[4,0] LIVRE QUATRIÈME. A MARCELLUS SON AMI. Je trouve enfin, mon cher Marcellus, un livre que je puisse vous dédier en récompense de votre attachement à notre auguste empereur; car je ne crois pas avoir commencé un seul de mes ouvrages sans invoquer ce nom sacré. Sa louange occupe trois des pièces de ce livre : suit la quatrième, qui est toute en votre honneur. Dans la première je me prosterne devant le dix-septième consulat de notre Germanicus; dans la seconde je lui rends grâces de m'avoir admis aux honneurs de sa table divine. La troisième est l'expression de mon enthousiasme à l'aspect de la voie Domitia, dégagée des monceaux de sable qui l'encombraient. C'est grâce à la munificence du prince que vous recevrez plus promptement la lettre que je vous écris de Naples. La cinquième est un poëme lyrique adressé à Septime Sévère, jeune homme illustre, vous le savez, entre les plus illustres des chevaliers, et qui fut aussi le compagnon de vos études; mais, en dépit des droits que vous avez sur son coeur, je ne l'aime pas moins vivement. Je puis encore vous faire hommage de l'Hercule sur la table de Nonius Vindex, petite pièce que ce bon citoyen doit autant à mon estime pour lui qu'à son goût épuré. J'avais assez témoigné l'intérét que m'inspirent le haut rang et l'éloquence de Junius Brutus, dans une lettre que je lui écrivis au sujet de la publication de ma Thébaïde. Ici je l'invite à revenir au plus tôt du fond de la Dalmatie. Vient ensuite une églogue à mon compatriote Jules Ménécrate, ce jeune homme si magnifique, et gendre de mon cher Pollius. Je le félicite d'avoir enrichi Naples de nouveaux enfants. Quant au jeune sénateur Piotius Gryphus, je lui réserve un ouvrage plus digne de lui ; mais, en attendant, j'ai inséré dans ce volume les hendécasyllabes qui nous ont égayés tous deux pendant les saturnales. Mals pourquoi plus de silves dans ce quatrième livre que dans les précédents? c'est pour montrer qu'ils perdent leur temps ceux qui blâment, dit-on, le genre d'ouvrage que j'ai mis au jour. D'abord le conseil vient mal à propos après la chose faite; ensuite plusieurs de ces opuscules avalent été soumis à l'approbation de César, ce qui est tout autrement hardi que de les avoir publiés. Ne m'est-il pas permis de m'amuser à mon gré? —Oui, si vous gardez votre amusement pour vous, dira-t-on. — Cependant la paume attire des spectateurs, et le ballon est un délassement permis. Enfin quelque chose de moi parait-il? aussitôt l'envie de me déclarer la guerre. Dois-je pour cela me rendre à ses conseils? En résumé (car c'est mol qui suis en jeu) , libre à elle de se taire ou d'applaudir. Je mets ce livre sous votre protection, mon cher Marcellus, et votre jugement seul pourra m'ôter la plume des mains, ou me faire braver leur censure. [4,1] SILVE I. XVIIe CONSULAT DE L'EMPEREUR DOMITIEN. La pourpre éclatante s'ajoute pour la seizième fois aux fastes consulaires de César; le vainqueur de la Germanie ouvre une année mémorable et se lève avec le soleil rajeuni, avec les astres solennels, lui-même plus radieux que les astres et plus brillant que l'étoile du matin. Que les lois du Latium tressaillent d'allégresse ! que le sénat se réjouisse ! que Rome, plus fière que jamais, fasse retentir les échos des sept collines, et surtout les échos de la colline chérie d'Évandre. De nouveaux honneurs sont entrés dans le palais impérial, les douze faisceaux y reparaissent encore une fois, et le sénat se félicite d'avoir vaincu par ses instantes prières la modestie de César. Le puissant rénovateur des siècles, Janus, au double seuil de son temple, élève la tête, et vous rend grâces, prince magnanime, de l'avoir enchaîné par le retour de la paix, le forçant de mettre un terme à toute guerre, et de jurer obéissance aux lois du nouveau forum. De l'un et de l'autre côté il étend ses mains vers vous, et de sa double bouche il vous adresse ces paroles : (17) Salut, ô père du monde, toi qui vas recommencer avec moi la série des siècles : tel Rome désire de te contempler toujours dans ce mois qui m'est consacré. Ainsi convient-il aux âges de renaître et aux années de se renouveler. Ne cesse pas de réjouir-nos fastes; que la toge à longs plis et la robe consulaire travaillée des mains de Minerve, ta protectrice, embrasse à jamais tes épaules ! Vois-tu comme les temples brillent au-jourd'hui d'un éclat plus vif, et comme la flamme sur nos autels s'élance plus haute? L'hiver même, qui m'est consacré, s'adoucit en ta faveur. Tous se félicitent de ton empire, les chevaliers comme le peuple, le peuple comme les sénateurs, et ton consulat ajoute à toutes les dignités un nouveau lustre. Qu'avait de semblable la grande année précédente, dis-je, je t'en conjure, puissante Rome; et toi, antiquité reculée, consulte les fastes, et ne t'arrête pas à des exemples vulgaires, cherche une renommée que César ne dédaigne pas de vaincre. (31) « Treize fois dans le cours de son règne Auguste a vu les faisceaux portés devant lui, mais il ne les mérita que fort tard. Toi, jeune encore, tu surpasses tes ancêtres. Dieux ! quels honneurs tu refuses, quels honneurs tu défends! Tu te laisseras pourtant fléchir, et tu accorderas souvent un tel jour aux prières du sénat. Devant toi s'ouvre un plus long avenir, et, mesurant tes honneurs à sa félicité, Rome te placera sur la chaise curule trois et quatre fois, s'il le faut. Avec moi tu poseras les bases d'un nouveau siècle, et tu exhumeras le vieil autel de Térente. Tu remporteras mille trophées; permets-nous seulement de te décerner les triomphes. Reste la Bactriane, reste Babylone, qui n'est pas encore tributaire. Le laurier de l'Inde n'est pas encore sur le sein du dieu du Capitole; les Arabes, les Sères ne demandent pas encore grâce. L'année ne jouit pas de tout l'honneur qu'elle peut avoir, et dix de ses mois sont jaloux de porter un de tes noms.» (44) Ainsi parla Janus, et il ferma sur lui de grand coeur les portes de son temple; alors tous les autres édifices de s'ouvrir à la fois et de donner des signes d'allégresse. Grand roi, Jupiter vous promet une éternelle jeunesse, avec le nombre de ses années. [4,2] SILVE II. ACTION DE GRACE RENDUE A L'EMPEREUR AUGUSTE GERMANICUS DOMITIEN. Le banquet de la reine de Sidon a été chanté par le poète qui conduisit le grand Énée dans les champs de Laurente, de même que les festins d'Alcinoüs sont décrits dans le poème impérissable qui nous montre Ulysse à son retour épuisant la rage de toutes les mers. Et moi que César vient de faire asseoir à sa table divine, et moi qu'il a comblé de délices nouvelles, quels accords suffiraient à l'expression de mes voeux et à l'étendue de ma gratitude? Non, jamais, quand Smyrne et Mantoue tresseraient sur ma tête des lauriers adorés du poète, mon langage n'atteindrait mon sujet. Il me semble que ravi au milieu des astres je prends place au banquet de Jupiter, et que la main du jeune Troyen me présente le nectar immortel. Ah ! jusqu'ici je n'avais passé que des années stériles : voici pour moi le premier jour, voici le seuil de la vie. Monarque vainqueur et père du monde, est-ce bien vous que j'aperçois, vous l'espoir des hommes, vous l'objet de la sollicitude des Dieux? Je puis à vos côtés, je puis au milieu des coupes et des mets contempler votre face, et néanmoins ne pas me lever ! Je me trouve dans un palais auguste, immense, soutenu par des colonnes innombrables, et capable de supporter le ciel avec les habitants du ciel pendant le repos d'Atlas. Édifice dont s'étonne la demeure voisine du maître du tonnerre, édifice rival de l'Olympe, et que les Dieux se réjouissent de vous voir habiter, dans l'espoir que vous serez moins empressé de prendre l'essor vers le ciel. Monument superbe, qui déploie impétueusement ses contours, impatient de toute limite, qui embrasse un espace immense et ne le cède qu'à son maître. Lui seul en remplit la vaste enceinte, et la décore par son génie. Là brillent à l'envi les marbres des monts phrygiens et libyens, les roches de la féconde Syène, de Chio, les pierres d'azur, rivales de Doris, et celles de Luna qui prêtent un appui solide aux colonnes; et au-dessus l'éclat d'une voûte superbe que l'oeil ébloui confond avec les lambris dorés des cieux. (32) Au premier signe de César, mille sénateurs et chevaliers prennent place à la fois, et Cérès relevant sa robe s'agite avec Bacchus pour satisfaire tant de convives. Ainsi le char aérien de Triptolème versa jadis l'abondance ; ainsi le dieu de la treille ombragea de pampres touffus les flancs nus et stériles des collines. Mals ni cet appareil, ni ces bois d'Afrique supportés par des colonnes indiennes, ni ces troupes de belles esclaves, ne fixèrent mon attention; mon oeil avide ne voyait que lui seul, avec son visage calme, et cette majesté sereine qui tempérait les rayons de se gloire, et cette modestie qui semblait demander grâce pour sa haute fortune. Cependant, même à travers ce voile jaloux perçaient des regards d'une telle magnificence, que les Barbares et les nations les plus éloignées n'auraient pu le méconnaître. (46) Ainsi, dans les vallons glacés du Rhodope, repose le dieu Mars, après avoir dételé ses coursiers; ainsi Pollux, au sortir de la lutte, étend ses membres luisants d'huile; ainsi, près du Gange, an milieu des hurlements des Indiens, Évan se délasse ; ainsi le grand Alcide, après avoir exécuté les ordres de sa marâtre, aimait à s'endormir sur la peau du non vaincu. (52) J'en dis trop peu, et mon admiration n'égale point l'éclat de ton visage, ô Germanicus! Tel parait aux confins de l'Océan et à la table des Éthiopiens le maître des Dieux, le front épanoui par le nectar : il commande aux Muses de chanter les vers réservés pour son oreille, et à Phébus de célébrer la victoire de Pallène. Que les Dieux (car on dit qu'ils exaucent souvent les voeux des plus humbles mortels) ajoutent deux et trois fois à vos années celles qu'a comptées votre auguste père ! Envoyez dans les astres des divinités nouvelles, élevez des temples et habitez des palais, ouvrez longtemps les portes de l'année, saluez souvent Janus avec de nouveaux licteurs, et couronnez au retour de chaque lustre les vainqueurs aux jeux quinquennaux. Ce jour où vous avez daigné m'admettre à votre table sacrée me rappelle, après bien longtemps, l'époque fortunée où, sous les collines d'Albe, pour prix de mes chants sur les défaites des Daces et des Germains, vous ceignîtes mon front du laurier d'or de Pallas. [4,3] SILVE III. LA VOIE DOMITIENNE. De quel épouvantable fracas, heurtant le dur caillou, le fer pesant fait résonner les flancs de la voie Appienne aux lieux où elle avoisine la mer? Certes il ne vient pas, ce bruit, des phalanges libyennes; étranger cruel et parjure, tu ne portes plus le trouble dans les plaines de la Campanie! Ce n'est pas Néron creusant des canaux et perçant des montagnes pour y introduire l'eau bourbeuse des marais. C'est le héros qui, après avoir fermé le seuil du belliqueux Janus, rétablit la justice et les lois pour couronnement de son oeuvre; celui qui rend à la chaste Cérès des terrains stériles et longtemps abandonnés, celui qui défend de mutiler le sexe fort, et, censeur bienfaisant, ne veut pas que des hommes aient à craindre un supplice, dans le frivole intérét de leur beauté; celui qui rend au Capitole le maître du tonnerre et replace dans son temple la statue de la Paix; celui qui destine aux Flaviens, auteurs de sa race, un séjour éternel, un véritable Olympe; c'est lui, c'est ce grand prince qui, voyant la route encombrée par la vase et le chemin de traverse envahi par les eaux, nous abrège de longs détours, et raffermit la digue de sable au moyen d'une couche nouvelle, jaloux qu'il est de rapprocher des sept collines la demeure de la Sibylle, le golfe de Gaurus et les tièdes rivages de Baia. (27) Là, naguère le voyageur, sur un essieu tardif et ruisselant d'eau, restait ballotté et suspendu comme un criminel en croix; là, une terre perfide engravait les roues, et le peuple latin avait à redouter au milieu des champs toutes les horreurs du naufrage; et l'on n'y avancait pas, et des ornières fangeuses embarrassaient, retardaient la marche, tandis que la mule, harassée sous un fardeau trop lourd, gémissait et se traînait à grand'peine. Aujourd'hui ce trajet, qui demandait une journée entière, se fait en moins de deux heures; l'oiseau n'est pas plus rapide quand il part à tire-d'aile, et la fuite du vaisseau sur les mers n'est pas plus prompte. (40) Ouvrir de larges sillons, aplanir quelques endroits du sol, et le fouiller profondément pour en tirer la terre, c'était là le premier travail. Il fallait ensuite remplir les fossés d'une terre plus dure, et préparer un lit de ciment convenable pour le dos incliné de la route, dont le sol ne devait ni vaciller, ni faire chanceler les chars sur un lit de pierres mal assurées; il s'agissait enfin d'assujettir l'ouvrage à droite et à gauche par des chaînes de pierres, et de maintenir encore ces chaînes par de fortes agrafes. O que de mains à la fois occupées ! Les uns coupent le bois et dépouillent les montagnes; les autres taillent les roches et façonnent les poutres. Ceux-ci à leur tour lient les pierres et les unissent avec la chaux et le tuf desséché; ceux-là épuisent l'eau stagnante dans les fondrières, et font disparaltre jusqu'au moindre courant. Avec tous ces bras il serait facile de percer le mont Athos, et d'enchalner par un pont en pierre les flots mélancoliques de la plaintive Hellé. Ce serait même un jeu pour eux que de couper l'isthme de Corinthe et de réunir les deux mers, en dépit du promontoire de Léchius. Les rivages et les forêts mobiles en retentissent, et le bruit pénètre en longs échos jusqu'au sein des villes; ce bruit va s'engouffrer dans le Gaurus, qui le renvoie en éclats aux vignobles du Massique; il étonne la paisible Cumes, les marais de Literne, et le paresseux Savo. (67) Cependant le Vulturne, à la chevelure blonde et humide, embarrassée de roseaux flexibles, le Vulturne lève la tète, et, appuyé sur la grande arche du pont de César, il prononce d'une voix rauque ces paroles, qui se pressent hors de sa bouche : "Bienfaisant réparateur de mes campagnes, j'étais refoulé dans des vallons impénétrables, ne connaissant point de limites précisce, lorsque vous avez resserré mes ondes entre deux rives. Et maintenant le voilà ce torrent fougueux et menaçant qui supportait à peine de fréles barques; déjà il subit le joug d'un pont, il se laisse traverser et fouler à plaisir. Habitué à entraîner les forets et les terres dans mon cours, je commence à être un fleuve. Mais, auguste prince, je te rends grâces, et ma servitude m'est chère quand elle me vient d'un pareil maître, et quand à jamais tu seras dit mon vainqueur et l'arbitre souverain de ma rive. Dès aujourd'hui tu m'entretiens dans un lit paisible, tu ne souffres dans mes ondes aucune souillure, et tu m'épargnes l'affront d'arroser au loin un sol infertile: Je n'irai point tout chargé de limon et de fange m'ensevelir dans la mer de Toscane, semblable au Bagrada qui traîne silencieusement ses eaux dormantes au milieu des plaines de Carthage; mais à l'avenir la pureté de mon cristal pourra défier les flots de la mer et les eaux transparentes du Liris, voisin de ma rive". (95) Ainsi parla le fleuve; et dans ce moment, sur le dos immense de la nouvelle route, s'élevait une couche de marbre. Cette voie propice s'ouvre heureusement par un arc triomphal enrichi des trophées du vainqueur des Germains, et tout brillant des métaux de la Ligurie; il égale celui dont Iris couronne les nuages. Là viennent aboutir les différents chemins, et là aussi la voie Appienne se voit avec regret délaissée. Alors plus rapide, plus ardente est la course, alors l'attelage aime à s'élancer; tels les rameurs fatigués respirent au premier souffle favorable qui vient enfler la voile. (107) Vous donc, vous qui sous les glaces de l'Ourse demeurez fidèles au père des Romains, nations, descendez-la cette pente. Venez des régions orientales, lauriers jaloux d'ombrager César; hàtez-vous, rien ne vous arrête. Mais à l'extrémité de la voie nouvelle, à l'endroit où Apollon nous indique l'ancienne ville de Cumes, quelle est cette femme, avec ses cheveux blancs et son bandeau sacré ? Me trompez-vous, mes yeux? Est-ce la Sibylle qui sort de son antre, le laurier de Chalcis à la main ? Silence, ô ma lyre, interromps tes chants; une autorité plus sainte va parler, il faut se taire. O comme elle agite sa tète ! comme elle promène ses fureurs dans la nouvelle voie ! on dirait qu'elle la remplit à elle seule. Enfin sa bouche virginale laisse échapper ces accents prophétiques : (124) "Il viendra, je le disais bien, attendez, champs et fleuve ! il viendra le favori du ciel, qui remplacera vos hideuses forêts et vos sables fangeux par une route commode et des ponts superbes. Ah ! ce dieu, le voici; Jupiter l'a commis pour régir en son nom l'univers trop heureux. Jamais plus digne mortel n'en prit les rênes depuis le jour où, sous ma conduite, le Troyen avide de connaître l'avenir pénétra dans les bois fatidiques de l'Averne pour revenir ensuite à la lumière. Celui-ci est clément dans la paix, terrible dans les combats ; il est meilleur et plus puissant que la nature. Oui, s'il régnait sur les sphères enflammées, l'Inde serait baignée de pluies abondantes, la Libye aurait ses fontaines, et l'Hémus ses tièdes zéphyrs. (139) Salut, chef des hommes et proche parent des Dieux, ô divinité que j'ai vue et connue à l'avance ! ce n'est plus sur de vieux parchemins déroutés, après la prière solennelle de quinze prêtres, que vous consulterez mes oracles; mais je vous parlerai de vive voix, vous méritez bien cette faveur. Écoutez : J'ai vu la trame des années que vous filent les blanches Parques; une longue série de siècles vous attend; survivant à vos neveux, à vos arrière-neveux, une perpétuelle jeunesse vous garantit la vieillesse de Tithon , les années paisibles de Nestor, et celles que j'ai moi-même demandées au dieu de Délos. Déjà l'Ourse glacée a juré par votre nom : l'Orient vous promet de mémorables triomphes; vous irez sur les traces d'Hercule et d'Évan, par delà les astres et le berceau enflammé du soleil , par delà les sources du Nil et les neiges de l'Atlas; et, amassant toutes les gloires sur votre tête, vous monterez sur le char triomphal qui viendra de lui-même au-devant de vous. Et cette prospérité doit durer tant que brillera le feu troyen, tant que Jupiter tonnera du haut du Capitole renaissant par vos soins, et tant que subsistera cette voie nouvelle, qui pendant votre règne sur la terre doit compter plus d'années que l'antique voie Appienne. [4,4] SILVE IV. ÉPITRE A VICTORIUS MARCELLUS. Va, cours, ma lettre, et, sans délai traversant les campagnes euboiques, poursuis ta route jusqu'à l'endroit même où s'arrondit et s'élève la voie Appienne, tandis qu'une chaussée solide presse la molle arène. Et sitôt que tu auras pénétré dans la ville de Romulus, n'oublie pas de gagner la rive droite du Tibre aux flots dorés, prés du bassin qui abrite les vaisseaux, et non loin des bords ombragés par les jardins des faubourgs. Là tu verras Marcellus brillant de toutes les grâces du corps et de toutes les qualités de l'ame; tu le reconnaîtras à sa taille de héros, et tout d'abord tu lui adresseras de ma part le salut d'usage, en retenant bien ces paroles mesurées : (12) "Déjà le printemps pluvieux a réjoui par sa fuite la terre et les cieux, désormais livrés aux flammes de la canicule. Déjà s'éclaircit la nombreuse population de la superbe Rome. Chacun a choisi son asile, ou Préneste et ses bois sacrés, ou les frais bosquets de Diane, ou la sombre horreur de l'Algide, ou les ombrages de Tusculum. Il en est qui préfèrent Tibur, et vont respirer la poussière humide des cascades de l'Anio. Et toi, Marcellus, quelle retraite délicieuse te dérobe aux clameurs de la ville? Par quel air frais et pur trompes-tu les soleils d'été? Et l'objet le plus cher à ton coeur, ton ami de prédilection qui est aussi mon ami, Gallus enfin, dont les vertus balancent les talents, dans quelle contrée du Latium passe.t il la saison des chaleurs? Regagnet-il déjà les mure de Luna, célèbre par ses mines, ou bien ses belles maisons de Toscane? S'il se troùve auprès de toi, mon souvenir n'est pas loin de vous, je l'espère; il anime vos entretiens, j'en suis sûr; de lâ circule un léger bruit qui vient frapper mes deux oreilles. (27) Mais toi, tandis que l'horrible crinière de l'astre de Cléonée brûle tout imprégnée des feux du soleil, dérobe ton âme aux soucis, ton corps aux travaux assidus. Le Parthe n'est pas toujours à montrer son carquois homicide, ni son arc tendu. L'écuyer aux champs de l'Élide, après avoir fourni la carrière, baigne ses coursiers dans l'eau caressante de l'Alphée. Ma muse aussi se fatigue et mon luth se relâche. Le repos pris à temps stimule et nourrit les forces, il retrempe le courage. Achille, qui vient de chanter Briséis, étincelle d'un feu nouveau, et dépose la lyre pour s'élancer contre Hector. De même un peu de loisir enflammera ton âme, et tu parcourras avec plus d'élan le cercle ordinaire de tes travaux. Maintenant aucun débat n'agite le forum; la saison est morte pour les procès, le retour des moissons a dispersé les clients, et dans le vestibule une foule d'accusés, foule gémissante, ne te presse pas de sortir; enfin la baguette impérieuse des cent juges se repose, dans ce tribunal où tu t'es déjà rendue si célèbre par la sublimité d'une éloquence qui n'attend pas les années. Heureux mortel! ni les couronnes de l'Hélicon, ni les lauriers du Parnasse n'ont d'attraits pour toi. Mais un esprit vigoureux, une âme forte, à l'épreuve des événements, te rendent capable de tout. Quant à nous, c'est avec des chants que nous charmons une vie désoeuvrée ; nous poursuivons un vain fantôme de gloire. Mais voici qu'en cherchant le sommeil le long de ma rive natale, de cette rive hospitalière qui abrita Parthénope, je pince négligemment les cordes chétives de mon luth : assis au seuil du temple de Virgile, Virgile m'inspire, et je chante sur la tombe de ce grand maître. (56) Oh ! si la Parque t'accordait une longue carrière (et moi je l'en conjure), si le chef du Latium que tu places dans ton respect bien avant le maître du tonnerre, si ce prince auguste te continuait ses faveurs, lui qui joint pour toi à l'honneur des faisceaux l'importante mission de restaurer l'antique voie Latine, peut-être irais-tu, dirigeant les cohortes de l'Ausonie, garder les bords du Rhin ou les brûlants rivages de Thulé, ou le cours du Danube, ou les portes si dangereuses de la mer Caspienne: car tu n'as pas en partage l'éloquence seule, tu as reçu un tempérament de héros, et des épaules capables de soutenir le lourd fardeau de la cuirasse. Que tu combattes à pied, ton panache flottera au-dessus des bataillons; à cheval, ton coursier soumettra sa fougue à ton frein retentissant. Pour nous, tout en chantant les actions des autres, nous descendons la pente de la vieillesse. Toi, brillant de tes propres exploits, tu fournis une ample matière à nos chants, et à la patrie de nobles exemples. Ton père et même encore ton belliqueux aieul exigent beaucoup de ta valeur. C'est quelque chose que d'être né au milieu des triomphes. Courage donc ! à l'aurore de la vie, rivalise avec ton père, à la force de l'ége. Courage, Marcellus, également heureux de la gloire de ton père et de la noblesse de ta mère! Le sénat, qui t'a donné la pourpre pour berceau , se comptait à te promettre tous les honneurs curules. . (78) Tels sont, Marcellus, les accents que j'envoyais vers toi aux lieux où le Vésuve élance vers le ciel sa rage brisée, et roule en tourbillons ses flammes, rivales des flammes de l'Etna. Étrange catastrophe! La postérité le croira-t-elle, alors que les moissons et la verdure recouvriront ces déserts, croira-t-elle bien fouler aux pieds le tombeau des populations et des villes? croira-t-elle que les champs de ses aleux sont descendus tout entiers au fond de la mer? Mais le gouffre béant nous menace encore ; loin de vous, ô Tifate, ô Téate, loin de vous, montagnes des Marrucins, les débordements de sa colère! (87) Et maintenant si tu veux savoir à quoi ma muse prélude, je te répondrai que ma Thébaide, au terme de ses travaux, vient de plier ses voiles dans le port désiré. Sur les cimes du Parnasse et dans les forêts de l'Hélicon, j'ai brûlé un encens pur avec les entrailles d'une génisse vierge, et suspendu mes bandelettes au laurier consacré. Une autre couronne a ceint mon front, veuf de la première Ilion, le grand Achille, voilà désormais l'objet de mes efforts. Mais le dieu à l'arc d'argent m'appelle ailleurs; il me montre les actions plus éclatantes du chef de l'Ausonie; je suis poussé là par je ne sais quel entraînement, et la crainte seule me ramène. Mes épaules soutiendront-elles ce fardeau, et mon génie n'en sera-t-il point écrasé? qu'en dis-tu, Marcellus, le supporterai-je? Et ma nacelle, qui n'a encore vu que d'humbles rivières, doit-elle affronter les périls de la mer Ionienne? (100) Adieu donc ! et défends à ton coeur de laisser sortir l'amitié que tu y conserves pour un poète bien connu. Certes, le dieu de Tyrinthe et le héros de l'amitié n'avait point ton âme, et tu aurais la palme sur le fidèle Thésée et sur celui qui, tramant autour d'Ilion les restes déchirés du fils de Priam, cherchait à se consoler de la perte d'un ami. [4,5] SILVE V. ODE A SEPTIME SÉVÈRE. Heureux et fier d'un modeste domaine près de l'antique cité qui honore les pénates troyens, je m'adresse au brave, à l'éloquent Sévère, et, sur un mode qui m'est peu familier, je le salue. Déjà l'affreux hiver, percé des traits d'un soleil brûlant, a disparu vers l'Ourse hyperboréenne. Déjà l'Océan et la terre sourient, déjà les tièdes zéphyrs ont brisé les forces de l'aquilon. L'arbre chevelu renouvelle son feuillage et sa parure printanière ; et voici de nouvelles plaintes, des mélodies nouvelles, que l'oiseau, pendant la brume, a méditées en silence. Pour nous, un petit coin de terre, un foyer où petille la flamme vigilante, un toit noirci par la fumée, nous consolent du reste, ainsi que le jus de la treille sorti du vase où il vient de jeter son feu. Je n'ai point Ici mille brebis bêlantes, ni une génisse dont les mugissements appellent un doux adultère; l'écho de mon champ répond à ma voix seule, quand ma voix se fait entendre. Mais après ma patrie cette terre a la première place dans mon coeur. C'est là que la belliqueuse déesse couronna mes vers par la main de César. Tendre ami, comme tu t'efforçais alors de dissiper ma douce inquiétude ! Tel Castor frissonnait au plus léger bruit venant de l'arène de Bébrycie. Quoi! c'est au fond des Syrtes sauvages que Leptis t'a vu naître? Bientôt sans doute elle portera les moissons de l'Inde, et ravira le précieux cinname à l'odorante Sabée. (33) Qui ne croirait que le doux Septime a essayé ses premiers pas sur les collines de Romulus, et que, sevré du lait maternel, il a trempé ses lèvres dans la fontaine de Juturne? Cette vertu m'étonne. A peine entré dans les ports de L'Ausonie, tu perds toute idée de la perfidie africaine, et, adopté par l'Étrurie, tu te plonges encore enfant dans les ondes tyrrhéniennes. Ici, parmi les fils des sénateurs, tu grandis content du modeste éclat de la pourpre, tandis qu'avec une âme toute patricienne tu embrasses d'immenses travaux. Rien en toi ne rappelle Carthage, ni le langage, ni les manières, ni l'esprit. Tu es Romain. Il est donc à Rome et dans les légions de Rome des enfants qui honorent la Libye. Ta voix au barreau charme la foule, mais ton éloquence n'est point vénale, et ton glaive repose dans le fourreau, si l'intérêt de tes amis ne l'en fait sortir. Tu cherches avec amour le repos et les champs, tantôt dans la demeure paternelle et sur le sol de Veïes, tantôt dans les bois touffus des Herniques, ou bien parmi les vieux Sabins. Là, tu t'occuperas d'oeuvres sérieuses, et libres des entraves de la mesure : mais, en mémoire de nous, réveille aussi parfois ta lyre ensevelie dans ton humble retraite. [4,6] SILVE VI. L'HERCULE SUR LA TABLE DE NONIUS VINDEX. Un jour que, l'esprit libre et le coeur soulagé d'Apollon, j'errais à l'aventure dans les vastes enclos du champ de Mars, à la clarté mourante du soleil couchant, un souper de l'aimable Vindex vint m'enlever à ma rêverie. Ce sont de ces repas qui se gravent dans la partie la plus intime de l'àme pour ne plus s'effacer; car notre estomac n'a point épuisé ses caprices sur des mets venus à grands frais de tous les climats, il n'a point savouré ces vins qui rivalisent de vieillesse avec nos fastes consulaires. (8) Ah ! je les plains ceux qui attachent tant de prix à conuaitre la différence qui existe entre un faisan et une grue, entre l'oiseau du Phase et l'oiseau du Rhodope; ceux-là qui demandent quelle espèce d'oie est la plus grasse, et pourquoi le sanglier d'Étrurie a plus de saveur que le sanglier d'Ombrie, et sur quelle herbe marine l'huître glissante repose plus mollemént! Quant à nous, les joyeux propos, les épanchements d'une amitié sincère, et les paroles que nous soufflait le vent du Pinde, tout nous conseilla, pour cette nuit d'hiver, d'écarter de nos yeux le doux sommeil, jusqu'à l'heure où Castor montrant sa tête, au sortir des champs Élysées, l'Aurore sourit de nous voir attablés au banquet de la veille. (17) O nuit délicieuse ! que n'égalas-tu en durée cette nuit double où naquit le héros de Tirynthe ! nuit à jamais mémorable et qu'on aurait dû marquer avec le diamant d'Érythrée. C'est alors que je vis quantité de figures antiques d'ivoire et d'airain, et des modèles en cire qui semblaient vouloir parler, tant l'illusion était parfaite. Quel connaisseur eut jamais le coup d'oeil plus sûr que Vindex? Qui mieux que lui sut distinguer le style des anciens artistes, et restituer à son auteur un chef-d'oeuvre anonyme? Il vous montrera, lui, les veilles savantes de Myron et ses méditations écrites en bronze; il vous dira quel marbre a reçu la vie par l'art de Praxitèle, quel ivoire a été poli par la main de Phidias, quels bustes respirent, grâce aux fourneaux de Polyclète, et quelle admirable ligne accuse encore, après des siècles, le pinceau du vieil Apelle; car voilà ses délassements lorsqu'il a déposé la lyre; c'est encore l'amour du beau qui l'arrache à ses grottes d'Aonie. (32) Cependant le génie, le protecteur de notre table frugale était un Hercule qui me plongea dans l'extase, et que mes yeux ne se lassèrent pas de contempler. Le travail en était si beau ! il y avait tant de majesté contenue dans des bornes si étroites ! Le dieu ! m'écriai je, voilà le dieu ! Certes, il posa devant toi, ô Lysippe, lorsqu'il t'arriva de le représenter si petit et de le faire concevoir si grand. Encore que ce chef-d'œuvre tienne dans la mesure d'un pied, on s'écrie naivement : Cette poitrine étouffa le lion dévastateur de Némée; ces bras portèrent la massue fatale, et brisèrent les rames des Argonautes. Quelle illusion grandiose dans si peu d'espace ! Quelle précision dans la main ! Quel sentiment de l'art ne fallut-il pas à l'ouvrier? II avait à faire un bijou pour une table, et il voulait réveiller dans l'esprit l'idée d'un colosse. Non, les antres des Telchines n'ont rien vu de semblable; et le robuste Brontès, et le Dieu qui polit les armes des Dieux, le forgeron de Lemnos, n'eussent point fait en jouant une telle figure. (50) La physionomie du dieu n'est ni farouche, ni étrangère à la gaieté libre des festins. Il s'offre à nous tel que l'admira le frugal Molorchus, tel que le vit, dans les bois sacrés d'Aléa, la prêtresse de Tégée, tel enfin qu'il était lorsque, du bûcher de l'Œta, emporté vers les astres, il buvait joyeusement le nectar à la face de Junon encore toute courroucée. L'expression de ses traits est si douce, qu'il semble du fond du cœur inviter les convives à la joie. D'une main Il tient la coupe voluptueuse de son frère, l'autre main n'a point oublié la massue; il a pour siége un dur rocher, que recouvre en entier la peau du lion de Némée. (59) Ce bel ouvrage eut un destin digne de lui. Le héros de Pella en faisait la divinité révérée de ses festins, l'emportait dans ses courses du couchant à l'aurore, et le pressait tendrement de la même main qui donnait ou enlevait des couronnes et renversait les cités puissantes. C'était à lui qu'il demandait toujours des inspirations pour les batailles du lendemain; à lui qu'il racontait toujours ses opulents triomphes, soit qu'il eût soustrait les Indiens au joug de Bacchus et brisé de sa grande lance les portes de Babylone, ou bien encore écrasé l'empire de Pélops avec la liberté des Grecs. Sa victoire sur Thèbes fut, dit-on, la seule qui lui arracha des excuses. Enfin quand la fortune interrompit le cours de ses exploits, Alexandre, qui sentait couler dans ses veines le fatal breuvage et peser sur sa paupière un nuage de mort, Alexandre vit sa divinité pâlir, et, à la vue du bronze en sueur, il frissonna comme à son banquet suprême. (75) Bientôt cette merveille fut possédée par le cher des Nasamons, par Annibal; et l'homme au bras terrible, à l'épée parjure, offrit des libations au dieu de la force; mais Hercule le haissait pour s'être couvert du sang italien, et pour avoir porté l'incendie jusque sous la ville de Romulus; il repoussait avec horreur ses offrandes et ne suivait qu'à regret ses drapeaux impies, surtout lorsqu'Annibal lança des flammes sur la cité d'Hercule, profana fes temples et les demeures de l'innocente Sagonte, et alluma chez les populations de nobles fureurs. (85) Après la mort du Carthaginois, cette noble image ne tomba pas au pouvoir d'une maison vulgaire, mais elle ornait les festins de Sylla, passant toujours ainsi dans d'illustres demeures, et n'ayant qu'à se féliciter de la noblesse de ses maîtres. Maintenant, si les Immortels ont encore égard au caractère et à la conscience des humains, vous le savez, dieu de Tyrinthe, ce n'est pas le royal appareil d'une cour qui vous environne; mais pour cortége vous avez les vertus pures et sans tache d'un possesseur qui joint à une probité antique le don précieux d'une amitié inaltérable. Vous en savez quelque chose, vous qui, à la fleur de l'âge, égalez déjà nos aïeux, illustre Vestinus; c'est après vous qu'il soupire nuit et jour, ne respirant, ce semble, que dans les embrassements de votre ombre adorée. (96) Ici donc vous jouissez des douceurs du repos, le plus vaillant des Dieux, ô Alcide ! et vos yeux n'y rencontrent pas les images de la guerre et des combats sanglants, mais une lyre, des bandelettes, et le laurier ami des poétes. Le poete vous rappellera dans son vers solennel les murs de Pergame et les repaires de la Thrace, les neiges du Stymphale et les humides sommets de l'Érymanthe, tous ces lieux pleins de la terreur de vos armes et de l'immensité de vos exploits; il chantera la peine que vous fîtes subir au possesseur des troupeaux de l'Ibérie, ainsi qu'au barbare ministre des autels maréotiques. Il dira votre entrée au séjour de la mort, la mort elle-méme dépouillée de ses dépouilles, et les Hespérides et les vierges de Scythie poussant des cris de désespoir. Certes, ni le conquérant macédonien, ni le barbare Annibal, ni Sylla même avec sa voix terrible, ne pourraient trouver pour vous de tels accords. Et toi, l'auteur de ce brillant chef-d'oeuvre, ô Lysippe, un coup d'oeil approbateur de Vindex te plairait mieux que tous les suffrages. [4,7] SILVE VII. ODE A MAXIMUS JUNIUS. Habituée à courir dans une vaste carrière, suspends, Érato, le récit des actions héroiques, et restreins ton essor dans un cercle plus étroit. Et toi, souverain du choeur lyrique, laisse-moi toucher un nouvel instrument, si ma muse latine a dignement chanté ta patrie, ô Pindare ! J'essaie pour Maxime d'humbles accords. Il me faut une couronne cueillie sur un myrte jusqu'ici respecté; ma soif n'est pas plus grande, mais je veux l'étancher dans une source plus pure. Quand les montagnes des Dalmates te rendront-elles au doux Latium? ces montagnes du flanc desquelles le mineur, après avoir vu Pluton, revient tout pâle, et tout semblable en couleur à l'or qu'il retire. Me voici, moi, fils d'un sol plus voisin de Rome, et pourtant je résiste aux molles séductions du golfe enchanteur de Baia, comme à celles du rivage appelé du nom du fidèle trompette d'Hector. Sans toi ma verve est engourdie, le dieu de Thymbra me visite plus rarement, et mon Achillé s'arrête au début de la carrière. Polie, repolie sans cesse; grâce à tes sages conseils, ma Thébaïde aspire avéc une confiance audacieuse à la gloire enivrante du cygne de Mantoue. (29) Mais je te pardonne tes délais; tu viens de donner un appui à ta maison solitaire; ô jour de bonheur! un second Maxime nous est né. Stérilité affreuse qu'on ne peut trop éviter ! stérilité que l'héritier perfide appelle de tous ses voeux, demandant sans pudeur la mort prochaine de son meilleur ami. Quand l'hymen est stérile, la tombe n'est mouillée d'aucune larme : un avide survivant est là debout, s'emparant de la maison comme d'une ville prise, convoitant les dépouilles de la mort, et supputant jusqu'au prix du bûcher funèbre. Qu'il vive de longs jours ce noble réjeton ! que par une route inconnue du vulgaire il s'élève jusqu'à la gloire paternelle, et balance même les actions de son aïeul ! Tu entretiendras son enfance de tes grands coups d'épée sur les bords de l'Oronte, lorsque, sous les auspices de Castor, tu modérais l'ardeur de nos escadrons belliqueux. (49) Et son aïeul lui dira comment; sur les traces rapides de la foudre lancée par l'invincible César, il imposa aux Sarmates refoulés une loi bien dure, celle de vivre sous un seul climat. Mals qu'il apprenne avant tout par quel art merveilleux, parcourant toute la vieille histoire du monde, tu sus reproduire la brièveté de Salluste avec l'abondance de Tite-Live. [4,8] SILVE VIII. A JULES MÉNÉCRATE, SUR L'AUGMENTATION DE SA FAMILLE. Ovre les temples des Dieux , décore-les de guirlandes; que les nuages d'encens et les entrailles palpitantes des victimes remplissent le sanctuaire, ô Parthénope! voici la famille du noble Ménécrate qui s'accroît d'un troisième rejeton; pour toi s'élève une pépinière d'illustres citoyens, et les fureurs du Vésuve sont oubliées. Et que Naples en habits de fête n'embrasse pas seule à l'écart les autels; ports voisins, terre de Pouzzol, séjour de paix et de bonheur; ornez aussi les vôtres de bandelettes; et toi surtout, plage de Surrente si chère au dieu de la treille, Surrente, patrie de l'aïeul maternel qu'entoure un essaim de petits-fils jaloux de reproduire ses traits. Que l'oncle, en qui la Libye trouve un juge équitable; se réjouisse, aussi bien que la bonne Polla qui les élève sur ses genoux et les croit nés pour elle! Courage, ô jeune homme à qui la patrie est redevable de si brillantes lumières! entends-tu comme ta demeure frémit d'un doux bruit, causé par les cris enfantins de ses jeunes maîtres? Ah! loin de ces murs la noire envie! coeurs jaloux, portez ailleurs vos regards. La blanche Atropos leur promet une longue vie pleine de vertus et d'honneurs, et Apollon, le dieu de notre patrie, une moisson de lauriers. (20) Ainsi les privilèges que t'avait accordés l'auguste père de l'Ausonie, ces privilèges attachés au bonheur d'avoir trois enfants, étaient d'un favorable augure pour l'avenir. Lucine est accourue par trois fois, et par trois fois elle a pénétré dans ta pieuse demeure. Puisse-t-elle cette maison garder sa fécondité première, et n'être jamais dépouillée de ces dons du ciel ! Doux espoir ! entre deux fils, nobles soutiens de ta famille, une vierge enchante par sa jeunesse la jeunesse d'un père ; et si la valeur est le partage des premiers, celle-ci te donnera plus vite des descendants. Ainsi la blanche Hélène, déjà digne de sa mère, essayait ses membres délicats au milieu des deux héros d'Amyclée; ou tel parait le firmament, lorsque, dans une nuit sereine, la lune s'avance entre deux astres aux clartés jumelles. (32) Mais, ô modèle des jeunes Romains, je te ferai de vifs reproches, et même je suis irrité, autant qu'un ami peut l'être. Était-ce donc le bruit public qui devait m'apprendre une si grande nouvelle? Quoi donc, tu entendais les premiers cris de ton troisième enfant, et il ne m'est pas venu en toute hâte une lettre qui m'avertit de charger les autels de parfums, de couronner ma lyre, de tirer de sa retraite un vieux tonneau de mon vin d'Albe, et de marquer ce jour avec la craie? Aujourd'hui mes chants et mes voeux n'arrivent-ils pas un peu tard? A toi la faute, à toi la honte. Mais, trêve à mes plaintes, je vois d'ici la troupe enfantine qui entoure son père et bataille pour lui : eh! qui tiendrait contre un tel escadron? (45) Dieux de la patrie, vous que des oracles solennels ont, sur la flotte eubéenne, conduits par delà les mers jusqu'aux bords de l'Ausonie; toi, chef et protecteur de cette migration lointaine, Apollon, toi que contemple et adore la blanche colombe encore posée sur ton épaule gauche, l'heureuse Parthénope; déesse d'Êleusis, ô Cérès, pour qui, prêtres silencieux, nous agitons dans nos courses haletantes les torches consacrées ; et vous, fils de Tyndare, qui fûtes jadis moins honorés sur le Taygète, au temps de l'austère Lycurgue, et sous les voûtes ténébreuses des forêts de Thérapné, divins Pénates, sauvez tout ensemble le père de famille et les enfants! Qu'un jour, à la patrie pliant sous le faix des années et des épreuves, ils aillent prêter l'appui de leurs voix et de leurs talents, pour lui conserver, sous un nom nouveau, une splendeur toujours nouvelle. Ménécrate leur communiquera sa douceur; leur aïeul sa grandeur et son lustre, et l'un et l'autre le goût du beau et l'amour de la vertu. Pour la jeune vierge, sa naissance et sa richesse lui ouvriront, dès la première flamme d'amour, le palais et le coeur d'un patricien, tandis que les frères, dès l'adolescence, iront frapper le seuil du palais de Romulus, si la vertu peut incliner en leur faveur la volonté toute-puissante de l'invincible César. [4,9] SILVE IX. PLAISANTERIE DE SATURNALES A PLOTIUS GRYPHUS. Ta as voulu rire sans doute, Gryphus, en m'envoyant bouquin pour bouquin. La plaisanterie serait bonne, si ton envoi était suivi d'un autre cadeau. Mais prolonger le badinage, ce n'est plus badiner. Voyons un peu, comptons ensemble : mon livre avec papier neuf, étui de pourpre et double bossette, m'avait coûté pour sa parure dix as, plus ma peine d'auteur. Le tien, piqueté des vers, flétri par les outrages du temps, semble avoir servi d'enveloppe aux oliviers de Libye, à l'encens du Nil, au poivre de l'Égypte, et aux anchois de Byzance, dont il a tout le parfum. Passe encore s'il contenait les plaidoyers dont, jeune encore, tu faisais retentir le triple forum et le tribunal des cent juges, avant que Germanicus t'eût confié l'intendance des blés, et la surveillance des hôtelleries placées sur les grandes routes. Mais tu ne me donnes que les rêveries du vieux Brutus, achetées tout au plus un as de la monnaie de Caïus, à l'étalage de quelque bouquiniste. Tu n'avais donc ni bonnet rapiéceté des débris d'un manteau, ni serviettes ou nappes usées, ni écorce de palmier, ni corbeille de figues ou de prunes mises en marmelade par un coup de vent, ni mèches de lampe sans huile, ni pelures d'oignons sèches, ni même quelques oeufs? Quoi ! pas un léger gâteau, pas une pincée de farine grossière? Tu aurais en vain cherché quelques coquilles de limaçons épars dans les champs que le Cinyphe arrose. Quoi! nulle tranche de lard, pas un maigre jambon, pas de saucisson de Lucanie, de boudin de Phalérie; point de sel, de sauce vinaigrée, de fromage, de pain cuit avec la fleur de nitre, et de vin fait de raisin précoce; point de raisiné doux et gluant? Que t'en eût-il coûté de me donner de vieilles bougies, un couteau, de minces tablettes, des grappes conservées dans de grands vases, des plats sortis des fabriques de Cumes? ou bien, voyons... une, déjà tu frissonnes! oui, une pile de vaisselle commune ou quelque verroterie? (46) Mais tu as recours à la même balance, et sans rien changer tu me rends mesure pour mesure. Quoi ! si j'allais de bon matin et l'estomac vide te porter le salut, viendrais-tu me le rendre chez moi pur et simple? ou si tu me régalais d'un bon repas, oserais-tu me demander la pareille? Je t'en veux, Gryphus, mais néanmoins tu auras mon salut : seulement ne t'avises pas, avec ton badinage ordinaire, de me renvoyer mes hendécasyllabes.