[16d,0] XVI, 4 - L'Arabie. [16d,1] La première province d'Arabie où l'on entre, en sortant de la Babylonie, est la Maesène, qui, bornée d'un côté par le grand désert d'Arabie, et protégée d'un autre côté par ces marais de la Chaldée qu'alimentent les débordements de l'Euphrate, touche en outre par un troisième côté à la mer de Perse. Malgré son climat malsain et brumeux, à la fois chaud et pluvieux, la Maesène est d'une grande fertilité. La vigne y croît en pleins marais sur des claies d'osier qu'on a recouvertes d'une couche de terre suffisante pour que les racines de la plante y puissent prendre ; et, comme ces claies sont sujettes à de fréquents déplacements par suite du mouvement des eaux, on les repousse avec de longues perches de manière à les ramener à leur place primitive. [16d,2] Mais revenons à Eratosthène et au tableau méthodique qu'il a tracé de l'Arabie. Suivant lui, l'Arabie septentrionale ou Arabie Déserte, comprise comme elle est entre l'Arabie Heureuse d'une part et la Coelé-Syrie, et la Judée d'autre part, puisqu'elle s'étend jusqu'au fond du golfe Arabique, mesure depuis l'extrémité de ce golfe qui regarde le Nil, c'est-à-dire depuis Héroopolis, dans la direction de Pétra (de Pétra de Nabatée) et jusqu'à Babylone, une longueur de 5600 stades, et cette longueur peut être représentée par une ligne tirée droit au levant d'été qui couperait les territoires des tribus Nabatéenne, Chaulatéenne et Agraeenne, toutes trois d'origine arabe, et qui se trouvent échelonnées sur la frontière dudit pays. Au-dessus de ces tribus, maintenant, est l'Arabie Heureuse, qui s'étend sur un espace de 12.000 stades et s'avance au midi jusqu'à la mer Atlantique. L'Arabie Heureuse est habitée par une population exclusivement agricole, la première de cette sorte que nous ayons rencontrée depuis les populations agricoles de la Syrie et de la Judée. Vient ensuite une contrée sablonneuse et stérile, qui offre pour toute végétation quelques rares palmiers, avec des acanthes et des tamaris, et qui n'a, comme la Gédrosie, que de l'eau de puits : cette contrée est habitée uniquement par des Arabes et par des pâtres ou éleveurs de chameaux. L'extrémité méridionale du pays en revanche, ou, en d'autres termes, la partie de l'Arabie qui semble s'avancer à la rencontre de l'Ethiopie, est largement arrosée par les pluies de l'été et donne, ainsi que l'Inde, deux récoltes par an. Ajoutons qu'elle possède un certain nombre de fleuves ou de cours d'eau qui vont se perdre, soit dans les plaines, soit dans des lacs ; que tous les produits de la terre y sont excellents, qu'elle fait en outre beaucoup de miel et nourrit une très grande quantité de têtes de bétail, parmi lesquelles, il est vrai, ne figurent ni chevaux, ni mulets, ni porcs, de même qu'on ne compte ni poules ni oies dans la multitude de volatiles qu'elle nourrit également. Quatre peuples principaux se partagent cette extrémité de l'Arabie : les Minaei le long de la mer Erythrée avec Carna ou Carnana pour capitale ; immédiatement après, les Sabaei avec Mariaba pour chef-lieu ; troisièmement les Cattabanées, dont le territoire s'étend jusqu'à l'étroit canal où s'opère habituellement la traversée du golfe et dont les rois ont pour résidence une ville appelée Tamna ; puis, pour finir, à l'extrémité orientale du pays, les Chatramôtitae avec la ville de Sabata pour capitale. [16d,3] Ces différentes cités, qui forment un seul et même Etat monarchique, ont toutes l'aspect de l'opulence et sont toutes ornées de temples et de palais magnifiques. Leurs maisons, par l'assemblage de la charpente, rappellent tout à fait les maisons égyptiennes. Pris ensemble les quatre nomes couvrent un espace plus grand que le delta d'Egypte. Dans cette monarchie, le pouvoir ne passe pas du père au fils, le successeur désigné est le premier enfant de sang noble né depuis l'avènement du roi. Aussi est-il d'usage, en même temps qu'on procède à l'installation du roi, de dresser une liste des femmes des principaux seigneurs de la cour qui se trouvent alors enceintes et de leur donner à chacune des surveillants : on sait ainsi quelle est celle qui accouche la première, et, si c'est un fils qu'elle a mis au monde, la loi veut qu'on le lui prenne et qu'on l'élève royalement, comme étant l'héritier présomptif de la couronne. [16d,4] Le nome de Cattabanie produit surtout de l'encens, et le nome de Chatramôtitide surtout de la myrrhe ; et ces deux précieuses denrées, jointes aux autres aromates, servent aux échanges que font les indigènes avec les marchands étrangers, soit avec ceux qui sont venus d'Aelana et qui ont mis soixante-dix jours à atteindre le nome de Minée (on sait qu'Aelana occupe le fond de cette autre branche du golfe Arabique qui tire vers Gaza et qu'on appelle la branche Aelanite), soit avec les marchands gerrhéens qu'un trajet de quarante jours a amenés dans la Chatramôtitide. Le côté du golfe Arabique qui part du fond de la branche Elanite et qui longe l'Arabie mesure, au rapport d'Alexandre et d'Anaxicratès, 14.000 stades, mais n'est là un calcul quelque peu exagéré. Le côté opposé, le même qui borde la Troglodytique et qu'on se trouve avoir à droite quand on range la côte depuis Héroopolis, mesure 9000 stades jusqu'à Ptolémaïs et jusqu'à la région où l'on chasse l'éléphant, et, dans cet intervalle, à l'exception d'un endroit où il incline légèrement à l'est, ce côté conserve sa même direction au midi; mais, à partir de là et jusqu'à la partie étroite du golfe, il mesure 4500 stades environ en inclinant à l'est d'une manière beaucoup plus marquée. C'est le cap Diré, avec une petite ville de même nom, habitée toute par des Ichthyophages, qui forme, sur la rive éthiopienne, le détroit {donnant accès dans le golfe Arabique.} On voit encore, paraît-il, à Diré une stèle ou colonne du roi d'Egypte Sésostris avec inscription hiéroglyphique commémorative du passage du détroit par le conquérant. Il y a toute apparence, en effet, que Sésostris, après avoir conquis, lui le premier, l'Ethiopie et la Troglodytique, passa en Arabie et partit de là pour parcourir triomphalement toute l'Asie, comme l'attestent et les retranchements dits de Sésostris qu'on rencontre en maint endroit de cette contrée, et tant de sanctuaires aussi, bâtis évidemment sur le modèle des temples égyptiens. Le golfe, à la hauteur de Diré, se rétrécit au point de n'avoir plus qu'une largeur de 60 stades. Toutefois ce qu'on appelle aujourd'hui le Détroit n'est pas à Diré : c'est plus loin qu'il faut le chercher, en un endroit où la distance, à vrai dire, d'un continent à l'autre est encore de 200 stades environ, mais où se trouve un groupe de six îles qui obstrue le golfe de manière à n'y laisser que des passes extrêmement étroites. C'est là, nous l'avons déjà dit, que se fait au moyen de radeaux le transport des marchandises entre les deux continents et que l'on place le Détroit proprement dit. Une fois ces îles dépassées, la navigation continue le long de la région Myrrhifère, et jusqu'à la Cinnamomifère, dans une direction sud-est, et ce trajet, quand on tient compte des moindres enfoncements de la côte, représente à peu près 5000 stades. Jusqu'à présent (c'est toujours Eratosthène qui parle) aucun navigateur n'a poussé plus loin que la Cinnamomifère. Eratosthène ajoute que les villes ne sont guère nombreuses sur la côte, mais qu'en revanche l'intérieur en compte beaucoup et qui pour la plupart sont très peuplées. Tels sont les renseignements qu'Eratosthène nous donne sur l'Arabie, mais certains géographes nous en fournissent d'autres, et nous croyons bien faire en complétant les siens par ceux-là. [16d,5] Suivant Artémidore, le promontoire qui se détache de la côte d'Arabie en s'avançant pour ainsi dire à la rencontre du cap Diré est connu sous le nom d'Acila. Un autre renseignement que nous lui devons, c'est que, dans le canton de Diré, tous les hommes ont le gland déformé. Il nous apprend encore que le premier point de la Troglodytique où l'on aborde quand on vient d'Héroopolis est Philôtère, ville fondée par Satyrus, qui lui donna le nom de la soeur de Ptolémée II. Satyrus était venu dans le pays, avec la mission de rechercher les emplacements les plus favorables à la chasse de l'éléphant. A Philôtère succèdent : 1° une autre ville qu'Artémidore appelle Arsinoé ; 2° plusieurs fontaines jaillissantes, dont les eaux, à la fois chaudes, amères et saumâtres, se précipitent dans la mer du haut d'une roche très élevée ; 3° un peu plus loin, une plaine, du milieu de laquelle on voit surgir une montagne qui a la couleur vive du minium. Le point qu'Artémidore signale ensuite est appelé indifféremment Myos-Hormos et Aphroditès-Hormos : c'est un port spacieux, mais dont l'entrée est tortueuse et difficile. Juste en face de cette entrée sont situées trois îles, deux qui sont couvertes d'oliviers et très ombragées, et la troisième, où les arbres sont plus rares, qui est toute remplie de pintades. Le golfe Acathartos (autrement dit Immonde), lequel fait suite immédiatement à Myos-Hormos, se trouve, ainsi que ce port, encore à la hauteur de la Thébaïde. Il ne justifie que trop son nom, tant est grande l'impression d'horreur qu'on éprouve à l'approche de ses écueils cachés, de ses longs bancs de récifs et à la vue de ses eaux presque toujours soulevées par des vents furieux. Tout au fond de ce golfe Artémidore place une ville, Bérénice. [16d,6] Passé le golfe Acathartos, on atteint l'île Ophiôdès, ainsi nommée du grand nombre de serpents qu'elle nourrissait, avant que le roi Ptolémée II, tant pour prévenir les cas de piqûre et de mort devenus trop fréquents parmi les équipages qui y abordaient, que pour donner toute sécurité aux chercheurs de topazes, l'en eût tout à fait purgée. La topaze est une pierre transparente qui a les reflets fauves de l'or, si bien que, le jour, aux rayons trop ardents du soleil, elle n'est pas facile à apercevoir ; la nuit, au contraire, rien n'empêche ceux qui la cherchent de la bien voir. Ils marquent alors la place de chaque topaze au moyen d'un petit godet solidement attaché, et, quand vient le jour, ils procèdent à l'extraction de la pierre. Il y avait autrefois un corps spécial, entretenu aux frais des rois d'Egypte, qui était préposé à la garde de ce précieux gisement ainsi qu'à la recherche des topazes. [16d,7] Au delà de l'île Ophiôdès, on voit se succéder un grand nombre de tribus d'Ichthyophages et de Nomades. Puis vient le port de Sôtira, lequel aura reçu son nom apparemment de commandants de vaisseaux reconnaissants, qui, y ayant trouvé un refuge au sortir de dangereuses tempêtes, voulurent consacrer ainsi le souvenir de l'événement. Plus loin un changement très marqué se produit dans l'aspect de la côte et du golfe. La côte cesse d'être âpre et rocheuse ; elle se rapproche de plus en plus de l'Arabie et semble au moment d'y toucher ; en même temps on entre dans des eaux basses dont la profondeur n'est plus que de 2 orgyes et qui présentent à leur surface une teinte d'herbe verte très prononcée due à la grande quantité de mousses et d'algues que la transparence de l'eau laisse apercevoir au fond de la mer dans toute l'étendue du détroit, circonstance au surplus qui n'a rien d'étonnant, puisque la présence d'arbres sous-marins a été constatée dans ces mêmes parages. Ajoutons qu'on y rencontre aussi un très grand nombre de chiens de mer et que le détroit en est comme infesté. Les Taures qu'on relève ensuite sont deux montagnes, qui, vues de loin, offrent effectivement dans leurs contours une certaine ressemblance avec des taureaux. Puis vient une autre montagne que couronne un temple d'Isis, monument de la piété de Sésostris, et qui précède une île toute plantée d'oliviers, souvent couverte par les eaux de la mer. Immédiatement après cette île, est la ville de Ptolémaïs, qui fut bâtie à proximité de la région où l'on chasse l'éléphant par un officier de Philadelphe, nommé Eumédès : envoyé exprès pour préparer cette chasse, Eumédès avait commencé par fermer secrètement au moyen d'un fossé et d'un mur une des presqu'îles de la côte, il avait ensuite désarmé par d'habiles ménagements les populations qui menaçaient de gêner son établissement, et avait réussi ainsi à se faire de voisins malveillants des amis sûrs et dévoués. [16d,8] Dans l'intervalle de l'île à Ptolémaïs on voit déboucher un bras de l'Astaboras, fleuve qui, une fois sorti du lac où il prend sa source, se divise, envoie à la mer directement une partie de ses eaux, et, par sa branche principale, va se réunir au Nil ; puis, on relève successivement le groupe des îles Latomies, lesquelles sont au nombre de six, l'estuaire Sabaïtique et le fort que Suchos a bâti dans l'intérieur des terres au-dessus de cet estuaire, un port connu sous le nom d'Elaea, une île dite de Straton, et le port de Saba avec un cynéyion de même nom où l'on chasse l'éléphant. La contrée à laquelle on accède en pénétrant jusqu'au fond de ces derniers ports ou estuaires, est appelée du nom de Ténesside par Artémidore, qui la dit occupée par des Egyptiens descendants des déserteurs de l'armée de Psammitichus. Le nom de Sembrites, qui est celui sous lequel cette population est connue dans le pays, signifie en effet étrangers, venus d'ailleurs. Artémidore nous apprend en outre que le pays est gouverné par une reine, la même qui a déjà sous sa domination Méroé. Ce nom de Méroé désigne une île formée par le Nil dans le voisinage de la Ténesside et au-dessous d'une autre île où les mêmes déserteurs égyptiens avaient fondé un premier établissement. De Méroé à la partie de la côte que nous avons atteinte présentement, la distance, à ce qu'on assure, est de 15 journées pour un bon marcheur. C'est aussi près de Méroé qu'est le confluent de l'Astaboras et de l'Astapus, voire celui de l'Astaboras avec le Nil. [16d,9] Quant aux noms de Rhizophages et d'Héléens sous lesquels on désigne les populations riveraines de ces différents cours d'eau, ils rappellent que ces populations vivent uniquement des racines (rhizae) qu'elles coupent dans l'Hélos ou marais voisin : de ces racines, écrasées avec des pierres, elles font des espèces de gâteaux qu'elles mangent après les avoir cuits au soleil. Tout leur pays est infesté de lions ; mais, dans les premiers jours qui suivent le lever de Sirius, les lions disparaissent, mis en fuite jusqu'au dernier, par les piqûres de mouches énormes. D'autres populations, voisines de celles-là, se nourrissent de grains (spermata), d'où leur nom de Spermophages ; seulement si le grain vient à manquer, elles sont réduites à vivre de glands qu'elles apprêtent alors de la même manière que font les Rhizophages leurs racines. Après Elée, nous signalerons {sur la côte} les Démétriûscopies et les Conônobômi et dans l'intérieur une vaste région où croissent en abondance les roseaux indiens. Tout au fond de ce pays connu sous le nom de nome de Coracium, s'élevait naguère une ville, Endera, chef-lieu de la tribu des Gymnètes. Pour toutes armes les Gymnètes ont des arcs de jonc et des flèches durcies au feu par le bout ; mais ils montent sur les arbres, et de là visent et abattent les bêtes féroces, quand ils ne les tirent pas de plain-pied, ce qui leur arrive quelquefois. Il y a aussi dans le pays beaucoup de buffles, et la viande de buffle jointe à la chair des autres bêtes sauvages auxquelles ils donnent la chasse fait le fond de leur nourriture. Parfois il leur arrive de revenir de la chasse sans avoir rien tué, ils se contentent alors pour assouvir leur faim de faire griller sur des charbons des peaux sèches. Les Gymnètes ont une coutume remarquable : chaque année ils instituent un concours de tir à l'arc où ne sont admis que de tout jeunes garçons non encore parvenus à l'âge de puberté. Aux Conônobômi ou Autels de Conon succède le port de Mélinûs, et dans l'intérieur juste au-dessus de ce port se trouvent le château de Coraus avec une chasse de même nom, un autre château encore, et plusieurs autres chasses ; puis vient le port d'Antiphile, qui se trouve être adossé en quelque sorte au territoire des Créophages. Chez ce peuple, tous les hommes ont le gland déformé et comme mutilé, et toutes les femmes, conformément à la coutume rigoureuse des Juifs, subissent l'excision {des petites lèvres}. [16d,10] En s'avançant encore plus loin dans l'intérieur, mais plus dans la direction du midi, on rencontre la tribu des Cynamolges, ou, comme on l'appelle dans le pays même, la tribu des Agrii. Les hommes de cette tribu laissent pousser leurs cheveux et portent toute leur barbe. Leurs chiens sont de la plus grande taille et leur servent à chasser les troupeaux de boeufs indiens qui de temps à autre font irruption des cantons voisins sur leur territoire, soit pour fuir la dent des bêtes féroces, soit parce que leurs pâturages ordinaires sont épuisés. C'est habituellement entre le solstice d'été et le milieu de l'hiver que l'irruption de ces animaux a lieu. Immédiatement après le port d'Antiphile, on relève : 1° un autre port appelé le Colobônalsos ; 2° une ville connue sous le nom de Bérénice-lez-Sabae ; 3° Sabae même, qui est une ville de très grande étendue ; Eumenûsalsos. Juste au-dessus est la ville de Darada avec une chasse d'éléphants dite la Chasse du puits. C'est la tribu des Eléphantophages qui occupe tout ce canton, et, {comme son nom l'indique,} son unique occupation est la chasse aux éléphants. Quand, du haut des arbres où ils se postent, ils aperçoivent un troupeau d'éléphants qui traverse la forêt, les Eléphantophages ne se hâtent pas de l'attaquer ; mais, pour peu qu'un des éléphants qui forment l'arrière-garde s'écarte, ils s'approchent de lui sans faire de bruit et lui coupent les jarrets. Quelquefois aussi ils percent les éléphants de flèches qu'ils ont au préalable trempées dans du fiel ou de la bave de serpent. Le maniement de leurs arcs exige le concours de trois hommes : deux de ces hommes, la jambe en avant, tiennent l'arc et le troisième tire la corde. D'autres chasseurs marquent les arbres contre lesquels les éléphants ont coutume de se reposer, puis passant de l'autre côté ils coupent l'arbre au pied. Alors, quand la bête vient pour s'y appuyer, l'arbre tombe et l'entraîne dans sa chute, et, comme il lui est impossible de se relever, l'os de la jambe chez l'éléphant étant tout d'une pièce et ne pouvant se plier, les chasseurs postés sur les arbres voisins se hâtent d'en descendre et égorgent leur proie. Les Nomades n'appellent jamais les chasseurs d'éléphants autrement que les Impurs. [16d,11] Au-dessus des Eléphantophages habite une tribu moins importante, la tribu des Struthophages, dont le territoire nourrit force oiseaux, grands comme des cerfs, trop lourds pour voler, mais qui peuvent courir avec une extrême vitesse, à la façon des autruches. Les indigènes chassent ces oiseaux de deux façons : les uns les poursuivent et les abattent à coups de flèches ; les autres s'affublent de la dépouille même de quelqu'un de ces oiseaux, la main droite engagée dans le long cou de la bête pour lui imprimer les mêmes mouvements que ces oiseaux ont l'habitude de faire avec leur cou ; puis, de leur autre main, ils prennent du grain dans une besace pendue à leur côté et le répandent à terre, ils attirent les oiseaux au moyen de cet appât dans des ravins ou vallées sans issue, où des gens embusqués les attendent pour les abattre à coups de bâton. Les Struthophages s'habillent avec la peau des oiseaux qu'ils ont tués et ils s'en font aussi des couvertures dans lesquelles ils s'enveloppent pour dormir. Ils sont perpétuellement en guerre avec les Simi, tribu éthiopienne qui n'a d'autre arme que des cornes d'oryges. [16d,12] Dans le voisinage des peuples que nous venons de nommer habitent les Acridophages. Plus noirs de peau que les autres, les Acridophages sont beaucoup plus petits de taille et vivent aussi comparativement très peu de temps ; il est rare en effet qu'ils dépassent quarante ans, circonstance qu'on attribue à ce qu'ils ont le corps rongé de vermine. Ils vivent de sauterelles que les vents du sud-ouest et de l'ouest, toujours très forts au printemps dans ces régions, emportent et chassent vers leur pays. Pour les prendre, ils entassent au fond des vallées du bois qui a la propriété de faire beaucoup de fumée en brûlant, puis ils l'allument lentement. En passant au-dessus, les sauterelles sont aveuglées et suffoquées par la fumée, elles tombent, et, après qu'on les a ramassées, on les écrase, on les pile dans de la saumure, pour en faire des espèces de gâteaux qui forment le fond de la nourriture des Acridophages. Derrière le territoire de ce peuple s'étend une vaste contrée, entièrement déserte, bien que renfermant de gras pâturages : on donne pour cause de cet abandon la présence d'une quantité infinie de scorpions et de phalanges dites à quatre mâchoires, qui, à force de pulluler, ont fini par mettre en pleine déroute tous les habitants du pays. [16d,13] Passé le port d'Eumène, toute la côte jusqu'à Diré et jusqu'au Détroit des six îles est occupée par des Ichthyophages, des Créophages et des Colobes, lesquels s'enfoncent même assez avant dans l'intérieur. On y rencontre aussi, avec un certain nombre de cynégies ou de chasses d'éléphants, plusieurs villes de peu d'importance. Ajoutons que quelques petites îles bordent cette partie de la côte. La plupart des peuples que nous venons de nommer sont nomades ; quelques-uns dans le nombre sont agriculteurs, et sur beaucoup de points du territoire de ces derniers le styrax croit en abondance. C'est à la marée basse que les Ichthyophages ramassent le poisson ; une fois qu'ils l'ont ramassé, ils le jettent contre les rochers et l'y laissent cuire au soleil. Puis ils le désossent, et, recueillant les arêtes, ils les entassent ; quant à la chair, ils la pétrissent avec les pieds, et en font ensuite des gâteaux ou des pâtes, qu'ils recuisent au soleil et qu'ils gardent comme provisions. Lors des gros temps, ne pouvant ramasser de poisson, ils broient les arêtes qu'ils ont entassées et les arrangent de même en pâtes qu'ils mangent ensuite. Ils aiment aussi beaucoup à sucer les arêtes fraîches. Bon nombre d'Ichthyophages engraissent dans des fondrières, qui sont autant de relais de mer, certains coquillages charnus, et cela au moyen de menus poissons ou de fretin qu'ils y jettent : autre ressource précieuse pour eux quand le poisson devient rare. Ils entretiennent d'ailleurs aussi des viviers de toute sorte pour y garder en réserve le poisson lui-même. D'autres tribus, de celles qui habitent la partie de la côte où l'eau douce fait défaut, se déplacent tous les cinq jours au grand complet, avec femmes et enfants, et en poussant des cris d'allégresse remontent vers les puits et aiguades de l'intérieur ; puis, à peine arrivés, tous s'élancent vers l'eau, et courbés, penchés au-dessus comme des bestiaux, ils boivent, boivent, jusqu'à ce que leur ventre, tendu et ballonné, devienne aussi dur qu'une peau de tambour, après quoi ils regagnent comme ils peuvent le bord de la mer. Ces populations habitent au fond de cavernes ou dans de grossières cahutes, que supportent des os et arêtes de cétacés en guise de poutres et de solives, et qui sont couvertes en branchages d'olivier. [16d,14] Les Chélonophages profitent des dimensions énormes des chéloniens ou tortues de ces parages et avec leurs écailles se font des abris, voire même des embarcations. D'autres tirent parti des masses de fucus que la mer rejette ici sur la côte et qui y forment des espèces de tertres ou de hautes dunes, ils les creusent en dessous et s'y logent. Un autre usage particulier à ces peuples consiste à jeter leurs morts en proie aux poissons, encore laissent-ils au reflux le soin de les emporter loin de la rive. Parmi les îles qui bordent leur côte on distingue l'île des Tortues, l'île des Phoques et l'île des Eperviers, rangées toutes trois à la suite les unes des autres. Quant à la côte même, elle est couverte de palmiers et de plantations d'oliviers et de lauriers, et cela non pas seulement en deçà du Détroit, mais encore au delà sur un assez grand espace. Il y a aussi l'île de Philippe, qui se trouve située juste à la même hauteur que la chasse d'éléphants dite de Pythangelus dans l'intérieur. Puis vient la ville d'Arsinoé avec un port de même nom, précédant Diré et ayant aussi une chasse d'éléphants située juste au-dessus d'elle. A Diré commence alors la côte des Aromates, dont la première partie, encore occupée par des Ichthyophages et des Créophages, produit surtout de la myrrhe, mais beaucoup de persée aussi et de sycamin d'Egypte. Au-dessus, dans l'intérieur, est Licha, chasse célèbre d'éléphants, parsemée de ces immenses flaques d'eau qui se forment pendant la saison des pluies, et où les éléphants viennent s'abreuver jusqu'à ce que les ayant mises à sec ils n'aient plus d'autre ressource pour trouver de l'eau que de se creuser avec leurs trompes et leurs défenses de véritables puits. Sur la côte même, en deçà du promontoire de Pytholaüs, il y a deux immenses lacs, l'un d'eau saumâtre auquel on donne le nom de mer, l'autre d'eau douce qui nourrit force hippopotames et force crocodiles, et sur les bords duquel le papyrus croît en abondance. On rencontre aussi beaucoup d'ibis dans tout ce canton. Ajoutons qu'aux environs du promontoire de Pytholaüs, la pratique des mutilations corporelles commence à disparaître. Suit la région de l'encens, dite libanôtophore, dont le seuil est marqué par une pointe avancée que couronne un temple entouré d'une plantation de peupliers. Puis, à la même hauteur, dans l'intérieur des terres, courent l'Isidopotamie et une autre vallée (celle du Nil), couvertes l'une et l'autre de ces précieux arbustes qui donnent la myrrhe et l'encens. On y signale également la présence d'un grand réservoir qu'alimentent les eaux qui descendent des montagnes. Sur la côte, maintenant, on voit se succéder Léontoscopé, Pythangelû-limên, un canton qui, {outre la myrrhe et l'encens}, produit aussi beaucoup de fausse casse, puis, jusqu'au seuil de la Cinnamômophore, différentes vallées qui sont bordées d'arbres à encens dans toute leur longueur et qui portent les noms de leurs fleuves respectifs. Le fleuve qui marque la limite de la cinnamômophore offre cette particularité que le phloun croît sur ses bords en très grande quantité. Un autre fleuve fait suite à celui-là ; puis viennent le port Daphnûs et l'Apollonopotamie, qui produit, non seulement de l'encens, mais aussi de la myrrhe et du cinnamôme. Toutefois cette dernière plante croît en plus grande quantité dans les cantons de l'intérieur. Le mont Eléphas qu'on relève ensuite avance sensiblement dans la mer et précède : 1° une crique ou coupure formant une sorte de canal naturel ; 2° un port spacieux dit de Psyglatus ; 3° l'aiguade des Cynocéphales ; 4° le Notû-céras, qui est le dernier point saillant de toute cette côte. Car au delà, pour doubler ce promontoire et nous avancer au midi, «nous n'avons plus, dit Artémidore, ni relevés de ports, ni listes de noms de lieux, n'y ayant jamais eu d'exploration méthodique qui ait permis de ranger ce littoral extrême au nombre des terres connues». [16d,15] Il est à noter cependant que, même sur cette côte ultérieure, on signale encore la présence de colonnes et d'autels, dits de Pytholaüs, de Lichas, de Pythangelus, du Lion et de Charimostus, et portant, comme on voit, les mêmes noms que telle et telle localité de la côte parfaitement connue et explorée qui est comprise entre Diré et le Notû-céras ; mais à quelle distance se trouvent ces colonnes, ces autels ? C'est ce qu'on ignore absolument. Tout le pays est plein d'éléphants et de fourmis-lions, animaux singuliers qui ont les testicules renversés, la couleur fauve de l'or et le poil tout à fait ras. Ceux de l'Arabie ne l'ont pas au même degré. Le pays nourrit aussi des léopards d'une force prodigieuse et des rhinocéros. Il n'est pas exact de dire, comme le fait Artémidore, un peu bien légèrement pour un homme qui affirme ne parler que d'après ce qu'il a vu lui-même à Alexandrie, que la longueur du corps des rhinocéros diffère à peine de celle des éléphants ; et, à en juger du moins par l'individu que nous avons vu, nous, il y a entre les rhinocéros et les éléphants sous ce rapport à peu près la même différence que sous le rapport de la taille. Il n'est pas exact non plus de dire que la couleur de leur peau soit celle du buis, elle rappelle beaucoup plus celle de la peau de l'éléphant. De même taille que le taureau, les rhinocéros ressemblent beaucoup extérieurement, par la forme de leur museau surtout, au sanglier, si ce n'est qu'ils ont sur le nez une corne courte et comme aplatie, mais plus dure que pas un os, qui leur sert d'arme et leur rend les mêmes services qu'aux sangliers leurs défenses. Ils ont en outre deux gros plis, partant l'un de la nuque, et l'autre de la région lombaire, qui les enveloppent depuis l'échine jusque sous le ventre, comme pourraient le faire les orbes ou anneaux d'un serpent. C'est toujours d'après l'individu vivant que nous avons vu que nous donnons ces détails. Mais Artémidore ajoute quelques renseignements intéressants, celui-ci par exemple qui est caractéristique, que le rhinocéros est perpétuellement en guerre avec l'éléphant à qui il dispute ses pâturages, et que sa manoeuvre pour le combattre consiste à glisser son museau sous le ventre de l'éléphant et à le lui labourer avec sa corne, à moins que de sa trompe et de sa double défense l'éléphant ne le prévienne. [16d,16] Le même pays nourrit aussi beaucoup de girafes ou de camélopards, qui, en dépit de leur nom, n'ont aucun point de ressemblance avec le léopard ; le bariolage de leur robe, en effet, qui se trouve être à la fois rayée, tachetée, mouchetée, rappelle plutôt le pelage du daim. Ajoutons que le camélopard a la partie postérieure beaucoup plus basse que la partie antérieure, si bien qu'à voir ce train de derrière qui n'excède pas la taille d'un boeuf et ces jambes de devant, aussi longues pour le moins que celles du chameau, on croirait l'animal toujours assis ; mais, comme son cou en revanche est très droit et très élevé, sa tête dépasse de beaucoup celle du chameau. J'ajouterai que ce défaut de proportion entre les différentes parties de son corps m'empêche de croire que le camélopard soit doué d'une vitesse aussi grande que le dit Artémidore, qui le représente comme supérieur sous ce rapport à tous les animaux connus. On ne saurait le ranger non plus au nombre des animaux sauvages mais bien plutôt au nombre des animaux domestiques, tant il se montre peu farouche. Artémidore signale encore la présence dans le pays de sphinx, de cynocéphales et de cèbes, animaux étranges, qui passent pour avoir la face d'un lion, le corps d'une panthère et la taille d'un daim. Il s'y trouve aussi, paraît-il, des taureaux sauvages, des taureaux carnivores, qui surpassent singulièrement en force et en vitesse les taureaux de nos pays, et qui sont de couleur rousse. Quant au crocutta, Artémidore en parle comme d'un animal hybride, produit de l'accouplement d'un loup et d'une chienne. Métrodore de Scepsis parle du même animal dans son traité de l'habitude, mais tout ce qu'il en dit paraît fabuleux et ne mérite pas qu'on s'y arrête. Il y aurait enfin, si l'on en croit Artémidore, dans ce même pays, des serpents longs de 30 coudées et assez forts pour pouvoir étouffer éléphants et taureaux ; or c'est là une assertion relativement modérée, et les serpents de l'Inde et de la Libye, ces serpents sur le dos desquels on voit soi-disant l'herbe pousser, sont bien autrement fabuleux. [16d,17] Dans toute la Troglodytique, les populations mènent la vie nomade. Chaque tribu a son chef, son tyran. Les femmes et les enfants sont possédés en commun : il n'y a d'exception que pour les femmes et les enfants des chefs, et quiconque s'est rendu coupable d'adultère avec l'une des femmes du chef est puni d'une amende consistant dans le paiement d'un mouton. Les Troglodytes apportent le même soin que leurs femmes à se peindre les sourcils et le dessous des yeux avec de la poudre d'antimoine, et, comme elles, ils s'entourent le cou de coquilles enfilées {en guise d'amulettes} pour conjurer les charmes. Le grand sujet de querelle entre les différentes tribus est la possession des pâturages. Au commencement, on ne fait que se pousser avec les mains, puis on se lance des pierres, et, à la première blessure, on en vient aux flèches et aux couteaux ; mais les femmes interviennent et leurs supplications mettent fin au combat. Le fond de la nourriture des Troglodytes consiste en une espèce de hachis de viande et d'os qu'ils roulent ensemble dans la peau même, et qu'ils font cuire ensuite; on pourrait donc leur donner la double qualification d'ostophages et de dermatophages aussi bien que le nom de créophages. Les cuisiniers toutefois (les impurs, comme ils les appellent) ont encore plusieurs autres façons d'apprêter la viande : avec du sang et du lait mélangés, par exemple, ils font un excellent ragoût. Il y a aussi deux espèces de boisson, pour les gens du commun l'infusion de paliure, et pour les chefs le mélicras, lequel se prépare avec le miel qu'on exprime d'une certaine fleur. L'hiver, pour les Troglodytes, commence avec les vents étésiens, car il est notoire que ce sont ces vents qui amènent les grandes pluies ; ils ont l'été le reste du temps. Leur habitude est d'aller nus, mais il leur arrive aussi de se vêtir de peaux. Ils portent toujours une massue à la main. La colobie ou simple incision du prépuce ne leur suffit pas, et beaucoup d'entre eux subissent la circoncision proprement dite à la façon des Egyptiens. Les Ethiopiens Mégabares ajoutent à leurs massues des pointes en fer, et se servent en outre de lances et de boucliers faits de cuir cru, tandis que les autres Ethiopiens n'ont pour armes que l'arc et la lance. Voici comment chez certaines tribus troglodytes on procède à la sépulture des morts : on commence par attacher solidement le cou aux jambes au moyen de baguettes de paliure, et tout de suite après, avec un entrain joyeux, voire avec de grands éclats de rire, on fait pleuvoir sur le corps une grêle de pierres, jusqu'à ce qu'il en soit couvert et qu'on n'en puisse plus rien voir ; on plante alors une corne de chèvre au haut du tas de pierres, et, cela fait, on se disperse. Les Troglodytes ne marchent jamais que la nuit, et, avant de se mettre en route {avec leurs troupeaux}, ils attachent des clochettes au cou des mâles pour que le bruit écarte les bêtes féroces. Ils se servent aussi contre ces dangereux ennemis de l'éclat des torches et de l'adresse de leurs archers ; enfin il leur arrive souvent, pour la sûreté de leurs troupeaux, d'allumer de grands feux et de veiller auprès en chantant certaines mélopées. [16d,18] Après cette digression sur les Troglodytes et les Ethiopiens leurs voisins, Artémidore revient aux Arabes, et, partant du Posidium, il passe en revue les différentes tribus qui bordent le golfe Arabique et qui font face aux Troglodytes. Le Posidium, il le dit lui-même, se trouve encore plus enfoncé dans les terres que ne l'est l'extrémité du golfe Aelanitès. Tout de suite après est le Phoenicôn, lieu largement arrosé, qu'entoure une sorte de vénération publique, tant il contraste heureusement avec le reste de la contrée, laquelle est absolument brûlée par le soleil et manque à la fois d'eau et d'ombre. Ajoutons que les arbres du Phoenicôn donnent des fruits en quantité véritablement prodigieuse. La surintendance du bois sacré appartient à un homme et à une femme que leur naissance a désignés pour cet office : l'un et l'autre s'habillent de peaux de bêtes, tirent toute leur nourriture des palmiers et dorment dans de petites cahutes de feuillage qu'ils se sont construites au haut des arbres par peur des bêtes féroces si nombreuses aux alentours. Au Phoenicôn succède une île, connue sous le nom d'île des Phoques à cause de la quantité de phoques qui en infestent les parages. Près de cette île est la pointe extrême de la grande presqu'île qui remonte jusque vers Pétra, le chef-lieu des Arabes Nabatéens, et jusqu'en Palestine, c'est-à-dire jusqu'au double marché où les Minaeens, les Gerrhaeens et toutes les tribus des pays voisins portent et vont vendre leur récolte d'aromates. La côte attenante à ce promontoire s'appelait primitivement la côte des Maranites, du nom de la tribu qui l'habitait, composée en partie d'agriculteurs, en partie de scénites ; aujourd'hui, elle a passé aux mains d'un autre peuple qui a exterminé le premier par trahison, et elle s'appelle du nom de ce peuple la côte des Garindaei. Les Maranites célébraient leur fête ou assemblée quinquennale, quand ils furent assaillis à l'improviste par les Garindaei, qui, non contents d'avoir massacré tous ceux qui étaient présents, se mirent à poursuivre les autres et les exterminèrent jusqu'au dernier. Passé la côte des Garindaei, on voit s'ouvrir devant soi le golfe Aelanite et commencer en même temps la Nabatée, laquelle forme une contrée aussi riche en hommes qu'elle est riche en troupeaux. Les Nabatéens n'habitent pas seulement le continent, ils occupent aussi les îles voisines. D'humeur tranquille et pacifique à l'origine, les Nabatéens finirent par s'adonner à la piraterie, et on les vit, montés sur de simples radeaux, enlever et piller les bâtiments venant d'Egypte. Mais ils en furent bientôt punis, car on envoya contre eux une forte escadre qui, fondant sur leurs ports à l'improviste, eut bientôt fait de dévaster tous leurs établissements. A la Nabatée succède un pays de plaine où abondent les grands arbres et les belles eaux, et qui nourrit toute espèce de troupeaux, surtout des troupeaux d'hémiones. Les chameaux sauvages les cerfs, les antilopes s'y trouvent aussi en très grand nombre, et l'on peut en dire autant des lions, des léopards et des loups. En vue de cette plaine est l'île Dia, puis vient un golfe, qui peut mesurer 500 stades environ et que des montagnes enserrent de toute part en ne lui laissant qu'une entrée étroite et difficile. Sur les bords habite toute une population de chasseurs très ardents à poursuivre les hôtes du désert. Trois îles succèdent à ce golfe, toutes trois inhabitées et couvertes d'oliviers, qui, fort différents des nôtres, constituent une espèce particulière au pays, dite à cause de cela éthiopique, et dont la larme est même censée posséder des vertus ou propriétés médicales. Le rivage qui fait suite immédiatement est de nature pierreuse, puis commence une côte très âpre de 1000 stades environ, qui, entièrement dépourvue de ports et d'ancrages, offre de sérieuses difficultés à la navigation. Tout le long de cette côte règne une chaîne de montagnes, à la fois très hautes et très escarpées, dont le pied s'avance jusque dans la mer et y forme des écueils sur lesquels un vaisseau risque de se perdre sans pouvoir être secouru, surtout à l'époque des vents étésiens et des grandes pluies que ces vents amènent. Un golfe s'ouvre ensuite, dans lequel on aperçoit quelques îles éparses, puis on relève l'une après l'autre trois dunes de sable noir, extrêmement élevées, avant d'atteindre le port de Charmothas. Ce dernier port mesure quelque chose comme 100 stades de tour, mais a une entrée tellement étroite, qu'il y a danger pour n'importe quelle embarcation à la franchir. Ajoutons qu'un fleuve y débouche et qu'il s'y trouve au beau milieu une île ombragée de grands arbres et propre à toute espèce de culture. Après qu'on a rangé une côte d'aspect très âpre et dépassé encore plusieurs golfes ou enfoncements, on arrive à la hauteur d'une contrée possédée {en partie} par des nomades, qui ne vivent et ne subsistent, on peut dire, que par leurs chameaux, ceux-ci leur servant à la fois pour la guerre, pour les voyages, pour les transports, et leur fournissant leur lait comme boisson et leur chair comme aliment. Le territoire occupé par ces peuples est traversé par un fleuve qui roule des paillettes d'or ; malheureusement ils ne savent pas mettre en oeuvre le précieux métal. La nation des Dèbes (tel est le nom qu'on leur donne) se partage en tribus nomades et en tribus agricoles. {C'est par exception que j'ai nommé les Dèbes}, en général je passe sous silence les noms des tribus que je rencontre, ils sont si peu connus en vérité ! et d'autre part leur forme étrange les rend pour nous si difficiles à prononcer et à transcrire. Du reste, les populations qui confinent aux Dèbes ont un air plus civilisé, ce qui tient apparemment à la nature plus tempérée de la côte qu'ils habitent : il est de fait que cette côte est bien pourvue de cours d'eau et qu'elle reçoit en outre des pluies abondantes. J'ajouterai qu'il s'y trouve des mines d'or et que dans ces mines l'or ne se présente pas en simples paillettes, mais bien à l'état de pépites, grosses au moins comme un noyau, au plus comme une noix, mais le plus habituellement comme une nèfle, et n'ayant avec cela besoin que d'un très léger affinage. Les gens du pays percent ces pépites et les enfilent en les faisant alterner avec de petites pierres transparentes, puis ils s'en entourent les poignets et le cou. Ils vendent leur or aux populations voisines à un prix très bas, en donnant le triple pour du cuivre, le double pour du fer et le décuple pour de l'argent, ce qui s'explique, tant par leur inexpérience métallurgique que par cette circonstance, que les autres métaux qu'ils prennent en échange de leur or manquent absolument dans leur pays et sont bien autrement nécessaires aux besoins et aux usages de la vie. [16d,19] Le pays qui fait suite à celui-là appartient à la plus puissante nation de l'Arabie, aux Sabéens, et constitue aussi la partie de l'Arabie la plus fertile, la plus heureuse. Il produit à la fois la myrrhe, l'encens, le cinnamome, sans compter le balsamier qui croît de préférence sur la côte et une autre herbe fort odoriférante, dont le parfum malheureusement s'évapore très vite. Le palmier odorant et le calamus s'y rencontrent également. En fait d'animaux, il s'y trouve de petits serpents longs d'une spithame et d'un rouge éclatant, qui sautent à la ceinture du piéton et lui font des morsures sans remède. Les Sabéens subissent l'influence d'un pays aussi plantureux : ils sont mous et nonchalants. La plupart d'entre eux, pour dormir, montent dans les arbres et s'y font {un lit} sur les branches. Ils s'en remettent aux autres du soin de transporter leurs marchandises et les confient à leurs voisins pour qu'à leur tour ceux-ci les fassent passer de main en main jusqu'en Syrie et en Mésopotamie. Sujets aux maux de tête, par suite de l'atmosphère trop chargée de parfums dans laquelle ils vivent, les Sabéens les dissipent à l'aide de fumigations d'asphalte et de barbe de bouc. Mariaba, leur capitale, est située sur une montagne couverte d'arbres magnifiques et sert de résidence à un roi, qui est non seulement le juge suprême des contestations de ses sujets, mais qui dispose en maître de tout dans ses Etats. Seulement, il est interdit à ce roi de sortir de son palais, autrement il risquerait d'être lapidé sur l'heure par la foule qu'un très ancien oracle autorise dans ce cas à s'ameuter contre lui. A l'intérieur de son palais, le roi et ceux qui l'entourent mènent la vie la plus molle, la plus efféminée. Quant au peuple, il partage ses soins entre l'agriculture et le commerce, et son commerce ne se borne pas à écouler les aromates que produit le pays : les marchands sabéens tirent beaucoup d'aromates aussi de l'Ethiopie. On les voit à cet effet sur leurs barques de cuir passer et repasser le détroit. Ajoutons que l'abondance de cette denrée est telle dans toute la Sabée, qu'on y brûle le cinnamome, la casse et les autres aromates comme on brûle ailleurs les broussailles et le bois pour se chauffer. Le larimnum, le plus odorant de tous les aromates, croît aussi dans la Sabée. C'est au commerce que les Sabéens doivent d'être devenus, avec les Gerrhéens, la nation la plus riche de toute l'Arabie. Comme les Gerrhéens, ils ont un très grand luxe d'ameublement, de vaisselle d'or, d'argenterie, un très grand luxe aussi de lits, de trépieds, de cratères et de coupes, bien en rapport du reste avec la magnificence d'habitations, dans lesquelles les portes, les murs, les toits, ont des revêtements d'ivoire, d'or et d'argent incrustés de pierres précieuses. Voilà ce que dit Artémidore {de plus intéressant} au sujet des Arabes, car dans tout le reste de sa description ou bien il se rencontre avec Eratosthène, ou bien il se borne à citer textuellement les autres historiens. [16d,20] Après avoir cité par exemple l'opinion de certains auteurs qui prétendent que la mer {Australe} a reçu le nom d'Erythrée {ou de mer Rouge} parce que ses eaux semblent se colorer en rouge par l'effet de la réfraction de la lumière, soit de la lumière qui vient directement du soleil quand cet astre est parvenu au point le plus élevé de sa course, soit de celle que dégagent les rochers du littoral chauffés et rougis par les feux du jour, Artémidore cite encore l'opinion de Ctésias de Cnide, lequel croit plutôt à l'existence d'une source déversant dans la mer une eau rougeâtre et chargée de minium ; il cite de même tout au long ce qu'Agatharchide, compatriote de Ctésias, dit avoir recueilli de la bouche d'un certain Boxus, originaire de la Perse, au sujet du Perse Erythras, {gardien} d'un des haras {royaux}. Une lionne, exaspérée par la piqûre d'un taon, avait chassé devant elle jusqu'à la mer, voire plus loin, jusque dans une île qu'un bras de mer sépare de la côte, toutes les bêtes du haras. Erythras s'était alors construit un solide radeau, et il avait passé dans l'île où jamais homme avant lui n'avait mis le pied. Il l'avait trouvée pourvue de tous les avantages qui rendent une terre habitable, si bien qu'après avoir ramené à terre le troupeau fugitif il s'était occupé de réunir une colonie, et cette colonie avait peuplé, non seulement l'île en question, mais plusieurs autres îles encore des mêmes parages, ainsi que la côte qui leur fait face ; après quoi il avait donné son nom à la mer elle-même. Artémidore mentionne aussi l'opinion qui fait d'Erythras un fils de Persée et qui le fait régner sur toute cette contrée. A notre tour, nous rappellerons que quelques géographes comptent depuis les passes du golfe Arabique jusqu'à l'extrémité de la Cinnamômophore un trajet de 5000 stades, mais sans préciser si cette partie de la côte se dirige au midi ou au levant. Un autre renseignement digne d'intérêt, que nous fournissent quelques auteurs, c'est qu'on trouve l'émeraude et le béryl dans les mines d'or du pays. Enfin, au dire de Posidonius, il y aurait en Arabie jusqu'à du sel odoriférant. [16d,21] Les Nabatéens et les Sabéens, qui sont les premiers peuples qu'on rencontre dans l'Arabie Heureuse au-dessus de la Syrie, faisaient de fréquentes incursions dans cette dernière contrée avant que les Romains l'eussent rangée au nombre de leurs provinces ; mais aujourd'hui Nabatéens et Sabéens, à l'imitation des Syriens, ont fait leur soumission aux Romains. La capitale des Nabatéens, Pétra, tire son nom de cette circonstance particulière, que, bâtie sur un terrain généralement plat et uni, elle a tout autour d'elle comme un rempart de rochers (petra), qui, escarpé et abrupt du côté extérieur, contient sur son versant intérieur d'abondantes sources, précieuses pour l'alimentation de la ville et l'arrosage des jardins. Hors de cette enceinte de rochers, le pays n'est plus guère qu'un désert, surtout dans la partie qui avoisine la Judée. Depuis Pétra jusqu'à Hiéricho, qui est de ce côté la ville la plus proche, on compte trois ou quatre journées ; on en compte cinq {dans la direction opposée} jusqu'au Phoenicôn. Pétra a un roi particulier toujours issu du sang royal nabatéen, mais celui-ci délègue ses pouvoirs à un des compagnons de son enfance, qui a le titre de ministre et qu'il appelle son frère. Il règne à Pétra un ordre parfait, j'en ai pour preuve ce que le philosophe Athénodore, mon ami, qui avait visité Pétra, me contait avec admiration : il avait trouvé fixés et domiciliés dans Pétra un grand nombre de Romains parmi d'autres émigrants étrangers, et, tandis que les étrangers étaient perpétuellement en procès soit entre eux soit avec les gens du pays, jamais ceux-ci ne s'appelaient en justice, vivant toujours en parfaite intelligence les uns avec les autres. [16d,22] Ce qui nous a encore beaucoup appris sur les curiosités de l'Arabie, c'est la récente expédition des Romains, expédition entreprise de nos jours et commandée par Aelius Gallus. César Auguste avait confié à Gallus la mission de sonder les dispositions des Arabes et d'explorer en même temps leur pays, ainsi que le pays des Ethiopiens, leurs voisins. Frappé de la proximité où est par rapport à l'Ethiopie la Troglodytique, laquelle confine d'autre part à l'Egypte, frappé en même temps du peu de largeur du golfe Arabique à l'endroit où il sépare l'Arabie de la Troglodytique, Auguste avait songé à négocier une alliance avec les Arabes ou à s'assurer la soumission de ce peuple par les armes. Une autre raison l'avait déterminé, c'est qu'il avait entendu vanter la richesse séculaire de ce peuple, qui échange ses parfums, ses pierres précieuses, contre l'or et l'argent des autres nations, sans jamais rien dépenser ni rien écouler au dehors de ce qu'il a ainsi reçu en paiement ; il avait donc tout lieu d'espérer trouver dans les Arabes ou bien des amis riches capables de l'aider de leurs trésors, ou bien de riches ennemis faciles à vaincre et à dépouiller. Et ce qui achevait d'exalter sa confiance, c'est qu'il croyait pouvoir compter sur l'amitié des Nabatéens, qui lui avaient promis de l'assister dans toutes ses entreprises. [16d,23] Voilà sur quelles assurances Auguste fit partir l'expédition de Gallus ; mais celui-ci se laissa tromper par le ministre du roi nabatéen Syllicus, qui, après lui avoir promis de lui servir de guide en personne, d'assurer ses approvisionnements et de lui prêter en tout un loyal concours, ne fit, au contraire, que le trahir, ne lui indiquant jamais la route la plus sûre, soit pour sa flotte le long des côtes, soit pour son armée dans l'intérieur des terres, engageant l'armée dans des chemins impraticables par exemple, ou bien l'amenant, après d'interminables détours, dans des lieux où tout manquait, engageant de même la flotte, au bout d'une longue côte droite et dépourvue d'abris, au milieu de bas-fonds hérissés de rochers à fleur d'eau, où le danger du flux et du reflux, toujours si redoutable pour les vaisseaux romains, se trouvait singulièrement aggravé. La première faute avait été de construire des vaisseaux longs, alors qu'il n'y avait point de guerre maritime engagée et qu'on ne pouvait guère s'attendre à en voir éclater une : car les Arabes, qui ne sont rien moins que belliqueux sur terre en leur qualité de marchands et de trafiquants, sont naturellement sur mer encore moins hardis. Gallus n'y avait pas songé et avait fait construire jusqu'à quatre-vingts birèmes, trirèmes et phasèles à Cléopatris, sur le vieux canal du Nil. Plus tard seulement il reconnut son erreur, et, s'étant commandé cent trente transports, il s'y embarqua avec dix mille hommes environ, tous fantassins, tirés des légions romaines et des troupes auxiliaires d'Egypte, lesquelles lui avaient fourni notamment cinq cents Juifs et mille Nabatéens aux ordres de Syllaeus. Après quinze jours d'une traversée pénible et malheureuse, il arriva à Leucécômé, qui est le grand marché des Nabatéens : il avait perdu une bonne partie de ses embarcations (quelques-unes même avec leur équipage), mais du fait de la mer uniquement et à cause des difficultés de la navigation ; l'ennemi n'y avait été pour rien, et la responsabilité de ce désastre incombait tout entière à Syllaeus, qui, méchamment, avait affirmé que la route de terre jusqu'à Leucécômé n'était point praticable pour une armée, quand les caravanes exécutent sans cesse entre Pétra et Leucécômé le voyage d'aller et retour sans accident et en toute sécurité, et cela avec un nombre d'hommes et de chameaux qui ne diffère en rien de l'attirail d'une armée véritable. [16d,24] Du reste, si pareille trahison avait pu se produire, c'est que le roi Obodas, par une négligence commune à tous les rois arabes, s'occupait à peine des affaires publiques, et surtout des affaires militaires, se reposant sur son ministre Syllaeus du soin de les conduire et de les administrer. Mais, maintenant, quand je réfléchis aux procédés de Syllaeus et à sa façon d'user en tout et toujours de ruse et de perfidie, j'ai idée qu'il s'était proposé pour but, en guidant les Romains dans leur expédition et en les aidant à réduire quelques-unes des forteresses et des tribus de l'Arabie, d'explorer le pays pour son propre compte et d'en rester seul maître quand la faim, la fatigue et les maladies, jointes au bon effet de ses ruses et machinations, l'aurait débarrassé de la présence de ses alliés. Et de fait, quand Gallus atteignit Leucécômé, son armée était déjà très éprouvée par la stomacaccé et la skélotyrbé, maladies du pays, causées, dit-on, par la mauvaise qualité des eaux et des herbes, et caractérisées, la première, par une altération des gencives, et la seconde, par une sorte de paralysie des membres inférieurs ; aussi, fut-il obligé, après avoir passé l'été à Leucécômé, d'y rester encore tout l'hiver pour laisser à ses malades le temps de se remettre. D'habitude les marchandises étaient transportées de Leucécômé à Pétra, d'où elles gagnaient Rhinocolura, ville phénicienne voisine de la frontière d'Egypte, pour être expédiées de là dans toutes les directions, mais aujourd'hui la plus grande partie des marchandises gagnent Alexandrie par la voie du Nil : on les amène par mer de l'Arabie et de l'Inde jusqu'à Myoshormos, on leur fait ensuite traverser le désert à dos de chameaux, jusqu'à une ville de la Thébaïde, Coptos, qui est située sur le canal du Nil, {puis} de là, on les dirige sur Alexandrie. Gallus put enfin quitter Leucécômé et se remettre en route avec son armée ; mais telle était la sécheresse du pays qu'il traversait, qu'il dut faire porter l'eau à dos de chameaux : c'était encore là un méchant tour de ses guides, et qui retarda singulièrement son arrivée dans les Etats d'Arétas, parent d'Obodas. Celui-ci du moins l'accueillit avec bienveillance, il alla même jusqu'à lui offrir de riches présents ; mais Sylloeus, par ses trahisons, trouva moyen de lui susciter des embarras, même sur cette terre amie. Ainsi l'armée mit trente jours à la traverser, ne trouvant sur son passage, à cause des mauvais chemins qu'on lui avait fait prendre, que de l'épeautre, de rares palmiers et du beurre au lieu d'huile. La contrée qu'elle dut franchir tout de suite après celle-là n'était peuplée que de nomades et constituait dans sa majeure partie un vrai désert : on l'appelait l'Ararène, et elle avait pour roi Sabus. Egaré encore une fois par les fausses indications de ses guides, Gallus employa cinquante jours à traverser ce désert et à atteindre la ville de Négrana et l'heureuse contrée qui l'entoure. Le roi du pays s'était enfui, et sa ville fut enlevée d'assaut. Six jours après, l'armée arrivait au bord du fleuve de {...}, les Barbares l'y attendaient et lui livrèrent bataille : dix mille des leurs succombèrent et du côté des Romains deux hommes seulement furent tués ; mais ces Barbares sont très peu belliqueux de leur nature, et rien n'égale la maladresse avec laquelle ils manient leurs différentes armes, l'arc, la lance, l'épée, la fronde, voire même la hache à double tranchant qui était l'arme du plus grand nombre. Plus loin Gallus prit la ville d'Asca que son roi avait également abandonnée ; puis, marchant sur Athrula, il s'en empara sans coup férir, y mit garnison et s'y approvisionna largement surtout en blé et en dattes ; après quoi il poussa en avant jusqu'à Marsiaba, chez les Rhammanites, nation qui avait alors pour roi Ilasar. Il attaqua cette ville et la bloqua six jours durant, mais le manque d'eau lui fit lever le siège. Il n'était plus là qu'à deux journées de marche du pays des Aromates, à ce que donnaient à entendre les rapports des prisonniers. Son expédition, par la faute de ses guides, lui avait donc pris six grands mois. Il comprit, en effectuant son retour, ce qui s'était passé, et parce qu'on finit par lui révéler la trahison de Syllaeus, et parce que, pour revenir, il ne suivit pas les mêmes chemins. Ainsi, en neuf jours, il avait regagné Négrana où s'était livrée la bataille, une autre marche de onze jours l'amena à une localité dite des Sept-Puits parce qu'il s'y trouve effectivement ce nombre de puits, et de là, traversant une contrée parfaitement paisible, il atteignit le bourg de Chaalla, et, plus loin, sur le bord d'une rivière, celui de Malotha. Il eut ensuite à franchir un désert, mais un désert où se trouvaient encore quelques puits ou aiguades, et finit par atteindre Egracômé, localité maritime dépendante du territoire d'Obodas. Or tout ce voyage de retour s'était effectué en soixante jours, quand l'aller avait pris six mois. D'Egracômé, il fit repasser le golfe à son armée, atteignit Myoshormos en onze jours, franchit rapidement l'espace qui le séparait de Coptos, et, avec tous les hommes {valides et} transportables qui lui restaient, s'embarqua sur le canal pour Alexandrie. Il avait perdu tout le reste non par les coups de l'ennemi (les différents combats ne lui ayant coûté en tout que sept hommes), mais par le fait des maladies, des fatigues, de la faim, et des fautes volontaires de ses guides, lesquels furent cause en somme que l'expédition ne profita pas autant qu'elle aurait dû à la connaissance géographique du pays. Quant à Syllaeus, le vrai coupable, il subit sa peine à Rome : malgré ses protestations de dévouement, il fut convaincu, non seulement de trahison dans cette dernière circonstance, mais de maint autre méfait antérieur, et eut la tête tranchée. [16d,25] Le pays des Aromates forme, avons-nous dit, quatre divisions. Des différents aromates auxquels il doit son nom, les uns, comme l'encens et la myrrhe, sont recueillis sur des arbres proprement dits ; {tandis que le cinnamôme l'est sur de simples} arbustes et que la casse vient sur le bord des lacs, des étangs. Quelques auteurs toutefois prétendent que la plus grande partie de la casse que les Arabes exportent leur vient de l'Inde, de même qu'ils tirent leur meilleur encens de la frontière de Perse. D'après une division différente, l'Arabie Heureuse formerait cinq Etats comprenant, le premier les guerriers qui sont chargés de pourvoir à la sûreté générale, le second les cultivateurs qui approvisionnent de blé le reste du pays, le troisième les artisans, tandis que le quatrième et le cinquième produisent, l'un la myrrhe, et l'autre l'encens, sans parler de la casse, du cinnamôme et du nard communs à tous les deux. Personne ne peut passer d'un état dans un autre et chacun doit rester attaché à la profession paternelle. On ne boit guère d'autre vin dans le pays que du vin de palmier. Les frères passent toujours avant les enfants. Et le droit de primogéniture règle, non seulement la succession au trône, mais en général la transmission de toutes les charges ou magistratures. La communauté des biens existe entre tous les membres d'une même famille, mais il n'y a qu'un maître, qui est toujours le plus âgé de la famille. Ils n'ont aussi qu'une femme pour eux tous ; celui qui, prévenant les autres, entre le premier chez elle, use d'elle après avoir pris la précaution de placer son bâton en travers de la porte (l'usage veut que chaque homme porte toujours un bâton). Jamais, en revanche, elle ne passe la nuit qu'avec le plus âgé, avec le chef de la famille. Une semblable promiscuité les fait tous frères les uns des autres. Ajoutons qu'ils ont commerce avec leurs propres mères. En revanche l'adultère, c'est-à-dire le commerce avec un amant qui n'est pas de la famille, est impitoyablement puni de mort. La fille de l'un des rois du pays, merveilleusement belle, avait quinze frères, tous éperdument amoureux d'elle, et qui, pour cette raison, se succédaient auprès d'elle sans relâche. Fatiguée de leurs assiduités, elle s'avisa, dit-on, du stratagème que voici : elle se procura des bâtons exactement semblables à ceux de ses frères, et, quand l'un d'eux sortait d'auprès d'elle, elle se hâtait de placer contre la porte le bâton pareil à celui du frère qui venait de la quitter, puis, peu de temps après, le remplaçait par un autre, et ainsi de suite, en ayant toujours bien soin de ne pas y mettre le bâton pareil à celui du frère dont elle prévoyait la visite. Or, un jour que tous les frères étaient réunis sur la place publique, l'un d'eux s'approcha de sa porte et à la vue du bâton comprit que quelqu'un était avec elle ; mais, comme il avait laissé tous ses frères ensemble sur la place, il crut à un flagrant délit d'adultère, courut chercher leur père et l'amena avec lui. Force lui fut de reconnaître en sa présence qu'il avait calomnié sa soeur. [16d,26] Les Nabatéens sont sobres et parcimonieux au point que la loi chez eux frappe d'une amende celui qui a écorné son bien et décerne au contraire des honneurs à celui qui l'a augmenté. Comme ils ont peu d'esclaves, ils sont servis habituellement par des parents, à charge de revanche bien entendu; bien souvent il leur arrive aussi de se servir eux-mêmes, et cette nécessité s'étend jusqu'aux rois. Ils prennent leurs repas par tables de treize, et à chaque table sont attachés deux musiciens. Le roi a une grande salle qui lui sert à donner de fréquents banquets. Dans ces banquets personne ne vide plus de onze coupes (l'usage est, chaque fois qu'on a bu, d'échanger contre une autre la coupe d'or que l'on vient de vider). Le roi, ici, est si mêlé à la vie commune, que, non content de se servir souvent lui-même, il sert parfois les autres de ses propres mains. Quelquefois aussi il est tenu de rendre des comptes à son peuple et voit alors toute sa conduite soumise à une sorte d'examen public. Les habitations, construites en très belle pierre, sont magnifiques, mais les villes n'ont pas de mur d'enceinte par la raison que la paix est l'état habituel du pays. Le sol de la Nabatée est généralement fertile et productif, l'olivier est le seul arbre auquel il ne convienne pas, aussi {à défaut d'huile d'olive} ne se sert-on que d'huile de sésame. Les moutons ont tous la laine blanche ; les boeufs sont grands ; le pays ne nourrit pas de chevaux, mais les chameaux en tiennent lieu et les suppléent en tout. Les Nabatéens ne portent pas de tunique et vont vêtus de simples caleçons et chaussés de babouches, même les rois ; seulement pour les rois, caleçons et babouches sont teints en pourpre. Il est certains articles que les Nabatéens tirent complètement du dehors et d'autres qu'ils n'en tirent qu'en partie, vu que leur propre pays leur en fournit déjà, tel est le cas pour l'or, l'argent et la plupart des aromates; pour ce qui est du cuivre, du fer, des tissus de pourpre, du styrax, du safran, des costaries, de l'orfèvrerie, des tableaux, des sculptures, l'industrie indigène ne fournissant rien, ils tirent tout de l'étranger. Aux yeux du Nabatéen, les restes mortels n'ont pas plus de prix que du fumier, croyance analogue à cette pensée d'Héraclite : «L'homme mort ne vaut pas le fumier qu'on jette dans les rues». Conséquemment, ils enterrent leurs rois eux-mêmes à côté de leurs trous à fumier. Le soleil est pour les Nabatéens l'objet d'un culte particulier, ils lui dressent des autels sur les terrasses de leurs maisons, et là chaque jour, pour l'honorer, ils font des libations et ils brûlent de l'encens. [16d,27] Ce passage d'Homère : «Puis je visitai encore les Ethiopiens, les Sidoniens, les Erembes» (Od. IV, 84) offre plus d'une difficulté : d'une part, en ce qui concerne les Sidoniens, on ne sait pas si le Poète a voulu désigner certain peuple du même nom établi dans le golfe Persique et dont les Sidoniens de notre mer Intérieure ne seraient qu'une colonie, comme on prétend que nos Tyriens et nos Aradiens ne sont que des colons venus de certaines îles du golfe Persique appelées aussi Tyr et Aradus, ou s'il a entendu désigner les Sidoniens mêmes de la Phénicie. Encore moins sait-on si sous le nom d'Erembes il faut reconnaître les Troglodytes, comme font certains auteurs, qui, recourant à l'étymologie (procédé d'argumentation toujours un peu violent), dérivent ce nom des mots g-eis g-tên g-eran g-embainein, se blottir sous terre, ou s'il convient plutôt de l'entendre des Arabes. C'est à ce dernier parti que se sont rangés et Zénon (notre Zénon) et Posidonius : mais, tandis que Zénon, changeant hardiment la leçon consacrée, introduit dans le texte le mot Arabas g-kai g-Sidonious g-Arabas g-te. Posidonius, avec plus de vraisemblance, parce qu'il touche à peine au texte, propose de corriger simplement Erembous en Arambous ; et de voir dans ce nom ainsi modifié la forme primitive du nom d'Arabes, seule usitée au temps d'Homère. Il est probable qu'en faisant cela Posidonius avait en vue ces trois peuples, si proches voisins les uns des autres et si manifestement frères, à qui, pour cette raison, l'on a donné des noms de formes si rapprochées, les noms d'Arméniens, d'Araméens, d'Arambes : car, s'il est aisé de concevoir qu'une nation une à son origine finisse, sous l'influence des changements de plus en plus marqués que produit dans son sein la différence des climats, par se diviser en trois rameaux distincts, il est naturel aussi de penser qu'on n'a pas dû se contenter d'un seul nom pour désigner ces trois rameaux une fois formés et que chacun a dû recevoir le sien. Quelques auteurs proposent bien encore de lire dans le passage d'Homère Eremnous (noirs) au lieu d'Erembous, mais cette leçon n'est pas admissible, vu le sens du mot qui s'appliquant beaucoup mieux aux Ethiopiens {ferait par conséquent double emploi}. Enfin {pourquoi Homère n'eût-il pas parlé des Arabes ?} Il parle bien des Arimes (Il. II, 783), et il le fait de telle manière que ce nom, chez lui, ainsi que Posidonius le démontre, ne saurait s'appliquer à aucune localité particulière, soit de la Syrie, soit de la Cilicie, soit d'ailleurs, mais désigne évidemment la Syrie elle-même, puisque la Syrie avait pour habitants les Araméens. Il pourrait se faire seulement que les Grecs eussent changé ce nom d'Aramaei en celui d'Arimaei, voire en celui d'Arimi : ils ont toujours aimé, on le sait, à changer les noms, les noms barbares surtout, à dire par exemple : Darius pour Dariécès, Parysatis pour Pharziris et Atargatis pour Athara (la Dercéto de Ctésias). On pourrait au surplus invoquer, comme un sûr garant de la réalité de cette richesse séculaire des Arabes le témoignage d'Alexandre lui-même, puisqu'il avait rêvé, dit-on, après son retour de l'Inde, d'établir chez les Arabes le siège de son empire. On sait qu'il était en plein cours de projets et de préparatifs, quand sa mort, survenue brusquement, vint tout mettre à néant. Or un de ses projets favoris était précisément celui-là, et il était bien décidé à le réaliser, que les Arabes l'appelassent d'eux-mêmes ou qu'il dût les réduire par la force ; et, comme, ni avant ni après son retour de l'Inde, il n'avait vu venir la députation qu'il attendait, c'est au parti de la guerre qu'il s'était arrêté, et il s'y préparait activement, ainsi qu'on a pu le lire dans ce qui précède.