XXI. De tels caractères demandent qu'on les traite avec bienveillance, qu'on les choie, qu'on les fasse renaître aux affections gaies. Et comme il faut à l'abattement d'autres remèdes qu'à la colère, des remèdes non seulement différents, mais contraires, on obviera d'abord à celui de ces deux défauts qui aura fait le plus de progrès. Mais, répétons-le, rien ne sera plus utile que de jeter de bonne heure les bases d'une saine éducation.

Difficile tâche que celle d'un gouverneur, qui doit prendre garde et d'entretenir la colère chez un élève et de briser son caractère! La chose réclame toute la clairvoyance d'un bon observateur: car les dispositions qu'il faut cultiver, et celles qu'il faut étouffer, se nourrissent d'aliments semblables. Or, en pareil cas, l'attention même la plus grande commet aisément des méprises. De la licence naît la témérité, de la contrainte l'affaissement moral; les éloges relèvent un jeune coeur, et le font bien présumer de ses forces; mais ces mêmes éloges engendrent l'arrogance et l'irritabilité.

Voilà deux routes opposées: que faire? Tenir le milieu de manière à user tantôt du frein, tantôt de l'aiguillon, et n'imposer à l'enfant rien d'humiliant ni de servile; qu'il n'ait jamais besoin de demander avec supplication; s'il le fait, que ce soit toujours sans fruit. N'accordons rien qu'à ses mérites présents, à sa conduite passée, à ses promesses d'être meilleur à l'avenir. Dans ses luttes avec ses camarades, ne permettons pas qu'il se laisse vaincre ou qu'il se mette en colère, mais tâchons qu'il devienne l'ami de ses rivaux de tous les jours, afin que dans ces combats il s'accoutume à vouloir vaincre et non pas nuire. Toutes les fois qu'il l'aura emporté sur eux ou qu'il aura fait quelque chose de louable, passons-lui une juste fierté, et n'en réprimons que les trop vifs élans: de la trop grande joie naît une sorte d'ivresse qui, à son tour, produit la morgue et la présomption. Accordons-lui quelque délassement; mais qu'il ne s'énerve pas dans le désoeuvrement et l'inaction, et retenons-le loin du souffle impur des voluptés.

Car rien ne dispose à la colère comme une éducation molle et complaisante; et voilà pourquoi, plus on a d'indulgence pour un fils unique, ou plus on lâche la bride à un pupille, plus on gâte leurs bonnes qualités. Souffrira-t-il une offense, celui qui n'a jamais éprouvé un refus, celui dont une mère empressée a toujours essuyé les larmes, à qui toujours on a donné raison contre son gouverneur?

Ne voyez-vous pas que les plus grandes fortunes sont toujours accompagnées des plus grandes colères? C'est chez les riches, les nobles, les magistrats qu'elle éclate davantage, là où tout ce qu'il y a de vain dans le coeur de l'homme se gonfle au vent de la prospérité. La prospérité est la nourrice de la colère, parce que ses superbes oreilles sont assiégées de mille voix approbatrices qui lui crient: "Qu'elle ne se mesure pas à sa dignité, qu'elle se manque à elle-même," et d'autres adulations auxquelles résisteraient à peine les esprits les plus sains et les mieux affermis dans leurs principes de sagesse.

Ayons donc grand soin d'écarter de l'enfant la flatterie: qu'il entende la vérité; qu'il connaisse quelquefois la crainte, toujours le respect, et qu'il n'oublie jamais la déférence due à l'âge; qu'il n'obtienne rien par l'emportement; ce que nous refusons à ses larmes, offrons-le-lui quand il sera calmé. Qu'il ne voie l'opulence paternelle qu'en perspective, et sans disposer de rien; que le reproche suive toute mauvaise action de sa part.

XXII. Il est essentiel de choisir à l'enfance des précepteurs et des pédagogues d'un caractère doux. La plante encore tendre s'attache aux objets les plus proches, et grandit en se modelant sur eux. Les habitudes de l'adolescence nous viennent de nos nourrices et de nos premiers maîtres. Un enfant élevé chez Platon, et revenu dans sa famille, était témoin des cris de fureur de son père. "Je n'ai jamais vu cela chez Platon," se prit-il à dire. Je ne doute pas que cet enfant n'eût été plus prompt à suivre l'exemple de son père que celui de Platon.

Qu'avant tout la nourriture de l'enfant soit frugale, ses vêtements simples et semblables en tout à ceux de ses camarades. Plus tard, il ne s'indignera pas qu'on le compare à d'autres, si vous le faites d'abord l'égal du grand nombre.

Mais tout ceci ne s'applique qu'à nos enfants. Pour nous, le hasard de la naissance et l'éducation ont produit leur effet; le temps est passé où commencent à agir le vice ou ses préservatifs: nous ne pouvons plus réformer chez nous que l'âge mûr.

J'ai dit qu'il faut combattre tout ce qui provoque la colère. Un motif de ressentiment, c'est l'idée qu'on a reçu une injure. Ne nous y livrons point facilement; ne croyons pas tout d'un coup aux apparences même les plus frappantes. Souvent ce qui n'est pas vrai est très vraisemblable ; différons donc: le temps met au jour la vérité. N'ouvrons pas aux bruits accusateurs une oreille complaisante. Connaissons bien et fuyons ce travers de l'humaine nature qui nous fait croire le plus volontiers ce qu'il nous fâche le plus d'entendre et prendre feu avant de juger.