[0] Vie de Louis-le-Gros (Louis VI, roi de France, de 1108 à 1137). PREFACE. Au seigneur et, à juste titre, respectable Gosselin, évêque de Soissons; Suger, quoique le plus humble des serviteurs de Jésus-Christ, nommé, par la bonté de Dieu, abbé du monastère du bienheureux Denis l'aréopagite, comme preuve d'union épiscopale avec l'évêque des évêques. Il convient de soumettre, et nous-mêmes et nos œuvres, à l'examen et au jugement des hommes dont, selon l'opinion universelle, la critique, sévère ou douce, s'exercera publiquement et diversement sur chacun, lorsque le noble chef de l'État siégera aux portes du palais avec les sénateurs du pays. C'est pour cette raison, ô toi le le meilleur des hommes, que, quand même l'union en la chaire de saint Pierre ne m'en ferait pas un devoir, je m'en remets à la décision de ta science, généralement reconnue, sur ce récit des actions du sérénissime roi des Français, Louis, à la mémoire duquel je suis, comme toi-même, entièrement dévoué; mais n'exige pas davantage de moi, car je ne saurais faire mieux. De cette manière et d'un commun accord, moi en écrivant, toi en corrigeant, nous, envers qui ce maître s'est montré si bon, et quand il s'agissait de nous élever aux dignités de l'État, et depuis qu'il nous y avait promus, nous célébrerons la vie et déplorerons la perte de celui à qui nous portions un amour égal. En effet, un attachement commandé par la reconnaissance des bienfaits ne répugne point à la charité chrétienne, puisque celui qui a ordonné d'aimer ses ennemis, ne défend pas de chérir ses amis; animés donc par ce double devoir de la gratitude et de la charité, devoirs differents sans être opposés, élevons à ce prince un monument plus durable que l'airain, en faisant connaître à nos neveux, par cet écrit, son zèle pieux pour l'honneur de l'Église de Dieu, et son courage admirable dans le gouvernement du royaume. Puisse sa mémoire ne jamais se perdre au milieu des changements qu'amène la succession des temps, et que, de génération en génération, les instantes prières de l'Église, unie dans un même sentiment, ne lui manquent jamais en retour des biens dont il l'a comblée! Je souhaite à ta grandeur d'obtenir un jour la grâce de prendre son rang d'évêque parmi les plus augustes, habitants du ciel. [1] CHAPITRE PREMIER. Combien le prince Louis fut vaillant dans sa jeunesse, et avec quel courage il repoussa le redoutable roi des Anglais, Guillaume-le-Roux, qui inquiétait le royaume de son père. DÈS la fleur de son printemps, et à peine âgé de douze ou treize ans, le glorieux et célèbre roi des Français, Louis, fils du grand roi Philippe, avait de si louables mœurs et de si beaux traits, et se distinguait tellement, soit par une admirable activité d'esprit, présage de son caractère futur, soit par la hauteur de son agréable stature, qu'il promettait à la couronne dont il devait hériter, un agrandissement prompt et honorable, et à l'Église ainsi qu'aux pauvres, un protecteur assuré. Cet auguste enfant, fidèle à l'antique habitude qu'ont eue les monarques, Charles-le-Grand et autres excellents princes, et qu'attestent les testaments des empereurs, s'attacha d'un amour si fort, et pour ainsi dire héréditaire, aux reliques des Saints martyrs qui sont à Saint-Denis, et à celles de ce saint lui-même, que pendant toute sa vie il conserva pour l'église qui les possède, et prouva par une honorable libéralité les sentiments nés chez lui dès son enfance, et qu'à son heure suprême, espérant beaucoup dans ces saints après Dieu, il résolut pieusement de se lier à eux, corps et âme, et de se faire moine dans cette abbaye, s'il en avait la possibilité. A l'âge dont nous parlons, cette jeune âme se montrait déjà tellement mûre pour une vertu forte et active, qu'il dédaignait la chasse et les jeux de l'enfance, auxquels cet âge a coutume de s'abandonner, et pour lesquels il néglige d'apprendre la science des armes. Dès qu'il se vit tourmenté par l'agression de plusieurs des grands du royaume, et surtout de l'illustre roi des Anglais, Guillaume, fils de Guillaume plus illustre encore, vainqueur et monarque des Anglais, le sentiment d'une énergique équité l'échauffa; le desir de faire l'épreuve de son courage lui sourit, il rejeta loin de lui toute inertie, ouvrit les yeux à la prudence, rompit avec le repos et se livra aux soins les plus actifs. En effet, Guillaume, roi des Anglais, habile et expérimenté dans la guerre, avide de louanges et affamé de renommée, avait, par suite de l'exhérédation de son frère aîné Robert, succédé heureusement à son père Guillaume après le départ de ce même frère pour Jérusalem. Il devint maître du duché de Normandie, chercha, comme duc de cette province, à étendre ses limites qui confinaient aux marches du royaume, et s'efforca par tous les moyens possibles de fatiguer par la guerre le jeune et fameux Louis. La lutte entre eux était tout à la fois semblable et différente: semblable en ce qu'aucun des deux ne cédait à son adversaire; différente en ce que l'un était dans la force de l'âge mûr, et l'autre à peine dans la jeunesse; en ce que celui-là, opulent et libre dispensateur des trésors de l'Angleterre, recrutait et soudoyait des soldats avec une admirable facilité; tandis que celui-ci, manquant d'argent sous un père qui n'usait qu'avec économie des ressources de son royaume, ne parvenait à réunir des troupes que par l'adresse et l'énergie de son caractère, et cependant résistait avec audace. On voyait ce jeune guerrier, n'ayant avec lui qu'une simple poignée de chevaliers, voler rapidement et presque au même instant au-delà des frontières du Berry, de l'Auvergne et de la Bourgogne, n'être pas pour cela moins prompt, s'il apprenait que son ennemi rentrait dans le Vexin, à s'opposer courageusement, avec trois ou cinq cents hommes, à ce même roi Guillaume, marchant à la tête de dix mille combattants, et enfin tantôt céder, tantôt résister pour tenir en suspens l'issue de la guerre. Dans tous ces petits combats il se fit des deux parts beaucoup de prisonniers; l'illustre et jeune prince et les siens s'emparèrent entre autres du comte Simon, homme noble, de Gilbert de l'Aigle, fameux baron d'Angleterre et de Normandie, et de Pains de Gisors qui, le premier, fortifia ce château; de son côté le monarque Anglais retint captifs le courageux et noble comte Matthieu de Beaumont, le célèbre baron Simon de Monfort, homme d'un grand nom, et Pains, seigneur de Montjai. La difficulté de payer le service militaire força de consentir promptement au rachat des prisonniers anglais; mais ceux que le roi d'Angleterre avait faits sur les Français eurent à souffrir les horreurs d'une longue captivité. Rien ne put briser leurs fers si ce n'est lorsque, se liant par la foi et hommage, et prenant parti dans l'armée du roi d'Angleterre, ils s'engagèrent par serment à combattre et troubler le royaume de France et son roi. On disait même généralement que ce superbe et ambitieux prince Guillaume aspirait au royaume des Français, parce que le jeune et déjà renommé Louis était le seul fils que son père eût eu de sa très noble épouse, sœur de Robert, comte de Flandre. ll existait bien encore deux autres fils, Philippe et Florus; mais ils étaient nés de Bertrade, comtesse d'Angers, donnée pour belle-mère à Louis du vivant de sa mère, et on ne tenait aucun compte de leurs droits à la succession, s'il arrivait que, par un malheur quelconque, le premier fils unique périt. Cependant, comme il n'est ni juste ni naturel que les Français soient soumis aux Anglais, ni même que les Anglais le soient aux Français, l'événement trompa cet espoir révoltant. Après avoir, en effet, pour cette folle idée, tourmenté lui et les siens pendant trois ans et plus, ne pouvant réussir avec l'aide des Anglais ni même des Français, qu'il avait contraints de lui prêter foi et hommage, à satisfaire ses desirs, le roi Guillaume se tint tranquille. De retour en Angleterre, il s'abandonna tout entier à ses caprices et à la débauche, et un certain jour qu'il se livrait au plaisir de la chasse dans la forêt Neuve, il fut tout à coup, et à l'improviste, frappé d'une flèche et mourut. On conjectura que cet homme était tombé victime de la vengeance divine, et l'on donna comme preuve de la vérité de cette opinion, qu'il s'était toujours montré l'insupportable oppresseur des pauvres, la cruelle sangsue des églises, et l'impudent détenteur et dissipateur de leurs biens, lorsque par hasard des évêques ou des prélats venaient à décéder. Certaines gens accusèrent le très noble homme Gautier Tyrrel d'avoir percé Guillaume de sa flèche; mais nous l'avons entendu souvent, et à une époque où il n'avait rien à craindre ou à espérer, affirmer sous serment, et presque par ce qu'il y a de plus saint, que le jour de la mort du roi, lui, Tyrrel, n'avait pas été dans la partie de la forêt où chassait ce prince, et que même jamais il ne l'avait vu dans cette forêt. Il est donc évident que l'incroyable folie d'un si grand personnage ne fut si subitement réduite en cendres que par la puissance divine, afin que celui qui tourmentait inutilement les autres éprouvât des tourments infiniment plus cruels, et que celui qui convoitait toutes choses, fut honteusement dépouillé de tout; car les royaumes et les droits des royaumes sont soumis à Dieu, qui brise le glaive des rois. Robert, l'aîné des frères de ce Guillaume, étant toujours retenu par la grande expédition du saint sépulcre, aux Etats de celui-ci succéda sur-le-champ son frère cadet Henri, homme d'une haute sagesse, qui, par sa science et une force d'âme et de corps aussi étonnante que digne d'éloges, fournira un beau sujet à l'histoire. Mais ce qui concerne ce prince est étranger à notre ouvrage, à moins que quelque fait ne s'y rattache évidemment, et qu'il ne nous faille en parler sommairement comme nous le ferons du royaume de Lorraine. Ce sont en effet certaines actions des Français, et non celles des Anglais, dont nous nous sommes proposé de conserver la mémoire par cet écrit. [2] CHAPITRE II. Comment le prince Louis empêcha le noble homme Bouchard de Montmorency et ses complices de dévaster les terres de saint Denis. Louis donc, ce jeune héros, gai, se conciliant tous les cœurs, et d'une bonté qui le faisait regarder par certaines gens comme un homme simple, était à peine parvenu à l'adolescence, qu'il se montrait déjà, pour le royaume de son père, un défenseur illustre et courageux, pourvoyait aux besoins des églises, et, ce qui avait été négligé longtemps, veillait à la tranquillité des laboureurs, des ouvriers et des pauvres. Vers ce temps, il arriva qu'entre le vénérable Adam, abbé de Saint-Denis, et Bouchard, noble homme, seigneur de Montmorency, s'élevèrent, en raison de quelques coutumes, certaines discussions qui s'échauffèrent si fort, et en vinrent malheureusement à un tel excès d'irritation, que l'esprit de révolte brisant tous les liens de la foi et hommage, les deux partis se combattirent par les armes, la guerre et l'incendie. Ce fait étant parvenu aux oreilles du seigneur Louis, il en manifesta une vive indignation, et n'eut point de repos qu'il n'eut contraint le susdit Bouchard, dûment sommé, à comparaître au château de Poissy devant le roi son père, et à s'en remettre à son jugement. Bouchard ayant perdu sa cause, refusa de se soumettre à la condamnation prononcée contre lui, et se retira sans qu'on le retînt prisonnier, ce que n'eût pas permis la coutume des Français; mais tous les maux et les calamités dont la majesté royale a droit de punir la désobéissance des sujets, il les éprouva bien vite. En effet, le jeune et beau prince porta sur-le-champ ses armes contre lui et contre ses criminels confédérés, Matthieu comte de Beaumont, et Dreux de Mouchy-le-Châtel, hommes ardents et belliqueux qu'il avait attirés à son parti. Dévastant les terres de ce même Bouchard, renversant de fond en comble les bâtiments d'exploitation et les petits forts, à l'exception du château, Louis désola le pays et le ruina par l'incendie, la famine et le glaive; de plus, comme les ennemis s'efforcaient de se défendre dans le château, il en forma le siége avec les Français et les Flamands de son oncle Robert, et ses propres troupes. Ayant, par ce coup et d'autres semblables, contraint au repentir Bouchard humilié, il le courba sous le joug de sa volonté et de son bon plaisir, et termina, moyennant une pleine satisfaction, la querelle, cause première de ces troubles. Quant à Dreux, seigneur de Mouchy-le-Châtel, Louis l'attaqua en raison de la part qu'il avait prise à cette guerre, d'autres faits encore, et surtout de dommages causés à l'église de Beauvais. Dreux avait quitté son château, mais sans beaucoup s'en éloigner, afin de pouvoir s'y réfugier promptement si la nécessité l'exigeait. Il s'avança, suivi d'une troupe d'archers et d'arbalêtriers, à la rencontre du prince; mais le jeune guerrier fondant sur lui. l'accabla si bien par la force des armes, qu'il ne lui laissa pas la faculté de fuir et de rentrer dans son château sans s'y voir poursuivi: se précipitant vers la porte au milieu des gens de Dreux et avec eux, ce vigoureux champion, d'une rare habileté à manier l'épée, reçut et porta mille coups, parvint au centre même du château, ne s'en laissa pas repousser, et ne se retira qu'après l'avoir entièrement consumé par les flammes, jusqu'aux fortifications extérieures de la tour, avec ce qu'il contenait d'approvisionnements en tous genres. Une telle ardeur animait ce héros, qu’il ne songeait pas même à se mettre à l'abri de l'incendie, où lui et son armée coururent un grand danger, et qui lui laissa pendant longtemps un très fort enroûment. C'est ainsi qu'il plia sous l'autorité de sa volonté cet homme abattu comme un malade à l'extrémité, et humilié par le bras de la toute-puissance de Dieu, qui lui-même était intéressé dans cette guerre. [3] CHAPITRE III. Comment le prince Louis, s'emparant à main armée du château de Luzarches, contraignit Matthieu comte de Beaumont à restituer ce château à Hugues de Clermont. Cependant Matthieu comte de Beaumont, nourrissant une longue rancune de cœur contre Hugues de Clermont, noble homme, mais simple et léger, dont il avait épousé la fille, s'empara de la totalité du château nommé Luzarches, dont il possédait déjà la moitié en raison de son mariage, et ne négligea rien pour se fortifier dans la tour en la remplissant d'armes et de soldats. Que pouvait faire Hugues, sinon de courir en toute hâte auprès du défenseur du royaume, de se prosterner à ses pieds, et de le supplier, en pleurant, de compatir aux malheurs d'un vieillard, et de secourir un homme cruellement opprimé? «J'aime mieux, dit-il, très cher seigneur, que tu reprennes toute ma terre, puisque je la tiens de toi, que de voir mon gendre dénaturé s'en rendre maître, et je desire mourir s'il faut qu'il m'en dépouille.» Touché jusqu'au fond du cœur de sa lamentable infortune, le jeune prince lui tend la main, promet de le servir, et le renvoie comblé de joie et d'espérance. Cette espérance n'est pas déçue: sur-le-champ partent en toute hâte du palais des messagers qui vont trouver le comte, lui enjoignent, de la part du protecteur de Hugues, de remettre ce dernier en la possession habituelle du bien dont il était si étrangement dépouillé, et ordonnent que tous deux viennent ensuite à la cour du prince plaider et soutenir leurs droits. Le comte ayant refusé d'obéir, le défenseur de son adversaire s'empresse d'en tirer vengeance, rassemble une armée considérable, vole contre le rebelle, attaque le château, le presse tantôt par le fer, tantôt par le feu, s'en rend maître après plusieurs combats, place dans la tour même une forte garnison, et, comme il l'avait promis, la rend à Hugues après l'avoir ainsi mise en état de défense. [4] CHAPITRE IV. Comment le prince Louis ayant attaqué un autre château du même Matthieu, dit Chambly, une tempête subite dispersa son armée qui eût péri si le prince lui-même n'eût résisté vaillamment; et comment ledit Matthieu se soumit humblement à lui. De là le prince Louis conduisit cette même armée contre un autre château appelé Chambly, appartenant au même comte; il dressa ses tentes et ordonna de disposer les machines pour le siége. Mais il en arriva cette fois tout autrement qu'il ne l'espérait. Le temps jusqu'alors très beau changea subitement; un affreux et violent orage éclata tout-à-coup, effraya tellement la terre durant toute la nuit par une horrible pluie, le feu des éclairs et le fracas du tonnerre, jeta une si grande terreur dans la troupe, et tua tant de chevaux qu'à peine quelques hommes conservaient l'espoir de survivre à ce fléau. Certaines gens de l'armée, frappés d'une horreur insurmontable, s'étant préparés à fuir de grand matin, et au moment où paraîtrait l'aurore, le feu fut mis traîtreusement aux tentes pendant que le défenseur de l’État dormait encore dans la sienne. A la vue de ce feu, signal ordinaire de la retraite, les soldats partent sur-le-champ et en toute hâte avec autant d'imprudence que de confusion, redoutant qu'on ne les force à retourner sur leurs pas, et ne songeant pas même à se réunir les uns aux autres. Étonné de leur fuite précipitée ainsi que de leurs bruyantes clameurs, le seigneur Louis s'informe de ce qui est arrivé, s'élance sur son cheval et vole après ses soldats; mais déjà ils étaient dispersés de tous côtés, et il ne réussit par aucun moyen à les ramener. Que restait-il à faire au jeune héros, si ce n'est d'avoir recours aux armes, d'aller, avec le petit nombre d'hommes qu'il peut rallier à lui, s'opposer comme un mur à ceux qui couraient en avant, de frapper et d'être lui-même frappé souvent? Les premiers des fuyards dont il barra le chemin, comme l'eût fait un mur, auraient pu sans doute effectuer leur retraite tranquillement et avec sécurité: cependant, comme beaucoup d'entre eux se dispersèrent loin de lui ça et là, et en petites troupes, il y en eut un grand nombre pris par l'ennemi. Parmi les captifs les plus distingués furent Hugues de Clermont lui-même, Guy de Senlis, Herluin de Paris; on y compta aussi plusieurs simples chevaliers d'un nom obscur et une foule de gens de pied. Plus Louis avait été jusque-là sans expérience et ignorant de telles infortunes, plus il s'irrita de ce honteux échec; de retour à Paris, il se laissa emporter à l'indignation de son âme violemment émue; et comme il arrive toujours à la jeunesse, pour peu cependant qu'elle se montre portée à imiter ce qui est honnête, il communiqua à ce qui l'entourait l'ardeur dont il était agité. Brûlant de laver promptement son injure, il rassembla de toutes parts, avec autant d'adresse que de prudence, une armée trois fois plus nombreuse que la première, et prouva par ses soupirs profonds et redoublés qu'il était prêt à supporter plutôt une mort honorable que l'ignominie. Le comte Matthieu, homme poli et bien élevé, instruit de ces détails par le rapport de ses amis, ne put soutenir l'idée de l'affront accidentel qu'avait reçu son seigneur, fit agir une foule d'intercesseurs et mit tous ses soins à se frayer les voies de la paix; il s'efforça, comme il convenait, de calmer, par des démarches pleines de douceur et des prévenances flatteuses, l'âme fière du jeune prince, excusa le revers qu'avait éprouvé Louis, en protestant qu'il n'avait été le résultat d'aucun projet formé d'avance, mais l'œuvre pure du hasard, et se déclara prêt à obéir à son moindre signe et à lui donner les satisfactions qu'il exigerait. Cédant, quoique avec peine, aux prières d'un grand nombre de gens, aux conseils de ses familiers et aux instances réitérées de son père lui-même, le héros laissa son cœur s'amollir, consentit à épargner l'ennemi qui se repentait, lui remit sa faute, fit restituer par le comte à ceux qu'on avait dépouillés ce qui put se retrouver de leurs biens, délivra les prisonniers, et par un traité dûment garanti, assura à Hugues de Clermont la paix et ce qui lui appartenait dans le château reconquis précédemment. [5] CHAPITRE V. D'Ebble, comte de Roussi. La noble église de Rheims voyait ses biens, et ceux des églises qui relevaient d'elle, ravagés par la tyrannie du très courageux et turbulent baron Ebble de Roussi et de son fils Guichard: plus on cherchait à lui opposer de résistance par les armes, plus ce baron, dont l'ardeur guerrière était telle qu'un jour, ce qui ne convenait qu'à des rois, il alla combattre en Espagne à la tête d'une grande armée, se montrait avide d'étendre au loin ses furieuses dévastations, et se livrait au pillage ainsi qu'à toute espèce de malice. Les plaintes les plus lamentables contre cet homme si redoutable par sa bravoure, mais si criminel, avaient été portées cent fois au seigneur roi Philippe, et tout récemment deux ou trois fois à son fils. Celui-ci, dans son indignation, réunit une petite armée à peine composée de sept cents chevaliers, mais tous choisis parmi les plus nobles des grands de la France, marche en toute hâte vers Rheims, venge en moins de deux mois, par des combats sans cesse renouvelés, les torts faits anciennement aux églises, ravage les terres du tyran et de ses complices, et porte partout la désolation et l'incendie; justice bien louable, qui faisait que ceux qui pillaient étaient pillés à leur tour, et que ceux qui tourmentaient étaient pareillement ou même plus durement tourmentés. Telle était l'animosité du seigneur prince et de ses soldats, que tant qu'ils furent dans le pays ils ne prirent aucun repos, et qu'à l'exception du dimanche et du très saint sixième jour de la semaine, à peine s'en passa-t-il un seul sans qu'ils en vinssent aux mains avec l'ennemi, combattissent avec la lance et l'épée, ou sans qu'ils vengeassent, par la destruction des terres du baron, les crimes dont il s'était rendu coupable. On eut à lutter là non seulement contre Ebble, mais encore contre tous les barons de cette contrée, auxquels leurs alliances de famille avec les plus grands d'entre les Lorrains donnaient une armée renommée par le nombre de ses combattants. Cependant on mit en avant plusieurs propositions de conciliation; alors le jeune seigneur Louis, dont des soins divers et des affaires d'une haute importance exigeaient impérieusement la présence sur d'autres points du royaume, prit conseil des siens, força le tyran d'accorder bonne paix pour les églises, la fit confirmer par la foi du serment, et prit des otages. C'est ainsi qu'il renvoya Ebble dûment puni et humilié, et remit à un autre temps à prononcer sur ses prétentions à l'égard de Neuf-Château. [6] CHAPITRE VI. Du château de Meûn. Il ne s'illustra pas moins en prêtant le secours de ses armes à l'église d'Orléans. Léon, noble homme du château de Meûn, et vassal de l'évêque d'Orléans, avait enlevé à cette église la plus grande partie dudit château et la suzeraineté d'un autre; Louis, à la tête d'une forte armée, le dompta et le contraignit à se renfermer dans ce même château avec beaucoup des siens. Le château pris, Léon s'efforça de se défendre dans une église voisine de sa demeure, et qu'il avait fortifiée. Mais le fort fut subjugué par un plus fort que lui; Léon se vit accablé d'une telle nuée de flèches et de traits enflammés qu'il ne put résister. Il ne fut pas seul victime de l'excommunication qu'il avait encourue depuis longtemps, car beaucoup d'autres, au nombre de près de soixante, se précipitèrent avec lui du haut de la tour que surmontait la flamme, et percés par le fer des lances dirigées contre eux et des flèches qu'on leur décochait, ils exhalèrent leur dernier soupir et rendirent douloureusement aux enfers leurs âmes criminelles. [7] CHAPITRE VII. Du château de Montaigu. Un très fort château du pays de Laon, appelé Montaigu, était tombé, par suite d'un certain mariage, en la possession de Thomas de Marle, homme perdu de crimes et non moins odieux à ses semblables qu'à Dieu. De toutes parts, ses compatriotes redoutaient et subissaient sa rage intolérable comme celle du loup le plus cruel, et accrue par l'audace que lui donnait son inexpugnable château; aussi celui même qui passait pour son père, Enguerrand de Boves, homme respectable et fort honoré, travaillait vivement, et plus que tout autre, à le chasser de son château à cause de sa féroce tyrannie. Ce même Enguerrand, Ebble de Roussi, et tous ceux qu'ils purent attirer dans leur parti, convinrent donc entre eux d'assiéger son château et lui-même pendant qu'il y était, de le tenir enfermé de tous côtés par une enceinte de pieux et de bouleaux, de le forcer, par les tourments d'une longue famine, à se rendre à discrétion, de détruire, s'il était possible, son château de fond en comble, et de le condamner de sa personne à une prison perpétuelle. Ce méchant homme, voyant ce qui se passait, commença par bien fortifier son château; puis, comme les palissades ne l'enfermaient pas encore complétement d'un côté à l'autre, il s'échappa furtivement, se rendit en toute hâte auprès du jeune héros, corrompit tous ceux qui l'entouraient par des présents et des promesses, et obtint promptement qu'il viendrait le secourir avec quelques troupes. En effet, Louis, que son âge et son caractère rendaient facile à se laisser toucher, rassembla une armée de sept cents hommes d'armes et marcha en diligence vers le pays où se faisait la guerre. Comme il approchait du château de Montaigu, ceux qui avaient investi cette place de toutes parts envoyèrent des députés au prince, comme à leur seigneur futur, pour le supplier de ne pas rejeter sur eux le blâme de toute cette affaire en les forçant de lever le siége du château, le conjurer de ne pas s'exposer à perdre les services de tant de braves gens pour un homme profondément scélérat, et lui protester avec franchise que ce serait un malheur bien plus funeste pour lui-même que pour eux si la tranquillité était assurée à ce pervers. Mais n'ayant pu réussir ni par douceur ni par menaces à le détourner de son projet, ils ne voulurent point en venir aux hostilités contre leur seigneur futur, et, fermement résolus de reprendre la guerre lorsqu'il quitterait le château assiégé, ils se retirèrent et souffrirent, bien à regret, qu'il fît tout ce qui lui plairait. Quant à lui, brisant et arrachant de sa main puissante toutes les fortifications qui resserraient de tous côtés le château de Montaigu, il le délivra, et, déjouant les plans chimériques des ennemis, il fournit abondamment la place d'armes et de vivres. Les grands, qui, par amour et par respect pour lui, s'étaient retirés, reconnaissant qu'il n'avait eu pour eux aucun égard, s'emportèrent en plaintes violentes, et menacèrent avec serment de ne plus lui obéir davantage. Lors donc qu'il le virent se retirer, ils levèrent leur camp, firent mettre leurs soldats en ordre de bataille, et le suivirent comme pour le combattre. Ce qui seul empêcha qu'on n'en vînt mutuellement aux mains, c'est qu'un torrent qui séparait les armées des deux partis, et ne leur offrait qu'un passage long et difficile, ne leur permit pas de se combattre. Les deux troupes se menaçant réciproquement de leurs javelots, restèrent donc en présence ce jour-là et le lendemain. Alors arriva tout à coup du camp ennemi dans celui des Français un certain bouffon, brave chevalier, qui leur annonça qu'aussitôt que les autres trouveraient un moyen de traverser le torrent, ils viendraient très certainement leur livrer bataille pour venger par la lance et le glaive l'injure faite à leur liberté; quant à lui, ajouta-t-il, on l'avait renvoyé à son maître naturel combattre pour sa cause et sous son drapeau. A peine ce discours est-il répandu dans les tentes du camp, que les chevaliers, croyant plus digne d'eux d'attaquer l'ennemi que de se tenir sur la défensive, trépignent de fureur, revêtent des cuirasses et des casques d'une éclatante beauté, s'excitent dans leur propre ardeur, et brûlent de franchir le torrent s'il sont assez heureux pour découvrir un gué. Voyant cela, les hommes les plus considérables de l'autre parti, Enguerrand de Boves, Ebble de Roussi, le comte André, Hugues-le-Blanc de La Ferté, Robert de Chépy et d'autres sages et discrets personnages, pleins d'admiration pour l'audace de leur seigneur futur, préférèrent prudemment rentrer sous son obéissance, vinrent trouver le jeune guerrier d'une manière pacifique, et, lui tendant la main droite en signe d'amitié, ils l'embrassèrent et s'engagèrent, eux et les leurs, à continuer de le servir. Comme la ruine des impies est toujours écrite dans les décrets de la volonté divine, Thomas perdit quelque temps après, par un divorce, et le château et les avantages de son mariage, qui se trouvait souillé de la tache d'une union incestueuse avec une proche parente de son sang. [8] CHAPITRE VIII. Du château de Montlhéry. C'Était par ces preuves de valeur, et d'autres encore, que le seigneur futur de la France s'élevait dans l'opinion, et s'efforçait avec une courageuse constance, toutes les fois qu'il s'en offrait quelque occasion favorable, de pourvoir avec sagacité à l'administralion du royaume et de la chose publique, de dompter les rebelles, et de prendre ou de soumettre par tous les moyens possibles les châteaux signalés comme oppresseurs. Ainsi, par exemple, Guide Truxel, fils de Milon de Montlhéry, homme remuant et troublant le royaume, revint chez lui de l'expédition du Saint-Sépulcre, brisé par la fatigue d'une route longue et pénible, et par le chagrin de peines de tout genre; comme par crainte de Corbaran, il s'était sauvé d'Antioche en descendant le long d'un mur, et avait déserté l'armée de Dieu assiégée dans cette ville, il se voyait abandonné de tout le monde. Craignant donc que sa fille seul enfant qu'il eût, ne fût privée de son héritage, il céda aux desirs et aux conseils du roi Philippe et de son fils Louis, qui tous deux convoitaient vivement son château, maria sa fille à Philippe, l'un des fils que le roi avait eus de cette comtesse d'Angers dont on a parlé plus haut; et le seigneur Louis, frère aîné de Philippe, pour s'attacher son jeune frère par les liens de l'amitié la plus ferme, lui assura, à l'occasion de ce mariage, et à la prière du roi son père, le château de Mantes. Le château de Montlhéry étant ainsi tombé, à cette occasion, au pouvoir de ces princes, ils s'en réjouirent comme si on leur eût arraché une paille de l'œil, ou qu'on eût brisé des barrières qui les tenaient enfermés. Nous avons en effet entendu le père de Louis dire à son fils: «Allons, enfant Louis, sois attentif à bien conserver cette tour d'où sont parties des vexations qui m'ont presque fait vieillir, ainsi que des ruses et des fraudes criminelles qui ne m'ont jamais permis d'obtenir une bonne paix et un repos assuré.» En effet, les maîtres de ce château, par leur infidélité, rendaient les fidèles infidèles, et les infidèles très infidèles; ils savaient de loin comme de près réunir ces hommes perfides, et faisaient si bien qu'il ne se passait rien de mal dans le royaume qu'avec leur assentiment et leur concours. Comme d'ailleurs le territoire de Paris était entouré du côté du fleuve de la Seine par Corbeil, à moitié chemin de Montlhéry, et à droite par Châteaufort, il en résultait un tel embarras et un tel désordre dans les communications entre les habitants de Paris et ceux d'Orléans, qu'à moins de faire route en grande troupe, ceux-ci ne pouvaient aller chez ceux-là, ni ceux-là chez ceux-ci, que sous le bon plaisir de ces perfides. Mais le mariage dont on a parlé fit tomber cette barrière et rendit l'accès facile entre les deux villes. Gui comte de Rochefort, homme habile et vieux guerrier, oncle paternel du susdit Gui de Truxel, étant revenu de Jérusalem couvert de gloire et chargé de richesses, s'attacha pour lors de cœur au roi Philippe. Comme par suite d'une familiarité ancienne, et pour d'autres raisons encore, ce comte avait été sénéchal de ce prince, Philippe et son fils, le seigneur Louis, firent du sénéchal le chef de l'administration de l'État, afin de s'assurer pour l'avenir la possession tranquille du château de Montlhéry, nommé ci-dessus, et d'obtenir paix et services du comté limitrophe de leurs domaines, savoir, celui de Rochefort et de Châteaufort, ainsi que d'autres châteaux voisins; ce qui jusqu'alors n'avait pas eu lieu. La mutuelle intimité du sénéchal et des princes s'accrut à ce point que le fils, le seigneur Louis, consentit à recevoir solennellement en mariage la fille de ce même Gui, quoiqu'elle ne fût pas encore nubile. Mais cette jeune personne qu'il avait acceptée pour fiancée, il ne l'eut point pour épouse; car, avant que cette union se consommât, l'empêchement pour cause de parenté fut opposé au mariage, et le fit rompre après quelques années. Cette amitié subsista si bien pendant trois ans, que le père et le fils avaient en Gui une confiance sans bornes, et que ce comte, ainsi que son fils, Hugues de Crécy, s'employèrent de toutes leurs forces pour la défense et l'honneur du royaume. Mais il n'est que trop vrai: "Quo semel est imbuta recens seruabit odorem Testa diu". {Horace, Épîtres, I, 2, 69-70} Les hommes de Montlhéry, jaloux de se montrer fidèles à leur habituelle perfidie, machinèrent une trahison par le moyen des frères Garlande, qui alors avaient encouru l'inimitié du roi et de son fils; le vicomte Milon de Troyes, frère cadet de Gui de Truxel, se présenta donc devant Montlhéry avec la vicomtesse sa mère, et une nombreuse troupe de soldats. Accueilli dans le château avec toute l'ardeur du parjure, il rappela à plusieurs reprises, et en pleurant, les bienfaits de son père, remit sous les yeux de ces hommes leur naturelle et généreuse activité, loua hautement leur admirable fidélité, leur rendit des actions de grâces pour son rappel, se jeta à leurs genoux, et les supplia humblement de bien achever ce qu'ils avaient si bien commencé. Touchés de le voir si tristement prosterné devant eux, ces traîtres courent aux armes, volent vers la tour, attaquent ceux qui la défendent, et combattent si vivement avec le glaive, la lance, la flamme, l'épieu et les pierres, que dans plusieurs endroits ils font brèche au rempart extérieur de la tour, et blessent mortellement beaucoup de ses défenseurs. Dans cette tour s'étaient renfermées l'épouse de Gui le sénéchal dont il a été parlé, et sa fille fiancée au seigneur Louis. La nouvelle de ce qui se passait ayant frappé les oreilles dudit Gui, en homme d'un grand courage, il part sur-le-champ et s'approche audacieusement du château avec autant de chevaliers qu'il en peut réunir; mais, pour que de tous les points on puisse venir le joindre promptement, il envoie partout les messagers les plus capables de faire diligence. Ceux qui assiégeaient la tour, sans avoir pu réussir encore à s'en emparer, voyant Gui de dessus la hauteur, et craignant comme la mort l'arrivée du seigneur Louis, s'éloignèrent de la place, hésitant s'ils demeureraient ou prendraient la fuite. Mais Gui, non moins avisé que vaillant, attira sagement les frères Garlande hors de leur camp, leur assura, sous la foi du serment, la paix et leur grâce au nom du roi et du seigneur Louis, et de cette manière les fit renoncer, eux et leurs complices, à l'entreprise qu'ils avaient commencée; par suite de leur défection, Milon lui-même se vit sans ressource. Son complot ainsi avorté, il prit rapidement la fuite, tout en pleurant et se lamentant. Au premier bruit de ce qui se passait, le seigneur Louis marcha en toute hâte vers le château. Ayant appris où en étaient vraiment les choses, il se réjouit de n'avoir éprouvé aucune perte, mais s'affligea de ne plus trouver aucun rebelle qu'il pût faire attacher à la potence. Cependant il observa religieusement, envers ceux qui étaient restés sur les lieux, la paix que Gui leur avait donnée sous la foi du serment; mais, de peur que dans la suite ils ne tramassent quelque chose de semblable, il détruisit toutes les fortifications du château, à l'exception de la tour. [9] CHAPITRE IX. De Boémond, prince d'Antioche. Vers ce temps, l'illustre Boémond, prince d'Antioche, auquel, après un siége vigoureux, la forteresse de cette ville s'était spécialement rendue, à cause de sa bravoure, débarqua dans les États de la Gaule. Une chose qui ne pouvait avoir eu lieu sans intervention de la main de Dieu, le fit proclamer homme fameux et distingué par dessus tous les autres, parmi les Chrétiens qui combattaient en Orient, et même parmi les Sarrasins. En effet, pendant qu'avec son père Robert Guiscard il assiégeait le château de Durazzo, au-delà de la mer, ni les richesses de Thessalonique, ni les trésors de Constantinople, ni les forces mêmes de la Grèce entière, n'avaient pu les faire renoncer à cette entreprise. Tout à coup des légats du seigneur pape Alexandre, envoyés pour réclamer leur secours, et les adjurer, au nom de l'amour de Dieu et de l'obligation que leur imposait leur propre serment, passent la mer après eux, viennent les trouver, les supplient pieusement d'arracher des mains de l'empereur l'Église romaine, et le seigneur pape enfermé dans le château Saint-Ange, et leur annoncent, sous serment, que s'ils ne se hâtent de venir, l'église, la ville, et bien plus encore, le seigneur pape lui-même, périront sans aucun doute. Les deux princes, hésitant sur le parti qu'ils prendront, ou d'abandonner, sans espoir de jamais la reprendre, une expédition si importante et si coûteuse, ou de servir et même d'empêcher de périr le seigneur pape, Rome et son église, et se voyant avec peine réduits à cette alternative, s'arrêtent enfin à ce qu'il y avait de mieux, et conviennent de faire la dernière chose sans renoncer à la première. Boémond demeure donc chargé de ce siége; et son père repasse la mer, revient dans la Pouille, rassemble de tous les points de la Sicile, de la Pouille, de la Calabre et de la Campanie, des armes et des hommes, et s'avance vers Rome avec autant de promptitude que d'audace. Pendant qu'il harcelait cette ville, l'empereur de Constantinople, informé de son éloignement, réunit une armée de Grecs pour écraser Boémond, et mit tout en œuvre par terre et par mer, afin de secourir Durazzo; mais il arriva, par la volonté de Dieu, et ce fut vraiment un étonnant prodige, que le même jour où Guiscard le père en vint aux mains dans Rome avec l'empereur, Boémond combattit courageusement l'empereur de Constantinople, et que, chose admirable à dire, les deux princes triomphèrent au même moment des deux empereurs. Le dit Boémond vint donc dans les Gaules tâcher, par tous les moyens possibles, d'obtenir en mariage Constance, sœur de Louis, seigneur futur des Français, princesse d'un caractère aimable, d'une taille élégante, et d'une très belle figure. La force du royaume des Français et la valeur de Louis étaient tellement renommées, que les Sarrasins eux-mêmes tremblaient à la seule idée d'une telle union. Cette princesse était libre de tout engagement; elle en avait rompu dédaigneusement un premier avec Hugues, comte de Troyes, qui la recherchait en mariage, et elle souhaitait se remarier avec un époux dont elle n'eût pas à rougir. L'adroit prince d'Antioche fit si bien, à force de dons et de promesses, qu'il fut jugé tout-à-fait digne de s'unir solennellement à cette princesse, dans la ville de Chartres, en présence du roi, du seigneur Louis, de beaucoup d'archevêques, d'évêques, et de grands du royaume. A cette cérémonie assista aussi le seigneur Brunon, évêque de Segni, légat du siége apostolique de Rome, et chargé par le seigneur pape Pascal d'accompagner le seigneur Boémond, afin de solliciter et d'encourager les fidèles à partir pour le Saint-Sépulcre. Ce légat tint donc à Poitiers un nombreux et célèbre concile où j'assistai, revenant tout nouvellement des écoles. On y traita de diverses affaires synodales, et principalement de la nécessité que le zèle pour le voyage de Jérusalem ne se refroidît pas. Le légat et Boémond parvinrent à exciter beaucoup de gens à l'entreprendre; aussi ce même Boémond, ainsi que la princesse Constance, accompagnés dudit légat, d'une suite nombreuse et d'une armée considérable, retournèrent dans leur principauté, comblés de gloire et de félicité. Cette princesse Constance donna au seigneur Boémond deux fils, Jean et Boémond; mais Jean mourut dans la Pouille avant d'avoir atteint l'âge de chevalerie. Boémond, jeune homme distingué, habile chevalier, et qui fut fait prince d'Antioche, pressant un jour vivement les Sarrasins de ses armes, et ne tenant aucun compte de leurs efforts pour lui nuire, les poursuivit imprudemment, tomba dans une embuscade pour s'être laissé emporter par son ardeur plus qu'il ne convenait, fut décapité malheureusement avec une centaine de ses soldats, et perdit ainsi tout à la fois Antioche, la Pouille et la vie. L'année qui suivit le retour du susdit Boémond dans sa patrie, le souverain et universel pontife Pascal, de vénérable mémoire, vint dans le pays d'occident, suivi d'un grand nombre de très sages évêques et cardinaux, et d'une foule de nobles Romains, voulant consulter le roi des Français, son fils Louis, roi désigné, et l'Église française, sur certains embarras et récentes querelles dont le tourmentait et menaçait de le tourmenter davantage encore l'empereur Henri. Cet homme, dénué de toute affection pour l'auteur de ses jours, et de tout sentiment d'humanité, persécuteur cruel et spoliateur de son père, Henri avait poussé, disait-on, l'impiété jusqu'à le forcer, en le retenant dans une dure captivité, et en le livrant aux coups et aux injures de ses ennemis, de lui remettre les insignes de la royauté, c'est-à-dire la couronne, le sceptre, et la lance de Saint-Maurice, et de ne conserver rien qui lui appartînt en propre dans tout le royaume. Il fut donc convenu à Rome qu'en raison de la vénale perfidie des Romains, il y aurait plus de sûreté à discuter les objets dont on a parlé ci-dessus, et toutes les autres questions, en France où l'on prendrait l'avis du roi, du fils du roi et de l’Église française, que dans la ville de Rome. Le pape vint en conséquence à Cluny, et de Cluny à la Charité, où il réunit une assemblée d'archevêques, d'évêques et de religieux, et où il fit la dédicace d'un illustre monastère. Dans cette ville accoururent les plus nobles d'entre les grands du royaume: de ce nombre fut le sénéchal du roi, le noble comte de Rochefort, chargé d'aller au devant du seigneur pape et de le servir en tout ce qu'il entendrait dans toute l'étendue du royaume, comme le père spirituel des Chrétiens. Je fus aussi présent à la consécration de ce monastère là, me présentant bravement devant le seigneur pape, j'attaquai par d'évidentes raisons le seigneur évêque de Paris, Galon, qui tourmentait d'une foule de querelles l'église du bienheureux Denis, et j'obtins contre lui un jugement canonique. Après que, la tiare sur la tête, comme c'est la coutume romaine, le pape eut chanté, dans l'église de Saint-Martin de Tours, le Laetare Hierusalem, il se rendit avec une pieuse bonté au vénérable monastère du bienheureux Denis, qu'il regardait comme la demeure propre du bienheureux Pierre; accueilli dans ce couvent avec pompe, et comme un souverain pontife a droit de l'être, il laissa à la postérité cet exemple unique, mémorable et tout nouveau pour les Romains, non seulement de ne convoiter, comme on le craignait beaucoup, ni l'or, ni l'argent, ni les pierres précieuses du monastère, mais même de ne pas daigner y jeter les yeux. Prosterné avec une grande humilité devant les reliques des Saints, il offrait au ciel les larmes d'une sincère componction, et se présentait lui-même, et du fond de son cœur, en holocauste au Seigneur et à ses Saints; puis, demandant avec supplications, qu'on lui donnât, pour le protéger auprès de Dieu, quelques petits morceaux de vêtemens teints du sang du bienheureux Denis, il disait: «Qu'il ne vous déplaise pas de nous rendre un peu des vêtemens de ce saint à nous, qui, sans en murmurer, avons destiné cet illustre personnage à l'apostolat de la Gaule.» Le roi Philippe et le seigneur Louis son fils vinrent avec empressement et plaisir au-devant du pontife dans ce monastère, et, par amour de Dieu, humilièrent à ses pieds la majesté royale, comme les rois ont coutume de le faire en se prosternant, et en abaissant leurs diadêmes devant le tombeau du pécheur Pierre. Le pape, relevant ces princes de sa main, les fit tenir debout en sa présence comme de très pieux enfants des apôtres. Ce sage pontife, agissant avec sagesse, conféra ensuite familièrement avec eux de l'état de l'Église, et se les conciliant par de douces paroles, les supplia de prêter leurs secours au bienheureux Pierre, et à son vicaire, de soutenir l'Église de leur main puissante, et comme ce fut toujours la coutume des rois des Français leurs prédécesseurs, tels que Charles-le-Grand et autres, de résister courageusement aux tyrans, aux ennemis de l'Église, et surtout à l'empereur Henri. Les princes lui donnèrent leur main droite en signe d'amitié, de secours et d'union dans le même dessein, et chargèrent des archevêques, des évêques, et Adam, abbé de SaintDenis, que j'accompagnai, de se hâter d'aller avec lui trouver, à Châlons-sur-Marne, les envoyés de l'empereur. Le pape, ayant séjourné quelque temps dans cette ville, ainsi qu'il avait été convenu, les députés de l'empereur Henri, hommes sans humilité, durs et rebelles, qui s'étaient logés au monastère de Saint-Mesmin, y laissèrent le chancelier Albert, à la bouche et au cœur duquel l'empereur obéissait aveuglément, et se rendirent au lieu préparé pour l'assemblée, avec une nombreuse escorte, un grand faste, et tous richement vêtus. Ces envoyés étaient, l'archevêque de Trèves, l'évêque d'Halberstadt, celui de Munster, plusieurs comtes, et le duc Guelfe, qui faisait porter partout son épée devant lui: homme d'une énorme corpulence, vraiment étonnant par l'étendue de sa surface en longueur et en largeur, et grand clabaudeur. Ces hommes turbulents paraissaient envoyés plutôt pour effrayer que pour discuter raisonnablement. Il faut en excepter le seul archevêque de Trèves, homme agréable, de bonnes manières, riche en science et en éloquence, et familiarisé avec le ton et la langue des Gaules. Il fit un discours spirituel, et offrit au nom de l'empereur son maître, salut et services au seigneur pape et à l'assemblée, mais toujours sauf les droits du trône; puis arrivant à l'objet de leur mission, il poursuivit en ces termes: «Voici le motif pour lequel notre seigneur l'empereur nous a envoyés: il est connu qu'aux temps de nos prédécesseurs, hommes saints et vraiment apostoliques, tels que Grégoire-le-Grand et d'autres, c'était un droit appartenant à l'Empire que, dans toute élection, on suivît constamment cette règle. D'abord on portait l'élection à la connaissance du seigneur empereur avant de l'annoncer publiquement; on s'assurait si la personne proposée lui convenait, et on prenait son consentement avant de terminer; ensuite, et conformément aux canons, on proclamait dans une assemblée générale cette élection comme faite à la demande du peuple, par le a choix du clergé, et avec l'approbation du distributeur de tout honneur. Enfin, celui qui avait été ainsi élu librement et sans simonie, devait se présenter devant le seigneur empereur, lui jurer fidélité, et lui prêter foi et hommage pour obtenir la jouissance des droits régaliens, et recevoir l'investiture par la crosse et l'anneau. Il ne faut pas s'en étonner: nul, en effet, ne peut être admis en aucune manière à jouir autrement de cités, de châteaux, de marches, de péages, et de toutes choses relevant de la dignité impériale. Si le seigneur pape accorde cela, une paix stable et prospère unira pour toujours le Trône et l'Église à la plus grande louange de Dieu.» A tout cela, le seigneur pape répondit sagement par la bouche de l'évêque de Plaisance, orateur distingué, que l'Église, rachetée et constituée libre par le précieux sang de Jésus-Christ, ne devait plus, en aucune manière, redevenir esclave; que si l'Église ne pouvait élire un prélat sans consulter l'empereur, elle lui était servilement subordonnée, et perdait tout le fruit de la mort du Christ; que donner l'investiture par la crosse et l'anneau, choses qui de leur nature appartiennent à l'autel, c'est usurper sur Dieu même; que mettre en signe d'obéissance des mains sanctifiées par le corps et le sang du Seigneur dans les mains d'un laïque, que le glaive a teintes de sang, c'est déroger à son rang et à l'onction sainte. Quand ces envoyés intraitables eurent entendu ces observations et d'autres semblables, frémissant avec un emportement tout-à-fait teutonique, ils firent grand bruit, et, s'ils eussent cru pouvoir l'oser avec sécurité, ils se seraient portés à des violences, et auraient dit des injures. «Ce n'est pas ici, s'écrièrent-ils, mais à Rome, et par l'épée, que se décidera cette querelle.» Mais le pape envoya vers le chancelier plusieurs hommes habiles et renommés par leur sagesse pour discuter avec lui toute cette affaire doucement et avec mesure, l'écouter, s'en faire écouter, et le prier instamment de donner tous ses soins à la paix de l'Église et de l'Empire. Quand les députés partirent, le seigneur pape se rendit à Troyes, y tint avec la plus grande pompe un concile général, annoncé depuis longtemps. Ce pontife, pénétré d'amour pour les Français qui l'avaient servi de tout leur pouvoir, mais plein de la crainte et de la haine que lui inspiraient les Teutons, retourna ensuite heureusement dans la ville de Saint-Pierre. Cependant la seconde année qui suivit son départ était à peine écoulée, que l'empereur, charmé de ne plus voir d'autre route ouverte dans cette affaire que l'effusion du sang, rassembla une effrayante armée de trente mille soldats. Il marcha droit vers Rome, feignit adroitement de ne s'avancer que dans des vues pacifiques, et d'abandonner la querelle des investitures; il en fit même la promesse, et en ajouta d'autres non moins brillantes; prodigua les caresses afin d'obtenir l'entrée de la ville, qu'il n'aurait pu avoir autrement, et ne craignit pas de tromper le souverain pontife, toute l'Église, et, qui plus est, le roi des rois lui-même. En apprenant qu'une contestation si grave et si funeste à l'Église était assoupie, les nobles romains se livrèrent aux élans de la joie, autant et plus même qu'il n'était raisonnable de le faire. Le clergé triompha avec enivrement, et tous, transportés de plaisir, rivalisèrent de zèle pour recevoir l'empereur avec la pompe la plus magnifique et les plus grands honneurs. Pendant que le seigneur pape et une troupe nombreuse d'évêques et de cardinaux, vêtus de leurs longs habits et montés sur des chevaux couverts de housses blanches, s'empressaient d'aller, suivis de tout le peuple de Rome, au devant de l'empereur, des députés envoyés en avant avaient reçu de lui, en lui faisant toucher les très saints Évangiles, le serment de donner la paix à l'Église et de renoncer à l'investiture; ce serment fut ensuite renouvelé dans le lieu appelé Montjoie, d'où ceux qui arrivent à Rome découvrent pour la première fois les temples des bienheureux Apôtres; une troisième fois, à la grande et universelle admiration des Romains, l'empereur et ses grands prêtèrent encore ce serment, de leurs propres mains, aux portes même de la ville. Aussi ce prince fut-il reçu plus magnifiquement que ne l'eût été sous un arc de triomphe le vainqueur de l'Afrique; des hymnes et de nombreux chants de triomphe accompagnaient sa marche; le seigneur pape le couronna de sa main avec le très saint diadême qu'avaient porté les empereurs, et on le conduisit avec la pompe la plus solennelle et la plus religieuse au très saint autel des Apôtres, au milieu des cantiques qu'entonnaient les clercs et du terrible bruit dont le chant des Allemands faisait retentir le ciel. Lors donc que le pape, qui célébra une messe d'actions de grâces, eut consacré le corps et le sang de Jésus-Christ, l'empereur, ne craignant plus d'immoler le Dieu qui s'est miraculeusement offert pour l’Église, communia d'une partie de l'hostie en signe d'une inaltérable amitié et de sa fidélité au pacte juré. La messe finie, le seigneur pape n'avait pas encore quitté ses ornements épiscopaux, que, par une méchanceté à laquelle on était loin de s'attendre, les Teutons grincent des dents, et s'emportent avec fureur sous un feint prétexte de querelle; puis ils tirent leurs glaives, courent de tous côtés comme des maniaques, attaquent les Romains désarmés, comme ils devaient l'être dans un tel lieu, et crient en jurant qu'il faut arrêter et égorger tout le clergé romain et tous les prélats, tant évêques que cardinaux; enfin, comme il n'est aucun excès auquel la folie ne puisse aller, ils ne craignent pas de porter leurs mains sacriléges sur le seigneur pape. La noblesse romaine et le peuple lui-même, saisis d'une affliction inexprimable et l'ame brisée de douleur, s'abandonnent au désespoir: s'apercevant, quoique trop tard, de l'odieux complot, les uns courent aux armes et les autres fuient comme des insensés; mais ils ne peuvent échapper à cette attaque inopinée des ennemis qu'en arrachant les poutres des portiques, et se faisant ainsi un moyen de défense de leur propre ruine. Quant au susdit empereur, effrayé par les remords déchirants de sa conscience criminelle et l'horreur de cette action scélérate, il quitta la ville au plus vite, traînant après lui le seigneur pape et autant d'évêques et de cardinaux qu'il le put; il en fit sa proie, violence inouïe pour des Chrétiens de la part d'un Chrétien, et se retira dans le château Saint-Ange, lieu très fortifié par la nature et par l'art. Dépouillant alors honteusement les cardinaux des marques de leur dignité, il les traita indécemment, et, ce qui est affreux à dire, sans être retenu par la crainte de porter la main sur l'oint du Seigneur, il arracha insolemment au pape lui-même la mitre, le pluvial et tous les insignes de l'apostolat dont il était revêtu: prodiguant enfin les injures au pontife et aux siens, et les accablant d'une foule d'infâmes traitements, il ne leur rendit la liberté qu'après avoir forcé le pape à le dégager du traité dont on a parlé plus haut et à reconnaître la prétention qu'il s'arrogeait. Il lui extorqua, de plus, par surprise, le privilége de donner dans la suite l'investiture; mais bientôt, et de l'avis de toute l'Église, le seigneur pape révoqua cette concession dans un grand concile de trois cents évêques et plus, auquel j'assistai, et il l'annula en foudroyant l'empereur d'un anathême éternel. Si quelqu'un recherche pourquoi ce pontife se conduisit avec tant de tiédeur, il reconnaîtra que l'Église languissait frappée dans son pasteur et les hommes appelés à le seconder, et qu'un tyran l'asservissait presque entièrement et la dominait comme sa chose propre, parce qu'il ne se trouvait personne qui lui résistât. La vérité de cette assertion, la suite l'a prouvée. Aussitôt, en effet, que le pape fut parvenu d'une manière quelconque à faire mettre en liberté ses frères, les colonnes de l'Église, pour qu'ils la surveillassent et réparassent ses maux, et qu'il lui eut redonné une sorte de paix, il s'enfuit au désert pour y vivre dans la solitude, et y serait demeuré toujours, si toute l'Église et les Romains ne lui eussent fait violence pour le contraindre à revenir. Au reste, le Seigneur Jésus-Christ, rédempteur et défenseur de son Église, ne souffrit pas qu'elle fût plus longtemps foulée aux pieds, et que l'empereur restât impuni. Ceux, en effet, qui n'avaient été jusque-là ni retenus ni liés par leur foi, prirent enfin en main la cause de l'Église ébranlée dans ses fondements, réunirent, par le conseil et avec l'appui du seigneur futur Louis, toute l'Église gauloise en un fameux concile, chargèrent le tyrannique empereur des chaînes de l'excommunication et le percèrent de l'épée du bienheureux Pierre. Ensuite, soulevant contre lui les grands qui appartenaient à l'empire teutonique, ainsi que la majeure partie de ses propres États, ils déposèrent ses complices, entre autres Bouchard le Roux, évêque de Munster, et ne cessèrent point de poursuivre et de dépouiller Henri jusqu'à ce que sa criminelle vie et son gouvernement tyrannique eussent eu la fin qui leur était due. Par suite de ce malheur justement mérité et de la vengeance de Dieu, l'Empire passa dans une autre famille. Henri une fois exterminé, le duc de Saxe, Lothaire, homme belliqueux et défenseur invincible de l'État, le remplaça. Après qu'accompagné du seigneur pape Innocent, il eut, sous les yeux même de Roger, qui s'était déclaré roi de Sicile, ravagé et dompté l'Italie rebelle, la Campanie, la Pouille, et tout le pays jusqu'à la mer Adriatique, ce prince victorieux mourut, comme il retournait dans sa patrie, après cet illustre triomphe. Que d'autres écrivains retracent ces événements et d'autres de cette nature; quant à nous, retournons à décrire, comme nous nous le sommes proposé, les actions des Français. [10] CHAPITRE X. De la prise du château de Gournai. Le comte Gui de Rochefort, dont on a parlé plus haut, avait conçu un vif mécontentement de ce que, par les intrigues de ses ennemis, le mariage contracté entre sa fille et le seigneur désigné des Français, avait été attaqué pour cause de parenté et rompu par le divorce en présence du seigneur pape. Cette légère étincelle entretenue dans son cœur y excita un violent incendie; son maître futur ne lui témoignait pourtant pas moins d'attachement, quand tout à coup les Garlande se mêlant de cette affaire, brisèrent les liens de cette amitié, anéantirent cette union et envenimèrent les haines. Une occasion de faire la guerre s'offrit pour lors au seigneur futur de la France. Hugues de Pompone, vaillant chevalier et seigneur châtelain du château de Gournai situé sur la Marne, avait enlevé à l'improviste sur la voie royale et conduit à Gournai les chevaux de quelques marchands; Louis, presque hors de lui-même à la nouvelle de cette insultante audace, rassembla une armée et investit sur-le-champ le château qui manquait de vivres. Au château touche une île renommée par la bonté de ses pâturages et excellente pour les chevaux et les troupeaux; elle s'étend un peu en largeur, mais plus en longueur, et était d'une grande utilité aux assiégés. Elle offre en effet à ceux qui s'y promènent l'agréable spectacle d'eaux claires et courantes; elle réjouit les yeux par sa belle végétation de gazons tantôt verts et tantôt couverts de fleurs, et entourée de tous côtés par les eaux de la rivière, elle donne pleine sécurité à ceux qui l'habitent. Le seigneur Louis, ayant préparé une flotte, se hâta d'attaquer cette île; il fit mettre nus quelques-uns de ses chevaliers et beaucoup de ses fantassins, afin qu'ils pussent prendre terre plus aisément et se sauver plus vite s'il leur arrivait d'échouer dans leur tentative; d'autres se jetèrent à la nage, d'autres encore traversèrent le fleuve à cheval comme ils purent, et quoique avec plus de danger; lui-même enfin s'y élança et ordonna audacieusement d'occuper l'île. Les assiégés résistent courageusement: placés sur une rive élevée, ils dominent ceux qui sont sur la flotte ou dans les flots, et les repoussent rudement à coups de pierres, de lances et de pieux. Mais ceux-ci, quoique contraints de reculer, s'animent, reprennent leur ardeur, s'efforcent de repousser ceux qui les repoussent, et excitent les frondeurs et les archers à lancer les pierres et les flèches. Les hommes de la flotte, armés de casques et de cuirasses, en viennent aux mains à mesure qu'ils peuvent aborder, combattent hardiment à la manière des pirates, et chassent ceux qui les chassent; enfin, comme il arrive ordinairement à la valeur qui ne sait point supporter la honte, les nôtres s'emparent de l'île par la force des armes, rejettent les ennemis dans le château, et les contraignent de s'y renfermer. Après les y avoir assiégés et tenus resserrés pendant quelque temps, le seigneur Louis ne pouvant les réduire à se rendre, indigné d'être retenu si longtemps, et se laissant un certain jour emporter par son ardeur, fait avancer son armée et donne l'assaut à ce château fortifié d'un rempart escarpé et solidement construit, et qu'en haut un parapet, en bas la profondeur de la rivière rendaient presque inexpugnable; lui-même se jette dans l'eau, monte jusqu'à la ceinture du fossé, s'efforce d'arriver au parapet, commande de lutter corps à corps, et de sa personne combat courageusement, au grand chagrin de l'ennemi. De leur côté, les défenseurs du château, préférant l'audace à la vie, courent avec ardeur à la défense de leurs murs, n'épargnent pas leur maître, chargent les armes à la main, repoussent leurs adversaires, rejettent en bas et précipitent au fond de la rivière ceux qui s'élèvent au dessus de l'eau. C'est ainsi que, pour cette fois, ceux du dedans soutinrent leur gloire, et ceux du dehors souffrirent un échec, à leur grand regret. On prépare alors les machines de guerre pour renverser le château, et l'on fabrique entre autres pour les assaillants une tour à trois étages, machine d'une prodigieuse hauteur, et qui, dépassant l'élévation du château, empêche les frondeurs et les archers de faire le service des meurtrières supérieures et d'aller ou de paraître même sur la plate-forme du château. Les assiégés, sans cesse harcelés la nuit comme le jour par cette tour, ne pouvaient se présenter pour garder leurs murs; se retranchant alors prudemment dans de profonds souterrains, ils s'y défendaient en faisant lancer traîtreusement d'en bas par leurs archers une foule de traits sur ceux des nôtres qui occupaient le premier étage de la tour, et triomphaient ainsi d'eux par la mort. A l'immense machine était fixée un pont en bois; il s'élevait de beaucoup au dessus du parapet supérieur de la place, et pouvait, lorsqu'on l'abaisserait un peu sur ce parapet, donner, à ceux des nôtres qui descendraient de la tour, une entrée facile dans le château; les assiégés, adroits en ces sortes de choses, firent, en avant du parapet et en face de la tour, des trébuchets en bois séparés l'un de l'autre, afin que le pont et ceux qui passeraient dessus tombassent tout à la fois; les nôtres ainsi précipités dans des fossés creusés sous terre, garnis de pieux pointus et recouverts traîtreusement de chaume, afin qu'on ne les aperçût pas, ne pouvaient manquer d'y perdre la vie et d'y trouver une mort cruelle. Cependant le susdit Gui, en homme habile et courageux, anime ses parents et ses amis, presse de ses prières les seigneurs voisins, et hâte leur union avec les assiégés. Il se concerte avec le comte du palais Thibaut, homme d'une jeunesse agréable et déjà exercé dans l'art de la guerre, pour qu'à un certain jour convenu il porte des approvisionnemens aux assiégés qui déjà manquaient de vivres, et avec une forte armée délivre le château; lui-même, de son côté, étend partout le ravage et l'incendie pour contraindre les nôtres à cesser le siége. Le jour fixé où ledit comte Thibaut devait amener des vivres et chercher avec une armée à faire lever leur siége, Louis, notre seigneur futur, rassemble, non de points éloignés, mais des lieux les plus proches, autant de troupes qu'il le peut; animé par le souvenir de sa supériorité royale et de sa haute valeur, il abandonne ses tentes et ceux qu'il laisse pour les défendre, et vole plein de joie au devant des ennemis. Après avoir envoyé un coureur chargé de revenir lui apprendre si ceux-ci arrivent et paraissent vouloir combattre, il appelle à lui ses barons, range en ordre de bataille ses chevaliers et ses gens de pied, et assigne leurs places aux archers et aux lanciers. Aussitôt que les deux armées s'aperçoivent, les trompettes sonnent: cavaliers et chevaux, tous montrent la plus grande ardeur, et on en vient promptement aux mains. Mais les Français, endurcis par des guerres continuelles, attaquent les premiers les habitants de la Brie énervés par une longue paix, les taillent en pièces, les renversent de la lance et du glaive, poursuivent avec acharnement la victoire et ne cessent de combattre en hommes, tant à pied qu'à cheval, que quand l'ennemi, tournant le dos, cherche son salut dans la fuite. Pour le comte, craignant d'être pris, il aima mieux être le premier que le dernier à fuir, abandonna son armée et ne songea qu'à retourner chez lui. Il y eut dans ce combat quelques morts, beaucoup de blessés et plusieurs prisonniers, ce qui donna par toute la terre une illustre célébrité à cette victoire. Le seigneur Louis, après avoir remporté si à propos un triomphe si considérable, regagna ses tentes, chassa les assiégés du château, le retint pour lui, et en confia la garda aux Garlande. [11] CHAPITRE XI. De la prise du château de Sainte-Sévère. Dis même que la lâcheté jointe à la nonchalance rend les nobles vils, ôte tout honneur aux hommes faits pour la gloire, et les rabaisse au dernier rang; de même le courage de l'âme, entretenu par l'activité du corps, rend les nobles plus nobles, rehausse la gloire de ceux qui en ont déjà, les élève au rang le plus éminent, et les y place pour offrir par toute la terre aux hommes le spectacle des belles actions accomplies par une valeur brillante. Aussi arrivèrent bientôt des gens qui conjurèrent avec d'ardentes supplications, et pressèrent, avec de nombreuses et fastueuses promesses de service, le seigneur Louis de se transporter dans la partie du pays du Berri qui louche aux frontières des Limousins, de marcher contre le très noble château de Sainte-Sévère, fameux par la possession héréditaire de la dignité de chevalerie, et rempli d'hommes d'armes, de forcer le seigneur du lieu, le noble homme Humbaud, de se conduire avec équité, ou de le dépouiller de son château, à bon droit, et conformément à la loi salique, en punition de ses vexations. Cédant à ces instances, le jeune prince entra dans ce pays, non avec une armée, mais à la tête seulement d'une petite troupe guerrière composée de ses propres domestiques; comme il s'avançait rapidement vers le château, ledit seigneur châtelain, homme avisé, libéral et d'un sang généreux, marcha à sa rencontre suivi de nombreux chevaliers, fortifia de pieux et de retranchements un certain ruisseau qui coupait la seule route qu'on pût suivre, et en ferma le passage aux Français. Pendant que les deux armées demeurent en présence sur les bords opposés du ruisseau qui les sépare, le seigneur Louis, indigné de voir un des ennemis, plus audacieux que ses compagnons, sortir des retranchements, presse son coursier de l'éperon, fond sur ce téméraire en homme qui surpassait tous les autres en courage, le frappe de sa lance et le renverse; du même coup, et à travers le corps de ce premier, il en perce un second, et, ce qui n'était pas séant pour un roi, se jette dans le ruisseau, ayant de l'eau jusqu'à son casque; sans différer, il pousse son avantage, entre par l'étroit passage par lequel était sorti ce soldat, et ne cesse de chasser devant lui les ennemis à coups de pierres. A cette vue, les Français enflammés d'une ardeur incroyable, culbutent les retranchements, passent le ruisseau, tombent sur les ennemis, en font un grand carnage, et les ramènent toujours battant jusque dans le château. Le bruit se répandit parmi les assiégés et dans tout le voisinage frappés d'épouvante, que le seigneur Louis et les siens étaient déterminés, en braves guerriers, à ne se retirer que quand ils auraient détruit le château de fond en comble et attaché au gibet ou privé des yeux les plus nobles de ses défenseurs. Le seigneur châtelain se décida en conséquence sagement à ne pas tarder davantage de plier devant la majesté royale, et de remettre sous l'obéissance de la couronne sa terre et son château. Le seigneur Louis s'en retourna donc, traînant après lui ce seigneur, le laissa prisonnier à Étampes, et regagna Paris après ce rapide triomphe et cet heureux succès. [12] CHAPITRE XII.De la mort du roi Philippe. Plus ce jeune prince s'élevait ainsi de jour en jour, plus son père le roi Philippe se rabaissait aussi de jour en jour. Depuis qu'au détriment des droits de sa femme légitime il s'était uni à la comtesse d'Angers, il ne faisait plus rien qui fût digne de la majesté royale; entraîné par sa passion désordonnée pour cette femme qu'il avait enlevée, il ne connaissait d'autre soin que de se livrer à la volupté, ne pourvoyait à aucun des besoins de l'État, et, s'abandonnant aux plaisirs plus qu'il ne fallait, ne ménageait pas même la santé de son corps svelte et élevé. Ce qui seul soutenait les choses, c'est que l'amour et la crainte qu'inspirait le fils appelé à lui succéder, conservaient à l'État toute sa vigueur. Philippe donc n'étant qu'à peine sexagénaire, et dépouillant les marques de sa royauté, termina son dernier jour en présence du seigneur Louis, au château de Melun sur la rivière de Seine. A ses nobles funérailles assistèrent les vénérables hommes, l'évêque de Paris Galon, ceux de Senlis et d'Orléans, Adam, d'heureuse mémoire, abbé du monastère du bienheureux Denis, et beaucoup de pieux personnages. Ils portèrent le noble corps, qui avait été revêtu de la majesté royale, dans l'église de la bienheureuse Marie, et passèrent la nuit à réciter les prières des morts avec la plus grande pompe. Le lendemain matin son fils le fit placer dans une litière couverte, comme il convenait, de riches étoffes et d'ornements funèbres de tout genre, et voulut que les plus considérables d'entre ses serviteurs la portassent sur leurs épaules. Lui-même, avec une affection vraiment filiale, et comme il le devait, tantôt à pied, tantôt à cheval, et suivi de tous les barons qu'il avait autour de lui, accompagna constamment la litière en pleurant. Il montra ainsi encore cette noble générosité d'ame avec laquelle, pendant tout le temps de la vie de son père, il avait soigneusement évité soit de l'offenser en la moindre chose, malgré la répudiation de sa mère et l'union illégitime de Philippe avec la comtesse d'Angers, soit de lui causer le plus léger chagrin en cherchant à lui enlever quelque portion de son autorité sur le royaume, comme le font d'ordinaire tant de jeunes princes. Un nombreux cortége conduisit donc les restes du feu roi, comme il l'avait ordonné, au fameux monastère de Saint-Benoît, bâti sur les bords du fleuve de la Loire. On disait, en effet, pour l'avoir entendu de sa bouche, que n'ayant fait aucun bien à l'église de Saint-Denis, et craignant que ses restes ne fussent peu considérés au milieu de ceux d'une foule de nobles monarques, il desirait n'être pas mis dans la sépulture des rois ses ancêtres, fixée par un droit presque naturel dans l'église du bienheureux Denis. On plaça donc, de la façon la plus honorable, son corps en face de l'autel, dans le monastère qu'il avait désigné; on le recouvrit de pierres funéraires, et on chanta des hymnes et des prières pour recommander son ame à Dieu. [13] CHAPITRE XIII. De l'élévation du prince Louis à la royauté. Cependant ledit seigneur Louis, qui dès sa jeunesse sut mériter l'amitié de l’Église en se dévouant généreusement à sa défense, se montra le soutien de la cause des pauvres et des orphelins, et dompta les oppresseurs du peuple par son puissant courage, fut, avec l'assentiment de Dieu, appelé au suprême rang du royaume par le vœu de tous les gens de bien; mais, s'ils l'eussent pu, les méchants et les impies l'en auraient exclu par leurs vœux et leurs complots. On agit donc très sagement de ne pas perdre un instant, comme le conseilla surtout Jean, évêque de Chartres, homme vénérable et très savant, pour se réunir à Orléans, et de se hâter prudemment de travailler à son exaltation, afin de déjouer les intrigues des impies. Là, vint Daimbert, archevêque de Sens, qu'on y appela avec tous les évêques provinciaux, Galon de Paris, Manassé de Meaux, Jean d'Orléans, Jean de Chartres, Hugues de Nevers et Humbaud d'Auxerrre. Le jour même de l'invention du saint Protomartyr Étienne, ledit archevêque oignit de l'huile sainte le seigneur Louis, célébra la messe d'actions de grâces, ôta au jeune roi le glaive de la milice séculière, lui ceignit celui de l'Église pour la punition des malfaiteurs, le couronna joyeusement du diadême royal, et lui remit respectueusement, avec l'approbation du clergé et du peuple, tous les insignes de la royauté, ainsi que le sceptre et la main de justice, pour qu'il eût à s'en servir à la défense des églises et des pauvres. La célébration de l'office divin était à peine achevée, et le prélat n'avait pas encore quitté ses ornements sacerdotaux, qu'arrivèrent tout à coup, de la part de l'église de Rheims, des envoyés chargés d'un méchant message; porteurs de lettres d'opposition, ces gens, s'ils fussent arrivés à temps, auraient empêché, en vertu de l'autorité apostolique, que l'onction du roi ne se terminât. Ils prétendaient en effet que l'initiative du couronnement du roi appartenait de droit à l'église de Rheims; qu'elle avait obtenu du premier roi des Français, Clovis, baptisé par le bienheureux Remi, ce privilége inattaqué et respecté jusqu'alors, et que quiconque aurait la téméraire audace de le violer demeurerait sous un anathème perpétuel. Ils espéraient dans cette occasion, ou bien faire la paix de leur archevêque, Raoul, homme vénérable et âgé, qui avait encouru le grave et dangereux mécontentement du seigneur roi, pour s'être fait, sans son consentement, élire au siége de Rheims et introniser, ou bien empêcher que le roi ne fût couronné; mais ces messagers, arrivés trop tard, restèrent muets à Orléans, et retournèrent parler chez eux; ou, s'ils dirent quelque chose, ils n'en retirèrent aucun avantage pour leur pays. [14] CHAPITRE XIV. De la prise du château de La-Ferté-Baudouin, et de la délivrance du comte de Corbeil et d'Anselme de Garlande. Louis donc, roi des Français, par la grâce de Dieu, ne perdit pas l'habitude qu'il avait contractée dans son adolescence, de protéger les églises, de soutenir les pauvres et les malheureux, et de veiller à la défense et à la paix du royaume. Gui-le-Roux, dont on a déjà parlé plus haut, et son fils Hugues de Créci, jeune homme capable, brave guerrier, semant partout les rapines et l'incendie, et ardents à porter le trouble dans tout le royaume, ne cessaient d'insulter à l'autorité royale, par suite de la honte et de la rancune qu'avait amassées dans leur cœur la perte du château de Gournai. Hugues se décida, par cela même, à ne pas épargner son propre frère Eudes, comte de Corbeil, qui ne lui avait fourni aucun secours contre le roi. Tendant des pièges à l'innocente simplicité de ce frère, Hugues le surprit un certain jour que celui-ci avait résolu d'aller tranquillement chasser seul, sans soupçonner quels actes et quels projets coupables peut enfanter la fraternité corrompue par une noire envie. Enlevé par son frère, Eudes fut donc renfermé dans le château appelé La Ferté-Baudouin, chargé de honteux liens, et jeté dans des fers dont, si l'on avait pu l'y retenir, on ne l'aurait pas délivré, à moins qu'il ne déclarât la guerre au roi. A la nouvelle de cet outrage sans exemple, beaucoup des habitants de Corbeil vinrent, pendant qu'une foule de chevaliers de la plus ancienne noblesse attaquaient le château, solliciter l'appui de la majesté royale, se précipitèrent aux genoux du monarque, lui apprirent avec larmes et sanglots l'enlèvement d'Eudes, ainsi que la cause de cet attentat, et le supplièrent avec d'instantes prières, d'employer son bras puissant à arracher leur comte de prison. Sur la promesse de Louis, ils s'abandonnèrent à l'espoir de voir leur seigneur délivré, adoucirent leur colère, calmèrent leur douleur, et s'occupèrent à l'envi des moyens à prendre, et des forces à réunir pour r'avoir le comte. Hugues ne possédait pas La Ferté-Baudouin par droit héréditaire, mais l'avait eu, à l'occasion de son mariage avec une certaine comtesse Adélaïde, et l'avait retenu même après avoir répudié sa femme avec mépris. On fit si bien que quelques gens de ce château s'abouchèrent avec quelques-uns de ceux de Corbeil, et leur promirent, sous la foi du serment, de les faire pénétrer par ruse dans la place. Le roi, se laissant persuader par ceux de Corbeil, se mit promptement en marche, mais seulement avec une petite troupe de gens de sa cour, de peur que son entreprise ne se divulguât. Sur le soir, et quand ceux du château étaient encore à causer autour des feux, le sénéchal du roi, Anselme de Garlande, qu'on avait envoyé en avant comme un courageux chevalier, fut reçu avec environ quarante hommes armés par la porte qu'on était convenu d'ouvrir, et s'efforça de s'en emparer de vive force. Mais les assiégés, entendant avec surprise des hennissemens de chevaux, et un bruit confus et inopiné de cavaliers, s'élancèrent sur les nôtres; les portes qui s'ouvraient en dehors sur la rue, ne permettaient pas à ceux qui une fois y étaient engagés, d'avancer ou de reculer comme ils l'auraient voulu, et les habitants, d'autant plus audacieux qu'ils étaient protégés par leurs portes, firent un prompt carnage de nos gens. Ceux-ci ayant contre eux l'épaisseur des ténèbres et le désavantage de la position, ne purent soutenir plus long-temps le combat, et regagnèrent la porte. Anselme, emporté par son ardeur, mais frappé au moment où il se retirait, ne put atteindre la porte où l'ennemi l'avait prévenu, fut pris, et entra, non en maître, mais en captif, dans la tour du château, où il partagea le sort du comte de Corbeil, Avec un chagrin semblable, tous deux éprouvaient une crainte différente; ils étaient menacés, l'un de la mort, l'autre seulement de la privation de ses biens, et l'on pouvait leur appliquer ce vers: "Solatia fati, Carthago Mariusque tulit" {Lucain, La Pharsale, II, 91-92}. Les cris des fuyards apportèrent la nouvelle de cet échec aux oreilles du roi; ce prince, furieux d'avoir été trompé sur la route à suivre, et retardé par la funeste obscurité de la nuit, saute sur son cheval, et, plein d'audace, s'efforce de se jeter dans la porte, et de donner du secours aux siens; mais il trouve cette porte fermée, se voit repoussé par une grèle de traits, de dards et de pierres, et est contraint de se retirer. Consternés de douleur, les frères et les parents du sénéchal prisonnier, se précipitent aux pieds du monarque, et lui disent: «Laissez-vous toucher à la pitié, glorieux roi; poursuivez courageusement votre entreprise. Si ce méchant Hugues de Créci, l'homme le plus pervers, et qui toujours a soif du sang humain, réussit, ou à venir ici, ou à en tirer notre frère, et met, de quelque manière que ce soit, la main sur lui, nul doute qu'il ne le fasse périr sur-le-champ, et que, plus cruel que tout ce qu'il y a de plus cruel, il ne s'en défasse par une mort prompte, sans s'inquiéter du châtiment qui pourra l'atteindre un jour.» Louis, dans la crainte qu'il n'en fût ainsi, ne perdit pas un instant à cerner le château, occupa toutes les routes qui conduisaient aux portes, l'enferma dans quatre ou cinq retranchements, et consacra les efforts de sa propre personne et de tout son royaume à s'emparer de la place, et à délivrer les prisonniers. Cependant le susdit Hugues, qui s'était d'abord fort réjoui de la prise de ces deux captifs, craignant maintenant de se les voir arracher et de perdre son château, se donna force peines et tourments, et forgea divers projets pour s'introduire dans la place, tantôt à pied, tantôt à cheval, sous le frauduleux déguisement, soit d'un jongleur habile à prendre toutes les formes, soit d'une femme de mauvaise vie. Un certain jour qu'il était tout occupé de l'exécution d'une de ses ruses, il fut aperçu des gens de notre camp; mais, sentant bien qu'il lui serait impossible de soutenir l'attaque impétueuse de ceux qui se mirent à sa poursuite, il chercha son salut dans la fuite. Parmi ceux qui coururent après lui, Guillaume, l'un des frères du sénéchal, chevalier vaillant et habile à manier les armes, devança tous les autres; animé par l'ardeur de son courage, et secondé par la vitesse de son coursier, il pressait vivement Hugues, et s'efforçait de l'arrêter: celui-ci, le voyant seul, vibrait sa lance, et se retournait souvent contre lui de toute la vitesse de son cheval; mais bientôt, dans la crainte de ceux qui venaient par derrière, il n'osait retarder sa course, et se remettait à fuir. Il se montrait ainsi fortement résolu, s'il eût pu s'arrêter plus longtemps, et lutter contre Guillaume seul à seul, de prouver hautement l'audace de son ame, soit en triomphant dans ce combat singulier, soit en bravant le péril d'une mort honorable. Souvent il ne put écarter les dangers qui le menaçaient dans les villes situées sur la route, et se soustraire aux attaques inévitables d'ennemis accourus sur son passage, qu'en se faisant passer, par un artifice frauduleux, pour Guillaume de Garlande lui-même; il criait alors qu'il était poursuivi par Guillaume Hugues, et invitait les gens, au nom du roi, à arrêter comme ennemi celui qui le suivait. Au moyen de ce stratagème et d'autres semblables, il parvint, autant par l'adresse de sa langue que par la force de son âme, à s'échapper par la fuite, et, seul, il se rit des efforts de plusieurs. Cependant, ni cet événement, ni aucun autre, ne purent déterminer le roi à se désister du siége qu'il avait entrepris; au contraire, il resserra le château de plus en plus, accabla les assiégés, et ne cessa de les combattre que quand, surpris et vaincus à l'aide des machinations de quelques-uns des habitants, ils furent contraints, par son puissant courage, de se rendre à discrétion. Au bruit du tumulte qui éclata alors, les chevaliers s'enfuirent vers la citadelle, cherchant à sauver non leur liberté, mais leur vie. En effet, une fois qu'ils s'y furent renfermés, ils ne purent ni s'y défendre complétement, ni en sortir de quelque manière que ce fût. Il y en eut quelques-uns de tués, et un plus grand nombre de blessés. Alors, se soumettant à la volonté de la majesté royale, ils rendirent, par le conseil même de leur seigneur, et eux et leur citadelle. C'est ainsi que, par ce succès auquel concoururent et le pieux Louis, et le scélérat Hugues, le monarque, grâce à sa clémente prudence, recouvra son sénéchal, et rendit un frère à ses frères, et leur comte aux gens de Corbeil. Il ravagea les biens de quelques-uns des chevaliers du château, et les en dépouilla; quant à quelques-autres, il résolut de les punir plus durement encore, et, pour effrayer leurs semblables, il leur infligea le supplice d'une longue détention. C'est par cette victoire signalée que, contre l'attente de ses ennemis, et grâce à la faveur de Dieu, il illustra les prémices de son règne. [15] CHAPITRE XV. De l'entrevue du roi Louis avec Henri, roi des Anglais, à Neaufle-le-Château. Vers ce temps (an. 1109) il arriva que Henri, roi des Anglais, homme très courageux et renommé dans la paix comme dans la guerre, vint dans la province des Normands. Le devin Merlin, qui a vu et prédit avec détail, et d'une manière si étonnante, les événements qui doivent, dans toute la suite des siècles, se passer en Angleterre, a publié dans tout l'univers et consacré la supériorité de ce prince par des éloges magnifiques, mais aussi vrais que délicats; c'est pour le célébrer que Merlin, à la manière des hommes inspirés, a fait entendre ces accents subits d'une voix prophétique: «Au trône succédera le lion de la justice; à ses rugissements trembleront les tours gauloises et les dragons insulaires. Dans son temps on extraira l'or du lis et de l'ortie; l'argent découlera du pied des animaux mugissants; les bêtes à poil frisé revêtiront des toisons diverses, et leur extérieur fera connaître ainsi leurs dispositions intérieures; les pieds des chiens seront coupés; les animaux sauvages jouiront d'une douce paix; les hommes réduits à supplier souffriront; les formes du commerce changeront; la moitié d'un tout deviendra ronde; les milans perdront leur rapacité; les dents des loups s'émousseront; les petits des lions seront transformés en poissons de la mer, et l'aigle bâtira son nid sur les monts de l'Arabie.» {Ordéric Vital, L'Histoire ecclésiastique, XII, 22} La totalité de cette prophétie, si ancienne et si merveilleuse, s'applique si bien jusqu'ici à la vigueur personnelle du roi Henri et à l'administration de son royaume, qu'il ne s'y trouve ni un seul iota ni un seul mot qui contredise en rien ce rapport; ce qui est dit à la fin sur les petits du lion s'est manifestement vérifié dans ses fils et sa fille, qui, noyés dans un naufrage et dévorés par les poissons de la mer, ont ainsi changé physiquement de forme et prouvé la certitude de la prophétie. Le susdit roi Henri ayant donc heureusement succédé à son frère Guillaume, pourvut sagement à l'administration du royaume d'Angleterre avec le conseil des hommes probes et éclairés, comme le voulaient les lois faites par les plus anciens monarques, confirma sous la foi du serment les antiques coutumes de l'État pour s'assurer le dévoûment de ces mêmes hommes, et débarqua dans un port du duché de Normandie; fort de l'appui du seigneur roi des Français, il rétablit l'ordre dans cette contrée, fit fleurir les lois, et imposa forcément la paix à tous, ne promettant rien moins à ceux qui se rendraient coupables de rapine que de leur faire arracher les yeux et de les faire attacher à de hautes fourches patibulaires. Frappés tant de ces menaces et d'autres de ce genre, que de fréquents exemples de sa fidélité à les exécuter, les Normands furent une nouvelle preuve que la terre se tait en présence de celui qui peut prodiguer de semblables promesses; et ces peuples qui, depuis les cruelles invasions des Danois, n'avaient jamais connu de tranquillité, restèrent en repos, quoiqu'à leur grand regret, et vérifièrent en cela les oracles du sauvage devin. En effet, la rapacité des milans cessa et les dents des loups furent émoussées, lorsqu'une fois ni les nobles ni les gens du commun ne furent plus si hardis que de se livrer avec audace au vol et au brigandage. Quant à ces paroles de la prophétie que les tours gauloises et les dragons insulaires trembleront au rugissement du lion de la justice, il arriva de fait que Henri fit raser presque toutes les tours et les plus forts châteaux de la Normandie qui est une partie de la Gaule, soit en y introduisant des hommes à lui, soit en les achetant de ses propres deniers; ou qu'il les soumit à son joug après les avoir détruits par la force; les dragons des îles tremblèrent, puisqu'aucun des grands de l'Angleterre n'osa faire entendre même le plus léger murmure contre son administration; dans les jours de ce monarque l'or fut extrait par lui du lis, c'est-à-dire des religieux que leur piété met en bonne odeur, et de l'ortie, c'est-à-dire des séculiers toujours prêts à frapper avec les armes; ce qui signifie que ce prince utile à tous était servi par tous. Il vaut mieux en effet que tous aient un seul maître qui les défende tous, que de périr tous jusqu'au dernier en n'ayant pas un maître. Sous Henri encore l'argent découlait du pied des animaux mugissants, puisque la tranquillité qui régnait dans les campagnes remplissait les greniers, et que des greniers bien remplis l'argent coulait en abondance et s'entassait dans les coffres-forts. Lors donc de son voyage en Normandie, ce roi parvint, tant par caresses que par menaces, à enlever à Pains de Gisors le château de Gisors, place très avantageusement située et bien fortifiée, bâtie à l'extrémité des frontières des Français et des Normands, dont la rivière d'Epte, renommée par le nombre et la bonté de ses poissons, fait la séparation, conformément à l'antique ligne géométrique tracée d'un commun accord entre les Français et les Danois. Ce château assure aux Normands une voie facile pour se jeter sur la France et empêche les Français d'entrer en Normandie. A ne consulter que le droit de le posséder, le monarque des Français n'eût pas été moins fondé que celui des Anglais à revendiquer ce fort comme appartenant à ses Etats en raison de sa situation avantageuse et neutre. Ses prétentions sur cette place firent donc éclore promptement des guerres entre les deux rois. Celui des Français ayant, mais sans succès, réclamé par des envoyés, ou la remise ou la destruction dudit château, signifia la rupture de l'alliance qui avait existé jusqu'alors, et fixa le jour et assigna le lieu où devait se terminer cette affaire. Comme il arrive toujours dans de telles circonstances, les méchans, loin d'apaiser, pendant qu'on le pouvait encore, la colère des deux princes, l'animèrent et l'excitèrent par leurs malins propos. Afin donc de se présenter à la conférence avec un appareil plus orgueilleux et plus menaçant, chacun à l'envi réunit d'immenses forces militaires. De presque tous les points du royaume des Français accoururent les grands, Robert comte de Flandre, avec environ quatre mille chevaliers, Thibaut comte du palais, le comte de Nevers, le duc des Bourguignons, et une foule d'autres ainsi que beaucoup d'archevêques et évéques. Tous passèrent sur les terres du comte de Meulan qui avait pris parti pour le roi d'Angleterre, y portèrent partout le ravage et l'incendie, préludant par de tels bienfaits à la future conférence. Dès que les armées furent rassemblées des deux côtés, on se rendit au lieu vulgairement nommé les Planches de Neaufle, près d'un château malheureux par sa position, où, suivant le dire des anciens du pays, ceux qui s'y sont réunis pour s'accommoder n'ont jamais ou presque jamais pu conclure la paix; les partis opposés assirent leur camp sur les rives opposées d'une rivière qui les séparait, et ne permettait le passage à aucun des deux. Cependant des Français choisis, après mûre délibération, entre les plus nobles et les plus sages, passèrent un pont tremblant qui, à cause de sa vétusté, menaçait de s'écrouler sous un seul homme et à plus forte raison sous plusieurs, et allèrent trouver le monarque anglais. Celui d'entre eux qui s'était chargé d'exposer les motifs de la querelle, habile orateur, parla en ces termes au nom de tous les comtes, mais sans saluer le roi. «Lorsque votre habileté parvint à obtenir de la glorieuse libéralité du seigneur roi des Français et de sa main magnifique le duché de Normandie comme fief propre de la couronne, il fut, entre autres choses, et plus que toute autre chose c'est un fait notoire, stipulé sous la foi du serment, relativement aux châteaux de Gisors et de Bray, que, quel que fût l'acte en vertu duquel l'un de vous deux s'en serait rendu maître, ni l'un ni l'autre ne le garderait, mais que dans les quarante jours de la remise de ces châteaux, le possesseur, se conformant au traité, les détruirait de fond en comble. Parce que vous ne l'avez point fait, le roi ordonne que vous le fassiez maintenant, et que pour ne l'avoir point fait, vous donniez les indemnités que fixe la loi. Il est honteux, en effet, qu'un roi transgresse la loi, puisque les rois et la loi commandent en vertu de la même puissance. Que si les vôtres nient quelqu'une de ces choses ou refusent faussement de les reconnaître vraies, nous sommes prêts à les prouver par le témoignage de deux ou trois barons et par le combat judiciaire.» Ces envoyés, ayant rempli leur mission, n'étaient pas encore de retour auprès du monarque de la France, que des Normands les suivent, se rendent devant ce prince, nient avec impudeur tout ce qui peut nuire à leur cause, et demandent que la querelle se termine par les voies ordinaires de la justice: ils ne voulaient évidemment autre chose qu'empêcher la négociation entamée de se terminer, et faire, à force de délais, que la vérité des choses ne se montrât pas dans tout son jour aux yeux éclairés de tant de grands du royaume. Avec ces Normands on renvoya des députés d'un rang plus élevé que les premiers, pour offrir que Robert comte de Flandre, celui qui se distingua dans la lutte pour la délivrance de Jérusalem, prouvât les faits par son courage, réfutât les fausses paroles des Normands par le combat judiciaire, et montrât, les armes à la main, à qui appartenait le bon droit. Les autres n'ayant ni accepté ni rejeté positivement cette proposition, le magnanime Louis, vraiment grand de corps et d'esprit, fit partir sur-le-champ des envoyés avec ordre de signifier au monarque anglais l'alternative ou de détruire le château ou de se laver par un combat corps à corps avec lui du crime d'avoir traîtreusement violé sa foi. «Allons, disait Louis, la fatigue du combat doit être pour celui qui recueillera l'honneur d'avoir vaincu et soutenu la vérité.» Quant au champ de bataille, réglant tout avec la plus grande convenance possible, il ajouta: «Qu'Henri fasse éloigner ses troupes de la rive de la rivière, afin que nous puissions la traverser, et qu'un lieu plus sûr nous garantisse une entière sécurité pendant cette lutte; ou, s'il le préfère, qu'il retienne en otages les hommes les plus distingués de toute notre armée tant que durera notre combat corps à corps, mais à la condition qu'après que nous aurons fait retirer nos gens, il passera la rivière pour venir à nous.» Quelques-uns des nôtres, par une ridicule jactance, sommèrent les deux rois de combattre sur ce pont tremblant qui menaçait ruine dans ce moment même; le seigneur Louis, autant par légèreté que par audace, y consentit; mais le prince des Anglais répondit: «Je n'ai pas la jambe assez sûre pour aller, à cause de semblables bravades, m'exposer à perdre, sans l'espoir d'aucun avantage, un château fameux et qui m'est si éminemment utile.» Pour repousser au reste les invectives qu'on lui adressait et toutes autres de ce même genre, il allégua que la difficulté de l'endroit choisi pour le combat ne permettait pas d'accepter la proposition qu'on lui faisait, et ajouta: «Quand je verrai le seigneur roi de France en lieu où je me doive défendre contre lui, je ne le fuirai pas.» Les Français, irrités de cette ridicule réponse, courent aux armes, comme si la position du terrain eût permis d'en venir aux mains; les Normands en font autant de leur côté; les deux partis marchent en toute hâte vers le fleuve, et la seule impossibilité de le traverser éloigna pour le moment l'horreur d'un grand carnage et de cruelles calamités. Tout ce jour s'étant passé en pourparlers, quand la nuit approcha, on se retira de part et d'autre, les Anglais à Gisors, et les nôtres à Chaumont. Mais le lendemain, aussitôt que l'aurore eut chassé les étoiles du pôle, les Français, tourmentés du souvenir de l'insulte qu'ils avaient reçue la veille, et rendus plus matineux encore par leur ardeur guerrière, s'élancent sur leurs rapides coursiers, font disparaître le chemin derrière eux, s'approchent en toute hâte de Gisors, déploient à l'envi une étonnante audace, et rivalisent à qui prouvera le mieux, en repoussant derrière leurs portes les Normands battus, combien les hommes continuellement rompus aux fatigues de la guerre l'emportent sur ceux qu'amollit une longue paix. C'est par cette action et d'autres semblables que commença cette guerre qui continua pendant près de deux années. Le roi d'Angleterre en souffrit plus que le nôtre, par la nécessité de pourvoir à grands frais et avec de nombreux chevaliers à la défense de presque toute la ligne des marches de la Normandie dont l'étendue forme son duché. Quant au monarque des Français, protégé par les châteaux et les retranchements antiques que lui offrait son propre pays, et aidé gratuitement des courageux guerriers que lui fournissaient la Flandre, le Ponthieu, le Vexin et les autres contrées qui combattaient sous ses drapeaux, il ne cessait de désoler tout le pays par le ravage et l'incendie. Cependant Guillaume, fils du monarque anglais, ayant prêté le serment de foi et hommage au roi Louis, ce prince, par une bonté toute particulière, consentit à augmenter son fief du susdit château, et lui rendit, à cette occasion, son ancienne bienveillance; mais avant que cette paix eût lieu, cette guerre violente fut la cause d'une exécrable destruction d'hommes que vengèrent des représailles non moins funestes. [16] CHAPITRE XVI. De la trahison commise à La Roche-Guyon, par Guillaume, beau-frère du roi. — De la mort de Gui et de la prompte vengeance exercée sur Guillaume. Sur un promontoire que forment dans un endroit de difficile accès les rives du grand fleuve de la Seine, est bâti un château non noble, d'un aspect effrayant et qu'on nomme La Roche-Guyon: invisible à sa surface, il est creusé dans une roche élevée; la main habile de celui qui le construisit a coupé sur le penchant de la montagne, et à l'aide d'une étroite ou chétive ouverture, le rocher même, et formé sous terre une habitation d'une très-vaste étendue. C'était autrefois, selon l'opinion générale, soit un antre prophétique où l'on prenait les oracles d'Apollon, soit le lieu dont Lucain dit: "... Nam quamuis Thessala uates Vim faciat fatis, dubium est quid traxerit illuc, Aspiciat Stygias, an quod descenderit, umbras". "... car quoiqu'elle fasse violence aux destins, l'ombre qu'elle évoque peut douter elle-même si elle sort des Enfers ou si elle y entre". {Lucain, Le guerre civile, VI, 651-653} De là peut-être descend-on aux enfers. Ce château souterrain, non moins odieux aux hommes qu'à Dieu, avait pour maître Gui, jeune homme d'un bon caractère: étranger à la méchanceté de ses ancêtres, il en avait interrompu le cours, et se montrait résolu de mener une vie honnête et exempte de toute infâme et vorace rapacité. Surpris à la faveur de la malheureuse position de son funeste château, et massacré par la trahison de son beau-père, le plus scélérat d'entre les plus scélérats, il perdit par une mort imprévue son manoir et sa vie. Guillaume, ce beau-père, Normand d'origine, n'avait pas son égal en perfidie, et on le regardait comme l'ami le plus intime de son gendre. Cet homme, tourmenté d'une noire envie et enfantant d'iniques projets, trouva, le soir d'un certain jour de dimanche, l'occasion favorable d'accomplir ses traîtres desseins; il vint donc, couvert d'une cuirasse et enveloppé d'un manteau, à la tête d'une poignée de scélérats, et se mêla, mais avec des pensées bien différentes, à ceux qui, comme les plus dévots, se rendaient les premiers vers une église qui communiquait à la maison de Gui par une fente du rocher. Tandis que les autres se livraient à la prière, lui feignit pendant quelque temps de prier aussi, mais il examina attentivement par quel chemin il pourrait pénétrer jusqu'à Gui, et se jeta en travers de la porte par laquelle celui-ci se hâtait d'entrer dans l'église; tirant alors son glaive, et secondé par ses criminels associés, il s'abandonne en furieux à sa propre iniquité, attaque, frappe et égorge son gendre sans défiance, et prêt à lui sourire s'il n'eût senti le tranchant de l'épée. La noble épouse de Gui, stupéfaite à cette vue, s'arrache les cheveux; et se déchire les joues, comme le font les femmes dans leur colère, court vers son mari sans s'inquiéter de la mort qui la menace, se précipite sur lui et le couvre de son corps. «Vils bourreaux, massacrez-moi, s'écrie-t-elle, moi malheureuse, et qui ai bien plus mérité le trépas.» Toujours étendue sur son mari, et recevant les coups et les blessures des assassins, elle ajoutait: «De quoi, cher époux, t'es-tu rendu coupable envers ces hommes? Gendre et beau-père, n'étiez-vous donc pas liés d'une indissoluble amitié? Quelle est cette fureur insensée? la frénésie vous transporte.» Les meurtriers la traînant par les cheveux, l'arrachent de dessus son mari, percée par le glaive, meurtrie de coups et le corps presque tout déchiré de blessures; ils font ensuite subir à son mari la mort la plus ignominieuse, et, par une cruauté digne d'Hérode, écrasent contre le rocher ceux des enfants qu'ils trouvent sous leurs mains. Pendant que grinçant des dents et courant çà et là, ils se livrent à leur rage, la malheureuse femme étendue par terre soulève sa tête infortunée et reconnaît le cadavre de son mari; entraînée par son amour, elle rampe à la manière des serpents, autant que le lui permet sa faiblesse, se traîne toute sanglante, arrive jusqu'à ce tronc inanimé, le couvre autant qu'elle le peut des plus doux baisers, comme s'il était encore vivant, pousse de lugubres gémissements, et payant à Gui le seul tribut funèbre qui soit en son pouvoir, elle s'écrie: «Quel bien me reste-t-il encore, cher époux? Est-ce là ce qu'a mérité ton admirable et chaste fidélité envers moi? Est-ce là ce que tu devais t'attirer en renonçant à la vie criminelle qu'ont menée ton père, ton aïeul et ton bisaïeul? Est-ce pour cela que, laissant la pauvreté régner dans ta maison, tu t'es abstenu de tout brigandage envers tes voisins et les pauvres?» Elle dit et retombe sans forces, épuisée par la violence de son chagrin; et nul n'aurait pu distinguer la femme demi-morte du mari entièrement mort: tous deux étaient également baignés dans les flots de leur sang confondu. Après les avoir jetés dehors ainsi que de vils pourceaux, et s'être, comme une bête féroce, rassasié de sang humain, le scélérat Guillaume suspendit enfin sa fureur; admirant alors, plus qu'il n'avait encore fait, la force inexpugnable du rocher, il la loue et examine mûrement en lui-même tout ce qu'elle lui offre de moyens pour exercer de tous côtés ses rapines et répandre à sa volonté la terreur parmi les Français et les Normands. Montrant ensuite sa tête insensée à une fenêtre, il appelle les habitants natifs du pays, et cet homme qui n'a en lui rien de bien, leur promet toute espèce de biens s'ils veulent s'attacher à sa personne; mais c'est en vain, aucun n'entre dans le château. Le matin cependant la nouvelle de ce grand et horrible forfait vole rapidement et excite à la vengeance non seulement le voisinage, mais les gens les plus éloignés; ceux du Vexin, hommes courageux et trèsredoutables dans les combats, violemment animés, rassemblent de toutes parts, chacun selon son pouvoir, de grandes forces en chevaliers et en fantassins, et marchent en toute hâte contre la roche, dans la crainte que le puissant roi des Anglais Henri ne prête plus tard son appui aux perfides meurtriers; ils placent sur le penchant du rocher beaucoup de chevaliers et d'hommes de pied afin d'empêcher que personne entre dans le château ou en sorte, et postent le gros de leur armée de manière à intercepter aux Normands la route par laquelle ils pourraient amener des secours. Cependant ils députent vers le roi Louis, lui font connaître l'action scélérate de Guillaume, et demandent ce qu'il ordonne de faire à cet égard. Ce prince, par un exprès commandement de son autorité royale, leur enjoint de faire subir aux coupables la mort la plus cruelle et la plus honteuse, et promet de les aider, s'il le faut. Leur armée étant demeurée sur les lieux quelques jours, le criminel, voyant qu'elle se renforçait de jour en jour davantage, commence à trembler, réfléchissant alors sur ce qu'il a fait: par suite de sa docilité aux insinuations du démon, il appelle quelques-uns des plus nobles hommes du Vexin, et leur prodigue les plus belles promesses de s'unir à eux, et de servir bien fidèlement le roi des Français, s'ils veulent le laisser en paix dans son rocher. Ceux-ci ayant rejeté ces propositions, et pressant la punition de ce traître, le forcent, dans son abattement, de s'engager à leur remettre le château qu'il occupe, s'ils veulent lui assigner, sous serment, un lieu où il puisse se retirer, et lui garantir toute sécurité pour s'y rendre. Cet engagement fut confirmé par le serment, et quelques Français seulement y souscrivirent. La fin de ce misérable fut donc différée jusqu'au lendemain par cette circonstance; mais le matin quelques-uns des nôtres entrèrent dans le souterrain, outre ceux qui avaient juré l'arrangement, et furent suivis de beaucoup d'autres. Ceux qui étaient encore dehors se mirent alors à pousser de violentes clameurs, et à crier d'une manière effrayante qu'on eût à leur livrer les coupables, et à choisir, ou de le faire sur-le-champ, ou de partager leur supplice, comme complices de leur crime: ceux qui avaient juré la convention résistent, mais ceux qui ne l'avaient pas jurée l'emportent par leur audace et la crainte qu'ils inspirent, foncent le glaive en main dans le château, attaquent les assassins, égorgent pieusement ces impies, coupent aux uns tous les membres, éventrent cruellement les autres, et trouvent trop doux ce qu'il y a de plus cruel, se livrant contre eux à tous les excès de la fureur. On doit croire que la main de Dieu hâta cette punition si prompte du crime, puisque ces malheureux, jetés, tant morts que vivants, par les fenêtres, et couverts de dards innombrables, comme des hérissons, étaient soutenus en l'air par les fers de lance, et y flottaient comme si la terre les rejetait loin d'elle. C'est ainsi que l'on punit de peines extraordinaires un forfait extraordinaire aussi, et que Guillaume qui, vivant, avait montré un cœur pervers, mourut privé de cœur. Son cœur, en effet, arraché de ses entrailles, et tout gonflé de fraude et d'iniquité, fut placé sur le haut d'un pieu, et resta planté dans un certain lieu en témoignage de la vengeance qu'on avait tirée de sa scélératesse. Son cadavre et celui de quelques-uns de ses compagnons, attachés avec des cordes sur des claies faites exprès, furent jetés dans le fleuve de la Seine, afin que si rien ne les empêchait de flotter jusqu'à Rouen, ils fissent voir comment était punie la perfidie, et afin aussi que ces criminels qui, vivants, avaient un moment souillé la France de leur présence corrompue, morts, en infectassent à tout jamais la Normandie, comme la terre natale de telles gens. [17] CHAPITRE XVII. Comment le roi Louis enleva à son frère Philippe, et malgré sa résistance, les châteaux de Mantes et de Montlhéry. Là rareté de la foi fait que l'on rend le mal pour le bien, plus souvent que le bien pour le mal. Cette dernière conduite est divine; la première n'est ni divine ni humaine; cependant on la tient. Ce mauvais penchant se manifesta dans Philippe, fils de cette Angevine qui avait usurpé la place de la légitime épouse. Ce frère du roi Louis avait obtenu de celui-ci, à la sollicitation de leur père commun, à qui Louis ne refusa jamais rien, et à force de douces séductions de la part de sa très noble et très complaisante marâtre, la seigneurie de Montlhéry et celle du château de Mantes dans le cœur même du royaume; mais il se montra si peu reconnaissant de tels bienfaits que, se confiant dans sa haute parenté, il poussa l'audace jusqu'à se révolter. Philippe avait pour oncle Amaury de Montfort, vaillant chevalier et très puissant baron, et pour frère, Foulques, comte d'Angers, et dans la suite roi de Jérusalem. Sa mère, plus considérable encore que ceux-ci, était courageuse, remplie d'agréments, et consommée dans ces admirables artifices, naturels à son sexe, et à l'aide desquels les femmes hardies mettent sous leurs pieds des maris qu'elles ont accablés d'outrages. Elle avait tellement plié à ses volontés l'Angevin son premier mari, quoique entièrement exclu de son lit, qu'il la respectait comme une souveraine, et que le plus souvent, assis sur l'escabeau où elle posait ses pieds, et comme fasciné par ses enchantements, il obéissait aveuglément à ses ordres, ce qui suffisait bien à enorgueillir la mère et les fils; toute cette famille avait l'espoir que, si par quelque accident le roi venait à périr, son frère Philippe lui succéderait, et qu'ainsi la famille, admise au partage des honneurs et du pouvoir, éleverait sa tête orgueilleuse jusqu'au trône du royaume. Comme donc le susdit Philippe, quoique sommé plusieurs fois de comparaître, avait orgueilleusement refusé de se soumettre au jugement de la cour, le roi, fatigué des déprédations exercées contre les pauvres, du tort fait aux églises, et du trouble qui désolait tout ce pays, se hâta de marcher, quoique bien à regret, contre son frère, celui-ci et ses parents, se voyant une troupe nombreuse d'hommes d'armes, avaient annoncé hautement; et avec une grande jactance, qu'ils repousseraient Louis. Cependant, saisis de frayeur, ils quittèrent eux-mêmes le château; le monarque, couvert de sa cuirasse, s'y précipita alors sans perdre un instant, pénétra par le centre même de la place jusqu'à la tour, et se hâta de la cerner et d'en former le siége. Enfin, tout en faisant préparer les béliers pour battre les murs, les pierriers et autres machines propres à lancer des projectiles, il réduisit non sur-le-champ, mais après grand nombre de jours, les assiégés, qui désespéraient d'avoir la vie sauve, à se rendre à discrétion. Cependant la mère de Philippe et son oncle Amaury de Montfort, craignant que l'autre seigneurie, celle de Montlhéry, ne fût également perdue pour eux, la transportèrent à Hugues de Créci, en l'unissant, par les liens du mariage, à la fille d'Amaury. Ils espéraient opposer ainsi au roi de tels obstacles, que tout chemin lui serait fermé par les châteaux de cette seigneurie, par ceux de Gui de Rochefort, frère d'Amaury, et par la puissance de celui-ci qui s'étendait jusqu'à la Normandie, sans que rien l'en séparât. Ils se flattaient qu'outre les maux qu'ils pourraient lui faire chaque jour dans le cœur de Paris, ils lui ôteraient tout moyen de se rendre même à Dreux. Comme donc Hugues, après avoir célébré son mariage, se hâtait d'aller prendre possession du château, le roi le poursuivit avec encore plus de rapidité. A peine, en effet, ce prince aperçut-il Hugues, qu'il pressa audacieusement sa marche vers Arpajon, place principale de cette seigneurie, y entra à la même heure et au même moment que lui, détacha de son parti, et attira dans le sien les gens les plus considérables du pays, déterminés d'un côté par l'espoir qu'ils fondaient sur sa libéralité et sa douceur suffisamment éprouvée; de l'autre, par la crainte que leur inspiraient la tyrannie et la cruauté bien connues de Hugues. Celui-ci et le seigneur Louis demeurèrent là quelques jours à combattre, le premier pour se rendre maître de la seigneurie, le second pour l'empêcher. Mais comme une fourberie en amène une autre, Hugues fut déjoué par l'artifice que voici: Milon de Brai, fils du grand Milon, bien conseillé, se présente, réclame la possession de cette seigneurie, en vertu de ses droits héréditaires, se jette aux pieds du monarque en pleurant et en gémissant, le presse ainsi que ses conseillers par d'instantes prières, et supplie humblement sa munificence royale de lui rendre cette seigneurie, de le rétablir dans l'héritage de ses pères, de le tenir à l'avenir pour son serf et son commensal, et d'user de lui et de sa chose suivant sa volonté. Le roi, condescendant à ces lamentables sollicitations, fait rassembler les habitants, et leur présente Milon comme leur seigneur; il apaise le chagrin qu'ils pouvaient conserver encore, et les remplit d'une aussi grande joie que s'il leur eût fait descendre du ciel la lune et les étoiles. Sans plus tarder, ces gens signifient à Hugues de se retirer, le menaçant d'une mort prompte s'il ne quitte leur ville au plutôt, et déclarent qu'entre eux et leur seigneur naturel, ce ne seront plus la foi ni le serment, mais la force ou la faiblesse qui décideront. Hugues, stupéfait à ces discours, s'enfuit au plus vite: il se flattait de s'être sauvé sans perdre aucun de ses avantages propres; mais de la courte joie de son mariage, il ne remporta que le long opprobre de se voir répudié, non sans grand dommage pour lui, et sans une perte considérable en meubles et en chevaux. Honteusement chassé, il reconnut ainsi ce qu'on gagne à s'unir avec les ennemis de son maître. [18] CHAPITRE XVIII. Comment le roi Louis, après avoir pris Hugues, détruisit le château du Puiset. Comme l'agréable fruit d'un arbre de bonne qualité reproduit sa saveur et son parfum quand on transplante la souche de cet arbre, ou qu'on greffe avec ses branches, de même la méchanceté et l'iniquité, qu'il faudrait partout extirper, se propagent et conservent leur amertume originaire en passant d'une nombreuse suite de scélérats à l'un de leurs descendants. Il en était ainsi de Hugues du Puiset, homme méchant, et riche seulement de sa propre scélératesse et de celle de ses ancêtres. Son père, que distinguait un étonnant orgueil, avait pris les armes et la croix dès le commencement des entreprises formées pour la délivrance de Jérusalem; quant à lui, ayant succédé à son oncle Gui, dans la seigneurie du Puiset, il ne cessait, comme un mauvais rejeton, d'imiter son père en tout genre de malice; il y a plus, ceux que celui-ci ne déchirait qu'à coups de fouet, lui, plus cruel, les perçait de dards. Devenu d'autant plus arrogant qu'il avait impunément opprimé, avec la dernière dureté, de pauvres églises et des monastères, il osa s'avancer jusqu'à cet excès de crime où ceux qui font le mal ne peuvent plus se soutenir, et tombent renversés. Ne tenant en effet aucun compte, ni du roi de tous les hommes, ni du roi des Français, il attaqua la très noble comtesse de Chartres et son fils Thibaut, jeune homme distingué par sa bonté comme par son courage dans les armes, ravagea toutes leurs terres jusqu'aux portes de Chartres, et porta partout le pillage et l'incendie. La noble comtesse et son fils tâchèrent quelque temps de se venger du mieux qu'ils pouvaient; mais ils n'agissaient que lentement, et avec peu de succès, et sans oser jamais s'approcher du Puiset à plus de huit ou dix milles. L'audace de Hugues était en effet si grande, et son impérieux orgueil imposait tellement, que, quoique peu l'aimassent, beaucoup le servaient, et que force gens combattaient pour sa défense, tout en soupirant après sa ruine. Le susdit comte Thibaut reconnut bientôt que, contre un tel ennemi, il avancerait peu par lui-même, mais beaucoup avec le secours du roi. Il se rend donc en toute hâte auprès de ce prince, avec sa noble mère, qui, dans tous les temps, s'était montrée dévouée à ce monarque, le presse avec force prières de l'aider, et lui représente que sa famille s'est acquis des droits à son secours par de nombreux services; puis il rappelle en ces termes quelques-uns des torts de Hugues, de son père, de son aïeul et de ses ancêtres: «Rappelez dans votre mémoire, seigneur roi, comme il convient à la majesté royale de le faire, l'affront ignominieux que votre père a reçu de l'aïeul de Hugues, quand celui-ci, parjure à tous ses serments, repoussa honteusement Philippe loin du Puiset, qu'il attaquait pour venger une foule d'insultes; quand, à l'aide de ses nombreux et scélérats parents, et de leur factieuse confédération, il contraignit l'armée royale à fuir jusqu'à Orléans, prit, et jeta dans d'indignes fers le comte de Nevers, Lancelin de Beaugency, près de cent chevaliers; et même, ce qui ne s'était jamais vu jusqu'alors, quelques évêques.» Continuant le détail de ses accusations, Thibaut expliqua comment, dans l'origine, le château du Puiset, qui ne remontait pas à des temps fort anciens, avait été bâti par la vénérable reine Constance, au milieu du pays, pour le défendre contre toute attaque, et comment ensuite l'aïeul de Hugues l'avait usurpé tout entier, et n'avait laissé au roi, pour sa part, que des insultes à supporter; puis il ajouta que maintenant les gens du pays de Chartres, de Blois, de Châteaudun, qui, d'ordinaire, combattaient sous les bannières de Hugues, non seulement l'abandonnaient, mais étaient encore prêts à servir le roi; que si donc ce prince le voulait, il pourrait facilement venger ses propres injures et celles de son père, en détruisant le château, et en l'arrachant à Hugues; que si Louis se refusait à punir les torts faits, soit à lui personnellement, soit à ceux qui avaient bien mérité de lui, il devait au moins regarder comme siennes, et faire cesser l'oppression soufferte par les églises, les déprédations exercées contre les pauvres, et les vexations impies prodiguées aux veuves et aux orphelins, par lesquelles Hugues désolait le pays et ses habitants. Le monarque, ému par ces discours et d'autres semblables, donna jour à Thibaut et à sa mère pour s'occuper de leurs plaintes, et nous nous rassemblâmes en parlement à Melun: là vinrent beaucoup d'archevêques, d'évêques, de clercs et de moines qui criaient que Hugues, ce loup dévorant, ravageait leurs terres: tous se jetant aux pieds du roi, bien à son grand regret, s'y tenaient prosternés, et le priaient humblement de réprimer ce rapace brigand, d'arracher de la gueule de ce dragon les prébendes que la munificence des rois avait assignées aux serviteurs de Dieu dans la Beauce fertile en froment, de tout faire pour affranchir les terres des prêtres, asservies par la cruauté de ce Pharaon, et de rendre à leur première liberté, lui vicaire de Dieu, les biens de Dieu, dont tout roi est l'image vivante. Louis admit leur requête avec une grande bonté de cœur. Lorsqu'ensuite les prélats de l'Église, l'archevêque de Sens, l'évêque d'Orléans, et le vénérable Yves, évêque de Chartres, qui, pendant un grand nombre de jours, avait été retenu prisonnier, et jeté violemment dans les fers dans ledit château, se furent retirés, ce prince, qui n'entreprenait rien légèrement, me renvoya, du consentement de l'abbé Adam, d'heureuse mémoire, mon prédécesseur, àThoury en Beauce où je commandais. C'était un domaine qui appartenait au monastère du bienheureux Saint-Denis, riche et fertile en choses nécessaires à la vie, mais nullement fortifié. Le roi m'ordonna de ne rien négliger, pendant que lui-même sommerait Hugues de venir se laver des accusations portées contre lui, pour approvisionner ce domaine, de le munir, autant qu'il serait possible, d'une forte garnison de ses soldats et de ceux de l'abbaye, et de donner tous mes soins à empêcher que Hugues ne pût le détruire. L'intention du seigneur Louis était en effet de s'y fortifier et d'attaquer de là le Puiset, comme avait fait son père. Avec le secours de Dieu, je parvins en peu temps à rassembler, dans ce domaine, une nombreuse troupe d'hommes d'armes et de fantassins; alors, par cela seul que Hugues ne s'était pas présenté pour se défendre, son jugement se trouvait consommé. Le roi vint donc me joindre à Thoury avec une armée considérable, et requit de Hugues la remise du château, dont ledit jugement le dépossédait. Sur son refus, le monarque, sans plus tarder, se hâte d'attaquer le château, l'assiège avec tous ses chevaliers et ses fantassins, et déploie contre lui force balistes, l'arc, l'écu, le glaive et la guerre tout entière. Là, vous auriez vu avec étonnement, d'un côté comme de l'autre, et tour à tour, les traits tomber comme la pluie, les casques étincelants sous une grêle de coups lancer des éclairs, et les boucliers transpercés se briser subitement et merveilleusement en éclats; vous auriez admiré comment l'ennemi, repoussé d'abord dans l'intérieur du château, arrachait les poutres, lançait des pieux, les faisait, de l'intérieur des forts et du rebord des remparts, pleuvoir sur les nôtres comme une grêle horrible et presque insupportable aux plus audacieux, et commençait à nous repousser sans pouvoir cependant y réussir complétement; vous auriez contemplé d'une autre part les chevaliers du roi combattant avec ardeur de tout le courage de leur cœur et de toute la force de leur corps, se couvrant pour remplacer leurs boucliers rompus, d'ais, de portes, de bois de toute espèce et battant avec violence les portes du château. Nous avions fait charger des charrettes d'une grande quantité de bois sec mêlé de graisse et de sang coagulé, de manière à fournir plus promptement un aliment aux flammes destinées à brûler cette gent excommuniée et entièrement vouée au démon; une troupe nombreuse les poussa contre les portes, pour allumer au moyen de ces chariots, un feu qu'on ne pût éteindre, et pour se faire en même temps un abri des tas de bois qui les remplissaient. Pendant qu'on se livre un combat périlleux, les uns pour allumer, les autres pour éteindre le feu, le comte Thibaut, tout plein encore des injures qu'il a reçues, accourt à la tête d'une grosse troupe d'hommes d'armes et de gens de pied, attaque le château sur un autre point, celui qui regarde Chartres, et fait les efforts les plus actifs pour s'en emparer. Il excite les siens à monter le revers rapide du fossé, mais il a le chagrin de les voir redescendre encore plus vite et tomber; ceux qu'il presse de grimper doucement et en rampant le ventre contre terre, il les contemple avec tristesse renversés rudement sur le dos, et cherche à reconnaître s'ils n'ont pas rendu l'ame sous les amas de pierres qui roulent sur eux. En effet, des chevaliers qui, montés sur de rapides chevaux, faisaient sans cesse le tour du château pour veiller à sa défense, paraissaient à l'improviste, chargeaient de coups, tuaient et précipitaient violemment du haut du fossé en bas ceux qui tâchaient d'en saisir le rebord et de s'y accrocher avec les mains. Déjà ces gens, les bras rompus et les genoux affaiblis, laissaient languir l'assaut, lorsque la main forte et toute puissante de Dieu, pour qui tout est faisable, voulant pour ainsi dire prendre sur soi seule le succès d'une si grande et si juste vengeance, anima du souffle robuste d'une force surnaturelle un pauvre prêtre chauve, venu avec les communautés des paroisses du pays, et rendit possible pour lui, contre toute opinion humaine, ce que le comte, malgré sa bonne armure, et les siens avaient éprouvé leur être impossible. Cet homme, en effet, le front découvert et portant devant lui pour toute défense une mauvaise planche, monte avec rapidité, parvient facilement jusqu'à la palissade, et l'arrache pièce à pièce en se couchant sous les ais arrangés pour en couvrir l'ouverture; reconnaissant avec joie qu'il réussit aisément, il fait signe de venir l'aider à ceux de nos gens qui hésitaient à le suivre, et restaient dans la plaine sans prendre part au combat. Ceux-ci, voyant ce prêtre désarmé briser courageusement la palissade, s'élancent, couverts de leurs armes, la frappent avec des haches et toutes sortes d'instruments de fer, la coupent et la renversent, ce qui fut une preuve éclatante de la volonté divine, comme si devant elle fussent tombés les murs d'une nouvelle Jéricho. A la même heure les troupes du roi et du comte brisent les portes et entrent dans le château. Beaucoup de ceux du dedans, ne pouvant éviter d'aucun côté l'attaque des nôtres qui se précipitaient çà et là, furent promptement arrêtés dans leur fuite et durement traités. Ceux qui échappèrent, et Hugues lui-même, à qui le mur intérieur du château n'offrait plus un abri assez sûr, se retirèrent dans une tour en bois élevée sur un tertre. Mais bientôt, frappé d'horreur et de crainte à la vue des dards menaçants de l'armée qui le poursuivait, Hugues se rendit, fut retenu prisonnier avec les siens dans sa propre demeure, et apprit tristement dans les fers quels malheurs enfante l'orgueil. Le roi, maître de la victoire, emmena ses nobles captifs, proie vraiment digne de la majesté royale, et ordonna que tous les meubles et les richesses du château fussent vendus publiquement, et que le château lui-même fût détruit par le feu; il prescrivit seulement de différer quelques jours de brûler la tour, parce que le comte Thibaut perdant déjà le souvenir du bien que lui avait fait le roi par un succès si important, auquel il n'eût jamais atteint par ses seules forces, complotait de reculer les frontières de son propre fief jusqu'à un bourg nommé Alone, en bâtissant un château dans la seigneurie du Puiset, qui originairement était un fief du domaine royal. Le seigneur Louis refusant d'y consentir, le comte s'offrit de prouver, par le bras d'André de Beaumont, régisseur de ses terres, que ce point avait été convenu; le monarque, qui jamais n'avait refusé de reconnaître la loi et le jugement du duel, consentit à faire soutenir ses droits par Anselme son sénéchal, partout où les deux champions croiraient pouvoir combattre avec sécurité. Ces vaillants hommes réclamèrent souvent pour ce combat des assemblées judiciaires, mais n'en obtinrent jamais. Quand donc le susdit château du Puiset eut été détruit et qu'on eut renfermé Hugues dans la tour de Château-Landon, le comte Thibaut, fort du secours, de son oncle, le fameux Henri roi d'Angleterre, et secondé par ses complices, osa faire la guerre au roi Louis, remplit de trouble les terres de ce prince, lui débaucha ses barons à force de promesses et de présents, et machina, dans sa méchanceté, tout ce qu'il y avait de plus pernicieux pour l'État. De son côté, le roi, homme très habile dans la guerre, ne négligeait rien pour se venger du comte, et ravageait ses terres à la tête de beaucoup d'autres barons, et avec l'aide de son oncle le comte de Flandre, guerrier qui s'était fait admirer et rendu très célèbre parmi les Chrétiens et les Sarrasins dès le commencement des expéditions pour la délivrance de Jérusalem. Ayant un jour mené ses troupes vers la cité de Meaux contre Thibaut, le seigneur Louis aperçut ce comte, frémit de rage, fondit sur lui et les siens, ne craignit pas de les poursuivre jusque sur le pont, les culbuta, et, puissamment aidé par le glaive du comte Robert et d'autres grands du royaume, précipita les fugitifs dans les flots. Vous eussiez vu ce héros agile porter des coups dignes d'Hector, pousser sur ce pont tremblant des attaques comparables aux efforts des géants, s'obstiner à forcer ce passage dangereux et vouloir s'emparer de la ville malgré la résistance de chevaliers nombreux. Le grand fleuve de la Marne qui séparait Louis de la place ne l'eût point arrêté, s'il n'eût, au delà du fleuve, trouvé les portes fermées. Ce prince n'agrandit pas le renom de sa bravoure par un fait d'armes moins éclatant, lorsqu'ayant conduit son armée du côté de Lagny, et rencontré dans les belles plaines qui avoisinent Pompone les hommes d'armes de Thibaut, il s'élança sur eux les armes à la main, les accabla sous ses coups et les contraignit à prendre la fuite. Redoutant d'être atteints à l'étroite entrée d'un pont voisin, les uns ne craignirent pas d'exposer leur vie en prenant, par frayeur, le parti de se précipiter dans les flots au risque d'une mort cruelle; les autres se foulant aux pieds réciproquement pour passer de force sur le pont, jetaient leurs armes, et, plus ennemis d'eux-mêmes que l'ennemi, faisaient si bien, en voulant tous à la fois traverser le pont, qu'à peine un seul put y entrer. Pendant que, par leurs efforts tumultueux, ils s'embarrassent mutuellement, plus ils se pressent, plus ils retardent leur marche, et il en arrive que les derniers sont les premiers, et que les premiers sont les derniers. Cependant un fossé qui entourait l'entrée du pont leur fut d'un merveilleux secours: les chevaliers du roi ne pouvaient en effet les poursuivre qu'en passant un à un, et ne le faisaient pas sans un grand danger; mais d'un autre côté beaucoup de ces fuyards s'efforçant tous à la fois de gagner le pont, peu y parvenaient, et ceux qui de manière ou d'autre y arrivaient, pressés le plus souvent par la foule, soit des leurs, soit des nôtres, tombaient, quoi qu'ils en eussent, et en se relevant faisaient de même cheoir les autres. Le roi qui, à la tête des siens, les suivait par derrière, en faisait un grand carnage; ceux qu'il frappait, il les renversait, et ceux que renversaient les coups de son épée ou le choc de son vigoureux cheval, il les précipitait dans le fleuve de la Marne. Ceux d'entre eux qui se trouvaient désarmés surnageaient en raison de leur légèreté; ceux au contraire, que couvraient encore leurs cuirasses, enfonçaient par leur propre poids: et ceux-ci retirés de l'eau, s'il était possible, par le secours de leurs camarades, avant d'avoir plongé trois fois, emportaient, si c'est le cas de s'exprimer ainsi, la honte d'être rebaptisés. Le monarque, fatiguant donc le comte par ces cruelles attaques et d'autres du même genre, ravagea ses terres tant de la Brie que du pays Chartrain, sans se soucier plus de sa présence que de son absence, ni de son absence que de sa présence. Thibaut redoutant la faiblesse et le peu d'activité des siens, s'étudiait à débaucher au roi ses barons, les attirait par des promesses et des présents, leur faisait espérer le redressement de divers griefs dont ils se plaignaient, et s'engageait à ne faire aucune paix avec ce prince avant que tous fussent satisfaits. Du nombre de ceux qu'il séduisit ainsi furent Lancelin de Bulens, seigneur de Dammartin, et Pains de Montjai, dont les terres, situées à l'embranchement de deux chemins, donnaient un passage sûr pour aller attaquer Paris. De la même manière il mit dans son parti Raoul de Beaugency, qui avait pour femme une cousine germaine du roi, fille de Hugues-le-Grand. De plus, préférant l'utile à l'honnête, et aiguillonné par ses nombreuses inquiétudes, conformément au proverbe qui dit qu'un aiguillon presse la marche d'un âne, Thibaut, sans aucun respect pour lui-même, unit, par un mariage adultère, sa noble sœur à Milon de Montlhéry, à qui nous avons dit plus haut que le roi avait rendu son château. A l'aide de ces alliances, le comte interrompit pour les voyageurs toutes les facilités de communication, et reporta dans le cœur même de la France la guerre et les tempêtes qui l'avaient autrefois désolée. Son union avec ses parents Hugues de Créci, seigneur de Châteaufort, et Gui de Rochefort, livrait tout le pays de Paris et celui d'Étampes à la dévastation, s'ils n'étaient défendus par une bonne milice; d'un autre côté, un large passage sur les terres de Paris et de Senlis était ouvert au comte Thibaut et à ses hommes de la Brie, ainsi qu'à son oncle Hugues de Troyes et à ceux de cette ville, en deçà de la Seine, et à Milon au delà de ce fleuve. Il devint donc impossible aux habitants de ces deux villes de se secourir les uns les autres; il en fut de même pour ceux d'Orléans, que les gens de Chartres, de Châteaudun, de Laon et de Brie tenaient resserrés sans que Raoul de Beaugency leur prêtât nul secours. Cependant le roi seul contre tant d'ennemis leur tombait souvent sur le dos, quoique les trésors de l'Angleterre et de la Normandie fussent prodigués contre lui, et que le puissant prince Henri n'épargnât ni soins ni efforts pour désoler le royaume par la guerre; mais Louis ne se laissait pas plus abattre par toutes ces défections que ne ferait la mer si tous les fleuves menaçaient de lui retirer leurs eaux. [19] CHAPITRE XIX. De la délivrance de Hugues du Puiset. Dans ce temps mourut Eudes comte de Corbeil, homme qui n'avait rien de l'homme, et était non un animal raisonnable, mais une véritable brute. Il était fils de cet orgueilleux comte Bouchard, audacieux à l'excès, et vrai chef de scélérats, qui ne se plaisait qu'aux troubles; c'est ce même Bouchard qui, osant aspirer à la couronne, en prenant un certain jour les armes contre le roi, refusa de recevoir son glaive des mains de celui qui le lui offrait, et dit par jactance à la comtesse sa femme, alors présente: «Noble comtesse, donnez joyeusement au noble comte votre époux sa brillante épée, et celui qui la reçoit de vous aujourd'hui comme comte vous la rapportera comme roi.» Mais il arriva, au contraire, que, par la volonté de Dieu, cet homme finit cette même journée sans être ni ce qu'il était ni ce qu'il ambitionnait d'être. Ce même jour, en effet, frappé d'un coup de lance par le comte Etienne qui combattait pour la cause du roi, il rendit par sa mort une paix stable au royaume, et alla porter lui et sa guerre dans les plus profonds abîmes de l'enfer, où il a une lutte éternelle à soutenir. Son fils, le comte Eudes, étant donc mort, le comte Thibaut et sa mère s'intriguèrent de toutes manières, par le moyen de Milon et de Hugues, et à force de dons et de promesses, pour obtenir ce château à l'aide de leurs parents, et arracher ainsi au roi les entrailles même de son royaume. De son côté, ce prince et les siens n'épargnaient ni les plus grandes fatigues ni les frais les plus considérables pour déjouer ce projet et avoir ce château; mais le seigneur Louis ne pouvait avancer à rien sans le consentement de Hugues du Puiset, dont on a parlé ci-dessus, neveu du feu comte Eudes. Le jour et le lieu furent donc fixés pour terminer cette affaire, qui présageait évidemment de nouveaux malheurs. Nous nous réunîmes à Mousseaux, maison de campagne de l'évêque de Paris; on discuta ce qu'il y avait de nuisible et d'avantageux dans le parti que l'on prenait; et comme nous ne pouvions ce que nous voulions, nous nous résignâmes à vouloir ce que nous pouvions. Ledit comte renonça donc au château de Corbeil, dont il se disait héritier; déclara devant nous tous qu'il cesserait de prétendre aucunes corvées, tailles et contributions de tout genre sur toutes les possessions des églises et des monastères; jura de ne jamais fortifier le Puiset sans le consentement du seigneur roi, et donna des otages en garantie de toutes ces promesses. Alors nous nous séparâmes, trompés non par son habileté, mais par sa perfidie. [20] CHAPITRE XX. De l'attaque de Thoury et de la restitution du Puiset. Les serments de Hugues n'avaient pas eu le temps de s'affermir; ils étaient encore récents et près de s'écouler comme l'eau: aussi n'en tint-il aucun compte. A l'exemple d'un chien qui tenu longtemps à l'attache, libre enfin, et tourmenté d'une rage que sa chaîne a aussi long-temps comprimée et exaltée, s'abandonne à toute la violence de sa fureur, mord et déchire dès qu'il ne sent plus le collier, Hugues, exaspéré par sa longue détention, et redonnant un libre cours à sa méchanceté longtemps stagnante, s'agite, s'aiguillonne lui-même et se précipite vers la trahison. Aussitôt donc qu'il apprend que le seigneur roi Louis a passé en Flandre pour les affaires du royaume, il s'allie aux rebelles Thibaut, comte du palais, et le grand roi des Anglais Henri, rassemble une armée de chevaliers et de fantassins, aussi nombreuse qu'il le peut, forme le projet de rétablir son château du Puiset, et marche en hâte pour détruire ou subjuguer le bourg adjacent. Un certain samedi qu'il traversait son château détruit, sur l'emplacement duquel se tenait, avec la permission du roi, un marché public, cet homme furieux promet sous serment, et par la voix d'un héraut, une entière sécurité, puis tombe à l'improviste sur tous ceux qu'il apprend être les plus riches et les jette dans des prisons; ensuite écumant de rage et mettant en pièces tout ce qui se présente devant lui, comme une vraie bête féroce, il court, avec le comte Thibaut, contre Thoury, domaine appartenant à l'abbaye de Saint-Denis et bien fortifié, dans l'intention de le détruire de fond en comble. La veille, cet homme, consommé dans la ruse et la scélératesse, était venu vers moi, et avait obtenu, à force de prières, que je me rendisse ce jour-là même auprès du roi pour intercéder en sa faveur, persuadé que, pendant mon absence, il pourrait sans difficulté entrer dans Thoury, ou le raser complétement si on faisait quelque résistance. Mais ceux qui, combattant pour la cause de Dieu et du bienheureux Saint-Denis, formaient la garnison, protégés par le secours de la Providence et la bonté des remparts du lieu, se défendirent en gens de courage et d'audace. Quant à moi, lorsque je fus en deçà de Corbeil, je rencontrai le roi; déjà il avait appris en Normandie la vérité des faits: s'étant informé promptement de la cause de mon voyage, il se moqua de ma simplicité, me dévoila avec une vive indignation la perfidie de Hugues, et me renvoya secourir en toute hâte Thoury. Pendant que, rassemblant une armée, il prenait la route d'Etampes, je me dirigeai par le chemin le plus court et le plus droit sur Thoury. Pour acquérir la seule preuve que je pusse avoir que cette place n'était pas encore prise, je regardais sans cesse et avec attention si l'on apercevait encore sa tour à trois étages qui dominait au loin sur la plaine, et eût été infailliblement brûlée par les ennemis dans le cas où ils se fussent rendus maîtres du fort. Ceux-ci occupant tout le pays d'alentour, et le dévastant par leurs brigandages, je ne pus ni par promesses ni par dons déterminer à me suivre aucun de ceux qui vinrent à ma rencontre. Mais moins on est, plus on est sûr de n'être pas aperçu. Comme, au coucher du soleil, l'ennemi, après avoir assailli les nôtres pendant tout le jour sans pouvoir les forcer à se rendre, ralentissait un peu ses attaques par excès de fatigue, je me mêlai dans ses rangs comme si j'en eusse fait partie, guettai l'occasion favorable, m'élançai, non sans un grand danger, vers la porte même du milieu de Thoury, qui me fut ouverte par les gardes des remparts à qui j'avais fait signe, et entrai rapidement avec le secours de Dieu. Les nôtres, transportés de joie par ma présence, se moquaient de l'inaction de l'ennemi, l'attaquaient de propos injurieux et le provoquaient, en dépit de toutes mes défenses, à un nouvel assaut; mais la main de Dieu protégea les défenseurs et la défense de Thoury, moi présent, comme elle l'avait fait moi absent. Peu du petit nombre des nôtres et beaucoup du parti nombreux des ennemis furent mis hors de combat par des blessures; nos adversaires emportèrent dans des litières une grande quantité des leurs, et en abandonnèrent d'autres qui, à peine recouverts d'un léger amas de mauvaise terre, devinrent, ou dès le lendemain, ou le surlendemain, la proie de la dent des loups. Ils n'étaient pas encore, après cet échec, rentrés dans le château du Puiset, lorsque Guillaume de Garlande et beaucoup de gens qui étaient les mieux montés et les plus fortement armés d'entre les hommes de la maison du roi, accoururent au secours de Thoury, désirant vivement trouver encore l'ennemi sous les murs de cette place, et lui prouver la vaillante audace des chevaliers du roi. Le seigneur Louis, qui dès le lendemain matin avait suivi les siens, sachant que les ennemis étaient logés dans le bourg, se préparait à exercer contre eux une vengeance après laquelle il soupirait depuis longtemps. Ce prince se montrait d'autant plus joyeux et satisfait, qu'il trouvait l'occasion de punir rudement leur insulte inattendue par un carnage et un châtiment subits et également inattendus; mais à la nouvelle de son arrivée les ennemis furent frappés d'étonnement qu'il eût appris une révolte qu'ils croyaient si secrète, abandonné si vite son voyage en Flandre, et volé plutôt qu'accouru au secours de Thoury. N'osant donc tenter autre chose, ils travaillèrent avec ardeur à remettre le Puiset en état de défense; de son côté le roi ayant à soutenir, sur un grand nombre de points, une guerre active, réunit tout ce qu'il put tirer de troupes des lieux les plus proches; le mardi venu il fit avancer son armée, forma ses lignes, désigna les chefs qui devaient commander, plaça lui-même les archers et les frondeurs dans les postes convenables, et s'approcha peu à peu du château qui n'était pas encore fortifié complétement. Instruit que le comte Thibaut se vantait de vouloir le combattre en rase campagne, Louis, fidèle à sa magnanimité accoutumée, met pied à terre, s'avance armé de toutes pièces au milieu de ses chevaliers, ordonne d'éloigner les chevaux, invite à l'audace ceux qu'il a fait descendre de cheval avec lui, les presse de ne point reculer, et leur crie de combattre en gens de cœur. Les ennemis le voyant venir à eux si fièrement, tremblent, n'osent sortir des retranchemens qui entourent le château, et préfèrent lâchement, mais prudemment, ranger leurs troupes en bataille derrière l'ancien fossé du vieux château ruiné, et nous attendre dans cette position: ils se flattaient que quand l'armée du roi s'efforcerait de monter le revers du fossé, ses lignes se rompraient, et qu'une fois en désordre elles seraient facilement ébranlées. La chose se passa en grande partie de cette manière. Dans le premier choc du combat, les nôtres, avec une merveilleuse audace, chassèrent du fossé les ennemis à moitié vaincus, en firent un grand carnage, et, ne gardant plus leurs rangs, les poursuivirent vivement et sans ordre. Cependant Raoul de Beaugency, homme distingué par sa valeur et sa sagacité, prévoyant dès le premier moment ce qui arriverait, avait caché ses gens dans une partie du château, où l'élévation d'une certaine église et l'ombre des maisons avoisinantes ne permettaient pas de les apercevoir. Aussitôt donc qu'il vit ceux de son parti franchir la porte en fuyant, il opposa des troupes bien reposées aux chevaliers du roi fatigués, et fondit sur ceux-ci avec une grande violence. Les nôtres qui suivaient l'ennemi pied à pied, embarrassés dans leur marche par la pesanteur de leurs cuirasses et de leurs armes, ne purent soutenir le choc des chevaliers qui les attaquaient en bon ordre, reculèrent, non sans qu'on eût de part et d'autre porté des coups nombreux et combattu longtemps, regagnèrent le fossé dont ils s'étaient emparés, entraînèrent dans leur fuite le roi toujours à pied, et s'aperçurent, mais trop tard, que la science l'emporte de beaucoup sur l'audace, et que s'ils eussent en bon ordre attendu l'ennemi dans la plaine, ils l'auraient défait aussi complétement qu'ils l'eussent voulu. Séparés les uns des autres par la confusion qui s'était mise dans leurs rangs, ils ne retrouvaient plus leurs chevaux, et ne savaient quel parti prendre. Le roi, monté non sur son propre coursier, mais sur celui de l'un des siens, résistait avec courage, invitait à grands cris ses gens à revenir, appelait les plus braves par leur nom, et les pressait de ne point fuir. Entouré des phalanges ennemies, l'épée au poing, il secourait les siens autant qu'il le pouvait, forçait les fuyards à retourner sur leurs pas, combattait corps à corps et en vieux guerrier, plus qu'il ne séait à la dignité royale, et remplissait le devoir d'un soldat plus que celui d'un roi. Au moment où, son cheval tombant de fatigue, le seigneur Louis ne pouvait empêcher l'armée ennemie de l'accabler, son écuyer arriva et lui amena son propre coursier; alors sautant promptement dessus, et portant devant lui sa bannière, il retourna avec une poignée d'hommes contre l'ennemi, arracha de ses mains, par son étonnante bravoure, plusieurs des siens faits prisonniers, intercepta, par son choc impétueux, tout passage aux plus vaillants du parti opposé, les empêcha de porter plus loin leur rage contre son armée, les força à s'arrêter comme s'ils eussent trouvé devant eux les portes d'Hercule ou se fussent vus repoussés par le grand Océan, et les contraignit à reculer de nouveau. Mais avant qu'ils rentrassent au château du Puiset, il vint à leur secours un corps de cinq cents Normands, et plus, qui nous eussent fait un grand mal s'ils fussent arrivés plus tôt, et lorsque toute l'armée ennemie fondait sur la nôtre. Les chevaliers du roi, dispersés de tous les côtés, se rendirent les uns à Orléans, et les autres soit à Étampes, soit à Pithiviers. Quant à lui, accablé de fatigue, il vint à Thoury: là, semblable à un taureau qui, chassé du troupeau dans un premier combat, frappe les arbres de ses cornes, rassemble ses forces avec un bouillant courage, et dédaignant ses profondes blessures, fond de nouveau sur son fier ennemi, le monarque, rappelant près de lui son armée, la reforme à sa valeur, lui rend son antique audace, attribue sa défaite plutôt à l'imprévoyance qu'à l'incapacité, la console par l'assurance que toute troupe de guerre est inévitablement soumise à de pareils malheurs, et s'efforce de l'exciter par menaces et par caresses à se montrer, s'il se présente quelque occasion favorable, d'autant plus ardente et courageuse à combattre, et à venger l'affront qu'elle a reçu. Cependant Français et Normands travaillaient sans relâche à réparer le château du Puiset. Avec le comte Thibaut et l'armée Normande étaient Milon de Montlhéry, Hugues de Créci, et son frère Gui, comte de Rochefort, qui, à la tête de treize cents hommes d'armes, menaçaient d'assiéger Thoury; mais le roi, inaccessible à la crainte, ne cessait de les harceler nuit et jour, autant qu'il le pouvait, et les empêchait d'aller au loin chercher des vivres. Après une semaine de travail le château fut mis en état, et, malgré la retraite de quelques uns des Normands, il restait encore au comte Thibaut une armée considérable. Le roi, cependant, réunissant toutes ses forces, rentre en campagne avec tout l'appareil de la guerre, retourne devant le Puiset avec des troupes nombreuses, écrase l'ennemi qui ose se présenter devant lui, le mène battant jusqu'à ses portes, et, vengeant son injure récente, l'enferme dans le château. Il place ensuite tout autour des postes de vaillants chevaliers pour empêcher l'ennemi de sortir, s'empare d'une éminence abandonnée, qui autrefois avait appartenu à ses ancêtres, et n'était pas éloignée du château du jet d'une pierre, et y construit un fort avec des peines et des dangers infinis. Tant qu'on n'eut pas en effet dressé les poutres qui unissaient entre elles les fermetures, les nôtres eurent à supporter les coups dangereux des arbalêtriers, frondeurs et archers ennemis, qui, en nous harcelant, étaient garantis par les retranchements du château, de derrière. lesquels ils lançaient leurs traits, et ne redoutaient aucune des représailles qu'ils méritaient justement. L'émulation de la victoire enflammait encore cette lutte périlleuse de ceux du dedans et de ceux du dehors. Les chevaliers du roi qui avaient été battus, tourmentés du souvenir de cet affront, rivalisèrent d'efforts pour battre rudement à leur tour, et n'interrompirent pas leurs travaux jusqu'à ce qu'ils eussent garni d'une troupe nombreuse et d'une grande quantité d'armes leur fort élevé si rapidement, et pour ainsi dire par les mains des fées; bien certains qu'aussitôt que le roi se serait retiré, il leur faudrait, ou se défendre avec la plus grande audace contre les attaques sans cesse renaissantes du château voisin, ou périr misérablement par le glaive cruel des ennemis. Bientôt en effet Louis retourna à Thoury, rassembla de nouvelles forces, et brava vaillamment, tantôt suivi de peu de monde, tantôt avec des troupes nombreuses, le danger de traverser les rangs ennemis, pour porter à ceux des siens établis sur ladite éminence les vivres destinés à les nourrir. A la fin, ceux du Puiset, qui par leur proximité accablaient déjà les nôtres d'insupportables fatigues, font mine de les assiéger; incontinent le roi lève son camp, occupe Joinville qui n'est éloigné du Puiset que d'un mille environ, et entoure promptement les cours intérieures de ce lieu de pieux et de haies de bouleau. Pendant que son armée dresse ses tentes en dehors, le comte du palais, Thibaut, réunit une troupe aussi considérable qu'il le peut, tant des siens que des Normands, fond impétueusement sur les nôtres avant qu'ils soient prêts à soutenir l'attaque, et tâche de les repousser et de les renverser pendant qu'il ne sont pas encore retranchés. Le monarque s'arme sur-le-champ et court à la rencontre du comte: alors on combat de part et d'autre avec acharnement dans la plaine; on s'attaque indifféremment avec la lance ou l'épée: c'est de la victoire plus que de la vie qu'il s'agit, et on songe moins à la mort qu'au triomphe. Combien ne voit-on pas là de preuves d'une étonnante audace? L'armée du comte, trois fois au moins plus nombreuse que celle du roi, repousse d'abord dans la ville les soldats de ce prince; celui-ci, quoiqu'il n'eût avec lui que quelques hommes, le très noble Raoul, comte de Vermandois son cousin, Dreux de Mons, et deux ou trois autres, dédaigne de rentrer par peur dans les murs, et, fidèle à son antique valeur, aime mieux soutenir le choc violent des chevaliers ennemis, et s'exposer à leurs coups, presque innombrables, que déroger à sa propre valeur et à l'excellence de la royauté, en se laissant contraindre par la force à se retirer dans la ville. Le comte Thibaut se croit déjà vainqueur, et fait d'audacieux efforts pour renverser les tentes du comte de Vermandois; mais celui-ci accourt avec une merveilleuse rapidité, lui reproche d'oser ce que jamais jusqu'ici les gens de la Brie n'ont eu la présomption de tenter contre ceux du Vermandois, fond sur lui, prend, après une longue lutte, sa revanche de l'insulte qui lui est faite, et repousse bravement le comte. A la vue de cette action valeureuse, les chevaliers du roi poussent de grands cris de joie, se précipitent sur les ennemis, les attaquent avec une ardeur qu'irrite la soif du sang, en font un grand carnage, leur enlèvent l'honneur du combat, les forcent de courir s'enfermer dans le Puiset, en prennent et en tuent un grand nombre, quoique Thibaut eût fait lever la porte pour recevoir les siens. C'est ainsi que, les événements de la guerre étant toujours douteux, ceux qui d'abord se croyaient vainqueurs furent réduits à rougir de leur défaite, regrettèrent leurs compagnons faits prisonniers, et déplorèrent la mort de beaucoup des leurs. Dans la suite le roi eut toujours l'avantage, et le comte au contraire, tombant chaque jour de plus en plus du faîte de la roue de la fortune, vit sans cesse décliner ses forces. Après donc une longue fatigue et des échecs non moins intolérables que destructifs pour les siens et pour lui, le comte s'apercevant que le parti du roi grossissait journellement, et que les grands du royaume, indignés de sa rebellion, accouraient de toutes parts auprès du monarque, saisit pour se retirer de cette lutte l'occasion que lui offrait la défaite qu'il venait d'éprouver la veille; il envoya des députés, fit agir des intercesseurs, et pria avec d'humbles instances qu'on lui permît de retourner à Chartres avec sécurité. Le seigneur Louis, dont la douceur et la mansuétude surpassaient toute croyance humaine, daigna condescendre à cette demande, quoique beaucoup de gens voulussent le dissuader de laisser échapper un ennemi qu'il tenait comme pris au piége par le manque de vivres, et lui fissent craindre d'avoir un jour à en souffrir de nouvelles injures. Le comte abandonnant donc à la discrétion du roi, et le château du Puiset, et Hugues lui-même, se retira dans Chartres, frustré de ses vaines espérances; et ce qu'il avait commencé sous d'heureux auspices, il le termina malheureusement. Le roi ne se borna pas à dépouiller Hugues de ses biens; il ruina le château du Puiset, en abattit les murs, en creva les puits, et le rasa complétement, comme un lieu dévoué à la malédiction divine. [21a] CHAPITRE XXI. De la nouvelle trahison de Hugues du Puiset. Longtemps après, et par un autre changement de fortune, ce même Hugues parvint, à force de multiplier les otages et les serments, à rentrer en grâce auprès du monarque; mais, reprenant bientôt le cours de ses trahisons, il se révolta de nouveau, et se montra jaloux de surpasser Sylla, maître passé en fait de crimes. Assiégé derechef par le roi, une seconde fois dépouillé de ses biens, et s'étant rendu coupable de percer de sa propre lance le courageux baron, Anselme de Garlande, sénéchal du palais, il ne put même alors prendre sur lui de renoncer à ses habitudes naturelles de perfidie. A la fin, cependant, l'expédition de Jérusalem, également funeste à beaucoup d'autres méchants, mit un terme à sa vie et à sa scélératesse, qu'exaspéraient toutes les passions les plus corrompues. Les grands du royaume et des hommes pieux donnèrent enfin tous leurs soins à rétablir une paix solide entre le roi d'Angleterre, le roi de France et le comte Thibaut. Par une équitable justice, ceux qui, conspirant contre l'État, avaient déterminé le roi d'Angleterre et le comte Thibaut à les soutenir dans la poursuite de leurs prétentions particulières, furent épuisés par la guerre, ne gagnèrent rien à la paix, et reconnurent, par l'effet de cette juste sentence, le mal qu'ils s'étaient faits. Ainsi Lancelin, comte de Dammartin, fut déchu, sans aucun espoir de le recouvrer jamais, du droit qu'il revendiquait sur le commandement de Beauvais; ainsi encore Pains de Montjai, trompé dans l'espérance de posséder le château de Livri, eut à regretter amèrement la perte de ce château, dont tous les retranchements détruits en un mois avaient été, dans le mois suivant, rétablis et rendus beaucoup plus forts avec le secours de l'argent du monarque anglais; ainsi enfin Milon de Montlhéry vit avec chagrin et douleur, rompre, pour cause de parenté, son mariage avantageux avec la sœur du comte Thibaut, et éprouva plus de honte et de tristesse de ce divorce, qu'il n'avait trouvé d'honneur et de joie dans cette union. Ces légitimes châtiments prononcés par le jugement des hommes sont sanctionnés par l'autorité des canons, où l'on trouve cette sentence: «Que les obligations contractées contre la paix soient complétement annulées.» C'est le devoir des rois de réprimer de leur main puissante, et par le droit originaire de leur office, l'audace des tyrans qui déchirent l'État par des guerres sans fin, mettent leur plaisir à piller, désolent les pauvres, détruisent les églises, et se livrent à une licence qui, si on ne l'arrêtait, les enflammerait d'une fureur toujours croissante, comme il arrive des esprits malins qui accablent toujours de plus de maux ceux qu'ils craignent de voir échapper, choyent en toutes choses ceux qu'ils espèrent retenir dans leurs voies, et apportent sans cesse aux flammes de nouveaux aliments pour qu'elles dévorent plus cruellement leurs victimes. Thomas de Marle en fut un exemple. En effet, pendant que Louis donnait tous ses soins aux guerres dont on vient de parler, et à beaucoup d'autres, ce Thomas, homme d'une scélératesse consommée, que le démon favorisait, comme il fait les insensés, que d'ordinaire leur prospérité pousse à leur ruine, ravagea, et, en loup furieux, dévora les territoires de Laon, Rheims et Amiens, avec une telle dureté que la crainte des peines ecclésiastiques ne lui fit point épargner le clergé, et qu'aucun sentiment d'humanité ne lui inspira de pitié pour le peuple. Égorgeant et détruisant tout, il enleva au couvent des religieuses de Saint-Jean à Laon deux riches domaines; munit d'un excellent retranchement et de hautes tours les forts châteaux de Créci et de Nogent, comme s'ils lui eussent appartenu, en fit un véritable antre de dragons et une caverne de voleurs, et de là désola cruellement presque tout le pays par la flamme et le pillage. Fatiguée de ses intolérables vexations, l'Église des Gaules se réunit en assemblée générale à Beauvais, pour promulguer contre cet ennemi de son époux Jésus-Christ un premier jugement et la sentence de condamnation. Là, le vénérable Conon, évêque de Préneste, et légal de l'Église romaine, pressé par les tristes et innombrables plaintes des églises, des pauvres et des orphelins, frappa de l'épée du bienheureux Pierre, c'est-à-dire, d'une excommunication générale, ce tyran oppresseur, le déclara, quoique absent, indigne de porter le baudrier de chevalier, et le dépouilla, en vertu d'un jugement unanime, de tous ses honneurs comme scélérat infâme, et ennemi du nom chrétien. A la prière et sur les plaintes de ce grand concile, le roi leva sur-le-champ une armée contre cet homme; suivi du clergé, pour lequel ce prince montrait toujours le plus pieux dévouement, il marcha droit contre le château de Créci; quoiqu'il fût bien fortifié, il s'en empara à l'improviste, grâce au bras puissant de ses soldats, ou plutôt grâce à celui de Dieu; prit d'assaut la forte tour de ce château avec la même facilité que si c'eût été une cabane de paysan, jeta la confusion parmi les scélérats qui la remplissaient, immola pieusement ces impies, et égorgea sans pitié ces hommes qu'il n'avait attaqués que parce qu'ils s'étaient montrés sans pitié. En voyant ce château brûlé pour ainsi dire par le feu de l'enfer, on n'eût pu s'empêcher de s'écrier: «L'univers a combattu pour lui contre les insensés.» {Sagesse, V, 21} Comme après cette victoire, le roi, toujours actif à pousser ses succès, se dirigeait vers l'autre château nommé Nogent, un homme se présenta et lui dit: «Mon seigneur roi, que ta Sérénité sache bien que dans ce château habitent les plus scélérats des hommes, dignes du séjour de l'enfer. Ce sont eux qui, à l'occasion de l'ordre que tu as donné de détruire la commune de Laon, ont brûlé non seulement cette ville, mais encore la fameuse église de la Mère de Dieu, et beaucoup d'autres, ils ont martyrisé presque tous les notables de la ville, sous le prétexte et en punition de ce que, fidèles à leur foi, ils s'efforcaient de défendre leur seigneur évêque, ce sont eux qui n'ont pas craint de porter la main sur l'oint du Seigneur, le vénérable évêque et défenseur de l'Église, Gaudri, l'ont tué avec barbarie, l'ont dépouillé et ont exposé son cadavre sur la place, aux insultes des bêtes féroces et des oiseaux de proie, après lui avoir coupé le doigt qui portait l'anneau pontifical; ce sont eux enfin qui, à la sollicitation du méchant Thomas, ont concerté avec lui de s'emparer de cette tour qui t'appartient et de te l'enlever.» Doublement animé par ces paroles, le roi attaqua ce château criminel, brisa les murailles de ces lieux sacriléges, vraies prisons de l'enfer, fit grâce aux innocents, et frappa les coupables avec la dernière sévérité. Seul il punit les crimes de beaucoup de gens. Consumé de la soif de la justice, tous ceux de ces scélérats homicides sur lesquels il tomba, il ordonna qu'ils fussent attachés au gibet, les livra comme pâture à la voracité des milans, des corbeaux et des vautours, et fit voir ainsi ce que méritent ceux qui osent porter la main sur l'oint du Seigneur. Après avoir renversé ces deux châteaux, repaires de corruption, et rendu au monastère de Saint-Jean ses domaines, Louis retourna vers Amiens, et mit le siége devant la tour de cette ville qu'occupait un certain Ada, cruel tyran qui désolait par ses brigandages les églises et tout le voisinage. Ayant tenu cette tour étroitement assiégée pendant près de deux ans, le seigneur Louis contraignit enfin ceux qui la défendaient à se rendre à discrétion; la prit de vive force et la détruisit de fond en comble dès qu'il en fut maître. Ce prince remplissant dignement les devoirs d'un roi, qui ne tire jamais le glaive sans cause légitime, rétablit, par la destruction de cette tour, une douce paix dans le pays, et dépouilla pour toujours, tant le susdit méchant Thomas que ses héritiers, de toute autorité sur cette ville d'Amiens. On sait que les rois ont les mains longues: pour qu'il parût donc clairement qu'en aucune partie de la terre l'efficacité de la vertu royale n'était renfermée dans les limites étroites de certains lieux, un nommé Alard de Guillebaut, homme habile, et beau parleur de son métier, vint des frontières du Berri trouver le roi: il exposa en termes assez éloquents les réclamations de son beau-fils, et supplia humblement le seigneur Louis de citer en justice, par devant lui, en vertu de son autorité souveraine, le noble baron Aymon, surnommé Vair-Vache, seigneur de Bourbon, qui refusait justice à ce beau-fils, de réprimer la présomptueuse audace avec laquelle cet oncle dépouillait son neveu, fils de son frère aîné Archambaut, et de fixer, par le jugement des Français, la portion de biens que chacun devait avoir. Craignant que des guerres privées ne fussent pour la méchanceté une occasion de s'accroître, et que les pauvres, accablés de vexations, ne portassent la peine de l'orgueil d'autrui, le monarque, autant par commisération pour les églises et les pauvres que par amour de la justice, cita en justice te susdit Aymon. Ce fut en vain: celui-ci, se défiant de l'issue du jugement, refusa de se présenter. Alors, sans se laisser arrêter ni par les plaisirs ni par la paresse, Louis marcha vers le territoire de Bourges, à la tête d'une nombreuse armée, alla droit à Germigni, château bien fortifié appartenant à ce même Aymon, et assaillit vigoureusement la place. Ledit Aymon, reconnaissant qu'il n'avait aucun moyen de résister, et perdant tout espoir de sauver sa personne et son château, ne trouva d'autre voie de salut que d'aller se jeter aux pieds du seigneur roi. S'y prosternant plusieurs fois au grand étonnement de la foule des spectateurs, il pria instamment le roi de se montrer miséricordieux envers lui, rendit son château, et se remit entièrement lui-même à la volonté de la majesté royale. Le seigneur Louis garda le château, conduisit Aymon en France pour y être jugé, fit, avec autant d'équité que de piété, terminer la querelle entre l'oncle et le neveu, par le jugement ou l'arbitrage des Français, et mit fin, à force de fatigues et d'argent, aux peines et à l'oppression qu'avait à souffrir une foule de gens. Il prit ensuite l'habitude de faire souvent, et toujours avec la même clémence, des expéditions semblables dans ce pays, pour y assurer la tranquillité des églises et des pauvres: les rapporter toutes dans cet écrit serait fatiguer le lecteur, nous croyons donc plus convenable de nous en abstenir. De hautes ambitions auxquelles l'orgueil ôte toute espèce de frein, ont cela surtout de remarquable, que les unes ne peuvent souffrir de supériorité, et les autres ne veulent point d'égalité. C'est à elles que conviennent ces vers du poète: "César ne veut rien qui le domine ; Pompée ne veut rien qui l'égale" {Lucain, La guerre civile, I, 125} Toute puissance étant donc impatiente du moindre partage, le roi des Français, Louis, se prévalait contre Henri roi des Anglais, et duc des Normands, comme contre son vassal, de la dignité qui lui assurait sur lui la supériorité. De son côté, le monarque des Anglais, à qui la grandeur de son royaume et la merveilleuse abondance de ses richesses rendaient toute infériorité insupportable, entraîné par les conseils de son neveu, le comte du palais, Thibaut, et de beaucoup d'ennemis de Louis, à se soustraire à son empire, ne négligeait rien pour soulever le royaume, et tourmenter le roi. On vit donc se renouveler les maux des anciennes guerres qui avaient éclaté entre eux. Le prince anglais et le comte Thibaut que liait le voisinage de la Normandie et du pays Chartrain, concertèrent une attaque contre la frontière des États de Louis la plus voisine, envoyant en même temps Etienne, comte de Mortagne, frère de l'un et neveu de l'autre, avec une armée sur un autre point, en Brie, dans la crainte qu'en l'absence du comte Thibaut, ses terres ne tombassent au pouvoir du roi de France. Celui-ci, renfermé au milieu d'eux tous comme dans un cercle, n'épargna ni les Normands, ni ceux du pays Chartrain, ni les gens de la Brie, exerça de grands ravages sur les terres, tantôt des uns, tantôt des autres, et leur prouva, par de fréquens combats, toute la vigueur de la majesté royale. Mais grâce aux nobles soins, tant du monarque anglais que des ducs normands, la frontière de Normandie était mieux défendue qu'aucune autre, par la construction de nouveaux châteaux, et par les eaux de fleuves rapides. Le roi qui le savait, et souhaitait ardemment entrer en Normandie, se dirigea vers la frontière de ce pays avec une petite poignée d'hommes afin de pouvoir conduire son entreprise avec plus de succès, et envoya adroitement en avant quelques-uns des siens déguisés; ceux-ci, couverts de leurs cuirasses, et ceints de leurs épées par dessous leurs capes, suivirent, comme de simples voyageurs, la voie publique, et gagnèrent la ville appelée le Gué-Nicaise. C'était une place qui pouvait donner aux Français une entrée large et facile dans la Normandie, et qui, au moyen des eaux de la rivière d'Epte qui l'entouraient de toutes parts, offrait un asile sûr à ceux du dedans, et fermait au loin, tant en amont qu'en aval, tout passage à ceux du dehors. Dès qu'ils y sont entrés, les nôtres jettent bas leurs capes, et tirent leurs épées; les habitants qui s'en aperçoivent les pressent vivement; les nôtres leur résistent avec courage et les repoussent. Tout à coup le roi, bravant tous les dangers, descend à pas précipités le penchant de la montagne, se hâte d'apporter aux siens déjà fatigués un secours dont ils ont grand besoin, et s'empare, non sans perdre quelques hommes, du centre même de la ville, et de l'église que fortifiait une tour. Ce prince, ayant alors appris que le roi d'Angleterre s'approchait avec une armée considérable, suivant son habitude constante, appelle à lui ses barons, et les conjure de venir le joindre. Baudouin, comte de Flandre, jeune homme, Gui, leste et vaillant chevalier, Foulques, comte d'Angers, et beaucoup des grands du royaume s'empressent d'accourir tous ensemble, et rompent sur ce point la barrière de la Normandie; ensuite pendant que les uns fortifient la place prise, les autres portent la dévastation et l'incendie dans ce pays enrichi par une longue paix; et ce qu'on n'avait point osé jusqu'alors, ils étendent de tous côtés le ravage et la plus intolérable confusion, à la vue même du monarque anglais. Celui-ci, cependant, prépare avec une grande activité tout ce qu'exige la construction d'un château, et presse ses travailleurs. Aussitôt que le roi Louis quitte le fort qu'il vient de prendre, après y avoir laissé une bonne garnison, le roi anglais élève le sien sur une éminence voisine, et y met une troupe nombreuse d'archers et d'arbalêtriers, destinés à repousser les nôtres, à leur enlever les vivres, et à les contraindre ainsi par la nécessité à dévaster leur propre pays. Mais le roi des Français, comme un habile joueur de dés, riposte à ce coup par un coup semblable, et, lui rendant la pareille sans tarder, réunit sur-le-champ une armée, revient avec l'aurore, et attaque vivement ce nouveau château qu'on nommait vulgairement Mal-Assis. Après, beaucoup d'efforts, et une foule de grands coups donnés et reçus (car en tels marchés c'est d'ordinaire ainsi qu'on se paie), Louis, à la gloire de son royaume, et à la honte de son ennemi, renverse vaillamment sous ses pieds, brise, détruit et dissipe avec un rare courage tout ce qui avait été préparé contre lui. Ainsi donc, comme la puissante fortune n'épargne personne, et qu'on dit d'elle avec vérité: "Si la Fortune le veut, de rhéteur tu deviens consul ; si elle le veut encore, tu peux de consul devenir rhéteur." {Juvénal, Satires, VII, 197} Le roi d'Angleterre, après de longs et admirables succès dus à la prospérité la plus douce tomba du sommet de la roue de la fortune, et se vit surpris par de funestes et étonnants revers. En effet, le roi des Français, sur le point dont il s'agit, le comte de Flandre, du côté du Ponthieu qui touche à son pays, et Foulques comte d'Angers, du côté du Mans, l'attaquèrent à la fois de toutes parts, et portèrent par leurs efforts courageux et concertés le trouble dans tous ses domaines. Ce n'étaient pas seulement des ennemis du dehors qu'il avait à se défendre; au dedans Hugues de Gournai, le comte d'Eu, celui d'Aumale et beaucoup d'autres ne cessaient de lui faire éprouver tous les maux de la guerre. Pour comble de malheur, sans cesse en proie aux chagrins domestiques et aux frayeurs que lui causaient les complots secrets de ses chambellans et gardiens de sa chambre, souvent il changeait de lit; souvent tourmenté par ses craintes nocturnes, il multipliait autour de lui les sentinelles armées, et ordonnait que durant toute la nuit son épée et son bouclier fussent placés auprès de lui pendant qu'il dormait. Au nombre de ces conspirateurs était un nommé Henri, le plus intime des familiers de ce prince. dont la libéralité l'avait rendu riche, puissant et fameux, mais qui, plus fameux encore par sa perfidie, et convaincu d'une si horrible trahison qu'il eût mérité la corde, fut, par un excès d'indulgence, condamné à perdre les yeux et les organes de la génération. Ces choses et d'autres semblables faisaient que ce prince, si distingué par son courage et sa magnanimité naturelle, ne se croyait en sûreté nulle part, et que, par excès de précaution, il était toujours ceint de son glaive, même chez lui, ne souffrait pas que les hommes auxquels il se fiait le plus fussent armés de leur épée hors de leur demeure, et, s'ils l'étaient, les punissait d'une amende quelconque, tout en ayant l'air de plaisanter. Vers ce temps, un certain Enguerrand de Chaumont, homme de cœur et entreprenant, s'avança audacieusement à la tête d'une troupe d'hommes d'armes vers un château nommé les Andelys, dont les remparts lui furent ouverts secrètement par la trahison de quelques hommes du dedans, et en prit hardiment possession. Après s'en être emparé, fort des secours du roi Louis, il y mit une garnison d'hommes pleins de courage, et de là il accablait tout le pays environnant d'un côté jusqu'à la rivière appelée Andelle, et de l'autre du fleuve d'Epte jusqu'au pont Saint-Pierre. Bien plus, accompagné de beaucoup de gens qui lui étaient supérieurs par le rang, et enhardi par là, il se présentait en rase campagne contre le monarque anglais, le poursuivait sans aucun égard quand il revenait en Normandie par cette route, et disposait de tout le territoire compris dans les limites susdites comme d'un bien à lui appartenant. Du côté du Mans, ce même roi Henri ayant, après force délais, résolu avec le comte Thibaut de marcher au secours de ses gens assiégés dans la tour du château d'Alençon, fut repoussé par le comte Foulques, et perdit par ce honteux échec beaucoup des siens, la tour et le château. Éprouvé long-temps par ces malheurs et d'autres semblables, il était presque tombé dans la dernier degré d'infortune; mais la divine miséricorde, après avoir durement flagellé et corrigé pour un temps ce monarque, soigneux d'enrichir les églises par ses libéralités, et de répandre d'abondantes aumônes, mais trop abandonné aux plaisirs de la volupté, daigna le regarder en pitié, et résolut de le relever avec bonté de l'excès de l'abaissement où il se trouvait. Contre toute espérance, il se vit donc, du fond de l'abîme de l'adversité, reporté subitement au sommet de la roue de la prospérité; les plus superbes de ses ennemis, ou s'affaiblirent entièrement, ou tombèrent tout-à-fait, moins sous sa main que sous celle de Dieu, qui d'ordinaire étend avec bonté le bras de sa miséricorde sur les malheureux presque réduits au désespoir et privés de tout secours humain. Ainsi le comte de Flandre Baudouin, qui avait durement désolé les terres dudit roi par de cruels ravages, et fait de funestes incursions en Normandie, pressant un jour avec une ardeur effrénée le siége du château d'Eu et l'attaque de la côte maritime voisine, fut tout à coup frappé d'un léger coup de lance à la face. Dédaignant de s'occuper d'une si petite plaie, il n'eut bientôt qu'à songer à mourir; et sa fin épargna bien des maux non seulement au monarque anglais, mais encore à tout le monde. Ainsi encore cet Enguerrand de Chaumont, dont il a été parlé plus haut, homme rempli d'audace et l'un des plus hardis ennemis de ce même monarque, étant allé porter la destruction sur une terre de l'église de la bienheureuse Marie mère du Seigneur, dépendante de l'archevêché de Rouen, sans être retenu par l'horreur d'un tel sacrilége, fut attaqué d'une maladie très grave. Apprenant alors, quoique trop tard, ce qu'on doit à la reine du ciel, il perdit la vie après de longs tourments d'esprit et des souffrances de corps, longues, intolérables, mais bien méritées. Ainsi enfin Foulques, comte d'Angers, qui s'était uni au roi Louis par la foi et hommage, des promesses multipliées et la remise d'une foule d'otages, préférant l'avarice à la fidélité, et se déshonorant par la perfidie, donna sa fille en mariage, sans même consulter le roi son seigneur, à Guillaume, fils du monarque anglais, et s'unit avec ce prince d'une si étroite amitié, qu'il rompit traîtreusement l'alliance qu'il avait faite contre lui et que cimentaient tant de serments. Cependant Louis employait tous ses efforts à réduire la Normandie, du côté qui regardait ses propres États, et la désolait çà et là par d'horribles ravages, tantôt avec une poignée de gens, tantôt à la tête de troupes nombreuses. Enflé par une longue habitude de succès, il dédaignait le monarque anglais non moins que les chevaliers de ce prince, et n'en tenait aucun compte. Mais tout à coup un certain jour, le roi d'Angleterre observant l'imprudente audace de celui des Français, rassemble de grandes forces, marche secrètement contre lui à la tête d'une armée en bon ordre, dispose des feux destinés à éclater à l'improviste contre les nôtres, fait mettre pied à terre à ses chevaliers pour qu'ils combattent plus fortement, et ne néglige aucune des sages précautions que son adresse peut imaginer pour s'assurer la victoire. Louis, au contraire, sans daigner, non plus que les siens, faire aucun préparatif pour le combat, vole imprudemment, mais audacieusement à l'ennemi. Les habitants du Vexin, ayant à leur tête Bouchard de Montmorency et Gui de Clermont, en vinrent les premiers aux mains, semèrent d'un bras vigoureux le carnage dans la première ligne des Normands, la chassèrent merveilleusement du champ de bataille, et rejetèrent vigoureusement les premiers rangs de la cavalerie sur les hommes de pied; mais les Français qui devaient suivre ceux du Vexin, attaquant sans aucun ordre des bataillons rangés et disposes avec un ordre extraordinaire, ne purent, comme il arrive toujours en de telles circonstances, soutenir l'effort bien combiné de l'ennemi, et lâchèrent pied. Le roi fut frappé d'étonncment à la vue de son armée repoussée; mais, comme à son ordinaire dans l'adversité, ne prenant conseil que de sa constance, il secourut lui-même et les siens de ses armes, et se retira aux Andelys, le plus honorablement qu'il put, mais non sans que ses troupes en déroute éprouvassent de grandes pertes. Furieux d'un événement si subit et si malheureux, quelque peu mécontent aussi de sa propre imprudence, mais ne voulant pas que les ennemis insultassent plus longtemps à sa défaite, et crussent qu'il n'oserait pas rentrer en Normandie, ce prince toujours plus courageux et plus ferme dans la mauvaise fortune, ce qui est le propre des seuls grands hommes, rassemble de nouveau son armée, appelle à lui les fuyards, invite tous les grands du royaume à venir le joindre, et fait signifier au roi d'Angleterre qu'à certain jour fixe il entrera sur ses terres, et lui livrera un combat terrible. Fidèle à cet engagement, comme s'il l'eût confirmé par ses serments, Louis ne perd pas un instant à le remplir; il fond sur la Normandie, la ravage à la tête d'une armée considérable, fait brûler un très fort château nommé Ivri, dont il s'était rendu maître après plusieurs vives attaques, et parvient jusqu'à Breteuil. Après s'être arrêté quelque temps dans le pays, ne voyant pas paraître le roi d'Angleterre et ne trouvant personne sur qui venger dignement l'affront qu'il avait reçu, Louis tourna vers Chartres pour faire aussi retomber sa colère sur le comte Thibaut, et assiégea vigoureusement cette ville. Il se préparait à la brûler, quand tout à coup le peuple et le clergé, faisant porter devant eux la tunique de la bienheureuse mère de Dieu, afin que pour l'amour de Marie, ce prince, le principal défenseur de l’Église, leur accordât miséricorde et pitié, vinrent le supplier ardemment et le conjurer de ne pas venger sur les siens l'injure que lui avaient faite des étrangers. Le monarque laissant la grandeur de la majesté royale fléchir devant leurs humbles prières, et craignant que la belle église de la bienheureuse Marie ne fût, en même temps que la ville, la proie des flammes, ordonna à Charles, comte de Flandre, de retirer l'armée, et de faire grâce à la ville par amour et par respect pour son église. Louis et les siens étant retournés ensuite dans leur pays, ne cessèrent de tirer une longue, continuelle et terrible vengeance, de leur défaite d'un moment. Vers ce temps, Pascal, de vénérable mémoire, souverain pontife de Rome, passa de la lumière du jour à la lumière éternelle! Il eut pour successeur Jean de Gaëte, chancelier, créé pape sous le nom de Gélase, par une élection canonique; mais, fatigué des intolérables persécutions de Bourdin archevêque de Prague, qui avait encouru la déposition, et que l'empereur Henri avait placé par la violence et indûment sur le siége apostolique, tourmenté à l'excès par les Romains gagnés à prix d'argent, et chassé du Saint-Siége par la tyrannie de ses ennemis, le nouveau pape s'enfuit pour venir, comme avaient fait autrefois plusieurs de ses prédécesseurs, se mettre sous la tutelle et la protection du sérénissime roi Louis, et solliciter la compassion de l'Église française. La pauvreté qui le pressait le força de se rendre par mer à Maguelone, petite île où il ne reste, pour un seul évêque, ses clercs et leur suite peu nombreuse, qu'une seule et misérable cité, qui cependant est défendue par une muraille contre les attaques des Sarrasins, qui sans cesse courent les mers. Envoyé tout exprès vers lui par le roi, qui déjà était informé de son arrivée dans cette île, je m'acquittai de ma mission, et, en retour des présents que je lui offris au nom du royaume, je rapportai joyeusement sa bénédiction, et la promesse d'une conférence qui devait à certain jour fixé s'ouvrir à Vezelai. Au moment où le monarque se hâtait d'aller au devant de ce souverain pontife, on lui annonça qu'après avoir longtemps souffert de la goutte il était mort, et avait ainsi, en quittant la vie, épargné une querelle aux Français et aux Romains. Beaucoup d'hommes religieux et de prélats de l'Église s'empressèrent de se trouver à ses obsèques qui furent célébrées comme il convenait pour un successeur des Apôtres. On y remarqua Gui, archevêque de Vienne, vénérable entre tous les hommes, distingué par sa descendance directe du noble sang des empereurs et des rois, mais encore beaucoup plus distingué par ses mœurs. La nuit précédente et pendant son sommeil, ce prélat, dans un songe miraculeux qui le regardait clairement, quoiqu'il n'en saisît pas d'abord le sens, vit un être puissant qui portait la lune cachée sous son manteau, et la lui donnait à garder; mais il reconnut parfaitement la vérité de cette vision, quand ceux de l'Église romaine, réfugiés alors en France, l'élurent bientôt après souverain pontife, afin que les intérêts de l'Église ne souffrissent pas de la vacance du siége apostolique. Une fois élevé à une si haute dignité, il soutint les droits de l'Église avec humilité, mais aussi avec gloire et courage, et, par amour ainsi que par dévouement pour le seigneur Louis roi et la noble reine Adélaïde sa propre nièce, il pourvut habilement aux affaires de l'Église de France. Ce pape tint donc à Rheims un concile solennel; puis, sans prendre aucun repos, il alla, sur la frontière jusqu'à Mouson, à la rencontre des députés de l'empereur Henri, pour rendre la paix à l’Église. Mais n'ayant rien pu gagner sur eux, il suivit l'exemple de ses prédécesseurs, et chargea ce prince des liens de l'excommunication dans un concile que remplissaient les Français et les Lorrains. Lorsqu'ensuite, enrichi des dons que lui avait prodigués le dévouement des églises, il fut arrivé à Rome, le peuple et le clergé romain lui firent la réception la plus honorable. Plus habile que beaucoup de ses prédécesseurs, il administra heureusement les affaires de l'Église; aussi à peine eut-il séjourné quelque temps dans la ville du Saint-Siége, que les Romains, charmés de sa grandeur et de sa libéralité, se saisirent du schismatique et intrus Bourdin, créature de l'empereur, qui faisait sa résidence à Sutri, et forçait à fléchir le genoux devant lui tous les clercs qui se rendaient à la cité des saints Apôtres. Ensuite ces hommes, plaçant en travers sur un chameau, animal tortu, ce tortueux anti-pape, ou plutôt cet ante-christ, le revêtirent d'un manteau de peaux de bouc, encore crues et sanglantes; puis, pour venger sur lui, avec la plus grande publicité, la honte de l'Église, ils le conduisirent par la route royale à travers la ville de Rome, le jetèrent, par l'ordre du seigneur pape Calixte, dans une prison voisine du monastère de Saint-Benoît, dans les montagnes de la campagne de Rome, le condamnèrent à y finir ses jours, et, pour conserver la mémoire de cette punition exemplaire, le peignirent dans une des salles du palais pontifical foulé aux pieds du seigneur pape. Le seigneur Calixte, ainsi glorieusement établi sur le Saint-Siége, réprima les brigands de l'Italie et de la Pouille, qui désolaient l'État Romain; ce flambeau de la chaire pontificale et de l'église du bienheureux Pierre ne se cacha point sous le boisseau; mais, placé sur le haut de la montagne, il brilla du plus vif éclat; et les Romains, heureux sous la douce protection d'un maître si grand, recouvrèrent tant les rentes de la ville que les biens du dehors qu'ils avaient perdus. Envoyé par le seigneur roi Louis, pour certaines affaires du royaume, auprès de ce pontife, je le trouvai à Bitonte, dans la Pouille. Cet homme apostolique m'accueillit honorablement, par égard tant pour le seigneur roi que pour le monastère auquel j'appartenais, et m'aurait gardé plus longtemps auprès de lui, si je n'avais été rappelé en France par mon attachement à mon Église et âmes compagnons, ainsi que par les sollicitations de l'abbé de Saint-Germain, mon collègue dans cette mission, et mon condisciple, et les prières de quelques autres personnes. Ayant terminé les affaires du royaume dont j'étais chargé, je me hâtai joyeusement, comme font tous les voyageurs, de revenir dans mon pays. Accueilli avec hospitalité dans une certaine maison de campagne, je m'étais jeté tout habillé sur un lit, après avoir dit matines, et j'attendais ainsi le jour. Plongé dans un demi sommeil, je crus me voir dans un petit bateau, seul et sans aucun rameur, errant dans le vaste espace des mers, entraîné par le mouvement rapide des ondes, tantôt soulevé, tantôt précipité par les vagues, flottant çà et là au milieu des plus grands dangers, frappé par la tempête d'une horrible terreur, et fatiguant de mes cris les oreilles de la Divinité: tout à coup il me sembla que, grâce à la bonté secourable de Dieu, un vent doux et tranquille, échappé pour ainsi dire d'un ciel serein, retournait et remettait dans le droit chemin la proue de ma misérable nacelle qui déjà tremblait sous moi, et allait périr; le vent la poussa plus vite que la pensée, et la fit entrer dans un port à l'abri des orages. Réveillé par le crépuscule, je me remis en route: mais, tout en cheminant, je méditais profondément sur cette vision, et me fatiguais à m'en rappeler toutes les circonstances, et à en chercher l'explication, craignant fort que ce soulèvement des flots ne m'annoncât quelque grave infortune. Tout à coup arrive à ma rencontre un serviteur affidé, qui, reconnaissant mes compagnons et moi, et sanglotant tout à la fois de plaisir et de chagrin, m'annonça la mort de mon seigneur et prédécesseur l'abbé Adam, d'heureuse mémoire, et l'élection qu'une assemblée générale avait faite de moi pour le remplacer; mais il ajouta que cette élection ayant eu lieu sans l'aveu du roi, ce prince, quand les plus distingués et les plus pieux des moines, ainsi que les plus nobles des chevaliers s'étaient présentés devant lui pour lui soumettre leur choix, et solliciter son approbation, les avait accablés d'une foule de reproches, et fait mettre en prison dans le château d'Orléans. Fondant alors en larmes, et payant au père spirituel qui m'avait nourri et élevé, un tribut affectueux d'amour et de reconnaissance, je me désolai profondément de sa mort temporelle, et suppliai pieusement la miséricorde divine de l'arracher à la mort éternelle. Rendu à moi-même par les consolations de beaucoup de mes compagnons de voyage, et par ma propre raison, je me sentis tourmenté d'un triple embarras: devais-je, en acceptant une élection faite suivant les principes rigoureux de l'Église romaine, et par l'autorité du seigneur pape Calixte, dont j'étais aimé, mais contre la volonté du roi, souffrir qu'à mon occasion l'Église qui me servait de mère, et ne cessait, depuis que j'avais quitté la mamelle, de me réchauffer dans le doux sein de sa libéralité, fût affligée et vexée par deux puissances redoutables, qui, jusqu'alors, n'avaient jamais manifesté aucun sentiment ennemi à son égard? ou bien m'était-il permis de consentir que mes frères et mes amis languissent honteusement par amour pour moi dans une prison royale? ou enfin, fallait-il que, renonçant, par ces motifs et d'autres à peu près semblables, à mon élection, je supportasse l'opprobre de me voir si durement repoussé par le roi? Je songeais à envoyer quelqu'un des miens consulter le seigneur pape sur toute cette affaire, quand tout à coup se présenta devant moi un clerc romain, homme noble et mon ami intime, qui s'offrit, par dévouement, à remplir la mission que je voulais confier à l'un des miens, quoiqu'il dût m'en coûter beaucoup de fatigues et d'argent. Je chargeai de plus quelqu'un à moi de se rendre avec le messager qui m'était venu trouver auprès du roi, et de me rapporter quelle fin il entreverrait à cette affaire si pleine de trouble et de confusion; quant à moi, je ne voulais pas m'exposer imprudemment au mécontentement du monarque. Je suivais donc les miens de près, mais triste, incertain de l'événement, et aussi cruellement tourmenté que si j'eusse erré sans rameurs au milieu d'une mer immense, longue. Semblable à ce vent calme qui, dans mon songe, avait sauvé ma barque près de périr, la vaste bonté du Dieu tout-puissant permit que mes messagers revinssent inopinément et m'annonçassent la fin de la colère du roi, l'élargissement des prisonniers et la confirmation de mon élection. Voyant dans tout cela une preuve évidente de la volonté de Dieu, qui, certes, pouvait seule faire arriver si promptement ce que je souhaitais, je me rendis, avec l'aide du Seigneur, à l'Église qui me servait de mère. Elle accueillit avec une bonté si douce, si maternelle et si noble, son enfant prodigue, que j'eus le bonheur d'y trouver le seigneur Louis; il était venu jusqu'à Saint-Denis au devant de moi avec un visage sur lequel la colère avait fait place à la sérénité, et m'attendait là avec l'archevêque de Bourges, l'évêque de Senlis et plusieurs personnages revêtus de dignités ecclésiastiques; tous me reçurent avec empressement au milieu de mes frères réunis, et qui faisaient éclater leur amour. Le samedi suivant, celui de la mi-carême, on m'ordonna prêtre, moi, indigne, et le dimanche d'après, celui de "isti sunt dies", je fus, malgré mon peu de mérite, consacré abbé devant le très saint corps du bienheureux Denis. Par un effet habituel de la toute-puissance de Dieu, plus le Seigneur daigna m'élever, moi, pauvre, du fond de la fange à la plus haute dignité, afin de me faire asseoir au milieu des princes, plus aussi sa main, non moins douce que forte, me rendit humble et dévoué à tout le monde, autant que le permet la fragilité humaine. C'est le Seigneur seul qui, quoiqu'il connût toute l'insuffisance de ma naissance et de ma science, voulut bien, dans sa clémence, aider mon incapacité à recouvrer les anciens domaines de mon Église, à lui en acquérir de nouveaux, à l'étendre de toutes parts, à restaurer ses bâtiments et à en construire de neufs. C'est encore lui qui, dans sa miséricorde, opérant ce qu'il y avait de plus difficile et de plus desirable, daigna, par une grâce extraordinaire, permettre que, pour la gloire des saints de son Église, et bien plus pour la sienne propre, je réformasse le saint Ordre de mes religieux, et parvinsse à y établir paisiblement la règle de la sainte religion, qui seule mène à Dieu, sans qu'il y eût trouble ni scandale parmi les moines, quoique toutes leurs habitudes fussent contrariées. Une grande abondance de liberté, de bonne réputation et de richesses terrestres, suivit bientôt ces preuves de la bonté divine et en prouva l'efficacité; on me vit, et même dans le présent, ce qui est un puissant encouragement pour notre faible humanité, comblé en quelque manière de récompenses temporelles; les papes, les rois, les princes se firent un plaisir de contribuer aux félicités de mon Église; ils me prodiguèrent les pierres précieuses, l'or, l'argent, les étoffes et les ornements d'église de tout genre, et je pus me dire à bon droit: «Tous les biens me sont arrivés avec elle (cette sainte règle).» Après un tel essai de la gloire future de Dieu, je supplie ceux de mes frères qui me succéderont, et je les adjure, au nom de la miséricorde du Seigneur et de son terrible jugement, de ne plus souffrir de relâchement dans cette sainte règle religieuse qui unit les hommes à Dieu, raffermit les choses brisées, relève les ruines et enrichit l'indigence. Rien ne manque en effet à ceux qui craignent le Seigneur; mais ceux qui ne le craignent pas, fussent-ils rois, sont privés de tout bien et se manquent aussi à eux-mêmes. Avant ma promotion, la sainte Église romaine m'avait toujours, tant à Rome qu'ailleurs, accueilli avec bienveillance et entendu avec faveur. Quand j'avais soutenu, dans un grand nombre de conciles différents, les intérêts soit de mon Église, soit de quelques autres, toujours aussi elle avait poussé chaudement et moi et les affaires dont j'étais chargé. Ne voulant donc point me faire taxer d'ingratitude, je me hâtai d'aller visiter cette Église l'année qui suivit mon ordination. Reçu de la manière la plus honorable par le seigneur pape Calixte et toute sa cour, je demeurai six mois auprès de ce pontife, et j'assistai au grand concile de Latran, composé de plus de trois cents évêques et assemblé pour pacifier la querelle des investitures. Après avoir été souvent prier dans divers lieux saints, tels que les couvents de Saint-Benoît du Mont-Cassin, de Saint-Bartholomée de Bénévent, de Saint-Matthieu de Salerne, de Saint-Nicolas de Bari, des Saints-Anges du Mont-Gargano, je revins heureusement avec l'aide de Dieu, emportant avec moi des témoignages d'amour et de faveur du seigneur pape, et des lettres de communion écrites de sa propre main. Quelques années après, ce pontife m'appela une seconde fois à sa cour, de la manière la plus flatteuse, pour m'honorer plus qu'il n'avait encore fait, et comme le disaient ses lettres, pour m'élever selon ses desirs. Mais j'appris avec certitude la nouvelle de sa mort à Lucques, ville de Toscane, et je me hâtai de revenir sur mes pas pour éviter d'éveiller de nouveau l'ancienne convoitise des Romains. Il eut pour successeur le pape Honorius qu'on tira de l'évêché d'Ostie, personnage jouissant de l'estime générale, homme grave et sévère. Ce pontife reconnut, par les témoignages de son légat Matthieu, évêque d'Albe, des évêques de Chartres, de Paris, de Soissons, de Renaud archevêque de Rheims, et de beaucoup d'autres personnages éminents, la justice de la réclamation de l'abbaye de Saint-Denis sur le monastère d'Argenteuil, décrié dans l'opinion par la mauvaise conduite des religieuses qui l'occupaient. Ce pape reçut en outre des mains de mes envoyés, et lut attentivement les chartes des anciens rois Pepin, Charlemagne, Louis-le-Pieux et autres qui constataient le droit de mon Église sur le lieu en question; enfin, de l'avis de tout son conseil, il rendit et confirma la propriété de ce monastère à l'abbaye du bienheureux Denis, en considération tant du juste droit qu'elle y avait, que de la honteuse irrégularité des religieuses d'Argenteuil. Mais je reviens à mon sujet, et je reprends l'histoire du roi. L'empereur Henri conservait depuis longtemps au fond de son cœur un vif ressentiment contre le seigneur Louis, de ce que dans son royaume, à Rheims, en plein concile, le seigneur Calixte l'avait frappé, lui Henri, d'anathème. Avant donc que ledit seigneur pape Calixte fût mort, cet empereur rassembla une armée aussi nombreuse qu'il put, de Lorrains, d'Allemands, de Bavarois, de Souabes et de Saxons, quoiqu'il eût à se plaindre des brigandages de ces derniers; puis, par le conseil du monarque anglais Henri, dont il avait épousé la fille, et qui de son côté faisait la guerre au roi français, il feignit de marcher vers un autre point, mais projeta d'attaquer à l'improviste la cité de Rheims, se proposant, ou de la détruire tout d'un coup, ou du moins de lui faire subir la honte et tous les maux d'un siége qui durât autant de temps que la session du concile dans laquelle le seigneur pape avait procédé contre lui. Le seigneur Louis, informé de ce dessein par les rapports d'hommes qui lui étaient dévoués, pressa sans différer des levées de troupes, appela à lui tous ses barons, et publia la cause de ses mesures. Sachant de plus, pour l'avoir ouï raconter à une foule de gens, et fréquemment éprouvé lui-même, qu'après Dieu, le bienheureux saint Denis est le patron spécial et le protecteur particulier du royaume, il se rendit en hâte à ses pieds, et le sollicita du fond du cœur, tant par des prières que par des présents, de défendre le royaume, de préserver sa personne, et de résister comme à son ordinaire aux ennemis. En outre, et suivant le privilége que les Français ont obtenu de saint Denis, de faire descendre sur l'autel les reliques de ce pieux et miraculeux défenseur de la France, ainsi que celles de ses compagnons, comme pour les emmener au secours du royaume, quand un État étranger ose tenter une incursion dans celui des Français, le monarque ordonna que cette cérémonie se fît pieusement en grande pompe, et en sa présence. Enfin, prenant sur l'autel la bannière appartenant au comté du Vexin, pour lequel ce prince relevait de l'église de Saint-Denis, et la recevant pour ainsi dire de son seigneur suzerain avec un respectueux dévouement, le roi vola avec une petite poignée d'hommes au devant des ennemis, pour parer aux premiers besoins de ses affaires, et invita fortement toute la France à le suivre. La France donc, avec son ardeur accoutumée, s'indigna de l'audace inaccoutumée des ennemis; partout elle mit en mouvement l'élite de ses chevaliers, et de toutes parts elle envoya de grandes forces, et des hommes qui n'avaient oublié, ni l'antique valeur ni les victoires de leurs ancêtres. Quand de tous les points du royaume notre puissante armée fut réunie à Rheims, il se trouva une si grande quantité de chevaliers et de gens de pied, qu'on eût dit des nuées de sauterelles qui couvraient la surface de la terre, non seulement sur les rives des fleuves, mais encore sur les 'montagnes et dans les plaines. Le roi ayant attendu là une semaine tout entière l'arrivée des Allemands, les grands du royaume se préparaient au combat et disaient entre eux: « Marchons hardiment aux ennemis, qu'ils ne rentrent pas dans leurs foyers sans avoir été punis, et ne puissent pas dire qu'ils ont eu l'orgueilleuse présomption d'attaquer la France, la maîtresse de la terre. Que leur arrogance obtienne ce qu'elle mérite, non dans notre pays, mais dans le leur même, que les Français ont subjugué, et qui doit leur rester soumis en vertu du droit de souveraineté qu'ils ont acquis sur lui; ce qu'ils projetaient d'entreprendre furtivement contre nous, rendons-le leur ouvertement.» Mais l'expérience plus sûre de quelques autres conseillait d'attendre que les ennemis fussent entrés sur notre territoire, de leur couper la retraite, et, quand ils ne sauraient plus où fuir, de tomber sur eux, de les culbuter, de les égorger sans miséricorde comme des Sarrasins, d'abandonner sans sépulture aux loups et aux corbeaux les corps de ces barbares, à leur éternelle ignominie, et de légitimer ces actes de rigueur et ces terribles massacres, par la nécessité de défendre notre pays. Cependant les grands du royaume rangent en bataille, dans le palais même et sous les yeux du roi, les diverses troupes de guerriers, et règlent celles qui, d'après l'avis commun, doivent marcher ensemble. De ceux de Rheims et de Châlons, qui sont plus de soixante mille, tant fantassins que cavaliers, on forme le premier corps; les gens de Soissons et de Laon, non moins nombreux, composent le second; au troisième sont les Orléanais, les Parisiens, ceux d'Etampes et la nombreuse armée du bienheureux Saint-Denis, si dévouée à la couronne. Le roi, plein d'espoir dans l'aide de son saint protecteur, arrête de se mettre lui-même à la tête de cette troupe. «C'est avec ceux-ci, dit-il, que je combattrai courageusement et sûrement; outre que j'y serai protégé par le Saint mon seigneur, j'y trouve ceux de mes compatriotes qui m'ont élevé avec une amitié particulière, et qui, certes, me seconderont vivant ou me rapporteront mort, et sauveront mon corps.» Le comte du palais, Thibaut, qui, quoiqu'il fit alors, avec son oncle le roi d'Angleterre, la guerre au seigneur Louis, était venu, sur la sommation de la France, avec son autre oncle le noble Hugues comte de Troyes, conduisait la quatrième division; à la cinquième composant l'avant-garde, étaient le duc de Bourgogne et le comte de Nevers. Raoul, comte de Vermandois, renommé par son courage, illustre par sa parenté proche avec le roi, et que suivaient une foule d'excellents chevaliers et une troupe nombreuse tirée de Saint-Quentin et de tout le pays d'alentour, et bien armée de cuirasses et de casques, fut destiné à former l'aile droite. Louis approuva que ceux de Ponthieu, Amiens et Beauvais fissent l'aile gauche; on mit à l'arrière-garde le très noble comte de Flandre avec ses dix mille excellents soldats, dont il eût triplé le nombre s'il eût été prévenu à temps, et près de ceux-ci combattirent Guillaume duc d'Aquitaine, le comte de Bretagne et le vaillant guerrier Foulques comte d'Angers, qui rivalisaient d'autant plus d'ardeur que la longueur de la route qu'ils avaient eu à faire et la brièveté du délai fixé pour la réunion, ne leur avaient pas permis d'amener des forces considérables, et qui pussent venger durement sur l'ennemi l'injure faite aux Français. On régla de plus que, partout où l'armée en viendrait aux mains avec les Allemands, des charrettes chargées d'eau et de vin, pour les hommes blessés ou épuisés de fatigues, seraient placées en cercle comme une espèce de forteresse, pourvu que le terrain s'y prêtât, et que ceux que des blessures ou la lassitude forceraient à quitter le champ de bataille, iraient là se rafraîchir, resserrer les bandages de leurs plaies, et reprendre des forces pour venir de nouveau disputer la palme de la victoire. Ces dispositions si redoutables, et la réunion d'une armée si courageuse furent bientôt publiques. Dès que l'empereur en eut connaissance, feignant, dissimulant, il couvrit sa fuite de quelque prétexte, marcha vers d'autres lieux, et préféra la honte de se retirer lâchement, au risque d'exposer son empire et sa personne à la cruelle vengeance des Français et au danger d'une ruine certaine. A la nouvelle de sa retraite, il ne fallut rien moins que les prières des archevêques, des évêques et des hommes recommandables par leur piété, pour engager les Français à ne pas porter la dévastation dans les États de ce prince, et à en épargner les pauvres habitants. Après cette importante et si célèbre victoire, autant et plus grande même que si l'on eût triomphé sur le champ de bataille, les Français retournèrent chacun chez eux. Le roi, plein de joie et incapable de se montrer ingrat envers les très saints Martyrs ses protecteurs, vint humblement dans leur église, rendit d'abord à Dieu et ensuite à eux de grandes actions de grâce, leur restitua pieusement la couronne du roi son père qu'il avait retenue injustement, et qui leur appartenait de droit comme celle de tous les rois morts, leur rendit de son propre mouvement les droits de foire qui se percevaient à l'extérieur sur la place, car les droits dus à l'intérieur étaient déjà la propriété de ces Saints, et leur concéda solennellement, et sous la confirmation d'une charte royale, les droits sur les chemins de toute espèce, sur lesquels furent élevés d'espace en espace des colonnes et des statues de marbre capables, comme autant de colonnes d'Hercule, de résister à tous les ennemis de la France. Faisant plus encore, le roi reporta lui-même jusqu'à leur place ordinaire sur ses épaules, avec une piété filiale et une grande abondance de larmes, les sacrées et vénérables châsses d'argent qui contenaient les corps des saints martyrs, ses seigneurs et patrons, et qui, tant qu'avait duré le rassemblement des troupes pour la guerre, étaient restées sur le maître autel, honorées nuit et jour de continuelles et solennelles prières par les religieux, et d'oraisons sans nombre par un peuple de dévots et de femmes pieuses qui accouraient en foule solliciter le secours des Saints pour notre armée. Ces secours enfin, et les autres bienfaits que Louis avait reçus de ces Saints, il les reconnut par des dons en terres et en autres espèces de richesses. Cependant l'empereur d'Allemagne, avili par cette affaire, et déclinant de plus en plus dans l'opinion, vit son dernier jour avant que cette même année eut terminé son cours, et vérifia ainsi cette sentence de nos ancêtres, que quiconque, noble ou non noble, troublera l'État ou l'Église, et dont la révolte aura forcé de déplacer les reliques des Saints, ne passera pas l'année, et mourra avant qu'elle soit finie. Dans ce même temps le roi d'Angleterre, qui connaissait bien la perfide entreprise de l'Allemand, et faisait encore alors, avec le comte Thibaut, la guerre au roi Louis, forma le projet de profiter de l'éloignement du roi pour ravager complétement et occuper la frontière de France limitrophe de la Normandie. Mais un seul baron, Amaury de Montfort, homme d'une valeur éprouvée dans les combats, et les courageuses troupes du Vexin suffirent pour repousser ce prince qui ne recueillit de cette expédition que peu ou point de profit, et se retira frustré de ses vaines espérances. Ni dans nos temps modernes, ni même à beaucoup des époques de nos temps anciens, la France n'a rien fait de plus brillant, et n'a jamais montré plus glorieusement jusqu'où va l'éclat de sa puissance, lorsque les forces de tous ses membres sont réunies, que quand, dans le même moment, son roi a ainsi triomphé, présent, de l'empereur d'Allemagne, absent, du monarque d'Angleterre: aussi la terre se tut devant la France, l'orgueil de ses ennemis fut étouffé, et presque tous ceux d'entre eux qu'elle pouvait atteindre, s'empressant de rentrer en grâce avec elle, lui tendirent la main en signe d'amitié. C'est ainsi que qui refuse les choses les plus justes cède tout à qui déploie la force des armes. [21b] Vers le même temps, l'évêque de Clermont en Auvergne, homme d'une vie édifiante et défenseur illustre de l'Église, fut chassé de son siége et poursuivi par l'orgueil des Auvergnats, orgueil qu'ils ont eu de toute antiquité, qu'ils conservent encore, et qui a fait dire d'eux à juste titre: "l'Arverne, issu du sang troyen et qui se prétend notre frère ". {Lucain, La guere civile, I, 427} Ce prélat s'étant réfugié auprès du seigneur roi lui exposa les plaintes douloureuses de son église, et lui dit comment le comte d'Auvergne s'était emparé de la ville, et, par la trahison du doyen du chapitre, avait pris et fortifié tyranniquement l'église épiscopale dédiée à la bienheureuse Marie; se prosternant même aux pieds du monarque, malgré les efforts de ce prince pour l'en empêcher, il le supplia humblement et avec instance de délivrer son église de la servitude où elle était réduite, et de réprimer, par le glaive de la majesté royale, la tyrannie effrénée du comte. Le roi, qui jamais ne perdait un moment quand il s'agissait de secourir l'Église, prit en main avec plaisir et solennellement, dans cette circonstance, la cause de Dieu; et n'ayant pu, ni par paroles ni par lettres scellées du sceau de la majesté royale, réussir à faire rentrer le tyran dans le devoir, ce prince en vint promptement aux actions, assembla des troupes, et conduisit dans l'Auvergne révoltée une nombreuse armée de Français. Dès qu'il fut à Bourges, les premiers du royaume, le belliqueux comte d'Angers, le puissant comte de Bretagne Conan, l'illustre comte de Nevers, et beaucoup d'autres grands vassaux de la couronne, empressés de venger sur les Auvergnats l'injure faite à l'Église, accoururent le joindre avec une suite considérable d'hommes d'armes. Ce prince ravagea donc tout le territoire des ennemis, et s'approcha de Clermont; les Auvergnats abandonnèrent alors les châteaux bâtis sur le sommet de leurs hautes montagnes, et cherchèrent un asile dans les murs de cette ville parfaitement fortifiée; mais les Français rirent à bon droit de leur simplicité. Dans la persuasion que les ennemis abandonneraient cette cité par crainte de perdre leurs châteaux, ou que, s'ils y demeuraient enfermés, ils consommeraient promptement leurs vivres, ils suspendirent leur marche sur Clermont, et se dirigèrent d'un autre côté, contre un excellent château, nommé le Pont-du-Château; fixant leurs tentes tout à l'entour, ils saccagèrent également et les plaines et les montagnes. A voir l'ardeur avec laquelle ils enlevaient les forts bâtis sur le sommet des monts, on eût dit que comme les géants ils voulaient dans leur audace escalader le ciel; ils faisaient une proie non seulement des troupeaux, mais même des hommes qui les gardaient, et les traînaient en foule à leur suite; faisant jouer ensuite les machines de guerre contre la tour du château, les nôtres l'écrasèrent de blocs de pierre, l'inondèrent de traits, la remplirent de carnage, et la forcèrent de se rendre à discrétion. A la nouvelle de cette victoire, ceux qui occupaient Clermont, frappés de terreur et redoutant un sort semblable ou plus dur encore, prirent la fuite, abandonnèrent leur ville, et la laissèrent au pouvoir du roi. Ce prince, habitué à triompher dans tout ce qu'il entreprenait, rendit à Dieu son église, au clergé ses tours, à l'évêque sa cité, rétablit la paix entre eux et le comte, et la fit confirmer par les serments les plus saints, et le don de nombreux otages. Mais un lustre s'était à peine écoulé que cette paix fut rompue par la perfide inconstance du comte: l'Église et l'évêque, accablés de nouvelles calamités, portèrent au monarque de nouvelles plaintes. Indigné de s'être exposé une première fois sans fruit à d'immenses fatigues, Louis rassembla une armée beaucoup plus forte que la précédente, et marcha de nouveau contre les Auvergnats. Déjà il était devenu très gros, et avait peine à porter la masse épaisse de son corps: tout autre, quelque pauvre qu'il eût été, n'aurait ni voulu ni pu, avec une telle incommodité physique, s'exposer au danger de monter à cheval; mais lui, contre le conseil de tous ses amis, n'écoutait que son admirable courage, bravait les feux dévorants de juin et d'août, dont avaient horreur les plus jeunes chevaliers, et se moquait de ceux qui ne pouvaient supporter la chaleur, quoique souvent il fût contraint, dans des passages étroits et difficiles de marais, de se faire soutenir par les siens. A cette expédition étaient le puissant comte de Flandre Charles, Foulques comte d'Anjou, le comte de Bretagne, une armée de Normands envoyée par le roi d'Angleterre Henri, en sa qualité de vassal, et une foule de barons et de grands du royaume. C'était, certes, plus qu'il n'en eût fallu pour subjuguer l'Espagne. Franchissant donc l'entrée périlleuse de l'Auvergne, et forçant tous les châteaux qui se rencontrent sur sa route, Louis arrive à Clermont, et fait assiéger par son armée le château de Montferrand, bâti en face de la ville du côté de l'orient. Les gens chargés de défendre cette place tremblent devant la merveilleuse armée des Français qui leur est si supérieure, sont éblouis de l'éclat que jettent les cuirasses et les casques frappés par le soleil, hésitent à cette seule vue sur ce qu'ils doivent faire, abandonnent les fortifications extérieures, et se réfugient à grande peine dans la tour et derrière les remparts qui l'entourent. Sur-le-champ les maisons des ouvrages extérieurs deviennent la proie des flammes dévorantes, et tout ce qui se trouve hors de la tour et de son enceinte est réduit en cendres. Ce premier jour, la rapide violence de l'incendie qui consuma le bourg nous contraignit de retirer nos tentes en arrière; mais le lendemain, et aussitôt que la flamme fut assoupie, nous les reportâmes plus avant, et sur le terrain même occupé par ce qui avait été brûlé. Un des jours suivants, au lever de l'aurore, le roi fit une disposition qui remplit les ennemis d'affliction et nous de joie. Eux, en effet, ne cessaient toute la nuit d'inquiéter, par des attaques continuelles, d'un des côtés de la tour, celles de nos tentes qui en étaient plus proches, et les accablaient tellement de flèches et de traits, que, quoique nous eussions mis entre eux et nous des avant-postes, nous étions obligés de nous couvrir de nos boucliers. Le seigneur Louis ordonne donc au vaillant et célèbre Amaury, baron de Montfort, de placer une embuscade sur leur flanc, pour les empêcher de rentrer impunément dans le mur d'enceinte de la tour. Habile dans de telles expéditions, Amaury prend les armes; pendant que les nôtres arrêtent l'ennemi dans sa marche, lui et les siens tombent sur son flanc de toute la rapidité de leurs coursiers, surprennent inopinément quelques hommes, et les conduisent promptement au roi. Ces malheureux demandaient avec instance qu'on leur permît de se racheter; mais le seigneur Louis commanda qu'on leur coupât une des mains, et qu'ainsi mutilés et portant la main coupée dans celle qui leur restait, on les reconduisît à leurs autres camarades de la tour, qui, effrayés par cette sévérité, nous laissèrent en repos. Pendant que le roi, conservant toujours en état les machines et instruments de guerre qu'on avait construits, tenait toute l'Auvergne ouverte aux entreprises de son armée et à sa disposition, le duc d'Aquitaine, Guillaume, arriva suivi d'un corps nombreux d'Aquitains. Du haut des monts où il avait assis son camp, il n'eut pas plutôt vu briller dans la plaine les phalanges des Français, que frappé d'étonnement à l'aspect d'une si grande armée, il se repentit d'être venu, faible comme il était, s'opposer aux desseins du roi. Il envoya donc à ce prince des messagers porteurs de paroles de paix, et afin d'obtenir qu'il pût s'adresser à lui comme à son seigneur; puis, se présentant lui-même, il s'exprima en ces termes: «Ton duc d'Aquitaine, seigneur roi, te souhaite santé, gloire et puissance. Que la grandeur de la majesté royale ne dédaigne point d'accepter l'hommage et le service du duc d'Aquitaine, ni de lui conserver ses droits. La justice exige sans doute qu'il te fasse son service, mais elle veut aussi que tu lui sois un suzerain équitable. Le comte d'Auvergne tient de moi l'Auvergne, comme je la tiens de toi; s'il s'est rendu coupable, je dois le présenter au jugement de ta cour quand tu l'ordonneras: cela, je ne l'ai jamais refusé. Il y a plus: j'offre de le faire, et je te supplie humblement et avec instances d'y consentir. En outre, et pour que ton Altesse daigne ne conserver à cet égard aucun doute, je suis prêt à lui donner tous les otages qu'elle croira nécessaires. Si les grands du royaume jugent qu'il en doit être ainsi, que cela soit fait; s'ils pensent autrement, qu'il soit fait comme ils diront.» Le roi ayant donc délibéré sur ces propositions avec les grands du royaume, reçut du duc d'Aquitaine, comme le commandait la justice, la foi, le serment, des otages en nombre suffisant, rendit la paix au pays et à l'Église, fixa un jour précis pouf régler et décider, en parlement à Orléans et en présence du duc, entre l'évêque et le comte, les points auxquels jusqu'alors les Auvergnats avaient refusé de souscrire; puis ramenant glorieusement son armée il retourna victorieux en France. Je me propose de rappeler ici l'action la plus noble que le seigneur Louis ait faite, depuis sa jeunesse jusqu'à la fin de sa vie; mais, pour éviter de fatiguer le lecteur, je la raconterai brièvement, quoiqu'elle exigeât de longs détails, et je dirai ce qu'il a fait, non comment il l'a fait. Le fameux et très-puissant comte Charles, fils du roi des Danois, et de la sœur de l'aïeule du roi Louis, avait succédé, en vertu de son droit de parenté, au très courageux comte Baudouin, fils de Robert, surnommé le Hiérosolymitain, gouvernait le pays populeux de Flandre avec autant de fermeté que de soin, et se montrait illustre défenseur de l'Église de Dieu, célèbre et libéral, aumônier et insigne protecteur de la justice. Quelques hommes puissants, d'une naissance obscure, et sortis même de la fange et d'une condition servile, mais enflés de leurs richesses, s'efforçaient insolemment de lui enlever la dignité qu'il possédait à juste titre, et d'exclure du pouvoir la branche de la maison de Flandre, à laquelle il appartenait. Lui les avait fait, comme il convenait, citer en jugement devant sa cour; mais eux, savoir, le prévôt de l'église de Bruges et les siens, hommes superbes et renommés par leur perfidie, avaient tramé contre lui les plus noirs complots. Un certain jour, donc qu'il était venu à Bruges, il alla de très grand matin à l'église de Dieu, et là, prosterné sur le pavé, il priait en tenant dans ses mains un livre d'oraisons. Tout à coup, un nommé Bouchard, neveu du susdit prévôt, et véritable coupe-jarret, entre suivi de gens comme lui, de l'espèce la plus scélérate, et d'autres complices de son exécrable trahison, se glisse en silence derrière le comte qui priait, et dans ce moment parlait à Dieu même; ce malheureux tire doucement son épée du fourreau, et en pique légèrement le col du comte alors prosterné, afin que celui-ci, en se redressant un peu, se présentât pour ainsi dire de lui-même et sans défense aux coups du glaive assassin; puis cet impie frappe cet homme pieux de son épée, et ce serf criminel abat d'un seul coup la tête de son seigneur. Tous les auteurs de ce meurtre abominable, alors présents, altérés du sang du comte, se précipitèrent sur ses misérables restes comme des chiens furieux, et déchirèrent avec une atroce joie le cadavre de cette innocente victime; tous se glorifièrent, avec le plus grand excès d'audace, d'avoir contribué à accomplir le crime douloureux qu'ils avaient commis, et l'iniquité qu'ils avaient machinée; puis entassant scélératesse sur scélératesse, et aveuglés par leur propre malice, tous ceux des châtelains et des plus nobles barons du comte qu'ils purent surprendre, soit dans cette église, soit au dehors, dans le château, ils les firent périr du plus funeste genre de mort, sans même qu'ils fussent préparés à quitter cette vie ni confessés. Je crois, au surplus, qu'il a beaucoup servi à ces infortunés d'avoir été ainsi égorgés à cause de leur fidélité à leur seigneur, et trouvés priant dans l'église, parce qu'il est écrit: «Où je te trouverai, je te jugerai.» Cependant les barbares meurtriers du comte l'enterrèrent dans l'église même, de peur qu'il ne fût enseveli et pleuré au dehors avec de plus grandes marques d'honneur, et que sa vie glorieuse, et sa mort plus glorieuse encore, n'excitassent à la vengeance ses peuples dévoués. Faisant ensuite du temple de Dieu une caverne de voleurs, ces misérables s'y fortifièrent, ainsi que dans la maison du comte attenante à l'église, y rassemblèrent des provisions de bouche de toute espèce, et formèrent le projet audacieux de s'y défendre, et de soumettre de là tout le pays. Au récit d'un crime si grand et si scélérat, les barons de Flandre qui n'y avaient pas trempé furent saisis d'horreur, firent à leur seigneur des obsèques qu'ils accompagnèrent de larmes pour éviter qu'on ne les taxât de trahison, et dénoncèrent ce forfait au roi Louis, et non seulement à lui, mais encore à tout l'univers où ils en répandirent la renommée. Poussé par son amour pour la justice et son affection pour un homme de son sang, à punir une si horrible perfidie, ce prince, sans être retenu par la guerre que lui faisaient le monarque d'Angleterre et le comte Thibaut, entra furieux dans la Flandre, et déploya les plus ardents efforts de courage et d'activité pour détruire, avec la dernière rigueur, les exécrables auteurs du meurtre. Il établit d'abord comte de Flandre Guillaume-le-Normand, fils du comte Robert de Normandie, le Hiérosolymitain, à qui ce pays revenait par les droits du sang; puis, à peine arrivé à Bruges, il ne fut arrêté ni par la crainte de s'engager dans un pays tout plein de cruautés, ni par celle d'avoir à lutter contre la branche de la maison de Flandre qui s'était souillée d'une telle trahison; il resserra et assiégea les meurtriers dans l'église et la tour, ne leur laissa parvenir aucune subsistance, et les réduisit à celles qu'ils avaient déjà, mais que, déjà aussi, la main de Dieu frappait de corruption, et dont ils n'osaient faire usage. Après avoir quelque temps souffert durement de la faim, des maladies et du fer des assaillants, ces malheureux, abandonnant l'église, ne conservèrent que la tour, dans l'espoir que la tour les conserverait sains et saufs; mais bientôt ils désespérèrent de leur vie; leurs chants de triomphe se changèrent en cris de deuil, et leurs voix, auparavant si retentissantes, ne firent plus entendre que des sanglots. Alors le plus scélérat d'entre eux, Bouchard, s'enfuit de l'aveu de ses compagnons; il voulait quitter le pays, mais ne le put: l'énormité de sa propre iniquité lui en ôta seule tous les moyens, et, arrivé dans le château d'un de ses amis intimes; il y fut saisi en vertu d'un ordre du roi. Par un raffinement de rigueur dans le choix du supplice de cet homme, on le lia sur une roue élevée, où il resta exposé à la voracité des corbeaux et des oiseaux de proie; ses yeux furent arrachés de leurs orbites; on lui mit toute la figure en lambeaux; puis, percé d'un millier de flèches, de dards et de javelots qu'on lui lançait d'en bas, il périt de la manière la plus cruelle, et fut jeté dans un cloaque. Berthold, le chef de l'attentat inique commis sur le comte, résolut également de s'enfuir. Après avoir erré ça et là sans être trop poursuivi, poussé par son seul orgueil, il revint disant: «Qui suis-je donc, et qu'ai-je donc fait?» Mais lui aussi fut pris et remis à la disposition du roi, qui le condamna à la mort la plus affreuse: on le pendit en effet à une fourche avec un chien, chaque fois qu'on frappait celui-ci, l'animal déchargeait sur lui sa colère, lui dévorait la figure de ses morsures, et quelquefois même, ce qui fait horreur à dire, le couvrait de ses ordures. C'est ainsi que ce Berthold, le plus misérable des misérables, termina sa misérable vie, et fut précipité dans la mort éternelle. Quant aux autres que le seigneur Louis tenait renfermés dans la tour, il les contraignit à se rendre après une foule de souffrances; tous furent jetés séparément, et l'un après l'autre, du haut de la tour, et eurent la tête fracassée à la vue de leurs parents. Un d'entre eux même, nommé Isaac, qui, par crainte de la mort, s'était caché dans un certain monastère et fait tondre, fut dégradé de sa qualité de moine, et attaché à un gibet. Ayant ainsi triomphé à Bruges, le roi marcha en toute hâte contre Ypres, château très fort, pour punir aussi Guillaume-le-Bâtard, fauteur de ce perfide complot. Celui-ci envoya des messagers à ceux de Bruges, et, tant par menaces que par caresses, les attira dans son parti. Mais tandis qu'avec trois cents hommes d'armes il s'avançait au devant du seigneur Louis, une partie de l'armée royale fondit sur lui; l'autre, prenant une route de traverse, entra dans le château par une autre porte, et s'en empara: une fois maître de cette place, le monarque dépouilla Guillaume de ses biens, l'exila de la Flandre entière, et condamna justement à ne plus rien posséder en Flandre celui qui avait tenté de s'approprier toute la Flandre par la perfidie. Ce pays ainsi blanchi et comme rebaptisé par ces châtiments et d'autres d'espèces diverses, et par une abondante effusion de sang, le roi, après y avoir bien établi le comte Gnillaume-le-Normand, revint, avec l'aide de Dieu, victorieux en France. Une autre fois ce prince, infligea encore un châtiment semblable, non moins fameux et non moins agréable au Seigneur, à Thomas de Marle, quand, de sa forte main, il étouffa comme un tison ardent cet homme exécrable qui opprimait la sainte Église, et ne respectait ni Dieu ni les hommes. Touché des plaintes lamentables des Églises, Louis se rendit à Laon pour en tirer vengeance; là, déterminé par les conseils des évêques, des grands du royaume et du fameux Raoul comte de Vermandois, le seigneur le plus puissant après le monarque dans cette contrée, il arrêta de conduire son armée contre le château de Coucy. Pendant qu'il y marchait en toute hâte, ceux qu'on avait envoyés en avant pour découvrir quel point du château présentait un accès plus facile, revinrent annoncer que partout les approches en étaient difficiles et impossibles; beaucoup de gens alors pressèrent le roi de changer son plan d'après ce rapport. Mais son courage s'indignant d'un tel conseil, il s'écria: «Le parti pris à Laon est resté gravé dans mon esprit; ni la vue de la mort ni le desir de conserver la vie ne me feront changer ce qui a été arrêté dans cette ville. La gloire de la majesté royale serait avilie si j'avais l'air de fuir par crainte d'un scélérat.» Il dit, et malgré sa corpulence, animé d'une admirable ardeur et bravant tous les dangers, il se précipita avec son armée à travers les ravins et les routes que les bois rendaient impraticables. Comme il approchait du château, on informa le vaillant comte Raoul, qui se dirigeait vers un autre côté de la place, que l'ennemi avait dressé des embûches à l'aide desquelles il se préparait à détruire entièrement nos phalanges. Raoul s'arme sur le-champ, marche, avec plusieurs de ses compagnons, par un chemin obscur, vers l'endroit où était l'embuscade, envoie en avant quelques-uns des siens, et quand il les rejoint, voit Thomas de Marle déjà blessé et renversé par terre: pressant aussitôt son coursier de l'éperon, il fond sur ce misérable, le frappe rudement de son glaive, lui fait une plaie mortelle, et aurait redoublé ses coups si on ne l'en eût empêché. Thomas fait prisonnier et mortellement blessé fut donc conduit au roi Louis, et par ordre de ce prince transporté à Laon, à la satisfaction presque universelle tant des siens que des nôtres. Le lendemain, les champs qu'il possédait furent vendus au profit du fisc, on rompit ses étangs, et le seigneur Louis, faisant grâce au pays parce qu'il en tenait le seigneur à sa disposition, reprit la route de Laon. Ni ses blessures, ni ses fers, ni les, menaces, ni les prières, ne purent déterminer cet homme perdu de crimes à mettre en liberté des marchands que, par une infâme perfidie, il avait dépouillés sur le grand chemin de tout ce qu'ils portaient avec eux et qu'il retenait en prison. Et lors même qu'avec la permission du roi il eut fait venir sa femme auprès de lui, la perte de ces marchands, qu'on exigeait qu'il remît en liberté, parut l'affliger bien plus que celle de sa propre vie. Réduit enfin presque à la dernière extrémité par l'insupportable douleur de ses blessures, et pressé par les sollicitations d'une foule de gens de se confesser et de recevoir le viatique, il n'y consentit qu'à grand'peine; aussi, quand le prêtre eut apporté le corps du Seigneur dans la chambre qu'habitait cet homme, Jésus-Christ lui-même ne put, pour ainsi dire, se résoudre à entrer dans le misérable corps de ce pécheur non repentant. Au moment donc où, pour recevoir la communion ce malheureux relevait la tête, son col se tordit et se brisa, et, privé de la divine eucharistie, il exhala son âme noire et atroce. Une fois qu'il fut mort, le roi, dédaignant de poursuivre davantage ou lui ou sa terre, se contenta d'exiger la mise en liberté des marchands et d'enlever à la veuve et aux enfants la plus grande partie des trésors du défunt, et revint triomphant à Paris, après avoir rendu la paix à l'Église par la mort de ce tyran. A une autre époque, une vive querelle s'éleva entre ce prince et Amaury de Montfort, homme illustre, à l'occasion de la place de sénéchal et à l'instigation d'Etienne de Garlande. Le monarque d'Angleterre et le comte Thibaut appuyèrent Amaury de leur secours; mais le seigneur Louis, faisant marcher une armée en toute diligence, assiégea le château de Livry, dressa ses machines de guerre, donna de fréquents et impétueux assauts, et se rendit vaillamment maître de la place. A ce siége un éclat de pierre lancé par une baliste creva un œil au fameux comte Raoul de Vermandois, cousin-germain du roi, qui s'était montré le plus ardent à l'assaut; et le monarque irrité détruisit de fond en comble ce château remarquable par ses excellentes fortifications. Il fît, de plus, si cruellement souffrir à ses ennemis tous les maux de la guerre, qu'il les contraignit, par un traité bien cimenté, à se désister de toute prétention sur le sénéchalat et son hérédité. Dans cette guerre, ce prince lui-même, vaillant guerrier, et toujours le premier à fondre sur l'ennemi, eut la jambe frappée et grièvement blessée d'un éclat de pierre envoyé par une baliste; mais, avec sa grandeur d'âme ordinaire, il ne tint aucun compte de sa blessure, et, pensant que la majesté royale devait se montrer insensible à la douleur d'une plaie, il supporta si fermement son mal qu'on eût cru qu'il n'éprouvait aucune souffrance. Vers ce même temps, l'église de Rome fut cruellement déchirée, presque jusqu'au fond du cœur, par un schisme funeste. Quand le souverain et universel pontife le pape Honorius, de vénérable mémoire, fut entré dans la dernière voie de toute chair, les plus considérables et les plus sages de l'Église romaine, voulant éviter toute espèce de trouble dans l’Église, arrêtèrent entre eux de s'assembler à Saint-Marc et non ailleurs, et de faire en commun, suivant l'usage romain, une élection solennelle; mais, avant que le décès du seigneur pape fût connu, ceux qui avaient été le plus avant dans sa confiance et son intimité, redoutant l'ardeur tumultueuse des Romains, n'osèrent se réunir au lieu qu'on venait de fixer et nommèrent au suprême pontificat le vénérable Grégoire, cardinal-diacre du titre de Saint-Ange; ceux, au contraire, qui tenaient pour le parti de Pierre Léon, se rassemblèrent à Saint-Marc, suivant ce qui avait été convenu, invitèrent les autres à se joindre à eux, et une fois la mort du dernier pape connue, élurent, comme ils le desiraient, ce même Pierre Léon cardinal-prêtre, du consentement d'un grand nombre de cardinaux, d'évêques, de clercs et de nobles Romains. C'est ainsi que, créant un schisme pernicieux et déchirant la tunique sans couture de notre Seigneur Jésus-Christ, ils divisèrent l'Église de Dieu. Tandis que chacun déclarait s'en remettre au souverain juge, les deux partis, ne s'en rapportant qu'à leur propre jugement, s'admonestaient et s'anathématisaient l'un l'autre. Celui de Pierre Léon, qu'appuyaient la puissante famille de ce prélat et la noblesse romaine, l'ayant emporté, le seigneur pape Innocent se résolut à quitter Rome avec les siens, dans le dessein, de se faire plus sûrement reconnaître de tout l'univers. Abordant donc sur les côtes de la France, il choisit comme l'asile le plus sûr et le protecteur le plus convenable, après Dieu, pour l'Église et sa propre personne, l'illustre royaume des Français, et envoya des députés presser avec instance le roi Louis de le secourir ainsi que l'Église. Ce monarque, toujours prêt à se montrer pieux défenseur de l'Église, convoqua aussitôt à Etampes une grande assemblée d'archevêques, d'évêques, d'abbés et d'hommes religieux, et s'enquit par leur avis plutôt des qualités personnelles de l'élu que de la validité de l'élection, sachant bien que souvent, et par suite des désordres dont les turbulents Romains affligent l'Église, les élections ne se font pas régulièrement. Par l'avis donc de ces sages personnages, ce prince adhéra à l'élection de Grégoire, s'engagea à la soutenir de son bras puissant, et m'envoya à Cluny offrir au pape les premières assurances de son secours et de ses services. Ce pontife, charmé d'avoir pour lui un si important appui, me fit bientôt repartir chargé des expressions de sa reconnaissance, de ses actions de grâces et de sa bénédiction pour le seigneur roi. Quand ensuite ce pape fut arrivé à Saint Benoît-sur-Loire, le monarque se rendit au devant de lui avec la reine et ses fils; puis, inclinant sa noble tête si souvent couverte du diadême, comme il l'eût fait devant le tombeau de Saint-Pierre, il se prosterna aux pieds du pontife, et lui promit pour l'Église et lui-même l'amour d'un vrai catholique et les efforts du zèle le plus dévoué. A l'exemple du seigneur Louis, Henri, roi d'Angleterre, vint à Chartres à la rencontre du pape, se jeta dévotement à ses pieds, l'assura qu'il trouverait dans son pays, de sa part et de celle des siens, un ardent appui et l'obéissance filiale la plus entière. Le pontife visita donc, comme l'exigeait la nécessité de ses affaires, les églises de France, et arriva dans le pays des Lorrains. L'empereur Lothaire vint alors au devant de lui dans la cité de Liége avec une nombreuse et magnifique suite d'archevêques, d'évêques et de grands des États d'Allemagne; ce prince s'offrit ensuite humblement, sur la place même de l'église épiscopale, à servir d'écuyer au pape, marcha devant lui à pied au milieu de la procession, et le conduisit, comme son seigneur, en portant dans une de ses mains une baguette pour montrer qu'il était prêt à le défendre, et en tenant de l'autre les rênes de la haquenée blanche que montait le pontife; enfin, quand celui-ci eut mis pied à terre, Lothaire l'aida à marcher en le soutenant tout le temps de la procession, et releva ainsi, aux yeux des grands comme des petits, la haute dignité du père de l'Église. Le pape, ayant donc resserré les nœuds de la paix qui avait réuni récemment l'Empire et l'Église, daigna considérer comme sa fille bien aimée l'église du bienheureux Denis, et vint y célébrer les fêtes de la Sainte Pâques qui approchaient. La veille de la cène du Seigneur, mus par la crainte de Dieu et de l'Église mère de toutes les autres, ainsi que de sa fille l'église de Saint-Denis, et manifestant toute notre joie de recevoir le pontife, nous allâmes au devant de lui en formant une procession magnifique aux yeux de Dieu et des hommes, et nous l'embrassâmes en exaltant son arrivée par des chants d'allégresse. Après avoir célébré pontificalement dans notre église la cène du Seigneur, c'est-à-dire suivant le rite romain, avec une merveilleuse magnificence et de grandes largesses, il adora avec vénération la vénérable croix de Jésus-Christ, et passa toute la nuit des Vigiles de la résurrection du Seigneur dans de pieux devoirs. Le lendemain de grand matin il se rendit pour ainsi dire secrètement, et par un chemin extérieur, avec une suite nombreuse de ses assistants, dans un bourg voisin de l'église des saints martyrs; là, tous les siens l'habillèrent suivant l'usage romain, le parèrent d'une foule d'ornements admirables, placèrent sur sa tête, comme insigne de sa puissance, la tiare en forme de casque, et environnée d'un diadême d'or, et le conduisirent porté sur une haquenée blanche couverte d'une riche housse; eux-mêmes, revêtus de superbes habillements, montés sur des chevaux de couleur diverse, mais ayant tous des housses blanches, marchaient solennellement deux à deux en chantant des hymnes; les barons, vassaux de notre église, et de nobles châtelains, tous à pied, et faisant les humbles fonctions d'écuyers, tenaient les rênes de la monture du pontife; quelques hommes qui le précédaient jetaient une grande quantité d'argent pour écarter la foule qui obstruait le passage, et la route royale était parsemée de branches, et tendue somptueusement de tapis précieux attachés aux arbres. Au milieu des troupes rangées en bataille, et du concours immense de peuple qui se pressait au devant des pas du pontife pour l'honorer, se présenta la synagogue des Juifs de Paris; toujours plongée dans l'aveuglement, elle lui offrit le texte de la Loi écrit sur un rouleau qu'enveloppait un riche voile, et en obtint en retour ce souhait plein de miséricorde et de piété: «Puisse le Dieu tout-puissant arracher le voile qui couvre vos cœurs!» Arrivé à la basilique des saints martyrs, où brillaient des couronnes d'or, et où étincelaient d'un vif éclat des diamants et des pierres précieuses cent fois préférables à l'or et à l'argent, le pontife y célébra avec une divine piété les mystères divins, et, assisté par nous, il immola la sainte victime, le véritable agneau pascal. La messe finie; tous se placèrent, comme étendus sur des lits, autour de tables dressées dans le cloître tendu de tapis, mangèrent l'agneau charnel, et se nourrirent des autres mets qui couvrent d'ordinaire une table noblement servie. Le lendemain on refit la même procession de l'église de Saint-Remi à l'église principale, et, trois jours après la Pâques, le seigneur pape, nous ayant rendu grâce de notre bonne réception, et promis ses conseils et son appui, se rendit à Paris; de là il continua à visiter les églises, qui, toutes, s'empressèrent de suppléer de leurs trésors aux richesses dont manquait son indigence; puis, après avoir ainsi voyagé quelque temps, il fixa son séjour à Compiègne. Dans ce temps arriva un malheur étrange, et jusqu'alors inouï dans le royaume de France. Le fils aîné du roi Louis, Philippe, enfant dans la fleur de l'âge, et d'une grande douceur, l'espoir des bons et la terreur des méchants, se promenait un jour à cheval dans un faubourg de la cité de Paris; un détestable porc se jette dans le chemin du coursier, celui-ci tombe rudement, jette et écrase contre une roche le noble enfant qui le montait, et l'étouffe sous le poids de son corps. Ce jour-là même on avait convoqué l'armée pour une expédition; aussi les habitants de la ville et tous les autres qui apprennent cet événement, consternés de douleur, crient, pleurent, poussent des sanglots, s'empressent à relever le tendre enfant presque mort, et le transportent dans la maison voisine; ô douleur! à l'entrée de la nuit il rendit l'âme. Quelle tristesse et quel désespoir accablèrent son père, sa mère, et les grands du royaume! Homère lui-même ne pourrait l'exprimer. On l'enterra dans l'église du bienheureux Denis, dans le lieu réservé à la sépulture des rois, et à la gauche de l'autel de la Sainte-Trinité, avec tout le cérémonial usité pour les rois, et en présence d'une foule d'évêques et de grands de l'État. Son sage père, après s'être abandonné longtemps aux plaintes les plus déchirantes, et avoir maudit tristement les jours qui lui restaient à survivre à son fils, prêta l'oreille aux avis des hommes sages et pieux, et ouvrit son cœur aux consolations. Nous tous qui étions ses intimes et ses familiers, craignant qu'il ne vînt à nous être enlevé subitement par suite de l'infirmité toujours croissante de son corps affaibli, nous lui conseillâmes de faire ceindre du diadême royal et oindre de l'huile sainte son fils Louis, enfant charmant, et de l'associer ainsi à sa couronne, afin de déjouer ses ennemis dans leurs projets de trouble. Acquiesçant à cette idée, le vieux monarque se rendit à Rheims avec sa femme, son fils, et les grands du royaume; là, dans un concile général et solennel, qu'avait convoqué le seigneur pape Innocent, il éleva son fils à la dignité de roi par l'onction de l'huile sainte, et l'imposition de la couronne royale, et pourvut aux besoins de l'État en s'assurant un digne successeur. Ce jeune prince reçut alors d'abondantes bénédictions d'une foule d'archevêques et évêques de tous pays, Français, Allemands, Aquitains, Anglais, Espagnols, et ce fut pour beaucoup de gens un présage certain que sa puissance ne pouvait que s'accroître. Lorsque son père, plein d'une vive joie qui adoucissait ses douloureux regrets pour l'enfant qu'il avait perdu, fut de retour à Paris, le seigneur pape sépara le concile et alla habiter Auxerre. Trouvant quelque temps après une occasion favorable de repasser dans son pays en la compagnie de l'empereur Lothaire, qui lui avait promis de le conduire à Rome à la tête d'une forte armée, et de déposer Pierre Léon, il se rendit dans cette ville avec ce prince; mais comme il avait proclamé Auguste l'empereur, malgré la résistance des Romains, il ne put obtenir aucun repos tant que Pierre Léon vécut. Lorsqu'enfin celui-ci fut sorti de ce monde, l'Église, après une longue agitation et des souffrances prolongées, et presque mortelles, retrouva la paix par la protection de Dieu, et le seigneur pape remplit heureusement la sainte chaire, et l'illustra par son zèle pour ses devoirs, ainsi que par les mérites de sa vie. Déjà depuis quelque temps le seigneur Louis affaibli par sa corpulence, et les fatigues continuelles de ses travaux guerriers, perdait les forces de son corps et non celles de son âme, comme c'est le propre de la nature humaine. Alors même, si dans tout le royaume il se faisait quelque chose qui blessât la majesté royale, il ne pouvait en aucune manière supporter l'idée de n'en pas tirer vengeance. Quoique sexagénaire, il était d'une telle science et d'une telle habileté que, si l'incommodité continuelle de la graisse qui surchargeait son corps ne s'y fût opposée, il aurait encore écrasé partout ses ennemis par sa supériorité: aussi lui arrivait-il souvent de se plaindre et de gémir avec ses amis, disant: « Hélas! quelle misérable nature que la nôtre! Savoir et pouvoir tout ensemble lui est à peine, ou plutôt ne lui est jamais permis!» Quoique accablé par sa pesante corpulence au point d'être obligé de se tenir tout droit dans son lit, il résista si fermement au roi d'Angleterre, au comte Thibaut et à tous ses ennemis, que ceux qui étaient témoins de ses belles actions, ou les entendaient raconter, célébraient hautement la noblesse de son âme, et déploraient la faiblesse de son corps. Épuisé pour ainsi dire par sa maladie, et pouvant à peine se soutenir par suite d'une blessure à la jambe, il marcha contre le comte Thibaut, brûla Bonneval, à l'exception d'un couvent de moines qu'il épargna; une autre fois il fit renverser de fond en comble par ses hommes, n'ayant pu se trouver à cette affaire, Château-Renard, qui relevait du même comte Thibaut. La dernière expédition qu'il fit en personne fut de conduire une très belle armée contre le château de Saint-Briçon sur la Loire, de le détruire par les flammes, et de contraindre la tour et le seigneur à se rendre à discrétion, en punition de la rapacité de celui-ci, et des déprédations qu'il exerçait sur les marchands. Au retour de cette guerre, il fut pris violemment, dans le nouveau château de Montrichard, d'une forte diarrhée et d'un cours de ventre, comme il en avait quelquefois. En homme sage, pensant à son bien, plein de piété pour son âme et agréable à Dieu, il pourvut à son salut par de fréquentes confessions et des prières ferventes. Ce qu'il desirait surtout de toute l'ardeur de son cœur, c'était d'être transporté, de quelque manière que ce fût, auprès des saints martyrs ses protecteurs, Denis et ses compagnons; de déposer son diadême et sa dignité royale devant leurs corps sacrés; de changer sa couronne ainsi que les insignes de la royauté et les ornements distinctifs du pouvoir suprême, pour la couronne de l'humble habit du bienheureux Benoît, et d'embrasser la vie monastique. Que ceux qui s'écartent de la pauvreté religieuse apprennent donc par là comment, non seulement les archevêques, mais encore les rois, préférant la vie éternelle à cette vie passagère, se réfugient, pour la sûreté de leur âme, sous l'asile tutélaire de la règle monastique. Cependant, comme il souffrait de jour en jour plus cruellement de sa diarrhée, les médecins le tourmentaient, pour arrêter son mal, de tant de potions désagréables et de tant de poudres diverses d'une amertume rebutante, que les hommes les plus courageux et les mieux portants eux-mêmes n'auraient pu supporter ce supplice. Mais lui, au milieu de ces ennuis et d'autres du même genre, ne perdant rien de sa douceur naturelle, admettant tout le monde, faisant amitié à chacun, il se montrait aussi bienveillant et caressant pour tous que s'il n'eût éprouvé nulle douleur. Épuisé par son fâcheux cours de ventre et par le long affaiblissement de son corps amaigri, mais s'indignant de mourir d'une manière ignoble ou inopinée, il appela autour de lui des hommes pieux, des évêques, des abbés, beaucoup de prêtres de la sainte Église; puis, rejetant toute mauvaise honte, et pénétré de respect pour Dieu et ses saints Anges, il demanda à se confesser dévotement devant tous, et à se prémunir contre la mort par le secourable viatique du corps et du sang du Seigneur. Pendant qu'on dispose tout, ce prince se lève lui-même tout à coup, s'habille, sort tout vêtu de sa chambre, à la grande admiration de tous, va au devant du corps de notre Seigneur Jésus-Christ, et se prosterne religieusement. Là, en présence de tous, tant clercs que laïques, il se dépouille de la royauté, se démet du gouvernement ile l'État, se confesse du péché de l'avoir mal administré, remet à son fils Louis l'anneau royal, et l'oblige à promettre, sous serment, de protéger l'Église de Dieu, les pauvres et les orphelins, de respecter les droits de chacun, et de ne retenir aucun individu prisonnier dans sa cour, à moins que celui-ci n'eût forfait actuellement et dans la cour même. Là encore, distribuant, par amour de Dieu, aux églises, aux pauvres et aux indigents, l'or, l'argent, les vases précieux, les vêtements, les lits en drap, ainsi que tout le mobilier qu'il possédait et qui était à son usage, il ne se réserva ni les manteaux et habits royaux, ni même sa propre chemise. Sa précieuse chapelle comprenait un livre d'Évangile enrichi d'or et de pierres précieuses, un encensoir d'or du poids de quarante onces, des candélabres d'or qui en pesaient cent soixante; un calice d'or tout brillant de pierres précieuses, dix chappes d'une riche étoffe, et une magnifique hyacinthe qui lui venait de son aïeule Anne fille du roi des Russes, et qu'il remit de sa propre main dans les miennes, avec ordre de l'attacher à la couronne d'épines de Notre-Seigneur: toutes ces richesses il les envoya par moi aux saints martyrs, et promit de se rendre lui-même auprès d'eux de quelque manière que ce fût, si sa santé le lui permettait. Après s'être donc ainsi déchargé des choses de ce monde, ce monarque, rempli de la miséricorde de Dieu, s'agenouilla très humblement devant le corps et le sang sacré de notre Seigneur Jésus-Christ, qu'avaient apportés pieusement et en procession ceux qui venaient de célébrer la messe; puis, se confessant à haute voix de bouche et de cœur comme un véritable catholique, il s'exprima en ces termes dignes, non d'un homme illétré, mais du plus docte théologien: «Moi, Louis, malheureux pécheur, je confesse un seul et vrai Dieu, le Père, le Fils et le Saint-Esprit; je confesse qu'une personne de cette sainte Trinité, le Fils unique, consubstantiel et coéternel à Dieu son père, incarné dans le sein de la très sainte vierge Marie, a souffert, est mort, a été enseveli, est ressuscité le troisième jour, est monté au ciel où il est assis à la droite de Dieu le père, et viendra juger les vivants et les morts, au jour du grand et dernier jugement. Je crois que cette Eucharistie de son très sacré corps est ce même corps qu'il a pris dans le sein de la Vierge et qu'il donna à ses disciples pour qu'ils demeurassent unis et associés en lui. Je crois fermement, et je confesse de bouche et de cœur, que ce vin est le même sang sacré qui a coulé de son côté quand il était attaché à la croix. Je desire enfin que ce viatique, le plus sûr des secours, me fortifie à l'heure de ma mort et me défende, par sa protection irrésistible, de toute puissance infernale.» Après avoir, à l'admiration de tous, fait la confession de ses péchés, il reçut en communion le corps et le sang de Jésus-Christ, parut de ce moment commencer à se trouver mieux, retourna dans sa chambre, et, rejetant loin de lui toutes les pompes et l'orgueil du siècle, s'étendit sur un lit de simple toile. M'ayant vu pleurer sur lui qui, par le sort commun aux hommes, était devenu si petit et si humble de si grand et si élevé qu'il était, il me dit: «Ne pleure pas sur moi, très cher ami, mais plutôt triomphe et réjouis-toi de ce que la miséricorde de Dieu m'a donné, comme tu le vois, les moyens de me préparer à me présenter devant lui.» Cependant, éprouvant peu à peu quelque mieux, il alla, en se faisant transporter comme il put, jusqu'à Melun, sur le fleuve de la Seine, au milieu d'un immense concours de peuples dévoués, auxquels il avait conservé la paix, qui tous abandonnaient les châteaux, les bourgs, les charrues pour accourir sur les chemins au devant de lui, et recommandaient sa personne au Seigneur. Ce fut encore au milieu de ce même concours, que, pressé par sa dévotion pour les saints martyrs, et du desir de les visiter et de leur exprimer sa pieuse reconnaissance, il se mit promptement en route pour Saint-Denis, et put, avec l'aide de Dieu, y arriver à cheval. Reçu par les moines et presque tous les gens du pays, avec le plus grand zèle et la pompe la plus solennelle, comme le plus tendre père et le plus noble défenseur de l'Église, il se prosterna humblement devant les saints martyrs, leur rendit, les larmes aux yeux, les religieuses actions de grâces qu'il leur avait vouées pour tous leurs bienfaits envers lui, et les supplia dévotement de continuer à lui être favorables. De là le seigneur Louis se rendit au château de Béthisy; à peine y fut-il, qu'arrivèrent près de lui des députés de Guillaume, duc d'Aquitaine, qui lui annoncèrent que ce duc, parti pour un pélerinage à Saint-Jacques, était mort en chemin; mais qu'avant de se mettre en route, et même lorsqu'il y était, et se sentant mourir, il lui avait de sa pleine volonté légué sa fille, la très noble demoiselle Eléonore, non encore mariée, ainsi que tout son pays, pour lui appartenir à toujours. Le roi ayant pris conseil de ses familiers, accepta gracieusement et avec sa grandeur d'âme accoutumée les offres qui lui étaient faites, et promit de marier Eléonore à son cher fils; puis, arrangeant une noble et pompeuse suite destinée à accompagner le jeune prince en Aquitaine, il réunit une troupe de plus de cinq cents très nobles hommes et chevaliers des meilleurs du royaume, leur donna pour chefs le comte du palais Thibaut, et le fameux comte de Vermandois, Raoul son cousin, et leur adjoignit, tant moi son intime que tout ce qu'il put trouver de gens du plus sage conseil. Au moment où son fils partit, le vieux roi lui fit ses adieux en ces termes: «Puisse, mon très cher fils, le Dieu tout-puissant qui règne sur les rois, te protéger de sa divinité à qui tout cède; car si par quelque infortune, je venais à perdre, et toi et ceux qui t'accompagnent, ni ma propre vie, ni mon royaume ne seraient plus de rien pour moi.» Donnant ensuite au jeune prince d'abondants trésors et de fortes sommes d'argent, il défendit avec toute l'autorité de sa majesté royale, que l'on prit rien dans tout le duché d'Aquitaine, qu'on fit le moindre tort, soit au pays soit aux pauvres du pays, et qu'on se rendît ainsi ennemis des peuples amis; et il n'hésita pas à ordonner que sa troupe reçût chaque jour, sur son propre trésor, une indemnité considérable. Après avoir traversé le Limousin, nous arrivâmes sur les frontières du pays de Bordeaux, nous dressâmes nos tentes en face de cette cité, dont le grand fleuve de la Garonne nous séparait, nous attendîmes là et passâmes ensuite dans la ville sur des vaisseaux. Le dimanche suivant, le jeune Louis épousa et couronna du diadême royal la susdite noble demoiselle Eléonore, en présence de tous les grands de Gascogne, de Saintonge et de Poitou réunis. Revenant ensuite par le pays de Saintes, et détruisant sur notre passage ce qui se trouvait de gens ennemis, nous arrivâmes à la cité de Poitiers au milieu des transports de joie de tout le pays. Les chaleurs de l'été furent alors plus violentes et plus nuisibles que d'ordinaire; aussi plusieurs d'entre nous qu'elles brûlaient et accablaient en souffrirent-ils cruellement. Le seigneur Louis exténué par leur intolérable ardeur fut repris à Paris, mais plus dangereusement que jamais, de la dysenterie, et s'affaiblit tout-à-fait. Toujours prompt à pourvoir aux besoins de son âme, il appela près de lui le vénérable évêque de Paris, Etienne, et le pieux abbé de Saint-Victor, Gildoin, auquel il se confessait d'autant plus habituellement qu'il avait construit son monastère depuis les fondations, renouvela sa confession, et s'empressa dévotement de se munir pour l'heure de la mort du viatique du Seigneur. Il voulait se faire transporter à l'église des saints martyrs, pour acquitter le vœu que, dans son humilité, il avait souvent répété; mais arrêté dans ce dessein par les douleurs de sa maladie, ce qu'il ne put effectuer de fait, il l'accomplit en intention de cœur et d'âme. En effet, ordonnant qu'on étendît un tapis par terre, et que sur ce tapis on jetât des cendres en forme de croix, il s'y fit porter et déposer par ses serviteurs; puis, fortifiant toute sa personne par le signe de la croix, il rendit l'âme le jour des calendes d'août, dans la trentième année de son règne, et presque la soixantième de son âge. Son corps fut à l'heure même enveloppé de riches étoffes pour être transporté et enterré dans l'Église des saints martyrs, et des gens prirent le devant pour préparer le lieu de sa sépulture; mais alors arriva une chose qui ne paraît pas devoir être passée sous silence. Le prince dont je parle, causant avec moi, m'avait quelquefois et souvent même entretenu de la sépulture des rois; il me disait alors que celui-là serait bienheureux qui obtiendrait d'être enterré entre l'autel sacré de la Sainte-Trinité et celui des saints martyrs, parce que le secours des Saints et les prières de ceux qui entreraient dans l'église lui assureraient le pardon de ses péchés: il me fesait ainsi connaître ses desirs sans les exprimer formellement. Avant donc de partir avec son fils, j'avais pourvu avec le vénérable Hervée, prieur de Saint-Denis, à ce que ce monarque fût enterré devant l'autel de la Sainte-Trinité, du côté opposé au tombeau de l'empereur Charles, et de manière que l'autel séparât ce tombeau du sien. Mais la place était remplie par la sépulture du roi des Français Carloman, et comme il n'est ni permis ni d'usage de déplacer les cendres des rois, ce que j'avais réglé ne put se faire. A force de recherches et contre l'opinion de tous les assistants qui croyaient occupé l'endroit que l'on fouillait, on trouva dans le lieu même que ce monarque avait, par une sorte de pressentiment miraculeux, désigné comme l'objet de ses desirs, un espace vide, ni plus ni moins grand qu'il ne fallait pour la longueur et la largeur de son corps. On l'y déposa donc avec le cérémonial d'usage pour les rois, au milieu de chants nombreux d'hymnes et de prières, et après lui avoir fait de pieuses et solennelles funérailles. C'est là qu'il attend d'être admis à jouir de sa résurrection future, et qu'il est d'autant plus près de se réunir en esprit à la troupe des esprits célestes, que son corps est plus voisin des corps des saints martyrs, et plus à portée d'en être protégé. "Heureux celui qui voyant le monde sur le penchant de sa ruine, sait en quel lieu passer une tranquille nuit" {Lucain, La guerre civile, IV, 393} Puisse le Rédempteur ressusciter l'âme de ce roi, à l'intercession des saints martyrs, pour lesquels il avait un si pieux dévouement! puisse cette âme être placée au rang des Saints, par celui qui a donné la sienne pour le salut du monde, notre Seigneur Jésus-Christ qui vit et règne, roi des rois, et maître des puissances, aux siècles des siècles! Amen.