[7,0] LIVRE VII [7,1] LETTRE I. SIDONIUS AU SEIGNEUR PAPE MAMERTUS, SALUT. ON DIT que les Goths sont entrés sur le territoire romain: nous autres, malheureux Arvernes, nous sommes toujours exposés les premiers à de telles irruptions. Ce qui nous rend l’objet spécial de leur haine, c’est que, brûlant du désir d’étendre leurs frontières depuis l’Océan jusques au Rhône et à la Loire, ils trouvent en nous le seul obstacle qui, par l’assistance du Christ, retarde encore leurs conquêtes. Voilà déjà longtemps que les attaques importunes d’une royauté menaçante ont dévoré toutes les régions limitrophes. Mais, si quelque chose doit seconder en nous un courage aussi téméraire, aussi dangereux, ce ne sera ni l’aspect de ces murs consumés par les flammes, ni ces palissades ruinées, ni ces remparts toujours couverts de nos sentinelles; notre seule espérance est dans les Rogations que tu as instituées; le peuple Arverne vient de les adopter, sinon avec autant de succès, du moins avec un zèle égal à celui de tes peuples, et c’est ce qui le rassure contre les terreurs dont il est environné. Nous savons, nous avons appris quels effrayants prodiges, dans les premiers temps où furent établies ces prières publiques, dépeuplaient la cité confiée par le ciel à tes soins. Tantôt de fréquents tremblements de terre ébranlaient les édifices publics; tantôt des flammes dévorantes couvraient de monceaux de cendres le faîte des maisons prêtes à crouler; tantôt des troupes effrayées de cerfs, animaux timides mais audacieux alors, cherchaient une retraite dans la ville étonnée de les voir. Au milieu de ces désastres, lorsque les grands et le peuple abandonnaient la cité, tu as suivi avec ardeur l’exemple des Ninivites, de peur que ton désespoir n’insultât aussi aux avertissements du ciel. Et certes, après avoir éprouvé tant de fois la divine puissance, tu ne pouvais sans crime te défier de Dieu. Un jour, les flammes commençaient à dévorer ta cité; dans cet embrasement, ta foi devint plus ardente; lorsque devant une foule éperdue, le feu, chassé en arrière par l’opposition seule de ton corps, se repliait en globes fugitifs, ce fut un miracle étonnant, inouï, extraordinaire de voir la flamme, insensible de sa nature, reculer pleine de respect. D’abord, tu ordonnes des jeûnes à quelques hommes de notre rang, tu leur défends tout plaisir criminel, tu leur annonces des châtiments, tu leur promets des remèdes; tu leur déclares que la peine est imminente, mais que le pardon n’est pas loin; tu enseignes qu’il faut prévenir par de fréquentes prières la désolation dont on est menacé; tu avertis que les furieux incendies qui renaissent sans cesse peuvent être éteints par des larmes sincères, plutôt que par l’eau des fleuves; tu montres que c’est à la stabilité de la foi qu’il appartient de raffermir la terre ébranlée par des secousses terribles. Aussitôt le peuple, docile à ta voix, donne l’exemple aux grands qui, n’ayant pas rougi de prendre la fuite, ne rougirent pas non plus de revenir. Dieu, qui voit le fond des coeurs, apaisé par ce dévouement, a fait que vos humbles prières sont devenues pour vous une voie de salut, pour les autres un sujet d’imitation, pour tous un secours assuré. Enfin, depuis ce moment, ta ville n’éprouve plus ces terribles calamités, ne voit plus ces effrayants prodiges. Le peuple Arverne, sachant que ces désastres, après s’être fait sentir à tes Viennois, n’ont pas reparu dans la suite, se hâte d’embrasser une sainte institution, et demande en grâce que ta béatitude ajoute les prières d’une conscience pure aux exemples que tu lui as donnés. Et parce que, à toi seul, depuis le confesseur Ambrosius, qui trouva, suivant le récit de nos pères, les corps de deux martyrs, il a été accordé, dans le monde occidental, de faire la translation du martyr Ferréolus et de la tête de notre Julianus, cette tête que la main sanglante du bourreau rapporta jadis au féroce persécuteur, nous ne demandons pas sans quelque droit qu’il nous vienne de chez vous un patronage, puisqu’il vous est venu de chez nous un patron. Daigne te souvenir de nous, seigneur Pape. [7,2] LETTRE II. SIDONIUS AU SEIGNEUR PAPE GRAECUS, SALUT. TU M’ACCABLES, ô le plus consommé des pontifes ! en prodiguant des éloges sans nombre à mes écrits, malgré la rusticité de mon style. Dieu veuille qu’il n’ait que ce défaut; car, dans ma première lettre, toute courte qu’elle était, il se trouvait des faits contraires à la vérité. Notre voyageur a malicieusement abusé de mon ignorance; il ne se donnait que pour marchand, et me surprit, comme lecteur, une lettre formée, qui aurait dû contenir quelques remerciements; car, je l’ai su depuis, la bonté des Marseillais lui a procuré des avantages auxquels il ne pouvait prétendre dans son état, soit à cause de sa fortune, soit à cause de sa famille. Les choses se sont passées de telle manière, que si quelqu’un les racontait avec esprit, le récit en deviendrait amusant. Mais, puisque vous m’ordonnez de vous raconter en détail, dans ma lettre, quelque chose de gai, trouvez bon, je vous prie, que je vous dise, en peu de mots, d’un style facétieux, sans blesser néanmoins vos oreilles sévères, l’accueil plaisant fait à mon protégé; vous verrez par là si je connais d’aujourd’hui l’homme que je vous recommande pour la seconde fois. Quand il est de règle que l’on peut puiser partout une matière d’exorde, pourquoi irais-je, moi qui dois vous entretenir d’une chose quelconque, chercher un texte bien loin? Celui qui vous porte ma lettre en sera aussi le sujet. L’Auvergne est la patrie d’Amantius; ses parents, sans être d’une origine distinguée, sont d’une condition libre; s’ils ne peuvent étaler des ancêtres illustres, ils ne craignent pas du moins qu’on leur en trouve qui aient passé par quelque servitude; ils savent se contenter d’une fortune modique, mais suffisante et dégagée de toute dette; ils ont eu des charges dans l’Eglise, plutôt que dans l’Etat. Son père, très homme de bien, peu libéral envers ses enfants, aima toujours mieux être utile, par une excessive économie, à un fils encore jeune, que de contenter ses caprices. Amantius, abandonnant son père, se rendit auprès de vous, la bourse trop peu fournie, ce qui devenait un grand obstacle à ses premières tentatives; car il n’est rien de si pesant qu’un léger viatique. Cependant, sa première entrée dans vos murs fut assez heureuse. Le saint Eustachius, votre prédécesseur, lui prodigua sur le champ ses conseils et ses bons offices; on cherche aussitôt un logement, on se le procure sans peine par les soins d’Eustachius, on y entre aussitôt, on le loue dans les formes. Notre homme cultive d’abord, par de fréquentes visites, ses voisins qui ne dédaignent pas de le visiter de temps en temps. Il se comporte envers tout le monde comme le veut l’âge de chacun; respectueux pour les vieillards, il est rempli de prévenances pour les jeunes gens; il se fait remarquer surtout par ses bonnes moeurs et sa sobriété, qualité d’autant plus louable dans un jeune homme qu’elle s’y rencontre plus rarement. Il fait ensuite connaissance avec des grands et même avec le comte de la ville, leur fait la cour souvent et à propos, se lie, se familiarise avec eux; ses assiduités lui valent l’intimité des personnes les plus remarquables; les gens de bien le favorisent à l’envi, tout le monde fait des voeux pour son bonheur, il reçoit de nombreux conseils, les particuliers lui font des présents, chacun le comble de bienfaits; au milieu de tout cela, ses espérances et sa fortune grandissent incessamment. Le hasard lui avait procuré pour voisine une femme aussi distinguée par ses richesses que par ses bonnes moeurs, et dont la fille avait passé déjà les premières années de l’enfance, sans être néanmoins encore nubile. Amantius, avec des manières caressantes, qui ne pouvaient avoir rien que de décent, vu l’âge de la jeune personne, cherchait à lui plaire par de petits présents, par des bagatelles capables de l’amuser. Ces prévenances, si légères du reste, lui gagnaient le coeur de cette enfant. Arrive l’âge de puberté; que ne vais-je au but? ce jeune homme, seul, sans fortune, étranger, membre d’une famille nombreuse, qui avait quitté sa patrie non seulement contre le gré, mais encore à l’insu de son père, voyant que la jeune personne, avec une naissance égale à la sienne, lui était bien supérieure en richesses, aidé de l’évêque en qualité de lecteur, appuyé du comte en qualité de client, comme la mère n’examinait pas s’il avait de la fortune, comme la fille n’avait pas de l’éloignement pour lui, il la demande en mariage, l’obtient et l’épouse. On écrit les articles du contrat; un petit lot de terre, voisin de notre municipe, et que l’on porte sur l’acte matrimonial, Amantius le fait valoir avec une emphase tout à fait comique. La duperie une fois légalement arrangée, la fraude une fois disposée d’une manière solennelle, pauvre, mais aimé, il enlève sa riche épouse; puis, quand il a recherché, recueilli avec soin la succession de son beau-père, à laquelle il joint en guise d’accompagnement ce qu’il sait extorquer à la mère trop facile et trop crédule, cet habile imposteur bat en retraite pour sa patrie. Après son départ, la belle-mère voulut intenter un procès au gendre, sous prétexte qu’il avait exagéré sa fortune dans le contrat; elle se plaignait du peu de bien qu’Amantius avait apporté en mariage, alors qu’elle avait à se féliciter déjà du grand nombre de ses petits-fils. Pour l’apaiser, notre Hippolyte s’était rendu à Marseille, lorsqu’il vous présenta ma première lettre de recommandation. Vous avez l’histoire de l’excellent jeune homme, histoire qui ressemble aux fables de Milet, ou celles de l’Attique. Excusez en même temps la longueur démesurée de cette lettre; si je me suis arrêté à de si longs détails, c’est pour obtenir de vous qu’il ne soit point reçu comme un étranger, celui que vos bienfaits ont rendu votre concitoyen. Il est d’ailleurs assez naturel, quand on s’est intéressé pour quelqu’un, de lui conserver son affection. Vous montrerez que vous êtes un digne légataire du pontife Eustachius, si vous payez à ses clients les legs de son patronage, comme vous avez payé à ses proches les legs de son testament. Voilà que j’ai obéi; voilà que par mon babil j’ai rempli vos ordres; du reste, dès que l’on demande à un homme peu exercé une chose qui veut être détaillée, il ne faut point être fâché si l’on reçoit des lettres moins éloquentes que verbeuses. Daigne te souvenir de nous, seigneur Pape. [7,3] LETTRE III. SIDONIUS AU SEIGNEUR PAPE MEGETHIUS, SALUT. J’AI longtemps balancé, malgré mon envie extrême de t’obéir, si je devais t’envoyer, comme tu le demandes, les Préfaces que j’ai composées moi-même. A la fin, le sentiment de la condescendance a triomphé dans mon esprit, et je te fais passer ce que tu désires. Et que dirons-nous maintenant? Est-ce là une grande obéissance? elle est grande, ce me semble; mon impudence toutefois est plus grande encore. Nous pourrions avec cette effronterie porter de l’eau dans les fleuves, du bois dans les forêts; avec cette témérité, nous gratifierions Apelles d’un pinceau, Phidias d’un ciseau, Polyclète d’un marteau. Tu me pardonneras donc, Pape saint, éloquent, vénérable, une présomption qui ose s’abandonner à son babil naturel, devant un juge aussi éclairé que toi. C’est notre habitude, pour exprimer peu de choses, d’écrire longuement, comme les chiens qui ont accoutumé de gronder, tout en n’aboyant pas. Daigne te souvenir de nous, seigneur Pape. [7,4] LETTRE IV. SIDONIUS AU SEIGNEUR PAPE FONTEIUS, SALUT. JE N’OSE plus vous recommander personne, parce que vous donnez des présents à ceux qui ne reçoivent de nous que des paroles, comme si déjà ce n’était pas de votre part un bienfait insigne d’admettre à votre sainte amitié les hommes envoyés par un pécheur comme moi: témoin notre Vindicius, qui est revenu lentement chez lui accablé qu’il était sous le poids de vos faveurs, et qui va proclamant partout que, malgré votre grande renommée, votre élévation, vous êtes moins recommandable encore par votre rang. que par votre bonté. Il vante cet accueil pieux, doux et flatteur, cette noble affabilité qui vous caractérise, et qui ne compromet toutefois en rien votre dignité épiscopale, parce que ces manières pleines de grâce ne rabaissent point la grandeur du sacerdoce, mais savent l’accommoder à tout le monde. Ces récits m’enflamment tellement, que je me croirai très heureux alors qu’il me sera donné, par la faveur du ciel, de voir et de serrer en des embrassements étroits, quoique présomptueux, ce coeur si riche de son Dieu. Croyez-en mes aveux: je respecte sans doute les âmes d’une excessive sévérité, et, dans la conscience de ma faiblesse, je supporte patiemment les caractères durs et âpres; mais, je dois le confesser, de pareilles manières nous font bien plutôt sentir notre infériorité qu’elles n’attirent notre confiance. En somme, qu’ils examinent de quel mérite ils peuvent s’enorgueillir, les hommes qui se montrent rigides envers ceux dont ils sont environnés; pour moi, j’aimerais mieux imiter les manières de celui qui cherche à se gagner l’affection des personnes même éloignées. Une chose aussi qui me réjouit grandement le coeur, c’est d’apprendre que votre apostolat ne se lasse pas de prodiguer son appui aux vrais maîtres de mon âme, Simplicius et Apollinaris. Si cela est vrai, je vous prie de ne pas mettre fin à votre charité; si cela n’est pas, je désire que vous ne tardiez pas à leur accorder votre amour. Je vous recommande encore le porteur de ma lettre; des affaires épineuses qui l’appellent chez vous, c’est-à-dire dans la ville de Vaison, pourraient s’arranger par votre influence et votre autorité. Daigne te souvenir de nous, seigneur Pape. [7,5] LETTRE V. SIDONIUS AU SEIGNEUR PAPE AGROECIUS, SALUT. J’ARRIVE à Bourges, appelé dans cette ville par les citoyens. Le motif de cet appel, c’est le malheureux état de leur église, veuve depuis peu de son vénérable pontife, et qui voit des ambitieux de l’un et l’autre ordre briguer, comme à un signal donné, les honneurs de l’épiscopat Le peuple s’agite et se partage en factions contraires; peu de gens donnent leurs suffrages à d’autres, beaucoup de personnes s’offrent elles-mêmes et se présentent par force. Si vous voulez, autant qu’il est en vous, considérer les choses selon Dieu et la vérité, vous ne remarquerez partout que légèreté, qu’inconstance, que déguisement; en un mot, c’est l’impudence elle seule qui triomphe ici. Et, si je ne craignais que vous ne m’accusassiez d’exagération, j’oserais vous dire qu’on agit d’une manière précipitée, dangereuse, et que la plupart ne rougissent pas d’offrir de l’argent pour obtenir un poste saint, une dignité sacrée; depuis longtemps même on aurait déjà mis à l’enchère le siège épiscopal, s’il se fût trouvé des vendeurs aussi déterminés que le sont les acquéreurs. Par conséquent, je te prie de venir m’honorer de ta présence, et de me soulager dans l’embarras et la nécessité où je me trouve de remplir un devoir nouveau pour moi. Quand bien même tu es le chef de la Sénonaise, ne refuse pas, en ces circonstances difficiles, de calmer les débats des Aquitains; car il n’importe guère que nous habitions des provinces différentes, puisque nous sommes réunis par les liens de la religion. Je dirai de plus, que, de toutes les villes de la première Aquitaine, les guerres n’ont laissé dans le parti des Romains que la seule ville des Arvernes. C’est ce qui fait que nous manquons, en notre province, du nombre suffisant d’évêques pour établir un pontife dans la cité de Bourges; il nous faut un métropolitain pour cette élection. Au reste, vous y paraître avec la prérogative de votre rang; je n’ai encore nommé, désigné, ni choisi personne; nous réservons tout absolument à votre décision. Le seul privilège que je m’attribue, c’est de vous inviter, d’attendre votre jugement, d’applaudir à votre choix, et de vous montrer, lorsque vous aurez nommé un évêque au siège de Bourges, toute ma déférence pour vos volontés. Mais si quelqu’un, ce que je ne crois pas, allait vous donner le mauvais conseil de vous refuser à ma prière, vous pourriez plutôt excuser votre absence que votre faute; au contraire, si vous venez, vous me prouverez qu’on peut mettre des bornes à votre pays, mais qu’il est impossible d’en fixer à votre charité. Daigne te souvenir de nous, seigneur Pape. [7,6] LETTRE VI. SIDONIUS AU SEIGNEUR PAPE BASILIUS, SALUT. IL existe entre nous, grâce à Dieu, et par un exemple rare de nos jours, de vieux liens d’amitié; il y a longtemps que nous nous aimons l’un l’autre d’une égale tendresse. Mais, si j’envisage notre position respective, tu es mon patron, quoique, au reste, ce soit là parler d’une manière présomptueuse et arrogante; car, mes iniquités sont si grandes que tu pourrais à peine, par l’efficacité de tes prières, me relever de mes chutes continuelles. Or, comme tu es deux fois mon maître par la protection que tu m’accordes, par l’amitié dont tu m’honores; comme j’apprécie fort bien l’ardeur de ton zèle, la puissance de tes paroles, moi qui t’ai vu percer, avec le glaive des témoignages spirituels, le Goth Modaharius, jetant partout les traits de l’arianisme, je puis donc bien, sans manquer aux égards que méritent les autres évêques, déplorer auprès de toi la manière dont ce loup cruel s’engraisse avec les péchés des âmes qui périssent, et dévaste en secret, dans sa rage peu connue encore, les bergeries de l’Eglise; car l’antique ennemi, pour insulter plus à son aise aux bêlements des brebis abandonnées, commence par fondre sur les pasteurs qui sommeillent. Cependant, je ne m’oublie point assez pour ne pas me ressouvenir que j’ai besoin de laver en des larmes continuelles les souillures de ma conscience; et j’espère qu’un jour, avec le secours du Christ et par l’influence mystérieuse de tes oraisons, cette conscience pourra se purifier. Mais, comme le salut public l’emporte sur le repentir que j’ai de mes fautes particulières, dût-on même interpréter défavorablement et blâmer mon zèle pour la foi, je me garderai bien de trahir la cause de la vérité, crainte d’être accusé d’orgueil. Si le roi des Goths, Evarix, après avoir rompu et brisé l’ancienne alliance, protège par le droit des armes, ou recule les frontières de son royaume, il ne nous est pas permis à nous pécheurs de nous en plaindre, ni à vous, saint pontife, d’en parler. De plus, si tu veux le savoir, il est de l’ordre que le riche soit vêtu de pourpre et de fin lin, que Lazare soit frappé d’ulcères et de pauvreté; il est de l’ordre que, dans cette mystérieuse Egypte où nous cheminons, Pharaon marche paré du diadème, l’Israélite chargé de la hotte; il est de l’ordre que dans la fournaise de cette autre Babylone où nous sommes consumés, nous poussions avec Jérémie, vers la Jérusalem spirituelle, des cris et des sanglots entrecoupés, et qu’Assur, tonnant du haut de son faste royal, foule à ses pieds le saint des saints. Pour moi, en comparant le bonheur fugitif de ce monde avec l’éternelle béatitude de la vie future, je supporte plus patiemment des calamités communes. D’abord, si je considère ce que je mérite, quelques malheurs qui puissent je dois les trouver trop légers; puis ensuite, je sais bien que c’est un puissant remède pour l’homme intérieur, si l’homme extérieur est battu dans l’aire de ce monde sous les fléaux des calamités diverses. Mais, il faut l’avouer, quoique ce roi des Goths soit terrible à cause de ses forces, je crains moins ses coups pour les murs des Romains que pour les lois chrétiennes. Le seul nom de catholique lui cause une telle horreur, dit-on, que vous le croiriez le chef de sa secte, comme il est celui de ses peuples. Ajoutez encore la puissance de ses armes, le feu de son courage, la vigueur de sa jeunesse; l’unique travers de ce prince, c’est d’attribuer à la bonté de sa religion le succès de ses entreprises, de ses desseins, tandis qu’il ne le tient que d’une félicité temporelle. Ainsi donc, instruisez-vous promptement des maux secrets de l’état catholique, pour y apporter en toute hâte un remède efficace. Bordeaux, Périgueux, Rodez, Limoges, Gabale, Eause, Bazas, Comminges, Auch, et beaucoup d’autres villes encore dont les pontifes ont été moissonnés par la mort, sans qu’on ait mis de nouveaux évêques pour conférer les ministères des ordres inférieurs, ont vu s’étendre au loin l’image de ces ruines spirituelles. Le mal augmente évidemment tous, les jours, par le vide que laisse la mort des pontifes; et les hérétiques du siècle comme ceux des âges passés pourraient en être attendris, tant il est triste de voir les peuples privés de leurs évêques, et désespérés de la perte de la foi. Dans les diocèses, dans les paroisses. tout est négligé; partout l’on voit des églises dont le faîte se dégrade et tombe; leurs portes sont arrachées, leurs gonds enlevés, l’entrée des basiliques est fermée avec des ronces et des épines; les troupeaux eux-mêmes, ô douleur ! viennent se coucher au milieu des vestibules entr’ouverts, et brouter l’herbe qui croît autour des saints autels. La solitude ne règne pas seulement dans les paroisses de la campagne, mais encore dans les églises des villes, où les réunions deviennent si rares. Quelle consolation reste-t-il aux fidèles, quand la discipline ecclésiastique périt, quand le souvenir même s’en efface? Un clerc vient-il à sortir de la vie, si la bénédiction épiscopale ne lui donne pas de successeur, le sacerdoce meurt dans nette église, et non pas le prêtre. Et alors, quel espoir penses-tu qu’il reste, quand la fin d’un homme amène celle de la religion? Envisagez de plus près les pertes qu’éprouvent les membres: spirituels; vous, le comprendrez sans peine, autant il disparaît d’évêques, autant il est de peuples dont la foi périclite. Je ne dis rien de vos collègues Crocus et Simplicius, arrachés à leurs sièges, et souffrant dans un exil pareil de peines différentes; car, l’un d’eux est triste de ne plus voir des lieux où il voudrait revenir; l’autre, de voir des lieux où il ne revient pas. Tu es au milieu des saints pontifes Léontius, Faustus, Graecus, par ta ville, par ton rang, par ta charité. C’est vous qui êtes chargés de transmettre les désastres des alliances, le traité de paix entre les deux états. Faites que l’union, la concorde règne parmi les princes, qu’il nous soit libre d’ordonner des évêques, et que les peuples des Gaules, qui seront renfermés dans l’empire des. Goths, appartiennent à notre foi, s’ils ne doivent plus appartenir à notre domination. Daigne te souvenir de nous, seigneur Pape. [7,7] LETTRE VII. SIDONIUS AU SEIGNEUR PAPE GRAECUS, SALUT. VOICI encore Amantius, le porteur de mes badineries, qui retourne dans sa ville de Massilia, pour faire, selon sa coutume, quelque profit sur vos concitoyens, et rapporter chez lui les fruits de son commerce, si toutefois le port lui présente une occasion favorable. Je vous adresserais en cette circonstance quelques plaisantes causeries, si le même esprit pouvait en même temps se livrer à la gaîté, et porter le poids de la tristesse. Tel est aujourd’hui l’état de notre malheureuse province, que la renommée a raison de représenter notre sort comme ayant été meilleur pendant la guerre, qu’il ne l’est depuis la paix. Notre esclavage est devenu le prix de la sécurité de nos voisins. L’esclavage des Arvernes, ô douleur! Si je fouille dans le passé, j’y trouve qu’ils osèrent se dire jadis les frères des antiques habitants du Latium, et reporter leur origine au sang d’Ilium. Si je rappelle des faits récents, je vois que ce sont eux qui, de leurs propres forces, ont arrêté les armes de l’ennemi commun; qui, plus d’une fois, enfermés dans leurs murs, n’ont pas redouté le Goth, mais l’ont épouvanté dans son camp, lorsqu’il les assiégeait. Ce sont eux qui ont su remplir contre les armées de leurs voisins le rôle de chefs aussi bien que de soldats. Mais si le sort des combats leur a procuré quelque avantage, tout le fruit en a été pour vous; s’il leur est devenu contraire, ils ont porté seuls tout le poids du malheur. Les Arvernes, par amour pour la république, n’ont pas craint de livrer aux lois Séronatus qui était aux Barbares les provinces de l’empire; et ensuite, quand il fut convaincu de son crime, la république hésitait encore à le punir. Voilà donc ce qu’il nous a valu d’avoir bravé la faim, les flammes, le fer, la peste, d’avoir engraissé nos glaives du sang ennemi, de nous être exténués de jeûnes en combattant! Voilà donc la paix si avantageuse que nous attendions, lorsque, pour échapper aux horreurs de la faim, nous arrachions les herbes qui croissaient entre les fentes de nos murs! souvent trompés par la forme et le suc de leurs feuilles, nous cueillîmes d’une main livide des plantes vénéneuses. En récompense de tant d’actes courageux et héroïques si je suis bien informé, on nous sacrifie. Rougissez, nous vous en prions, d’une paix qui n’est ni utile, ni glorieuse. C’est par vos mains que passent les négociations; c’est vous le premier qui, même en l’absence du prince, connaissez les traités déjà faits, et qui êtes chargé des traités à faire. Pardonnez, je vous prie, les paroles sévères que je vous adresse; la douleur ôte à mes reproches toute leur amertume. Vous consultez peu l’intérêt public; dans vos assemblées, vous cherchez moins à remédier aux malheurs communs, qu’à élever des fortunes privées; en agissant toujours ainsi, vous avez commencé d’être non plus le premier, mais le dernier de vos comprovinciaux. Or, jusques à quand pourront durer ces intrigues? Nos ancêtres ne se glorifieront plus désormais de ce titre, puisqu’ils commencent à manquer déjà de descendants. Ainsi donc, par tous les moyens possibles, rompez un traité de paix si honteux. S’il faut encore soutenir un siège, s’il faut combattre encore, endurer encore la faim, nous le ferons avec plaisir; mais si nous sommes livrés, nous que la force n’a pu vaincre, il est certain que vous avez imaginé ces transactions lâches et barbares. Pourquoi m’abandonner à l’excès de la douleur? Excusez notre affliction; pardonnez au langage du désespoir. Les autres pays qui ont été cédés n’attendent que l’esclavage; les Arvernes attendent le supplice. Si vous ne pouvez nous arracher à notre pénible situation, au moins faites, par l’assiduité de vos prières, qu’elle vive encore la race de ceux dont la liberté doit mourir. Préparez une retraite aux exilés, des rançons pour les esclaves, des vivres pour les pèlerins. Si nos murailles sont ouvertes aux ennemis, que les vôtres ne soient pas fermées à des hôtes. Daigne te souvenir de nous, seigneur Pape. [7,8] LETTRE VIII. SIDONIUS AU SEIGNEUR PAPE EUPHRONIUS, SALUT. PUISQUE je suis engagé dans les liens de l’état ecclésiastique, je me trouverais fort heureux, malgré mon peu de mérite, si nos villes étaient aussi voisines que le sont nos territoires. Alors, je te consulterais sur les moindres choses comme sur les plus importantes ; le cours de mes actions pareil à celui d’un fleuve, s’en irait calme et paisible, découlant en quelque sorte de la source bienfaisante de tes entretiens. Alors, sans doute, ce cours ne serait ni enflé par ma présomption, ni troublé par mon orgueil, ni fangeux par ma conscience, ni précipité par ma jeunesse; bien plus, tout ce qu’il pourrait offrir d’impur ou de corrompu, la veine de tes conseils le ferait disparaître en s’y mêlant. Mais, puisque le long espace qui est jeté entre nous s’oppose à la réalisation de mes voeux, je te prie instamment de m’envoyer tes conseils dans un cas embarrassant qui se présente: le peuple de Bourges demande qu’on lui ordonne pour évêque Simplicius, personnage très remarquable; décide quelle conduite je dois tenir en cette importante affaire. Tu as envers moi tant de bontés, tu as sur les autres une telle influence, que si tu veux quelque chose (et tu ne voudras que des choses parfaitement justes), tu dois donner moins des conseils que des ordres. Pour ce qui regarde Simplicius, sache que l’on entend dire de lui beaucoup de bien, et cela, par un grand nombre de personnes vertueuses. Ces témoignages me semblaient suspects de prime-abord, et donnés à la faveur; mais, quand j’ai vu ses rivaux, et surtout les partisans de l’arianisme, réduits au silence et n’ayant rien à lui reprocher, quoiqu’il ne soit point encore engagé dans. notre profession, j’ai fait réflexion qu’il faut regarder comme un personnage accompli celui dont le méchant ne peut parler, et sur lequel un homme de bien ne peut se taire. Pourquoi vous dis-je cela mal à propos, comme si je vous donnais des conseils, moi qui vous en demande? Tout sera donc réglé d’après votre volonté, votre arbitre, vos lettres; tout sera communiqué aux prêtres et au peuple. Et nous ne sommes point assez insensés pour réclamer d’abord ta présence dans le cas où tu pourrais venir, puis ensuite pour demander tes conseils dans le cas contraire, si nous ne voulions nous en rapporter à toi en toutes choses. Daigne te souvenir de nous, seigneur Pape. [7,9] LETTRE IX. SIDONIUS AU SEIGNEUR PAPE PERPETUUS, SALUT. DANS ton zèle pour les lectures spirituelles, quoique la bibliothèque de la foi catholique te soit très familière et par les deux testaments, et par les commentateurs, tu vas jusqu’à vouloir connaître des écrits qui sont peu dignes d’occuper tes oreilles, ou d’exercer ton jugement. Tu me commandes en conséquence de t’envoyer le discours que j’ai adressé dans l’église au peuple de Bourges, discours auquel ni les divisions de la rhétorique, ni les mouvements de l’art oratoire, ni les figures grammaticales n’ont prêté l’élégance et la régularité convenables; car, dans cette occasion, je n’ai pu combiner, selon l’usage général des orateurs, soit les graves témoignages de l’histoire, soit les fictions des poètes, soit les étincelles de la controverse. Les séditions, les brigues, la diversité des partis m’entraînaient en tout sens, et si l’occasion me fournissait une ample matière, les affaires ne me laissaient pas le temps de la méditer il y avait, en effet, une telle foule de compétiteurs, que deux bancs ne suffisaient pas pour contenir les nombreux candidats d’un seul siège; tous se plaisaient à eux-mêmes, et tous déplaisaient également à tous. Nous n’eussions même rien pu faire pour le bien commun, si le peuple, plus calme, n’eût renoncé à son propre jugement pour se soumettre à celui des évêques. Quelques prêtres chuchotaient dans quelque coin, mais en public pas un ne soufflait; car, là plupart redoutaient leur ordre non moins que les autres ordres. Ainsi, pendant que chacun se tenait en garde contre les compétiteurs, il arriva que tous écoutèrent sans dédain ce qu’ils devaient désirer ensuite avec avidité. Reçois donc cette feuille avec ma présente lettre; je l’ai dictée, le Christ en est témoin, en deux veillées d’une nuit d’été; mais je crains bien qu’en la lisant, tu n’en croies là-dessus encore plus que je ne te demande. Daigne te souvenir de nous, seigneur Pape. DISCOURS. L’HISTOIRE profane rapporte, mes très chers frères, qu’un certain philosophe enseignait à ses disciples la patience de se taire, avant de leur montrer la science de parler, et qu’ainsi tous les commençants observaient pendant cinq ans un silence rigoureux, au milieu des discussions de leurs condisciples; de sorte que les esprits les plus prompts ne pouvaient être loués avant qu’il se fût écoulé un temps convenable pour qu’on pût les connaître. Il arrivait alors, que ces mêmes disciples venant à parler après un long silence, quiconque les entendait ne pouvait s’empêcher de les louer; car, jusqu’à ce que la nature se soit pénétrée du savoir, il n’y a pas plus de gloire à dire ce que l’on sait qu’à taire ce que l’on ne sait pas. Quant à moi, ma faiblesse est réservée à une condition bien différente, puisque, au milieu de ces routes pénibles et tortueuses, de ces gouffres. de vices, où je marche, l’on m’a imposé le fardeau d’une profession si pesante, moi qui, même avant d’avoir rempli auprès de quelque homme de bien l’humble fonction de disciple, me vois forcé d’entreprendre avec les autres la tâche de docteur. A ma faiblesse vient s’ajouter encore une extrême confusion; car, en m’offrant la page décrétale, vous me donnez à moi spécialement le soin de choisir un pontife, et cela, en présence d’un saint pape très digne lui-même du pontificat le plus élevé; d’un pape qui, étant le chef de sa province, l’emporte sur moi par son instruction, par son éloquence, par le privilège, par le temps et par l’âge; prêt à parler sur le choix d’un métropolitain, et en face d’un autre métropolitain, moi, évêque provincial, et jeune encore, j’éprouve l’embarras d’un homme peu habile, et j’encours le blâme d’orateur téméraire. Mais enfin, puisqu’il vous a plu, dans votre erreur, de vouloir que moi, dénué de sagesse, je cherchasse pour vous, avec l’aide du Christ, un évêque, rempli de sagesse, et en la personne duquel se réunissent toutes sortes de vertus, sachez que votre accord en cette volonté, s’il me fait un grand honneur, m’impose aussi un plus grand fardeau. Examinez d’abord combien est redoutable l’opinion publique, vous qui me demandez à mon début un jugement consommé, et qui exigez que je marche dans les droits chemins de la prudence, quand vous n’ignorez pas que naguère encore on s’en est écarté à mon égard. Puisque tels ont été vos désirs, je vous conjure de me faire, par votre intercession, ce que vous croyez que je suis, et de daigner porter au ciel mon humilité, plutôt par vos prières que par vos applaudissements. Et d’abord, il faut que vous sachiez quels torrents d’injures m’attendent, puis à quels aboiements de voix humaines se livrera contre vous aussi la foule des prétendants. Car, telle est la force des mauvaises moeurs, que les crimes du petit nombre flétrissent l’innocence de la multitude, tandis qu’au contraire la rareté des bons ne peut, avec ses vertus, couvrir les crimes de la foule. Si je viens à nommer quelqu’un parmi les moines, put-il être comparé même aux Paul, aux Antoine, au Hilarion, aux Macaire, tout aussitôt je sens résonner autour de mes oreilles les murmures bruyants d’une tourbe d’ignobles pygmées qui se plaindront, disant: "Celui qu’on nomme là remplit les fonctions non d’un évêque, mais d’un abbé; il est bien plus propre à intercéder pour les âmes auprès du juge céleste, que pour les corps auprès des juges de la terre." Qui ne serait profondément irrité, en voyant les plus sincères vertus représentées comme des vices? Si nous choisissons un homme humble, on l’appellera abject; si nous en proposons un d’un caractère fier, on le traitera d’orgueilleux; si nous prions un homme peu éclairé, son ignorance le fera passer pour ridicule; si, au contraire, c’est un savant, sa science le fera dire bouffi d’orgueil; s’il est austère, on le haïra comme cruel; s’il est indulgent on l’accusera de trop de facilité; s’il est simple, on le dédaignera comme bête; s’il est plein de pénétration, on le rejettera comme rusé; s’il est exact, on le traitera de minutieux; s’il est coulant, on l’appellera négligent; s’il a l’esprit fin, on le déclarera ambitieux; s’il a du calme, on le tiendra pour paresseux; s’il est sobre, on le prendra pour avare; s’il mange pour se nourrir, on l’accusera de gourmandise; si le jeûne est sa nourriture, on le taxera de vanité. La franchise paraît une imprudence condamnable, la timidité passe pour une grossièreté repoussante; on ne saurait aimer l’austérité d’une âme rigide, un homme affable est méprisé pour son abandon même. Ainsi, de quelque manière que l’on vive, toujours la bonne conduite et les bonnes qualités seront livrées aux langues acérées des médisants semblables à des hameçons à deux crochets. Et de plus, le peuple dans son obstination, les clercs dans leur indocilité, ne se soumettent que difficilement à la discipline monastique. Si je désigne un clerc, ceux qui n’ont été promus qu’après lui, le jalouseront ceux qui l’ont été avant, le dénigreront; car, parmi eux il y en a quelques-uns, ce qui soit dit sans offenser les autres, qui s’imaginent que la durée du temps de la cléricature est la seule mesure du mérite, et qui voudraient en conséquence que, dans l’élection d’un prélat, nous choisissions non pas suivant le bien commun, mais d’après l’âge; comme si, pour arriver au souverain sacerdoce, vivre longtemps plutôt que vivre bien pouvait remplacer le privilège, l’ornement et le charme de toute espèce de mérite! Alors, paresseux quand il faut administrer, prompts quand il ne s’agit que de censurer, oisifs dans les traités, affairés dans les séditions, faibles dans la charité, forts dans les factions, tenaces pour nourrir les rivalités, irrésolus dès qu’il est besoin de donner leur avis, quelques hommes s’efforcent de régir l’Eglise, quand ils devraient être gouvernés eux-mêmes à cause de leur vieillesse. Mais je ne veux pas, au sujet de quelques ambitions, désigner un grand nombre de personnes; j’affirme seulement que, si je ne désigne aucun nom spécial, celui-là se montre digne d’être repoussé qui se tient pour offensé. Oui, je le dis ouvertement, dans la foule de ceux qui m’entourent, plusieurs pourraient être évêques, mais enfin ils ne sauraient l’être tous; comme chacun d’eux possède un don particulier, chacun d’eux également se suffit à lui-même; nul ne peut suffire à l’universalité. Si, par hasard, je vous indique un homme qui ait exercé des charges militaires, aussitôt j’entends s’élever ces paroles: « Sidonius, parce qu’il a passé des fonctions du siècle à la cléricature, ne veut pas prendre pour métropolitain un homme de la congrégation religieuse; fier de sa naissance, élevé au premier rang par les insignes de ses dignités, il méprise les pauvres du Christ. » C’est pourquoi je vais à l’instant même rendre le témoignage que je dois, non pas tant à la charité des gens de bien, qu’aux soupçons des méchants. Vive l’Esprit-Saint, notre Dieu tout-puissant, qui, par la voix de Pierre, condamna Simon, le magicien, pour avoir cru que la grâce de la bénédiction pût être achetée à prix d’argent ! Je déclare que, dans le choix de l’homme qui m’a semblé le plus digne, je n’ai été influencé ni par l’argent, ni par la faveur, et qu’après avoir examiné autant et plus même qu’il ne fallait ce qu’étaient sa personne, le temps, la province et cette ville, j’ai jugé que celui qu’il convient le mieux de vous donner est l’homme dont je vais rappeler la vie en peu de mots. Simplicius, béni de Dieu, et qui jusqu’à ce jour a été de votre ordre, mais qui va désormais appartenir au nôtre, si par vous le ciel veut l’accorder, répond tellement aux voeux des deux ordres et dans sa conduite et dans sa profession, que la république pourra trouver en lui de quoi admirer, l’Eglise de quoi chérir. Si nous devons porter respect à la naissance (et l’Evangéliste nous a prouvé lui-même qu’il ne faut pas négliger cette considération; car Luc, en commençant l’éloge de Jean, estimait très avantageux qu’il descendît d’une race sacerdotale, et avant de célébrer la noblesse de sa vie, il exalta la dignité de sa famille), les parents de Simplicius ont présidé dans les églises et dans les tribunaux; sa race été illustrée dans la milice séculière comme dans la milice ecclésiastique, par des évêques et des préfets; ainsi, ses ancêtres furent toujours en possession de dicter des lois soit divines, soit humaines. Si nous en revenons à examiner de plus près sa personne, nous verrons qu’il occupe une place parmi ses plus notables concitoyens. Vous dites qu’Euchérius et Pannychius lui sont supérieurs de beaucoup; je veux qu’en effet ils aient passé pour tels jusqu’ici, mais, dans la cause présente, ils ne sauraient être admis d’après les canons, puisqu’ils ont convolé tous deux à de secondes noces. Si nous regardons son âge, il a tout à la fois l’activité de la jeunesse et la prudence de la vieillesse. Si l’on met en comparaison sa littérature et son génie, un heureux naturel chez lui le dispute au savoir. Si l’on veut de la charité, il en a montré avec profusion au citoyen, au clerc, au pèlerin, aux petits comme aux grands; et son pain a été plus souvent et plutôt goûté par celui qui ne devait pas le rendre. S’il a fallu se charger d’une mission, plus d’une fois Simplicius s’est présenté, pour votre ville, devant les rois couverts de fourrures, et devant les princes ornés de la pourpre. Si l’on me demande : sous quel maître il a reçu les premiers principes de la foi, je répondrai par ces paroles proverbiales: Il a eu dans sa maison de quoi se former. Enfin, mes très chers frères, c’est là le même homme qui, jeté dans les ténèbres des cachots, a vu s’ouvrir devant lui, par un prodige du ciel, les portes d’une prison barbare solidement fermées. C’est lui encore, comme nous l’avons appris, que vous appeliez au sacerdoce, de préférence à son beau-père et à son père. En cette circonstance, il s’en retourna couvert de gloire; car il aimait mieux être honoré par la dignité de ses parents, que par la sienne propre. J’allais presque oublier de parler d’une chose qu’il ne faut cependant pas omettre. Jadis, dans ces temps antiques de Moïse, ainsi que le dit le Psalmiste, lorsqu’il fallut élever le tabernacle d’alliance, tout Israël au désert entassa aux pieds de Beseleel le produit de ses offrandes. Dans la suite, Salomon, pour construire le temple de Jérusalem, mit en mouvement toutes les forces du peuple, quoiqu’il eût réuni les dons de la reine de la contrée méridionale de Saba, aux richesses de la Palestine et aux tributs des rois voisins. Simplicius, jeune, soldat, faible, seul, encore fils de famille et déjà père, vous a fait aussi construire une église; il n’a été arrêté, dans son pieux dessein, ni par l’attachement des vieillards à leurs biens, ni par la considération de ses petits enfants; et cependant, sa modestie a été telle qu’il a gardé le silence à ce sujet. Et c’est, en effet, si je ne me trompe, un homme étranger à toute ambition de popularité; il ne recherche point la faveur de tous, mais celle des gens de bien; il ne s’abaisse pas à une imprudente familiarité, mais il attache un grand prix à des amitiés solides, et, en homme sage, s’efforce plutôt d’être utile à ses rivaux que de leur être agréable, pareil à ces parents sévères qui s’occupent moins des plaisirs que des intérêts de leurs enfants jeunes encore. Constant dans l’adversité, fidèle dans les occasions douteuses, modeste dans la prospérité, simple dans ses habits, affable dans son langage, sans hauteur dans le commerce ordinaire de la vie, excellent dans les conseils, il recherche avec ardeur les amitiés éprouvées, les retient constamment, les garde toujours. Quant aux inimitiés déclarées, il s’y conduit avec honnêteté, y croit assez tard, y renonce promptement, bien digne d’être désiré pour évêque, parce qu’éloigné de toute ambition, il ne travaille point à obtenir le sacerdoce, mais seulement à le mériter. Quelqu’un me dira peut-être: Mais comment, en si peu de temps, en avez-vous tant appris sur cet homme? Je lui répondrai: Je connaissais les habitants de Bourges avant de connaître la ville. J’en ai connu beaucoup en route, dans le service militaire, dans des rapports d’argent et d’affaires, dans leurs voyages, dans les miens. On apprend aussi beaucoup de choses par l’opinion publique, car la nature n’impose pas à la renommée les bornes étroites de la patrie. C’est pourquoi, s’il faut juger de l’état d’une ville, moins par la circonférence de ses murs que par la renommée de ses citoyens, j’ai dû savoir d’abord non seulement qui vous êtes, mais encore où vous étiez. La femme de Simplicius descend de la famille des Palladius, qui ont occupé les chaires des lettres et des autels, avec l’approbation de leur ordre; et, comme le caractère d’une matrone ne veut être rappelé qu’avec modestie et succinctement, je me contenterai d’affirmer que cette femme répond dignement au mérite et aux honneurs des deux familles, soit de celle ou elle est née et a grandi, soit de celle où elle a passé par un choix honorable. Tous deux élèvent leurs fils dignement et en toute sagesse; et le père, en les comparant lui, trouve un nouveau sujet de bonheur en ce que déjà ses enfants le surpassent. Et, puisque vous avez juré de reconnaître et d’accepter la déclaration de mon infirmité au sujet de cette élection, au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, Simplicius est celui que je déclare devoir être fait métropolitain de notre province et souverain pontife de notre ville. Quant à vous, si vous adoptez ma dernière décision au sujet de l’homme dont je viens de parler, approuvez-la conformément à vos premiers engagements. [7,10] LETTRE X. SIDONIUS AU PAPE AUSPICIUS, SALUT. SI LES TEMPS, si la distance des lieux me le permettaient, ce ne serait point seulement par un doux commerce de paroles que je chercherais à cultiver des amitiés une fois nouées. Mais, puisque l’agitation des royaumes qui s’entrechoquent s’oppose à ce voeu de fraternelle tranquillité, du moins, si nous sommes éloignés et séparés, nous pourrons à bon droit entretenir un échange de lettres, suivant une sage coutume introduite par l’amitié, et dont les temps anciens nous offrent des exemples. Il faut que tu pardonnes à celui qui te vénère, s’il ne te rend que de rares visites; ce qui l’empêche de jouir plus souvent de ta sainte présence, c’est qu’il aurait trop à craindre de ses voisins, ou qu’il blesserait ses patrons. Mais en voilà déjà bien assez sur ce sujet. Maintenant, je vous adresse le tribun Pétrus, porteur de ma lettre, et qui m’a demandé avec instance une recommandation auprès de vous; lui-même vous expliquera plus succinctement l’affaire dont il est chargé; je vous prie de lui prêter, en considération de ma lettre, tout l’appui qui dépendra de vous, sauf néanmoins les égards dus à la justice; car autrement, je n’ai pas coutume de recommander les causes mêmes des amis. Daigne te souvenir de nous, seigneur Pape. [7,11] LETTRE XI. SIDONIUS AU SEIGNEUR PAPE GRAECUS, SALUT. J’ENVIE la félicité du porteur ordinaire de mes lettres, qui a l’avantage de vous voir souvent. Mais que parlé-je d’Amantius? Je porte même envie à mes lettres, elles qui seront ouvertes par vos doigts sacrés, lues par vos yeux. Pour moi, renfermé dans l’étroite enceinte de murs à demi-brûlés et tombant en ruines, effrayé par une guerre limitrophe, je ne puis satisfaire le désir que j’ai de vous voir. Et plût à Dieu que l’état ou la situation du pays Arverne fût de nature à nous rendre moins excusables! Mais, ce qu’il y a de plus dur, c’est qu’en punition de nos fautes nous avons une trop juste excuse. Ainsi, après vous avoir adressé mes salutations, comme le demandent la coutume et le devoir, je vous supplie avec instance de me dispenser à présent de toute visite, puisque du moins je satisfais à ma dette, en vous écrivant. Car, si la paix nous rend la liberté de voyager, je crains bien que ma trop grande assiduité ne vous devienne alors importune. Daigne te souvenir de nous, seigneur Pape. [7,12] LETTRE XII. SIDONIUS A SON CHER FERREOLUS, SALUT. SI J’EUSSE considéré ton rang, ton état, plutôt que l’amitié et les rapports qui nous unissent depuis longtemps, j’aurais dû, dans cette lettre, quelque médiocre qu’elle soit d’ailleurs, m’arrêter d’abord à tes titres, et t’écrire le premier. J’aurais compté les chaises curules de tes aïeux, les bandelettes patriciennes; je n’aurais point passé sous silence les trois années de préfecture de ton Syagrius; je ne lui aurais pas refusé les éloges qu’il mérite pour avoir tant de fois changé de hérauts. J’aurais ensuite rappelé ton père et tes oncles si dignes de mémoire: sans doute, j’aurais eu de la peine à suivre les descendants de ta maison dans le cours de leurs victoires et de leurs triomphes; mais je n’aurais pas tellement perdu haleine à dérouler tous les titres de tes ancêtres, qu’il me fût impossible de raconter ensuite ta gloire; et si ma voix se fût affaiblie en redisant leurs vertus, elle eût retrouvé des forces pour célébrer ton mérite. Je veux simplement te saluer, et, faisant abstraction de ce que tu fus, je considère ce que tu es aujourd’hui. Je n’ai pas dit que tu as gouverné les Gaules, quand elles étaient le plus florissantes; je n’ai pas dit que, par la seule efficacité de tes mesures, tu as repoussé Attila l’ennemi du Rhin, Thorismod l’hôte du Rhône et soutenu Aétius, le libérateur de la Loire. Ta sagesse, ta prévoyance firent alors accourir les peuples de la province autour de ton char, et les engagèrent à le traîner eux-mêmes au bruit des applaudissements universels; car tu avais gouverné les Gaules de telle manière, que le cultivateur, accablé sous le poids des tributs, pût enfin relever la tête. Je n’ai pas dit que le terrible roi de Gothie fut subjugué par tes paroles pleines de grâce, de gravité, de finesse et de charme exquis; tu l’éloignas ainsi des portes d’Arles, et tu fis avec un dîner ce que n’aurait pu faire Aétius avec une bataille. Je n’ai rien dit de tout cela, persuadé qu’il est plus convenable de joindre ton nom à ceux des pontifes qu’à ceux des sénateurs, plus juste de te placer parmi les parfaits du Christ, que parmi les préfets de Valentinien. Et qu’un malin critique n’aille pas me blâmer de ce que je te mêle de préférence aux pontifes. Il est des personnes d’un haut rang, qui, dans leur ignorance, croiraient se rabaisser en l’imitant; mais comme, en un festin public, le dernier convive de la première table est avant le premier de la seconde, de même aussi le moindre des prêtres du Seigneur est sans contredit, suivant les gens de bien, au-dessus de l’homme honoré des premières dignités temporelles. Adieu. Prie pour nous. [7,13] LETTRE XIII. SIDONIUS A SON CHER SULPICIUS, SALUT. TON fils, Himérius l’abbé, que je connaissais encore peu de vue, mais beaucoup de réputation, car sa bonne renommée s’étend au loin, est arrivé naguères de Troyes à Lyon; dans le court espace de temps que nous l’avons eu, il m’a rappelé par la sagesse de ses moeurs le saint évêque Lupus, le premier sans contredit des pontifes gallicans, le maître de sa profession, comme l’auteur de sa dignité. Dieu bon! quelle noble grâce cet homme n’apporte-t-il pas à ses délibérations ou à ses conseils! Il se montre plein de sagesse quand on lui demande son avis, plein de douceur quand il consulte lui-même. Il s’applique avec beaucoup de soin aux lettres, mais surtout aux lettres religieuses, et recherche plutôt alors la substance des choses, que l’écorce des mots. Le but de ses actions, la promptitude ou la lenteur qu’il y met n’ont en vue que le Christ; et, ce qui pourrait vous sembler admirable ou digne d’éloges, c’est qu’il ne fait rien d’oiseux, malgré le calme qu’il apporte dans ses démarches. Il aime les jeûnes, il se prête aux repas; il s’attache aux premiers, parce que la croix le demande; il se plie aux seconds, parce que la charité le conseille. Dans l’un et l’autre cas, il se conduit avec un sage tempérament; toutes les fois qu’il veut dîner, il mortifie l’appétit; toutes les fois qu’il veut jeûner, il réprime l’orgueil. Il multiplie ses bons offices, évitant ceux d’autrui le plus qu’il est possible; lorsqu’on aurait à le prévenir, il aime bien mieux qu’on lui soit redevable de quelques égards, que si l’on s’acquittait. Dans les festins, dans les routes, dans les assemblées, il cède le pas à ses inférieurs, ce qui fait que la foule de ses supérieurs met une sorte de plaisir à se placer au-dessous de lui. Il assaisonne la conversation d’une sagesse admirable; point de honte pour un étranger, point d’outrage pour un ami, point de raillerie pour un homme crédule, point de refus pour un curieux, point de malice pour un homme soupçonneux, point de calomnie pour un homme habile, point d’opprobre pour un homme ignorant. Il conserve dans l’église la simplicité de la colombe, dans le public la ruse du serpent; il semble prudent aux gens de bien, avisé aux méchants; ni les uns ni les autres ne le croient. artificieux. Qu’ajouter encore? il t’a rendu tout entier à nous; ta tempérance, ta religion, ta franchise, ta modestie et cette pudique tendresse d’une âme délicate, il nous a retracé tout cela avec une heureuse ressemblance. Ainsi, tu peux désormais jouir à ton aise d’une vie tranquille et retirée, puisque mon frère Himérius nous rappelle son aïeul par le nom, son père par le visage, l’un et l’autre par la sagesse. Adieu. [7,14] LETTRE XIV. SIDONIUS A SON CHER PHILAGRIUS, SALUT. DERNIEREMENT, au milieu de personnages distingués, réunis en grand nombre, la conversation tomba sur vous. Les gens de bien s’accordaient à dire de toi les choses les plus flatteuses; chacun néanmoins distinguait différentes espèces de vertus. Mais comme quelques-uns, se prévalant mal à propos de l’avantage de demeurer avec toi, croyaient devoir te mieux apprécier, je m’échauffai. Il ne me fut pas possible, en effet, de garder mon sang-froid, lorsqu’on vint à dire, qu’un homme célèbre dans les lettres jouit d’une plus grande renommée parmi les gens grossiers de son voisinage, que parmi les gens instruits, mais plus éloignés; la dispute s’anima; et comme certaines personnes soutenaient cette erreur avec obstination, car c’est le propre des sots de se laisser convaincre sans peine, comme de céder difficilement, je ne cessai d’affirmer que si des amis éloquents ne se voient jamais en face, c’est une chose fâcheuse sans doute, mais supportable, après tout; car ces hommes, devant lesquels sont comme étrangers leurs ignorants concitoyens, peuvent aisément, par leur génie et avec le secours de leurs écrits, pénétrer jusqu’aux plus lointaines provinces désireuses de les connaître; les ouvrages d’ailleurs procurent souvent à un écrivain plus d’affection de la part des hommes éloignés, mais instruits, que des rapports intimes et assidus. Donc, s’il en est ainsi, qu’ils cessent de calomnier le malheur d’un éloignement réciproque, ces hommes qui vantent bien plus le visage que le caractère. En effet, si l’on doit juger de la substance humaine plutôt par la matière que par l’intelligence, j’ignore tout à fait, quand on s’arrête à la conformation extérieure qui, du reste, est limitée, quelque vaste que soit l’espace où elle s’étend, ce qu’il faut admirer dans l’homme, lui que la nature enfante, de tous les animaux, le plus misérable, le plus dépourvu. Le boeuf trouve dans son poil, le sanglier dans ses soies, l’oiseau dans ses plumes, une sorte de vêtement; ils ont, soit pour attaquer, soit pour se défendre, des cornes, des dents, des griffes, et comme des armes propres; nos membres seuls, au contraire, vous diriez qu’ils sont jetés, plutôt que produits en ce monde; et, tandis que la nature, pareille à une tendre mère, multiplie ses moyens et ses ressources dans l’enfantement des autres animaux, elle laisse seulement échapper les corps humains, pour se jouer en marâtre de leur faiblesse. Pour moi qui regarde ton esprit comme bien supérieur à ton corps, la grande différence, c’est que la raison d’une âme intelligente nous élève au-dessus des animaux incapables de discerner la vérité d’avec l’erreur. Ecartez quelque peu la dignité de cette raison, vous qui, dans vos pensées dérisoires, contemplez vos amis par les yeux bien autrement que par la raison, et dites-moi, je vous prie, ce que la conformation de l’homme vous offre et de si merveilleux et de si remarquable. Est-ce la hauteur? — mais souvent elle s’applique mieux à des poutres Est-ce la force? — mais elle se montre bien plus dans les muscles d’une tête de lion. Est-ce la beauté des traits? — mais elle respire bien plus dans des simulacres d’argile, dans des peintures de cire. Est-ce la vitesse? — mais elle est plus proprement encore le partage des chiens. Est-ce la vigilance? — mais, en ce point, la chouette le dispute à l’homme. Est-ce la voix? — mais celle de l’âne est assurément très perçante. Est-ce l’industrie? — mais, à cet égard, la fourmi, malgré sa petitesse, ne redoute pas la comparaison. Peut-être préférez-vous la force de la vue? comme si les yeux de l’aigle n’étaient pas plus pénétrants! Préférez-vous la finesse de l’ouïe? comme si le porc velu n’excellait pas en ce point! Préférez-vous la subtilité de l’odorat? comme si le vautour n’excellait pas aussi sous ce rapport! Préférez-vous le discernement du goût? comme si le singe, à cet égard, ne nous était pas de beaucoup supérieur! Que dire du tact, le cinquième sens de notre corps, dont le vermisseau jouit aussi bien que le philosophe? Je ne parle pas ici des appétits voluptueux, que le plaisir communique à la chair humaine, dans le mouvement bestial du coït. Voilà quelle misère vont choisir et embrasser des hommes qui se vantent insolemment devant moi de te mieux connaître, pour ne t’avoir vu que des yeux. Quant à moi, je vois toujours ce Philagrius, que je ne verrais pas, si je n’en contemplais que l’extérieur silencieux. De là ces paroles connues, que l’on a dites dans un sujet différent, mais toujours dans mon sens: Le peuple romain ne reconnaissait pas, à sa parole, le fils de M. Cicéron. Une chose incontestable, au jugement de tout le monde, c’est la dignité de la science, le mérite de la vertu dont la prérogative sert de marchepied pour s’élever au plus haut point de la perfection. Le corps animal, s’il est formé, l’emporte sur la matière informe; puis, un corps doué de vie est préférable à un corps qui n’est que formé; enfin, l’esprit de l’homme a la prééminence sur l’âme de la bête: car de même que la chair est inférieure à la vie, de même aussi la vie est inférieure à la raison, faculté dont le Dieu créateur a rendu notre substance capable, et dont il a privé la substance animale. Mais toutefois, dans l’état de l’âme humaine, une double condition se manifeste. En effet, certaines âmes, quoique douées de la raison commune à l’humanité, sont lourdes, paresseuses, et se laissent fouler par des âmes habiles et pénétrantes; d’autres aussi, riches seulement de la sagesse naturelle, se laissent devancer sans peine par celles qui sont plus éclairées. Attentifs à ces divers degrés, je contemple toujours des yeux du coeur ce Philagrius, auquel me lie si puissamment l’esprit par la conformité de caractère. Car, encore que tu plaises à tous les gens de bien, nul n’a pu mieux percer dans ton intérieur que celui qui s’efforce de copier tes dehors. Le reste de cette lettre va montrer de quelle manière je partage tes goûts. Tu aimes, je le sais, les hommes paisibles; moi, j‘aime les indolents. Tu évites les barbares, parce qu’on les dit méchants; moi, je les évite, quand même on les croirait bons. Tu t’adonnes beaucoup à la lecture; moi, je ne souffre pas que la paresse m’empêche de m’y livrer. Tu retraces la personne d’un religieux; moi, je m’efforce d’en offrir au moins l’image. Tu ne désires pas le bien d’autrui; moi, je regarde comme un profit de ne pas perdre ce qui m’appartient. Tu aimes la société des hommes instruits; moi, quand je me trouve parmi des gens étrangers aux lettres, si nombreux soient-ils, je me crois dans la plus vaste solitude. On te dit très jovial ; moi, je regarde comme perdues toutes les larmes qu’on pourrait verser hors de la prière. On raconte que tu es très humain; nul étranger n’a frémi devant ma table modeste, comme devant l’antre de Polyphème. On parle de ta grande clémence envers tes esclaves; moi, je ne suis pas tourmenté, si les miens ne sont pas punis à chaque faute qu’ils peuvent commettre. Penses-tu qu’il faille jeûner de deux jours l’un? je ne crains pas de te suivre; je ne rougis pas non plus de te devancer au diner. Du reste, si, par la grâce du Christ, il m’est donné de te voir, je pourrai me réjouir, comme n’ayant rien perdu de toi, pas même les plus petites choses; car, pour ce qui concerne les plus grandes, elles me sont assez connues. Si donc il m’arrive jamais de me trouver en face de toi, il en résultera pour mon coeur plutôt une joie nouvelle, que pour mon esprit une connaissance plus parfaite de ta personne. Adieu dans le Christ. [7,15] LETTRE XV. SIDONIUS A SON CHER SALONIUS, SALUT. TOUTES les fois que je me rends à Vienne, je donnerais beaucoup pour que vous habitassiez plus souvent la ville, toi et ton frère, qui m’êtes unis non seulement par les liens de l’amitié, mais encore par une même profession. Ton frère se dérobe à mes reproches, en prétextant les nombreuses visites qu’il reçoit dans sa maison située près des faubourgs, ce qui fait qu’il n’est pour moi ni visible, ni coupable; toi, tu trouves de même une excuse dans l’achat tout récent d’une possession qui te retient sans cesse. Quoi qu’il en soit, hâtez-vous de venir; alors, je vous permettrai de me quitter, à condition que vous reviendrez chacun à votre tour, ou tous deux ensemble. Retirés à la campagne, vous êtes de bons agriculteurs, mais vous féconderez véritablement votre propre terre, dès que vous habiterez plus souvent une église que vous cultivez si bien. Adieu. [7,16] LETTRE XVI. SIDONIUS A L’ABBE CHARIOBAUD, SALUT. TU FAIS, ô mon seul patron dans le Christ, une chose qui est bien de ton amour et de ton caractère, lorsque tu calmes par des lettres consolatoires les chagrins d’un ami absent. Et plaise à Dieu que toujours tu te souviennes assez de moi, pour faire cesser par tes prières, comme tu les adoucis par tes exhortations, des peines enchaînées les unes aux autres et qui ne font que renaître. Du reste, je pense que tes affranchis, après avoir terminé ce dont tu les avais chargés, retournent auprès de toi; ils ont rempli tes ordres avec une telle ardeur, qu’ils n’ont eu besoin du secours de personne. Je t’envoie par eux un capuchon de nuit, afin de mieux couvrir, quand tu prieras ou que tu seras couché, tes membres exténués par les jeûnes, quoique ce ne soit pas la saison d’envoyer une fourrure, à la fin de l’hiver et aux approches de l’été. Adieu. [7,17] LETTRE XVII. SIDONIUS A SON FRERE VOLUSIANUS, SALUT. TU M’ORDONNES, seigneur frère, par la loi d’amitié, qui ne saurait être violée crime, de prêter à l’enclume de ma vieille forge mes mains depuis longtemps inactives, et de composer en vers lugubres une complainte funéraire sur le saint Abraham qui vient de mourir. Je me rendrai promptement à tes injonctions, entraîné par ton autorité, conduit surtout par les égards qui sont dus à ce illustre personnage, le comte Victorius, mon patron suivant l’ordre civil, mon fils suivant l’ordre ecclésiastique, et que j’honore comme ferait un client, que j’aime comme ferait un père. il a bien montré de quelle sollicitude il brûle pour les serviteurs du Christ, lorsque venant incliner son corps et sa dignité près de la couche d’un abbé moribond, et que, pâle de douleur sur ce visage décoloré par les approches du trépas, il témoignait en des larmes abondantes ce qu’il souhaitait au saint personnage. Or, comme Victorius a voulu prendre pour lui-même la plus grande part des funérailles, en se chargeant de tout l’appareil, de toutes les dépenses que demanderaient les obsèques d’un prêtre, nous, du moins, pour compléter des honneurs légitimes, nous apportons des paroles qui ne sauraient attester autre chose que le souvenir d’une affection mutuelle. Du reste, le caractère, les actions, les vertus du saint homme seront assez mal appréciées dans mes faibles vers. « Abraham, si digne d’être associé aux célestes patrons, que, je n’hésite pas à nommer tes collègues, car s’ils t’ont devancé, tu les suis noblement; une part au martyre donne aussi une part au royaume. Né sur les rives de l’Euphrate, tu souffris pour le Christ, et les cachots et les fers et la faim la plus cruelle durant cinq ans. Fuyant le terrible monarque de Suse, tu accours seul jusques aux régions occidentales. Mais, des prodiges éclatants suivent le confesseur, et fugitif, tu mets en fuite les malins esprits. Où que tu ailles, la foule des Lémures s’écrie qu’elle recule devant toi; exilé, tu envoies les démons en exil. Chacun te désire, et tu ne ressens aucune ambition ; les honneurs, tu les trouves onéreux. « Tu te dérobes au fracas de Rome et de Byzance, tu fuis les murs que renversa le belliqueux Titus; Alexandrie ni Antioche ne peuvent te retenir; tu dédaignes la fière cité de Byrsa, les champs populeux de la marécageuse Ravenne, et la ville qui tira son nom d’un pourceau vêtu de laine. Tu choisis ce coin de terre, cette humble retraite et cette cabane couverte de chaume; tu y élèves toi-même à Dieu un temple vénérable, lorsque ton corps est devenu déjà le temple du Seigneur: tu achèves ici le cours de ta vie et de ton voyage; une double couronne est réservée à tes sueurs. Déjà sont autour de toi les saintes phalanges du paradis; déjà te possède Abraham, ton frère en pèlerinage; déjà tu prends possession de ta patrie, de celle d’où fut chassé Adam; déjà tu peux aller à la source de ton fleuve natal. » Voilà que, selon tes ordres, nous avons rendu au mort les derniers devoirs ; maintenant, si des frères, des amis, des compagnons doivent se prêter mutuellement aux ordres de la charité, je te ferai à mon tour une prière: entreprends, avec cette sagesse qui te distingue, de consoler les disciples d’Abraham; hâte-toi de relever, suivant les statuts des Pères de Lérins et de Grigny, la règle chancelante de ces frères abandonnés; ceux qui seraient indociles à cette discipline, châtie-les toi-même; ceux qui seront dociles, loue-les toi-même. Le saint Auxanius paraît bien leur commander; mais c’est un homme, tu le sais, d’une trop faible constitution, d’un caractère sans fermeté, et par-là même plus disposé à obéir qu’à donner des ordres. Je te prie alors de l’établir sous toi chef du monastère, et si quelqu’un des plus jeunes religieux venait à le mépriser comme inhabile ou pusillanime, fais-lui sentir toi seul qu’on ne vous méprise pas impunément vous deux. Qu’ajouter encore? Veux-tu savoir en peu de mots quels sont mes désirs? je demande que le frère Auxanius soit le premier de sa congrégation, et que toi, tu présides au-dessus de l’abbé. Adieu. [7,18] LETTRE XVIII. SIDONIUS A SON CHER CONSTANTIUS, SALUT. J’AI commencé par toi, c’est par toi aussi que je finirai. Je t’envoie donc, après les avoir revues à la hâte, les lettres que tu m’as demandées, et s’il ne m’en est venu qu’un petit nombre sous la main, c’est que, ne songeant point à publier ce livre, je ne puis retrouver à présent ce que je n’avais pas conservé. J’ai rapidement achevé ce travail si court et de si peu d’importance, quoique ma verve une fois éveillée ne pût renoncer à sa démangeaison d’écrire; je me suis, du reste, soigneusement astreint à ne pas allonger le texte de mes lettres, puisque le nombre en est diminué. D’ailleurs, j’ai cru que mon livre, réclamé par un lecteur aussi difficile que toi, serait plus commode et trouverait à tes yeux quelque excuse, si, ayant peut-être quelque chose à reprendre dans les pensées et dans le style, tu n’avais pas à te plaindre de la grosseur du volume. Je soumets donc à ton jugement les différentes émotions de mon âme, sachant bien que le coeur se peint dans un livre, comme le visage dans un miroir. Quelques-unes de ces lettres renferment, en effet, des exhortations; plusieurs autres, des éloges; d’autres encore, des conseils; quelques-unes, des condoléances; quelques autres enfin sont purement badines. Et s’il t’est parfois arrivé de me trouver un peu trop véhément contre certains hommes, sache bien, je t’en prie, que, grâce à la protection du Christ, je ne laisserai jamais ma pensée dans l’esclavage; je suis loin d’ignorer que l’opinion générale se divise sur cette nuance de mon caractère, car, si les gens timides m’accusent de témérité, les gens de coeur me trouvent plein de franchise et d’indépendance. Pour moi, il me semble que l’on est descendu assez bas, quand on est obligé de déguiser ses sentiments. J’en reviens à mon sujet. Si tu interromps quelque peu tes saintes lectures, tu pourras alors donner un moment à ces bagatelles. La longueur de la matière ne saurait t’ennuyer, car chaque sujet finissant avec chaque lettre, tu achèveras bien vite ce qui te tombera sous les yeux, et tu cesseras de lire avant que l’ennui s’empare de toi. Adieu.