[2,0] LIVRE SECOND. [2,1] Nous avons parlé des remèdes au péché, ou plutôt de l'espérance et de la consolation qu'il faut chercher dans ces remèdes ; nous avons dit que pour le pécheur un premier moyen de salut, c'est de se repentir de ses égarements ; puis, de racheter aussitôt ses péchés par l'aumône, suivant la parole sainte ; enfin, dans le cas où il aurait omis tout cela, de ne rien négliger, du moins à la mort, et de s'aider alors d'une offrande générale de ses biens. On objectera peut-être : Si les pécheurs sont tenus de racheter leurs crimes, assurément cette obligation n'existe pas pour les saints qui sont exempts de vices ; et dès lors il n'est pas de motif qui les force à donner leurs richesses, puisqu'ils n'ont rien à racheter par l'aumône. J’entends, et nous verrons bientôt ce qu'il en est. En attendant, observons que si l'homme juste n'a pas de fautes passées qu'il lui faille racheter de tous ses trésors, il est toutefois des biens éternels qu'il doit acquérir à grand prix. Dans la suite, je parlerai de ceci plus au long. Maintenant j'avance sans crainte, j'affirme sans balancer qu'il n'est aucun saint qui ne soit redevable à Dieu en plusieurs choses, et que, par conséquent, s'il donne à son maître, il donne moins qu'il ne paie. Et d'abord, pour parler des bienfaits généraux, qui que tu sois, ô homme, juste ou riche, si tu as reçu la naissance, les aliments et l'éducation ; si tu as été pourvu de toutes les choses nécessaires à la vie, enrichi même d'une abondance superflue; si le Seigneur ton Dieu t'a donné plus que n'exigent tes besoins; enfin, s'il a étendu ses présents au delà de tes espérances; ce qui est plus grand et plus rare, si ces largesses ont même surpassé tes désirs, n'est-ce point à la bienveillance et à la libéralité divine que tu dois toutes ces faveurs? Ajoutons encore à cela, que le même Seigneur qui t'engendra dans sa bonté, t’a sauvé plus tard aussi par sa passion; c'est pour toi, ô homme, pour toi, fange et poussière, pour toi, atome de terre et de boue, que le maître de l'univers est descendu ici bas, qu'il est né de la chair et dans la chair; qu'il s'est abaissé jusqu'à la honte d'une origine humaine, enveloppé de langes misérables dans une humble crèche; qu'il a souffert les humiliants besoins du boire et du manger, lés pénibles vicissitudes du repos et des veilles, les nécessités dégradantes de cette vie caduque; qu'il a supporté le commerce dégoûtant de ceux qui vivaient autour de lui, de ces peuples couverts de la boue du crime, sans cesse livrés aux désordres d'une conscience coupable, exhalant l'odeur impure des actions les plus honteuses, et qui dès lors, incapables de saisir les préceptes divins, ne pouvaient soutenir l'éclat de sa splendeur céleste, parce que les rayons de la lumière immortelle éblouissaient leurs yeux tout couverts des nuages du crime. Et ce n'est pas tout encore ; ajoutez les contradictions insolentes d'un peuple superbe, ajoutez les injures, les calomnies, un acharnement atroce, les faux témoignages; un jugement sanguinaire, les dérisions de la foule, les crachats, les coups, des peines bien amères et des indignités plus amères encore, une couronne d'épines, un breuvage de fiel et de vinaigre, le maître universel condamné par les hommes, le Sauveur du genre humain attaché au gibet, Dieu qui accomplit en mourant la loi imposée à la nature terrestre. [2,2] Puisqu'il en est ainsi, dites-moi, vous qui êtes juste, ou qui croyez l'être, pourriez-vous payer ces bienfaits, quand vous ne devriez rien autre chose? Quelques maux en effet, que l’homme puisse endurer pour Dieu, il ne pourra jamais payer ce que Dieu a souffert pour l'homme; car, les souffrances fussent-elles égales de part et d'autre, la différence pourtant serait infinie du côté de ceux qui souffrent.'-Vous allez dire peut-être que cette dette est générale, et regarde tous les hommes sans distinction? J'en conviens. Mais un homme doit-il mourir parce qu'un autre doit autant que lui? Si par hasard cent hommes s'étaient rendus caution pour cent sesterces, la dette de l'un d'entre eux en serait-elle moindre parce qu'ils se trouveraient tous débiteurs de la même somme? Car chacun, dit l'Apôtre, portera son fardeau, et chacun répondra pour soi. Ainsi le fardeau de l'un n’est point diminué par le fardeau de l'autre, et le nombre de complices ne saurait absoudre le coupable ; la condamnation n'en n'est pas moins terrible pour être commune à beaucoup d'autres. Il est donc vrai, comme je l'ai dit, que la dette humaine, bien qu'universelle, ne laisse pourtant pas d'être spéciale; commune à tous, elle est encore particulière à chacun; elle atteint tous les hommes également, sans néanmoins que les individus soient déchargés de la totalité. Car, le Christ a souffert pour tous les hommes, comme pour chacun d'eux; il s'est livré pour tous les hommes, comme pour chacun d'eux ; il s'est donné sans réserve pour tous, comme pour chacun; par-là, tous les hommes, comme chacun d'eux, sont redevables au Sauveur de ce qu'il a fait dans sa passion, avec cette différence, pourtant que l'individu semblerait devoir plus que tout parce qu'il a reçu à lui seul autant que la généralité. Car, lorsqu'un seul reçoit autant que tous, les engagements deviennent plus étroits, quand bien même la mesure est égale. Ainsi, quoiqu'il ne reçoive pas davantage, il semble pourtant devoir plus, parce qu'un seul comparé à tous, contracte des obligations plus grandes. En voilà bien assez pour confondre certains justes qui ne se croient pas débiteurs de Dieu, eux qui cependant ne sauraient apprécier l'immensité de leur dette. [2,3] On objectera peut-être que les justes sont, à la vérité, débiteurs de Dieu, mais que la dette des hommes du siècle est beaucoup plus grande, eux dont les péchés sont plus grands. Raisonner de la sorte, n'est-ce point dire : Je suis innocent, parce qu'un autre est plus coupable; je suis juste, parce qu'un autre ne l'est pas; je suis excellent, parce qu'un autre est très mauvais. D'abord, il est honteux pour une âme sainte de s'imaginer que ses vertus croissent avec les vices d'autrui, et de se trouver meilleure par la comparaison de ceux qui sont pires. Car, c'est un triste genre de consolation, que de se rassurer sur les misères des hommes pécheurs, alors surtout que l'Apôtre nous ordonne de nous réjouir avec ceux qui se réjouissent, de pleurer avec ceux qui pleurent, de songer non pas à nos propres intérêts, mais à ceux d’autrui. Je veux bien que ces sortes de comparaisons soient justes et honnêtes, peut-on les regarder comme étant exactes? Qui donc est assez sûr de ce grand et terrible jugement de Dieu? Et qui peut dire: Je dois moins, celui-là doit plus. En un mot, quel homme peut présumer de soi, ou désespérer d'un autre? Car, dit l'Apôtre, nous paraîtrons tous devant le tribunal de Jésus-Christ, et chacun portera son fardeau. N'y a-t-il donc point de différence, dira-t-on, entre les saints et les pécheurs? Il y en a, et beaucoup assurément. Mais, comme l'Ecriture dit : Heureux l'homme qui craint toujours! et que l'âme du sage n'est jamais sûre de son propre salut, quoiqu'il y ait un intervalle immense entre les saints et les pécheurs, je demande pourtant à ceux qui font profession de piété, s'il est un homme qui soit assez juste au témoignage de sa conscience, s'il est un homme qui ne redoute point la terrible sévérité du jugement futur, s'il est un homme qui puisse se promettre la persévérance? Si toutes ces choses sont impossibles, comme elles le sont en effet, qu'on me dise, de grâce, pourquoi l'on ne s'efforce pas de racheter, au moins à la mort, par un généreux sacrifice de ses biens, toutes les dettes qu'on a pu contracter par les offenses de sa vie? Au reste, j'avertis mes lecteurs que ce discours ne s'adresse pas à tous les saints, mais seulement à ceux qui, tout en faisant profession de piété, ne renoncent pas néanmoins aux richesses. A l'égard de ceux qui, dégagés de tout fardeau, suivent la voie du Sauveur, et imitent le Seigneur Jésus-Christ non seulement par leur sainteté, mais encore par leur pauvreté, je n'ai rien à dire, si ce n'est ce que dit le Prophète : Vos amis, ô Dieu, sont l’objet de ma vénération, car je les honore comme les imitateurs du Christ, je les respecte comme les images du Christ, je les admire comme les membres du Christ, et je ne me souviens d'eux que pour mériter leur souvenir. [2,4] Ce que nous avons dit pourra sembler peut-être injurieux aux personnes qui professent la piété. Quoi! nous objectera quelqu'un, une veuve riche, qui conserve au sein de sa viduité une vaste opulence, quoi! une vierge qui embrasse la chasteté et consacre son corps à une vie sans tache; quoi! des époux qui renoncent à l'œuvre conjugale, qui font abnégation d'eux-mêmes, qui vivent dans le mariage comme s'ils n'y vivaient pas ; quoi! un moine qui combat pour Dieu dès le berceau; quoi! un clerc qui porte le fardeau du sacré ministère avec une fidélité persévérante, quoi! toutes ces personnes risquent le salut éternel, si, pendant leur vie, elles conservent tous leurs biens, si, à l'heure de la mort, elles ne les abandonnent pas aux indigents? C'est trop peu de chose, pour décider une pareille question, que mes paroles et mon autorité. Voyons donc quels sont à cet égard les enseignements des livres saints et des préceptes sacrés; alors nous fonderons avec sagesse les bases de notre opinion sur la règle posée par Dieu. Et ici, que personne ne s'imagine pouvoir invoquer en sa faveur des exemples anciens, en disant qu'il y eut peut-être, ou dans la loi ou avant la loi, des saints qui furent riches. Les temps ne sont plus les mêmes, la face des choses est changée. Avant la loi, il était libre à tous de posséder et même d'acquérir des richesses, parce que la verge des interdits célestes ne se faisait point sentir. Là où il n'y a point de loi, dit l'Apôtre, il n’y a point de prévarication. La loi a donc fait que certaines choses n'ont plus été permises, suivant ces paroles : Je n’aurais point connu la convoitise, dit l'Apôtre, si la loi ne disait : Tu ne convoiteras point. De là vient que, avant la loi, on possédait innocemment des richesses que Dieu n'avait point proscrites. Sous la loi aussi, tous avaient presque le même privilège, car elle n'interdisait à aucun homme de posséder ce qu’il voulait, pourvu qu'il possédât justement. C'est pourquoi les gens de bien usaient alors de toutes leurs richesses, suivant les bornes posées par la loi, marchant, comme il est écrit, dans les ordonnances et les commandements du Seigneur, sans aucune plainte. C'est aussi de cette manière que marchèrent les pieux personnages dont il est question : Anne la prophétesse, qui vivait dans les jeûnes et les prières ; ce Nathanaël, décoré dans l'Évangile du nom de véritable Israélite, et proposé à l'admiration par le Sauveur lui-même; Tobie, qui dépassait les préceptes de la loi par la magnanimité de son zèle, qui rendait aux morts les derniers devoirs au risque même de sa vie, qui se réduisait à l'indigence pour secourir les pauvres, qui, dans sa tendre libéralité destinait à son mercenaire une part de tous ses biens, conduite d'autant plus étonnante qu'il était déjà riche, d'autant plus admirable qu'il avait été pauvre d'abord : car, les richesses, au sortir de l'indigence, nourrissent presque toujours un plus grand désir de posséder. [2,5] Tels étaient donc les saints d'alors; ils jouissaient de tout suivant la loi, ils renonçaient à tout suivant l'Évangile. Ainsi donc, la perfection consistait dans l'obéissance à la loi, et il y avait autant de mérite avec des œuvres moindres, qu'il y en a sous l'Évangile avec des œuvres plus grandes. La loi fut pour lors une sorte d'Évangile; et par-là, se montrer soumis à la loi, c'était accomplir l'Évangile en quelque façon. L'autorité de la loi n'est donc plus un titre que l'on puisse invoquer aujourd'hui ; car ce qui était vieux est passé, comme dit l'Apôtre, tout est devenu nouveau. Il y avait alors plus d'indulgence, plus de liberté. Alors, on permettait l'usage des viandes ; maintenant, on prêche l'abstinence. Alors, il y avait bien peu de jours où il fallût jeûner; maintenant, toute la vie est en quelque sorte un jeûne continuel. Alors, la vengeance pouvait servir les opprimés; aujourd'hui, ils ne leur reste que la patience. Alors, la loi favorisait la colère; aujourd'hui, elle la combat. Alors c'était le glaive qu'elle présentait à l'accusateur; aujourd'hui, c'est la charité. Alors, elle se prêtait aux plaisirs de la chair; aujourd'hui l'Évangile condamne même un regard. Alors, les voluptés charnelles trouvaient une sorte d'autorisation; maintenant, tes yeux mêmes sont asservis à un frein. Alors, la loi agrandissait la couche maritale pour y introduire plusieurs femmes ; maintenant, elle la rétrécit pour en exclure même une seule, dans le zèle d'une chaste affection. Car il faut, dit l'Apôtre, que ceux qui ont des femmes, soient comme s'il n'en avaient point; — Ceux qui pleurent comme s'ils ne pleuraient point; ceux qui se réjouissent, comme s'ils ne se réjouissaient point ; ceux qui achètent, comme s'ils ne possédaient point ; — ceux qui usent des choses de ce monde, comme s'ils n'en usaient point : car la figure de ce monde passe. Voyez comme le docteur suscité de Dieu règle tout en peu de mots, et renferme tous les devoirs dans les bornes d'une rigide perfection! non seulement il retranche les choses défendues, mais encore il limite les choses permises ; il resserre l'usage du mariage, la perfidie des larmes, l'immodération des joies, la fureur de posséder, la passion d'acquérir, et enfin les voluptés de ce monde si courtes et si éphémères. Mais pourquoi tout cela? Pourquoi! si ce n'est assurément, comme il le déclare, parce que la figure de ce monde passe. Qu'ils sont donc indociles aux préceptes du Seigneur, ceux qui, loin de renoncer dès cette vie aux richesses, suivant l'ordre qu'il en a donné, ambitionnent encore de les posséder après leur mort, dans la personne de leurs proches! Qu'ils sont peu disposés à se déshériter eux-mêmes pour Dieu, les hommes qui refusent pour leur salut, de déshériter des étrangers! Ah! je leur dirais volontiers, à ces hommes-là, et sans ménagement : Quelle folie est la vôtre, malheureux! pour enrichir je ne sais quels héritiers, vous vous déshéritez vous-mêmes; pour laisser à d'autres des richesses d'un jour, vous vous condamnez vous-mêmes à une éternelle mendicité. [2,6] On va me demander peut-être ce que veut dire cela, que Dieu exige plus aujourd'hui des chrétiens par l'Évangile, qu'il ne demandait jadis aux Juifs par la loi. La raison en est manifeste. Si maintenant nous payons davantage à notre maître, c'est que nous devons plus. Les Juifs n'avaient que l'ombre des choses, nous avons la réalité! Les Juifs étaient les esclaves, nous sommes les enfants adoptifs; les Juifs avaient reçu le joug, nous avons reçu la liberté, les Juifs avaient la malédiction, nous avons la grâce ; les Juifs avaient la lettre qui tue, et nous avons l'esprit qui vivifie ; aux Juifs on avait donné pour maître un esclave, à nous, on a donné le Fils ; les Juifs parvinrent au désert en traversant la mer Rouge, nous, par le baptême, nous entrons dans le royaume; les Juifs mangèrent la manne, nous sommes nourris du Christ ; les Juifs avaient la chair des oiseaux, nous avons le corps de Dieu ; ils avaient la rosée céleste, nous avons le Dieu du ciel, lui qui, au langage de l'Apôtre, ayant la nature divine, s’est humilié jusqu'à la mort, et à la mort de la croix, non content de subir pour nous une simple mort, s'il n'eût mis le comble à cette mort volontaire en y ajoutant les plus cruels supplices. Qu'est-ce donc que l'homme paiera, lui pour qui le Christ s'est livré à des peines si amères? Que donnera-t-il en retour au Seigneur, lui qui doit un Dieu au Dieu par qui il fut racheté? Voilà donc le motif pour lequel le Seigneur exige de nous un dévouement plus parfait, puisqu'il a acheté à si haut prix ce droit à nos hommages. De là vient que le bienheureux Apôtre dit : Qui donc nous séparera de l'amour de Jésus-Christ? Sera-ce l’affliction, les angoisses, la persécution, la faim, la nudité, le péril, le glaive? Suivant l'Apôtre, nous ne devons pas seulement à Dieu nos trésors et nos richesses, mais encore la faim, le glaive, les souffrances, l'effusion de notre sang, le sacrifice de notre vie, une mort enfin assaisonnée des plus affreux tourments. Les justes doivent comprendre par là que ce n'est point assez pour Dieu de lui donner toutes leurs richesses ; s'ils lui abandonnent leurs biens, ils se doivent encore eux-mêmes. Alors, comme nous le disions, qu'une veuve ne s'imagine pas qu'il lui suffit pour le salut éternel, de son état de viduité, mais qu'elle voie dans saint Paul ce que Dieu exige d'elle : Celle, dit-il, qui est vraiment veuve et délaissée, espère en Dieu, persévère jour et nuit dans la prière et l'oraison; — Car une veuve qui vit dans les délices est morte. Dans un seul et même précepte, l'Apôtre désigne deux sortes de viduité, l'une qui conduit à la vie, l'autre qui conduit à la mort, puisqu'il place la mort dans les délices. Assurément, il ne veut pas qu'elle soit riche, celle qu'il ne veut pas voir dans les délices; car, tout le fruit des richesses consiste dans l'usage des plaisirs; ôtez les plaisirs, vous ne laissez plus de motifs à l'opulence. [2,7] Puisque l'Apôtre enseigne que la mort d'une veuve est dans les délices, il veut donc manifestement que tout soit distribué pour la vie éternelle, lui qui défend de rien réserver pour un usage de mort. C'est pour cela qu'il dit : Celle qui est vraiment veuve et délaissée, espère en Dieu, nous apprenant ainsi que c'est peu pour une veuve de ne point vivre dans les délices, dans les richesses, si elle n'est encore attachée de cœur à Dieu ; si elle n'est appliquée à la prière, si elle n’est séparée de tous les attraits du monde, et par là véritablement veuve. Or, toute veuve qui veut arriver a la vie et échapper à la mort, doit se persuader qu'il ne lui suffit point d'avoir renoncé aux délices et aux richesses, si elle ne mérite encore par la prière et les travaux d'être regardée comme une véritable veuve de Dieu ; car il est certain que nous demeurerons dans le corps du Christ, suivant que nous nous serons attachés au Christ dans le siècle. Il est écrit : Mon âme s'est attachée à vous; votre droite ma soutenu; preuve manifeste que la main de Dieu soutiendra dans le siècle futur les âmes seulement, qui se seront unies à lui dans le siècle. Telle est donc la règle qui doit guider les veuves. Car pour ce qui regarde les époux qui professent la continence et qui sont remplis de l'esprit de Dieu, peut-on douter qu'ils ne veuillent soustraire leurs richesses à des héritiers mondains, eux qui se sont séquestrés du monde? Et comment, après avoir fait abnégation d'eux-mêmes, transmettraient-ils à autrui ce qui leur appartient? Doués d'une vertu si rare, foulant aux pieds dans l'austérité d'une admirable continence, des voluptés permises, et ce qui est plus encore, des plaisirs dont ils avaient goûté la douceur, y aurait-il donc quelque chose de leurs biens qu'ils ne consacrassent point à Dieu, lors qu'ils ont fait de leur âme le séjour de Dieu lui-même? A mon avis, on peut très bien appliquer à de tels époux ces paroles du prophète: Réjouis-toi, stérile qui n'enfante pas ; chante des cantiques de louanges, pousse des cris de joie, toi qui n'avais pas d’enfant ; car l’épouse abandonnée est devenue plus féconde que celle qui à un époux. Elle est stérile, en effet, celle qui n'enfante pas; elle est délaissée, celle qui a fui tous les charmes du monde; elle est sans époux, celle qui a un mari comme si elle n'en avait pas. Peut-on douter que de tels époux, pendant qu'ils sont ici-bas, ne vivent pour Dieu dans leurs biens, comme dans leurs personnes, et, qu'au sortir de la vie, ils ne retournent, avec leurs richesses, au Dieu pour lequel ils ont vécu? Autrement, s'ils donnaient leurs biens au siècle, s'ils les abandonnaient au siècle, ils se pareraient en vain du titre de religion, et ils feraient penser qu'ils ont vécu toujours pour celui qu'ils enrichissent en mourant. C'en est assez au sujet des époux. [2,8] Passons maintenant aux Vierges sacrées ; le Sauveur lui-même a tracé la règle de leurs devoirs dans la parabole des dix Vierges, et, s'il assure que les vierges folles seront livrées aux peines éternelles, c'est uniquement parce qu'il sait que les œuvres de miséricordes doivent leur manquer. Par là, il nous montre manifestement combien il attache de prix à une aumône abondante, puisqu'il dit que, sans la miséricorde, la chasteté même devient inutile à une vierge. Mais il en est peut-être quelques-unes qui se font illusion, et qui se persuadent que c'est bien assez pour elles si, possédant une grande et immense fortune, elles s'en tiennent à de faibles dons. Je ne veux point combattre cette opinion, si elle est raisonnable : que l'on donne peu, s'il suffit de donner peu; mais j'ignore si cela suffit, ou plutôt, je sais fort bien que cela ne suffit pas. Pensent-elles autrement ; permis à elles de penser ainsi. Tout ce que je sais, c'est que les lampes des vierges folles s'éteignirent, suivant la parole de Dieu, parce qu'elles n'ont pas l'huile des bonnes œuvres. Toi donc, ô vierge, penses-tu avoir assez d'huile? Les vierges folles, elles aussi, pensaient comme toi; sans cette erreur, elles eussent travaillé à s'en procurer. Car, puisqu'elles voulurent en emprunter ensuite, et qu'elles en cherchèrent avec empressement et sollicitude, c'est une preuve qu'elles en eussent cherché d'abord, si une funeste illusion ne les eût séduites. Toi donc, ô vierge, prends garde que tu ne sois aussi au dépourvu, tout en croyant ne manquer de rien. Tu te glorifies du même titre, de la même profession. Tu es vierge, elles étaient vierges, elles aussi ; tu crois être sage, elles étaient loin de se croire folles; tu crois avoir de la lumière à ta lampe, elles laissèrent éteindre leurs flambeaux, parce qu'elles espéraient trouver de la lumière. Et, s'il est écrit qu'elles disposèrent leurs lampes, c'est qu'elles croyaient pouvoir les allumer. Enfin qu'ajouter de plus? je pense qu'il restait encore une faible lumière dans ces lampes ; car, si les vierges, comme nous lisons, tremblaient de les voir s'éteindre, il fallait bien que leur appréhension reposât sur quelque chose. Leur crainte n'était pas sans fondement; les lumières s'éteignirent en effet, et les vierges furent plongées dans les ténèbres. Si la lampe de virginité jeta quelques faibles lueurs, ce fut pour elles chose bien infructueuse, puisque l'huile venant à manquer, les lueurs disparurent aussitôt. Par où l'on doit comprendre que le peu, est comme rien : il est assez inutile d'allumer une lampe qui va s'éteindre à l'instant même ; il ne sert à rien qu'une chose brille, si elle doit trouver son déclin dans son lever; qu'elle n'ait un commencement de vie, que pour avoir un terme de mort. Il est donc besoin d'une lampe, afin que la lumière puisse être de longue durée; car, si les flambeaux dont les-hommes se servent pour quelques moments, laissent faillir et manquer la lumière, lorsque l'huile n'est point assez abondante, combien ne t'en faudra-t-il pas à toi, vierge, afin que ta lampe luise dans l'éternité? Il ne suffit donc pas pour mériter la vie éternelle de croire posséder ce qu'on ne possède point en effet. Les folles présomptions vous perdent, et ne vous sauvent jamais. Car, dit l'Apôtre, si quelqu'un s'imagine être quelque chose, lorsqu'il n'est rien, il se trompe lui-même. A moins, peut-être, que Dieu ne vous ait tracé par révélation les bornes de l'aumône, et que l'esprit saint n'ait prescrit à vos largesses un terme que vous ne puissiez dépasser sans crime; à moins encore que vous ne regardiez comme une sorte de transgression, une piété plus grande que celle qui vous est commandée par Dieu. S'il en est ainsi, je ne vous défends point d'user de la science que vous tenez de lui; si, au contraire, cette prétention n'est pas moins trompeuse que ridicule, quelle insigne folie de ne pas apporter une sage et timide prévoyance à faire tout ce qui dépend de vous, quand vous ignorez entièrement ce qu'il faut pour le salut. [2,9] Il reste quelques mots à dire des ministres, des prêtres et des clercs, quoique ce soit peut-être assez superflu. Car, tout ce qu'on a dit déjà les regarde plus spécialement sans doute, eux qui doivent servir d'exemple aux autres, et les surpasser en vertu, comme ils les surpassent en dignité. Rien de plus honteux que d'être recommandable par l'élévation du rang, et méprisable par la bassesse des mœurs. Car, une principauté sans un mérite supérieur, qu'est-ce autre chose qu'un titre honorifique sans application? Une dignité en un homme sans talents, qu'est-ce autre chose qu'une pierre précieuse jetée dans la boue? Et voilà pourquoi ceux qui sont en spectacle du haut des sacrés autels, doivent briller par leur mérite, autant que par le grade qu'ils occupent. Puisque Dieu a tracé à des hommes jetés au milieu du peuple, à des femmes de la condition la plus infime des règles de vie si austères et si parfaites, quelle sainteté n'exige-t-il pas de ceux qui sont appelés à instruire les autres pour les rendre parfaits, de ceux qu'il a voulus exemplaires en toutes choses, au point de les astreindre à un genre de vie particulier, avec la sévérité et de la loi nouvelle et de la loi ancienne. Car, bien que l'ancienne loi accordât largement à tous les Juifs la liberté de multiplier leurs richesses, néanmoins les Prêtres et les Lévites étaient resserrés à cet égard dans de certaines bornes, et ne pouvaient posséder ni terre, ni vigne, ni aucun autre fonds. Il est aisé de juger par là si notre Dieu permet aujourd'hui à ses clercs qui vivent sous l'Evangile, de laisser après eux à des héritiers profanes ce que les prêtres de l'ancienne loi n'avaient pas même la faculté de posséder. De là vient que, dans l'Evangile, le Sauveur ne se borne pas à leur conseiller la perfection, mais leur en fait un devoir impérieux. Que dit-il à ce jeune homme laïc? Si vous voulez être parfait, allez, vendez ce que vous possédez, et donnez-le aux pauvres. Et à ses ministres? dépossédez ni or, ni argent, ni monnaie dans vos ceintures. — N'ayez point un sac dans la route, ni deux habits, ni souliers, ni bâton. Voyez quelle différence dans ce double avertissement du Seigneur! Il dit au laïc: Si vous voulez, vendez ce que vous possédez ; au ministre : Je ne veux pas que vous possédiez. Encore même, il ne se contente pas d'interdire à son Apôtre la jouissance d'une fortune considérable, il va jusqu'à lui défendre d'avoir un sac dans un long voyage, et l'oblige à ne porter qu'une seule tunique. Et quoi ensuite? Comme si c'était trop peu, il ordonne à ses serviteurs de parcourir nu-pieds l'univers tout entier, et ne leur accorde pas même une chaussure contre la rigueur du froid. Que pouvait-il ajouter de plus? Il arrache un sac à la main de l'Apôtre, et ne laisse pas l'usage d'un faible bâton à ses ministres qui vont se disperser par toute la terre. Et après cela, ce n'est point assez pour leurs successeurs, les Lévites et les prêtres, eux qui sont chargés de la haute administration des choses divines, de se voir eux-mêmes dans l'opulence, s'ils ne laissent encore de riches héritiers. Rougissons donc de cette infidélité. C’est bien assez de mépriser Dieu jusqu'au dernier terme de notre vie ; pourquoi cherchons-nous à étendre ce mépris jusqu'au delà du tombeau? [2,10] Nous avons parlé des conditions diverses et des devoirs qu'elles imposent, parce que certaines personnes qui font profession de piété s'imaginent, comme nous l'avons dit, n'être pas obligées de donner leurs biens au Seigneur, ou l'être moins que les gens du monde; tout au contraire, cette obligation devient pour eux d'autant plus rigoureuse que le serviteur qui connaît la volonté de son maître sans l'accomplir sera frappé de coups, tandis que celui qui ne la connaît pas recevra peu de coups. Or, la religion, c'est la connaissance de Dieu; conséquemment, tout homme religieux, par là même qu'il pratique la vertu, déclare qu'il est instruit des volontés de Dieu. La profession de piété n'affranchît donc point d'une dette, elle ne fait que l'accroître; car, en prenant un nom saint, on s'engage à la sainteté. Ainsi, l'on doit faire d'autant plus qu'on a promis davantage, suivant ces paroles: Il vaut beaucoup mieux ne pas s'engager, que de ne pas accomplir sa promesse après un vœu. [2,11] Mais, dira quelqu'un, si les choses vont ainsi, l'indévotion présente plus de garanties que la piété. Point du tout. Car, un homme religieux se trouve débiteur, dès lors qu'il fait profession de piété, et un homme indévot, quand il néglige la pratique de la vertu; tous deux ont une dette respective, suivant la différence de leur condition. Le juste doit à Dieu l'accomplissement de tous les devoirs qu'il se glorifie de connaître; l'impie, au contraire, l'accomplissement des devoirs mêmes qu'il ne prend pas la peine de connaître. C'est de lui spécialement que la parole sainte a dit: Il a cessé de comprendre, afin de ne pas faire le bien. Toutefois, comme je paraîtrais avoir surchargé les justes, en avançant que, par la profession d'un nom saint, ils s'engagent à la pratique de la vertu, soulageons-les de ce fardeau, et supposons qu'il n'en est point ainsi que nous l'avons dit. Considérons enfin plutôt ce que nous devons faire par raison, que ce que nous devons faire par état; plutôt ce qui est nécessaire que ce qui est de conseil. Dites-moi, je vous prie, vous tous, gens de bien, est-il un homme qui en faisant une chose, n'ait pas en vue ou son salut ou du moins quelque autre avantage? ïl n'en est point, je pense. Car nous sommes tous portés par la voix et l'impulsion de la nature à aimer, à rechercher notre utilité. Un soldat regarde la milice comme une chose belle ; un commerçant, le négoce comme une chose utile; un laboureur, l'agriculture comme une chose fructueuse. Et quoi encore? Les voleurs aussi, les larrons, les empoisonneurs, les sicaires et tous les scélérats pensent trouver leur avantage dans ce qu'ils font; ce n'est pas que le crime donne le bonheur a l'homme, mais celui qui fait le mal, ne le fait que parce qu'il croit y trouver son utilité. Et nous donc, quelle autre cause nous a fait rechercher la philosophie de la religion, si ce n'est l'espoir des biens qui nous en reviendraient? Nous avons songé à la courte durée des choses présentes, à l'éternité des choses à venir, pesant le prix de celles-ci et le néant de celles-là. Nous nous sommes représenté aussi le juge futur et les terribles suites de ces redoutables assises ; cette vallée de pleurs éternels et ce gouffre ardent au milieu des peuples rassemblés: gouffre épouvantable, dont le séjour est le plus grand de tous les maux, dont l'aspect et la crainte sont déjà un grand mal. Nous nous sommes retracé, après ces horreurs et ces tourments, d'autres spectacles pleins d'éclat et de félicité: de nouveaux cieux, une nouvelle terre, une face de chose plus brillante, l'éternel domicile de la justice, une autre création, par delà nos cieux pâles et ternes, les maisons dorées de tous les saints, des palais resplendissants de pierres précieuses, reluisants de l'éclat des métaux immortels, une lumière mille fois plus vive et qui ne cesse de jeter au loin ses rayons pourprés, une béatitude riche en biens ineffables, une éternité de joie avec les célestes habitants, cette société des Patriarches et des Prophètes, cette fraternité avec les Apôtres, cette dignité des Martyrs, cette ressemblance de tous les saints avec les anges, cette immensité de célestes richesses, cette affluence d'immortelles délices, et cette vie intime avec Dieu. C’est donc la pensée et la contemplation de toutes ces choses qui nous a fait embrasser le culte et les devoirs d'une religion sainte. Nous nous en sommes fait en quelque sorte un avocat et un intercesseur puissant pour obtenir de si grands biens ; nous avons recouru à sa protection et à son patronage avec une humilité empressée. [2,12] Or, puisque nous avons songé à d'aussi grandes choses et que nous les avons demandées, voyons maintenant et examinons avec soin si nos œuvres ou nos biens peuvent suffire à les acheter de Dieu. Sont-ils insuffisants? Comment, je vous le demande, chacun de nous pour sa propre utilité ne donnera-t-il pas tout ce qu'il a, puisqu'il ne peut donner tout ce qu'il doit? Faut-il hésiter, après que le Sauveur lui-même, notre Dieu, nous assure qu'il n'y a rien de plus utile, ni de plus salutaire pour l'homme que de placer en œuvres de miséricorde ses trésors et ses richesses? Il insiste principalement sur ce point et dans l'ancienne et dans la nouvelle loi, lorsqu'il dit que donner, c'est s'enrichir, et que l'aumône délivre de la mort. Et ailleurs, en parlant du juste: Il a répandu ses biens sur le pauvre; la justice subsistera dans tous les siècles. Dans l'Evangile : N'amassez pas des trésors sur la terre. Et encore: Vous ne pouvez servir Dieu et Mammon. Et encore: Malheur à vous, riches, parce que vous avez votre consolation. Il dit aussi aux hommes avares et inhumains : Allez dans le feu éternel qui a été préparé pour le diable et pour ses anges. Il est aisé de comprendre quel sera leur éternel supplice, à eux, puisqu'ils doivent partager la destinée du démon. Et toutefois, ces peines effroyables deviennent le châtiment, non de ces crimes atroces de fornications, d'homicides, de sacrilèges, mais seulement de l'avarice, et d'une inhumanité qui abdique la miséricorde. Car nous pouvons sentir quelles souffrances devront éprouver ceux qui, à d'autres péchés, joignent encore celui de l'avarice, puisque les plus cruels tourments attendent ceux qui, exempts de tout péché, n'ont trouvé leur sentence de mort que dans le crime de l'avarice. Certes, si nous croyons à la réalité de ces peines futures, nous devons travailler sans doute à nous en garantir ; mais si nous ne travaillons point à nous en préserver, assurément nous n'y croyons pas; et, si nous n'y croyons pas, nous sommes loin d'être chrétiens. Car, on ne saurait qualifier du titre de chrétien, celui qui ne pense pas qu’il faille croire au Christ. [2,13] Mais soit, tout coupables que nous sommes, ne redoutons point ces châtiments dont je viens de parler. Cependant, pouvons-nous, dépourvus de mérite, espérer une récompense? Ainsi donc, si nous ne donnons point nos richesses pour la rédemption de nos péchés, donnons-les au moins pour acheter la béatitude; si nous ne les donnons point pour nous garantir de la damnation, au moins donnons-les pour avoir droit aux récompenses. Car, si les justes n'ont point de fautes passées qu'il leur faille racheter, il est cependant des biens éternels qu'ils doivent acquérir à grand prix. S'il n'y a point de châtiment à craindre, il est toutefois un royaume à ambitionner. Et dès lors, si les justes n'ont rien à racheter, ils ont pourtant quelque chose à acquérir. A moins, par hasard, qu’on ne craigne de perdre à ce marché, c'est-à-dire, de prêter plus qu'on ne recevra, de ne retirer d'un fonds immense que de légers intérêts, de ne pas compter des recettes égales aux dépenses, de voir son argent en danger, une fois qu'on a livré un prix énorme, et, après avoir prêté beaucoup au Seigneur sur la terre, de ne pas trouver peut-être au ciel un débiteur solvable dans le Christ. Si vous êtes dans cette funeste appréhension, je n'ai rien à vous dire, parce que rien ne sert à celui qui doute ; une opération est nulle, lorsqu'elle n'est pas fondée sur la confiance, et celui-là prête vainement à intérêt, qui n'espère rien recevoir. C'est le Christ, comme nous le confessons, qui rétribue suivant les œuvres. Si donc vous regardez comme pauvre celui qui ne peut rendre, comme infidèle à sa parole celui qui refuse de le faire, comment pouvez-vous attendre votre rétribution de celui que vous croyez dans l'impossibilité de vous payer, et que vous savez de mauvaise foi? S'il n'en est point ainsi, et si vous êtes persuadé qu'il peut effectuer ses promesses, quelle folie, quel égarement de ne lui point donner autant que vous pouvez, assuré que vous êtes de recevoir beaucoup plus que vous n'aurez donné? Quel malheur pour vous de ne rien vouloir retirer des choses que vous laissez, quand vous pouvez posséder tous les biens auxquels vous croyez! [2,14] Mais, hélas! l'on ne croit point en Dieu, ce me semble. Et qu'ai-je dit? Plût au ciel que ce fut pour moi un doute seulement, et non une vérité démontrée! Je travaillerais peut-être à vaincre en moi mes soupçons, et je forcerais mon esprit à rejeter ces doutes pour l'appliquer à des pensées plus douces. Mais, que faisons-nous? Ce n'est point le doute qui l'emporte, c'est l'évidence qui nous presse. Peut-on croire en Dieu du fond du cœur, sans lui faire cession de ses biens? Peut-on lui engager son âme, et lui refuser ses trésors? Peut-on ajouter foi aux célestes promesses, et ne rien faire pour y participer? Aussi, quand on est témoin de cette étrange conduite, il faut bien confesser ouvertement que les hommes manquent de foi. Comment penser qu'ils croient à Dieu, lorsque leurs œuvres nous crient qu'ils n'y croient pas. Nous devons bien alors gémir et pleurer sur l'infidélité de presque tous les hommes. O malheur! ô perversité! L'homme croît à l'homme, et il ne croit point à Dieu. On espère en des promesses humaines, on doute de celles de Dieu; tout enfin, dans les affaires d'ici-bas, se fait par l'espérance de l'avenir; même, cette vie éphémère ne se nourrit et ne se soutient que d'espérance. Car, si l'on confie la semence à la terre, c'est afin de recouvrer avec usure ce qu'on lui a prêté. Si l'on donne tant de soin à la culture de la vigne, c'est que l'on se console dans l'espoir de la vendange. Si le marchand épuise ses trésors en achats, c'est qu'il espère les grossir plus tard par la vente. Si le navigateur confie ses jours aux vents et aux tempêtes, c'est pour arriver au terme de ses vœux et de ses désirs. Qu'ajouter encore? La paix, au milieu des nations féroces et barbares, s'appuie sur l'espérance, et se consolide sous la garantie d'une foi réciproque. Les voleurs, eux aussi, et les hommes de sang se fient les uns aux autres, et comptent sur l'exécution des promesses qu'ils se sont mutuellement faites. Tout enfin, parmi les hommes, repose, comme je l'ai dit, sur l'espérance. Dieu est le seul en qui l'on n'espère point. Notre maître a imprimé une marche fidèle aux éléments et à la nature du monde, et il est le seul à qui presque tous refusent de croire, auteur qu'il est des qualités qui nous donnent de la confiance pour les choses de la création. [2,15] On pourra dire peut-être que, si les hommes usent de leurs biens, ce n'est pas toujours un acte d'infidélité, mais l'effet de la nécessité, et que les personnes religieuses ne manquent point de foi envers le Seigneur, mais qu'elles se réservent les choses nécessaires aux usages de la vie ; car, beaucoup de justes trouvent quelquefois dans leur sexe, dans leur âge, dans la faiblesse d'un corps débile et infirme, un obstacle à cette haute perfection qui dispense les richesses. Soit, acquiesçons à cela; mais disons en même temps que, si l'on se réserve ce qui peut suffire à ses besoins et à sa condition, il faut retrancher le superflu. Ayant, dit l'Apôtre, de quoi nous nourrir et de quoi nous couvrir, nous devons être contents. — Car ceux qui veulent devenir riches, tombent dans les tentations et dans le piège du diable. Donc, comme nous le voyons, le salut est dans les choses nécessaires, le piège dans le superflu, la grâce de Dieu dans la médiocrité, le piège du démon dans les richesses. Enfin, qu'ajoute aussitôt l'Apôtre?... qui précipitent les hommes dans l’abîme de la perdition et de la damnation. Donc, si les richesses ont en elles-mêmes un principe de mort, évitons l'opulence, pour n'y point trouver notre ruine. De grandes et nombreuses richesses précipitent dans la perdition; il faut donc les fuir, pour ne pas être entraîné dans l'abîme. Ainsi, le sexe, l'Âge, l’infirmité, tout en recherchant les choses nécessaires à la vie, doivent se contenter de ce qui suffit; en sorte que le superflu soit employé en bonnes œuvres. Mais vous, qui que vous soyez, homme ou femme, qui faites profession de piété, si vous brûlez du désir, ou de conserver vos richesses, ou de les accumuler, c'est bien en vain que vous prétextez vos infirmités. Quoi! ce sexe si faible ne peut-il vivre qu'en se fatiguant l'esprit par les soins qu'impose l'administration d'un immense patrimoine? Quoi! une vierge sainte, une veuve consacrée désormais à la chasteté, ne peuvent-elles persévérer intactes dans une profession pieuse, si elles ne pâlissent sur des monceaux d'or et d'argent, si elles n'ont une intime certitude de posséder plus de richesses qu'il n'en faut à leurs besoins? Et lorsque leur sexe et la bienséance leur font une urgente nécessité du repos, s'en trouverait-il une qui s'imaginât ne pouvoir obtenir un repos absolu au milieu de quelques serviteurs, si elle n'avait les oreilles frappées par le bruit d'un grand nombre d'esclaves, et assourdies par les tumultueuses clameurs d'une foule sans cesse retentissante autour d'elle? Certes, pour une sainte et désireuse du vrai repos, ce n'est pas seulement une grande agitation de supporter ces embarras, c'est encore une sorte de trouble d'en avoir le spectacle sous les yeux. Et quand même on voudrait soumettre ce grand nombre d'esclaves à la discipline et au silence, on ne pourrait le faire sans compromettre son repos, à soi ; tant les soins que vous apportez à réprimer les agitations extérieures, deviennent pour vous une cause de trouble! Or, ce que j'ai dit des femmes concerne tout le monde et s'applique également à tout âge, à tout sexe, à toutes sortes de tempéraments. Qu'on ne dise donc plus que les richesses sont compatibles arec la piété, ou qu'elles ne lui sont pas funestes; les richesses, loin de favoriser la piété, ne font que l'entraver encore; loin de la soulager, elles ne font que l'accabler sous de pesants fardeaux. Car, la possession et l'usage des biens ne soutiennent pas la religion, mais ils la renversent suivant ce que dit le Seigneur : Les soins de ce siècle et l’illusion des richesses étouffent la parole, et elle ne porte pas son fruit. C'est bien avec raison et justice que les richesses sont ici désignées comme trompeuses; car, on les croit, on les nomme des biens, et c'est ainsi qu'elles séduisent l'homme par ce vain titre, puisque ces biens éphémères deviennent pour lui des causes de maux éternels. [2,16] Quoi qu'il en soit, ainsi que Dieu l'a prédit, condescendons cependant aux langueurs et aux misères de certaines personnes, qui s'imaginent ne pouvoir absolument vivre sans de grandes richesses. Je le veux, vous, homme ou femme qui professez un nom saint, je le veux, conservez vos richesses; je le veux, conservez votre abondance jusqu'à la fin de cette vie, pourvu qu'alors au moins vous vous les rendiez utiles. Je le veux, jouissez dans cette vie de vos biens et de votre opulence, pourvu qu'à la mort vous n'alliez pas vous oublier vous-même, pourvu que vous songiez à rapporter ces biens à la gloire et à l'honneur de celui dont la munificence vous-en a doté. C'est chose humaine, ce qu'on vous demande à vous tous, riches du monde, c'est chose utile à votre bonheur. Si l'on ne peut obtenir de chacun de vous que-vous soyez pauvres en ce siècle, faites du moins que vous ne soyez pas réduits à mendier dans l'éternité. Cette indigence qui vous effraie si fort pour le temps, ne la craindrez-vous pas pour l'éternelle vie? Méticuleux que vous êtes sur des bagatelles, rayez une calamité longue et interminable. Pourquoi, redouter à ce point la pauvreté en cette vie, pourquoi trembler devant elle? C'est un bien moindre mal ce que vous craignez ici-bas. Si vous trouvez dur un dénuement temporaire, quel sera, je le demande, celui qui n'aura pas de fin? J'entre pour ainsi dire dans vos intentions et vos vœux. Si vous ne voulez pas vous dépouiller entièrement de vos biens, faites en sorte qu'un jour vous n'en soyez pas-privés. Encore une fois, nous vous demandons une chose qui doit vous charmer et vous plaire. Vous qui ne pouvez vivre sans richesses, travaillez à vous rendre riches pour l'éternité, suivant ces paroles : Si donc vous vous complaisez, rois des peuples, dans les trônes et les sceptres, aimez la sagesse, afin que vous régniez à jamais. Autrement, quelle erreur, quelle folie n'est-ce point, qu'il puisse se rencontrer un homme qui, après avoir vécu jusqu'au dernier jour dans une vaste opulence, crime déjà suffisant pour la condamnation arrivé à son heure suprême, ne songe pas à lui d'une manière salutaire et efficace, ne s'aide pas de ses biens en cette fâcheuse extrémité (d'autant plus que, les richesses accusant déjà leurs possesseurs, selon ces paroles : Malheur à vous, riches, il y a encore dans l'homme opulent bien d'autres désordres engendrés au sein des richesses, comme dans une sorte de foyer naturel), un homme qui, du moins à ses derniers instants, par le sacrifice de tous ses biens, ne cherche pas et ne travaille pas à mériter de partir sans crime, de s'en aller absous, de ne point laisser son âme à des supplices déjà prêts, que le corps doit partager plus tard? Qui donc est assez infidèle ou assez insensé pour ne point songer à cela, pour ne point craindre cela, pour employer son bien a rendre les autres heureux plutôt que lui-même ; pour perdre, dans ce dénuement absolu d'espoir et de ressources, la seule planche à laquelle il puisse se prendre encore, comme un naufragé au milieu des mers, et pour la perdre non seulement, mais aussi pour l'éloigner et la repousser loin de lui, travaillant à se dépouiller de tout ce qui pourrait lui devenir un moyen de salut? [2,17] Après cela, dites-moi, je vous prie, vous qui aimez le Christ, s'il est des hommes aussi durs et aussi cruels envers leurs ennemis, que ces riches le sont envers eux-mêmes? Car il n'est pas de barbares assez féroces, assez inhumains pour ne pas cesser de tourmenter leurs ennemis expirants et privés d'espoir; les riches, au moment du trépas, sont encore leurs persécuteurs à eux-mêmes. Et n'est-ce point en effet une persécution, la plus grande qu'on puisse voir, qu'un homme se déshérite lui-même, se prive de tous ses biens, se bannisse en quelque sorte ; et cela, non point de la manière accoutumée, mais par un procédé étrange et cruel? Les exilés, bien que bannis par le corps, ne le sont point par l’âme, captifs par la chair, ils continuent pourtant, s'ils le veulent, d'être libres par le cœur. Maïs ce dont je parle maintenant, est un nouveau supplice, un nouveau genre d'exil ; c'est l'âme elle-même qui est reléguée en servitude, c'est l'esprit qui se trouve dépossédé de ses biens. Oh! que les ennemis étrangers et charnels ont moins de cruauté! Ils en veulent au corps seulement, et vous à vos âmes. C'est peu de chose, en comparaison de vos forfaits, que la haine de ces hommes. Ce qui nuit dans le siècle présent est bien léger; mais, ce qui donne la mort dans l'éternité, est grave et pernicieux. Voilà pourquoi le Sauveur disait : Ne craignez point ceux qui tuent le corps, et ne peuvent tuer l’âme. C'est donc peu de chose que la haine qui blesse le corps, sans blesser l’âme, parce que l'âme reste alors à couvert du danger, et que la béatitude de l'esprit n'est point troublée par les souffrances de la chair. Le mal, le mal sans remède, le mal incalculable, c'est celui qui perdra tout l'homme à jamais. Et voilà pourquoi vos ennemis sont moins redoutables pour vous, que vous ne l'êtes à vous-mêmes. Car, il n'est pas d'inimitié qui ne s'éteigne à la mort; celle que vous avez contre vous-mêmes, vous vous efforcez de l'étendre au delà du tombeau.