[8,0] Livre huitième. [8,1] I. Je soupçonne, ou plutôt je suis certain que là prolixité de cet ouvrage paraîtra d'autant plus fastidieuse à beaucoup de lecteurs, qu'elle attaque la corruption de notre vie. Tous les hommes veulent être loués, la réprimande ne plaît à personne. Et, ce qui est bien pis encore, si mauvais, si dépravé que l'on soit, on préfère un éloge menteur à une censure méritée ; on aime mieux se laisser tromper par des louanges fausses et dérisoires, que de trouver un remède dans des avis salutaires. Et alors, que reste-t-il à faire ? Faut-il s'accommoder à la volonté des méchants ? s'ils vont jusqu'à ambitionner des louanges frivoles, nous convient-il de déférer à leurs caprices vains et ridicules ? Il est dû devoir des hommes fidèles d'épargner les dérisions à ceux mêmes qui semblent ne pas les craindre, comme aussi d'épargner un éloge menteur à ceux mêmes dont la vanité se repaît de fausses louanges. Il faut avoir égard, en effet, moins à ce qui leur pourrait être agréable, qu'aux choses que nous devons leur dire, suivant ces paroles du Prophète : Malheur à ceux qui changent la douceur en amertume, et l’amertume en douceur ! Et ainsi, en toute manière, il faut tenir pour la vérité ; ce qui est en effet, on doit le retrouver dans nos paroles ; appelons doux, ce qui a de la douceur ; amer, ce qui a de l'amertume. Nous devons, surtout en agir de la sorte, dans une chose sainte, lorsqu'il se trouve des hommes qui imputent nos iniquités à Dieu, et qui, pour ne point paraître condamnables eux-mêmes, osent s'en prendre au ciel. Accuser Dieu d'incurie et de négligence, affirmer par un outrageant blasphème qu'il ne gouverne point avec sagesse les affaires humaines, ou même qu'il les laisse aller à l’aventure, n'est-ce point là, le taxer d'inertie, d'imprévoyance et d'injustice ? O aveuglement de la folie humaine ! O fureur d'une témérité insensée ! O homme, tu accuses donc le ciel d'incurie et de négligence ! Si tu faisais cette injure à quelque homme d'honneur, tu passerais pour un calomniateur insolent ; et, si cet homme était aussi illustre par ses emplois que par sa naissance, un châtiment public vengerait cet outrage. C'est aux pupilles les plus prodigues que l'on jette un pareil déshonneur, c'est à une jeunesse dissolue que l'on applique plus spécialement ce reproche, quand on l'accuse d'imprévoyance, de négligence et d'incurie dans ses affaires. O paroles sacrilèges ! O effronterie impudente ! Nous attribuons donc à Dieu ce que l'on n'oserait dire parmi nous que des hommes les plus dissolus. Encore ne se borne-t-on point là. On va, comme je l'ai déjà dit, jusqu'à lui imprimer une note infamante d'iniquité. Car, si nous ne méritons pas ce que nous endurons, si nous ne méritons pas les malheurs qui nous accablent, assurément nous accusons la justice de Dieu, qui nous fait souffrir des maux si grands, malgré notre innocence. Mais, direz-vous, il permet plutôt qu'il n'ordonne. Supposons qu'il en soit ainsi. Je vous le demande, y a-t-il une si grande différence entre ordonner et permettre ? Celui qui a la connaissance de nos maux, et qui peut nous en délivrer, montre sans doute que nous devons souffrir tout ce qu'il nous laisse endurer. D'où l'on voit que nos malheurs nous adviennent par une juste permission de sa sagesse, et nous sont envoyés par une sentence divine. Puisque tout est du domaine de Dieu, et que sa volonté règle chaque événement, ce que nous endurons de maux et de peines, est une correction de la main divine, main vengeresse que nous irritons, que nous provoquons sans cesse par nos péchés. Nous allumons le feu de la colère céleste, nous excitons l'incendie qui doit nous dévorer ; en sorte qu'on peut bien, chaque fois que nous souffrons ces maux, nous appliquer ces paroles du Prophète : Allez aux flammes que cous avez excitées. Et dès lors, suivant la parole sainte, le pécheur prépare lui-même son supplice. Il n'est donc rien dans nos calamités que nous puissions imputer à Dieu ; c'est nous qui sommes les artisans de nos maux. Car le Seigneur est bon, miséricordieux, et, suivant l'Écriture, il ne veut ni la perte ni le mal de personne. Nous donc, nous faisons tout contre nous. Non, il n'est rien de plus cruel envers nous que nous-mêmes ; c'est nous, oui, c'est nous qui sommes nos propres bourreaux, contre la volonté de Dieu. Mais ne semblé-je pas tomber dans une sorte de contradiction, moi qui, après avoir avancé que nous sommes punis de Dieu pour nos péchés, prétends ici que nous le sommes par nous-mêmes ? Ces deux propositions sont vraies. Nous sommes en effet punis de Dieu, mais nous le forçons à nous châtier. Or, s'il en est ainsi, qui peut douter que nous n'appelions la vengeance par nos crimes ? Car, poser la cause de la peine, c'est se punir soi-même, suivant ces paroles : Tout homme se trouve pris dans les rets de ses péchés. Donc, si les pervers sont enveloppes dans les liens de leurs crimes, je pécheur sans doute se lie lui-même, quand il pèche. [8,2] II. Comme nous avons assez parlé de l'impureté des Africains, il nous faut maintenant dire au moins quelques mots sur leurs blasphèmes. La plupart des chrétiens professaient manifestement un reste de paganisme. Ils gardaient dans les murs de la patrie un crime domestique, je veux dire, cette déesse Céleste, génie des Africains. Et si les vieux païens lui avaient conféré un titre si brillant, c'était, je pense, pour lui donner, à défaut de divinité, tout au moins un nom spécieux ; c'était pour lui faire trouver, à défaut de pouvoir et de force réelle, tout au moins de la dignité dans ce nom. Qui donc n'était point initié aux mystères de cette idole, qui donc ne lui avait point été consacré dès le berceau, et peut-être même dans ses ancêtres ? Je ne parle point ici des hommes qui, païens en réalité, professaient ouvertement le paganisme, et qui, avec un nom profane, étaient livrés à de folles erreurs ; car, dans des idolâtres, le paganisme devient plus excusable et moins criminel. Ce qu'il y avait de funeste et de criant, c'était de voir beaucoup de personnes qui s'étaient vouées au Christ, rendre un culte secret aux idoles. Quel est celui des chrétiens qui n'ait pas adoré Céleste, ou après le Christ, ou, ce qui est bien pis encore, avant le Christ ? Quel est celui qui ne se soit pas présenté sur le seuil de la maison divine, respirant encore l'odeur des sacrifices impurs, et qui ne soit pas monté à l'autel du Christ avec l'infection des idoles ? Et c'eût été un crime bien moins énorme de ne point venir au temple du Seigneur, que d'y venir ainsi. Ne point venir à l'Eglise, c'est une faute de négligence pour un chrétien, mais, y venir de la sorte, c'est un sacrilège. Car, il y a moins de crime à ne point honorer Dieu, qu'à l'outrager. Ainsi donc, ces chrétiens idolâtres, loin de rendre honneur à Dieu, n'ont fait que déroger à sa gloire. Les salutations mêmes qu'ils faisaient à l'Eglise s'adressaient en quelque sorte à l'idole ; car un culte qui vient en second, tourne à l'honneur de celui qui reçoit l'hommage principal. Voilà quelle était la foi, la religion, le christianisme des Africains, même les plus distingués. Ils portaient le nom de chrétiens, à la honte du Christ. L'Apôtre s'écrie : Vous ne pouvez pas boire la coupe du Seigneur et la coupe des démons. — Vous ne pouvez pas participer à la table du Seigneur et à la table des démons. Ce n'était point assez pour eux de boire la coupe des démons avec la coupe du Seigneur, s'ils n'eussent encore préféré celle-là ; il ne leur suffisait pas de comparer la table des démons à la table du Seigneur, si, après un culte d'infâmes superstitions, ils ne fussent venus encore au temple de Dieu, et n'eussent infecté d'une odeur impure les saints autels du Christ, poussés qu'ils étaient par l'esprit immonde. [8,3] III. Tous les Africains, allez vous dire, ne tombaient pas dans ce crime ; les riches et les grands s'en rendaient seuls coupables. Supposons qu'il en soit ainsi. Mais, comme les maisons les plus riches et les plus puissantes représentent une cité, vous voyez que la superstition sacrilège de quelques grands a souillé la ville entière, il est hors de cloute que tous les esclaves sont, ou semblables à leurs maîtres, ou pires qu'eux, ce qui est toutefois plus général, et dès lors, si les bons maîtres ont quelquefois de mauvais serviteurs, il est aisé de comprendre ce qu'étaient les esclaves en Afrique, puisque, déjà mauvais par eux-mêmes, la corruption des maîtres les rendait pires encore. Supposons donc que ce que nous avons dit regarde principalement les puissants et les nobles. Sont-ils moins énormes les vices communs aux grands et aux petits, je veux dire la haine et l'horreur que l'on a pour tous les Saints ? Car c'est une espèce de sacrilège, de haïr les serviteurs de Dieu. Si quelqu'un frappe nos esclaves, il nous frappe nous-mêmes en les outrageant ; si quelqu'un maltraite un enfant, la tendresse paternelle souffre de la douleur du fils ; de même, lorsqu'on outrage un serviteur de Dieu, on attaque la majesté divine, comme le Sauveur le déclare à ses Apôtres : Celui qui vous reçoit me reçoit, et celui qui vous méprise me méprise. Le Seigneur, plein de bonté et de tendresse, partage avec ceux qui le servent et les honneurs qu'on leur rend, et les injures dont on les accable ; afin que, en insultant un juste, on ne croie pas insulter un homme seulement ; car, les outrages faits aux serviteurs de Dieu deviennent un outrage pour lui, comme il l'assure avec une bonté pleine de douceur : Quiconque vous touche, me touche en quelque sorte la pupille de l’œil. Pour exprimer la tendresse de son amour, Dieu désigne ici la partie du corps-humain la plus sensible, afin de nous donner à comprendre qu'il est aussi offensé du moindre outrage fait a ses Saints, que le serait du moindre attouchement la paupière de l'œil. Ainsi donc les Africains persécutaient et haïssaient les serviteurs de Dieu, et, en leur personne, celle de Dieu même. [8,4] IV. On demandera peut-être comment cette haine se manifeste ? De la même manière que se manifestait celle des Juifs envers le Christ, lorsqu'ils lui disaient : Tu es un Samaritain, et tu es possédé du démon ; lorsqu'ils riaient de lui, lorsqu'ils l'accablaient de malédictions, lorsqu'ils soufflaient sur sa face, lorsqu'ils grinçaient des dents contre lui. De là, dans les Psaumes, les paroles du Sauveur, victime de ces traitements injurieux : Tous ceux qui me voient m’insultent ; le mépris sur les lèvres, ils ont secoué la tête. Et ailleurs : Ils m'ont tenté, et ils m'ont tourné en dérision ; ils ont grincé les dents de fureur. Ainsi se manifeste la haine des Africains contre les moines, c'est-à-dire, les Saints de Dieu. Ils se riaient d'eux, ils les maudissaient, ils les poursuivaient, ils les détestaient, ils les accablaient enfin de presque tous les mauvais traitements que l'impiété des Juifs avait épuisés sur notre Sauveur, avant d'en venir à l'effusion de son sang divin. Mais, dites-vous, ils n'ont pas tué les Saints, comme les Juifs ont tué le Christ. Je ne sais, je n'affirme rien ; mais toutefois, ce n'est pas une merveilleuse défense de dire qu'ils ont été moins cruels que les païens persécuteurs, en ce qu'ils ne se sont pas portés aux mêmes excès. Supposons donc que des Saints n'ont point été massacrés en Afrique. Mais y a-t-il si loin de ceux qui tuent à ceux qui haïssent avec une âme désireuse du meurtre ? Le Seigneur ne dit-il pas : Celui qui hait son frère sans motif est homicide. Au reste, ce n'est pas sans motif qu'ils ont persécuté les serviteurs de Dieu ; car, la chose paraîtra évidente, si l'on considère qu'ils attaquaient des hommes dont la conduite, les mœurs, les inclinations faisaient un contraste si frappant avec leur vie à eux ; des hommes en qui ils ne voyaient rien qui fût de leur goût, parce que tout était de Dieu. La grande cause des discordes, c'est la différence des volontés ; car, il est impossible, où tout au moins fort difficile d'aimer dans les autres, les choses pour lesquelles on a soi-même de l'éloignement. Aussi n'est-ce pas sans motif, comme je l'ai dit, que les Africains se prenaient à haïr ces hommes en qui tout était pour eux une censure et une, condamnation. Les Africains vivaient sans cesse dans la perversité, les religieux, dans l'innocence ; ceux-là, dans le libertinage, ceux-ci, dans la chasteté ; les uns, dans les lieux infâmes, les autres, dans les monastères ; les premiers avec le démon, les seconds avec le Christ. C'est pour cela que, dans les villes d'Afrique, et surtout dans les murs de Carthage, un peuple aussi malheureux qu'impie ne pouvait voir sans mépris et sans exécration un moine avec son manteau, son visage pâle, et ses cheveux, qui flottaient jadis en boucles ondoyantes, rasés maintenant jusques à la peau. Si quelque serviteur de Dieu, venu des monastères de l'Egypte, des saints lieux de Jérusalem, ou des vénérables et pieuses retraites du désert, entrait à Carthage pour remplir une œuvre divine, sitôt qu'il apparaissait en public, on le recevait avec des outrages, des sacrilèges et des malédictions. Et ce n'est pas tout ; il essuyait encore les ricanements féroces, les risées détestables et les huées sanglantes d'un peuple criminel. En vérité, si quelqu'un étranger à la chose, eût été témoin de ce spectacle, il se fût imaginé, non qu'on se jouait d'un homme, mais qu'on poursuivait, qu'on exterminait un monstre terrible et inconnu. [8,5] V. Voilà quelle est la foi des Africains et surtout des habitants de Carthage. C'était avec moins de périls, que les Apôtres entraient jadis dans les villes païennes ; c'était avec moins d'aversion, que la foule barbare et sauvage des idolâtres accueillait leur présence et leurs premiers pas. Ce vase d'élection, l'Apôtre Paul, lorsqu'il annonçait le culte et la majesté d'un Dieu unique, fut patiemment écouté des Athéniens, si attachés d'ailleurs aux vieilles superstitions. Les Lycaoniens furent tellement émerveillés en voyant briller dans les apôtres des vertus surhumaines, qu'ils ne les regardèrent plus comme des hommes. Mais à Carthage, les serviteurs de Dieu pouvaient à peine se montrer dans les rues et les places publiques, sans être bafoués et maudits. On ne croyait pas les persécuter, parce qu'on ne les tuait pas. C'est aussi l'usage des voleurs, de prétendre qu'on leur doit la vie, quand ils ne l'ont pas ôtée ; mais à Carthage, si les religieux étaient épargnés, c'était moins un bienfait des habitants que des lois ; car, les décrets des Douze Tables défendent de mettre à mort un homme sans condamnation juridique. Voyez par-là le grand privilège que la religion du Seigneur avait, en des lieux où les serviteurs de Dieu n'échappaient à la mort qu'à l'abri du droit païen, qui les protégeait contre des mains chrétiennes. Et l'on s'étonne de voir Carthage asservie aux Barbares, elle qui s'était montrée barbare envers les saints ! Le Seigneur donc est juste, et son jugement est équitable. Car, suivant qu'il est écrit, les Africains recueillent ce qu'ils ont semé. On dirait volontiers que le Seigneur a voulu signaler les désordres de cette nation, quand il a dit : Rendez-lui selon son œuvre ; faites-lui selon ce qu'elle a fait, parce qu'elle s'est élevée contre le Seigneur. A présent, soyons donc surpris ou indignés que les Africains essuient aujourd'hui quelques mauvais traitements. Bien plus criminelle a été leur conduite envers Dieu, si l'on veut comparer, en ayant égard à la diversité des personnes, et ce qu'ils souffrent et ce qu'ils ont fait.