[0] VIE DE SEPTIME SÉVÈRE ADRESSEE A DIOCLETIEN AUGUSTE. [1] I. Didius Julianus étant mort, Sévère prit possession de l’empire. Originaire d’Afrique, il était né à Leptis. Son père se nommait Geta, et ses ancêtres étaient chevaliers romains avant l’époque où le droit de cité fut donné à tous les sujets de l’empire. Il eut pour mère Fulvia Pia; pour oncles paternels, Marcus Agrippa et Severus, tous deux personnages consulaires pour aïeul maternel, Macer, et pour aïeul paternel, Fulvius Pius. Il naquit, le huit d’avril, sous le second consulat d’Erucius Clarus, et le premier de Sévère. Dans sa première enfance, avant qu’il se livrât à l’étude des lettres grecques et latines, où il devint fort habile, il ne jouait avec les autres enfants qu’à un seul jeu, celui des juges; il faisait porter devant lui des faisceaux et des haches, et, environné des autres enfants rangés en ordre, il siégeait et jugeait. A dix-huit ans, il s’exerça en public à des déclamations. Plus tard, il vint à Rome pour perfectionner ses études, demanda à Marc Aurèle le laticlave, et l’obtint par le crédit de Septimius Sévère, son parent, qui avait déjà été deux fois consul. A son arrivée à Rome, il trouva son hôte occupé à lire la vie de l’empereur Adrien, et cette circonstance lui parut un présage de sa grandeur future. Ce ne fut point le seul; car ayant été invité au repas de l’empereur, et s’y étant rendu avec un manteau, tandis qu’il devait s’y présenter revêtu de la toge, on lui donna celle que portait l’empereur lui-même lorsqu’il présidait. La même nuit, il eut un songe où il se voyait, comme Rémus ou Romulus, attaché aux mamelles d’une louve. Une autre fois, il s’assit, sans savoir que cela n’était point permis, sur le siège de l’empereur, qu’un des officiers du palais avait mis hors de sa place. Enfin, un jour qu’il dormait dans une hôtellerie, un serpent se roula autour de sa tête, et, ses serviteurs s’étant éveillés et poussant de grands cris, il se retira sans lui avoir fait de mal. [2] II. Sa jeunesse fut licencieuse, et même alla plus d’une fois jusqu’au crime. On intenta contre lui une accusation d’adultère, et il fut renvoyé absous par Julianus, qui alors était proconsul : Sévère, plus tard, le remplaça dans cette charge, fut son collègue dans le consulat, et lui succéda encore comme empereur. Il géra avec zèle la charge de questeur; et comme s’il était né pour être toujours favorisé du sort, il obtint par le sort la questure de la Bétique. Sur ces entrefaites, son père étant mort, il passa en Afrique, pour mettre en ordre les affaires de sa famille. Mais tandis qu’il était dans ce pays, on lui assigna la Sardaigne au lieu de la Bétique, qui était alors en proie aux ravages des Maures. Après sa questure, il fut nommé lieutenant proconsulaire d’Afrique. Tandis qu’il exerçait cette charge, un de ses compatriotes, simple plébéien, l’ayant rencontré précédé par les faisceaux courut l’embrasser comme un ancien camarade; mais Sévère le fit frapper de verges, tandis que le crieur public proclamait ces mots: « Plébéien, garde-toi d’embrasser témérairement un lieutenant du peuple romain. » De là vint que dans la suite; les lieutenants, qui auparavant allaient à pied, ne sortirent plus qu’en voiture. A cette même époque, étant inquiet sur son avenir, il consulta, dans une ville d’Afrique, un astrologue: celui-ci, après avoir bien établi son horoscope, voyant dans l’avenir de grandes destinées, lui dit: « C’est votre nativité, et non celle d’un autre qu’il faut m’indiquer. » Sévère jura que c’était bien la sienne qu’il lui avait dite, et l’astrologue lui prédit tout ce qui arriva depuis. [3] III. L’empereur Marc Aurèle lui décerna le tribunat du peuple, et il s’acquitta de cette charge avec sévérité et énergie. Il épousa alors Marcia, dont il ne dit rien dans l’histoire de sa vie privée, et à qui plus tard, devenu empereur, il érigea des statues. A l’âge de trente-deux ans, il fut désigné préteur par Marc Aurèle, qui le choisit, non parmi les candidats reconnus, mais dans la foule des compétiteurs. Envoyé alors en Espagne, il eut un songe dans lequel il lui était ordonné de « rétablir le temple d’Auguste à Tarragone, qui déjà tombait en ruines.» Dans un autre songe qui suivit celui-là, il crut voir du haut d’une montagne très élevée Rome et toute l’étendue de l’empire, dont les diverses provinces s’unissaient dans un concert de lyre, de voix et de flûtes. Il donna des jeux quoique absent. Il reçut ensuite le commandement de la quatrième légion scythique, qui était cantonnée aux environs de Marseille. Puis il se rendit à Athènes pour s’y perfectionner dans les lettres, se faire initier aux mystères, et visiter les monuments et les antiquités de cette ville. Là, il reçut des Athéniens quelque offense, dont il garda le souvenir, et, lorsqu’il devint empereur, il s’en vengea en restreignant leurs privilèges. Il gouverna ensuite la province Lyonnaise en qualité de lieutenant. Après la perte de sa femme, voulant contracter un second mariage, il s’informa avec soin de l’horoscope des filles à marier; car il était lui-même très habile en astrologie. Or, il apprit qu’il y avait en Syrie une jeune fille, qui, d’après son horoscope, était destinée à épouser un roi. Il la demanda en mariage, et l’obtint par l’entremise de ses amis. C’était Julie; elle ne tarda pas à le rendre père. [4] IV. Les Gaulois s’attachèrent à lui plus qu’à aucun autre à cause de sa sévérité, de sa probité et de son désintéressement. Il gouverna ensuite les Pannonies avec l’autorité de proconsul; puis le proconsulat de Sicile lui échut par le sort. Il lui naquit alors à Rome un second fils. Tandis qu’il était en Sicile, il fut accusé d’avoir consulté, dans des vues ambitieuses, des devins ou des magiciens. On lui avait donné, pour juges les préfets du prétoire; mais, comme déjà Commode devenait odieux, on le renvoya absous, et son accusateur fut mis en croix. Il fut consul pour la première fois avec Apuleius Rufinus, Commode l’ayant désigné entre un grand nombre de candidats. Après son consulat, il passa presque une année entière à Rome dans l’inaction; puis, par le crédit de Létus, il fut nommé au commandement de l’armée de Germanie. Avant de s’y rendre, il acheta des jardins spacieux, tandis qu’auparavant il n’avait qu’une maison fort petite à Rome, et une seule terre. Un jour que, dans ces jardins, il prenait un repas frugal avec ses enfants sur le gazon, et que l’aîné, qui n’avait alors que cinq ans, distribuait trop généreusement les fruits de la table à ses petits camarades, son père le réprimanda en lui disant: « Un peu plus d’économie: tu n’as pas les richesses d’un prince. — Non, répondit l’enfant, mais je les aurai. » Arrivé en Germanie, il s’acquitta si bien de sa charge, qu’il mit le comble à la réputation qu’il s’était déjà faite. [5] V. Jusque-là, quel que fût l’éclat des fonctions qu’il avait remplies, il n’était point sorti de la condition privée; mais lorsque les légions de Germanie apprirent que Commode avait péri, et que Julianus s’était élevé à l’empire au milieu de la haine universelle, Sévère se vit assailli de pressantes sollicitations, et, malgré sa résistance, il fut proclamé empereur à Carnute, le treize d’août. Il distribua aux soldats mille sesterces par tête, ce que jamais aucun prince n’avait fait auparavant. Après s’être bien assuré les provinces qu’il laissait derrière lui, il se mit en marche vers Rome. Nulle part il ne rencontra de résistance; car déjà les armées de l’Illyrie et des Gaules, entraînées par leurs chefs, lui avaient prêté serment. Partout il fut accueilli comme le vengeur de Pertinax. Dans le même temps, le sénat, sur la demande de Julianus déclara Sévère ennemi public et envoya à l’armée des députés pour ordonner en son nom aux soldats de se séparer de lui. Sévère, lorsqu’il apprit l’arrivée de ces députés et les ordres du sénat, fut un instant alarmé; mais ensuite il sut si bien les corrompre, qu’ils parlèrent eux-mêmes aux soldats en sa faveur, et passèrent dans son parti. A cette nouvelle, Julianus fit faire un sénatus-consulte par lequel Sévère était appelé à partager avec lui l’empire. Cette proposition était-elle faite avec franchise, ou ne cachait-elle point plutôt une perfidie? Déjà auparavant Julianus avait donné commission de tuer Sévère, à des gens qui avaient fait leurs preuves en ce genre, de même qu’il en avait envoyé d’autres pour se défaire de Pescennius Niger, que les armées de Syrie avaient entraîné à se déclarer empereur. Sévère, ayant échappé aux meurtriers, écrivit aux prétoriens, pour leur donner le signal d’abandonner ou de tuer Julianus : ce signal fut entendu; car aussitôt Julianus fut tué dans le palais, et Sévère fut invité à se rendre à Rome. Ainsi, ce qui ne s’était jamais vu, il ne fallut à Sévère qu’un signe de sa volonté pour qu’il fût vainqueur; et il marcha vers Rome à la tête de son armée. [6] VI. Quoique Julianus fût mort, Sévère continua à prendre, dans la marche de son armée et dans ses campements, les mêmes précautions que, s’il eût traversé un pays ennemi. Le sénat lui envoya donc une députation de cent de ses membres, pour lui offrir ses félicitations et ses vœux. Ils le rencontrèrent à Interamne; mais avant de les admettre en sa présence, on les fouilla dans la crainte qu’ils ne portassent sur eux quelque arme eschée. Sévère leur donna audience au milieu de ses gardes, et armé lui-même. Le lendemain, tous ceux qui étaient attachés à la cour étant venus à sa rencontre, il distribua à chacun des députés du sénat quatre- vingt-dix pièces d’or, et, en les congédiant, il permit à ceux qui le voudraient, de rester auprès de sa personne, et de rentrer avec lui à Rome. Il établit aussitôt préfet du prétoire Flavius Juvenalis, que Julianus lui-même avait aussi nommé à cette charge, quoiqu’il y eût déjà deux autres préfets. Cependant, à Rome, les soldats et les citoyens étaient dans l’inquiétude et la terreur, en voyant Sévère s’avancer en armes, comme s’il voulait se venger de ceux qui l’avaient déclaré ennemi de la république. Ajoutez à cela que Sévère, ayant appris alors que Pescennius Niger avait été proclamé empereur par les légions de Syrie, intercepta, à l’aide de ses émissaires, les lettres et les édits que le nouveau prince envoyait au peuple ou au sénat, empêchant ainsi qu’ils ne fussent mis sous les yeux du peuples ou lus dans le sénat. Il pensa aussi alors à désigner pour son successeur Clodius Albinus, à qui le décret de Commode paraissait assurer le titre de césar et la succession à l’empire. Mais comme il craignait ceux-là mêmes dont il avait bonne opinion, il envoya Héraclite pour s’assurer de la Grande-Bretagne, et chargea Plautianus de s’emparer des enfants de Niger. Arrivé à Rome, Sévère ordonna aux prétoriens de se rendre auprès de lui, revêtus d’une simple tunique et sans armes; et lorsqu’ils se présentèrent selon ses ordres, ils furent environnés de gens armés, et comparurent ainsi devant son tribunal. [7] VII. Il fit ensuite son entrée à Rome, armé lui-même, à la tête de ses troupes armées. Il monta ainsi au Capitole, et de là se rendit au palais; devant lui on portait renversé les étendards dont il avait dépouillé les prétoriens. Ensuite les soldats se répandirent par toute la ville, et s’établirent dans les temples, les portiques et les édifices qui environnaient le palais, comme dans autant d’hôtelleries. L’entrée de Sévère fut quelque chose d’odieux et de terrible: car les soldats prenaient sans payer tout ce qui leur convenait, et menaçaient de mettre la ville au pillage. Le lendemain, Sévère se rendit au sénat, environné non seulement de ses gardes, mais d’une escorte d’amis, tous armés. Il rendit compte des motifs qui l’avaient déterminé à prendre le titre d’empereur, et il allégua, pour justification, que Julianus avait envoyé, pour le tuer, des gens déjà connus par le meurtre d’autres chefs d’armée, il força même le sénat à rendre un décret d’après lequel il ne serait point permis à l’empereur de mettre à mort un sénateur, sans avoir consulté le sénat. Mais tandis que ces choses se passaient, les soldats se mutinèrent et exigèrent du sénat dix mille sesterces, alléguant l’exemple de ceux qui, ayant conduit à Rome Octave Auguste, avaient reçu la même somme. Sévère voulut les réprimer, mais en vain : il parvint cependant à calmer leur effervescence et à les éloigner du sénat, en leur accordant une gratification. Il célébra ensuite, en l’honneur de Pertinax, des funérailles solennelles, le mit au rang des dieux, lui consacra une flamine et le collège des helviens qui jadis étaient les prêtres de Marc Aurèle. Lui-même voulut être appelé Pertinax: plus tard cependant il renonça à ce nom, sur les observations de ses amis. Ensuite il acquitta les dettes qu’il avait contractées. [8] VIII. Il donna ses filles en mariage, après les avoir dotées, l’une à Probus et l’autre à Ætius. Il offrit à Probus, devenu son gendre, la préfecture de la ville; mais celui-ci la refusa, en disant qu’à ses yeux, le titre de gendre du prince valait mieux que celui de préfet. Au reste il fit aussitôt consuls ses deux gendres et les combla de richesses. Un autre jour, il vint au sénat, et accusa les amis de Julianus, qui furent proscrits et mis à mort. Il rendit des arrêts dans un grand nombre de procès. Il écouta les plaintes des sujets de l’empire contre les magistrats qui gouvernaient les provinces, et infligea de graves punitions à ceux qu’il reconnut coupables. Il pourvut avec un tel soin aux approvisionnements de Rome, qui se trouvaient fort insuffisants, qu’à sa mort il laissa des vivres pour sept ans. Il partit pour rétablir en Orient les affaires de l’empire, et même alors il ne fit en public aucune mention de Niger. Cependant il envoya des légions en Afrique, dans la crainte que ce général, traversant la Libye et l’Egypte, ne s’emparât de cette province, et ne réduisît Rome à la famine. Il nomma Domitius Dexter préfet de la ville, à la place de Bassus, qui le dépouilla de cette dignité; et, trente jours après son arrivée à Rome, il partit. A peine sorti de la ville, à la Roche-Rouge, il essuya une grave sédition de la part de son armée, à l’occasion du lieu où il voulait que le camp fût établi. Dans ce temps, Geta, son frère, étant venu le trouver, il le renvoya gouverner la province qui lui était confiée; et les belles espérances qu’il s’était faites, furent ainsi déçues. Les enfants de Niger furent amenés à Sévère, qui les traita avec les mêmes égards que les siens. Il avait envoyé une légion dans la Grèce et dans la Thrace, de peur que Pescennius ne s’en emparât; mais déjà celui-ci l’avait prévenu ; il était maître de Byzance, et cherchait à s’emparer aussi de Périnthe. Dans l’attaque de cette ville, il tua un grand nombre de soldats romains, et, pour ce motif, on le déclara ennemi public, ainsi qu’Emilien. Niger proposa alors à son rival de partager avec lui l’empire; mais Sévère rejeta sa proposition avec mépris, et lui offrit à son tour la vie sauve, mais dans l’exil encore ne voulait-il point pardonner à Emilien. Ce dernier fut vaincu dans l’Hellespont par les généraux de Sévère, et se réfugia d’abord à Cyzique, puis dans une autre ville, où il fut tué par l’ordre des vainqueurs. Les mêmes généraux mirent aussi en déroute l’armée de Niger. [9] IX. A cette nouvelle, Sévère Pertinax écrivit au sénat, comme si tout était terminé. Ensuite il combattit lui-même contre Niger, le tua près de Cyzique, et fit promener sa tête au bout d’une pique. Après cette victoire, il envoya en exil avec leur mère, les enfants de Niger, qu’il avait jusque-là traités comme les siens. Il écrivit au sénat pour lui annoncer le succès de ses armes. De tous les sénateurs qui avaient été du parti de Niger, un seul fut mis à mort. Il témoigna plus de ressentiment aux habitants d’Antioche, parce dans le temps où il était gouverneur en Orient, ils avaient fait des plaisanteries contre lui, et que, plus tard, ils avaient fourni des vivres à Niger: il les dépouilla d’un grand nombre de privilèges dont ils jouissaient. Il retira aussi le droit de cité aux habitants de Naplouse en Palestine, parce qu’ils avaient longtemps porté les armes en faveur de Niger. Il sévit contre beaucoup d’autres partisans de son rival, qui n’appartenaient point au sénat. Un grand nombre de villes furent, pour le même motif, honteusement dépouillées de leurs privilèges et de leurs avantages. Les sénateurs qui avaient combattu contre lui en qualité de généraux, ou de tribuns, furent mis à mort. Ses vengeances allèrent plus loin encore envers les peuples de l’Arabie; il réduisit sous la domination romaine les Parthes et les Adiabènes, qui tous avaient embrassé la cause de Pescennius. En récompense de ces derniers succès on lui offrit, à son retour, le triomphe avec les surnoms d’Arabique, d’Adiabénique, de Parthique. Mais il ne voulut point d’un triomphe qui aurait paru remporté sur des concitoyens; il rejeta également le surnom du Parthique, pour ne point irriter la nation des Parthes. [10] X. Tandis qu’il retournait à Rome après la défaite de Niger, il reçut la nouvelle d’une autre guerre civile qui venait d’éclater dans la Gaule par la rébellion de Clodius Albinus. Cet événement fut la cause que dans la suite on fit mourir les fils de Niger et leur mère. Sur le champ Sévère déclara Albinus ennemi public, ainsi que tous ceux qui lui avaient écrit ou répondu avec trop de ménagement. Pendant qu’il marchait contre Albinus, voulant enlever à son frère Geta tout espoir de s’élever à l’empire, il créa césar, à Viminace, son fils aîné Bassianus, à qui il donna en outre les noms d’Aurélius Antonin. Il lui assigna ce dernier nom, parce qu’il avait vu en songe qu’il aurait pour successeur un Antonin. Geta, son autre fils, reçut le même nom, également pour assurer sa succession à l’empire. D’autres pensent que Sévère appela ainsi Bassianus, parce qu’il avait lui-même l’intention de passer dans la famille de Marc Aurèle. D’abord, les généraux d’Albinus vainquirent ceux de Sévère. Inquiet alors, celui-ci consulta des augures de Pannonie, qui lui dirent qu’il serait vainqueur, mais que son ennemi ne tomberait point entre ses mains, ni ne s’échapperait, mais qu’il périrait près d’un fleuve. Bientôt un grand nombre des amis d’Albinus l’abandonnèrent pour passer dans le parti de Sévère beaucoup de ses généraux furent faits prisonniers, et l’empereur sévit contre eux. [11] XI. Cependant la guerre se continua avec des succès divers dans la Gaule. Enfin, Sévère remporta une victoire décisive auprès de Tinurtum; il y courut lui- même un si grand danger, par la chute de son cheval, qu’on le crut tué d’une balle de plomb, et que déjà il s’agissait presque d’être un autre empereur. Au même temps, ayant lu un acte du sénat dans lequel il faisait l’éloge de Clodius Celsinus d’Adrumète, parent d’Albinus, Sévère, irrité contre ce corps, comme s’il avait voulu par là complaire à son ennemi, ordonna, pour se venger que Commode fût mis au rang des dieux : le premier, en présence de l’armée, il donna à ce prince le nom de divin, et informa le sénat de ce qu’il avait fait à cet égard, dans la même lettre où il rendait compte de sa victoire. Il ordonna ensuite de mettre en pièces et de disperser les cadavres des sénateurs qui avaient été tués en combattant. Le corps d’Albinus lui ayant été apporté à peine expiré, il lui fit couper la tête, et l’envoya à Rome avec des lettres pour le sénat. Albinus fut vaincu le 19 de février. Sévère ordonna que le reste de son cadavre fût exposé devant sa propre tente et ensuite mis en pièces. Bien plus, il monta lui-même sur le cheval d’Albinus; et comme, éprouvant à la vue du cadavre de son maître, il résistait au frein, il le força à passer dessus et à le fouler aux pieds. D’autres ajoutent qu’il fit jeter ce même cadavre dans le Rhône avec ceux de la femme et des enfants d’Albinus. [12] XII. Un nombre infini de partisans d’Albinus furent mis à mort, parmi lesquels on comptait beaucoup des principaux citoyens de Rome, et même des femmes d’un rang élevé, et leurs biens confisqués enrichirent le trésor public : on fit aussi périr un grand nombre d’Espagnols et de Gaulois distingués dans leur pays. Par suite de ces proscriptions, Sévère donna aux soldats des gratifications plus considérables, et laissa à ses fils de plus grandes richesses, que jamais aucun prince avant lui : ajoutez à cela qu’il avait déjà tiré, depuis qu’il était empereur, des sommes d’or immenses de la Gaule, de l’Espagne et de l’Italie. Alors fut établie l’intendance du trésor privé. Même après la mort d’Albinus, un grand nombre de ses partisans lui restèrent fidèles : Sévère leur fit la guerre et les vainquit. Dans le même temps, on reçut la nouvelle que la légion d’Arabie elle-même s’était déclarée en faveur de son rival. Sévère, après s’être cruellement vengé de la défection d’Albinus, en massacrant un grand nombre de ses partisans, et en détruisant entièrement sa famille, revint à Rome, outré de colère contre le peuple et les sénateurs. Il fit l’éloge de Commode au sénat et devant le peuple, l’appela dieu, et dit qu’il n’avait eu pour ennemis que des infâmes; il alla si loin, qu’il était évident que la fureur lui faisait perdre la raison. Ensuite, il fit étalage de sa clémence, lui qui s’était montré si cruel et qui fit mourir tant de sénateurs; j’en donne ici la liste. [13] XIII. Il fit périr, sans aucune forme de procès, Mummius Sedundinus, Asellius Claudianus, Claudius Rufus, Vitalius Victor, Papius Faustus, Ælius Celsus, Julius Rufus, Lollius Professus, Arunculeius Cornelianus, Antoninus Balbus, Postumius Severus, Sergius Lustralis, Fabius Paulinus, Nonius Gracchus, Mustius Fabianus, Casperius Agrippinus, Cejonius Albinus, Claudius Sulpicianus, Memmius Rufinus, Casperius Émilianus, Cocceius Verus, Erucius Clarus, Lucius Stilon, Clodius Rufus, Egnatuleius Honoratus, Petronius Junior; de la famille de Pescennius périrent Festus, Neratianus Aurelianus, Materianus, Julianus et Albinus; de celle de Cerellius: Macrinus, Faustinianus et Julianus. Ajoutez à tant de victimes Herennius Nepos, Sulpitius Canus, Valerius Catulinus, Novius Rufus, Claudius Arabianus, Marcus Asellio : tous personnages très distingués, dont un grand nombre étaient consulaires ou prétoriens. Or le meurtrier de tant de citoyens illustres est regardé comme un dieu par les Africains. Il accusa Cincius Severus d’avoir tenté de l’empoisonner, et, sous ce prétexte, il le fit mourir. [14] XIV. Ensuite il exposa aux lions Narcisse, qui avait étranglé Commode. Il fit encore mourir un grand nombre de gens obscurs, outre ceux qui avaient péri dans les combats. Puis, pour se concilier l’affection, il affranchit les citoyens de l’obligation de fournir les transports publics, et en chargea le fisc. Il fit ensuite donner, par le sénat, le nom d’Antonin à son fils Bassianus, qui avait déjà celui de César, et lui décerna les ornements impériaux. Il avait été question d’une guerre contre les Parthes; lorsque cette alarme se fut dissipée, il érigea par lui-même et de sa propre autorité des statues à son père, à sa mère, à son aïeul, et à sa première femme. Il avait beaucoup aimé Plautien, mais lorsqu’il connut sa conduite, il le prit tellement en aversion, qu’il le déclara ennemi public, et, pour comble d’outrage, fit abattre ses statues dans tout l’empire. Ce qui l’irritait surtout contre lui c’est qu’il avait fait placer sa statue entre celles des parents des alliés de Sévère; il fit grâce aux habitants de la Palestine des peines qu’ils avaient encourues à l’occasion de Niger. Il se réconcilia ensuite avec Plautien, et, rentrant avec lui comme en triomphe dans la ville, il monta au Capitole; plus tard cependant il le fit mourir. Il revêtit de la toge virile Geta, son plus jeune fils, et donna la fille de Plautien en mariage à son aîné. Ceux qui avaient parlé de Plautien comme d’un ennemi de la république furent déportés ainsi, par je ne sais quelle loi de la nature, tout dans l’univers n’est que changement et vicissitude. Il désigna ses fils consuls, et rendit les derniers devoirs à son frère Geta, qui venait de mourir. Il partit ensuite pour la guerre des Parthes, après avoir donné au peuple un combat de gladiateurs, et lui avoir distribué un congiaire. Pendant tout ce temps, il fit périr un grand nombre de personnes pour des motifs vrais ou supposés. On condamnait les uns pour une plaisanterie, les autre pour s’être tus, d’autres pour s’être servis, en parlant de lui, d’expressions figurées, de jeux de mots, tels que celui-ci : « voilà un empereur qui porte bien son nom; il est vraiment tenace, vraiment sévère. » [15] XV. L’on disait généralement que Sévère entreprenait la guerre des Parthes sans aucune nécessité, et par le seul désir de se faire de la gloire. Il embarqua son armée à Brindes, passa en Syrie et marcha contre les Parthes, qu’il força à se retirer. Puis il revint dans la Syrie, où il fit des préparatifs pour porter la guerre jusque dans le pays ennemi. Au milieu de tous ces soins, il continuait à poursuivre, à l’instigation de Plautien, les restes du parti de Pescennius: quelques-uns même de ses amis furent mis à mort, comme ayant conspiré contre lui beaucoup d’autres aussi périrent, pour avoir consulté des Chaldéens ou des devins sur la vie de l’empereur; il suspectait surtout quiconque était digne du pouvoir suprême, parce que ses fils étaient encore dans l’enfance, et qu’il s’imaginait à raison ou à tort que cet idée occupait également tous ceux qui pouvaient prétendre à l’empire. Lorsqu’il avait fait périr quelques victimes, Sévère cherchait à se justifier, et prétendait que l’on avait agi sans ses ordres: c’est ce qu’il fit surtout à l’occasion de Létus, d’après ce que dit Marius Maximus Sa sœur vint de Leptis à Rome pour le voir; et comme elle parlait à peine latin, et faisait rougir l’empereur, son frère, il se hâta de la combler de présents, donna à son fils le laticlave, et les renvoya tous deux dans leur patrie : le fils mourut bientôt après son retour. [16] XVI. Sur la fin de l’été, Sévère entra dans le pays des Parthes, pénétra jusqu’à Ctésiphon, mit le roi en fuite, et s’empara de la ville au commencement de l’hiver: car, dans ces contrées, c’est la saison la plus favorable pour faire la guerre. Ses soldats vivaient de racines, et, par suite de la mauvaise nourriture, avaient contracté de cruelles maladies. La résistance des Parthes, et, en outre, la dysenterie qui régnait dans l’armée, paraissaient s’opposer à ce qu’on allât plus loin : Sévère cependant persista; prit la ville, mit le roi en fuite, et fit un grand carnage des ennemis. Ce succès lui mérita le surnom de Parthique. Son fils Bassianus Antoninus avait déjà reçu le nom de César: quoiqu’il ne fût alors que dans sa treizième année, les soldats, à l’occasion de cette même victoire, le déclarèrent associé à l’empire. Si l’on en croit le témoignage de la plupart des écrivains, ils donnèrent aussi à la fois les noms de César et d’Antonin à Geta, le plus jeune fils de Sévère. En reconnaissance de ces honneurs à ses enfants, l’empereur fit aux soldats de grandes largesses et leur accorda le pillage de la ville, qu’ils avaient demandé. De là il rentra en vainqueur dans la Syrie. Le sénat lui offrit le triomphe; mais il le refusa, parce que, souffrant de la goutte, il ne pouvait supporter le mouvement du char. Il permit cependant à son fils de jouir de cet honneur; car le sénat avait décerné à ce jeune prince le triomphe sur les Juifs, parce que Sévère avait aussi obtenu quelques succès en Syrie. Ensuite il passa par Antioche, y donna la robe virile à son fils aîné, le désigna consul avec lui, et aussitôt tous deux entrèrent en charge dans la Syrie. Ensuite il augmenta la paye des soldats, et se rendit à Alexandrie. [17] XVII. Dans sa route, il fit divers règlements pour la Palestine, établit de graves châtiments contre quiconque embrasserait la religion des juifs ou des chrétiens. Puis, il accorda aux habitants d’Alexandrie le droit d’être régis par un sénat, tandis qu’auparavant ils étaient gouvernés despotiquement, comme sous leurs anciens rois, par un seul juge que leur donnait l’empereur. Il fit, en outre, beaucoup d’autres changements à leurs lois. Le voyage d’Egypte lui fit grand plaisir : le culte de Sérapis, la singularité des lieux et des animaux qu’ils produisent, piquèrent sa curiosité, et il en garda toujours depuis un agréable souvenir. Il visita avec soin Memphis et Memnon, et les Pyramides et le Labyrinthe. Au reste, pour ne point entrer dans des détails qui me mèneraient trop loin, voici ce que Sévère a fait de plus remarquable après avoir vaincu et fait périr Julianus, il cassa les cohortes prétoriennes, et plaça Pertinax au rang des dieux contre la volonté des soldats. Il voulut faire abolir les décrets de Salvius Julianus; mais en cela il ne réussit point. Il paraît qu’on lui donna le nom de Pertinax, moins parce qu’il le voulait, qu’à cause de sa sordide avarice; car, pour satisfaire son avidité, il se montra cruel à l’excès, et fit périr un nombre infini de personnes. Un jour, entre autres, qu’un de ses ennemis s’était présenté à lui en suppliant, et lui disait : « Qu’auriez-vous fait à ma place? » Sévère ne fut point touché d’une parole si raisonnable, et le fit mettre à mort. Il poursuivit avec acharnement les partis, et sortit presque toujours vainqueur de la lutte. [18] XVIII. Il soumit le roi des Perses Abgare, força les Arabes à reconnaître sa domination, et rendit les Adiabènes tributaires. Il éleva dans la Bretagne un mur qui la traversait d’une mer à l’autre, et lui servait ainsi de rempart: cela fut la plus grande gloire de son empire, et lui valut même le nom de Britannique. Tripolis, d’où il tirait son origine, était sans cesse exposée aux attaques de nations très belliqueuses: Sévère affranchit ce pays de ses alarmes continuelles en domptant ses ennemis, et assura en même temps au peuple romain des distributions gratuites d’huile pour ses besoins de chaque jour, et des moissons abondantes. Autant Sévère était implacable pour les délits, autant il avait d’habileté à distinguer le mérite et à le mettre en lumière. Il se livra avec assez de goût à l’étude de la philosophie et de l’éloquence mais il aimait la science avec trop de passion. Il se montra partout l’ennemi des malfaiteurs et des brigands. Il écrivit lui-même l’histoire de sa vie publique et privée, et son récit serait fidèle en tout, s’il ne cherchait point à se justifier du reproche le cruauté. Le sénat porta de lui ce jugement, qu’il aurait dû ne pas naître, ou ne pas mourir; parce que, d’un côté, il fut trop cruel, et que de l’autre, il était trop nécessaire à la république. Dans son intérieur cependant, il ne prenait point assez garde à ce qui se passait, puisqu’il conserva sa femme Julia, qui s’était déshonorée par des adultères, et avait même trempé dans une conjuration contre son mari. Ce même Sévère était tourmenté par la goutte, qui l’empêchait d’agir, et entravant ainsi les opérations de la guerre, les soldats s’irritèrent, et proclamèrent auguste son fils Bassianus, qui l’avait accompagné; mais l’empereur se fit porter sur son tribunal, et appela devant lui et les officiers et les cohortes qui avaient pris part à cet acte. Puis ayant fait aussi comparaître son fils qui avait accepté le nom d’auguste, il condamna au supplice tous les coupables excepté Bassianus. Tous se prosternèrent devant son tribunal en le suppliant; Sévère alors porta la main à sa tête, et dit « Vous comprenez donc enfin que c’est la tête qui commande, et non les pieds. » On cite une autre parole de cet empereur qui, de la condition la plus humble, avait été porté par la fortune à travers tous les degrés, soit civils, soit militaires, jusqu’à l’autorité suprême: « J’ai été tout ce qu’on peut être, dit-il, et tout cela ne me sert de rien. » [19] XIX. Sévère, après avoir soumis les nations ennemies de la Grande-Bretagne, mourut à York, dans un âge déjà avancé, après une cruelle maladie, la dix-huitième année de son empire. Il laissa deux fils, Antoninus Bassianus et Geta, auquel il donna aussi, en l’honneur de Marc Aurèle, le nom d’Antoninus. Il fut déposé dans le tombeau de ce prince, pour qui il avait une telle vénération qu’il mit même son fils Commode au rang des dieux, et qu’il voulut que désormais tous les princes portassent le nom d’Antonin tout aussi bien que celui d’Auguste. Le sénat, sa famille et ses enfants lui firent de magnifiques obsèques, et le placèrent au rang des dieux. Il existe de lui des monuments publics, surtout à Rome, entre autres le Septizonium et les bains appelés les thermes de Sévère, et le passage qu’il bâtit au delà du Tibre, auprès de la porte qui conserve son nom; la voûte de ce passage, à peine achevée, menaça ruine, et ne put servir à la circulation publique. Lorsque ce prince fut mort, il fut estimé et regretté par tout le monde; surtout parce que ses enfants ne firent rien en faveur de la république, et que, plus tard, l’empire romain, envahi par un grand nombre de tyrans, se trouva en proie au brigandage et à la dévastation. Sévère était si simple dans ses vêtements, qu’à peine avait-il un peu de pourpre sur sa tunique, et qu’il couvrait ses épaules d’un grossier surtout de laine. Il vivait avec une extrême sobriété, aimait surtout les légumes de son pays, buvait quelquefois du vin avec plaisir, mangeait rarement de la viande. Il était beau de sa personne, et d’une haute taille; il avait la barbe longue, la chevelure blanche et crépue, la figure imposante, la voix sonore mais jusque dans sa vieillesse il conserva quelque chose de l’accent africain. Après sa mort il fut beaucoup aimé, parce que l’on cessa soit d’envier sa fortune, soit de craindre sa cruauté. [20] XX. Je me souviens d’avoir lu dans Ælius Maurus, affranchi de Phlégon de Tralles, que Septime Sévère témoigna en mourant beaucoup de joie de ce qu’il laissait à la république deux Antonin avec un égal pouvoir, à l’exemple d’Antonin le Pieux, qui avait laissé deux fils adoptifs, Verus et Marc Antonin ; encore avait-il sur lui cet avantage, que ce n’était point à des fils adoptés qu’il remettait les rênes de l’empire, mais à ses propres enfants, à Bassianus Antonin qu’il avait eu d’un premier mariage, et à Geta que lui avait donné Julia, sa seconde femme. Mais son espoir fut loin de se réaliser : car l’un fut enlevé à la république par un fratricide, et l’autre par ses mœurs, et ni l’un ni l’autre ne tardèrent à démentir le nom sacré qu’ils portaient. En effet, Dioclétien Auguste, à bien considérer les choses, il n’est que trop évident que presque aucun des grands hommes n’a laissé après soi un fils qui, par ses vertus et ses talents, se soit montré digne de son père. Ou ces hommes illustres sont morts sans enfants, ou, pour la plupart, ils en ont eu de tels, que, pour le bonheur de l’humanité, il eût mieux valu qu’ils mourussent sans postérité. [21] XXI. Pour commencer par Romulus et par Numa Pompilius, ils sont morts l’un et l’autre sans laisser d’enfants qui pussent être utiles à la république Et Camille, et Scipion, et les Caton, qui furent de si grands hommes, ont-ils laissé des enfants qui fusent semblables à leurs pères? Que dirai-je d’Homère, de Démosthène, de Virgile, de Salluste, de Térence, de Plaute, et de tant d’autres? Parlerai-je de César? de Cicéron, pour qui c’eût été un bonheur que de n’avoir point d’enfants d’Auguste, qui ne put pas même par adoption donner un bon fils; lui qui pouvait choisir, entre tous les citoyens? Trajan lui-même s’est trompé en adoptant son concitoyen et son neveu. Mais laissons les fils d’adoption, parmi lesquels nous rencontrerions Antonin le Pieux et Marc Aurèle, ces deux divinités tutélaires de la république, et ne parlons que des enfants que donne la nature. N’eût-ce point été un bonheur pour Marc Aurèle, de n’avoir point Commode pour héritier de sa puissance? pour Septime Sévère, de n’avoir point donné la vie à Bassianus, à ce monstre qui, son père à peine mort, accusa son frère de lui avoir dressé des embûches, et, sous ce prétexte parricide, lui donna la mort; qui épousa sa belle- mère, ou plutôt sa mère, après avoir massacré dans ses bras son fils Geta ; qui fit périr, parce qu’il se refusait à justifier son infâme parricide, l’illustre Papinien, cet asile inviolable du droit, ce trésor de la jurisprudence et de la législation romaine, qui, de plus, était préfet de l’empereur, de sorte que cet homme, si grand par lui-même, joignait l’illustration du rang à celle de la science? En un mot; je serais disposé à croire que c’est, surtout aux vices et aux crimes de son fils que Sévère, si dur et même si cruel en toutes choses, a dû d’être regardé comme un prince pieux et digne des autels. Lorsque déjà la maladie mettait ses jours en danger, on dit qu’il envoya à son fils aîné le discours divin de Salluste, où Micipsa exhorte ses enfants à la concorde; mais ce dernier conseil d’un père fut sans effet sur le cœur de son fils, et Geta périt dans toute la force de l’âge, tandis qu’Antonin vécut longtemps pour être le fléau du peuple romain. A force de crimes, il parvint à affaiblir l’amour que l’on portait à ce nom d’Antonin, jusque-là si saint et si vénérable. En vain il distribua au peuple des vêtements, d’où lui vint son nom de Caracalla, et fit construire des bains magnifiques; il ne continua pas moins à être l’objet de la haine universelle. On voit encore à Rome un superbe portique que Bassianus fit élever en l’honneur de son père, et où se trouvent retracées les grandes actions. [22] XXII. Voici quels furent les présages de la mort de Sévère. Il eut un songe dans lequel il se voyait enlevé au ciel par quatre aigles, sur un char étincelant de pierreries. Devant lui volait un fantôme gigantesque qui avait la forme d’un homme: pendant le trajet, il ne put compter que jusqu’à quatre-vingt-neuf et dans le fait, il ne vécut point un an de plus que ce nombre; car il parvint à l’empire déjà vieux. Il fut ensuite déposé sur un cercle immense d’airain, où il resta longtemps seul et abandonné; puis, tandis qu’il craignait de perdre pied et de se précipiter, Jupiter l’appela à lui, et le plaça entre les Antonin. Le jour où se donnaient les jeux du cirque, on y établit, selon la coutume, trois Victoires de gypse avec des palmes. Celle du milieu, qui tenait à la main un globe où était inscrit le nom de Sévère, frappé d’un coup de vent, tomba de son support sans se renverser, et resta debout sur le sol; celle où était inscrit le nom de Geta, tomba également, mais se brisa en éclats; celle de Bassianus perdit sa palme, et faillit être enlevée par la violence du tourbillon. Lorsque, dans la Grande-Bretagne, il venait d’élever le rempart ou le mur qui défend le pays contre les incursions des barbares, il revint au cantonnement le plus proche: non seulement il était vainqueur, mais il avait à jamais consolidé la paix. Dans sa route, il était attentif aux présages qui se présenteraient à lui. Or, un Éthiopien attaché à l’armée, qui s’était fait une réputation par des bouffonneries, se présenta à l’empereur avec une couronne de cyprès. Sévère, irrité contre cet homme, dont la couleur et la couronne lui semblaient de mauvais présage, ordonna de l’éloigner de ses yeux; mais celui-ci, à ce que l’on assure, lui dit, croyant être bien plaisant: « Tu as été tout, tu as tout vaincu: vainqueur, tu n’as plus qu’à être dieu. » Arrivé à Rome, et voulant faire un sacrifice, un aruspice ignorant le conduisit d’abord, par erreur, au temple de Bellone, puis on lui présenta des victimes noires. Sévère les rejeta avec mécontentement, et se dirigea vers le palais; mais, par la négligence des prêtres, les victimes noires le suivirent jusqu’à la porte. [23] XXIII. Sévère a construit, en beaucoup de villes, un grand nombre de monuments remarquables; mais ce qui lui fait le plus d’honneur, c’est qu’à Rome, où il a réparé tous ceux des édifices publics que le temps avait détériorés, il n’inscrivit son nom sur presque aucun d’eux, et conserva religieusement celui des premiers fondateurs. Lorsqu’il mourut, Rome était approvisionnée de blé pour sept ans, à soixante-quinze mille boisseaux par jour; et ses magasins d’huile étaient si abondamment fournis, qu’ils pouvaient suffire pendant cinq ans, non seulement à Rome, mais à l’Italie entière, qui en était dépourvue. On dit que telles furent ses dernières paroles : « La république était partout dans le trouble et la confusion, lorsque je l’ai reçue; je la laisse partout en paix, même dans la Grande-Bretagne: vieux et infirme, je remets à mes fils un empire solide et assuré, s’ils sont bons; mais faible et fragile, s’ils ne le sont point. » Ensuite il fit donner pour mot l’ordre au tribun: « Travaillons; » Pertinax avait donné pour mot d’ordre à son avènement : « Combattons. » Il était d’usage que la statue d’or qui représentait la Fortune de l’empire accompagnât partout les princes et fût placée dans leur chambre. Sévère voulait qu’on en fit une seconde, afin de laisser à l’un et à l’autre de ses fils ce simulacre sacré; mais, se voyant pressé par l’heure de sa mort qui approchait, il ordonna, dit-on, que la statue de la Fortune impériale fût, chaque jour alternativement, portée chez l’un et chez l’autre des deux empereurs. Mais Bassianus ne fit aucun cas de cette recommandation, même avant de commettre son parricide. [24] XXIV. Le corps de Sévère, depuis la Bretagne jusqu’à Rome, fut reçu, par tontes les provinces où il passa, avec une grande vénération. il y a des gens qui prétendent que le corps fut brûlé dans l’endroit même où mourut Sévère, et que l’on ne porta à Rome, dans le sépulcre des Antonin, que ses cendres renfermées dans une urne d’or. Lorsqu’il construisit le Septizonium, il tint beaucoup à ce que ce monument se présentât le premier à ceux qui arrivaient d’Afrique: il aurait même établi de ce côté l’entrée d’honneur du palais impérial, si, pendant qu’il était absent, le préfet de la ville n’avait point déjà placé sa statue au milieu de cet édifice. Alexandre, plus tard, voulut aussi faire le même changement; mais il en fut empêché par les aruspices, parce qu’ayant consulté les dieux les augures n’avaient point été favorables.