[0] DION ou traité de sa vie. [1] Philostrate de Lemnos a écrit la vie des sophistes les plus connus jusqu’à son époque. Dès la première page de son livre il les partage en deux classes, les uns qui sont vraiment ce qu’indique leur nom, des sophistes; les autres, bien que philosophes, ont été comptés parmi les sophistes, à cause de leur talent de parole. C’est parmi ces derniers qu’il place Dion, ainsi que Carnéade d’Athènes, Léon de Byzance, et beaucoup d’autres qui, tout en s’adonnant à la philosophie, ont emprunté aux sophistes leur art de bien dire. Sur cette liste se trouve également Eudoxe de Cnide, le plus célèbre des disciples d’Aristote, aussi versé dans la science astronomique que le permettait son temps. Quant à Dion, son éloquence, vraiment d’or, peut lui valoir, quel que soit le sujet qu’il traite, le nom qu’on lui donne de sophiste, si toutefois il faut regarder comme un exercice de sophiste le travail oratoire: c’est une question que nous examinerons tout à l’heure. Dion n’a pas toujours eu les mêmes goûts; on ne peut le ranger parmi les sophistes; il a varié comme Aristoclès, mais en sens inverse. Tous les deux en effet ont changé; mais Aristoclès, de philosophe qu’il était à l’air sévère et au sourcil renfrogné, finit par devenir sophiste; non seulement il prit goût aux plaisirs, mais il voulut s’en rassasier. Après avoir passé sa jeunesse à soutenir les dogmes du péripatétisme, après avoir publié, pour l’instruction des Grecs, des ouvrages pleins d’un véritable esprit philosophique, il ressentit tant d’admiration pour les succès de la sophistique, qu’il eut regret, sur ses vieux jours, du grave personnage qu’il avait joué pendant de longues années, et il fatigua tous les théâtres de l’Italie et de l’Asie de ses déclamations. Il se prit même de passion pour le cottabe, se fit accompagner par des joueuses de flûte, et leur donna des festins. Dion, au contraire, quitta les vanités de la sophistique pour s’élever jusqu’à la philosophie. En cela la fortune le servit mieux encore que la réflexion, comme lui-même nous l’a raconté. Si l’on veut faire l’histoire de Dion, il faut distinguer ces deux époques dans sa vie, et ne pas le comparer tout simplement aux Carnéade et aux Eudoxe: ceux-ci en effet, quelque sujet qu’ils traitent, restent toujours philosophes quant au fond, mais ils sont sophistes dans la forme, c’est-à-dire qu’ils recherchaient tous les agréments, toutes les élégances du langage; on n’aurait pu déployer plus de grâces. Voilà pourquoi la foule, que leur parole tenait sous le charme, leur a donné le nom de sophistes. Mais, loin d’accepter ce titre, ils l’auraient, j’imagine, repoussé bien loin, du jour où la philosophie le prit en mauvaise part, quand Platon eut déclaré la guerre à ceux qui se désignaient par cette appellation. Quant à Dion, il s’est glorifié des œuvres de l’une et de l’autre époque de sa vie; il n’est pas d’accord avec lui-même dans ses écrits, puisqu’il a publié indistinctement tous les discours qu’il a composés sous l’influence d’idées toutes contraires. La dissemblance de ces discours nous amène à dire ce qu’il faut penser de l’homme même. Quand Philostrate ajoute, pour excuser Dion d’avoir écrit l’Eloge du perroquet, que des sujets de cette nature ne sont pas indignes d’un sophiste, il se donne à lui-même un démenti; car il avait commencé par dire qu’on faisait tort à Dion en le mettant, quoique philosophe, au nombre des sophistes: « Les anciens, dit-il, appelaient sophistes non seulement les rhéteurs habiles et distingués, mais aussi les philosophes doués d’une élocution facile; parlons de ceux-ci tout d’abord : sans être de vrais sophistes, comme ils en avaient l’apparence, ils en ont reçu le nom ». Puis il énumère des philosophes, parmi lesquels il compte Dion, et plusieurs autres encore à la suite de Dion; et après avoir parlé du dernier: « Voilà ce que j’avais à dire de ceux qui ont philosophé tout en passant pour sophistes. » C’est répéter, en d’autres termes, qu’ils n’étaient point sophistes, quoiqu’ils eussent pris cette qualification. Ailleurs il avoue qu’il ne sait dans quelle partie du chœur placer ce personnage, double en quelque sorte. Mais que disiez-vous donc tout à l’heure, Philostrate? Et pourquoi assuriez-vous que Dion n’est pas du tout ce qu’il paraît être? Pour moi, sans m’arrêter à relever minutieusement toutes ces contradictions, j’admettrai que Dion, tout en s’amusant à la manière des sophistes, n’en était pas moins philosophe, mais à une condition : c’est qu’alors encore il ait fait preuve d’équité et de bienveillance à l’égard de la philosophie; qu’il se soit gardé de jamais l’attaquer et de lancer contre elle des moqueries et des insultes. Or, entre tous les sophistes, personne n’a traité avec plus d’irrévérence les philosophes et la philosophie. Doué d’un talent original, c’est avec une pleine conviction qu’il s’était jeté dans la rhétorique, estimant qu’il valait mieux conformer sa vie aux idées généralement reçues qu’aux préceptes de la philosophie. C’était donc sérieusement qu’il composait contre les philosophes cet écrit, plein des images les plus brillantes et des figures les plus variées ; j’en dirai autant de son discours à Musonius. Ce n’est pas là, pour Dion, un simple exercice de style; c’est l’expression même de sa pensée ; je l’affirme hardiment, et je me ferai fort de le démontrer à ceux qui savent le mieux démêler l’ironie ou la vérité qui se cachent sous les paroles. Mais quand il se tourna vers la philosophie, c’est alors surtout que se manifesta toute la vigueur de son esprit. Comme s’il avait enfin reconnu sa véritable vocation, il s’éloigna de la sophistique, non par degrés, mais d’un seul bond, pour ainsi dire; il traita les questions, même purement oratoires, non plus seulement en orateur, mais en homme d’Etat. Si l’on veut voir de quelle manière différente s’expriment sur un même sujet l’homme d’Etat et l’orateur, il suffit de lire attentivement les éloges funèbres que Thucydide et Platon ont mis dans la bouche de Périclès et d’Aspasie. Chacun des deux écrivains est de beaucoup supérieur à l’autre, si on le juge d’après les règles particulières du genre qu’il a choisi. Dion ne voulut point se fatiguer aux spéculations abstraites de la philosophie, ni donner son attention aux recherches sur la nature et la formation des choses; il était un peu tard pour se mettre à ces études nouvelles; mais il prit aux doctrines du stoïcisme ce qui se rapportait à la morale. Personne, de son temps, ne se fit une âme aussi forte: il entreprit d’instruire les hommes, princes ou simples particuliers, individus ou peuples, et il consacra à cette œuvre tout ce qu’il avait acquis d’éloquence. On ferait donc bien, je crois, d’indiquer en tête de chacun de ses discours s’il l’a composé avant ou après son exil ; et cette mention, je voudrais qu’on la mît, non pas seulement, comme l’ont déjà fait quelques-uns, aux discours où l’on trouve des allusions à son exil, mais à tous sans exception. Ainsi seraient tout séparés les discours du philosophe et ceux du sophiste; nous ne risquerions pas, comme dans un combat de nuit, de rencontrer tantôt un ennemi qui poursuit de ses railleries, véritable écho des Bacchanales, Socrate, Zénon et leurs disciples, qui veut qu’on les pourchasse sur terre et sur mer, comme des fléaux dont il faut purger les villes et les Etats; tantôt un ami qui les couvre de couronnes, et les proclame des modèles de sagesse et de vertu. [2] C’est à tort que Philostrate place sur la même ligne l’Éloge du perroquet et l’Eubéen, quand il vient dire, à propos de ces deux ouvrages, pour justifier Dion, que ce n’étaient pas là des bagatelles indignes d’exercer le travail de l’écrivain. N’est-ce pas sacrifier une époque à l’autre? On commence par mettre Dion au nombre de ceux qui ont philosophé toute leur vie; puis on ne se contente pas de reconnaître que parfois il a fait œuvre de sophiste; on veut même le dépouiller de ses mérites d’auteur philosophe, en rapportant tous ses écrits à la sophistique. Nier que l’Eubéen soit un livre sérieux, sur un sujet sérieux, c’est à mon sens ne pouvoir admettre que même un seul des discours de Dion ait un caractère philosophique. L’Eubéen met sous nos yeux le spectacle d’une vie heureuse; pour le riche comme pour le pauvre je ne connais point de lecture plus salutaire: l’auteur en effet réprime les sentiments d’orgueil que donne l’opulence; il montre que la félicité ne consiste pas dans la fortune; il relève les âmes courbées sous le poids de la pauvreté, et leur défend de se laisser abattre. Tantôt c’est un récit dont le charme séduit tous ceux qui l’entendent; et Xerxès lui-même, ce Xerxès qui est passé en Grèce à la tête d’une si grande armée, reconnaît que sa destinée est moins heureuse que celle de ce chasseur qui vit sur les montagnes de l’Eubée, se nourrissant de millet. Tantôt ce sont des préceptes si admirables, qu’on apprend à ne plus rougir de la pauvreté, peut-être même à ne plus la fuir. Aussi c’est avec raison que de bons juges regardent ce discours comme le complément des traités sur la Royauté. Dans le dernier de ces traités, Dion établit qu’il y a quatre manières de vivre, différentes suivant le but que l’on poursuit: ceux-ci recherchent les richesses, ceux-là les plaisirs; d’autres courent après les honneurs; enfin il en est auxquels suffit une existence douce et sagement réglée. Dion décrit les trois premiers genres de vie pour montrer combien ils sont contraires à la raison. Quant au quatrième, il en parlera plus tard, dit-il à la fin de son livre: c’est celui que les dieux lui ont réservé. [3] Mettez à part ces personnages célèbres, les Diogène et les Socrate, d’un mérite si éminent : il n’appartient pas à tous de marcher sur leurs traces, mais à celui-là seulement qui se consacre entièrement à la philosophie. Mais prenez le commun des hommes: ils peuvent tous, s’ils le veulent, mener une existence juste et pure, se suffire à eux-mêmes, venir en aide aux autres; ils n’ont qu’à vivre comme cet heureux Eubéen que Dion met sous nos yeux. Ailleurs l’écrivain nous vante la félicité des Esséniens, qui peuplent à eux seuls toute une ville, près de la mer Morte, au milieu de la Palestine, non loin de Sodome. Du jour où Dion s’attacha à la philosophie et se proposa d’instruire les hommes, tous ses discours renfermèrent d’utiles leçons. Il suffit de le lire avec un peu d’attention pour reconnaître que sa manière d’écrire n’est pas uniforme: quand il soutient une thèse de sophiste, son style est tout autre que lorsqu’il traite un sujet politique. Dans ses premières œuvres il veut éblouir; il étale toutes ses richesses, semblable au paon qui s’admire lui-même; il se complaît à l’éclat de son langage; le seul objet qu’il se propose, c’est de charmer les oreilles. Voyez, par exemple, la Description de Tempé ou le Memnon: quelle recherche d’expression! Mais dans les livres composés plus tard, vous ne trouverez plus ces grâces frivoles et factices. La philosophie ne souffre pas les vains ornements, même dans le discours; elle veut cette simplicité grave et digne dont les anciens nous offrent le modèle, ce naturel qui est en parfaite conformité avec le sujet. Ces qualités des anciens, Dion les acquiert lorsqu’il se met à parler, à disserter sur les affaires humaines. Vous avez des exemples de cette éloquence ferme et précise dans la harangue à l’Assemblée du peuple ou dans le discours sur l’Administration du sénat. Prenez, si vous l’aimez mieux, une de ces harangues où, s’adressant aux villes, il exprime sa véritable pensée: là encore vous retrouverez la manière simple des anciens: Dion n’imite plus ces écrivains d’une date plus récente qui ne songent qu’à donner aux choses une élégante parure, comme il l’a fait dans ces œuvres dont je parlais tout à l’heure, Memnon et la Description de Tempé, ainsi que dans son discours contre les philosophes. Cette dernière composition a été faite, il a beau s’en défendre, pour le théâtre; elle a pour unique objet de plaire: comme rhéteur Dion n’a rien produit de plus charmant. Singulière destinée de la philosophie ! S’il est une comédie où on la tourne en ridicule, c’est la comédie des Nuées, et il n’en est point de plus célèbre; nulle part Aristophane n’a déployé plus de talent; voyez quelle verve, quel entrain! "Il (Socrate) attrape une puce, et dans un bain de cire Il la plonge. La cire alors va se figer, Et l’insecte est chaussé d’un brodequin léger. Socrate adroitement détache la chaussure; Et c’est avec cela qu’il calcule et mesure Le saut de l’animal ..." Aristide aussi s’est fait une grande réputation en Grèce par le discours qu’il a écrit contre Platon pour les quatre généraux: l’art semble absent de ce discours qu’on ne saurait rapporter à aucun des genres reconnus par les rhéteurs, si du moins on le juge d’après les règles ordinaires. Mais d’un bout à l’autre, que de beautés cachées! que de grâces! quel charme d’expressions et de pensées! Dion, dans sa diatribe contre les philosophes, a beaucoup de brillant, comme disent nos modernes, c’est-à-dire qu’il vise trop à l’effet; ce n’est pas un style mâle; mais enfin, dans ce genre d’éloquence, quelle supériorité! Pourtant il n’est jamais complètement infidèle à l’ancienne rhétorique, vers laquelle l’attirent ses préférences naturelles; et même, quand il s’en éloigne et se laisse aller au goût du jour, on retrouve encore Dion. Il garde de la retenue jusque dans ses écarts; il semble rougir des exagérations et des témérités de son langage : aussi le trouvera-t-on timide, si on le compare aux rhéteurs audacieux qui furent plus tard à la mode. Ses écrits, pour la plupart, sinon même tous, le placent immédiatement après les solides orateurs de l’ancien temps. Qu’il s’adresse à la foule ou à un simple particulier, nul ne s’exprime avec plus de dignité; son éloquence harmonieuse et châtiée, la gravité de ses mœurs font de lui le précepteur, le censeur qui convient à un peuple insensé. Le style de Dion n’est pas uniforme, avons-nous dit, mais cependant il se reconnaît facilement dans tous ses écrits soit de rhéteur, soit d’homme d’Etat. Ajoutons maintenant qu’il suffit de lire avec un peu d’attention n’importe lequel de ses livres pour se convaincre que, dans les sujets de l’un et de l’autre genre, les pensées décèlent également le génie propre de Dion. Que l’on prenne le moindre de ses discours, on y verra une incomparable fécondité d’invention; il excelle plus que tous les sophistes à trouver des arguments. D’autres que lui ont eu un esprit plein de ressources; mais à cet égard personne n’a été aussi richement doué; et puis un style admirable marque d’une empreinte particulière toutes les pensées de Dion. Voulez-vous connaître notre écrivain? lisez le Rhodien, le Troyen, et même, si bon vous semble, l’Éloge du moucheron. Car en se montrant toujours sérieux, jusque dans le badinage, Dion ne fait que suivre son inclination; et vous serez forcé d’avouer qu’en traitant tous les sujets, même les plus légers, il y porte le même soin, le même talent. [4] Dans tout ce que je viens de dire, je m’adresse surtout à ce fils, qui va bientôt me naître; car tandis que je parcourais les divers écrits de Dion, l’avenir s’offrait à mon esprit. J’éprouve déjà les sentiments d’un père ; je veux vivre avec mon fils à mes côtés, je veux l’instruire : il saura ce que je pense de chaque écrivain et de chaque ouvrage; je lui présenterai mes auteurs favoris en les jugeant l’un après l’autre; et parmi eux Dion de Pruse doit avoir une place distinguée, pour la forme et pour le fond de ses écrits. Par l’éloge que je fais de lui, mon fils apprendra à l’aimer, sans le mettre sur le même rang que les princes de la vraie philosophie; il goûtera ses écrits politiques, et c’est ainsi qu’il se préparera pour les enseignements les plus solides et les plus élevés. Tu feras bien, ô mon fils, quand ton esprit, fatigué par les recherches scientifiques, par le travail de la méditation, ou par l’étude trop prolongée de doctrines abstraites, aura besoin de repos, tu feras bien de ne pas passer aussitôt à la lecture d’une comédie ou d’une œuvre de pure rhétorique: la transition serait trop brusque. Recourir tout de suite à ces délassements, ce n’est pas garder la juste mesure: il faut se détendre l’esprit peu à peu; si l’on veut, et souvent on le voudra, descendre du grave au plaisant, que ce soit par degrés. Il suffit, pour cela, de parcourir ces écrits où les amis des Muses ont laissé leur imagination s’amuser et s’ébattre. Veut-on revenir ensuite aux études sérieuses? on reprend les mêmes lectures, on remonte par le même chemin. Tu ne peux rien faire de mieux, ô mon fils, que de fournir cette double carrière: les livres doivent tour à tour t’occuper et te récréer. J’estime que le philosophe doit se préserver de la rusticité comme de tous les autres défauts; qu’il s’initié au culte des Grâces, qu’il soit vraiment grec, c’est-à-dire que dans le commerce de la vie il ne reste étranger à aucune des œuvres de l’intelligence. La philosophie est née du désir de connaître, et l’enfant qui aime les fables fait présager en lui le goût des recherches philosophiques. Mais parmi les arts et les sciences est-elle un art, est-elle une science particulière? Non; elle résume en elle ce qu’il y a de plus général dans chaque science; elle les juge toutes: tantôt elle les inspecte de haut, tantôt elle les précède et les guide; toutes lui font cortège, comme à leur reine. Les Muses ne sont-elles pas toujours ensemble, comme leur nom même l’indique, soit que ce nom leur vienne des dieux, soit que les hommes aient appris des dieux à les appeler ainsi? Si elles forment un chœur, c’est qu’elles sont réunies. Aucune d’entre elles, dans les banquets de l’Olympe, ne fait sa partie en dehors des autres; aucune, sur la terre, n’a de temple ni d’autel élevé pour elle seule. Souvent, par faiblesse d’intelligence, on sépare ce qui doit rester indivisible; souvent des intelligences, trop étroites pour comprendre toutes les Muses, ne s’attachent qu’à l’une d’elles; mais la philosophie les embrasse toutes à la fois. Voilà pourquoi on nous représente Apollon présidant au concert des Muses. [5] Appelons artiste ou savant celui qui, n’écoutant que l’une ou l’autre des Muses, lui voue un culte exclusif; le philosophe est celui qui unit leurs divers accords pour en former un tout harmonieux. Mais ce n’est pas encore assez: il doit aussi, en dehors du chœur, avoir à lui son instrument. C’est ainsi qu’Apollon, dit-on, tantôt mêle sa voix à celle des Muses; il donne le signal du concert et règle la cadence; tantôt il chante seul, et son chant est une musique ineffable et sacrée. Le philosophe, tel que je le conçois, dans sa vie intérieure et dans ses rapports avec Dieu ne s’attachera qu’à la philosophie; mais, pour communiquer avec les autres hommes, il ne dédaignera point de cultiver en lui certaines qualités inférieures de l’esprit. Avec les lettres il acquerra des connaissances variées, avec la philosophie il jugera de tout et de chaque chose. Mais des personnages austères et superbes que vous connaissez méprisent, et pour cause, la rhétorique et la poésie: de leur part c’est pure impuissance; ils ne sont capables de rien; on pourrait voir jusqu’au fond de leur cervelle sans trouver dans cette cervelle aucune idée; leur langue ne saurait exprimer la moindre pensée. Pour moi je ne peux leur reconnaître aucun mérite; je n’admettrai point qu’ils cachent en eux quelque chose de divin, comme le feu sacré des Vestales. D’abord les dons supérieurs de l’intelligence ne peuvent exister là où ne se rencontrent point des qualités secondaires; ensuite de même que Dieu a produit les idées pour nous laisser deviner ses perfections qui échappent à nos regards, ainsi un esprit richement doué révèle sa vigueur et sa fécondité en se répandant au dehors. Dans tout ce qui est divin rien ne doit être défectueux. Si l’homme qui s’est livré à l’étude des lettres sait mieux qu’un autre tenir caché ce qui doit rester interdit aux profanes, s’il possède cette éloquence avec laquelle on tourne à son gré les esprits, n’est-il pas supérieur à celui qui n’a pas eu cette préparation littéraire, et n’a pas été initié aux mystères des Muses? Faute de cette culture intellectuelle, il faut se condamner au silence, ou s’exposer à dire ce qu’il vaut mieux taire. Car on prendra pour sujet de discours les misères des gens de la ville, au risque de se rendre insupportable au public, fâcheuse conséquence qu’un honnête homme évite avec soin; ou bien on passera sa vie à se tenir en repos: et l’on a la prétention d’être un des coryphées de la sagesse! Se tenir même en repos, peut-être, tout en le voulant, ne le pourrait-on pas; mais sûrement, tout en le pouvant, on ne le voudrait pas. Pour moi j’admire Protée de Pharos : malgré sa science si étendue il éludait, par des discours évasifs et des apparences trompeuses, la curiosité des visiteurs qui voulaient l’interroger; ils s’en allaient émerveillés des prodiges dont il leur avait donné le spectacle, et ne songeant plus au sujet sur lequel ils étaient venus le consulter. Ne permettons point à ceux qui ne sont point encore initiés de dépasser le vestibule du temple. A force de vanter la philosophie on ne la tient plus secrète; on provoque, on excite cette curiosité naturelle qui pousse l’homme à vouloir pénétrer tous les mystères. Ixion, croyant tenir Junon, ne saisissait qu’une nuée: s’il n’avait été satisfait d’embrasser ce fantôme, il se serait obstiné à poursuivre follement la déesse. [6] Il faut donc savoir varier son langage, et parler tantôt pour les intelligences d’élite, tantôt pour les esprits médiocres. Mais même quand on s’adresse à la foule, l’art de bien dire a encore son importance : le public se laisse ainsi captiver; il est sous le charme, et ne suppose pas qu’il y ait rien de plus beau que ce qu’il entend. Mais ceux qui sont doués d’une raison supérieure ne s’arrêtent pas à ces discours; ils s’élèvent à de plus hautes pensées. Qu’un homme soit poussé par Dieu, nous lui ouvrirons toutes grandes les portes du temple. Protée finit par se montrer à Ménélas sous sa véritable forme; mais aussi Ménélas était Grec, gendre de Jupiter, et les questions qu’il venait poser n’étaient pas d’un médiocre intérêt. Le feu, l’arbre, la bête sauvage, toutes ces apparences que prenait, dit-on, Protée, n’étaient sans doute que des discours sur les animaux et sur les plantes, et sur les éléments qui composent le monde. Mais Ménélas ne se tenait pas pour satisfait, et voulait aller jusqu’au fond des choses. Pouvoir se mettre à la portée de tous, suivant les besoins de chacun, voilà qui est vraiment divin : quand on a pu s’élever jusqu’au sommet de la sagesse, il faut encore se souvenir que l’on est homme, et mesurer son langage à l’intelligence de ceux auxquels on s’adresse. Pourquoi donc repousser les Muses? Avec leur aide on charme les cœurs; et en recouvrant d’un voile les choses sacrées, on les met à l’abri de toute profanation. Le changement est nécessaire à l’homme; il lui serait impossible de passer sa vie dans la contemplation: vainement voudrait-il rester sur ces hauteurs, il serait forcé de déchoir. Nous ne sommes pas de purs esprits, mais des esprits soumis aux conditions de la vie animale : attachons-nous donc aux lettres; nous y trouverons un soutien dans les défaillances de l’intelligence. Il est bon d’avoir des ressources toutes prêtes et de nous accorder les délassements que réclame la nature humaine, sans tomber dans les grossières voluptés, sans vivre soumis à tous les caprices des sens. Dieu a fait du plaisir comme le lien qui attache l’âme au corps: elle supporte ainsi plus facilement ce compagnon. Ce qui fait l’excellence des lettres, c’est qu’avec elles on ne s’abaisse point vers la matière, on n’est pas l’esclave des vulgaires instincts; l’intelligence peut facilement reprendre son essor, et remonter vers les hautes régions : c’est ainsi que la vie, même dans ce qu’elle a de moins élevé, conserve encore sa noblesse. L’homme a besoin de se récréer: s’il ne lui est pas donné de goûter des plaisirs purs, que fera-t-il donc? Où va-t-il se tourner? Il recherchera des jouissances qu’on n’ose même pas nommer. Car on ne peut s’affranchir des conditions inhérentes à l’humanité. Vainement prétendrait-on que l’on peut toujours rester dans la contemplation, sans ressentir aucune lassitude, comme si l’on était un dieu caché sous une enveloppe de chair: à parler ainsi, sachez-le bien, on montre que l’on est, non pas un dieu, non pas un sage ou un génie supérieur, mais tout simplement un vaniteux et un fanfaron. N’est-il pas plus raisonnable de reconnaître la différence qui existe entre l’être divin et l’être humain? Dieu seul n’éprouve jamais de fatigue; mais l’homme, en qui se mélangent le bien et le mal, ne peut échapper complètement à certaines faiblesses : en éviter l’excès, voilà où doivent tendre les efforts du sage. [7] J’ai connu des hommes de race barbare qui savaient concilier à merveille les deux genres de vie. Comme ils voulaient s’attacher surtout à la contemplation, ils fuyaient le monde, ils se retiraient dans la solitude, pour se dégager, autant qu’ils le pouvaient, des humaines nécessités; ils avaient des chants religieux, des symboles sacrés, certaines règles pour s’approcher de Dieu. C’est ainsi qu’ils se préservent des entrainements vers la matière. Ils vivent séparés les uns des autres, pour ne rien voir, ne rien entendre qui puisse les divertir. "Ni le pain ni le vin n’entrent dans leurs repas". On pourrait leur appliquer ce vers sans se tromper beaucoup. Ils luttent vaillamment contre la nature; ils sont tout à fait dignes, nous devons le reconnaître, de la vie parfaite; et cependant ils n’en jouissent pas sans de pénibles efforts. A peine commencent-ils à s’établir dans cet heureux état, que la nature vient les rappeler au sentiment de leur faiblesse; car ils ne peuvent avoir l’esprit constamment tourné vers les choses divines, ni contempler sans fin la beauté intelligible, si toutefois même il leur est donné de la contempler. Car, assure-t-on, il n’est pas possible à tous, ni même au plus grand nombre, de s’élever jusque-là : quelques-uns seulement y parviennent, grâce à l’enthousiasme divin qui les a d’abord transportés; ils restent sur ces hauteurs autant que le permet la nature, et ils résistent aux séductions qui les ramèneraient vers la terre. "Bacchus n’inspire pas tous les porteurs de thyrse". Mais pour les sages dont je parle l’inspiration de Bacchus n’est pas continuelle : ils s’occupent tantôt de Dieu, tantôt du monde et de leur corps; ils savent qu’ils ne sont que des hommes, c’est-à-dire de simples parcelles du monde, des êtres d’une essence inférieure; se défiant d’eux-mêmes, ils cherchent à prévenir en eux les mouvements et les révoltes de la matière. En effet, pourquoi se mettent-ils à tresser des corbeilles, à fabriquer des nattes? C’est qu’à ces heures-là ils sont hommes, et s’abaissent à des occupations toutes terrestres; car ils ne peuvent se livrer en même temps à la contemplation et à des travaux manuels; ils se tiennent ainsi en garde contre les dangers de l’oisiveté, cause des mouvements désordonnés de l’âme. Pour ne pas s’abandonner à d’autres distractions, ils s’imposent donc cette tâche, ils y mettent leur activité. Ils sont tout heureux quand ils ont pu façonner bon nombre de gracieuses corbeilles. Il faut bien que nous donnions une partie de nous-mêmes aux choses d’ici-bas; mais évitons de trop donner: ne nous laissons pas envahir et subjuguer tout entiers. Les barbares se maintiennent dans leurs résolutions avec plus de constance que les Grecs: une fois en marche, ils avancent d’un pas ferme et persévérant; le Grec, au contraire, avec son caractère facile et doux, s’arrête assez vite. [8] Si nous pouvions avoir l’esprit toujours tendu vers la contemplation, certes j’en serais charmé; mais il est par trop clair que la chose n’est pas possible. Dès lors tout ce que je dois souhaiter, c’est de faire succéder aux heures de la méditation le repos dont j’ai besoin; il me faut quelques divertissements pour égayer mon existence : je sais que je suis un homme, et non pas un dieu insensible aux plaisirs, ou une brute condamnée aux joies sensuelles. Cherchons un juste milieu : or trouverons-nous rien de plus convenable que la composition littéraire ou l’étude des œuvres littéraires? Est-il un plaisir plus pur et plus dégagé des sens, une satisfaction plus élevée, plus noble? Le Grec est, à mes yeux, supérieur au barbare; il fait preuve de plus de sagesse; car, même au sortir de la contemplation, il ne va pas chercher ses distractions bien loin; il les trouve dans les lettres et dans les sciences. Les lettres et les sciences sont, pour l’esprit, une utile diversion: l’esprit ne fait ainsi que redescendre les degrés par lesquels il était monté. Cette culture intellectuelle, n’est-ce pas ce qui nous rapproche surtout de la philosophie, ce qui doit le mieux nous y conduire? Ne s’allie-t-elle pas d’ordinaire à la connaissance des choses divines? Ne suppose-t-elle pas, tout au moins, dans un ordre inférieur, un savoir réel, un exercice de l’intelligence? On se livre en effet à des études, à des recherches d’un genre secondaire, je l’avoue, quand on s’applique à l’éloquence, à la poésie, à la physique, aux mathématiques; mais l’esprit acquiert ainsi de la vigueur, de la pénétration et de la vivacité; après avoir porté sa vue sur ces objets, il apprend à élever plus haut ses regards, à contempler fixement le soleil. Voilà comment les Grecs savent, tout en se délassant, fortifier encore leur intelligence, et font tourner leurs amusements mêmes au profit des spéculations sérieuses. La critique ou la composition d’un discours ou d’un poème n’est pas un travail indigne de l’esprit: châtier son style et l’émonder, trouver des idées, les bien ordonner, ou savoir reconnaître ce mérite dans l’œuvre d’autrui, est-ce donc chose inutile et frivole? Il en est qui prennent une autre route, route qui leur paraît plus sûre. J’admets, ce qui est vrai du reste, que quelques-uns arrivent ainsi au but; mais on ne peut dire qu’ils aient suivi réellement une route; car c’est une route où l’on n’avance pas, qui n’a ni commencement ni fin, où l’on ne fait point d’étapes. Il faut sans doute un transport surnaturel, un sublime élan, pour gagner d’un seul coup les hautes régions, et franchir, sans aucun effort de l’intelligence, les limites ordinaires de l’intelligence. Ce transport sacré n’a rien de commun avec le travail de l’esprit, qui, progressant sans cesse, s’élève tous les jours un peu plus vers la science et gravit quelque nouveau degré. Voulons-nous comparer les petites choses aux grandes? Celui qui se présente pour l’initiation, dit Aristote, n’a pas besoin de chercher comment il doit agir; il n’a qu’à se soumettre, qu’à se laisser faire: cela suffit pour être apte à l’initiation. Cette aptitude n’exige aucune réflexion; et même plus la réflexion est absente, plus l’aptitude est, complète. Après une soudaine ascension, pour peu qu’il faille descendre, on tombe trop bas; on fait une chute profonde, comme tout à l’heure on montait d’un seul bond. Si la raison ne préside pas au départ, elle n’aide en rien au retour. Comment se fait-il que souvent on voie les mêmes hommes tantôt toucher les hauts sommets, tantôt se traîner parmi les ronces et les broussailles? Pour nous conduire nous avons, qui le niera? une faculté intermédiaire, la raison; mais c’est là une faculté que ces gens tout d’inspiration ont l’air de n’avoir jamais cultivée. Le but auquel il s’agit d’arriver est toujours le même: tous ceux qui l’atteignent se trouvent à cet égard au même rang. Mais pour y parvenir le philosophe, tel que je le conçois, suit une voie bien meilleure: il s’est tracé sa route, il avance par degrés, il doit à lui-même une partie de ses progrès; sa marche continue le mènera, il doit l’espérer, au terme de ses désirs; s’il ne va pas jusqu’au but, du moins il s’en est rapproché, et ce n’est pas un médiocre avantage: il est au-dessus du vulgaire autant que le vulgaire est au-dessus des bêtes. [9] C’est ainsi que beaucoup de nos philosophes peuvent s’élever bien haut, tout naturellement et par leurs propres efforts; mais, pour atteindre tout de suite à ces sublimes connaissances, il faut une âme de noble race, inspirée du ciel; il faut une intelligence éminente qui trouve en elle toutes les ressources dont elle a besoin. Tel était Amus, l’Égyptien: sans avoir inventé les lettres, il jugeait excellemment cette invention; c’est qu’il avait un génie supérieur. Des esprits aussi bien doués n’ont pas besoin de la méthode philosophique pour découvrir promptement la vérité : leur pénétration naturelle leur suffit, surtout quand on les excite, quand on les provoque à déployer leur force; le germe qui est en eux se développe merveilleusement; la parole qu’ils reçoivent est comme l’étincelle qui allume un grand incendie. L’absence de toute préparation antérieure ne leur nuit en rien. Pour les esprits plus ordinaires la discipline grecque est un soutien, une force; elle donne plus d’activité à la pensée. En dehors de cette discipline ceux-là seulement qui sont doués de merveilleuses facultés atteignent le but. Mais de tels génies sont plus rares que le phénix, qui ne reparaît en Egypte qu’après plusieurs siècles écoulés. La plupart des hommes s’épuiseraient en vains efforts à vouloir poursuivre, dénués qu’ils sont des secours de l’intelligence d’en haut, les essences intelligibles, surtout quand ce n’est pas une ardeur naturelle et spontanée qui les pousse à ces recherches : car cette ardeur spontanée est déjà un gage de succès; je la regarde comme le signe de l’intelligence divine qui agit dans l’homme. Mais le vulgaire manque de ce ressort intérieur, et ne sait pas non plus, par la voie facile de l’étude, s’élever doucement à la contemplation. Mais on veut cependant se faire considérer : on s’attache donc à quelque secte en renom ; et comme il en est de toute espèce, chacun choisit à sa convenance. Mais je l’affirme hardiment, on se consume en inutiles efforts quand on n’a pas cette intelligence dont nous parlons, naturelle ou acquise: car, n’en doutez point, si Dieu habite quelque part en nous, c’est dans l’intelligence, et nulle part ailleurs; elle est le seul temple qui convienne à Dieu. Aussi la pratique des vertus de purification a-t-elle été recommandée, chez les Grecs comme chez les barbares, par les sages, qui veulent réprimer les mouvements importuns de la nature, pour qu’elle ne vienne pas troubler la pensée. Voilà l’idée à laquelle ont obéi les fondateurs de la philosophie dans les contrées les plus diverses. Mais les barbares croient que les vertus sont le fruit de l’habitude plutôt que de la raison, et ils n’en reconnaissent que trois; car ils ne comptent pas la prudence parmi les vertus, mais ils admettent la tempérance. La tempérance! pouvons-nous la leur laisser? Car, dans leur dépendance mutuelle les unes des autres, les vertus doivent nécessairement exister ou disparaître toutes ensemble. S’ils estiment, ces barbares, qu’il faut être tempérant, ce n’est pas qu’ils sachent pourquoi il faut l’être; mais c’est une règle qui leur est imposée, une loi qu’ils acceptent aveuglément. Le législateur, lui, avait une vue nette des choses; il savait qu’il affranchirait ainsi la pensée; car, pour s’élever, l’esprit doit se dégager des affections de la matière. Ces disciples obéissants s’abstiennent de tout commerce avec les femmes: cette abstention leur semble par elle-même des plus méritoires; car ils attachent une grande importance à ce qui n’en a guère, et ils confondent la fin avec les moyens. Mais pour nous, nous considérons les vertus comme les prémisses de la vraie philosophie; car nous dirons avec Platon qu’il n’est pas permis à l’homme impur de toucher aux choses pures. Les vertus purifient; elles chassent de l’âme tous les éléments qui lui sont étrangers. Si l’âme en elle-même était le bien, il lui suffirait d’être purifiée ; le bien ne serait que la conséquence de cet état de l’âme, exempte de tout alliage. Mais l’âme n’est pas le bien, car comment serait-elle accessible au mal? Elle a seulement quelque ressemblance avec le bien, elle s’en rapproche par sa nature. Quand elle tombe vers les basses régions, la vertu la relève, et, après l’avoir lavée de ses souillures, la ramène à son point de départ. L’âme doit tendre constamment vers le bien ; elle ne l’atteindra qu’à l’aide de la raison: car l’intelligence et l’intelligible s’appellent mutuellement. Si l’on doit regarder le ciel, il ne suffit pas de ne point tenir ses yeux baissés vers la terre: il faut, après les avoir tournés sur les objets qui nous entourent, les lever encore plus haut. Secouer le joug de la matière, voilà l’avantage que nous retirons de la vertu. Mais ne bornons pas là nos aspirations : ne pas se traîner dans la fange, c’est trop peu; il faut tendre vers la Divinité, c’est-à-dire qu’il faut en quelque sorte se séparer de son corps et des choses corporelles, car c’est par l’intelligence que l’on se rapproche de Dieu. [10] Donc, tout en honorant les vertus, nous savons leur assigner leur véritable rôle : elles sont comme l’alphabet qu’il faut connaître pour pouvoir lire le livre; elles servent d’introduction à la vie intellectuelle. Mais tout n’est pas gagné quand nous possédons les vertus; nous avons seulement écarté les obstacles, et achevé la préparation sans laquelle nous ne pourrions atteindre le but que nous poursuivons. Ce but, nous pouvons espérer de le toucher, par un effort de l’intelligence, en suivant la voie ouverte, dès les temps anciens, par des esprits distingués. En nous donnant de la peine réussirons-nous? Je l’ignore, mais à coup sûr le succès ne viendra jamais à celui qui ne le désire point, et qui ne sait même pas s’il doit le chercher. Ils quittent la vie dans les meilleures conditions, ceux qui, parvenus à cet état de sagesse, ont pu s’y tenir, et n’ont plus eu de vulgaires soucis; car une fois purifiés ils ne gardent en eux rien de vicieux. Il est des gens qui prétendent s’élever au-dessus de la foule; ils ont appris par hasard que ce qui fait l’excellence de l’homme c’est la raison ; et cependant ils dédaignent toutes les études qui fortifient l’esprit; ils n’écoutent que leurs folles inspirations, il se parent du nom de philosophes; mais comme ils ne comprennent pas les doctrines qui arrivent à leurs oreilles, ils les dénaturent et les gâtent en y mêlant leurs propres rêveries, sottes conceptions auxquelles l’intelligence ne prend aucune part, même la plus médiocre, et qui ne sont que le produit d’une imagination absurde et déréglée. Ne sont-ils pas vraiment ridicules, ou plutôt dignes de pitié? Car, quand on est homme, au lieu de rire des misères humaines, il faut les déplorer. Dieux! quels discours! quelles doctrines! Les boucs, je crois, réussiraient tout aussi bien qu’eux, si les boucs se mêlaient de philosophie. A ces gens nous dirons, en toute vérité: O les plus audacieux des hommes, si vous pouviez nous faire voir que vous êtes de ces âmes d’élite, comme Amus, comme Zoroastre, comme Hermès, comme Antoine, penser que vous avez besoin de vous améliorer, de vous instruire, ce serait faire injure à des esprits assez bien doués pour saisir immédiatement la vérité. S’il nous arrive jamais de rencontrer un de ces hommes supérieurs, nous aurons pour lui un religieux respect. Mais vous autres, nous vous connaissons bien, intelligences lourdes et obtuses, au-dessous de la médiocrité. Nous vous rappelons donc à la modestie, tout en mettant à votre portée ce qui peut vous être le plus utile. Restez-en à ces connaissances qui, tout élémentaires qu’elles sont, nous sont venues cependant d’hommes vraiment divins, et vous serez ainsi dans cet état moyen, dont parle Platon, qui n’est plus l’ignorance, qui n’est pas encore la sagesse; du moins vous aurez ainsi des opinions justes, quoique vous ne puissiez ni les raisonner ni les démontrer. Que l’ignorant soit en possession de la vérité, et qu’avec sa faible raison il ait la sagesse en partage, voilà ce que nous ne devrons jamais admettre. Si vous savez vous tenir à la place modeste qui vous convient, on vous traitera avec indulgence; vous serez sans reproche devant Dieu et devant les hommes, et même vous pourrez encore mériter quelques éloges. Car pour un esprit ordinaire c’est déjà beaucoup de savoir que telles ou telles choses existent. Mais si, peu satisfaits de la place que vous occupez, vous aspirez plus haut, si vous voulez à toute force connaître le pourquoi des choses, vous ferez bien sans doute de chercher la sagesse, ce trésor sacré; mais n’essayez pas de la conquérir par vos seuls efforts, car c’est une entreprise trop considérable pour vous, et vous risquez fort d’aller vous perdre dans un déluge de paroles. C’est là ce que craignait Socrate, et il ne cachait pas ses craintes à ses amis Parménide et Zénon, et pourtant c’était Socrate. Mais vous, si chétifs que vous soyez, vous avez une singulière présomption : vous pérorez indiscrètement sur les dogmes les plus mystérieux, et Dieu sait avec quelle trivialité de langage. Cadmus n’avait qu’à semer les dents du dragon pour faire sortir de terre des soldats tout armés; mais il n’en est pas ainsi des théologiens : c’est un prodige que la fable ne nous a pas encore montré. Car la vérité n’est pas une chose à la portée de tous, mise sous nos pas et facile à saisir. Que faut-il pour l’atteindre ? Invoquer le secours de la philosophie, parcourir avec courage cette route qu’elle ouvre devant nous, route longue et pénible, se former l’esprit après s’être formé le caractère: car on doit d’abord dépouiller toute rusticité; il faut passer par les degrés inférieurs pour arriver à l’initiation complète; il faut faire partie des chœurs avant de porter les torches, et porter les torches avant d’être hiérophante. Ne voudrez-vous donc pas supporter travaux sur travaux? Mais rien de considérable ne s’obtient sans fatigue. Si vous parvenez heureusement à toucher le but, vous éprouverez ce plaisir que ressentent tous ceux qui s’avancent dans la voie du progrès. Vous rougissez de vous instruire tardivement; mais ce n’est pas là ce qui doit vous faire rougir: l’ignorance, voilà ce qui est surtout honteux. Vous restez dans la vôtre, sans même vous y tenir simplement: vous seriez encore supportables, si, ne sachant rien, vous ne vous donniez pas des airs de savants; vous auriez ainsi un commencement de science, car vous sauriez du moins que vous ne savez rien. Mais vous vous montrez deux fois ignorants avec vos grandes prétentions; bouffis d’orgueil et vides de sens, vous voulez enseigner sans avoir rien appris. Encore une fois, quels discours! quelles doctrines! assemblage informe de paroles incohérentes, véritables monstres comme ceux qui s’insurgèrent contre les dieux! N’a-t-on pas le droit de dire qu’avec vos opinions absurdes sur la Divinité vous l’outragez? Cela n’arriverait pas si vous restiez modestement à votre place; la médiocrité vous servirait mieux. Marcher, c’était chose trop vulgaire aux yeux d’Icare; mais tout lui manqua bientôt, et la terre qu’il avait dédaignée, et l’air où il ne put se soutenir. [11] Ce que je viens de dire est encore moins à l’adresse des barbares, étrangers à la vraie philosophie, que de ces gens dont nous entendons chez nous les dissertations creuses et emphatiques. C’est en les écoutant que l’idée m’est venue de composer ce discours, pour prendre la défense des lettres. Mais que veulent-ils donc ces ignorants présomptueux? Combien voudrait-on les acheter? On les paierait encore trop cher à en prendre trois pour une obole. Pour moi ma reconnaissance est toute acquise aux excellents poètes, aux orateurs éloquents, aux historiens dont les œuvres méritent de fixer l’attention des hommes. En un mot je veux que tous ceux qui ont mis au service des Grecs tout ce qu’ils avaient de talent obtiennent l’honneur qui leur est dû : ils nous ont pris dès le berceau, ils nous ont nourris, ils ont fortifié notre faible intelligence par des enseignements où le plaisir se mêlait à l’utile ; car nous étions encore trop délicats pour supporter l’austérité de leçons dépouillées de tout agrément; puis, après nous avoir ainsi donné de la vigueur, de progrès en progrès ils nous ont conduits jusqu’aux sciences; les sciences à leur tour nous ont poussés encore plus haut; puis, quand elles voient que parvenus au faîte nous sommes couverts de sueur, excédés de fatigue, elles nous laissent revenir sur nos pas. Calliope nous reçoit tout poudreux, et pour nous délasser nous mène dans ses riantes prairies; elle répare nos forces épuisées en nous conviant au banquet de la poésie; après nous avoir fait goûter les charmes de l’art grec, elle éveille, elle excite insensiblement notre émulation; elle nous prépare nous aussi aux nobles travaux de l’esprit. Les lettres ne sont que le préambule de la sagesse, elles ne sont pas la sagesse elle-même. Les Muses laissent deviner et entrevoir quelque chose de supérieur encore à leurs attraits; et cependant si l’on n’a des yeux que pour elles, si l’on est uniquement épris de leur beauté, on est certes bien excusable, et des éloges mêmes sont dus aux esprits aimables qui vivent avec elles dans un commerce étroit. Nous n’admirons pas le cygne autant que l’aigle qui s’élève à perte de vue; et cependant nous aimons à regarder, à écouter le cygne; et ce n’est jamais par ma volonté qu’il fera entendre son chant pour la dernière fois. Si l’aigle est un oiseau royal, s’il vit à l’ombre du sceptre de Jupiter, le cygne a été adopté par un dieu, fils de Jupiter, et il a sa place près du trépied sacré. Il n’est donné à aucun oiseau d’être tout à la fois aigle et cygne, et de réunir leurs diverses qualités; mais l’homme est plus heureux: le ciel lui accorde parfois la double gloire de l’éloquence et de la philosophie. [12] Je viens de plaider la cause des Muses contre leurs grossiers détracteurs; pour échapper au reproche d’ignorance, ils prennent le parti de dénigrer les études auxquelles ils sont étrangers. Si j’ai traité quelques questions plus sérieuses que ne semblait le comporter mon sujet, c’est qu’on peut être parfois sérieux tout en badinant. L’uniformité n’est pas nécessaire; si le badinage domine, l’œuvre se justifie dans son ensemble. Nous mêlons le plaisant au sévère; le sujet s’y prêtait. Je tenais à dire combien je fais cas de Dion, afin que le fils dont j’attends la naissance hérite de mes sympathies. J’ai laissé errer ma pensée vagabonde; quand on suit sa fantaisie, on va un peu à l’aventure: c’est comme une libre promenade à travers la campagne. Rien de plus agréable que de pouvoir discourir tout à son aise, sans calculer les heures qui s’écoulent. J’ai vu souvent un juge mesurer le temps aux avocats; puis, pendant les plaidoiries il dormait, ou, s’il restait éveillé, c’était pour penser tout autre chose: l’orateur cependant allait son train, pour avoir fini dans le temps prescrit. Pour moi je suis libre, les instants ne me sont pas comptés; je n’ai pas à parler devant un juge aussi inepte; je ne dois pas non plus monter sur le théâtre après avoir été, de porte en porte, inviter les jeunes gens de la ville, en leur promettant une séance charmante. Parler pour la foule, ô le misérable métier! En effet, s’efforcer de plaire à tant d’esprits différents, n’est-ce pas tenter l’impossible? L’orateur de théâtre, véritable esclave du public, ne s’appartient plus : chacun peut à son gré le tourmenter. Qu’un auditeur se mette à rire, le sophiste est perdu; il s’épouvante devant un visage morose. Il est toujours sophiste, quelque sujet qu’il traite; il ne se soucie que de l’opinion et non de la vérité. Si on l’écoute avec trop d’attention il s’imagine que c’est pour le critiquer; si l’on tourne la tête de côté et d’autre, c’est qu’on s’ennuie de l’entendre. Il mérite pourtant des maîtres indulgents, celui qui sacrifie ses nuits, qui use ses jours à travailler, qui s’est consumé, pour ainsi dire, de fatigue et de faim, pour composer un beau discours. Il vient ensuite devant cette dédaigneuse jeunesse dont il veut charmer les oreilles; il est malade, mais il affecte les dehors de la santé. Après s’être baigné la veille, il se présente, au jour marqué, devant le public: coquet, pimpant, il déploie toutes ses grâces; il se tourne vers l’assistance, le sourire sur les lèvres; joyeux en apparence, il est déchiré d’inquiétudes secrètes. Il mâche de la gomme pour se donner une voix forte et claire : car le sophiste, même le plus sérieux, se fait une grande affaire de sa voix, et ne saurait dissimuler le soin qu’il en prend. Au milieu de son discours, il s’arrête pour demander un breuvage préparé d’avance: un serviteur le lui présente; il boit, il s’humecte le gosier pour mieux débiter ses phrases mélodieuses. Mais il ne peut cependant, le malheureux, gagner la bienveillance de son public : les auditeurs attendent avec impatience qu’il ait fini, pour rire en liberté; ils voudraient le voir, la bouche ouverte et le bras tendu, garder tout à la fois l’attitude et le mutisme d’une statue: excédés d’ennui, ils pourraient enfin partir. Moi je ne chante que pour mon plaisir: tandis que je m’adresse aux arbres, le ruisseau qui coule devant moi poursuit sa course sans jamais se tarir: ce n’est point comme l’eau de la clepsydre que d’une main avare mesure l’appariteur public. Je puis chanter quelques instants seulement ou pendant des heures entières : qu’importe? Je m’arrête quand je veux, et le ruisseau coule encore, et il continuera de couler jour et nuit, et l’année prochaine, et toujours. Pourquoi me laisserais-je imposer l’heure et le sujet de mes discours, quand je peux jouir d’une entière indépendance et parler à mon gré sur tout ce qui me plaît ? Je n’ai point à vaincre l’indifférence d’un auditoire dédaigneux; je ne relève que de moi-même : grâce à Dieu, je suis libre, exempt de toute servitude. Je ne voudrais pas me faire deux ou trois disciples, ni subir l’obligation de monter, à l’heure dite, en chaire, et d’y parler pour un prix convenu. Je sais que je ne m’appartiendrais plus si j’avais à donner mes soins à la composition d’un ces livres bons peut-être pour exercer la mémoire, mais qui laissent inactive et stérile la pensée, c’est-à-dire la faculté même qui juge les livres, et sans laquelle il n’est point de philosophe. Laissons ce genre d’occupations aux grammairiens; [13] mais même parmi ceux qui travaillent sur des livres de philosophie, il en est qui ne font œuvre que de grammairiens : ils excellent à réunir, à séparer des syllabes; mais ils ne savent rien tirer de leur propre fonds, ou, s’il leur arrive de produire, ils ne mettent au monde que de misérables avortons. En effet peut-on vraiment féconder son intelligence quand il faut tous les jours expectorer un discours? S’étudier à posséder cette facilité verbeuse qui s’exerce sur des riens, voilà qui rend incapable de toute étude sérieuse. Les lois de la conception s’appliquent également à l’esprit et au corps : pour l’un comme pour l’autre l’habitude des enfantements prématurés a les mêmes conséquences: quand la gestation ne peut plus arriver à bonne fin, on ne produit que des embryons informes, sans vitalité. Lorsqu’on est prêt à parler en public, à propos de tout, on ne peut plus rien approfondir: si l’on traite une question, on est comme l’ouvrier malhabile qui ne sait pas polir et perfectionner la statue. Je ne trouve pas d’ailleurs que ce soit une condition si enviable que d’avoir des comptes à rendre aux élèves et aux parents des élèves: ils exigent, les uns qu’on leur plaise avec les leçons qui leur sont débitées tous les jours, les autres qu’on les tienne au courant des progrès de leurs fils. Le maître cherche à se faire une réputation parmi ses disciples; il veut soulever, par sa parole, les applaudissements d’une jeunesse bruyante. L’école est donc un autre théâtre, bien plus triste encore que le premier. Mais moi je converse avec qui je veux et comme je veux: le sujet, l’heure, le lieu, je les choisis à mon gré; tantôt je m’instruis avec mon interlocuteur, tantôt c’est lui qui s’instruit avec moi. J’aimerais mieux entendre dire de bonnes choses à d’autres que de les dire moi-même; car nous profitons plus avec ceux qui valent mieux que nous qu’avec ceux qui valent moins. [14] Ces gens qui tiennent école, quelle est leur existence, à part une ou deux exceptions? Car il est des hommes que leur talent affranchit des ennuis ordinaires de leur métier; partout on voit des esprits distingués qui savent s’élever au-dessus des difficultés et des misères de leur profession. On tient donc école: dès qu’on s’est attaché quelques disciples, on n’admet plus qu’un autre maître puisse rien dire de bien, car on courrait risque d’être délaissé, et de voir les élèves déserter. Il faut penser tout autrement que ses rivaux, si l’on veut avoir un enseignement à soi : or on tient à rester professeur. Le professeur est donc fatalement condamné à la jalousie; et la jalousie, c’est de toutes les passions la plus vile et la plus odieuse. Il fera des vœux pour qu’il n’apparaisse point de sage dans la cité: s’il en vient un, il va le décrier, car il veut être admiré sans partage. Il semble, à ses grands airs, qu’en lui la sagesse surabonde; le vase est plein jusqu’aux bords, on ne peut plus rien y mettre. Mais trouvera-t-on jamais rien de bon dans une âme envieuse et basse? Est-il rien de plus misérable que l’homme qui ne peut même pas s’améliorer? Socrate assistait aux leçons de Prodicus pour en tirer quelque profit; il écoutait Hippias; il allait trouver Protagoras; il amenait les fils des plus riches familles à l’école des sophistes; il ne se donnait pas pour un sage. C’est qu’il était réellement sage; et les jeunes gens, avec un peu d’attention, pouvaient aisément discerner ce qu’étaient au fond Protagoras et Socrate, sous les apparences l’un de maître, l’autre de disciple. Glaucon, Critias conversaient avec Socrate sur le pied de l’égalité; Simon même, le cordonnier, disputait contre lui, n’admettant rien qu’après démonstration. Chez le sophiste Lysias Clitophon insulta même Socrate, et à sa société il préférait celle de Thrasymaque. Socrate cependant n’en conçut aucun dépit, quoi que pût en penser Clitophon, bien à tort. Il rencontrait Phèdre; cet unique auditeur lui suffisait; il le suivait hors de la ville; il écoutait d’abord patiemment un frivole discours, auquel il opposait un autre discours pour l’instruction de Phèdre. C’est qu’il était d’humeur facile, et ne songeait pas à se faire valoir en public. Xanthippe elle-même, bon Dieu! avec quel dédain traitait-elle Socrate! Mais après tout ce Socrate, dont on semblait faire si peu de compte, n’en vivait pas moins heureux. Ne peut-il pas en être de même et pour moi et pour tous ceux qui n’entendent pas s’asservir aux exigences sans nombre de ce monstre qu’on appelle la renommée, qui ne songent à plaire qu’à eux-mêmes et à Dieu, qui veulent et qui savent vivre en hommes avec les hommes? Socrate, dans son entretien avec Phèdre, parle à deux reprises sur l’amour, la première fois pour en dire du mal, pur jeu d’esprit, où il prend le contre-pied de la réalité; puis, changeant de langage, il va chanter le char de Jupiter, les attelages sacrés des onze dieux, car seule Vesta reste dans le palais céleste ; il chante aussi les âmes qui escortent les dieux, et qui s’efforcent de monter jusqu’au faîte du ciel. En entrevoyant la plaine de la vérité, Socrate s’enhardit à élever son langage: le voilà bien loin des pensées qu’il exprimait tout à l’heure, sous le même platane, quand il faisait œuvre de rhéteur et s’essayait contre le sophiste Lysias. Le second discours s’adresse encore au même enfant; ce n’est pas Phèdre que je veux dire, car Phèdre était déjà un jeune homme, dans la force de l’âge. C’est à un bel adolescent que Socrate a l’air de parler; il lui expose tour à tour sur l’amour des théories toutes diverses: après la plaisanterie vient le sérieux. [15] Et pourquoi n’en ferais-je pas autant avec mon fils, ce fils dont le ciel m’a promis la naissance dans quelques mois, et que déjà je crois voir? Moi aussi ne puis-je avec lui mêler la plaisanterie au sérieux? Car je veux qu’il sache tout à la fois discourir et saisir la vérité des choses. Qu’il n’aille pas blâmer Socrate qui se plut à faire l’éloge des guerriers inhumés aux frais de l’Etat. Ce panégyrique pourtant lui semblait au-dessus de ses forces: aussi en attribuait-il tout le mérite à Aspasie, auprès de laquelle il allait souvent s’instruire des choses de l’amour. Si vous songez à ces entretiens d’Aspasie et de Socrate sur l’amour, vous avouerez que la philosophie, après avoir pénétré les plus augustes mystères, saura reconnaître et embrasser le bien partout où elle le trouvera; elle aimera l’éloquence, et s’attachera volontiers à la poésie. La poésie, Socrate la cultiva, non pas dans son enfance ni dans sa jeunesse, mais dans son âge mûr, lorsqu’il était en prison. A cet âge ne convenaient plus les vains amusements; et puis l’heure était, je ne dis pas terrible (que pouvait-il y avoir de terrible pour Socrate?) mais peu favorable aux amusements. Socrate ne faisait des vers que pour obéir à Dieu, disait-il, et nous pouvons l’en croire; car il s’associait à la Divinité en participant avec elle à une même œuvre. N’est-il pas poète celui qui rend des oracles à Delphes et dans le temple des Branchides? Il s’attribue les vers d’Homère, il en est l’auteur: Je chantais, Homère écrivait. Condamner, au nom de la philosophie, l’art de bien dire, c’est donc se mettre au-dessus, je ne dirai pas seulement d’Aspasie et de Socrate, mais d’Apollon lui-même. Pour moi je veux exciter mon fils à l’étude des lettres; je souhaite qu’exerçant d’abord son intelligence par un commerce assidu avec l’éloquence et la poésie, il puisse, fortifié par elles, les défendre, quand il se trouvera plus tard en face de quelque insolent détracteur des Muses. Quel autre profit pourrais-tu retirer, ô mon fils, des biens que tu tiendras de ton père? Je possède beaucoup moins de champs que je n’en ai reçu en héritage; la plupart de mes serviteurs sont aujourd’hui mes égaux dans la cité; il ne me reste plus d’or ni de bijoux: ce que j’en avais, je l’ai dépensé, à l’exemple de Périclès, on choses nécessaires. J’ai beaucoup plus de livres qu’il ne m’en avait été laissé: voilà la richesse dont il faut que tu saches user. [16] Si tu reproches un jour à ton père de ne pas avoir corrigé les exemplaires de ce Dion, à propos duquel je me suis laissé entraîner au plaisir d’exposer mes idées, tu trouveras que le reste des ouvrages qui composent ma bibliothèque ne se recommande pas davantage par la correction des textes. A cet égard Dion ne vaut pas moins que les autres; je pourrais le défendre par des raisons tirées de la rhétorique, mais je peux même produire une loi de la philosophie. Cette loi, que l’on attribue au fils de Mnésarque, à Pythagore de Samos, défend de rien changer aux livres; il faut les laisser tels qu’ils sont sortis de la main du copiste, plus ou moins bien écrits. La loi, que l’on invoque dans les plaidoiries, n’a rien à voir avec les habiletés de l’éloquence; elle fait partie de ces preuves positives qui tirent toute leur force, non pas du talent de l’orateur, mais des institutions de l’État. Nous voyons cependant des gens qui se croient des maîtres dans l’art de la parole, quand ils ne sont en quelque sorte que de simples greffiers. Lorsqu’ils ont produit des témoins dans une affaire qui doit se résoudre par des témoignages, ils s’imaginent que c’est leur faconde qui a décidé du succès, tant ils sont présomptueux et naïfs. La loi dont je parle n’est point tirée de ce code romain qui s’impose même aux volontés rebelles; ce n’est qu’un précepte donné par un ancien philosophe: il faut le faire accepter par la persuasion; c’est une loi qui ne peut se passer du secours de la parole. Quand il s’agit de petites choses, il ne convient pas d’apporter trop de sérieux; je ne sais comment, à propos de bagatelles, je me laisse aller à traiter de bien graves sujets: nous tâcherons donc, autant que nous le pourrons, d’éviter ce défaut. Le précepte que je rapportais plus haut appelle quelques réflexions; mais une fois que j’aurai dit le nécessaire, j’aurai bien soin de n’y rien ajouter. [17] Ecoutez Pythagore, ou l’un de ceux qui suivent et défendent la doctrine de Pythagore: après avoir cité cette loi, il vous dira que rien n’est au-dessus d’un esprit qui n’a besoin que de ses propres forces pour se développer, je veux dire d’un esprit en acte, né vraiment pour l’éloquence et la poésie, et pour tous les nobles travaux. Notre pays a possédé de ces génies supérieurs, doués de capacités merveilleuses: aussi, sans avoir à se donner la peine d’apprendre les règles de l’art, ils ont eux-mêmes servi de modèles. Mais de si brillantes aptitudes ne sont pas le lot de tout le monde; il est même des hommes qui sont fort mal partagés. Mais tous nous sommes des intelligences en puissance; un peu plus, un peu moins, quand nous nous rapprochons du but à des degrés divers, c’est que nous sommes poussés par des intelligences en acte, c’est-à-dire celles qui doivent à leur énergie propre leur complet achèvement. La grande utilité des livres, c’est qu’ils nous font passer de la puissance à l’acte. Tout d’abord il faut s’attacher à la lettre matérielle, ne point la perdre de vue. Puis, à mesure que l’esprit se fortifie, il faut prendre plus de liberté, ne plus se traîner servilement sur le texte écrit. Un problème dont la solution offre des difficultés excite notre curiosité et notre pénétration; il en est de même d’un livre qui présente quelques lacunes: il faut savoir compléter la pensée, lire autrement que par les yeux, s’exercer à trouver en soi des idées analogues à celles de l’auteur. C’est ainsi que l’on s’habitue à n’être plus l’esclave d’autrui, mais à relever surtout de soi-même. Ces textes remplis de fautes exigent que l’intelligence vienne au secours des yeux. Si Pythagore prescrivait aux jeunes gens l’emploi de ces exemplaires incorrects, c’est qu’il voulait d’abord faire l’essai de leurs aptitudes; puis il estimait que ces exercices étaient mieux appropriés à leur âge que les recherches géométriques sur les surfaces. Il n’est pas bien difficile de substituer une lettre, une syllabe, un mot, au besoin même une phrase tout entière, et de lire couramment dans le livre. On s’habitue ainsi à prendre l’essor comme l’aiglon. Quand l’aiglon commence à se couvrir de plumes, ses parents le portent dans les airs; puis ils l’abandonnent un instant pour qu’il essaie ses ailes; mais comme il est encore trop faible, ils viennent le soutenir, et répètent l’épreuve jusqu’à ce qu’il ait appris à voler. [18] Pour moi, je n’irai pas me vanter à d’autres personnes, mais voici ce que je puis te dire en toute vérité. Souvent, quand je lis un livre, je n’attends pas ce que va dire l’auteur; mais je lève les yeux, et, m’inspirant de l’ouvrage, j’en compose moi-même la suite, sans hésiter, comme si je continuais ma lecture, et d’après l’enchaînement naturel des pensées. Puis je compare mon improvisation avec le texte que j’ai sous les yeux, et je me souviens d’avoir souvent rencontré, non seulement les mêmes idées, mais encore les mêmes expressions. D’autres fois j’ai deviné le sens avec tant de bonheur, que malgré la différence des mots il y avait toujours unité de composition. Les idées quelquefois n’étaient pas identiques; mais alors même les miennes s’accordaient encore avec l’esprit général du livre, et si elles se fussent présentées à l’auteur il ne les eût pas dédaignées. Je me souviens aussi que me trouvant en société, comme je tenais entre les mains l’ouvrage d’un écrivain distingué, on me priait de lire tout haut: j’obéissais; si l’occasion s’en présentait, j’ajoutais quelque passage de mon invention, et cela sans effort, j’en prends à témoin le dieu de l’éloquence; je n’avais qu’à donner libre carrière à mon imagination et à ma langue. Bientôt s’élevait de tous côtés un murmure flatteur; puis éclataient des applaudissements adressés à l’auteur du livre, mais provoqués surtout par les additions mêmes: tant mon esprit est un miroir fidèle et du style et des pensées. Je pouvais prendre, pour m’exercer, des exemplaires incorrects, mon succès n’en était pas moins assuré. Quand on vient d’entendre jouer de la flûte, même après que l’instrument s’est tu, quelque temps encore on a le son dans les oreilles. Souvent avec les tragiques j’ai parlé le langage pompeux de la tragédie; j’ai badiné avec les comiques, réglant mon ton sur celui de chaque écrivain. On me croirait l’égal, tantôt de Cratinus ou de Cratès, tantôt de Diphile ou de Philémon; il n’est aucune espèce de mètre, aucun genre de poésie où je ne puisse porter mes tentatives, soit que j’oppose un ouvrage à un ouvrage, soit que je lutte contre un fragment. Si nombreuses, si diverses que soient les formes de style, il faut que je les reproduise fidèlement : c’est ainsi que la dernière corde de la lyre résonne dès que les autres cordes sont touchées.