[2,0] L'ENFANTEMENT DE LA VIERGE. LIVRE SECOND. Mari sent à peine son sein, agité de mouvements imprévus, grossir au souffle de la divinité : à peine l'envoyé céleste a disparu : après quelque incertitude, elle se lève et, d'une marche rapide, se dirige vers des montagnes lointaines. Il est un premier soin qui l'occupe : c'est une femme, déjà fatiguée par les ans et privée des gages que lui promettait l'hymen; une femme, qui le croirait? féconde sous le poids même de la vieillesse, et, depuis six mois, appesantie par un doux fardeau. Marie veut l'entretenir, entendre les réponses sorties de sa bouche et considérer, d'un oeil attentif, le fruit accordé à sa stérilité. Déjà, près de partir, elle n'a pas revètu des parures recherchées et couvert sa poitrine de pompeux ornements. Seulement, un voile blanc jeté sur ses cheveux, elle brille à l'égal de l'étoile qui, dans les nuits de l'hiver, parcourt l'Ourse paresseuse, telle que l'aurore qui lève sa tête matinale, telle encore que le soleil sortant, en gerbes d'or, de l'océan. Partout où se portent ses pas, naissent le romarin, les jeunes roses, l'hyacinthe étranger désormais à la tristesse, le narcisse, le safran, les parfums divers qu'exhale l'haleine du printemps, et toutes ces fleurs que la nature enfante, émaillées de diverses couleurs, sur les gazons. D'un autre côté, les fleuves suspendent leur course rapide : la joie fait tressaillir et les humbles vallons et les coteaux inclinés. Le pin d'alentour courbe sa tète, et de nombreux bourgeons éclosent sur les palmiers des bois. Partout éclate l'allégresse : l'Eurus se taît: comme lui, se taisent le Notus et le farouche Borée : le seul zéphyr règne dans les campagnes, caresse le ciel de sa tiède haleine et salue, par son murmure, les pas de la Vierge. On arrive : sur le seuil se présente, d'un air auquel l'âge imprime le respect, l'épouse du saint vieillard : soudain, pleine de Dieu, étonnée du mouvement qui, tout à coup, agite ses entrailles, elle accueille l'étrangère dans ses bras, et lui parle en ces termes : "O toi qui, l'honneur des épouses, nous ouvres la carrière de la gloire; toi qui, par tes vertus, as, seule, mérité d'unir la terre au ciel et d'élever notre sexe jusqu'aux astres; toi, dont un pampre divin ombrage les entrailles, pour remplir l'univers de ses fruits inépuisables; lequel des immortels m'honore d'une si grande faveur? Quoi ! tu viens, d'une contrée lointaine, visiter mon humble demeure ! toi, reine des Anges, mère de mon Dieu, c'est toi qui, dans tout l'éclat de la beauté, t'offres à mes regards ! Tu le vois, au premier son qui, de ta bouche, vient frapper mes oreilles, l'Enfant s'agite, tressaille dans mon sein, et, comme son précurseur, adore déjà son maître. Vierge mille fois heureuse, c'est à ta foi seule que tu dois cet excès de bonheur. Tu verras réaliser en toi toutes les promesses du Ciel : descendu par un sentier mystérieux, un Ange, organe de la vérité, te les apporta des célestes hauteurs. » "Mère fortunée", répond la Vierge, "qui pourra jamais exalter assez les merveilles qu'opère le Seigneur? [2,50] Est-il une voix capable de chanter ses louanges? Mon coeur palpite, d'un doux transport pour l'auteur des prodiges, le Dieu qui, du haut des astres, a daigné, tout indigne que j'en suis, jeter un regard sur mon humble séjour. Étonnées de cette faveur, toutes les nations me proclameront la plus heureuse des mortelles. Non, ma foi n'est pas déçue : ces grands bienfaits, c'est la main du Tout-Puissant qui me les a prodigués : ah ! son nom est saint, tous les siècles le diront : sa bonté, à grands flots répandue sur la terre entière, sans cesse protège les hommes soumis à ses lois, sans que le cours des siècles leur ravisse son intérêt et ses soins. Il a, découvrant son bras irrésistible et sa main foudroyante, terrassé le faste insolent, abattu le superbe : il a renversé, précipité de leur trône et plongé les rois dans la poussière, tandis que, de la poussière relevant l'indigent, il l'a placé sur un trône étranger. Le pauvre, soustrait à l'horreur de la misère et du besoin, s'est vu comblé de richesses : pour le riche qui n'a pas su borner sa fureur d'entasser des trésors, il l'abandonne, dépouillé, sans ressources. Un fils enfin, un fils, le plus signalé des biens qu'il pût donner, un fils éternel, antérieur à tous les siècles et l'égal de lui-même, le Seigneur rappelant sa bonté première, l'a fait naître, pour mettre le comble à tant de bienfaits, du sang de son fidèle serviteur. Telle, dès l'origine, avait été sa pensée; et les pères de nos ancêtres et la postérité de leurs neveux en avaient reçu la promesse. » Ainsi parle Marie. Mais le vieillard, privé qu'il est de la parole, tantôt observe, d'un regard suppliant, la démarche et les pas de la Vierge, et, sur la terre qu'elle a foulée, il imprime des baisers; tantôt, dans un joyeux transport, il lève ses mains vers le ciel, et par des signes, l'unique moyen qui lui reste, témoigne son allégresse; puis, il montre de la main les nombreux écrits que les prophètes publièrent pendant le temps de leur vie, sous l'influence de Dieu même, et transmirent à la connaissance des races futures. C'est une pluie épanchée, du sein de la nue silencieuse, sur une épaisse toison; c'est un rejeton qui s'élève du tronc d'un vieux arbre; c'est un buisson qui résiste à une flamme pétillante; c'est encore l'étoile qui naquit d'antiques patriarches. Tandis que, d'un oeil attentif qui lit au sein de l'avenir, Marie parcourt tous ces objets, elle médite, au fond de son coeur, cette mystérieuse conception, cet Enfant tombé du ciel, comme une rosée qui, reçue sur une laine moelleuse, ne produit ni bruit, ni murmure : elle voit, elle reconnaît en elle-même le buisson, la verge, l'astre éclatant destiné à éclairer la mer. Cependant elle craint de parler et de se proclamer digne d'un pareil honneur; mais, pénétrée d'une secrète sensibilité, elle vous rend grâces, Roi des immortels, et élève son esprit à la hauteur des cieux. Déjà trois fois la lune a rempli de sa lumière le creux de son disque, et trois fois, fidèle à son usage, s'est replongée dans les ténèbres. [2,100] Désormais tout est certain : Marie dispose le retour dans sa patrie. Elle rappelle à la fois les doux entretiens d'une mère chérie, cette demeure accoutumée à de pieux discours, et ce réduit qui, connu du Ciel et visité des immortels, vit l'envoyé du Seigneur, descendu dans cette modeste enceinte, apporter un respectueux salut et son important message. Arrachée à la tendresse de ses parents, elle commence, elle hâte son voyage et foule les lieux qu'elle a déjà foulés. Il n'est pour elle ni délais, ni repos : au milieu même d'un cercle d'immortels, ses yeux ne voient que le seuil paternel, où la portent ses désirs. Elle arrive et rouvre son âme au bonheur qu'elle a déjà goûté. Cependant elle voit approcher le moment qui mûrit le fruit de son sein : on reconnaît que c'est un Dieu qu'il renferme; car, par une faveur du Roi des cieux, elle ne sent ni fardeau, ni douleur. Cependant la paix régnait sur la terre et les mers. Bellone, la cruelle Bellone, gémissait enfermée sous des portes de bronze, chargée de chaînes étroites et pesantes. Auguste veut connaître la population, la force de ses Etats et les villes qu'ont épuisées les guerres civiles. L'ordre est porté : on va décrire l'empire, et compter les peuples et les hommes que la terre contient et que la mer embrasse dans sa vaste ceinture. A cet ordre, l'univers est en mouvement : ils envoient leurs noms, ceux qui habitent les montagnes de l'Orient, les fertiles contrées de l'Arménie, les vallées et les roches sourcilleuses du Niphate, peuple que signalent des carquois colorés et l'empressement à parcourir ses frontières et défendre, l'arc à la main, ces espaces fortunés, ces champs bénis du ciel que l'amome embaume de ses parfums, et qu'arrosent l'Euphrate et l'Araxe dans leur cours tortueux. On compte à la fois l'habitant du Taurus et de l'Amanus, le Cilicien partisan du pillage, le cultivateur des plaines de l'Isaurie, le Pamphylien relégué dans les bois, le laboureur de la fertile Lycaonie, et celui qui, courbé sur la charrue, sillonne la Lycie que dorent les moissons. Les Lélèges fameux dans les combats et les nations rapprochées obéissent à la loi; il obéit aussi le peuple qui garde Cérame et Cnide assise sur deux mers, les hauts remparts où s'élève, entouré de colonnes disposées avec symétrie, ce tombeau de marbre blanc, structure somptueuse, qu'une reine barbare consacra aux mânes de son époux; celui que baignent le Méandre qui se joue en mille replis, et le Caystre lui-même qui nourrit sur ses bords verdoyants des cygnes argentés; celui qu'environnent le Pactole au sortir des antres fertiles en métaux, et l'Hermus également prodigue d'un sable d'or. Là, paraissent aussi tous les nourrissons de la Mysie : Célènes témoin du triomphe d'Apollon, [2,150] l'Ida, les forts de Rhoetée, Pergame qu'ont célébrée les Muses, et le promontoire de Sigée : contrées fameuses autrefois, sous l'empire de Priam, par des héros et des combats, aujourd'hui par des tombeaux.... Le pilote qui fend les ondes resserrées de l'Hellespont, les montre aux compagnons de son voyage. "Voilà, dit-il, le rivage où coulèrent les larmes des Néréides, lorsque Thétys, les cheveux épars et les yeux en pleurs, redemandait avec des cris répétés, Achille, Achille, l'objet de son amour. » Aux pilotes de la Bithynie se joint le citoyen du Pont : comme eux obéit la rocailleuse Carambis : la même ardeur entraîne l'altière Sinope, enflamme l'Halys et l'Iris, l'Iris qui, grossi dans le lointain d'immenses rivières, traverse les terres de Cappadoce, le Thermodoon, Halybe et les roches que pressa Prométhée : dans ces lieux divers qui voient la Thrace étendre son sol belliqueux, le Rhodope s'approcher des glaçons de l'Hémus, l'Axius précipiter ses ondes impétueuses à travers les rochers de la Macédoine, l'Halyacmon couler sous les épais ombrages de ses rives, Pharsale présenter des présages de sinistres combats, et Philippes montrer le théâtre de la double défaite des Romains, dans ces lieux, le même empressement réunit les peuples et les soumet à la loi. A ces peuples se réunissent aussi `vos nourrissons, cités voisines, dont les murs sont aujourd'hui déserts ; antiques cités de la Grèce, la Grèce également habile à former les moeurs, cultiver les talents, enfanter les héros, soit que vous couvriez les bords de la mer ou le sommet des montagnes, soit que vous leviez vos têtes dispersées au milieu des ondes. Le même zèle éclate sur la côte de l'Épire, où le mont Acrocéraunien va frapper le ciel de sa cime que redoute le nautonnier. La loi atteint aussi le palais d'Alcinoüs, les peuplades illyriennes, le Liburnien ennemi de la paix, et les rivages battus des flots ioniens. Tu soumets aussi tes peuples au dénombrement, toi qui dois ton empire sur l'étendue de la terre et des mers à ta vertu guerrière, à ton ardeur martiale, seule contrée fameuse par les armes, remplie de trophées, illustre par tes héros et rivale du ciel, toi que bordent les caverneux sommets des Alpes sourcilleuses, dont l'Apennin partage le centre, et que font retentir les flots bruyants des deux mers. Ils comptent les habitants de leurs bords, quoique placés sous un ciel différent, ici le Rhin, là le Danube qui, roulant un plus vaste volume à travers de vastes forêts, ne cesse de nourrir des peuples divers, d'effleurer diverses cités, jusqu'au moment où, d'une course rapide, il atteint Peucé, l'objet de ses désirs. La Gaule même fouille ses hautes forêts ; la Gaule que les triomphes de César associèrent au Latium; la Gaule que fendent le Rhône et l'Arar, dont la Seine parcourt la longueur, et que la Garonne arrose de ses flots poissonneux. Ils inscrivent aussi leurs noms, les peuples que Pyrène considère de ses rocs chargés de pins jusqu'aux Colonnes. d'Hercule, [2,200] que rassemble le Guadiana, que le Douro réunit sur ses bords enchantés, qu'abreuvent le Bétis bordé d'oliviers blanchissants, le Tage qui roule dans son lit un sable doré, et l'Hèbre qui, de son non, embellit la contrée. Plus loin, l'Afrique, â grands cris, convoque tous ses enfants : les tyrans du Gétule et du Maure fouillent les sombres réduits de l'Atlas et les chaumières éparses dans les bois : tout, sur ses sables arides, est compté, et le berger, et le chasseur qui, l'arme au côté, épie le lion farouche près de ses obscurs repaires. Il n'est oublié, ni celui qui habite les cabanes du Massylien, les bois lointains des Hespérides, les champs entourés de montagnes, et ravit à la branche l'or qu'elle a produit; ni celui dont les taureaux attelés à la charrue retournent d'énormes cailloux dans les lieux où Carthage vaincue vit tomber ses remparts et couvre du débris de ses tours un funeste rivage. O Latium ! ô plaines de Laurente ! que d'effroi, que de peines vous causa cette orgueilleuse cité! A peine conserve-t-elle aujourd'hui quelques restes, à peine un nom... Ensevelie sous ses propres ruines, l'oeil ne la peut reconnaître. Et nous, race infortunée, nous nous plaignons des atteintes que l'âge porte à nos corps, quand nous voyons mourir les États et les villes ! Le zèle anime aussi le Mazace, entraîne le Barcéen, arrache le Nasamon à ses champs, le Nasamon qui, fixé au milieu des syrtes fécondes en naufrages, sur des rives infidèles, va se charger des dépouilles du malheureux, et qui, sans vêtements, élancé sur des montagnes de sable, se fait, du péril d'autrui, une source de butin. Ils partagent ce zèle, le Psylle, le Garamante répandu dans les plaines, le cultivateur dont la charrue soulève les glèbes de Cyrène, l'amateur des plantes renommées pour leurs sucs salutaires, l'habitant des bois où croît le palmier de Jupiter, des réduits déserts du Hasbyte, des vastes rivages de Marmarie, des pacages de l'Égypte et de Méroé que le Nil arrose de ses flots sacrés, le Nil qui, des hauteurs du ciel, tire son origine. La Vierge aussi revient dans sa patrie : avec elle revient le vieux gardien de sa vertu. Il voulait, fidèle à l'usage, déclarer son nom, sa famille, et payer sans délai le tribut demandé. A la vue de l'antique demeure et des champs où régnèrent ses aïeux, Joseph rappelait en silence les rois auteurs de sa race, les exploits des héros, la noble origine de sa nation; et, quoique pauvre et même inconnu de ses parents, il vient, d'une contrée lointaine, pour en compléter le nombre. Déjà il a franchi les frontières de la Galilée, les profondes vallées du Carmel, les champs qu'ombrage la tête altière du Thabor, les collines de Samarie couvertes de palmiers, et laissé sur la gauche les remparts de Solyme. Tout à coup, du haut d'un tertre, il aperçoit dans le lointain les murs et le toit des maisons, et reconnoît l'enceinte de sa terre natale. [2,250] Aussitôt, les yeux mouillés de larmes, il salue la cité, lève les mains au ciel, et, du fond de son coeur, tire ces paroles : "Tours de Bethléem, et toi, empire longtemps célèbre, demeure jadis illustre de mes ancêtres, je vous salue ! Je te salue, ô terre qui as produit des rois, et qu'un roi étonnera bientôt par son empire sur le soleil et l'un et l'autre pôle, oui, je te salue ! La Crète, fabuleux berceau de Jupiter, te redoutera et déposera ses superbes dédains : à ton nom, trembleront les murs de Dircé; Ortygie même rougira de vanter les deux fils de Latone. Que dis-je ? tu verras la maîtresse de l'univers, Rome, fière de ses conquêtes, incliner à tes pieds son diadème, et, pour les couvrir de baisers, abaisser devant toi les sept collines. » Il dit : le vieillard, à ces mots, reprend son voyage, franchit l'espace; et, hâtant la marche de son humble coursier, il dirige ses pas vers les lieux que ses yeux ont aperçus. Déjà, sur son déclin, le jour pressait les flots de l'Ibérie, et teignait de pourpre et d'or les nuages épars sur la mer. Les époux touchent à peine la porte, que, du seuil même, ils voient la ville remplie d'une foule immense : là était accouru de toutes parts un peuple innombrable. On le croirait attiré par l'appât de marchandises apportées d'un rivage éloigné, ou soustraites, par une fuite empressée de la campagne dans un sûr asile, à des ennemis dévastateurs. On voit, dans des passages étroits et tortueux, pressés, confondus sans ordre, les hommes et les femmes, les laboureurs et leurs troupeaux; ici les chars rapprochés des chars; là des toiles déployées, plus loin des tables dressées sous de vastes portiques : partout retentit un tumultueux fracas, partout brillent des feux étincelants. Tandis que le vieillard silencieux parcourt d'un oeil surpris ces objets divers, et que ses regards promenés sur les vestibules et les maisons d'alentour, n'aperçoivent pas un lieu propre pour un abri : "Allons, dit-il, où nous appellent le Seigneur et les oracles des prophètes !" Il est une grotte peu étendue au pied des remparts de cette étroite cité. Est-ce la main des hommes, est-ce le génie de la puissante nature qui l'a formée, pour offrir ce spectacle à la terre, et recevoir, longtemps conservée pour cette noble destination, le ciel même dans son enceinte hospitalière; on l'ignore : mais sur son dos pèse un énorme roc, hérissé de pierres inclinées; des masses rongées s'attachent à ses flancs : c'est là qu'après ses travaux, le laboureur aime à se retirer. C'est là aussi que, vainqueur des longs embarras de la route et docile à la voix du dieu qui le guide, arrive le vieillard avec sa vertueuse épouse, là que la nuit avancée le force de chercher un asile. Aussitôt, avec des branches séchées, il allume la flamme, et, plaçant sa compagne sur un lit de sarments, il enveloppe d'un vêtement ses membres fatigués. Puis il attache, les quadrupèdes qui, sensibles à ses caresses, s'empressent de le suivre à l'odeur des herbes [2,300] suspendues sur un treillis que forment des branches de palmier et de saule. Je vais donc dévoiler aujourd'hui des secrets qui jamais ne furent entendus dans les antres de Castalie, célébrés par le choeur des Muses et connus d'Apollon: Vous, habitants du Ciel, montrez-moi, si je l'ai mérité, montrez-moi dans ceslieux écartés, des sentiers mystérieux, des réduits inconnus des mortels. J'arrive au berceau, aux transports du Ciel, à la miraculeuse naissance, à ce séjour retentissant de vagissements sacrés. Je vais porter mes pas où ne s'offriront point à mes yeux les traces de mes devanciers dans la poésie. C'est le temps que, portée sur son char paresseux, la Nuit n'a pas encore atteint le milieu de l'espace étoilé : les astres étincellent dans leur paisible marche : le silence règne dans les bois et les villes : le sommeil verse ses douceurs dans l'âme des mortels fatigués : on n'entend ni monstres, ni volatiles, ni serpents à la peau tachetée. Déjà le dernier charbon s'était réduit en cendres; et le vieillard, les membres appesantis par un sommeil tardif, le vieillard avait incliné sa tête sur la pierre de la grotte. En ce moment, parait une lumière nouvelle : descendue d'en haut, elle efface l'épaisseur des ombres de la nuit : l'oreille est frappée du son des guitares que pincent de leurs doigts célestes les choeurs des immortels, et des accents de leurs voix mélodieuses. La Vierge avec transport a reconnu ce bruit; des signes certains lui annoncent l'approche de l'instant qui va la rendre mère. Soudain elle se lève sur sa couche, et, d'un air suppliant, porte au Ciel ses beaux yeux. « Dieu puissant, s'écrie-t-elle, dont la volonté suprême régit les astres, les plaines de l'air, et la terre et les eaux ! est-il donc arrivé le moment où ton fils va se montrer sans tache à la clarté du jour ; ce moment où je verrai la terre me souire, et de tendres fleurs émailler les campagnes? Le voici, le fruit est mûr, je te rends ce précieux dépôt. Toi, du haut des cieux, veille à la conservation de ma pureté et garantis-la des souillunes. Ainsi, dans mes bras tu essaieras tes premiers mouvements, tu chercheras mon sein nourricier, tu recevras, enfant chéri, les soins et les doux embrassements de ta mère : tu lui donneras, en souriant, de doux baisers, tu enlaceras à son cou tes mains enfantines, et goûteras sur mon coeur les douceurs du sommeil. » Elle dit : heureuse de son Dieu et de la troupe radieuse qui l'accompagne, son âme se rassasie de divins concerts. Cependant les astres ont fourni leur course, l'instant fortuné approche. Quel est ce ravissement que j'éprouve? Reine des cieux, accueille et daigne guider ton poète : mon essor m'élève vers la nue : je vois descendre le Ciel entier que ce spectacle attire. Donne-moi de dévoiler un prodige éclatant, qui jamais n'occupa ni la voix, ni la pensée d'un mortel. Loin de moi des soins profanes ! c'est un événement sacré que je chante.—Debout encore, étrangère à la crainte, la reine du siècle futur s'applaudit de ses peines : [2,350] son esprit n'admet rien de fragile et de mortel. Le fils et son père, et cet esprit qui, avant que le soleil partageât avec la lune l'empire du ciel, déjà promenait ses flammes sur l'obscurité des eaux, tous sont à ses côtés et charment son esprit par de sublimes pensées. Puis à sa mémoire se retracent toutes les paroles du céleste messager, et ces mois écoulés sans fardeau pénible, et sa pureté sans atteinte. Tout à coup, ô nuit de bonheur sur les anges et les malheureux mortels ! tout à coup, appuyée qu'elle était sur une couche de feuillage et de chaume, de ses entrailles toujours fermées, sort et paraît, aux yeux du ciel, aux yeux des astres, ce divin fardeau. Telle, au retour du tiède printemps, l'aurore matinale distille en silence la rosée : la rosée émaille le gazon de perles arrondies, humecte la terre et pénètre le voyageur sous son grossier vêtement : étonné de ne l'avoir pas sentie au moment de sa chute, il foule d'un pied humide les herbes glacées. Qui le croira? déjà l'Enfant aparu à la lumière, ét, le corps douloureusement étendu sur une paille champêtre, il a, de ses premiers vagissemens, frappé l'écho de l'antre. Pour sa mère, aucun mouvement n'avait agité ses entrailles, aucun coup n'avait heurté son sein incliné par le poids : d'immuables barrières l'avaient tenu fermé. Ainsi des vitraux introduisent les rayons du soleil : la lumière a bientôt franchi l'obstacle, et, lancée dans l'enceinte, elle éclaircit les ombres et chasse les ténèbres : mais resté sans fracture, impénétrable à l'haleine des vents, au souffle des hivers, le cristal offre seul un passage au soleil. Alors Marie enveloppe l'Enfant de langes moelleux, le prend entre ses bras et le porte, doucement pressé contre son sein dans la crêche: c'est là que les animaux l'échauffent de leur tiède et bienfaisante haleine. Mystérieuse puissance ! le boeuf reconnaît son maître et vers la terre s'incline et tombe : comme lui, tombe l'âne qui, la tête baissée, les genoux fléchis, adore. Couple heureux ! la Crète fabuleuse ne te dégradera pas de ses impostures et ne te peindra pas, coupable d'un antique larcin, portant â travers les mers la Vierge de Sidon. Le Cithéron, occupé de célébrer ses orgies au milieu de danses dissolues et d'excessives libations, ne t'accusera pas d'avoir complaisamment courbé sous le poids d'un infâme vieillard. A toi seul il a été donné de connaître un Dieu enfant du ciel, et de contempler un si glorieux berceau. Aussi, tant que l'onde mobile entourera la terre nourricière ; tant qu'un mouvement circulaire et rapide entraînera le ciel, tant que la piété conduira le pontife dans les temples de Rome, on célébrera â jamais ta gloire et nos bouches rediront toujours ta fidélité. Quels furent alors tes sentiments, ô Marie? quelle sainte volupté pénétra ton coeur, quand tu vis de muettes créatures entourer le berceau de leurs soins, porter à l'entour les hommages prescrits par la piété, [2,400] et, les genoux courbés devant leur maître tout-puissant, appeler le ciel étonné à ce spectacle ! Grand Dieu ! quelle intelligence amollit leurs organes épais? quelle ardeur a produit de si vives sensations dans ces âmes ébauchées, et pénétré au coeur des animaux? Des rois, des cités, des peuples, chargés de la garde et de la défense de la religion et des autels, ont refusé de le reconnaître; et le boeuf stupide et l'âne paresseux adorent en lui l'auteur et le maître de l'univers. Joseph, cependant, a entendu les cris de l'enfant : il s'arrache au sommeil et ravit à la nuit l'empire qu'elle exerce sur ses yeux. Déjà il voit le nouveau-né, il voit la mère même qui s'agrandit à ses regards et brille d'un plus radieux éclat. Sa vue lui semble immobile, ainsi que son visage; debout sur la terre, une troupe ailée d'immortels l'environne. Tel, au moment qu'il se dirige vers notre monde, le phénix étale des ailes rayonnantes d'une pourpre vermeille. Divers oiseaux accompagnent sa marche : dans son vol, il défie le soleil étonné de l'or dont la nature embellit sa tête, et de l'azur et des roses dont sa queue est émaillée. L'escorte, d'un oeil surpris, le considère, et remplit l'espace serein des airs du battement tumultueux de ses ailes. L'admiration, à cet éclat inconnu, à ces joyeux accords des immortels, l'admiration saisit le vieillard. Alors, terrassé, hors de lui-même, interdit, trop faible pour d'aussi vives ardeurs, il tombe, et, couvrant de la main son visage abaissé, longtemps il reste étendu, immobile sur la terre. Cest là, près du berceau, que les Anges le virent couché : Marie le vit aussi : impatiente des ténèbres répandues sur les paupières du vieillard, d'une main complaisante, elle le relève : ses genoux affaiblis se raffermissent, il s'appuie sur ses pieds tremblants et contemple ces visages divins, le feu brillant, les célestes rayons que dardent tous les yeux. A peine a-t-il repris par degrés les forces et le courage: appuyé sur un bâton noueux, il salue, ainsi le veut l'usage, d'abord les chantres immortels et la reine des cieux; puis, rapproché de la crèche, il considère, placé sur l'algue des marais, l'arbitre de la terre et des mers; et n'osant, craintif à la fois et pieux, toucher de la main les membres de l'enfant, il reste en suspens. Là, respirant un souffle inattendu qu'exhale la bouche du divin nourrisson, saisi d'une soudaine influence de la divinité, inspiré de Dieu même, il remplit ses yeux d'un torrent de pleurs, et, d'une voix calme, profère enfin ces paroles : "Saint enfant, ce n'est pas dans un palais enrichi des colonnes de l'Égypte, sur un tissu diversement coloré par une main phrygienne, que tu reposes à ta naissance. Une couche dorée ne t'attire pas des regards : mais une étable étroite, un séjour peu commode, des chaumes fragiles, des herbes cueillies dans les marais, voilà le lit que tu dois au hasard. [2,450] Que les tyrans dorment sous de superbes lambris, sur des tapis tissus avec un luxe royal. Toi, le père des immortels t'a couronné d'une gloire inaltérable. Le palais radieux du ciel t'applaudit, et la nature te prépare d'impérissables triomphes. Cependant, c'est à ce réduit, à cet antre sans beauté que se rendront des rois fameux, des peuples innombrables, qu'enverront à la fois la sourcilleuse Calpé des rives du couchant, et la naissante Aurore des plaines qu'habite l'Indien basané : là viendront encore, d'un rivage opposé, ceux que Borée glace, que réchauffe l'Auster. Tu es ce pasteur descendu sur la terre, pour réunir les brebis dispersées dans les champs et présenter ta poitrine aux dangers : on te verra, trop prodigue de ta vie et lancé au milieu des ennemis et des traits, enchaîner dans les forêts touffues la gueule écumante des loups et ramener au bercail le troupeau rassasié. Garant certain des promesses du ciel, nouvel ornement de la terre fils de Dieu, Dieu toi-même, lumière de la lumière éternelle, c'est toi que ta mère, toi qu'un cercle d'envoyés célestes, toi encore que ma voix chantent avec transport : les premiers, nous te rendons d'édatants hommages et nous gravons pour toi, dans les fastes éternels, d'éternelles solennités. »