[0] Les TRACHINIENNES. PROLOGUE DÉJANIRE. 1 — C'est une sagesse vieille comme le monde qui dit que de toute vie mortelle il faut attendre le terme avant d'affirmer qu'elle fut heureuse ou malheureuse. Hélas! je n'ai pas besoin d'être allée chez Hadès pour savoir combien l'infortune aura pesé sur la mienne. J'habitais encore à Pleuron, dans le palais d'Œnée mon père, lorsqu'un mariage se présenta pour moi tel qu'aucune femme d’Etolie n’en connut de plus affreux. Mon prétendant n'était autre que le fleuve Achélöos, et, pour demander ma main à mon père, il se rendait visible tour à tour sous la forme d'un taureau, d'un dragon aux replis chatoyants et d'un homme à tête de boeuf, dont le menton touffu laissait jaillir des fontaines d'eau vive! Pourvue d'un tel prétendant, pauvre fille que j'étais! je n'avais qu'un désir : être morte avant le jour de mes noces ! 18 Quelque temps après, par bonheur, survint l'illustre fils de Zeus et d’Alcmène. Il provoque l'autre en combat singulier et me délivre. Les phases de ce combat, que ceux-là les retracent qui les ont suivies de sang-froid : je n'ai rien vu. J'étais assise, éperdue, tremblant que ma beauté ne fît mon malheur. Enfin, Zeus arbitre nous accorda une heureuse issue. Mais dois-je dire heureuse? Depuis le jour que sa victoire m'unit à Héraclès, je nourris crainte sur crainte, je vis à cause de lui dans une anxiété continuelle, et d'une nuit à l'autre les chagrins succèdent aux chagrins. 31 Je lui ai donné des enfants; mais, comme un cultivateur qui possède un champ éloigné ne le visite qu'une fois pour les semailles, une fois pour la moisson, ainsi l'existence que mène mon mari le rend à son foyer et l'en éloigne sans cesse pour courir au service d'autrui. Aujourd'hui encore, bien qu'il ait glorieusement achevé ses fameux travaux, je tremble plus que jamais. 38 Depuis qu'il a tué Iphitos, nous vivons en exil à Trachis, où l'on nous offre l'hospitalité; car Héraclès est parti, nul ne sait où. Je sais seulement que son absence me plonge en d'amères inquiétudes. Je suis presque certaine qu'il traverse quelque dure épreuve : voilà quinze mois qu'il n'a pas donné de ses nouvelles. Oui, il traverse quelque épreuve périlleuse. Je pense aux tablettes qu'il m'a laissées en partant, et dont je demande souvent aux dieux qu'elles ne me portent pas malheur. 49 LA NOURRICE. — Déjanire, ma maîtresse, que de fois [50] je t'aurai vue tout en larmes te lamenter sur l'absence d'Héraclès ! Mais, voyons, s'il est permis à l'esclave de donner des conseils aux personnes libres, laisse-moi dire mon mot sur tes affaires. Tu as plusieurs enfants; pourquoi n'enverrais-tu pas l'un d'eux à la recherche de ton mari ? Hyllos me paraît tout désigné, pour peu que le bonheur de son père lui tienne à coeur. Le voici justement qui accourt... Si mon idée te semble bonne, il t'apporte l'occasion de la mettre à profit.(Paraît Hyllos.) DÉJANIRE. — Mon enfant, mon fils, les humbles sont quelquefois bien inspirés. Vois cette esclave : elle vient de montrer un jugement digne d'une femme libre. 64 HYLLOS. — Comment cela? Puis-je apprendre de quoi il s'agit, mère ? DÉJANIRE. — Elle dit que l'absence de ton père s'éternise et qu'un bon fils devrait s'inquiéter de savoir où il est. HYLLOS. — Mais je sais où il est, du moins s'il en faut croire les bruits qui courent. DÉJANIRE. — Et où dit-on qu'il séjourne, mon enfant? HYLLOS. — Toute l'année passée, il aurait travaillé aux gages d'une Lydienne. DÉJANIRE. — S'il s'est plié à pareille épreuve, à quoi ne faut-il pas s'attendre! HYLLOS. — Il aurait repris sa liberté, à ce que l'on rapporte. DÉJANIRE. — Mais enfin, vivant ou mort, où dit-on qu'il est? 74 HYLLOS. — En Eubée. Il assiège Eurytos dans sa capitale, ou se dispose à l'assiéger. DÉJANIRE. — Tu ignores peut-être, mon enfant, qu'il m'a laissé des oracles certains au sujet de ce pays? HYLLOS. — Lesquels, mère? Je ne sais de quoi tu veux parler. DÉJANIRE. — Ou bien il périra au cours de cette campagne, ou bien sa victoire doit lui assurer une vieillesse paisible. Lorsque sa destinée est dans la balance, mon enfant, ne lui viendras-tu pas en aide? Notre salut est lié à sa vie; sa perte entraînerait la nôtre. 86 HYLLOS. — J'irai donc, mère. Que ne m'a-t-on instruit de ces oracles ? Je l'aurais rejoint depuis longtemps. A vrai dire, sa fortune fidèle ne nous donnait guère lieu de trembler pour lui ni de craindre pour nous; mais aujourd'hui, mes yeux s'ouvrent, et je ne négligerai rien pour savoir exactement ce qu'il en est. DÉJANIRE. — Va, mon fils. Arriverais-tu après coup, apprendre une bonne nouvelle n'est jamais perdre son temps. (Sort Hyllos. Entrée du Choeur.) 94 CHANT DU CHŒUR O toi que dans son agonie enfante la nuit diaprée et qu'elle endort sur un lit flamboyant, Hélios, Hélios, c'est toi que j'interroge : Où est, dis-moi, le fils d'Alcmène ? Où peut-il séjourner, dis-moi, ô foyer de rayons splendides ! [100] Est-ce en quelque île des détroits ? Sur l'un ou l'autre continent ? Dis-le-moi, tout-puissant regard! Car, dans son cœur inassouvi, cette Déjanire, naguère si chèrement disputée, on m'apprend que, pareille à quelque oiseau en détresse, elle nourrit de pleurs ses yeux insatiables, de l'absent toujours occupée et toute à son anxiété, et qu'elle se morfond sur sa couche déserte, sans attendre du sort, hélas ! que des disgrâces. Souventes fois, lorsque, sans trêve, vont s'acharnant ou Notos ou Borée, ainsi qu'on voit les vagues, sur la mer, les unes recouvrant les autres, accourir, de même le héros Thébain d'épreuves chaque jour plus rudes autant que par les flots de Crète est secoué! Mais toujours un des dieux empêche que sans retour il ne se perde chez Hadès Soit dit sans te blesser, ce trop d'inquiétude, je ne l'approuve pas. je dis qu'il ne faut pas toujours décourager ton espérance. De sort affranchi des douleurs, jamais le roi tout-puissant, le fils de Cronos lui-même n'en assigne aux mortels; mais la joie et la peine alternent pour chacun, comme en leur parcours circulaire passent les étoiles de l'Ourse. Rien n'est constant pour les mortels, ni la nuit d'astres diaprée, ni les revers, ni la richesse; brusquement, quittant l'un, de l'autre s'approchant, ainsi va le bonheur, ainsi l'adversité. O reine, fais de ces pensées l'aliment de ton espérance... Et qui donc a jamais vu Zeus ne point veiller sur ses enfants ? 141 PREMIER ÉPISODE DÉJANIRE. — On t'a sans doute appris ce qui me tourmente, puisque tu viens me voir. Ah ! puisses-tu ne jamais l'éprouver, la souffrance qui me ronge, toi qui ne sais pas encore ce que c'est! La jeunesse a ses parcs où elle pâture à l'abri du grand soleil, de la pluie et des vents; elle croît, paisible, au sein des plaisirs, jusqu'à l'âge où la jeune fille prend le nom de femme et perd en une seule nuit son insouciance. Dès lors elle ne cessera plus [150] de trembler pour un mari ou pour des enfants. Il faut avoir soi-même passé par là pour comprendre les maux qui m'oppressent. J'ai beaucoup souffert, déjà, beaucoup pleuré, mais ce n'était rien auprès d'aujourd'hui. Tu vas en juger. La dernière fois qu'Héraclès, mon seigneur, a quitté la maison, il m'a laissé une tablette où il avait écrit autrefois ses dernières volontés. Souvent il était parti pour le péril, mais il n'avait pas cru devoir encore me la remettre, car jamais il ne doutait ni de son succès ni de son retour. Cette fois-ci, comme s'il n'était déjà plus, il m'expliqua quels biens me revenaient à titre d'épouse et comment il entendait partager ses possessions entre ses enfants. Il ajouta que son absence durerait un an et trois mois, ce délai devant marquer le terme soit de ses jours, soit de ses maux. Telle est, m'expliquait-il, la fin assignée par les dieux aux travaux d'Héraclès : par la voix des deux tourterelles, le vieux chêne dodonéen l'avait jadis prophétisée. Or le temps marqué est venu. Dans quel sens les destins vont-ils s'accomplir? A peine goûtais-je un peu de sommeil que l'anxiété m'a chassée du lit : s'il me fallait demeurer veuve du plus noble des êtres ! 178 LE CORYPHÉE. — Fais trêve à tes paroles : je vois un homme s'avancer, — un porteur de bonne nouvelle, si j'en crois, sur son front, cette couronne. 180 UN MESSAGER (accourant). — Déjanire, ma maîtresse, j'arrive le premier pour dissiper tes inquiétudes. Sache que le fils d'Alcmène est vivant et qu'il est vainqueur. Il consacre aux dieux indigènes des prémices qu'il rapporte du combat. DÉJANIRE. — Quel discours me tiens-tu là, vieillard? LE MESSAGER. — Bientôt, l'époux tant désiré franchira ce seuil, dans tout l'éclat de sa force victorieuse. DÉJANIRE. — De qui tiens-tu cela? D'un homme du pays, ou d'un étranger? 188 LE MESSAGER. — Au milieu d'un pré à boeufs, toute une foule se presse autour du courrier Lichas qui annonce la nouvelle. Dès que je l'ai sue, je n'ai fait qu'un bond jusqu'ici. Je voulais être bon premier à te l'apprendre, pensant que je trouverais mon profit à t'avoir fait plaisir. DÉJANIRE. — Mais Lichas, pourquoi n'est-il pas venu lui-même, s'il apporte une bonne nouvelle? 193 LE MESSAGER. — C'est qu'il n'avance pas comme-il-veut, femme. Tout le peuple Malien est là autour de lui à le questionner, tant qu'il ne peut plus mettre un pied devant l'autre. Chacun brûle de savoir, et les curieux ne le laissent point partir qu'il ne les ait satisfaits. C'est ainsi, malgré lui, qu'il s'attarde au gré des gens. Mais patience-: tu vas le voir bientôt paraître en personne. [200] DÉJANIRE. — O Zeus, seigneur des prairies vierges de l'Oeta, enfin tu nous as donné, après si longtemps, une joie! Chantez, femmes; sous le toit, sous le ciel, chantez l'apparition de la bonne nouvelle que je n'espérais plus. 205 CHANT DU CHŒUR Éclatez, cris joyeux de nos filles nubiles, dans la maison, près du foyer ! Éclatez à l'unisson, clameur des mâles, en l'honneur du dieu au beau carquois, Apollon tutélaire! Et vous, et vous, les jeunes filles, entonnez aussi le péan pour saluer à pleine voix la soeur du dieu, Artémis d'Ortygie, qui court le cerf et brandit dans chaque main une torche, et célébrez les nymphes nos voisines! 216 Le son des flûtes me soulève je m'abandonne à vous, rythmes impérieux ! Voici, voici que m'excite et me trouble évohé! évohé! le lierre qui m'invite à la grisante lutte! lô! iô! péan!... Mais vois, ma reine bien-aimée, vois ce cortège qui vers nous tourne sa proue... Le voici devant toi. Regarde. (Entre Lichas, conduisant les captives.) 225 DEUXIÈME ÉPISODE DÉJANIRE. — Je le vois, mes amies, ce cortège; il n'a pas échappé à mes yeux qui le guettaient. Salut au courrier si longtemps attendu, s'il m'apporte un message de joie. 229 LICHAS. — Oui, nous arrivons sous d'heureux auspices, et tes paroles de bon accueil, femme, conviennent à l'objet de notre mission : comment ne ferais-tu pas fête aux succès de ton mari ? DÉJANIRE. — O le plus cher des hommes, apprends-moi d'abord ce que je désire savoir avant tout : recevrai-je ici Héraclès vivant ? LICHAS. — Je l'ai quitté plein de force et de vie, tout florissant, ne souffrant d'aucun mal. DÉJANIRE. - Mais en quel endroit de la terre? En pays grec ? à l'étranger ? Parle. 237 LICHAS. — Il y a en Eubée un promontoire où il consacre à Zeus Cénéen des autels et des offrandes de fruits. DÉJANIRE. — Pour s'acquitter d'un voeu ou sur l'ordre d'un oracle? LICHAS. — C'est un voeu qu'il avait fait, le jour qu'il conquit et ravagea le pays de ces femmes que tu vois. DÉJANIRE. — Ces femmes, au nom des dieux, à qui sont-elles ? Et qui sont-elles ? Elles sont dignes de pitié, si leur détresse ne m'abuse. LICHAS. — Quand il eut pillé la capitale du roi Eurytos, Héraclès les réserva pour sa part et pour les dieux. DÉJANIRE. — A-t-il donc passé au siège de cette ville tout le temps de son interminable absence ? LICHAS. — Nullement. Durant presque toute cette période, il fut retenu en Lydie. Il ne fait point mystère qu'il y avait été vendu comme esclave. [250] Ce récit ne doit point éveiller la jalousie dans ton coeur, femme, car Zeus a tout conduit manifestement. Héraclès passa donc toute une année auprès d'Omphale, l'étrangère qui l'avait acheté. Il ne s'en cache point. Cependant il ressentait vivement cet affront, et il se jura de réduire un jour en esclavage l'auteur de ses disgrâces, ainsi que le fils et la femme de ce prince. Il a tenu parole. Dès qu'il se fut purifié, il rassembla une armée d'étrangers et marcha sur la ville où régnait Eurytos — car c'est à ce roi très précisément qu'il imputait son humiliation. 262 Recevant Héraclès à son foyer, le perfide, au mépris de l'hospitalité qui les unissait de longue date, ne l'avait-il pas harcelé de ses insultes ? « Avec ses flèches inévitables, disait-il, il est moins bon tireur que mes enfants! On sait de reste qu'il n'est qu'un esclave qui courbe le dos sous les brimades. » Et il l'avait chassé, un jour qu'après un bon dîner il l'avait trouvé dans les vapeurs du vin. Mon maître lui en garda rancune. A quelque temps de là, sur la hauteur de Tirynthe, Iphitos était allé à la recherche de ses chevaux nomades. 272 Comme le jeune homme marchait, l'oeil et la pensée occupés ailleurs, Héraclès le précipita du haut de la muraille rocheuse. Et voilà pourquoi, dans son courroux, Zeus Olympien, père de tous les êtres, exila son fils et le fit vendre comme esclave : ce qu'il ne lui pardonnait pas, c'était d'avoir, fût-ce une fois, tué un homme en traître. S'il avait pris sa vengeance ouvertement, Zeus ne lui en eût pas tenu rigueur, puisqu'il était dans son droit : pas plus que nous les divinités ne tolèrent les outrages. 281 Aussi bien ces vantards à la langue pernicieuse, les voici à leur tour domiciliés chez Hadès, et leur pays est réduit en servitude. Quant à ces femmes sur qui s'attache ton regard, la route qui va du bonheur à l'infortune les a conduites vers toi : ainsi l'a voulu ton mari, dont j'exécute les ordres en serviteur fidèle. Dès qu'il aura consacré à Zeus paternel des victimes sans tache pour la prise de la ville, tu peux t'attendre à le voir paraître. De cette longue et belle histoire, n'est-ce pas là le plus agréable à entendre ? 291 LE CORYPHÉE. — Reine, à ce beau spectacle, à ce beau récit, ne crains plus de te réjouir! 293 DÉJANIRE. — Oui, comment ne me réjouirais-je pas en apprenant cette heureuse fortune de mon époux ? Rien n'est plus légitime, et ma joie répond naturellement au bonheur de ses armes. Cependant, à bien voir les choses, on ne peut s'empêcher de craindre que l'homme heureux ne fasse un jour quelque faux pas. Pour tout dire, une étrange pitié me pénètre, mes amies, à la vue de ces captives qu'un destin cruel jette errantes [300] sur la terre d'exil, orphelines sans foyer, et qui, étant nées libres apparemment, n'ont plus devant elles qu'une vie d'esclavage. O Zeus tutélaire, épargne tes rigueurs à ceux de mon sang — ou attends, pour les frapper, que je ne sois plus là pour le voir! Tant le spectacle de ces jeunes femmes m'inspire d'appréhensions. Dis-moi, infortunée, mêlée à ces jeunesses, qui es-tu? Es-tu fille ou as-tu déjà des enfants ? Tu ne parais pas familiarisée avec toutes ces misères. Tu dois être de noble maison, en tout cas. Lichas, de quelle famille est-elle issue ? Quels sont ses parents ? Ne me cache rien. Entre toutes les autres, elle éveille mon intérêt, quand je la considère, car elle est la seule qui porte fièrement sa disgrâce. 314 LICHAS. — Qu'en sais-je, moi ? A quoi bon m'interroger là-dessus ? je pense qu'elle appartient à l'une des meilleures familles du pays. DÉJANIRE. — A la famille royale, peut-être ? N'y avait-il pas une fille d'Eurytos ? LICHAS. — Je l'ignore. Je n'ai pas cherché à en savoir si long. DÉJANIRE. — N'as-tu pas même appris son nom par une de ses compagnes ? LYCHAS. - Non, j'ai accompli ma mission en silence. DÉJANIRE. — Tu peux te confier à moi, pauvre jeune femme. Tu ne peux qu'aggraver ton malheur en nous cachant qui tu es. LICHAS. — Elle aura bien changé si sa langue se délie; un mot, elle n'a pas proféré un seul mot ! Gardant renfermée dans son sein la douleur qui l'oppresse, elle n'a cessé de pleurer, la malheureuse, depuis qu'elle a quitté sa patrie dévastée. Certes, elle subit un triste sort, et cela dispose en sa faveur. 329 DÉJANIRE. — Eh bien, laissons-la tranquille. Qu'on la conduise dans le palais, et qu'elle y soit bien traitée, car je ne veux pas ajouter à ses maux en irritant son chagrin : c'est assez de ce qu'elle souffre. D'ailleurs, il est temps que nous rentrions, les uns et les autres. Toi, je te donne congé pendant que je prépare tout ce qu'il faut dans la maison. (Les captives entrent dans le palais.) 335 LE MESSAGER (à Déjanire.) — S'il te plaît, demeure quelques instants : je voudrais, loin de ces gens-là, t'apprendre qui tu introduis chez toi et te découvrir tout ce qu'on t'a dissimulé. Cela t'importe à connaître, et je sais le fin mot de la chose. DÉJANIRE. — Qu'y a-t-il qui vaille que tu m'arrêtes? LE MESSAGER. — Suspens tes pas; prête l'oreille. Si, tout à l'heure, tu n'as pas perdu ton temps à m'écouter, cette fois-ci non plus, je pense. DÉJANIRE. — Rappellerons-nous nos gens, ou préfères-tu me parler en présence de ces femmes seulement? LE MESSAGER. — Celles-ci ne nous gênent point, mais laisse les autres où ils sont. DÉJANIRE. — Eh bien, ils sont partis, explique-toi donc. LE MESSAGER. — Cet homme n'a point dit la vérité. Ou il vient de mentir devant toi, ou son premier récit n'était que mensonge. DÉJANIRE. — Comment cela? Ne me cache rien de ta pensée. [350] Je ne comprends pas ce que tu insinues. LE MESSAGER. J’ai parfaitement entendu Lichas raconter devant la foule attroupée que ton mari n'a écrasé Eurytos en sa ville forte d'Oechalie que pour s'emparer de la jeune femme. Nul autre dieu qu'Erôs ne l'a entraîné dans cette guerre, et ni les Lydiens, ni le servage auprès d'Omphale, ni le meurtre d'Iphitos n'y sont pour rien. En oubliant de parler d'Erôs, Lichas fait signifier tout autre chose à son récit! La vérité, c'est qu'Héraclès ne put décider le père à lui donner sa fille pour partager sa couche en secret. C'est pourquoi, ayant forgé un vague prétexte, il attaque la patrie de la jeune femme - je veux dire le royaume d'Eurytos, dont a parlé Lichas —, tue le roi et met à sac sa capitale. Et tu vois qu'aujourd'hui il s'est fait précéder par sa captive, bien résolu qu'il est, femme, à la traiter autrement qu'en esclave. Ne te fais aucune illusion : il brûle pour elle. J'ai cru devoir, maîtresse, te rapporter les choses telles que je les ai entendues de la bouche de Lichas, tandis qu'autour de moi, sur la place; toute la ville écoutait son récit; c'est de quoi le confondre, je pense! Si ces nouvelles te chagrinent, j'en suis fâché, mais j'ai rétabli la vérité. 375 DÉJANIRE. — Hélas! Je ne sais plus où j'en suis. Quel sujet d'affliction j'ai introduit sans le savoir sous mon toit! Malheureuse! Mais dis-moi, son nom est-il inconnu, comme le jurait le courrier? LE MESSAGER. — Son origine la distingue autant que sa beauté. C'est la fille du roi Eurytos; elle se nomme Iole. De sa naissance, Lichas ne t'a rien dit; trop discret pour la questionner, bien sûr! 383 LE CORYPHÉE. — Périssent, je ne dis pas tous les méchants, mais ceux qui se déshonorent par une dissimulation criminelle! DÉJANIRE. — Que faire, mes amies? Ce que je viens d'entendre me laisse désemparée. LE CORYPHÉE. — Rentre donc et interroge le courrier. Il ne dissimulerait plus longtemps, si tu voulais le contraindre à répondre. DÉJANIRE. — Oui, je vais y aller; tu as raison. LE CORYPHÉE. — Et nous, resterons-nous ici? Que devons-nous faire? DÉJANIRE. — Reste. Sans qu'il soit besoin de l'appeler, voici notre homme qui sort du palais. LICHAS. - Femme, n'as-tu point un message à me confier pour Héraclès ? Tu me vois sur mon départ. DÉJANIRE. — Eh quoi! si longtemps attendu, tu t'enfuis déjà? J'ai encore des questions à te poser. LICHAS. — S'il y a des détails dont tu es curieuse, je suis à tes ordres. DÉJANIRE. — Peux-tu me garantir que tu dis la vérité? LICHAS. — Le grand Zeus m'en soit témoin, j'ai dit ce que je sais. [400] DÉJANIRE. — Qui est cette femme que tu as amenée ? LICHAS. — Une Eubéenne. Quant à ses parents, je ne saurais rien dire. LE MESSAGER. — Holà, l'homme! Regarde un peu de ce côté. A qui crois-tu que tu t'adresses ? LICHAS. — Et toi, donc, où veux-tu en venir? LE MESSAGER. — N'esquive pas ma question, si tu sais ce que parler veut dire. LICHAS. — Selon toute apparence, je m'adresse à la reine Déjanire, fille d'Œnée, épouse d'Héraclès, et je suis à son service. LE MESSAGER. — C'est cela justement que je voulais entendre : tu es son serviteur, dis-tu? LICHAS. — N'est-ce pas la vérité? LE MESSAGER. — Quelle punition penses-tu mériter, alors, si tu es pris à mentir ? LICHAS. — Mentir, moi? Que signifie cette fable ? LE MESSAGER. — Pour une fable, c'est toi qui viens d'en inventer une. LICHAS. — Je te quitte la place. Je suis sot de perdre mon temps à t'écouter. LE MESSAGER. — Réponds d'abord à une simple question. LICHAS. — Questionne, puisque tu en as envie; mais tu es un fieffé bavard. LE MESSAGER. — La captive que tu as amenée... Là, tu sais qui je veux dire? LICHAS. — Oui. Eh bien? LE MESSAGER. — N'as-tu pas déclaré que cette prisonnière, que tu feins de ne pas reconnaître, n'était autre qu'Iole, la fille d'Eurytos ? 421 LICHAS. — Devant qui ai-je dit cela? Cite un seul témoin qui m'ait entendu. LE MESSAGER. — Je puis en citer beaucoup : sur la grand'place de Trachis, toute une foule t'écoutait. LICHAS. — Je disais qu'on me l'avait dit. Se faire l'écho d'un bruit et donner pour certain, cela fait deux. LE MESSAGER. — Un bruit? N'as-tu pas assuré sous la foi du serment que c'est une épouse que tu amenais là pour Héraclès? 429 LICHAS. — Moi, j'ai dit une épouse? Par les dieux, chère maîtresse, qui est cet inconnu? LE MESSAGER. — Quelqu'un qui t'a bel et bien ouï conter comment, pour l'amour de cette jeune fille, tout un pays fut mis sous le joug, sans que sa ruine fût imputable à la Lydienne, mais bien — de toute évidence — à cette passion. LICHAS. — Maîtresse, renvoie-le. Quelle absurdité de prêter attention à des radotages ! 436 DÉJANIRE. — Par Zeus qui lance des éclairs sur les hautes futaies de l'Œta! — ne me cache rien. Celle à qui tu t'adresses est une femme raisonnable, qui connaît la vie et l'inconstance de notre nature. Porter un défi à Erôs, comme un pugiliste, cela a-t-il le sens commun? Erôs règne sur les dieux à sa fantaisie; il règne sur moi; pourquoi ne régnerait-il pas sur d'autres femmes ? Que mon mari soit vulnérable à ses traits, lui aussi, je serais bien folle de lui en faire grief; et ce n'est pas non plus la faute de cette femme, car elle n'a voulu ni m'outrager ni me nuire. [450] Que tu me connais mal! Si c'est mon mari qui te souffle ces mensonges, il t'enseigne là une vilaine science; si tu as suivi ta propre inspiration, tu croyais peut-être bien faire, mais il n'est pas douteux que tu as mal agi. Allons, dis toute la vérité. Le nom de menteur déshonore un homme libre. D'ailleurs, tu ne peux plus nous donner le change : trop de gens ont entendu ton récit, qui pourront me le répéter. Est-ce la peur qui te retient? Alors tu trembles mal à propos, car rien ne peut m'être plus pénible que l'incertitude. Et qu'y a-t-il d'effrayant pour moi à savoir? Comme si Héraclès n'en avait pas déjà épousé beaucoup d'autres! En est-il une seule qui ait eu à souffrir de ma part une parole aigre, un affront ? Vois-tu, quand elle se consumerait d'amour pour lui, cette fille a ému ma pitié dès que je l'ai vue, triste victime de sa beauté et cause involontaire de ruine et d'esclavage pour sa patrie. Allons, il faut laisser les choses suivre leur cours. Seulement, je t'en avertis : n'essaie pas de jouer au plus fin avec moi. 470 LE CORYPHÉE. — Elle a raison; écoute-la. Tu n'auras pas à le lui reprocher plus tard, et moi je t'en saurai gré. 472 LICHAS. — Ma chère maîtresse, puisque je vois que, mortelle, tu te résignes sagement aux disgrâces des mortels, je te découvrirai toute la vérité. Il en est bien comme le dit cet homme : Héraclès, un jour, fut pénétré d'un terrible désir pour la jeune femme; à cause d'elle fut consommée la ruine d'Œchalie, sa ville natale. Mais il faut dire aussi ce qui fait honneur à ton mari : jamais il ne m'a demandé de te rien cacher, jamais il n'a nié le fait. C'est moi, maîtresse, craignant de t'affliger, c'est moi seul qui suis fautif, si tu vois là une faute. Maintenant, tu sais tout. Songe au bonheur de ton mari en même temps qu'au tien : ne hais point cette femme; ne renie pas les bonnes paroles que tu lui as dites. Partout ailleurs invincible, le héros cède en toutes choses à l'amour qu'il a pour elle. 490 DÉJANIRE. — Tu nous donnes un avis conforme à notre dessein. Nous n'attirerons pas sur nous le malheur en bataillant sans espoir contre les dieux. Rentrons à la maison : tu emporteras un message écrit, avec les présents par lesquels je me dois de répondre à ceux que j'ai reçus. Il ne convient pas, ayant conduit jusqu'ici ce beau cortège, que tu repartes les mains vides. 497 CHANT DU CHOEUR Quelle force montre Cypris en chacune de ses victoires! Pour les dieux je n'en dis rien, [500] et comment elle séduisit le fils de Cronos, je le tais, et Hadès, prince de la nuit, et Posidon qui fait trembler la terre. Mais je dirai, pour la main de notre princesse, quels prétendants en champ clos s'affrontèrent et comment, égaux en vigueur, dans un nuage de coups et de poussière ils luttaient. L'un était un puissant fleuve, sous la quadrupède apparence d'un taureau haut encorné, Achelôos, venu d'Œniades ; et l'autre de la bachique Thèbes accouru, brandissant l'arc nerveux à la détente, et ses piques, et sa massue, c'était le fils de Zeus. Ensemble, ils bondirent en lice, impétueux rivaux, et, seule arbitre du combat, comme de l'amoureuse joute, siégeait Cypris, la baguette à la main. 517 Alors ce furent des chocs sourds de poings, de flèches, de cornes, dans la mêlée, les corps s'entre chevauchant l'un à l'autre liés, les heurts mortels des fronts, les deux haleines gémissantes... Et la tendre beauté, sur la terrasse, contemplant de loin le spectacle, était assise, attendant un époux... Fiancée au vainqueur promise, touchante en sa tristesse, elle attendait... Et soudain la voici enlevée à sa mère, telle une génisse égarée ! 531 TROISIÈME ÉPISODE DÉJANIRE. — Mes amies, tandis que le courrier cause avec les jeunes captives en attendant son départ, je suis venue vous retrouver ici sans éveiller l'attention. Je veux vous découvrir ce que j'ai préparé de mes mains et vous faire les confidentes de mon triste sort. Cette jeune fille (ou plutôt, je pense, cette jeune femme), on me l'impose donc, comme on donne l'ordre à un marin d'embarquer une charge suspecte, et c'est là tout le prix de ma tendresse : être deux, désormais, à attendre l'étreinte de l'époux! 540 Oui, c'est ainsi qu'Héraclès, à mes yeux la loyauté, la vertu mêmes, me remercie d'avoir si longtemps gardé son foyer! Oh! je ne vais pas m'irriter contre lui, car il souffre là d'un mal qui le met souvent à l'épreuve. Cependant, vivre sous le même toit qu'une rivale, partager avec elle son mari, quelle femme s'y résoudrait ? Je vois cette jeunesse fraîche éclose et la mienne près de se faner. Le regard de l'homme cueille avidement la fleur nouvelle; il se détourne des autres... [550] Je crains qu'Héraclès n'ait plus de mon époux que le nom : à la plus jeune tout l'amour! Malgré tout, je le répète, pour une femme intelligente, c'est une faute que de céder à la colère. J'ai trouvé, mes amies, un autre remède à mon chagrin, et vous allez le connaître. Je conservais, renfermé dans un coffret d'airain, un présent que m'avait fait autrefois le Centaure Nessos. J'étais encore presque une enfant lorsque, mortellement blessé, le vieux monstre au poitrail crépu m'en fit don. 559 D'un bord à l'autre du fleuve Evénos, au cours profond, sans s'aider de rames ni de voiles, il gagnait sa vie en passant à bras les voyageurs. Je faisais alors mon premier voyage avec Héraclès, le jeune époux que mon père m'avait choisi. Le Centaure me prend sur son dos, mais voilà qu'au milieu du passage l'insolent ose porter les mains sur moi. A mes cris, le fils de Zeus se retourne et lui décoche une flèche sifflante qui s'enfonce dans sa poitrine jusqu'au poumon. Le monstre agonisant peut à peine m'adresser quelques mots : 569 « Fille du vieil Oenée, ô ma dernière passagère, cette aventure te portera bonheur si tu consens à m'écouter. Recueille du sang coagulé de ma blessure, mêlé au noir venin de l'hydre de Lerne dont la flèche est imprégnée, et tu posséderas un charme d'amour si puissant sur l'esprit d'Héraclès que jamais il ne chérira aucune femme plus que toi. » Depuis sa mort, mes amies, je conservais à la maison ce présent soigneusement enfermé. L'idée m'est venue d'en teindre une tunique en suivant les instructions du moribond. C'est chose faite. Loin de moi les audaces perfides; puissé-je n'en être jamais capable! Les femmes qui le sont me font horreur. Si seulement, par l'effet de ce philtre, j'éclipsais ma jeune rivale en jetant un charme sur Héraclès, j'aurais atteint mon but. Trouvez-vous mon projet raisonnable ? Sinon, je l'abandonnerai. 588 LE CORYPHÉE. — Si tu es fondée à croire que ce moyen peut réussir, l'idée ne m'en semble pas mauvaise. DÉJANIRE. — Certes, j'ai confiance dans ce moyen, mais je ne peux rien affirmer avant d'avoir tenté l'épreuve. LE CORYPHÉE. — Essaie donc. Il n'y a que l'expérience qui puisse t'apporter une certitude. DÉJANIRE. — Nous serons bientôt fixées. J'aperçois Lichas devant la porte : il est déjà sur son départ. Vous, conservez bien mon secret, Surtout! Ce qu'on garde pour soi, le mal comme le bien, ne risque pas d'être mal jugé. LICHAS (sortant du palais). — Donne-moi tes instructions, fille d'Œnée. Il est grand temps que je parte. [600] DÉJANIRE. — J'y ai songé, Lichas, pendant que tu devisais avec ces étrangères. Je désire que tu emportes pour mon mari ce vêtement d'un tissu très léger; c'est un ouvrage de ma main. Quand tu le lui remettras, recommande-lui d'avoir soin que personne au monde ne s'en revête avant lui; qu'il ne l'expose ni aux feux du soleil, ni à la flamme d'un autel ou d'un foyer, jusqu'au jour où lui-même, en public, présidant à une immolation de taureaux, il se montrera aux dieux dans l'éclat de cette parure. J'avais promis, s'il me revenait sain et sauf ou que je ne pusse douter de son retour, de leur présenter un Héraclès brillant d'une beauté nouvelle dans sa tunique toute neuve de sacrificateur. Pour gage de tout ceci, tu auras mon sceau apposé sur la cassette : il le reconnaîtra tout de suite. Pars, il en est temps; et souviens-toi qu'un messager doit s'en tenir aux ordres qu'on lui donne. Si tu travailles à mériter mes bonnes grâces, jointes à celles de ton maître, ce sera pour toi double profit. 620 LICHAS. — Foi de messager sûr, digne élève de mon patron Hermès, ne crains point de ma part une fâcheuse surprise : en présentant le coffret dans l'état où je le reçois, j'y joindrai en garantie tes recommandations. DÉJANIRE. — Je ne te retiens plus. Tu as vu, n'est-ce pas, comment vont toutes choses, à la maison? LICHAS. — J'ai constaté que l'ordre y règne, et je le dirai. DÉJANIRE. — Tu as vu comment j'ai reçu l'étrangère, avec quelles marques d'amitié ? LICHAS. — J'en ai moi-même été charmé autant que surpris. DÉJANIRE. — Que peux-tu dire encore à ton maître? Que je soupire après son retour? J'aimerais à savoir d'abord si mes désirs sont partagés. (Elle rentre dans le palais. Lichas sort.) 633 CHANT DU CHOEUR O vous qui habitez devant la rade, près des rochers aux sources chaudes, sous les pics de l'Œta, et vous, les riverains du golfe Maliaque sur qui règne la chasseresse aux flèches d'or, près des Portes, où les Hellènes tiennent leur illustre assemblée, de plus belle, chez vous, bientôt, va retentir la flûte aux sons mélodieux, non pour un chant lugubre, mais pour fêter les dieux, émule de la lyre ! 644 Car il vole vers ses foyers, le fils de Zeus, le fils d'Alcmène, chargé du butin que lui vaut sa bravoure sans défaillance. Il errait, loin de sa patrie, et depuis douze mois nous l'attendions. Sur quelles mers ? On ne sait trop... [650] Mais cependant sa tendre et dolente épouse se rongeait de chagrin. Enfin l'impétueux Arès l'a délivrée des jours d'épreuve! Qu'il arrive donc, qu'il arrive! Que son vaisseau, faisant force de rames, sans relâcher, le conduise à bon port ! Laissant les autels de l'île, où l'on dit qu'il sacrifie, qu'il vienne enflammé de désir, le corps tout imprégné de ce charme d'amour 662 dont le Centaure avait prédit merveilles! 663 QUATRIÈME ÉPISODE DÉJANIRE (rentre). — Ah! mes filles, qu'ai-je fait? J'ai bien peur d'être allée trop loin... LE CORYPHÉE. — Qu'y a-t-il, Déjanire, fille d'Œnée? DÉJANIRE. — Je ne sais, mais le cœur me manque. Si j'allais me découvrir criminelle, après les beaux espoirs dont je me berçais! LE CORYPHÉE. — S'agit-il du présent que tu as envoyé à Héraclès? DÉJANIRE. — Oui, et je ne conseillerais à personne de se lancer ainsi dans une aventure aussi aléatoire. LE CORYPHÉE. - Si je puis la connaître, apprends-moi la cause de tes craintes. DÉJANIRE. — Ce qui vient d'arriver, mes amies, va vous paraître incroyable. Le flocon de laine de brebis dont je m'étais servi pour oindre la blanche tunique, personne à la maison n'y a touché. Or il s'est recroquevillé, il s'est comme absorbé en lui-même, consumé, pulvérisé sur le dallage. Pour que tu comprennes comment la chose s'est produite, je vais te la décrire en détail. 680 Je n'ai omis aucune des recommandations que m'avait faites le bestial Centaure, tandis que le torturait la pointe amère enfoncée dans son flanc; ma mémoire les conservait gravées comme sur une tablette d'airain. Or il m'avait prescrit, et c'est en somme ce que j'ai fait, de tenir le baume à l'abri du feu ou de tout rayon qui pût l'échauffer, ne l'exposant à la lumière du jour qu'à l'instant d'en faire l'application. Oui, c'est bien là ce que j'ai fait : ce moment venu, en grand secret, dans mon appartement, j'ai teint le tissu en me servant d'une touffe de laine; puis, toujours à l'abri du soleil, j'ai placé mon présent soigneusement plié dans le coffret de bois que vous avez vu. 693 Or, tout à l'heure, en rentrant, j'ai constaté quelque chose d'étonnant, d'inexplicable. J'avais jeté sans y prendre garde le flocon de laine qui avait servi à l'onction, et il était tombé en plein soleil. Sous l'action de la chaleur, voilà qu'il se décomposait, se résorbait, se réduisait en poussière; [700] on aurait dit de la sciure de bois. Et, à l'endroit où il avait touché le sol, se formait une écume grumeleuse, ainsi que s'écoule le moût épais exprimé d'une grappe mûre. Hélas! je ne sais plus que faire. J'ai commis une affreuse imprudence, c'est évident : en effet, quelles raisons la brute mourante aurait-elle eues de me vouloir du bien, périssant à cause de moi? Cela ne se pouvait. Ses paroles mielleuses n'étaient qu'un piège préparé pour son meurtrier. Je le comprends trop tard, quand le mal est fait. Moi seule, si mes craintes sont fondées, moi seule, malheureuse! j'aurai causé la mort d'Héraclès. La flèche qu'il a lancée sur Nessos, je sais qu'elle avait blessé Chiron, un être d'essence divine; de tous les animaux qu'elle atteint, aucun n'en réchappe. Comment le venin de cette flèche, mêlé au sang noir du monstre blessé, n'aura-t-il pas le même effet mortel sur mon mari? C'est inévitable, à mon sens. Aussi bien je suis résolue, s'il lui arrive malheur, à le suivre aussitôt dans la mort. Vivre en butte au mépris du monde, cela n'est pas supportable pour une femme quand elle met son honneur au-dessus de tout. 723 LE CORYPHÉE. — Certes, on tremblerait à moins, mais il ne faut pas d'avance condamner tout espoir. DÉJANIRE. — Quand on a mal agi, on perd jusqu'à l'espoir qui donne du courage. LE CORYPHÉE. — Devant les fautes involontaires, la rigueur des lois s'adoucit. Ton erreur est pardonnable. DÉJANIRE. — Celui qui parle ainsi, c'est qu'il ne porte le poids d'aucune faute. LE CORYPHÉE. — N'en dis pas davantage si tu ne veux rien révéler à ton fils. Il était parti à la recherche de son père et le voici de retour. (Entre Hyllos.) 734 HYLLOS. — Ma mère, je ne sais ce que j'aimerais le mieux, ou te voir morte, ou qu'un autre t'appelât sa mère, ou que tu fusses revenue à des sentiments moins pernicieux. DÉJANIRE. — Mon enfant, qu'as-tu contre moi? HYLLOS. — Sache que ton mari — mon père, entends-tu bien ? — tu viens de lui porter un coup mortel. DÉJANIRE. — Malheur à moi! Qu'oses-tu prétendre, mon enfant ? HYLLOS. — Ce que je voudrais qui ne fût pas. Mais quand cela éclate aux regards, hélas! comment en récuser la réalité? DÉJANIRE. — Qu'as-tu dit, mon enfant? Qui a pu te faire croire que j'aie commis un tel forfait? HYLLOS. — Je n'en ai cru que mes yeux qui ont vu le supplice de mon père. DÉJANIRE. — Ainsi, tu étais auprès de lui? Où l'as-tu rejoint? HYLLOS. — Puisqu'il faut que tu l'apprennes, autant reprendre tout depuis le commencement. [750] Lorsqu'il eut détruit l'illustre capitale du roi Eurytos, Héraclès s'en fut, emportant trophées et prises de guerre. En Eubée, se dresse un promontoire battu des flots, le cap Cénaeon. C'est là qu'il dédie à Zeus paternel des autels et un bois sacré. Et c'est là, ô joie tant désirée! que je l'ai d'abord revu. Il se disposait à immoler de nombreuses victimes quand arriva son domestique, le courrier Lichas, qui venait tout droit de la maison, porteur d'un présent de ta part : la tunique mortelle! Mon père s'en revêtit, suivant tes instructions. Puis il mit à mort douze boeufs sans défaut, qu'il avait choisis parmi le butin pour la première offrande, et compléta la centaine en présentant au dieu un choix d'espèces diverses. 763 Tout d'abord, d'un coeur paisible, le malheureux! tout réjoui de son beau vêtement, il formula des voeux. Mais, de l'auguste sacrifice, aussitôt que la flamme monta, éclatante, nourrie de sang et de résine, la sueur perle sur la peau d'Héraclès; la tunique se moule à ses flancs comme celle d'une statue, adhère à tous les replis de son corps; la morsure pénètre jusqu'aux os, convulsive; on eût dit que le rongeait le venin d'une vipère furieuse. 772 Alors il interpella l'infortuné Lichas, pourtant bien innocent de ton crime : à quelle ruse infâme s'était-il prêté en lui apportant cette tunique? Le malheureux n'en savait rien; il dit que c'était un présent de ta part et qu'il l'avait remis tel quel. Tandis que mon père l'écoutait, ses poumons furent déchirés d'une douleur aiguë : le saisissant par le pied, au-dessous de la cheville, il le lance contre un rocher où le flot battait. Parmi la chevelure, par le crâne ouvert, gicla une moelle blanche mêlée au sang. La foule troubla le silence rituel d'un cri d'horreur unanime, en contemplant les tortures de l'un et le destin de l'autre, si brutalement achevé. 785 Mais personne n'osait s'approcher d'Héraclès. Il se roulait par terre, secoué de soubresauts, criant, hurlant, et les rochers d'alentour, depuis les contreforts marins de la Locride jusqu'aux promontoires de l'Eubée, répercutaient ses plaintes. Enfin, n'en pouvant plus de s'agiter, le malheureux! et de se meurtrir contre le sol, et de gémir, et de crier, et de maudire la couche où il t'a reçue, malheureuse! pour sa perte, et sa funeste alliance avec la maison d'Œnée, comme il levait parmi la fumée ses yeux hagards, soudain il m'aperçut tout en larmes au milieu de la foule. Son regard se fixe sur moi, il m'appelle : 797 « Mon enfant, approche, ne fuis pas devant mon mal, quand tu devrais en mourir avec moi. Emporte-moi loin d'ici! Mon plus cher désir, c'est que tu me déposes [800] là où nul ne me verra plus. Si la pitié te retient, fais-moi du moins passer le détroit bien vite : je ne veux pas mourir ici. » Déférant à sa prière, nous l'avons installé au milieu d'une embarcation et nous avons atteint l'autre rive, non sans peine, tandis qu'il rugissait, en proie à des convulsions. Vous le verrez bientôt; peut-être vit-il encore, peut-être vient-il de rendre l'âme. Tel est, ma mère, le crime que tu as médité et perpétré contre mon père ! Mais tu es prise sur le fait. Puissent Dicé et l'Erinys vengeresse des morts te demander des comptes ! Pour autant que j'en ai le droit, j'en fais le voeu! Or je l'ai, ce droit, et c'est toi qui me l'as donné en faisant périr le plus valeureux des hommes qui aient paru sur la terre, un homme dont jamais tu ne verras l'égal. 813 LE CORYPHÉE (à Déjanire, qui rentre dans le palais). — Quoi! tu te retires sans un mot? Songe que ton silence donne des armes à ton accusateur. HYLLOS. — Laisse-la se retirer. Loin de mes regards, puisqu'elle s'en va, qu'une heureuse inspiration la conduise. Ce nom auguste de mère, il n'est pas légitime de s'en prévaloir quand on n'a pas un coeur de mère. Oui, qu'elle s'en aille, adieu! Pour de la joie, je lui en souhaite autant qu'elle en donne à mon père. (Il sort.) 821 CHANT DU CHOEUR Voyez, enfants, combien soudaine se présente à nous l'échéance de l'oracle ancien ! Qu'avait-il annoncé ? Que, le temps du labour douze fois revenu, Zeus laisserait son fils reprendre haleine enfin au bout de ses travaux. Or cet oracle arrive à bon port aujourd'hui : car celui dont les yeux sont clos à la lumière, n'est-il pas de son dur servage enfin délié par la mort ? 831 Si, par la ruse inéluctable du Centaure, ses flancs sont imprégnés d'une vapeur mortelle, quand le virus mortel y filtre qu'avait sécrété l'hydre aux chatoyants replis, verra-t-il le soleil demain, lui que consume le venin du dragon, dans un supplice atroce, tandis que du monstre aux crins noirs la meurtrière fourberie le perce d'aiguillons de feu ? 841 La triste Déjanire avait vu s'installer, brutal, à son foyer, le mépris de ses droits avec la nouvelle épousée; mais plutôt que de se soumettre, d'un perfide conseil elle s'est souvenue... Et maintenant elle gémit, la malheureuse, elle répand des larmes, tendre rosée intarissable, [850] tandis que le destin poursuit sa marche, ensemble découvrant la ruse et le malheur Elle a donc jailli la source des larmes! Hélas! un mal étreint le vaillant fils de Zeus tel que jamais il n'a subi plus rude assaut! O fer noirci de la lance fougueuse, ah! fallait-il si tôt, par la loi de la guerre, emmener la jeune captive loin de son abrupte OEchalie ? Mais Cypris était là... je le vois à présent : c'est elle, sans un mot, qui a tout fait. 863 CINQUIÈME ÉPISODE PREMIER PARASTATE. — Suis-je le jouet d'une hallucination? Il me semble avoir entendu, à l'instant même, un gémissement sortir de la maison. Mais je n'ose l'affirmer. DEUXIÈME PARASTATE. — N'en doutons pas, on a crié à l'intérieur. C'est une plainte douloureuse : il vient d'arriver quelque chose au palais. LE CORYPHÉE. — Regarde : la vieille nourrice se dirige vers nous. Comme elle a l'air sombre et fronce les sourcils ! Elle a quelque chose à nous annoncer. 871 LA NOURRICE. — Las! mes enfants, il vient de nous attirer de grands malheurs, ce présent offert à Héraclès. LE CORYPHÉE. — Vieille femme, veux-tu parler d'un nouveau malheur ? LA NOURRICE. — Déjanire est partie, sans bouger le pied, pour son dernier voyage. LE CORYPHÉE. — Eh quoi, morte ? LA NOURRICE. Ce mot dit tout. LE CORYPHÉE. — Elle n'est plus, l'infortunée ? LA NOURRICE. — C'est comme je te l'ai dit. LE CORYPHÉE. O malheureux jouet d'un sort funeste ! Comment, dis-moi, est-elle morte ? LA NOURRICE. De la plus affreuse manière. LE CORYPHÉE Mais encore, femme ? Dis-nous comment la mort s'est présentée ? LA NOURRICE. Elle s'est frappée elle-même. 882 LE CORYPHÉE. Quel transport de désespoir, quelle fureur, l'a percée, à son tour, d'une pointe perfide ? Comment a-t-elle résolu d'ajouter la mort à la mort, et, sans aide, en vint-elle à bout ? LA NOURRICE. Par le tranchant d'un fer cruel. LE CHŒUR. Quoi! folle, tu l'as vue, en proie au désespoir... LA NOURRICE. Si je l'ai vue, hélas! j'étais près d'elle! LE CHŒUR. Qui a frappé? Comment ? Parle, à la fin. LA NOURRICE. De sa propre main est parti le coup. LE CHŒUR. — Que dis-tu ? LA NOURRICE La vérité même. LE CHŒUR. Elle a donc franchi le seuil, la nouvelle favorite, pour enfanter la vengeance, une bien lourde vengeance! LA NOURRICE. — Que trop! Et tu n'étais pas auprès de la reine, tu ne l'as pas vue à l'oeuvre : tu l'aurais plainte encore davantage. LE CORYPHÉE. — Un tel acte, une main féminine l'a osé! LA NOURRICE. — Et d'atroce façon. Écoute plutôt. [900] Elle venait de rentrer au palais, seule, quand elle aperçut dans la cour son fils qui étendait un matelas sur un brancard pour aller au-devant de son père. Alors, cherchant l'ombre et le secret, elle tomba au pied des autels. Elle se plaignait à voix sourde que tout l'abandonnât, et sanglotait, la malheureuse, quand sa main rencontrait un objet familier, dont tout à l'heure encore elle se servait. Errant de chambre en chambre, si elle apercevait quelque serviteur qu'elle aimait bien, l'infortunée à nouveau fondait en larmes en déplorant sa propre destinée et le destin de sa maison qui ne verrait plus naître d'enfants légitimes. 912 Puis elle se tut. Mais soudain je la vois qui se précipite dans la chambre d'Héraclès. Moi, dissimulée dans l'ombre, je suivais tous ses mouvements : elle commence par étendre des couvertures sur le lit d'Héraclès; cela fait, elle se jette sur cette couche et s'y laisse tomber en pleurant à chaudes larmes : « O lit, disait-elle, ô chambre de mes noces, adieu, adieu pour toujours. C'est la dernière fois que vous m'accueillez. » 923 Ayant dit, elle défit d'une main ferme l'agrafe de sa robe, au-dessus du sein, et découvrit entièrement son flanc et son bras gauches. Alors, de toute la force de mes vieilles jambes, je courus avertir son fils. Hélas ! à peine le temps d'aller et de revenir, nous la trouvons le flanc percé d'une lame à deux tranchants, à la hauteur du foie. A cette vue, le jeune homme poussa un cri. Il comprenait, le pauvre enfant, que cette mort était son oeuvre, l'oeuvre de la colère — instruit trop tard par les gens du palais que sa mère ne voulait pas le mal, mais que les conseils de la Bête l'avaient trompée. 936 Il est toujours là qui gémit, le malheureux garçon, et il sanglote sur le corps de la morte, couvrant ses lèvres de baisers, se couchant contre elle flanc à flanc. Et il se lamente, et il se reproche une accusation si folle et si cruelle, et il s'afflige, privé de ses père et mère par un double coup du sort, en se voyant seul dans la vie. Voilà où nous en sommes, dans cette maison. En vérité, celui-là qui compte sur l'avenir, ou seulement sur le lendemain, c'est une cervelle creuse : il n'y a point de lendemain qui tienne, tant qu'on n'a pas doublé sans encombre le cap de la journée. 947 CHANT DU CHOEUR De ce double malheur, lequel pleurer d'abord ? Lequel dépasse l'autre ? Las! mon affliction ne sait en décider. [950] L'un s'offre à nos regards dans la maison, l'autre, nous l'attendons, nous le voyons d'avance; et c'est souffrir d'attendre, et c'est souffrir de voir. Ah! qu'il se lève, l'âpre vent qui souffle de l'Hestiotide et, bien loin d'ici, qu'il m'emporte! Car à la seule vue du noble fils de Zeus je crains de mourir d'épouvante... Déjà l'on dit qu'en proie à ses douleurs tenaces on le porte devant sa maison : ô spectacle d'horreur indicible ! Il s'approchait, l'objet de mes larmes, tandis que je pleurais pareille au rossignol plaintif ! Vers nous s'avance une troupe étrangère : avec quel amour ils le portent, quels soins ! marchant d'un pas grave, silencieux... Et lui, sans une plainte, il se laisse porter. Que faut-il croire ? Est-il mort ? assoupi ? 971 DERNIER ÉPISODE HYLLOS. — Malheur à moi ! mon père, que je souffre pour toi ! Hélas ! que faire ? Que résoudre ? Malheur à moi ! UN VIEILLARD. — Silence, enfant. Ne réveille pas la sauvage douleur de ton père, ni ses fureurs. Il vit, mais il est très bas. Mords-toi les lèvres, et tais-toi. HYLLOS. — Que dis-tu, vieillard ? Il vit ? LE VIEILLARD. — Il est assoupi. Tu veux donc l'éveiller, pour faire poindre encore et surgir, mon enfant, cet affreux mal qui revient par accès ? HYLLOS. — Quelle détresse est la mienne ! j'éprouve comme une pesanteur infinie. Ma tête s'égare. 983 HÈRACLÈS. — O Zeus, où suis-je ? Quels mortels me reçoivent, gisant, abattu par mes souffrances interminables ? Oh! ce supplice... Horreur! Il reprend, ce mal hideux, il me ronge. LE VIEILLARD. — Ne voyais-tu pas qu'il eût mieux valu dévorer tes plaintes plutôt que de chasser le sommeil de son front et de ses paupières ? HYLLOS. — Je ne peux m'accoutumer au spectacle de ses douleurs. 993 HÉRACLÈS. — O terrasses de Cénaeon, où je t'ai dressé des autels! Voilà comment tu m'as su gré de mes actions de grâces, ô Zeus! Voilà comment, voilà comment tu m'as traité! jamais je n'aurais dû voir pareille chose, assister à l'éclosion en moi de ces fureurs incoercibles! [1000] Mais quel magicien, par ses incantations, quel guérisseur, de ses mains habiles, apaisera, si ce n'est Zeus, cette mortelle douleur ? Ce serait miracle si je la voyais s'éloigner. Ah !. Ah !... Laissez-moi, laissez ce malheureux reposer, une dernière fois laissez-moi reposer ! Ne me touche pas là... Ou m'étends-tu ? Ah!... Ah!... tu me feras mourir... Le mal se tenait coi, tu le réveilles. Le voilà qui m'étreint encore... Ah! Ah !... Il rampe... D'où venez-vous, vous autres, ô les plus ingrats de tous les Hellènes, vous que, sur mer, dans les forêts, j'ai délivrés tant de fois, misère! au péril de ma vie... Et maintenant, dans mon supplice nul de vous ne me tend le feu, le fer sauveur ? Ah !. Ah !... Nul ne s'offre à faire voler ma tête loin de ce corps torturé ? 1018 LE VIEILLARD. O fils de ce héros, l'effort passe mes forces; il faut m'aider. Tu as aussi de meilleurs yeux : vois donc, pour le sauver, ce que nous pourrons faire. HYLLOS. Je le soutiens. Mais pour apaiser ses douleurs, je ne trouve rien qui vaille. Zeus seul peut le sauver. HÉRACLÈS. Mon fils, où es-tu donc ? Soulève-moi de ce côté, de ce côté... Là... soutiens-moi... Ah!... Ah!... ô destinée! Il me tue... ah !... ce mal féroce, insurmontable. O Pallas, Pallas, il me torture à nouveau! Mon fils, aie pitié de ton père ! Tire ton glaive et ne crains point le blâme : frappe là, sous la clavicule, et guéris-moi des tourments par lesquels ta mère — l'impie ! — excita mes fureurs ! Ah! puissé-je à son tour la voir tomber, et de la même mort dont je péris, mourir! Frère de Zeus, Hadès, dispensateur de paix, envoie au malheureux la mort à tire-d'aile! Endors, endors enfin ses forces consumées... 1044 LE CORYPHÉE. — Je frissonne, mes amies, quand j'écoute gémir notre seigneur : ses malheurs sont à sa mesure. HÉRACLÈS. — Que d'épreuves épuisantes — le récit seul en donne chaud! — mes bras et mes reins ont endurées! jamais encore ni l'épouse de Zeus ni l'odieux Eurysthée ne m'en ont infligé de comparable à ce vêtement [1050] dont la fille d'Œnée, dans sa perfidie, a enveloppé mes épaules, — ce vêtement de mort tissé par les Érinyes, appliqué à mes flancs, il dévore ma chair jusqu'à l'os, il imprègne et ronge les artères de mes poumons. Il a déjà bu tout mon sang frais, et je sens mon corps qui s'effondre, vaincu par la mystérieuse étreinte. Non, ni la lance, en bataille rangée, ni l'armée des Géants, fils de la Terre, ni la force des monstres, ni la Grèce ni les contrées d'autre langue, ni aucun pays que j'aie purgé de ses fléaux, ne m'en ont fait voir de si rudes. Une femme a suffi pour m'abattre, une frêle femme, sans même le secours d'une épée! O mon fils, prouve-moi que tu dois tout au sang paternel : plus de respect pour ce nom de mère qui n'est plus qu'un mot. Va me la chercher, celle qui t'enfanta : livre-la-moi de tes propres mains. Devant son corps défiguré par un juste châtiment, je saurai auquel des deux s'adresse ta douleur. Va, mon enfant, n'hésite pas. Et plains-moi, car je suis bien à plaindre : tu vois, je sanglote comme une fillette. Et pourtant qui se fût vanté de m'avoir vu pleurer ? Dans les pires épreuves, je n'ai jamais gémi. Moi, si fort tu vois quelle femmelette je suis devenu... Approche-toi de ton père, examine les ravages du mal que j'endure : je vais les découvrir à ta vue. Holà! vous tous, regardez ce corps torturé, et contemplez cette infortune : cela ne fait-il pas pitié? 1081 Ah!... Ah!... Misère!... Ah!... L'atroce brûlure vient encore de me déchirer; elle m'a traversé de part en part... Ah! je le vois, il ne veut pas me laisser de répit, ce maudit mal qui me dévore! Hadès, mon maître, accueille-moi! Éclair de Zeus, frappe-moi! Brandis, Seigneur, abats sur moi, Père, ta flèche fulgurante! Il revient, le vorace, il m'attaque avec des forces fraîches ! O mes mains, mes mains, ô mes reins et ma poitrine, ô mes bras, chers compagnons, est-ce bien vous qui, autrefois, avez maîtrisé l'habitant de Nemée, ce lion terreur des bouviers, — comme il tenait en respect l'assaillant! — et l'hydre de Lerne et la horde des hommes-chevaux, ces brutes qui n'ont pour loi que la force, et le fauve d'Erymanthe, et encore l'infernal mâtin à triple tête (un monstre malaisé à combattre, ce nourrisson de l'immonde Echidna), [1100] et le dragon gardien des pommes d'or, au bout du monde ? J'ai tâté de mille autres périls et personne n'a élevé un trophée avec mes dépouilles. A présent, voyez : mes membres sont sans force, mon corps est en lambeaux; l'aveugle fléau a tout détruit sur son passage. Hélas! moi qui tiens mon nom de la plus noble des mères, moi qu'on appelle le fils de Zeus qui règne au milieu des astres! Mais sachez une chose : tout néant que je suis et cloué sur cette couche, je punirai la coupable. Qu'elle s'aventure à portée de mes mains, et je lui ferai rendre publiquement témoignage que, vivant ou mort, j'ai châtié les méchants. 1112 LE CORYPHÉE. — Hellade infortunée, dans quel deuil je te vois plongée, si tu perds ce héros! HYLLOS. — Puisque tu m'as permis de te répondre, mon père, écoute-moi en silence, bien que tu souffres cruellement. Je voudrais t’adresser une prière que je crois légitime. Fais confiance à ton fils en refrénant la colère qui te mord le coeur et tu comprendras quelle vaine satisfaction tu te promets, quels tourments tu peux t'épargner. HÉRACLÈS. — Trêve de discours. Je souffre trop pour rien entendre à tes circonlocutions. HYLLOS. — C'est au sujet de ma mère. Je viens te dire quel sort est à présent le sien, et comme elle a fait le mal sans le vouloir. HÉRACLÈS. — Misérable! Cette mère meurtrière de ton père, tu oses la nommer devant moi? HYLLOS. — Au point où en sont les choses, il ne convient plus de se taire. HÉRACLÈS. — En effet, s'il s'agit de son crime. HYLLOS. — Quand tu sauras ce qu'elle vient de faire, tu changeras de langage. HÉRACLÈS. — Parle, mais crains de te montrer mauvais fils. HYLLOS. — Apprends qu'elle vient de périr par l'épée. HÉRACLÈS. — Quelle main l'a frappée? Incroyable nouvelle, paroles sinistres ! HYLLOS. — Elle s'est frappée sans le secours d'une main étrangère. HÉRACLÈS. — Trop tôt, hélas ! Que n'est-elle morte de la mienne ! HYLLOS. — En toi, quel revirement, si tu savais tout! HÉRACLÈS. — Ce préambule est bien étrange. Dis ce que tu sais. HYLLOS. — Pour tout dire en un mot, elle a fait le mal en désirant le bien. HÉRACLÈS. — Le bien, misérable! quand elle a fait mourir ton père? HYLLOS. — Lorsqu'elle a vu la nouvelle épouse à ton foyer, elle a voulu agir sur toi par un philtre amoureux. Ce fut là son erreur. HÉRACLÈS. — Un philtre? Et qui est si grand sorcier, à Trachis? 1141 HYLLOS. — Nessos le Centaure, autrefois, lui avait persuadé que ce philtre raviverait ton amour pour elle. HÉRACLÈS. — Malheur sur malheur, tout est fini. C'en est fait, c'en est fait de moi, et je peux dire adieu à la lumière. Hélas! je mesure maintenant mon infortune. Approche, mon enfant... Considère que tu n'as plus de père. Rassemble tes frères à mon chevet; appelle la malheureuse Alcmène — à quoi nous a servi que Zeus l'ait aimée ? — [1150] afin que mes dernières paroles vous instruisent des commandements du destin, tels qu'ils me sont connus. HYLLOS. — Tu ne verras pas Alcmène; elle réside à Tirynthe, au bord de la mer, avec quelques-uns de tes enfants dont elle a pris la charge; plusieurs autres ont leur demeure à Thèbes. Mais nous qui sommes près de toi, mon père, tout ce qu'il faudra faire, nous le ferons selon tes ordres. 1157 HÉRACLÈS. — Apprends donc quelle sera votre tâche. Tu vas pouvoir montrer ce que c'est que d'être mon fils. Un oracle paternel m'avait jadis annoncé que la mort ne me viendrait pas d'un vivant, mais d'un habitant des enfers. C'est donc le bestial Centaure qui, selon la prédiction divine, m'a tué, longtemps après sa mort! Apprends encore qu'une prophétie plus récente, et qui s'accorde avec la première, arrive à échéance en même temps. Lorsque je fus visiter le bois sacré des Selles, ces prêtres montagnards qui couchent sur la terre nue, je recueillis la voix innombrable du chêne qui parle au nom de mon père. Elle me révéla en quel temps les travaux qui m'étaient imposés auraient leur terme. Le jour en est venu. Je m'attendais à une retraite paisible, et c'était la mort qui m'était signifiée, la mort qui nous apporte en effet la fin de nos travaux. Puis donc que ces choses sont expliquées, mon enfant, tu ne peux pas me refuser ton assistance. Sans attendre que je m'irrite, sache me servir d'un coeur docile, ayant compris qu'il n'y a pas de loi plus belle que d'obéir à un père. 1179 HYLLOS. — Mon père, je tremble à la pensée de ce que tu vas exiger de moi; mais je ferai selon ta volonté. HÉRACLÈS. — Donne-moi premièrement ta main droite. HYLLOS. — As-tu donc besoin d'une garantie formelle? HÉRACLÈS. — Ta main, te dis-je : c'est trop te défier de moi. HYLLOS. — La voici : je n'objecterai plus rien. HÉRACLÈS. Jure sur la tête de Zeus qui m'a engendré, jure... HYLLOS. — De quoi faire ? Ne me l'apprendras-tu pas ? HÉRACLÈS - ... d'exécuter point par point mes instructions. HYLLOS. — J'en fais le serment devant Zeus. HÉRACLÈS. — Pour le cas où tu y manquerais, fais voeu d'être puni. HYLLOS. — A quoi bon? Je tiendrai parole. Mais enfin je formule ce vœu. HÉRACLÈS. — Tu connais, dominant l'Œta, le pic de Zeus. HYLLOS. — Je le connais, pour avoir maintes fois sacrifié là-haut. 1193 HÉRACLÈS. — C'est là, de tes propres mains, assisté d'amis de ton choix, que tu transporteras mon corps. Coupe des chênes aux racines profondes, en grand nombre, et quantité de durs oliviers mâles. Quand tu m'auras placé sur ce bûcher, embrase-le d'une torche de résine. Aucune lamentation ne devra se faire entendre : [1200] si tu es mon fils, fais ta besogne sans un soupir, sans une larme. Sinon, du sein de la terre, ma malédiction pèsera sur tes jours à jamais. HYLLOS. — Hélas! mon père, voilà donc tes commandements ! Qu'ils sont rudes ! HÉRACLÈS. — Tels qu'ils sont, il faut les exécuter, sinon je te renonce pour mon enfant. HYLLOS. — Je disais bien : hélas ! Tu m'invites, ô mon père, à me faire ton meurtrier, à teindre mes mains de ton sang! HÉRACLÈS. — Au contraire, j'attends de toi l'apaisement de mes souffrances : tu es mon seul médecin. HYLLOS. — Et comment te guérirais-je en te livrant aux flammes ? HÉRACLÈS. — Si cette idée te fait horreur, exécute au moins le reste. HYLLOS. — Je ne me refuserai pas à te porter là-haut. HÉRACLÈS. — Ni à dresser le bûcher, ainsi qu'il a été dit ? HYLLOS. - Excepté d'y mettre la main, je veillerai à tout, et tu n'auras rien à me reprocher. HÉRACLÈS. — Me voilà satisfait là-dessus. Mais ajoute à ce grand service une grâce légère. HYLLOS. — Dût-il m'en coûter, je suivrai ton désir. HÉRACLÈS. — Tu connais, je pense, la fille d'Eurytos? HYLLOS. — Est-ce Iole que tu veux dire? 1221 HÉRACLÈS. — Elle-même; et voici ce que j'attends de toi, mon enfant. Après ma mort, si tu as à coeur, dans ta piété filiale, de tenir ton serment, prends cette femme pour épouse; c'est un ordre de ton père. Je ne veux pas qu'un autre que toi possède la compagne qui a dormi à mes côtés. C'est toi, mon fils, qui sera son mari. Obéis-moi. En dépit des graves promesses que tu m'as consenties, ce refus dans une moindre chose détruirait toute ma gratitude. HYLLOS. — Hélas ! c'est mal de s'irriter contre un homme qui souffre; mais qu'on ait de telles exigences, qui le supporterait? HÉRACLÈS. — Je crois comprendre qu'on se dérobe ? HYLLOS. — Une femme qui est cause que ma mère s'est tuée et que tu es dans l'état où te voilà! Il faudrait être frappé de démence par la colère du ciel pour vouloir l'épouser. J'aime encore mieux mourir, père, que de partager ma vie avec mes pires ennemis. HÉRACLÈS. — Il me semble que ce garçon se révolte contre son père mourant ? Prends garde : la vindicte des dieux te guette, si tu ne m'obéis pas. HYLLOS. — C'est la douleur, je le crains, qui inspire tes paroles. HÉRACLÈS. — Elle s'était assoupie : tu la réveilles. HYLLOS. — O cruel débat dans mon coeur! Que je souffre ! HÉRACLÈS. — C'est que tu ne veux pas obéir à l'auteur de tes jours. HYLLOS. — Mais c'est l'impiété, père, que tu m'enseignes! HÉRACLÈS. — Il n'y a pas d'impiété à me complaire. HYLLOS. — Ainsi tu me le commandes absolument ? HÉRACLÈS. — Absolument. J'en atteste les dieux. HYLLOS. — Soit. Je ferai selon ta volonté : [1250] les dieux nous voient. On ne saura me faire un crime de t'avoir obéi, mon père. HÉRACLÈS. — Je te trouve enfin raisonnable. Une dernière prière, cependant, mon petit : n'attends pas que m'assaillent de nouveaux spasmes et de nouvelles fureurs pour me placer sur le bûcher. Allons, faites vite, soulevez-moi. Voici le repos qui succède aux épreuves, car je touche à mon instant suprême. HYLLOS. — Rien ne s'oppose à ce que ta volonté soit faite, puisque tu me l'ordonnes, mon père, et que tu m'y obliges. HÉRACLÈS. — Allons, avant que le mal ne se réveille, ô ma nature indomptable, scellant d'une griffe d'acier mes lèvres, comme deux pierres, étouffe mes cris! Ce qu'il coûte le plus de faire, tu vas le faire avec joie. (Il meurt.) 1264 HYLLOS. — Soulevez-le, mes compagnons; et ne me jugez pas trop sévèrement. Aux dieux toute votre réprobation pour ce qui s'est accompli. Leurs enfants, leurs propres fils, voyez comme ils considèrent de haut leurs épreuves! Ce que l'avenir nous réserve, nul ne saurait le prévoir; mais l'heure présente est lourde d'affliction pour nous, de honte pour eux, et, pour celui qu'ils ont frappé, d'une souffrance qui passe les forces humaines. 1275 LE CORYPHÉE. — Jeune femme, ne reste pas dans la maison à l'écart. Tu viens de voir des morts extraordinaires, des tortures multiples, inouïes : 1278 rien que n’ait voulu Zeus.