[6,0] DE LA PROVIDENCE ET DU JUSTE JUGEMENT DE DIEU EN CE MONDE. LIVRE SIXIÈME. [6,1] I. Voilà trop longtemps que nous sommes dans les personnalités ; nous semblons avoir dépassé les règles de la dispute. Car il va penser sans doute celui qui me lira (si toutefois il est quelqu'un qui lise pour le Christ les choses écrites par amour pour lui), il va penser peut-être ou dire de moi : Puisque c'est d'une cause générale qu'il s'agit, à quoi bon accumuler contre une seule personne tant de déclamations ? Supposons encore qu'elle soit, cette personne, telle que vous la peignez le vice de l'un nuit-il à la vertu de l'autre ? Ou, ce qui est bien plus fort, la cause de tous est-elle donc compromise par un crime personnel ? — Oui, et je puis le prouver par des témoignages évidents. Achar avait emporté furtivement quelque chose de ce qui était maudit, et la faute d'un seul homme attira le châtiment sur tous. David avait ordonné de faire le dénombrement des tribus d’Israël, et le Seigneur punit cette vanité coupable par une calamité publique. Rabsacès avait parlé contre Dieu d'une manière outrageante, et le Seigneur frappa de mort cent quatre-vingt-cinq mille hommes, parce que la langue audacieuse d'un seul blasphémateur avait proféré des malédictions. Et voilà pourquoi le bienheureux apôtre Paul ordonne avec raison de chasser de l'assemblée un pécheur contagieux ; il en explique le motif lorsqu'il dit : Un peu de levain aigrit toute la pâte. Par où l'on voit évidemment qu'un seul homme corrompu devient plus d'une fois la perte de plusieurs. Et le lecteur doit comprendre que je n'ai pas eu tort de m'attaquer à un homme seul, puisque très souvent le courroux de la majesté divine a été allumé même par le crime d'un seul. Mais je suis loin de me circonscrire dans les bornes étroites que j'annonce, car rien n'oblige à croire qu'un seul nuit à tous, lorsque tous se nuisent mutuellement. Il n'est pas raisonnable de penser que tous soient en danger par un seul, lorsque tous le sont par eux-mêmes. Tous, sans exception, courent à leur perte, ou du moins, pour adoucir les termes, presque tous. D'où viendrait au peuple chrétien un si grand bonheur, que le nombre des méchants fût inférieur ou du moins égal à celui des bons ? O malheur déplorable ! O calamité funeste ! que le peuple chrétien est aujourd'hui différent de lui-même, je veux dire, de ce qu'il fut autrefois ! Alors, le prince des Apôtres, Pierre, punissait de mort Ananias et Saphira, parce qu'ils avaient menti. Le bienheureux Paul chassait de l'assemblée un seul homme corrompu, pour l'empêcher de souiller la multitude de sa présence contagieuse. Aujourd'hui, nous sommes contents de voir en nombre égal les pécheurs et les saints. Et qu'ai-je dit, contents ? Il nous faudrait bien plutôt tressaillir d'allégresse et bondir de joie, si cette heureuse égalité se trouvait parmi nous. Voilà où nous sommes arrivés ! voilà à quels excès, après cette antique pureté du peuple chrétien alors que tous étaient sans tache, voilà à quels excès nous en sommes venus ! nous trouverions que ce serait un bonheur pour l'Eglise de posséder dans son sein autant de bons que de méchants. Et comment ne serait-ce pas pour elle un bonheur si elle possédait dans l'innocence la moitié de son peuple, que nous pleurons aujourd'hui de voir presque tout entier abandonné au crime ! C'est donc bien inutilement, puisqu'il en est ainsi ; c'est bien inutilement que nous nous sommes longtemps attachés à un seul coupable, bien inutilement que nous avons déploré les crimes d'un seul : tous ou presque tous demandent nos larmes et nos lamentations. La plupart des chrétiens sont vicieux, ou, ce qui n'est pas moins criminel, ils veulent le devenir, et travaillent par leurs mauvaises actions à ne point rester en arrière des autres ; dès lors, bien qu'ils commettent des fautes moindres, parce qu'ils n'ont pas le même pouvoir, ils sont pourtant tout aussi coupables, parce qu'ils ne veulent pas l'être moins, quand même ils le pourraient. Enfin, ce qui leur est seul donné, ils sont criminels en désirs et ne sauraient se départir de leur volonté ; et autant qu'il est en eux, ils s'efforcent d'outrepasser les autres. Car, leur émulation, quoique en des objets fort divers, ressemble à celle des gens de bien ; et, de même que les bons ambitionnent de vaincre tous les hommes par la pureté d'une conscience intacte, ainsi les méchants n'ont rien tant à cœur que de primer en perversité. Comme les bons mettent toute leur gloire à devenir meilleurs chaque jour, ainsi les méchants mettent toute la leur à devenir pires encore ; et comme les justes n'ont rien tant à cœur que de s'élever au faîte de toutes les vertus, ainsi les impies n'ambitionnent rien tant de s’approprier la palme de tous les crimes. Et cette dépravation, nous la voyons, sans doute pour notre malheur, dominer surtout parmi les nôtres, je veux dire parmi les chrétiens qui regardent, suivant que nous l’avons avancé, la malice comme une sagesse, et que Dieu désigne d'une manière spéciale par ces paroles : Je perdrai la sagesse des sages, et je rejetterai la science des savants. Et lorsque l'Apôtre nous crie : Si quelqu'un passe pour sage, qu'il devienne fou pour devenir sage, ce qui veut dire : Si quelqu'un veut être sage, qu'il devienne bon, car personne n'est vraiment sage, s'il n'est vraiment bon ; nous, au contraire, par le vice d'un esprit pervers et selon le langage divin, par un sens réprouvé, rejetant la vertu pour la folie, embrassant la corruption pour la sagesse, nous croyons devenir chaque jour d'autant plus savants que nous sommes plus criminels. [6,2] II. Et quel espoir d'amendement, je vous prie, pouvons-nous donner, nous qui ne sommes point entraînés au mal par l'erreur de l'esprit, mais qui, par le penchant d'une volonté coupable, nous efforçons de paraître toujours plus dépravés ? Et voilà pourquoi je me suis plaint naguère de voir les Romains bien inférieurs aux Barbares : eux, l'ignorance et la loi les excusent ; nous, notre science nous condamne. Eux, étrangers à la vérité, parce qu'ils ne savent pas ce qui est bon, ils embrassent le mal pour le bien ; et nous, par la science que nous avons de la vérité, nous connaissons très bien ce qui est bon. Je dis d'abord qu'il n'est presque pas de crime, presque pas de forfait qui ne se trouve dans les spectacles ; là, le comble des délices, c'est de voir mourir des hommes, ou, ce qui est bien plus dur, bien plus amer que la mort, de les voir déchirer, de voir des animaux féroces se gorgeant de chairs humaines, de voir manger des hommes, au grand plaisir des assistants, à la grande volupté des spectateurs ; c'est-à-dire, de voir ces infortunés dévorés, non moins par les regards du peuple, que par les dents des bêtes farouches. Et pour cela, l'univers est mis à contribution. Pour cela, on épuise tous les soins, toutes les fatigues. On pénètre jusques dans les lieux les plus retirés, on se fait jour dans les bois les plus inaccessibles, on parcourt des forêts inextricables, on gravit les Alpes nuageuses, on descend dans les vallées ensevelies sous les neiges. Et pour faire dévorer à des animaux cruels des entrailles d'hommes, on ne permet pas à la nature d'avoir rien de secret. Mais ces choses, direz-vous, ne se font pas toujours. — Assurément ; la belle excuse d'alléguer que ces choses ne se font pas toujours, comme si l'on devait se permettre quelquefois ce qui peut offenser Dieu, ou, comme si les actions qui sont mauvaises, devenaient innocentes, dès lors qu'elles ne sont pas continuelles. Les homicides ne tuent pas toujours ; et pourtant, ils sont homicides même lorsqu'ils n'assassinent pas, parce qu'ils se souillent quelquefois de meurtres. Les voleurs ne dérobent pas toujours, mais pourtant ils ne laissent pas d'être voleurs, car si de fait ils n'exercent pas leur brigandage, ils ne s'en éloignent cependant pas de cœur. Ainsi, tous ceux qui se plaisent à ces spectacles, lors même qu'ils n'y assistent point, n'en sont pas moins coupables intérieurement, parce qu'ils voudraient toujours y assister s'ils le pouvaient. Ce n'est pas tout ; il est de plus grands désordres encore. Quoi donc ? les consuls ne nourrissent-ils pas toujours des poulets, suivant les rites sacrilèges du Paganisme, ne tire-t-on pas des augures du vol des oiseaux, n'en est-on pas encore à presque toutes ces superstitions que ces vieux païens trouvaient si frivoles et si ridicules ? Et quand toutes ces choses se font par ceux qui donnent le nom et le commencement aux années, croyons-nous qu'elles s'écouleront heureusement pour nous, avec de pareils auspices ! Et plût à Dieu que les consuls pour qui seuls ont lieu toutes ces superstitions, en contractassent seuls aussi toutes les souillures ! Ce qu'il y a de plus fatal et de plus grave, c'est que dans des cérémonies célébrées avec l'assentiment public, l'honneur de quelques hommes devient le crime de tous ; et si les deux consuls sont inaugurés comme on le fait chaque année, personne bientôt dans tout l'univers n'échappera à la contagion. [6,3] III. Contentons-nous de ce que nous venons de dire sur des choses qui, comme vous l'alléguez, ne se font pas toujours. Parlons cependant des obscénités quotidiennes ; inventées par des légions infernales, elles sont telles et en si grand nombre, que les cœurs même probes et honnêtes, bien qu'ils puissent en mépriser et en fouler aux pieds quelques-unes, se trouvent toutefois dans une sorte d'impossibilité de les éviter toutes absolument. Car ainsi que des armées qui s'apprêtent au combat, ont coutume de se retrancher dans les lieux par où elles savent que doivent arriver les bataillons ennemis, d'entrecouper la plaine de fossés, d'y planter des pieux, d'y semer des chausse-trapes, afin, sans doute, que personne n'échappe quand bien même l'ennemi ne donnerait point dans tous ces pièges ; de même aussi les démons présentent dans cette vie à la race humaine tant d'appâts insidieux, qu'on est toujours pris par quelque endroit, lors même qu'on aurait échappé à la plupart de leurs embûches. Il serait trop long d'entrer maintenant dans tous les détails, de parler des amphithéâtres, des chants, des jeux, des pompes, des athlètes, des funambules, des pantomimes, et des autres monstruosités que l'on n'oserait nommer, parce que c'est une honte même de les connaître ; je parlerai seulement des impuretés du cirque et des théâtres. Telles sont les choses qui s'y passent, qu'on ne pourrait sans souillure ni en parler, ni même ! se les retracer en souvenir. Les autres crimes ne s'attachent presque toujours en vous qu'à une seule partie : les sales pensées à l'esprit, les regards impudiques aux yeux, les discours obscènes aux oreilles, en sorte que l'un des sens peut faillir sans que les autres néanmoins deviennent coupables. Dans les théâtres, au contraire, aucune partie n'est exempte de fautes : le cœur y est souillé de désirs, les oreilles de discours impurs, les yeux de regards obscènes. Et tout cela est si criminel, qu'on ne saurait ni le retracer ni le montrer au grand jour sans outrager la pudeur. Qui ne blesserait la modestie, s'il peignait ces imitations de choses honteuses, ces obscénités de voix et de paroles, ces turpitudes de mouvements, ces infamies de gestes, tous ces actes criminels dont on fait assez comprendre l'énormité en s'interdisant de les décrire ? Quelques grands forfaits se laissent nommer, sans porter atteinte à l'honnêteté, par exemple, l'homicide, le brigandage, l'adultère, le sacrilège, et autres crimes de ce genre. Seules, les impuretés du théâtre ne peuvent être blâmées avec décence. Ainsi, à celui qui veut combattre de hideuses turpitudes, il arrive une chose étrange, c'est qu'étant honnête sans doute quand il entreprend de les attaquer, il ne peut cependant le faire sans outrager la pudeur. Tous les autres péchés souillent ceux qui les commettent, mais non ceux qui les voient ou qui les entendent. Vous entendez un blasphémateur, vous ne participez point au sacrilège, parce que votre cœur n'y acquiesce pas. Vous êtes témoin d'un vol, mais vous n'en êtes point coupable, parce que vous en avez horreur intérieurement. Seules, les impuretés des spectacles rendent criminels à la fois et l'acteur et le spectateur. Car, lorsque les assistants approuvent et contemplent volontiers ces désordres, ils deviennent coupables par la vue et l'assentiment. En sorte qu'on peut leur appliquer particulièrement ces paroles de l'Apôtre : Ceux qui font de telles choses, méritent la mort ; et non seulement ceux qui les font, mais encore ceux qui approuvent ceux qui les font. Aussi, à ces images d'impuretés, tout le peuple s'adonne à une sorte de fornication intérieure. Tel peut-être était venu pur au spectacle, qui en sort adultère. Car ce n'est pas seulement lorsqu'on en revient, mais encore lorsqu'on y va, que l'on se rend coupable de fornication. Par là-même que quelqu'un désire une chose obscène, il devient impur en courant à ces honteuses représentations. [6,4] IV. Voilà donc les désordres auxquels sont livrés tous ou presque tous les Romains. Et lorsqu'il en est ainsi, nous qui faisons de telles choses, nous alléguons que la divinité nous néglige ! Nous prétendons que notre Maître nous délaisse, quand c'est nous qui le délaissons lui-même ! Supposez que notre Maître veuille nous favoriser de ses regards malgré notre indignité, voyons s'il le peut. Voilà que des milliers de chrétiens s'arrêtent chaque jour dans les spectacles à d'infâmes représentations ; Dieu peut-il donc favoriser de ses regards ceux qui vivent de la sorte ? Peut-il favoriser de ses regards ceux qui s'abandonnent aux emportements des cirques, aux infamies des théâtres ? Voudrions-nous, par hasard, jugerions-nous convenable que Dieu, nous voyant dans les cirques et les théâtres, contemplât aussi, avec nous ce que nous contemplons nous-mêmes, et assistât aussi avec nous aux turpitudes auxquelles nous assistons ? De deux choses l'une : s'il daigne nous regarder, il doit conséquemment regarder aussi les objets qui nous entourent ; si au contraire il en détourne les yeux, ce dont on ne peut douter, il faut qu'il les détourne aussi de nous qui sommes là. Et pourtant, nous nous jetons à toute heure dans les débordements que je viens de signaler. Croirions-nous, par hasard, avoir comme les anciens païens, un Dieu, protecteur des théâtres et des cirques ? S'ils en agissaient de la sorte au temps jadis, c'est qu'ils regardaient les spectacles comme les délices de leurs idoles. Comment pouvons-nous les imiter, nous qui avons l'assurance que notre Dieu déserte toutes ces choses ? Certes, si nous sommes persuadés que ces turpitudes plaisent à Dieu, livrons-nous-y sans intervalle, je ne m'y oppose point. Mais, si notre conscience nous crie que Dieu les a en horreur, en exécration, qu'elles servent de pâture à l'enfer, qu'elles outragent le ciel, comment prétendons-nous honorer Dieu dans son Eglise, nous qui nous rendons toujours les esclaves du démon dans l'obscénité des jeux, et cela avec connaissance de cause, à dessein et de propos délibéré ? Et quel espoir, je vous prie, nous reste-t-il auprès de Dieu, nous qui l'offensons, non par hasard ou par ignorance, mais à la manière de ces géants d'autrefois qui, dans leurs efforts insensés, tentèrent, dit-on, les hauteurs des cieux, et portèrent en quelque sorte leurs pas jusque dans les nues ? Par les outrages que nous faisons sans cesse à Dieu dans tout l'univers, nous semblons d'un concert unanime vouloir attaquer le ciel. [6,5] V. Nous offrons donc au Christ, démence monstrueuse ! nous offrons au Christ les jeux du cirque et les mimes, alors même que nous recevons de lui quelque faveur, alors qu'il nous accorde quelque prospérité ou qu'il nous donne la victoire sur nos ennemis. Et par cette conduite, que semblons-nous faire autre chose que nous assimiler à un homme qui outragerait son bienfaiteur, qui répondrait à des caresses par de grossières insultes, à des embrassements par des coups de poignard ? Car je le demande à tous les puissants, à tous les riches de ce monde, quel serait le crime d'un esclave qui méditerait la perte d'un maître bon et clément, qui paierait ses bienfaits d'outrageantes injures, et qui chercherait à l'avilir, en reconnaissance de la liberté qu'il en aurait reçue ? Certes, celui-là est bien coupable qui rend le mal pour le bien, lorsqu'il ne lui est pas même permis de rendre le mal pour le mal. C'est cependant ainsi que nous en agissons, nous qui sommes appelés chrétiens. Par nos impuretés, nous irritons contre nous un Dieu plein de miséricorde ; nous l'outrageons par nos souillures, quand il nous est propice ; nous l'accablons d'injures, quand il nous comble de caresses. Nous offrons donc au Christ, démence monstrueuse ! nous offrons au Christ les jeux du cirque et les mimes ; nous rendons au Christ, pour ses bienfaits, les obscénités des théâtres. Nous immolons au Christ les victimes de ces jeux infâmes. C'est là sans doute ce que nous a enseigné le Sauveur né dans la chair au milieu de nous ! C'est là ce qu'il nous a prêché lui-même, ou fait prêcher par ses apôtres ! C'est pour cela qu'il a subi l'humiliation de la naissance humaine, et qu'il a passé par les commencements ignominieux d'une vie terrestre ! C'est pour cela qu'il a été couché dans la crèche, lui qui avait alors les anges pour ministres ! C'est pour cela qu'il s'est laissé envelopper de langes, lui qui, dans le berceau gouvernait le ciel ! C'est pour cela qu'il a été suspendu au gibet, lui qui dans cet état fît trembler le monde ; lui qui, étant riche, s’est fait pauvre pour l’amour de vous, afin que vous devinssiez riches par sa pauvreté. —Lui qui ayant la nature de Dieu, s'est rabaissé lui-même jusqu'à la mort, et jusqu'à la mort de la croix. Ce sont là les préceptes que le Christ nous donnait, lorsqu'il endurait pour nous toutes ces choses ! La belle reconnaissance du bienfait de sa passion ! nous avons été rachetés par sa mort, et nous lui donnons en retour une vie honteuse ! Car la grâce de notre Seigneur Jésus-Christ, dit le bienheureux Paul, s*est révélée pour nous apprendre à renoncer à l’impiété et aux désirs du siècle, et à vivre dans le siècle avec tempérance, avec justice, et avec piété ; — Attendant la félicité que nous espérons, et l’avènement glorieux du grand Dieu et de notre Sauveur Jésus-Christ, — Qui s’est livré lui-même pour nous, afin de nous racheter de toute iniquité, de nous purifier, et de faire de nous un peuple consacré à son service, et fervent dans les bonnes œuvres. Où sont les hommes qui pratiquent les choses pour lesquelles l'Apôtre assure que le Christ est venu ? Où sont les hommes qui se dégagent des désirs du siècle ? Où sont ceux qui vivent avec justice et piété ? Où sont ceux qui montrent par leurs bonnes œuvres qu'ils conservent la bienheureuse espérance, et qui, menant une vie sans tache, prouvent qu'ils attendent le royaume de Dieu en méritant d*y être admis ? Le Seigneur Jésus-Christ, dit l'Apôtre, est venu pour faire de nous un peuple consacré à son service, et fervent dans les bonnes œuvres. Où est ce peuple pur, où est ce peuple agréable, où est ce peuple de bonnes œuvres, où est ce peuple de sainteté ? Le Christ, dit l'Ecriture, a souffert pour nous, nous laissant un exemple, afin que nous marchions sur ses pas. C'est dans les cirques apparemment que nous suivons les traces du Sauveur, c'est dans les théâtres que nous suivons les traces du Sauveur. C'est là sans doute l'exemple que le Christ nous a laissé, lui dont nous lisons qu'il a pleuré, mais dont nous ne lisons pas qu'il a ri. C'est pour nous qu'il en a usé de la sorte : car, les pleurs sont la componction de l’âme, les ris, la corruption des bonnes mœurs. Et de là vient qu'il disait : Malheur à vous qui riez, car vous pleurerez. Et : Bienheureux vous qui pleurez, car vous vous réjouirez. Mais pour nous, ce n'est point assez de rire et de nous livrer à la joie, si nous ne nous réjouissons avec folie et péché, si nos ris ne sont accompagnés d'impuretés et de crimes. [6,6] VI. Je vous le demande, quelle n'est pas notre erreur, notre aveuglement ! Ne pouvons-nous pas sans cesse nous livrer au rire et à la joie, sans rendre criminels et ce rire et cette joie ? Regarderions-nous, par hasard, comme inutile une joie simple et pure ? et n'y aurait-il pour nous aucun charme à rire sans péché ? Je vous le demande, quel excès ! quelle fureur ! Rions, à la bonne heure, tant qu'il vous plaira ; donnons-nous à la joie aussi longtemps que vous le voudrez, pourvu que ce soit innocemment. Quelle stupidité, quelle démence de n'attacher aucun prix au ris et à la joie, s'ils ne renferment un outrage à la divinité ! Oui, un outrage, et certes un outrage sanglant. Car, dans les spectacles, il se trouve une sorte d'apostasie de la foi, et une prévarication mortelle des symboles et des sacrements célestes. En effet, quel est le premier engagement des chrétiens dans le baptême du salut ? Quel est-il, sinon de protester qu'on renonce au démon, à ses pompes, à ses spectacles et à ses œuvres ? Ainsi donc, suivant notre profession, les spectacles et les pompes sont les œuvres de Satan. Comment, ô chrétien, osez-vous après le baptême suivre encore les spectacles, vous qui les regardez comme les œuvres du démon ? Vous avez renoncé une fois à Satan et à ses spectacles, et par-là vous devez confesser que retourner aux spectacles, c'est revenir à Satan de propos délibéré. Vous avez renoncé à ces deux choses à la fois, et vous les avez regardées comme inséparables : Je renonce, avez-vous dit à Satan à ses pompes, à ses spectacles et à ses œuvres. Et quoi ensuite ? Je crois, avez-vous dit, en Dieu le Père tout-puissant, et en Jésus-Christ son fils. Ainsi donc, on renonce d'abord à Satan pour croire à Dieu, car celui qui ne renonce point à Satan ne croit point à Dieu, et dès lors, retourner à Satan, c'est abandonner Dieu. Or, le démon se trouve dans ses spectacles et ses pompes, et par là, lorsque nous retournons au spectacle, nous abandonnons la foi du Christ. De cette manière, tous les sacrements du symbole sont brisés, et tout ce qui suit dans le symbole chancelle et tombe. Les conséquences ne subsistent plus, si le principe est détruit. Dites-moi donc, vous chrétiens, comment prétendez-vous posséder les conséquences du symbole, lorsque vous en avez perdu les principes ? Les membres sans la tête deviennent inutiles, et tout dépend de l'origine ; ôtez les bases, tout l'édifice croule avec elles. Dès que la racine est arrachée, ou l'arbre n'existe plus, ou s'il existe encore, il est infructueux, parce que sans la tête rien ne peut subsister : S'il est des personnes qui ne voient dans la fréquentation des spectacles qu'une faute légère, qu'elles se rappellent tout ce que nous avons dit ; elles pourront se convaincre qu'on ne trouvé pas le plaisir en ces lieux, mais la mort. Avoir perdu la source de vie, qu'est-ce autre chose en effet que voler à une mort certaine ? Là où le fondement du symbole est renversé la vie elle-même est détruite. [6,7] VII. Il faut donc nécessairement en revenir à ce que nous avons dit plus d'une fois : quoi de semblable chez les barbares ? où trouver chez eux des cirques ? où trouver des théâtres ? où trouver l'infamie des impuretés diverses c'est-à-dire, la ruine de notre espérance et de notre salut ? Et lors même qu'ils useraient de ces choses, païens qu'ils sont, ils seraient moins coupables cependant envers la divinité, parce que, s'il y avait impureté de regard, il n'y aurait pas néanmoins prévarication de sacrement. Nous, au contraire, quelle réponse pouvons-nous donner en notre faveur ? Nous avons un symbole et nous le renversons ; ce gage de salut, nous le confessons et le nions tout à la fois. Alors, où est notre Christianisme, nous qui ne recevons le sacrement de salut que pour pécher plus grièvement ensuite ? Nous préférons les divertissements aux Eglises de Dieu, nous méprisons les autels, et nous honorons les théâtres. Enfin, nous aimons tout, nous respectons tout ; Dieu seul nous paraît vil en comparaison du reste. Entre autres preuves de cela, voici qui sert encore à confirmer ce que j'avance. S'il arrive quelquefois, ce qui sans doute n'est pas rare, que le même jour on célèbre à l'Eglise une fête solennelle, au cirque, des jeux publics, j'en appelle à la conscience de tous, quel est le lieu qui renferme un plus grand nombre de chrétiens, l'arène ou la maison du Seigneur ? où court-on avec plus d'empressement, au temple ou au théâtre ? Qu'aime-t-on mieux, des maximes évangéliques ou du langage de la scène ? des paroles de vie ou des paroles de mort ? des paroles du Christ ou des paroles du mime ? Il n'y a pas de doute que les choses auxquelles on donne la préférence ne soient celles qu'on aime le mieux. Car, en ces jours de divertissements funestes, se trouve-t-il quelque fête religieuse, non seulement ils ne viennent point à l'Eglise ceux qui se disent chrétiens, mais s'il en est qui y viennent par hasard, ignorant qu'on apprête les jeux, ils abandonnent l'Eglise, dès qu'ils apprennent ce qui se passe au dehors. On dédaigne le temple de Dieu, pour courir au théâtre ; on déserte l'Eglise, on inonde le cirque ; nous laissons le Christ et l'autel, pour repaître nos yeux adultères de l'aspect impur de ces honteux spectacles. Le Seigneur Dieu a donc bien raison de nous dire : C’est pour vos débauches que vous avez été exterminés. Et encore : Les autels de ces ris seront exterminés. [6,8] VIII. On peut répondre que ces désordres ne règnent pas dans toutes les cités romaines ; j'en conviens ; j'ajouterai plus encore, ils ne règnent pas même là où ils régnaient toujours auparavant ; ils ne règnent plus à Mayence, mais parce que cette ville a été détruite et ruinée de fond en comble ; ils ne règnent plus à Cologne, mais parce que cette ville est pleine d'ennemis. Ils ne règnent plus à Trèves, ville si puissante naguère, mais parce qu'elle vient d'être renversée pour la quatrième fois. Ils ne règnent plus enfin dans la plus grande partie des Gaules et des Espagnes. Ainsi donc, malheur à nous et à nos impuretés ! Malheur à nous et à nos débordements ! Quel espoir reste-t-il devant Dieu aux nations chrétiennes, puisque tant de crimes n'ont cessé d'exister dans les villes romaines que du moment où ces villes ont passé au pouvoir des Barbares. Il faut bien que la licence et l'impureté soient alliées aux Romains par une sorte de fraternité, qu'elles en constituent comme le caractère et la nature, puisque partout où se trouvent des Romains, là aussi se rencontrent des vices. —Mais ces reproches sont durs peut-être et injustes. — Durs, assurément, s'ils ne sont pas fondés. — Et comment, direz-vous, pourraient-ils l'être, puisque ces désordres que vous avez signalés, ne règnent maintenant que dans un petit nombre de cités romaines, et que la plupart d'entre elles ne sont plus souillées de ces flétrissantes impuretés ; car, si l'on y voit encore les lieux qui servaient de domicile aux crimes passés, l'on n'y fait plus néanmoins ce qu'on y taisait autrefois. —Il faut donc examiner ces deux choses ; je veux dire, pourquoi les lieux qui étaient l'asile de ces divertissements subsistent encore, et pourquoi les divertissements eux-mêmes ont cessé d'exister. Les lieux qui servirent de réceptacle à toutes ces turpitudes, subsistent encore, parce qu'on y assista jadis à des représentations impures, et les divertissements eux-mêmes n'ont plus lieu aujourd'hui, à cause de l'indigence et de la misère des temps. Et ainsi, le passé fut l'effet de notre corruption, le présent n'est que le résultat de la nécessité. Car le malheur du fisc et la pauvreté des finances romaines ne permettent plus de prodiguer partout à des choses frivoles tant d'inutiles dépenses. Qu'on dissipe encore des trésors sans nombre, qu'on les jette en quelque sorte dans la boue, l'on ne peut plus toutefois en dissiper autant, parce qu'il n'y en a plus autant à dissiper. Car, à considérer les vœux de notre passion et de nos voluptés impures, nous désirerions assurément avoir plus, afin de pouvoir transformer plus de richesses en cette fange de turpitudes. Et l'on peut voir jusqu'à quel point nous voudrions pousser nos prodigalités, si nous étions dans l'opulence et la splendeur, puisque nous sommes si prodigues dans la mendicité. Car telle est aujourd'hui l'infamie et la perversité des mœurs, que notre pauvreté n'ayant plus rien à dissiper, notre corruption voudrait cependant engloutir encore davantage. Nous n'avons donc pas de quoi nous flatter, en disant qu'on ne voit pas régner aujourd'hui dans toutes les villes les désordres qui y régnaient auparavant ; car, s'ils ne règnent plus dans toutes les villes, c'est que les villes où ils régnaient n'existent plus, et dans les lieux où ils régnèrent longtemps, ils ont mis les peuples dans l'impossibilité de pouvoir subsister désormais, comme Dieu lui-même le déclare aux pécheurs par la bouche du prophète. Le Seigneur s'est souvenu de ces choses, et son cœur en a été irrité, — Le Seigneur ne pouvait plus se contenir à cause de la malice de vos délits, et des abominations que vous aviez commises ; et votre terre a été livrée à la désolation, à la stupeur et à la malédiction. Ces divertissements funestes ont donc été cause que la plus grande partie du monde romain a été livrée à la désolation, à la stupeur et à la malédiction. [6,9] IX. Plût au Ciel que ces désordres eussent régné seulement autrefois, et que la perversité romaine cessât enfin de s'y livrer ! Peut-être, suivant qu'il est écrit, Dieu pardonnerait nos péchés ; mais, certes, nous n'agissons point de manière à nous le rendre propice. Car, nous ajoutons sans cesse les crimes aux crimes, nous entassons les péchés sur les péchés ; et, lorsque la plupart d'entre nous ont déjà péri, nous travaillons, nous tous, à notre perte. Où est celui, je le demande, qui voit tuer à ses côtés un autre homme, et n'est pas lui-même saisi de crainte ? Où est celui qui voit brûler la maison de son voisin, et ne s'efforce pas d'employer tous les moyens pour ne point être lui-même victime de l'incendie ? Nous, non seulement nous voyons brûler nos voisins, mais encore nous avons ressenti l'atteinte du feu, dans la plupart de nos membres. Et, grand Dieu ! quel égarement est le nôtre ! Nous brûlons, nous brûlons, et cependant nous ne redoutons point les flammes qui nous ont déjà consumés. Car, si l'on ne voit pas régner en tous lieux, comme je l'ai dit, ces désordres qui régnaient autrefois, il faut en rendre grâces à notre misère et non pas à nos mœurs. C'est ce qu'il m'est facile de prouver. Supposez l'état florissant des temps passés, et vous retrouverez partout aussitôt ce qu'on y trouvait naguère. J'ajouterai plus encore ; bien que ces débordements ne dominent pas partout, ils y dominent cependant toujours, à n'en juger que par les vœux universels, puisque le peuple romain voudrait les voir en tous lieux. En effet, lorsqu'un homme ne s'abstient d'une chose mauvaise que par nécessité, le désir seul d'une action honteuse devient aussi condamnable que l'action elle-même. Car si, comme je l'ai dit, d'après la parole de notre Seigneur : Quiconque aura regardé une femme pour la convoiter, a déjà commis l’adultère dans son cœur, nous pouvons comprendre que, même en nous abstenant par nécessité des choses honteuses et condamnables, nous devenons cependant criminels par le seul désir de ces choses honteuses. Et que parlé-je de désirs ? Tous les hommes ne se livrent-ils pas à ces désordres, lorsqu'ils en ont le pouvoir ? En un mot, si les habitants d'une cité quelconque viennent à Ravenne ou à Rome, ne font-ils pas partie du peuple romain dans le cirque ; ne font-ils pas partie du peuple de Ravenne dans le théâtre ? Et ainsi, que personne ne croie trouver une excuse dans les lieux ou dans l'absence. Tous sont complices d'un crime honteux, quand ils sont unis pour le désirer. Et nous nous applaudirions de la probité de nos mœurs, nous nous applaudirions de la rareté des infamies ! Je vais plus loin ; je prétends que non seulement on se livre toujours à ces divertissements ignominieux, mais encore qu'on est beaucoup plus coupable de s'y livrer aujourd'hui qu'autrefois. Car alors, l'empire romain était florissant dans tous ses membres ; l'opulence publique faisait trouver les greniers trop étroits ; dans toutes les villes, les citoyens regorgeaient de richesses et de délices ; au milieu d'une si grande prospérité, l'empire de la religion pouvait à peine garder la censure des mœurs. On nourrissait sans doute alors en divers lieux les auteurs de ces voluptés infâmes, mais tout était plein, tout était rempli. Personne ne songeait aux frais de la république, personne ne songeait aux dépenses, parce que personne n'en ressentait le poids. L'état cherchait en quelque sorte lui-même où il dissiperait ce qui ne pouvait plus trouver place dans le trésor. Et voilà pourquoi cet amas de richesses, qui avait déjà presque outrepassé la mesure, débordait en futiles amusements. Aujourd'hui, que peut-on dire ? Elles sont loin de nous les richesses antiques, elle est loin de nous l'opulence des temps passés, nous sommes déjà dans la misère, et nous n'avons point encore cessé d'être frivoles. Les pupilles trouvent ordinairement dans l'indigence un remède à leurs prodigalités, et dès qu'ils ont cessé d'être riches, ils cessent aussi d'être vicieux ; nous, au contraire, nous ne sommes qu'une nouvelle espèce de pupilles et de dissipateurs ; nous n'avons plus notre opulence ; et nous demeurons dans notre perversité. Tant il est vrai que, différents des autres hommes, nous trouvons les causes de corruption, moins dans les attraits du plaisir que dans nos cœurs ; et le penchant au vice est si fortement empreint dans nos âmes, que la perte de nos richesses ne peut servir à nous corriger, mais que nous péchons par affection au mal. [6,10] X. Quoique jusqu'à présent je me sois assez étendu sur les vices énormes qui déshonorent les Romains, et dont les nations barbares ne sont point souillées, je veux cependant ajouter plusieurs traits qui manquent encore au tableau. Mais toutefois, avant d'entrer en matière, je rappellerai que toute espèce de faute qui tend à outrager Dieu, ne doit sembler légère à personne. Car, s'il n'est jamais permis d'offenser un homme illustre et puissant, si quelqu'un pour l'avoir offensé, se voit déclaré coupable par les décrets de la loi, si l'auteur de ces outrages est condamné justement, n'est-ce pas un plus grand crime de toucher à l'honneur de Dieu ? La faute du coupable croit toujours en raison de la dignité de celui qu'on offense ; car, plus la personne qui reçoit l'injure est élevée en dignité, plus aussi cette injure devient criante. Et voilà pourquoi nous lisons dans la loi que des hommes qui semblaient n'avoir fait que de légères infractions aux commandements sacrés, ont été néanmoins très sévèrement punis, afin sans doute de nous faire comprendre qu'on ne doit regarder comme léger rien de ce qui touche à Dieu, parce que l'outrage fait à la divinité rendait énorme un crime qui semblait être une faute excusable. Et Oza, ce lévite de Dieu, que faisait-il contre les commandements célestes, lorsqu'il cherchait à soutenir l'arche du Seigneur qui chancelait ? Il n'y avait là rien de défendu dans la loi, et cependant il fut frappé de mort à l'instant même où il soutenait l'arche ; non, ce semble, qu'il se fût rendu coupable extérieurement de rébellion ou du moins d'infidélité au devoir, mais son zèle même le rendît infidèle, parce qu'il eut la présomption de faire ce qui ne lui était point commandé. Un homme du peuple Israélite, pour avoir ramassé du bois le jour du Sabbat, fut mis à mort, et cela, par le jugement et l'ordre de Dieu, juge plein de clémence et de miséricorde sans doute, et qui eût assurément bien mieux aimé pardonner que de frapper de mort, si les motifs de sévérité ne l'eussent emporté sur les motifs de miséricorde. Car, un seul imprudent périt, pour empêcher qu'un grand nombre ne pérît dans la suite par la même imprudence. Et que parlé-je de faits particuliers ? La nation entière des Hébreux, lorsqu'elle faisait route au désert, perdit une partie de ses membres pour avoir regretté les viandes accoutumées ; et certes, rien n'interdisait encore ces sortes de regrets ; mais, Dieu voulut, je crois, faire tourner à l'observance de la loi la répression de ces demandes rebelles, afin sans doute que tout le peuple comprît plus facilement avec quel soin il devait s'abstenir de ce que Dieu défendait dans les écrits célestes, puisqu'il se tenait offensé même des actes contre lesquels il n'y avait point de loi. Ce même peuple se plaignît, aussi des travaux qu'il supportait, et pour cela, il fut frappé des châtiments du ciel ; non qu'il soit défendu de se plaindre à celui qui travaille, mais les plaintes d'Israël étaient injurieuses, puisqu'elles accusaient Dieu comme l'auteur d'un travail excessif. D'où l'on peut comprendre combien il doit s'efforcer de plaire à Dieu celui qui goûte les charmes de la félicité, puisqu'il n'est pas même permis de murmurer contre ce qui peut sembler pénible. [6,11] XI. On demandera peut-être à quoi tend tout cela. A quoi ? si ce n'est à prouver qu'on ne doit considérer comme une chose légère rien de ce qui offense Dieu. En effet, nous parlons des jeux publics, ces dérisions de notre espérance, ces dérisions de notre vie ; car, lorsque nous jouons dans les théâtres et les cirques, nous allons à notre perte, suivant ces paroles du texte sacré : L'insensé commet le crime au milieu des ris. Nous donc, lorsque nous rions dans ces spectacles impurs et ignominieux, nous commettons des crimes, et certes des crimes graves, des crimes d'autant plus condamnables !, que semblant avoir des dehors d'innocence, ils amènent toutefois des résultats contagieux et funestes ; car, ce sont deux maux bien grands, ou de se perdre soi-même ou d'outrager Dieu : or, tout cela arrive dans les jeux publics. Là, par d'infâmes turpitudes, le salut éternel du peuple chrétien va s'abîmer ; et, par de sacrilèges superstitions, la majesté divine est violée. Il n'y a pas de doute en effet que ces cérémonies n'offensent Dieu, consacrées qu'elles sont aux idoles. On vénère et l’on honore Minerve dans les gymnases, Vénus dans les théâtres, Neptune dans les cirques, Mars dans les arènes, Mercure dans les palestres ; et ainsi, ce culte de superstitions varie suivant la qualité des auteurs. Tout ce qu'il y a d'impuretés, se montre dans les théâtres ; tout ce qu'il y a de luxure, dans les palestres ; tout ce qu'il y a d'immodérations, dans les cirques ; tout ce qu'il y a de fureur, dans les arènes. Là, règne l'impudicité, ici la mollesse, ailleurs l'intempérance, ailleurs la folie, partout le démon ; bien plus, dans chaque lieu toutes les monstruosités des démons, car ils président dans les sanctuaires consacrés à leur culte ; et dès lors, dans ces sortes de spectacles, il n'y a pas que des entraînements, il n'y a pas que des vices. Car, pour un chrétien, c'est un genre de sacrilège de se mêler à ces superstitions, parce qu'il prend part au culte de ceux dont il aime les réjouissances. Quoiqu'il y ait là toujours un grand crime, ce crime toutefois devient plus grave, lorsque, hors du cours habituel de la vie, nos adversités ou nos prospérités y ajoutent un degré de malice ; car, il faut apaiser Dieu surtout dans l'adversité, et moins l'offenser dans la prospérité. On doit l'apaiser, lorsqu'il s'irrite ; on ne doit pas l'offenser, lorsqu'il pardonne. En effet, les adversités nous viennent de la colère de Dieu ; les prospérités, de sa faveur. Or, nous agissons en tout contre ce principe ; vous me demandez ; comment ? Le voici : et d'abord, si Dieu s'adoucissant quelquefois par un pur effet de sa miséricorde (car nous ne vivons jamais de manière à mériter de le fléchir nous-mêmes) ; mais enfui, si, désarmé quelquefois par sa seule bonté, comme je viens de le dire, il nous accorde des jours pacifiques, des récoltes fécondes, une tranquillité riche en toutes sortes de biens, une abondance qui surpasse nos vœux, nous nous laissons corrompre à cette heureuse prospérité, nous nous laissons aller à une insolente dépravation de mœurs, au point d'oublier Dieu et de nous oublier nous-mêmes. Et quand l'apôtre nous dit que tout le fruit de la paix qui nous vient de Dieu consiste à mener une vie paisible et tranquille en toute piété et honnêteté ; nous, nous n'employons le repos qui nous vient de Dieu que pour vivre dans l'ivresse, dans la luxure, dans les vices, dans les rapines, dans toute espèce de crimes et de désordres. Comme si le bienfait de la paix était un droit à la licence, comme si nous ne recevions de Dieu le calme et le repos que pour pécher avec plus d'excès et de sécurité. Nous sommes donc indignes des présents du ciel, nous qui abusons des bienfaits de Dieu, et qui, d'une matière de bonnes œuvres n'en faisons qu'un élément de vices ; d'où il arrive que la paix elle-même est contre nous, puisque nous en usons ainsi ; d'où il arrive qu'il ne nous est point avantageux de recevoir ce qui nous rend plus criminels. Qui pourrait le croire ? nous changeons la nature des choses par nos iniquités, et, ce que Dieu avait fait bon par un effet de sa miséricorde, nous le rendons mauvais, pour nous, par la corruption de nos mœurs.. [6,12] XII. Mais, nous qui nous laissons corrompre à la prospérité, sans doute nous sommes corrigés par le malheur, et ceux qu'une longue paix avait fait immodérés, les troubles les ont rendus plus modérés peut-être ! Est-ce que les habitants des cités qui dans la bonne fortune avaient été impudiques, sont devenus chastes dans une fortune ennemie ? Est-ce que l'ivresse, qui, dans le calme et l'abondance, était allée croissant, a été arrêtée du moins par les ravages de la guerre ? L'Italie a essuyé tant de désastres : les vices de ses peuples ont-ils donc cessé pour cela ? La ville de Rome a été assiégée et prise de force : les Romains ont-ils donc cessé pour cela d'être blasphémateurs, forcenés ? Des nations barbares ont inondé les Gaules : les crimes des Gaulois, en ce qui concerne la corruption des mœurs, ne sont-ils donc plus pour cela les mêmes qu'auparavant ? Des peuples de Vandales ont poussé jusque dans les terres d'Espagne : les destinées des Espagnols ont changé sans doute, mais non pas leurs débordements. Enfin, pour que nulle partie du monde ne fût exempte de fléaux désastreux, les guerres se sont mises à naviguer au travers des flots ; après avoir dévasté les villes enceintes par la mer, renversé, la Sardaigne et la Sicile, c'est-à-dire, les greniers du fisc, après avoir coupé les canaux vivifiants, elles sont allées asservir l'Afrique, c'est-à-dire l'âme de la République en quelque sorte. Mais quoi ? les nations barbares une fois le pied sur cette terre, les vices y ont-ils cessé tout au moins par la crainte ? Et, comme on voit jusqu'au plus dépravé des esclaves se corriger pour le présent, la terreur a-t-elle pu forcer à la modestie et à la régularité ? Comment concevoir un aveuglement si étrange ? Des peuples de barbares faisaient retentir leurs armes autour des murs de Cirta et de Carthage, et l'Église carthaginoise se livrait aux folles joies du cirque, se repaissait des infamies du théâtre. Les uns étaient égorgés au dehors, les autres se livraient à la dissolution au dedans. Au dehors, une partie du peuple était captive des ennemis ; au dedans, une autre partie était captive des vices. De qui le sort était le plus funeste, c'est ce qu'on ne saurait dire. Là, c'étaient les corps qui avaient perdu la liberté ; ici, c'étaient les âmes. Et de ces deux grandes calamités, la moindre pour un chrétien, c'est, je pense l'esclavage du corps et non la servitude de l’âme, suivant les enseignements du Sauveur lui-même dans l'Evangile, lorsqu'il dit que la mort des âmes est beaucoup plus funeste que celle du corps. Croirions-nous peut-être que ce peuple n'ait pas subi cette captivité de l'âme, lui qui se montra joyeux dans la captivité des siens ? N'était-il pas esclave de cœur et de sentiment, lui qui riait lors du supplice des siens, qui ne se croyait point massacré dans le massacre des siens, qui ne pensait point mourir dans la mort des siens ? Hors des murs, le fracas, pour ainsi dire, des combats et des jeux ; les cris des mourants se confondaient avec les ris immodérés des spectateurs ; et c'était à peine si l'on pouvait distinguer les lamentations des victimes qui tombaient dans les batailles, d'avec les clameurs du peuple qui retentissaient dans le cirque. Et lorsque tout cela se passait, de tels hommes ne semblaient-ils pas arracher leur sentence de condamnation de la main de Dieu qui peut-être ne voulait pas les perdre encore ? [6,13] XIII. Mais que parlé-je de choses éloignées et reléguées en quelque sorte datas un autre monde, lorsque je sais que sur le sol même de ma patrie et jusque daris les cités des Gaules, presque tous les hommes d'un rang distingué sont devenus par leurs adversités pires qu'ils n'étaient auparavant ? J'ai vu, moi, des habitants de Trèves, d'une noble extraction, élevés en dignité, quoique dépouillés déjà et ruinés, montrer toutefois bien moins de décadence dans leurs affaires que de corruption dans leurs mœurs ; car, bien qu'il restât encore quelque chose de leur fortune à ces hommes victimes de saccagements et de spoliations, il ne leur restait plus rien cependant de la discipline chrétienne. Plus cruels envers eux-mêmes que tes ennemis extérieurs, abattus déjà par les barbares, ils travaillaient encore à précipiter leur propre ruine. Il est douloureux de rapporter ce que nous avons vu, des vieillards revêtus d'honneurs, des chrétiens décrépits, alors que la chute de la ville était prochaine, se livrer à l'intempérance et à l'impureté. Que faut-il rappeler d'abord pour les accuser ? leur rang, leur âge, leur titre de chrétien, le danger qui les menaçait ? comment croire que de pareils excès puissent être commis, ou par des vieillards dans la sécurité, ou par des enfants dans le péril, ou par des chrétiens dans aucune circonstance ? On voyait étendus au milieu des festins, oubliant leurs dignités, oubliant leur âgé, oubliant leur profession, oubliant leur nom, les principaux de la cité, gorgés de vivres, abandonnés aux dissolutions de l'ivresse, pousser des clameurs forcenées, se livrer à des orgies furibondes, n'étant rien moins qu'à eux-mêmes, ou plutôt, puisque c'est là leur état ordinaire étant tout-à-fait à eux-mêmes. Et ce n'est pas tout ce que je vais dire est bien plus grave : les renversements des cités n'ont pu mettre fin à ces désordres. La ville la plus opulente des Gaules a été prise de force quatre fois. Il est aisé de voir de quelle ville je veux parler. Un premier esclavage, certes, aurait dû suffire pour corriger les habitants, afin que de nouveaux péchés n’amenassent pas une nouvelle ruine. Qu'ajouter encore ? chose incroyable ! Là, des malheurs continuels nom fait qu'augmenter les crimes. Comme ce monstre dont les têtes, au rapport de la fable, se multipliaient à mesure qu'elles étaient abattues, de même aussi dans la plus florissante cité des Gaules, les châtiments qui auraient dû réprimer les vices, ne faisaient que les accroître encore. Vous eussiez dit que la peine des crimes en engendrait de nouveaux en quelque sorte. Et qu'ajouter déplus ? Par cette multiplication de désordres qui vont repullulant chaque jour, les choses en sont venues là qu'il serait plus aisé de voir cette ville sans habitants que de voir aucun habitant sans crime. Voilà donc ce qui se passait à Trèves ; que se passait-il dans une autre cité voisine, et qui ne lui cédait presque pas en magnificence ? N’était-ce point la même ruine dans les affaires et dans les mœurs ? car sans parler du reste, lorsque tout eut dépéri par l'avarice et l'ivrognerie, deux vices dominants et généraux dans cette ville, l'insatiable avidité de vin fut poussée à un tel degré, que les premiers de la cité ne purent se résoudre à quitter les festins, quand l'ennemi pénétrait déjà dans les murs. Dieu voulait, je pense leur manifester les causes de leur perte, puisque les actions qui les avaient amenés là, ils les faisaient encore au moment de périr. C'est là que j'ai vu des choses déplorables ; il n'y avait aucune différence entre les enfants et les vieillards : même bouffonnerie, même légèreté, mêmes excès, même luxe, même ivrognerie, même dissolution ; ils se portaient les uns et les autres à tous les débordements, ils jouaient, ils s'enivraient, ils s'entretuaient ; on voyait folâtrer dans les festins des hommes chargés données et revêtus d'honneurs, presque trop faibles pour vivre, très forts encore pour le vin ; faibles pour marcher, robustes pour boire ; chancelants dans leurs pas, pleins d’agilité dans les danses. Et qu'ajouter à cela à travers tous les excès dont nous avons parlé, ils en sont venus jusqu'à vérifier en eux ces paroles dit texte sacré : Le vin et les femmes portent à apostasier Dieu. Et en effet, s'adonner au vin, du jeu, à l'impureté, à la folie, c'est commencer à renier le Christ. Et nous sommes surpris après cela, s'ils ont vu leurs affaires ruinées, eux dont les âmes, longtemps auparavant, avaient passé par de si grandes chutes ! Qu'on ne s'imagine donc point que cette ville ait péri, seulement au jour de sa destruction ; car ils avaient péri bien avant de périr, les lieux où s'étaient passés de tels désordres. [6,14] XIV. J'ai parlé des villes les plus fameuses, que dirai-je des autres citée répandues en divers endroits des Gaules ? Ne sont-elles pas tombées de même par les vices de leurs habitants ? car le crime pesait sur eux avec tant de force, qu'ils ne redoutaient pas même leur danger. On pressentait l'esclavage, et on ne le craignait pas. Toute crainte avait été retirée à ces pécheurs, afin qu'ils ne pussent se précautionner. Aussi, les barbares campés déjà presque à la vue de tout le monde, les citoyens étaient sans terreur, et les villes sans défense, il y avait un tel aveuglement d'esprit ou plutôt de crime, que, personne sans doute ne voulant périr, personne toutefois ne cherchait à se garantir de la mort. Partout l'incurie et la mollesse, partout la négligence et la bonne chère partout l'ivrognerie et l'assoupissement. C'est de tels hommes que l'Écriture a dit : Un sommeil du Seigneur était tombé sur eux. Le sommeil est envoyé pour que la ruine s'en suive ; car lorsqu'un pécheur selon qu'il est écrit, ayant comblé la mesure de ses iniquités mérite de périr, la providence l’abandonne à lui-même, en sorte qu'il ne peut plus échapper à sa perte. Mais tenons-nous en là. J'ai prouvé, je crois, avec assez d'évidence, que même dans les plus grands dangers, les vices des citoyens n'ont jamais connu de fin, jusqu'à la ruine des cités. [6,15] XV. Ces vices ont existé peut-être, mais ils ne sont plus, ou du moins ils cesseront d'exister. Sans doute, les villes ou les provinces qui aujourd'hui encore sont frappées des fléaux du ciel, ou ravagées par les incursions ennemies, sans doute on les voit s'humilier se convertir, s'amender ; sans doute, presque tous les peuples de nom romain n'attendent pas de périr pour se corriger ; sans doute, ils ne sont pas anéantis avant que les vices aient été détruits en eux ! — Il est aisé d'en voir la preuve dans la première ville des Gaules ruinée trois fois par des saccagements successifs, lorsque toute la cité n'était qu'un vaste tombeau, et que les maux allaient croissant même après les dévastations. Ceux que l'ennemi n'avait point massacrés, la misère les accablait ensuite, car tout ce qui avait pu d'abord se soustraire à la mort, ne pouvait plus ensuite échapper au malheur. Les uns, chargés de blessures profondes, expiraient dans une longue agonie ; les autres, à demi consumés par les feux des ennemis, en ressentaient longtemps les cruelles tortures. Les uns périssaient par la faim, les autres par la nudité ; les uns desséchés de langueur, les autres roidis de froid ; et ainsi tous, par divers genres de mort couraient au même terme. Et que dire encore ? la ruine d'une seule ville était une calamité pour les autres villes. J'ai vu moi-même et j'ai pu soutenir un pareil spectacle, j'ai vu épars ça et là des cadavres de l'un et de l'autre sexe, nus, en lambeaux, souillant les regards de la ville, déchirés par les oiseaux et les chiens. Cette odeur cadavéreuse de corps morts devenait une contagion pour les vivants. La mort s'exhalait de la mort ; en sorte que ceux mêmes qui n'avaient point assisté aux catastrophes de cette ville, souffraient d'un malheur qui leur était étranger ; et qu’arriva-t-il après tout cela ? Qui pourrait concevoir un pareil excès de démence ? Quelques nobles qui avaient survécu à la ruine de leur patrie demandaient aux Empereurs les spectacles du cirque, comme dernier remède à ces calamités. Que n'ai-je ici, pour retracer l'indignité de cette demande, une éloquence à la hauteur du sujet, afin de mettre autant de force dans mes plaintes qu'il y a de douleur dans mon âme ! car qui pourrait dire ce qu'il faut d'abord accuser dans ces égarements que nous avons signalés, l'irréligion, la folie, l'impureté ou la démence ? Tout s'y rencontre également. Quoi de plus irréligieux que de demander ce qui attente à l'honneur divin ? Quoi de plus insensé que de ne point considérer ce qu'on demande ? Quel luxe effréné que de désirer au milieu du deuil des objets de volupté ? Quelle folie que d'être dans le malheur et de n'en point avoir l'intelligence ? Au reste, dans tout cela, rien n'est moins à blâmer que la folie, parce que la volonté n'est point criminelle, lorsqu'on pèche par une fureur insensée. Aussi les hommes dont nous parlons sont-ils d'autant plus inexcusables, qu'avec une raison saine, ils se livraient à des actes d'extravagance. Des cirques, habitants de Trèves, voilà donc ce que vous demandez, et cela quand vous avez passé par les dévastations et les saccagements, et cela, après les désastres, après le sang, après les supplices, après la captivité, après tous les malheurs d'une ville tant de fois renversée ! Quoi de plus déplorable qu'une telle folie ! quoi de plus douloureux qu'une pareille démence ! Je l'avoue, je vous ai regardés comme bien dignes de pitié, lorsque vous avez eu votre ville détruite ; mais je vous trouve bien plus à plaindre, lorsque vous demandez des spectacles. Car je pensais que dans ces désastres vous n'aviez perdu que vos biens et vos fortunes, j'ignorais que vous y aviez perdu aussi le sens et l'intelligence. Vous voulez donc des théâtres, vous demandez donc un cirque à vos princes ? Pour quelle situation, je vous prie, pour quel peuple, pour quelle ville ? pour une ville en cendres et anéantie, pour un peuple captif et massacré qui n'est plus ou qui pleure ; dont les débris, s'il en est toutefois, ne sont qu'un spectacle d'infortune ; pour un peuple abîmé dans la tristesse, épuisé par les larmes, abattu par des pertes douloureuses, devant lequel vous ne savez dire de qui le sort est le plus déplorable, des morts ou des vivants ; car l'infortune de ceux qui restent est si grande, qu'elle surpasse le malheur de ceux qui ne sont plus. Tu demandes donc des jeux publics, habitant de Trèves ? où les célébrer, de grâce ? sur les bûchers et les cendres, sur les ossements et le sang des citoyens égorgés ? quelle partie de la ville ne présente encore l'aspect de ces maux ? où ne trouve-t-on point du sang répandu ? où ne trouve-t-on point des cadavres gisants ? où ne trouve-t-on point des membres déchirés et en lambeaux ? Partout le spectacle d'une ville prise, partout l'horreur de la captivité, partout l'image de la mort. Ils sont étendus, les restes infortunés du peuple sur les tombeaux de leurs morts, et toi, tu demandes des Jeux ! la ville est noire encore d'incendie, et toi, tu te fais un visage de fête ! tout pleure, et toi, tu es joyeux ! Ce n'est pas tout, tu provoques Dieu par des plaisirs infâmes, et tu irrites la colère divine par de criminelles superstitions. Je ne m'étonne plus certes, non je ne m'étonne plus qu'il te soit arrivé tant de malheurs consécutifs ; car, puisque trois renversements n'avaient pu te corriger, tu as mérité de périr au quatrième. [6,16] XVI. Si nous avons longtemps parlé sur ce sujet, c'est afin de prouver que tous nos revers ne nous sont point venus de l'imprévoyance et de la négligence de Dieu, mais de sa justice, de son jugement, mais d'une sage économie et d'une équitable rétribution, et que nulle portion du monde ou du nom romain, malgré les fléaux célestes qui ont pesé sur elle, n'est devenue meilleure ; et ce qui nous rend indignes de la prospérité, c'est que l'adversité ne nous corrige pas. Au reste, tout indignes que nous en sommes, Dieu nous accorde quelquefois des biens, parce que si ce bon maître, comme un père plein d'indulgence, permet de temps en temps que nous soyons humiliés pour nos péchés, il ne nous laisse pas néanmoins dans une longue affliction ; et voilà pourquoi, tantôt dans sa justice il châtie les siens par la rigueur de ses adversités ; tantôt, dans sa clémence, il les console par la paix et le calme ; car, de même que les meilleurs et les plus habiles médecins donnent des soins différents aux diverses maladies, traitent les unes par des remèdes doux, les autres par des potions amères ; guérissent les unes avec le feu, les autres avec des lénitifs bienfaisants, emploient pour certaines blessures le dur tranchant du fer, versent dans celles-ci l'huile adoucissante, et pourtant avec ces soins divers ne cherchent qu'une même chose, la santé ; de même aussi, lorsque notre Dieu nous corrige quelquefois par de rudes châtiments, il semble employer en quelque façon le fer et le feu ; et, lorsqu'il nous console par la prospérité, il semble en quelque façon nous guérir par l'huile et par des lénitifs. Avec le secours de ces différents remèdes, il veut nous amener à une seule chose, la santé. Les plus méchants serviteurs que les supplices n'avaient pu corriger, sont d'ordinaire accessibles aux bons traitements, et ceux que les coups n'avaient pu faire courber devant l'autorité de leurs maîtres, les bienfaits les domptent à la longue. Tous ces enfants opiniâtres que les menaces et les verges ne peuvent rendre dociles, se laissent quelquefois gagner par des friandises et des caresses ; d'où il nous faut conclure que nous sommes pires que ces esclaves et plus déraisonnables que ces enfants, nous que les tortures ne corrigent point comme les mauvais serviteurs, nous que les caresses ne changent point, tandis qu'elles ramènent les enfants. [6,17] XVII. Que les châtiments n'aient pu corriger aucune parue du monde romain, nous l'avons assez prouvé, je pense ; il reste maintenant à établir que ni les présents ni les faveurs de Dieu ne peuvent nous rendre meilleurs. Or, les faveurs et les présents de Dieu, quels sont-ils ? Eh ! quels peuvent-ils être, si ce n'est notre paix, notre repos, et cet enchaînement de tranquilles prospérités qui servent tous nos vœux, tous nos plaisirs ? Disons donc, puisque le sujet le demande, disons quelque chose de plus spécial. Toutes les fois que nous sommes dans la crainte, dans les angoisses, dans les dangers, lorsque nos villes sont assiégées par les ennemis, nos provinces en proie aux dévastations et aux ravages, lorsque les membres de la République sont frappés d'un malheur quelconque et que nous réclamons par nos vœux l'appui de la main divine ; si la clémence d'en haut délivre nos cités, met un terme aux dévastations, dissipe les armées ennemies, si la bonté du ciel détruit toutes craintes, que faisons-nous aussitôt après cela ? Nous nous efforçons, je pense, de rendre au Seigneur notre Dieu, honneur, respect, pour les bienfaits que nous avons reçus de lui. Car il est naturel, et cela se retrouve dans les usages de la vie civile, de répondre à des grâces par des grâces, à des bienfaits par des bienfaits. C'est peut-être là ce que nous faisons, et, témoignant à notre Dieu du moins une reconnaissance humaine, peut-être lui rendons-nous des bienfaits en échange de ceux que nous avons reçus de lui. Sans doute, nous courons aussitôt aux maisons du Seigneur, nous y prosternons nos corps, nous supplions avec une joie mêlée de larmes, nous ornons de présents les temples sacrés, nous chargeons les autels de nos offrandes ; charmés que nous sommes des célestes présents, nous faisons rejaillir jusque sur le sanctuaire l'allégresse qui éclate sur notre visage ; ou du moins, ce qui est tout aussi agréable à Dieu, nous renonçons aux anciens désordres de notre vie, nous offrons des victimes de bonnes œuvres, et pour nos joies récentes, nous immolons les hosties d'une conduite nouvelle, nous déclarons, en un mot, une sainte guerre à toutes les impuretés ; nous fuyons les folies du cirque, nous avons en horreur les turpitudes des théâtres et des jeux, nous vouons au Seigneur une vie meilleure, et pour obtenir à jamais sa protection, nous nous sacrifions nous-mêmes à lui. [6,18] Voilà donc ce que nous devrions faire pour reconnaître les bienfaits de Dieu ; voyons ce que nous faisons. On se hâte de courir aux jeux, de voler aux folies des spectacles ; le peuple inonde les théâtres, la foule s'abandonne aux joies tumultueuses des cirques. Dieu nous accorde des bienfaits pour que nous devenions meilleurs ; nous, au contraire, toutes les fois que nous recevons quelque faveur, nous accumulons les crimes. Dieu, par ses dons, nous appelle à la vertu ; nous nous précipitons dans le vice. Dieu, par ses dons, nous excite à la componction ; nous nous précipitons dans les débordements. Il nous appelle à la chasteté ; nous nous précipitons dans la débauche. Nous répondons dignement, certes, aux présents du ciel ; nous reconnaissons, nous honorons dignement les dons divins, nous qui rendons autant d'outrages que nous avons reçu de bienfaits. Tout cela peut-être n'est point une injure à la divinité, peut-être pourrait-ils en rencontrer une plus criante, peut-être serait-il besoin de nombreux et abominables forfaits. Mais puisque la tache du crime est invétérée en nous, et que nous ne pouvons cesser d'être vicieux qu'en cessant d'exister, quel espoir de retour, je le demande, peut-il nous rester encore ? Ceux qui pèchent par ignorance se corrigent après avoir reconnu leurs erreurs ; ceux qui ne connaissent pas la véritable religion, commencent à changer de discipline, après avoir changé de secte. En un mot, comme je l'ai dit, ceux que trop d'abondance, trop de sécurité entraîne dans le vice, cessent d'être corrompus, dès qu'ils ont cessé d'être exempts de crainte. Nous ne tombons pas par ignorance ; nous ne sommes point étrangers à la véritable religion ; nous ne sommes corrompus ni par la prospérité, ni par la sécurité. C'est tout le contraire : nous connaissons la véritable religion ; l'ignorance ne peut nous excuser ; nous n'avons plus la paix ni les richesses du temps passé, tout nous a été enlevé ; tout a changé de face ; nos vices seuls ont pris de l'accroissement ; il ne nous reste plus rien de la paix, et de la prospérité antique ; il ne reste plus que les crimes qui ont détruit cette même prospérité. Car, où sont ces antiques richesses et ces dignités de l'Empire ? Jadis les Romains étaient très puissants, maintenant ils sont sans force. Les vieux Romains étaient redoutés, nous redoutons les autres ; les peuples barbares leur payaient des tributs, nous sommes tributaires des barbares. Les ennemis nous font acheter la jouissance de la lumière ; tout notre salut est devenu une sorte de trafic Malheureux que nous sommes ! A quelle extrémité nous voilà réduits ! Et nous rendons grâces aux barbares, eux de qui nous achetons à prix d'or un reste de liberté ! Que peut-il y avoir de plus abject ou de plus misérable que nous ? Et nous croyons vivre, nous à qui la vie coûte si cher ? J'ajouterai plus, nous nous couvrons de ridicule ; nous appelons présent, cet or que nous payons ; c'est pour nous un don que le prix d'une condition si dure et si misérable. Tous les captifs une fois rachetés jouissent de la liberté ; nous nous rachetons toujours et nous ne sommes jamais libres. Les barbares en usent envers nous comme ces maîtres qui louent des esclaves inutiles à leur service, afin de profiter de leur travail. Nous aussi, nous ne sommes jamais exempts de ces redevances que nous payons, et nous ne semblons acquitter ces tributs continuels, que pour être obligés de les payer sans cesse.