec Sophoklès fils de Sôstratidès et Eurymédôn fils de Thouklès. A la fin de l'hiver, Pythodôros, à qui Lakhès avait déjà passé le commandement de l'escadre, fit voile vers le fortin des Lokriens d'Italie, que Lakhès avait pris antérieurement. Il fut défait par les Lokriens et se retira. [3,116] CXVI. - Le même printemps eut lieu une nouvelle éruption de l'Etna, dont le courant de lave ravagea une partie du territoire des Katanéens. Ceux-ci habitent au pied de l'Etna, la plus haute montagne de Sicile. La précédente éruption s'était, dit-on, produite cinquante ans auparavant. Depuis que la Sicile est colonisée par les Grecs on a vu en tout trois éruptions. Tels furent les événements de cet hiver. Ainsi prit fin la huitième année de la guerre racontée par Thucydide.