[0] AJAX. MINERVE. Toujours, fils de Laërte, je te vois attentif à prévenir les pièges de l'ennemi; et maintenant te voilà près des tentes d'Ajax, sur le bord de la mer, à l'extrémité du camp des Grecs, épiant et mesurant depuis longtemps les traces récentes de ses pas, afin de reconnaître s'il est dedans ou dehors : ton instinct en quête, pareil à celui d'un limier de Laconie, a bien guidé tes pas. Oui, il est dans sa tente, le front dégouttant de sueur, et les mains ensanglantées. Il n'est plus besoin que tu jettes à travers cette porte un regard curieux; dis-moi seulement le sujet de tes recherches, et tu apprendras de moi ce que je sais. 14 ULYSSE. Ô Minerve, déesse que je chéris le plus, je reconnais ta voix; et, bien que tu sois invisible à mes yeux, tes paroles retentissent à mon oreille et frappent mon esprit, comme les sons éclatants d'une trompette tyrrhénienne. Et maintenant tu as bien compris que j'épiais un ennemi; c'est en effet le redoutable Ajax que je cherche. Il a commis cette nuit l'action la plus incroyable, s'il est vrai qu'il en soit l'auteur ; car nous ne savons encore rien de certain, et nous flottons dans le doute ; aussi me suis-je chargé volontairement d'éclaircir nos soupçons. Tous les troupeaux que nous avions pris dans le butin ont été trouvés égorgés avec leurs gardiens eux-mêmes; or, chacun l'accuse de ces meurtres; et un éclaireur m'a assuré l'avoir vu traverser à grands pas la plaine, seul, avec une épée fraîchement teinte de sang ; aussitôt j'ai suivi ses traces ; quelques indices me semblent certains, d'autres me troublent et je ne trouve rien de sûr. Mais tu es venue à propos; car en toutes choses, par le passé comme dans l'avenir, je me laisse diriger par ta main. 36 MINERVE. Je le savais, Ulysse, et depuis longtemps je suis venue veiller sur ta route, pour favoriser ta chasse. ULYSSE. Eh bien, maîtresse chérie! ai-je comme il faut employé mes peines? MINERVE. Oui, sans doute, puisqu'en lui tu as trouvé le coupable. ULYSSE. Quel a donc été le motif de cette fureur insensée? MINERVE. Le ressentiment d'être frustré des armes d'Achille. ULYSSE. Et pourquoi donc cette attaque contre nos troupeaux? MINERVE. Il croyait tremper ses mains dans votre sang. ULYSSE. Ces coups étaient donc destinés aux Grecs? MINERVE. Et il les eût frappés, si je ne l'eusse observé. ULYSSE. D'où lui venait tant d'audace et de résolution? MINERVE. Pendant la nuit, en secret, il marchait seul contre vous. ULYSSE. Est-ce qu'il a été près d'atteindre son but? MINERVE. Il touchait déjà aux tentes des deux généraux. [50] ULYSSE. Et comment a-t-il retenu son bras avide de sang? MINERVE. C'est moi qui, offrant à ses yeux de trompeuses visions, le privai de cette horrible jouissance, et tournai sa rage sur les troupeaux, butin confus, dont vous n'aviez pas encore fait le partage et que gardaient vos bergers. Il s'élança sur eux, et en fit un grand carnage, en frappant à coups redoublés, et il croyait tantôt égorger de ses mains les deux Atrides, tantôt poursuivre un des autres généraux. Mais moi, j'excitais les accès de son délire furieux, et je l'égarais encore davantage. Enfin, las de verser le sang, il enchaîne les boeufs et ceux des animaux qu'il a épargnés, et les emmène dans sa tente pensant tenir, non de vils troupeaux, mais des guerriers captifs ; et maintenant il les tient enfermés et les déchire à coups de fouet. Je te rendrai témoin de cette frénésie, afin que tu puisses instruire tous les Grecs de ce que tu auras vu. Mais demeure ici avec confiance, et ne crains pas qu'il te fasse aucun mal ; car je détournerai ses regards de manière à lui dérober ta vue. — Holà, toi qui charges de liens les mains des captifs, c'est moi qui t'appelle, Ajax; sors de ta tente, et viens ici. 74 ULYSSE. Que fais-tu, Minerve? Garde-toi de l'appeler. MINERVE. Demeure donc en silence et ne conçois nulle terreur. ULYSSE. Non, par les dieux, mais qu'il reste dans sa tente. MINERVE. Que crains-tu? Que peut-il arriver? n'est-ce pas toujours le même homme? ULYSSE. Il fut toujours mon ennemi, et il l'est encore. MINERVE. N'est-il pas doux de rire d'un ennemi ? ULYSSE. Il me suffit qu'il ne sorte pas de sa tente. MINERVE. Crains-tu de voir en face un homme dans le délire? ULYSSE. S'il avait sa raison, je ne le craindrais pas. MINERVE. Mais à présent, quoique tu sois près de lui, il ne te verra pas. ULYSSE. Comment donc, s'il a toujours ses yeux pour voir? MINERVE. Je couvrirai d'un nuage ses yeux, même clairvoyants. ULYSSE. A la vérité, tout est possible, quand un dieu s'en mêle. MINERVE. A présent, garde le silence, et reste à la place où tu es. ULYSSE. Je resterai, mais j'aimerais mieux être loin d'ici, MINERVE. Holà, Ajax, c'est pour la seconde fois que je t'appelle : pourquoi t'inquiètes-tu si peu de celle qui te protège? 91 AJAX. Salut, ô Minerve, salut, fille de Jupiter! Oui, tu arrives à propos, et je t'offrirai de précieuses dépouilles, en l'honneur de cette victoire. MINERVE. C'est bien dit; mais, raconte-moi ceci, as-tu bien trempé ton épée dans le sang des Grecs? AJAX. Je puis m'en vanter, et je suis loin de le nier. MINERVE. As-tu aussi porté tes mains armées sur les Atrides? AJAX. Si bien que jamais ils n'outrageront plus Ajax. MINERVE. Ils sont morts, si je te comprends bien? [100] AJAX. Morts ! Qu'ils viennent à présent me ravir mes armes ! MINERVE. Bien. Et le fils de Laërte, quel a été son sort? t'aurait-il échappé? AJAX. Ce renard, ce vil roué, tu me demandes où il est? MINERVE. Oui, je parle d'Ulysse, ton adversaire. AJAX. Spectacle charmant, ô ma maîtresse! Il est là dedans enchaîné; car je ne veux pas encore qu'il meure. MINERVE. Que veux-tu donc faire? ou que prétends-tu y gagner? AJAX. Je veux qu'attaché à cette colonne de mon foyer domestique... MINERVE. Quel mal feras-tu donc à ce malheureux? AJAX. Le dos ensanglanté de coups de fouet, il périsse. MINERVE. De grâce, ne meurtris pas ainsi le malheureux à coups de fouet. AJAX. Minerve, je désire te complaire en tout le reste; mais ce châtiment sera le sien. MINERVE. Eh bien, puisque c'est ton plaisir d'agir ainsi, exerce ta vengeance, et accomplis tes projets tout entiers. AJAX. Je cours à l'œuvre ; je te le demande seulement, sois toujours ainsi ma protectrice. (Il rentre dans sa tente. ) 118 MINERVE. Tu vois, Ulysse, quelle est la puissance des dieux. Quel homme fut plus prudent qu'Ajax? ou qui était plus brave quand il fallait agir? ULYSSE. Je n'en connus jamais; cependant j'ai pitié de son malheur, quoiqu'il soit mon ennemi, quand je le vois en proie à un mal si terrible ; et ce n'est pas son sort plus que le mien que je considère; 125 je vois que tous dans cette vie nous ne sommes que des fantômes ou une ombre vaine. 127 MINERVE. Devant un tel spectacle, garde-toi donc de jamais outrager les dieux par des paroles superbes, et de t'enorgueillir si tu remportes sur d'autres par ta force ou par tes richesses ; un seul jour abaisse ou relève les grandeurs humaines; les dieux aiment les hommes modestes et détestent les méchants. (Il sortent tous deux.) 134 LE CHOEUR. Fils de Télamon, qui règnes sur Salamine baignée de tous côtés par les flots, ta prospérité fait ma joie; mais si la colère de Jupiter ou les discours injurieux des Grecs ingrats viennent à te poursuivre, alors je crains et je tremble pour toi, comme la timide colombe. Et maintenant de grandes vociférations répétées à ton déshonneur nous ont appris que la nuit dernière, t'élançant dans la prairie où paissent les coursiers, tu as égorgé les troupeaux des Grecs, et détruit ce qui restait encore du butin avec un fer étincelant. Ulysse ourdit lui-même ces sourdes calomnies; [150] il les murmure à l'oreille et les persuade adroitement. Le mal qu'il dit de toi trouve aisément des crédules, et chacun, insultant à tes malheurs, prend plus de plaisir à l'entendre que lui-même à le dire. Car le trait lancé contre les grandes âmes ne manque pas son but ; de tels discours dirigés contre moi seraient crus à peine; c'est en effet contre l'homme puissant que l'envie se glisse. Et cependant les petits, sans le secours des grands, sont un faible rempart pour les États; avec l'appui des grands, le faible devient fort, et le grand s'élève avec l'aide des petits. Mais il n'est pas possible aux insensés de comprendre ces sages maximes. Ce sont de tels hommes qui, aujourd'hui, se soulèvent contre toi ; mais, ô roi, nous ne pouvons les repousser sans ta présence. Une fois, en effet, qu'ils se sont dérobés à tes regards, ils crient dans les airs, comme un essaim de lâches oiseaux contre le vautour; mais si tu parais, aussitôt, à l'aspect du grand vautour, saisis d'effroi, ils se cacheront en silence et resteront muets. 172 (Strophe.) Est-ce Diane, fille de Jupiter, traînée par des taureaux (étrange rumeur, mère de ma honte!) qui a poussé ton bras contre les troupeaux de l'armée, soit que tu ne lui aies pas rendu grâce de quelque victoire, ou que tu l'aies frustrée d'une riche dépouille ou du fruit de ta chasse? ou est-ce le dieu Mars, à la cuirasse d'airain, irrité que tu aies mal reconnu ses secours dans les combats, qui a vengé son affront par les pièges de cette nuit? 182 (Antistrophe.) Car jamais de ton propre mouvement, fils de Télamon, tu n'aurais eu la malheureuse idée d'attaquer ainsi des troupeaux : il faut qu'un dieu t'ait infligé ce coup funeste. Que du moins Jupiter et Apollon répriment les propos outrageants des Grecs. Si c'est une calomnie clandestinement semée par les Atrides, ou par un rejeton de la race infâme de Sisyphe, ô roi, je t'en conjure, ne reste pas plus longtemps ainsi enfermé dans ta tente au bord de la mer, en butte à des bruits insultants. 193 (Épode.) Lève-toi donc, sors de cette retraite où tu languis depuis trop longtemps dans l'inaction, loin des combats, fomentant le mal fatal envoyé du ciel. Cependant l'insolence de tes ennemis se déchaîne sans crainte, comme le feu allumé dans un bois par les vents, tous lancent sur toi des sarcasmes amers, [200] et moi je suis en proie à la douleur. TECMESSE. Défenseurs des vaisseaux d'Ajax, issu de l'antique Érechthée, quel sujet de pleurs pour nous qui prenons intérêt à la noble famille de Télamon ! Cet Ajax si grand, si redoutable, le voilà abattu par un violent délire! LE CHOEUR. Quelle accablante infortune cette nuit a-t-elle donc fait succéder au calme dont nous jouissions? Fille du Phrygien Téleutas, réponds, captive d'Ajax, toi qu'il aime et qu'il honore comme une épouse; tu sais les faits et tu peux nous en instruire. 214 TECMESSE. Comment donc raconter ce fait inouï? Car ce que tu vas entendre n'est pas moins affreux que la mort. Cette nuit même, l'illustre Ajax s'est déshonoré par un honteux délire; tu peux voir encore dans sa tente des victimes sanglantes, déchirées de ses mains, triste trophée de sa victoire. LE CHOEUR. (Strophe.) Quelle révélation tu m'as faite sur le bouillant caractère de ce héros! nouvelle déplorable et pourtant trop vraie, propagée par les chefs des Grecs, et que grossit la rumeur populaire! Hélas! j'en redoute les suites fatales. Il ne peut manquer de subir la mort, celui qui, d'une main furieuse et d'un glaive sanglant, a égorgé à la fois les bergers et les troupeaux. 233 TÈCMESSE. Hélas! c'est d'ici qu'il est sorti, emmenant des troupeaux enchaînés ; les uns il les renverse à terre et les égorge ; aux autres, il leur ouvre les flancs et les déchire. Puis, saisissant deux béliers aux pieds blancs, à l'un il arrache la tête et la langue, et les jette au loin; l'autre, il le lie, dressé contre une colonne, avec une large courroie, il le frappe d'une double lanière, et le charge d'imprécations, qu'une divinité ennemie a pu seule suggérer. 245 LE CHOEUR. (Antistrophe.) C'est à présent donc qu'il faut, la tète enveloppée de voiles, nous dérober d'un, pas rapide, ou prendre place sur les bancs d'un agile navire, [250] et franchir la mer à force de rames; tant sont vives les menaces des Atrides contre nous! Je tremble d'expirer bientôt sous une grêle de pierres, et de partager le supplice de celui que poursuit une destinée indomptable. 257 TECMESSE. Elle cesse de le poursuivre; sa fureur s'est calmée, comme l'impétueux Notos, quand il s'élève sans éclairs étincelants. Mais le retour de sa raison lui rend de nouvelles douleurs; la vue de nos propres souffrances, quand nous en sommes les seuls auteurs, éveille en nous de cuisantes douleurs. LE CHOEUR. Mais si son délire a cessé, j'espère que tout va bien ; car on tient moins de compte d'un mal passé. TECMESSE. Que préférerais-tu, si tu avais le choix, ou d'éprouver toi-même quelque plaisir en affligeant tes amis, ou de partager leur douleur commune? 268 LE CHOEUR. La double souffrance, ô femme, est un grand mal. TECMESSE. Eh bien, le mal a cessé, et nous n'en sommes pas moins livrés au malheur. LE CHOEUR. Que veux-tu dire? je ne te comprends pas. 271 TECMESSE. Cet infortuné, tant qu'a duré son délire, se complaisait dans le mal qui le possédait, et n'attristait que nous, qui en étions témoins, dans notre bon sens; mais maintenant que le mal a cessé et le laisse respirer, il est tout entier en proie à l'affliction, et la nôtre n'en est pas moins vive qu'auparavant. N'est-ce pas là une souffrance double ? 278 LE CHOEUR. Je te l'avoue, et je crains que ce malheur ne soit venu des dieux ; car comment en serait-il autrement, si, délivré de son mal, Ajax n'est pas plus heureux que lorsqu'il en sentait la violence? TECMESSE. Il en est ainsi, sois-en bien certain. LE CHŒUR. Quel a donc été le commencement de ce délire? confie-nous tes peines, à nous qui les partageons. 284 TECMESSE. Tu sauras tout ce qui s'est passé, puisque tu prends part à mon malheur. Au milieu de la nuit, lorsque les feux du soir ne jetaient plus de lumière, il saisit son épée, et semblait vouloir sortir sans motif. Je l'arrête alors et lui dis : « Ajax, que fais-tu? où portes-tu tes pas, sans être appelé, sans que le héraut se soit fait entendre, ni que la trompette ait retenti? En ce moment, toute l'armée dort» Mais lui me répond par ces mots si connus : 293 « Femme, le silence est l'ornement de ton sexe. » A ces mots, je me tus, et il s'élança seul. Ce qu'il a fait là-bas, je ne saurais le dire; mais il rentra, faisant marcher ensemble devant lui des taureaux enchaînés, des chiens de berger, et tout le butin cornu. Aux uns il tranche la tête; les autres, il les étend, les égorge et les met en pièces ; [300] il en attache d'autres qu'il frappe à coups de fouet, comme des captifs. Enfin il s'élance hors de sa tente, tenant à je ne sais quel fantôme des discours violents et contre les Atrides, et sur Ulysse, entremêlés de grands éclats de rire et se vantant de la Vengeance qu'il a tirée d'eux. Ensuite, après s'être précipité dans sa tente, à grand'peine et après un long temps il rentre en lui-même; et lorsqu'il voit sa tente pleine du carnage causé par son délire, il se frappe la tête, pousse des cris, se couche et s'étend sur cet amas de troupeaux égorgés, s'arrachant les cheveux avec violence. Il resta longtemps assis dans un morne silence; puis, m'adressant les plus terribles menaces, si je ne lui révélais tout cé qui s'est passé, il me demanda en quelle extrémité il était tombé. Et moi, mes amis, effrayée, je lui racontai tout ce qu'il avait fait, autant du moins que je le savais; alors il poussa des gémissements douloureux, tels que je n'en avais jamais entendu sortir de sa bouche; car toujours il disait que de telles plaintes ne partaient que d'une âme faible et pusillanime; mais sans faire entendre de lamentations aiguës, sa douleur ne s'exprime que par des gémissements étouffés, semblables aux mugissements d'un taureau. Et maintenant, plongé dans cet abîme d'infortune, il refuse toute nourriture, et reste immobile au milieu de ces troupeaux égorgés : à son langage, à ses plaintes, il est aisé de voir qu'il médité quelque dessein funeste. Ô mes amis, je suis venue pour implorer votre aide; entrez, donnez-lui les secours qui sont en votre pouvoir; car les hommes tels que lui cèdent à la voix de leurs amis. 331 LE CHOEUR. Fille de Téleutas, ô Tecmesse! tu nous dis là un fait terrible, que son malheur l'ait jeté dans l'égarement! AJAX, dans sa tente. Hélas! hélas! TECMESSE. Bientôt, il semble, son mal va redoubler; c'est Ajax, n'avez-vous pas entendu quels cris il pousse? AJAX. Ah! malheureux! LE CHOEUR. On le dirait encore dans le délire, ou il pleure son délire passé. AJAX. Ô mon fils ! mon fils ! 340 TECMESSE. Eurysacès! c'est toi! c'est toi qu'il appelle! Que veut-il? où es-tu? malheureuse que je suis! AJAX. Teucer! où est Teucer? sera-t-il sans cesse occupé à chercher du butin? et cependant je meurs. LE CHOEUR. Il paraît recouvrer ses sens; ouvrez les portes; ma vue lui rendra peut-être quelque retenue. TECMESSE. Voici, je les ouvre, tu peux contempler ce qu'il a fait, et en quel état déplorable il est lui-même. AJAX. (Strophe 1) Ô chers compagnons, mes seuls amis, [350] les seuls qui restiez encore fidèles aux lois de l'amitié, regardez quels flots de sang ma fureur meurtrière a amoncelés autour de moi! LE CHOEUR. Hélas ! tu ne disais que trop vrai ; les faits attestent quel est son délire. AJAX. (Antistrophe 1) Ô braves auxiliaires, habiles dans l'art nautique, dont la rame agile fait voler mes vaisseaux sur la mer, vous, les seuls de tous mes anciens appuis que je vois prêts à me secourir, allons, donnez-moi la mort. LE CHOEUR. Cesse ce langage funeste; ne va pas, réparant un mal par un autre, aggraver notre malheur. AJAX. (Strophe 2) Voyez-vous ce guerrier si brave, au cœur si hardi, si intrépide dans les combats, signaler maintenant sa valeur contre des animaux paisibles? Hélas! quels rires insultants ! en quel opprobre je suis tombé ! 368 TECMESSE. Ajax, ô mon maître! je t'en conjure, ne parle pas ainsi. AJAX. Veux-tu bien te retirer? Ne t'en iras-tu pas? Hélas! hélas ! LE CHOEUR. Au nom des dieux, cède, et reviens à la raison. AJAX. (Strophe 3) Malheureux ! j'ai laissé ces hommes maudits échapper de mes mains, pour me jeter sur des génisses, sur des agneaux bêlants, et je me suis baigné dans leur sang ! LE CHOEUR. Pourquoi donc te tourmenter de ce qui est accompli? tu n'y saurais rien changer. 379 AJAX. (Antistrophe 2) O toi, espion infatigable, artisan de tous les maux, fils de Laërte, opprobre de l'armée, par quels rires ne fais-tu pas éclater ta joie ! LE CHOEUR. Ce sont les dieux qui dispensent à chacun le rire et les larmes. AJAX. Puissé-je le voir en face, même dans la détresse où je suis réduit ! Ah ! hélas ! LE CHOEUR. Laisse ces orgueilleuses menaces; ne vois-tu pas en quelle infortune tu es tombé ? 387 AJAX. (Antistrophe 3) Ô Jupiter, père de mes aïeux, que ne puis-je, égorgeant ce parleur infatigable, cet odieux charlatan et les deux rois des Grecs, expirer moi-même après eux ! TECMESSE. Quand tu fais de tels vœux, demande aussi la mort pour moi; car comment pourrais-je vivre, si tu meurs? 394 AJAX. (Strophe 4) O ténèbres qui êtes ma lumière, Érébe resplendissant à mon esprit, du moins recevez un nouvel habitant; recevez-moi, car je ne suis plus digne de voir ni la race des dieux [400] ni la race des hommes, pour moi désormais inutiles. La redoutable déesse, fille de Jupiter, me torture jusqu'à la mort. Où donc fuir? où trouver un asile? Si tout cela a péri, ô mes amis, la vengeance me suit de près, et j'ai poursuivi une chasse insensée ; mais l'armée entière s'apprête à me percer de ses traits. 410 TECMESSE. Infortunée ! faut-il qu'un homme de sens profère de telles choses, que jusqu'alors il n'eût osé dire! 412 AJAX. (Antistrophe 4) Ô fleuves qui coulez dans la mer, grottes baignées par les flots, prairies qui couvrez le rivage, assez et trop longtemps vous m'avez retenu devant Troie; mais vous ne me verrez plus jouir de la lumière, non, Vous ne me verrez plus. Que l'homme avisé comprenne. Eaux du Scamandre, voisines de notre camp, si favorables aux Grecs, vous ne verrez plus ce héros, je puis le dire avec orgueil, le plus grand des guerriers que la Grèce ait envoyés devant Troie; aujourd'hui me voilà déchu, déshonoré ! 428 LE CHOEUR. Je n'ose ni modérer ni approuver tes plaintes, dans tes malheurs où je te vois tombé. AJAX. Hélas! qui eût jamais pensé que mon nom convînt si bien à mes malheurs? Je ne puis trop en répéter les lettres douloureuses, tant sont grands les maux qui m'accablent ! De cette même terre de l'Ida, où mon père reçut le plus beau prix de la victoire, il revint dans sa patrie, couvert d'une gloire sans tache : et moi, son fils, venu sur ce même rivage de Troie, avec un courage digne de lui, je me signale par autant d'exploits, et je meurs ainsi déshonoré parmi les Grecs. Cependant, j'en suis certain, si Achille, de son vivant, eût voulu disposer de ses armes par un jugement, et en faire le prix de la valeur, nul autre que moi ne les eût possédées. Mais aujourd'hui les Atrides ont tout fait pour les livrer au plus méchant des hommes, au mépris de ma bravoure, Ah! si mes yeux, si mes sens abusés n'eussent trompé ma volonté, c'eût été là leur dernière injustice. [450] Mais au moment où j'allais frapper, une déesse invincible, qui porte l'épouvante, la fille de Jupiter, a égaré mon bras, en m'inspirant un affreux délire, et souillé mes mains du sang de ces vils troupeaux. Ils me raillent maintenant d'avoir échappé malgré moi à mes coups; comme si, quand un dieu veut nous nuire, le lâche n'échappait point au plus brave! Que dois-je donc faire à présent, moi visiblement haï des dieux, détesté de l'armée des Grecs, en horreur à la ville de Troie et à la contrée tout entière? Irai-je, quittant notre flotte et ces rivages et abandonnant les Atrides, traverser la mer Égée pour retourner dans ma patrie? Et de quel front aborderai-je mon père Télamon? de quel œil me verra-t-il revenir sans gloire, privé des récompenses dont sa valeur fut honorée? Non, je ne puis plus supporter cette idée. Dois-je donc, m'élançant sur les remparts des Troyens, les combattre corps à corps, me signaler par un coup d'éclat, et enfin mourir? Mais ce serait faire la joie des Atrides. Non, ce n'est point ce qu'il faut. Je dois chercher une voie sûre de montrer à mon vieux père que son sang n'a pas dégénéré. Il est honteux pour un homme de désirer une longue vie, quand il ne peut espérer de soulagement à ses maux. Quelle joie en effet peut nous donner un jour ajouté à un autre, en présence de la nécessité de mourir? Je ne fais aucun cas du mortel qui se repaît de vaines espérances; mais vivre ou mourir avec gloire, est le devoir d'un homme de cœur. Telles sont mes maximes. 481 LE CHOEUR. Personne, Ajax, ne dira jamais que ce langage ne soit sincère et qu'il ne parte du fond de ton cœur. Calme-toi, cependant, laisse ces pensées funestes, et livre-toi aux conseils de tes amis. 485 TECMESSE. Ajax, ô mon maître! il n'est pas de plus grand mal pour les hommes que la servitude. J'étais née d'un père libre et distingué entre tous les Phrygiens par ses richesses, et aujourd'hui je suis esclave ; les dieux, et surtout ton bras, l'ont ainsi décidé. Aussi, depuis le moment où je suis entrée dans ta couche, je n'ai eu de pensée que pour toi ; je te conjure donc, au nom de Jupiter, protecteur du foyer domestique, par ce lit qui t'unit à moi, ne me laisse pas devenir la fable et le jouet de tes ennemis, et passer en d'autres mains. Car si tu meurs, si par ta mort tu m'abandonnes, songe que ce jour-là même, victime de la violence des Grecs, je serai réduite en esclavage avec ton fils. [500] Et bientôt un de ces nouveaux maîtres m'insultera par des paroles amères : « Voyez, dira-t-il, l'épouse d'Ajax, qui fut le plus vaillant des Grecs; contre quelle servitude elle a échangé un sort digne d'envie ! » Voilà ce qu'on dira ; et moi je serai la proie d'un sort fatal, mais la honte de ces paroles rejaillira sur toi et sur ta race. Ah! songe à ton malheureux père, que tu abandonnes dans sa triste vieillesse; songe à une mère chargée d'années, qui invoque sans cesse les dieux pour ta vie et ton retour dans ses foyers; prends aussi pitié de ton fils; si, privé de l'éducation de sa jeunesse où ta mort le laissera, il est dans l'abandon, livré à des tuteurs ennemis, songe quelle misère tu nous prépares à tous deux, en mourant. Pour moi, je n'ai plus d'autre asile que toi. Car tu as ruiné ma patrie par tes armes; quant à ma mère et à mon père, victimes d'un autre destin, ils sont descendus au séjour infernal des morts. Ai-je une autre patrie, une autre fortune que toi? En toi seul est tout mon salut. Eh bien, conserve de moi quelque souvenir; l'homme ne doit point oublier ce qui a pu lui plaire. Car un bienfait en engendre toujours un autre ; mais celui qui perd la mémoire du bien qu'on lui a fait ne saurait être un cœur généreux. 525 LE CHOEUR. Ajax, je voudrais voir ton cœur saisi de la même compassion que moi, tu louerais alors ses paroles. AJAX. Elle peut compter sur mes éloges, si elle ose exécuter mes ordres. TECMESSE. Ah ! cher Ajax, je t'obérai en toutes choses. AJAX. Amène-moi mon fils, que je le voie, TECMESSE. Dans ma frayeur, je l'ai éloigné, AJAX. Était-ce pendant mon délire, ou par quelque autre motif? TECMESSE, Je craignais d'exposer le malheureux à la mort, s'il s'offrait à ta vue. AJAX. C'eût été un trait digne de ma fureur. TECMESSE. C'est pour l'en préserver que j'ai pris ces précautions, AJAX. J'approuve ta conduite et ta prudence, TECMESSE. En quoi donc maintenant puis-je te satisfaire? AJAX. Fais en sorte que je le voie et que je lui parle. TECMESSE. Il est près d'ici, sous la garde de serviteurs fidèles. AJAX. Eh bien, que tarde-t-il à paraître? TECMESSE. Viens, mon fils, ton père t'appelle. Amène-le ici, toi dont les soins veillent sur lui. AJAX. Vient-il, ou ne t'aurait-il pas entendue? TECMESSE. Voici ce serviteur qui l'amène. 545 AJAX. Approche-le de moi, approche-le ici. Ces traces récentes de carnage n'effraieront pas ses regards, s'il est vraiment mon fils. Il faut le former de bonne heure à l'âpreté des moeurs de son père, et que son caractère lui ressemble. [550] O mon fils, sois plus heureux que ton père ; pour tout le reste ressemble-lui, et tu ne seras pas un homme méprisable. Que dis-je? dès ce moment, je puis te porter envie, puisque tu ne sens aucun de ces maux. Ignorer est en effet le bonheur de la vie, jusqu'à ce que tu aies appris à jouir et à souffrir. Mais une fois arrivé à cet âge, songe à montrer aux ennemis de ton père qui tu es, et de quel sang tu as reçu l'être. Jusqu'alors, nourrie à la douce haleine des zéphyrs, que ta jeune âme croisse en paix pour les délices de ta mère. Non, ne crains pas que, même séparé de moi, aucun Grec t'insulte par des outrages. Je laisserai près de toi un gardien fidèle, Teucer, dont les soins veilleront sur ton enfance, quoiqu'à présent, il soit bien loin de ces lieux, occupé à poursuivie l'ennemi. Mais vous, guerriers, braves matelots, je vous demande à tous ce service, annoncez à Teucer mes derniers vœux; qu'il conduise cet enfant dans mes foyers, qu'il le montre à Télamon, et à Éribée, ma mère, pour être à jamais l'appui de leur vieillesse (jusqu'à ce qu'ils descendent au séjour des morts). Quant à mes armes, je ne veux point qu'elles soient disputées par les Grecs ni par l'auteur de mes maux. Toi seul, ô mon fils, prends ce bouclier immense, impénétrable, et recouvert de sept peaux, auquel tu dois ton nom; garde-le, en le maniant par la poignée couverte de lanières repliées : le reste de mon armure sera enseveli avec moi. Allons, prends vite cet enfant, ferme les portes, et ne fais pas retentir la tente de tes gémissements. Les femmes se plaisent aux lamentations. Ferme au plus tôt les portes : un habile médecin ne cherche pas à calmer par des paroles enchantées les maux qu'il faut guérir avec le fer. 583 LE CHOEUR. Un tel empressement me saisit de crainte; tes paroles menaçantes m'affligent. TECMESSE. Ajax, ô mon maître! quel projet médite ton cœur? AJAX. Ne cherche point à le pénétrer, ne m'interroge pas. La réserve est une vertu. TECMESSE. Hélas ! je perds courage! Je t'en conjure au nom de ton fils, au nom des dieux, ne nous abandonne pas. AJAX. Tes prières m'importunent. Ignores-tu que je n'ai plus d'obligations envers les dieux ? TECMESSE Ne blasphème pas. AJAX. Je n'écoute plus rien. TECMESSE. Seras-tu inflexible? AJAX. Tu me fatigues de tes cris. TECMESSE. C'est que je tremble pour toi. AJAX. Qu'on l'emmène à l'instant. TECMESSE. Au nom des dieux, laisse-toi fléchir. AJAX. Tu me parais insensée, si tu crois pouvoir à présent réformer mon caractère. 596 LE CHOEUR. (Strophe 1) Illustre Salamine, tu résides au milieu des mers, toujours heureuse et environnée de gloire; [600] et moi, malheureux, voilà bien longtemps que j'attends la conquête des champs par le cours de l'Ida, sans honneur, continuellement tout flétri par le cours invariable des années, gardant encore la triste espérance de descendre un jour à l'odieux et ténébreux séjour de Pluton... (Antistrophe 1) A mes douleurs se joignent celles d'Ajax, frappé d'un mal sans remède, hélas! en proie à un délire envoyé par les dieux ; celui que tu envoyas jadis vainqueur dans les combats de Mars, privé maintenant de sa raison, est pour ses amis un sujet de deuil; les anciens exploits de sa valeur, accomplis par ses mains vaillantes, n'ont rencontré que l'ingratitude et l'oubli des ingrats Atrides. (Strophe 2) Ah! certes, sa mère, chargée d'années et blanchie par l'âge, quand elle apprendra le malheur de son fils et l'égarement de sa raison, ce ne seront ni de doux gémissements ni les accents plaintifs du rossignol que l'infortunée fera entendre, mais elle éclatera en cris perçants et lamentables; elle se frappera la poitrine de coups redoublés et arrachera ses cheveux blancs. 621 (Antistrophe 2.) Plus heureux serait Ajax caché dans la nuit infernale, troublé par un incurable délire; lui qui, issu d'une race illustre entre les héros grecs, au lieu de rester fidèle à ses moeurs, a tout à coup changé de caractère. Ô malheureux père! quelle affreuse destinée de ton fils il te reste à apprendre! Jamais, avant lui, la race des Éacides n'en avait subi de pareille. 646 AJAX. Oui, le temps, dans son cours immense, révèle ce qui était caché, et dérobe ce qui paraissait au jour; rien ne lui est impossible, il surprend en faute même la religion du serment et la rigueur des âmes inflexibles. [650] Moi, en effet, qui longtemps m'étais endurci par l'obstination, comme le fer par la trempe, je me sens attendrir aux discours de cette femme, j'ai pitié de là laisser veuve parmi mes ennemis avec un fils orphelin. Mais je vais au rivage qui borde la prairie, pour purifier mes souillures par un bain, et apaiser la colère redoutable de la déesse ; puis, je chercherai quelque lieu désert et j'y cacherai mon épée, cette arme qui me fut si funeste, dans le sein de la terre, loin de tous les regards; puissent la nuit et les enfers la garder à jamais dans leurs entrailles! Car depuis le jour où le terrible Hector me fit ce funeste présent, je n'ai reçu des Grecs que des outrages : tant est vrai cet adage, que les dons d'un ennemi ne sont point des dons et n'ont rien que de fatal. Désormais donc je saurai céder aux dieux, et j'apprendrai à vénérer les Atrides. Ils sont les chefs, il faut donc leur obéir. Et peut-il en être autrement? partout, en effet, la force et la vigueur cèdent au rang; ainsi les frimas de l'hiver se retirent à l'approche de l'été fertile; le char obscur de la nuit s'éloigne pour laisser briller l'astre éclatant du jour; les vents, quand leur fureur s'apaise, calment à leur tour la mer mugissante; et le sommeil, maître du monde, relâche ses chaînes et ne nous tient pas continuellement sous ses lois. Et nous, ne saurons-nous donc pas modérer nos passions? Pour moi, je le saurai, j'ai appris tout récemment qu'il fallait haïr notre ennemi, comme s'il pouvait nous aimer un jour, je veux à mon tour aimer et servir mon ami comme s'il pouvait cesser de l'être: en effet, pour la plupart des hommes, le port de l'amitié n'a rien de sûr, Mais, à cet égard, tout ira bien; toi, femme, rentre, et prie soigneusement les dieux d'accomplir les vœux de mon cœur. Vous, compagnons, donnez-moi les mêmes marques d'affection, et quand Teucer sera venu, dites-lui de se souvenir de moi et de vous montrer une égale bienveillance. Pour moi, je vais où je dois aller; vous, faites ce que je vous demande, et bientôt peut-être apprendrez-vous que, malgré le malheur qui m'accable à présent, je suis sauvé. 693 LE CHOEUR. (Strophe) J'ai tressailli de plaisir, et je vole sur les ailes de la joie. Ô Pan! ô Pan! qui parcours les mers du sommet des roches du Cyllène couvert de neiges, apparais-nous, toi qui présides aux danses des dieux, viens figurer avec nous celles de Nysa et de Gnosse, [700] qu'un instinct naturel t'a enseignées ! car à présent je veux figurer des danses. Qu'Apollon, roi de Délos, franchisse la mer d'Icare, vienne se mêler à nous et me soit toujours propice. (Antistrophe) Mars a dissipé le délire funeste qui voilait les regards d'Ajax. Maintenant encore, maintenant luit un jour pur et brillant, ô Jupiter! qui nous permet d'approcher des vaisseaux rapides, depuis qu'Ajax, oubliant ses douleurs, a rendu aux dieux avec un soin religieux les honneurs qui leur sont dus. Le temps vient à bout de tout, et rien ne peut plus me paraître incroyable, puisque Ajax a renoncé aux terribles querelles et à son ressentiment implacable contre les Atrides. 718 UN MESSAGER. Amis, je veux vous apprendre une nouvelle; Teucer arrive à l'instant des montagnes de la Mysie ; et à peine était-il au milieu du camp, qu'il est outragé par tous les Grecs à la fois. Du plus loin quils le virent s'avancer, ils l'entourèrent de tous les côtés et l'accablèrent d'injures, à l'envi, l'appelant le frère d'un furieux, conjuré contre l'armée, et disant que rien ne pourrait les empêcher de l'écraser sous une grêle de pierres. Enfin ils en vinrent jusqu'à tirer les épées hors du fourreau. Cependant la discorde, arrivée au comble de la fureur, s'arrêta, calmée par les paroles et l'intervention des vieillards. Mais où est Ajax, pour que je lui fasse ce récit à lui-même? car il faut tout révéler à ses maîtres. 735 LE CHŒUR. Il n'est point dans sa tente; mais il vient de sortir, occupé de nouvelles pensées, conformes à son nouveau caractère. LE MESSAGER. Hélas! hélas! c'est trop tard que l'on m'a envoyé, ou je suis venu trop lentement. LE CHOEUR. Qu'a-t-on négligé de ce qu'il fallait faire? LE MESSAGER. Teucer ne voulait point qu'Ajax sortît de sa tente avant que lui-même ne fût arrivé. LE CHOEUR. Mais il est sorti dans les intentions les plus sages, afin d'apaiser la colère des dieux. LE MESSAGER. Ce sont là des paroles pleines de folie, si la prophétie de Calchas est véritable ! LE CHŒUR. Quelle est-elle? que sait-il donc là-dessus? 750 LE MESSAGER. Voici ce que j'ai su, et dont moi-même j'ai été témoin. [750] Calchas, sortant de l'assemblée des rois, et quittant les Atrides, a pris la main de Teucer avec amitié, et il lui a dit et recommandé de faire tous ses efforts pour retenir Ajax et l'empêcher de sortir de sa tente, s'il voulait le retrouver vivant. Car ce jour seul encore, ajouta-t-il, la colère de la divine Minerve le poursuivra pendant toute la journée qui luit à présent. En effet, les hommes les plus élevés, mais dépourvus de prudence, sont précipités par les dieux dans un abîme de misère, disait le devin, quand, oubliant qu'ils sont mortels, ils ont des sentiments peu conformes à leur nature. — Déjà au sortir de ses foyers, Ajax montra sa démence, en n'écoutant pas les sages avis de son père. Celui-ci lui disait : 764 « Mon fils, sois jaloux de vaincre, mais toujours de vaincre avec l'appui des dieux. » Il répondit dans son fol orgueil : « Mon père, avec les dieux un lâche même peut obtenir la victoire; moi, je me flatte, sans leur aide, d'acquérir cette gloire. » Tel était son superbe langage. Une autre fois, quand la divine Minerve, le pressant, l'exhortait à tourner son bras meurtrier contre les ennemis, il lui répliqua par ces paroles arrogantes et impies : « Déesse, cours assister les autres Grecs; pour nous, jamais l'ennemi ne rompra nos rangs. » C'est par ces discours et cet orgueil plus qu'humain qu'il s*est attiré la colère implacable de la déesse. Cependant, s'il échappe aux dangers de cette journée, nous le sauverons peut-être, avec le secours des dieux. — Ainsi parla Calchas, et Teucer m'envoie aussitôt te porter ces ordres, pour qu'ils soient observés. S'il n'est plus possible de les exécuter, c'en est fait d'Ajax, si Calchas est bien inspiré. 784 LE CHOEUR. O infortunée Tecmesse, race malheureuse, viens entendre les nouvelles qu'il apporte ; le danger est imminent, et la joie est perdue pour nous. 787 TECMESSE. Pourquoi arracher encore une infortunée au repos dont elle jouit à peine après tant de maux inépuisables ? LE CHOEUR. Écoute cet homme, il nous apporte sur le sort d'Ajax des nouvelles qui m'ont contristé. TECMESSE. Hélasî qu'as-tu à nous dire, ami? est-ce fait de nous! LE MESSAGER. J'ignore ton destin, mais je crains fort pour celui d'Ajax, si toutefois il est sorti de sa tente. TECMESSE. Oui, il est sorti ; je suis dans l'anxiété pour ce que tu vas dire. LE MESSAGER. Teucer recommande de le retenir dans sa tente et de ne point le laisser sortir seul. TECMESSE. Mais où est Teucer? et pourquoi parle-t-il ainsi? LE MESSAGER. Il va venir lui-même ; il craint quee cette sortie d'Ajax ne lui soit funeste. [800] TECMESSE. Que je suis malheureuse ! et de quel mortel le sait-il? LE MESSAGER. Le fils de Thestor, Calchas, a prédit que ce jour apportera à Ajax ou la vie ou la mort. 803 TECMESSE. Hélas ! mes amis, secourez-moi dans cette circonstance critique; et hâtez-vous, les uns d'amener au plus vite Teucer, ceux-ci d'aller vers les collines qui sont au couchant, ceux-là vers celles qui regardent l'aurore, chercher les traces de mon malheureux époux; car je vois qu'il m'a trompée, et que mon ancien pouvoir sur lui est perdu. Hélàs! que faire, mon flls? Mais ce n'est pas le temps de se reposer; j'irai moi-même, autant que mes forces me le permettront. Partons, hâtons-nous, il n'y a pas un moment à perdre, si nous voulons sauver un homme qui court à la mort, LE CHOEUR. Je suis prêt à partir, et ce ne sont point de vains propos; l'effet suivra de près mes paroles. (Le Choeur et Tecmesse sortent.) 815 AJAX. Voilà, si je ne me trompe, le fer meurtrier dressé de manière à frapper le coup le plus sûr; triste présent d'Hector, pour moi le plus odieux et le plus haï des hôtes: le voilà enfoncé sur le sol ennemi de Troie, j'en ai aiguisé la pointe sur la pierre, je l'ai affermi de telle sorte qu'il me rendra le service de me donner promptement la mort. J'ai ainsi tout disposé avec soin. Maintenant, Jupiter, c'est à toi à m'aider d'abord; je ne te demanderai pas une faveur bien grande ; fais seulement parvenir à Teucer cette triste nouvelle, afin qu'il soit le premier à enlever ce corps tombé sur une épée sanglante, et qu'aucun de mes ennemis ne le prévienne, et ne me livre aux chiens et aux oiseaux de proie. Tels sont les vœux que je t'adresse, ô Jupiter! Je prie aussi Mercure, conducteur des ombres, de me ménager aux enfers une descente prompte et sans douleur, aussitôt que cette épée aura percé mon flanc. 835 J'appelle encore à mon aide les déesses toujours vierges et toujours attentives aux actions des mortels, les augustes Euménides, aux pas rapides; qu'elles sachent que je meurs victime des Atrides. Puissent-elles infliger à ces infâmes un supplice digne de leurs forfaits; et, ainsi qu'elles me voient périr de ma propre main, puissent-ils tomber eux-mêmes sous les coups de leurs enfants les plus chers ! Venez, déesses promptes à punir le crime, n'épargnez rien, frappez l'armée entière. Et toi qui conduis ton char dans l'étendue des cieux, Soleil, quand tu verras la terre de ma patrie, retiens tes rênes d'or, annonce mes calamités et ma destinée à mon vieux père et à l'infortunée qui m'a nourri. [850] Malheureuse! comme à cette nouvelle donnée elle fera retentir toute la ville de ses lamentations. Mais à quoi bon ces plaintes inutiles ? achevons au plus tôt notre ouvrage. Ô Mort! ô Mort! viens, jette sur moi tes regards; bientôt j'habiterai avec toi dans les sombres demeures. Et toi, brillante clarté du jour, Soleil radieux, je te parle pour la dernière fois. Ô lumière, ô sol sacré de Salamine, ma patrie, foyers de mes ancêtres, glorieuse Athènes, amis élevés avec moi, fontaines, fleuves, campagnes de Troie, je vous salue ! Adieu, ô vous qui m'avez nourri ! Ce sont les dernières paroles qu'Ajax vous adresse; je dirai le reste aux enfers. (Il se jette sur son épée). 866 DEMI-CHOEUR. Fatigue sur fatigue met le comble à la fatigue. Où, en effet, ne suis-je point allé? Et nulle part je n'ai pu rien apprendre. Voici! voici! j'entends quelque bruit. DEMI-CHOEUR. Ce sont nos compagnons, ceux qui partagent nos recherches. DEMI-CHOEUR. Qu'y a-t-il donc? DEMI-CHOEUR. J'ai parcouru tout le côté du camp qui regarde l'occident. DEMI-CHŒUR. Avez-vous trouvé? DEMI-CHOEUR. Beaucoup de fatigue, et rien de plus. DEMI-CHŒUR. Mais du côté du soleil levant non plus, et je ne i'ai pas rencontré. LE CHOEUR. (Strophe) Quel mortel, quel pêcheur laborieux, vigilant, attentif à sa proie, quelle nymphe du mont Olympe ou des fleuves du Bosphore, me dira si elle a aperçu ce farouche guerrier? Il est pénible d'avoir avec de longues fatigues fait une course inutile, sans pouvoir découvrir cet homme, tout affaibli qu'il est. 891 TECMESSE. Hélas! malheur à moi ! LE CHOEUR. Quelle est cette voix sortie du bois voisin ? TECMESSE. Ah! malheureuse! LE CHOEUR. C'est sa captive que je vois, sa triste épouse Tecmesse, livrée au désespoir. TECMESSE. C'est fait de moi, mes amis, je me meurs, je suis perdue! LE CHOEUR. Qu'y a-t-il donc? TECMESSE. Ajax est là, gisant, percé d'une blessure récente, auprès d'un glaive dont il s'est secrètement frappé. [900] LE CHOEUR. Hélas! que deviendra notre retour? O roi! tu as entraîné dans ta perte tes compagnons de navigation. Malheureux que je suis! ô femme infortunée! TECMESSE. Après ce coup qui l'a frappé, il ne me reste plus qu'à gémir. LE CHOEUR, Par quelle main a-t-il donc accompli ce meurtre? TECMESSE. Par sa propre main, on n'en saurait douter; cette épée, enfoncée dans la terre et sur laquelle il s'est jeté, l'accuse assez. LE CHOEUR. Hélas! quel est mon malheur! tu t'es frappé, sans être secouru par aucun ami ! et moi, dans mon aveuglement, dans mon incurie, j'ai négligé de veiller sur toi. Où est-il, où donc est-il ce guerrier indomptable, cet Ajax dont le nom est si funeste? 915 TECMESSE, Vous ne le verrez point; je l'envelopperai tout entier des longs plis de ce voile; car nul, pas même un ami, ne pourrait soutenir la vue de ces flots de sang noir, qui sortent de ses narines et de la plaie saignante dont il s'est frappé. Hélas ! que faire? quel ami enlèvera son corps? Où est Teucer? s'il arrivait, qu'il viendrait à propos, pour rendre avec nous à son frère mort les derniers devoirs! O malheureux Ajax! quel sort indigne de ta gloire ! car pour tes ennemis même tu es un objet digne de larmes. LE CHOEUR. (Antistrophe) Ton cœur inflexible méditait donc depuis longtemps de terminer ainsi la destinée funeste de tes malheurs infinis. Tels étaient nuit et jour les gémissements qui s'échappaient de ton cœur implacable, exhalant avec une violente passion des menaces terribles contre les Atrides. Il ouvrit certes une grande source de maux, ce jour où les armes d'Achille furent proposées pour prix de la valeur. 937 TECMESSE. Hélas! malheureuse! LE CHOEUR. Une douleur poignante déchire ton cœur, je le sais. TECMESSE. Hélas! LE CHOEUR. Je ne m'étonne point que tes gémissements redoublent, ô femme, quand tu viens de perdre un tel ami. TECMESSE. Tu peux, il est vrai, comprendre mon malheur, mais moi seule j'en connais l'étendue. LE CHOEUR. J'en conviens. TECMESSE. Hélas! mon fils! quel joug va peser sur nous! quels maîtres nous sont réservés ! LE CHOEUR. Quoi! les impitoyables Atrides ajouteraient cet outrage à votre douleur ! puissent les dieux l'empêcher ! [950] TECMESSE. Ces maux ne seraient point arrivés sans la volonté des dieux. LE CHOEUR. Ils en ont par trop appesanti le fardeau. TECMESSE. Voilà pourtant la trame funeste que la fille de Jupiter, la redoutable Pallas, a ourdie en faveur d'Ulysse. LE CHOEUR. Ainsi, dans son âme perfide, le patient Ulysse nous outrage, et rit des maux qu'a enfantés le délire ! Hélas ! hélas! et les deux Atrides partagent ses rires insolents! 961 TECMESSE. Qu'ils rient donc, et qu'ils se réjouissent de ses maux ! Peut-être, quoiqu'ils ne l'aient point recherché vivant, ils pleureront sa mort à l'heure du combat. Ainsi les insensés ne connaissent le prix du bien qu'ils possèdent, qu'après l'avoir perdu. Cette mort, plus amère pour moi qu'agréable pour eux, a été douce pour Ajax; car, en se la donnant lui-même, il a atteint l'objet de ses vœux. Qu'ont-ils à se railler de lui? C'est par la volonté des dieux qu'il est mort, et non par la peur. Qu'Ulysse donc se livre à de vains outrages ! Ajax n'est plus au milieu d'eux; c'est à moi qu'il a laissé, en partant, la douleur et les larmes. (Elle sort.) 974 TEUCER. Hélas! malheur à moi! 41 LE CHOEUR. Silence! je crois entendre la voix de Teucer, poussant des cris, que lui arrache son malheur. TEUCER. Ô Ajax chéri ! frère bien-aimé ! en est-ce donc fait de toi, comme la renommée le publie? LE CHOEUR. Il a cesse de vivre, ô Teucer! ce n'est que trop vrai. TEUCER. Hélas! ô sort cruel qui pèse sur moi! LE CHOEUR. Dans une telle infortune... TEUCER. Ô malheureux que je suis! malheureux! LE CHOEUR. Il est juste de pleurer. TEUCER. Ô douleur accablante ! LE CHOEUR. Trop, hélas ! ô Teucer ! TEUCER. L'infortuné ! où donc est son fils? en quel lieu de la terre troyenne? LE CHOEUR. Il est seul dans la tente. 985 TEUCER. Que ne l'amenez-vous ici à l'instant même, de peur qu'un de ses ennemis ne l'enlève, comme un lionceau délaissé. Allez, courez, hâtez-vous. Trop souvent on insulte les morts, une fois dans la tombe. LE CHOEUR. Tout à l'heure, Teucer, Ajax encore vivant confiait à tes soins ce fils que tu protèges. 992 TEUCER. Ô spectacle le plus douloureux qui ait jamais frappé ma vue ! ô course, de toutes celles que je fis, la plus aflligeante pour mon cœur, lorsque apprenant ta destinée, j'allai, cher Ajax, à la poursuite de tes traces ! En effet, la renommée, aussi prompte que la voix d'un dieu, avait publié parmi tous les Grecs que tu avais cessé de vivre. [1000] A cette nouvelle, alors éloigné de toi, je pleurai; à présent je te vois, et je meurs. Hélas!... Eh bien ! découvrez ce corps; je veux contempler mon malheur dans toute son étendue. Ô trop cruelle résolution ! ô spectacle horrible! quel avenir de douleurs ta mort me prépare! En quels lieux, chez quels mortels pourrai-je porter mes pas, moi qui, dans tes maux, ne te fus d'aucun secours? Certes Télamon, ton père et le mien, m'accueillera avec un visage serein et bienveillant, quand il me verra revenir sans toi ! Ne dois-je pas m'y attendre? Jamais plus heureuse nouvelle n'appela le sourire sur ses lèvres. Gardera-t-il le silence? quel outrage m'épargnera-t-il? Il dira que je suis le fils illégitime d'une captive; que je t'ai abandonné, cher Ajax, par crainte, par lâcheté, ou même par artifice, pour posséder après ta mort ton palais et tes richesses. 1017 Ainsi parlera ce vieillard irascible, aigri par son grand âge, qu'un rien irrite et exaspère, et enfin je serai chassé de ma patrie, et traité non en homme libre, mais en esclave. Voilà les maux qui m'attendent dans mes foyers. Ici, devant Troie, mille ennemis et peu de défenseurs. Voilà tout ce que ta mort me donne. Hélas! que dois-je faire? comment te détacherai-je, malheureux, de ce fer cruel, dont le fil meurtrier a tranché tes jours? Pensais-tu qu'un jour Hector, après son trépas, causerait ta perte? 1028 Au nom des dieux, voyez le sort de ces deux guerriers : Hector, attaché à un char par le baudrier qu'il avait reçu d'Ajax, a été traîné dans la poussière et déchiré, jusqu'à ce qu il eût expiré; Ajax, qui avait reçu d'Hector cette épée en don, s'est donné le coup mortel en se jetant dessus. N'est-ce pas Érinnys qui fabriqua ce glaive, et Pluton, l'artisan de cruautés, qui fit le baudrier? Pour moi, je suis porté à dire que ces événements, comme tous les autres, sont toujours ourdis aux hommes par les dieux : celui qui ne goûte point cette opinion peut se complaire dans une autre, et moi, je garderai la mienne. 1040 LE CHOEUR. Ne prolonge pas ces discours, songe plutôt à ensevelir ce guerrier, et à trouver ce que tu auras bientôt à répondre ; car j'aperçois un ennemi, et peut-être, vu son méchant naturel, vient-il rire de nos maux. TEUCER. Quel est donc celui de nos guerriers que tu vois? LE CHOEUR. Ménélas, pour lequel nous sommes venus sur ces bords. TEUCER. Je le vois ; de si près il est facile à reconnaître. MÉNÉLAS. Holà ! je te défends de porter les mains sur ce cadavre; je t'ordonne de le laisser dans l'état où il est. TEUCER. Pourquoi donc jettes-tu ces paroles arrogantes (70)? [1050] MÉNÉLAS. Telle est ma volonté et la volonté de celui qui commande à l'armée. TEUCER. Ne saurais-tu alléguer quelque motif? MÉNÉLAS. C'est qu'en lui nous espérions amener ici un allié et un ami des Grecs, et nous avons trouvé un ennemi plus dangereux que les Phrygiens, lui qui a tramé la perte de l'armée entière, et est venu la nuit pour nous égorger ; et si un dieu n'eût arrêté ses efforts, nous aurions souffert le destin qu'il a subi lui-même, nous eussions péri de la mort la plus honteuse, et il vivrait. Mais un dieu a détourné ses coups, et les a fait tomber sur des troupeaux et des pâtres. Aussi, il n'est point d'homme assez puissant pour lui donner un tombeau, et son corps, jeté sur le sable du rivage, y deviendra la pâture des oiseaux de mer. D'ailleurs, ne laisse pas ton orgueil s'emporter trop loin ; car si pendant sa vie nous n'avons pu le soumettre à notre volonté, nous le pourrons du moins après sa mort, et, malgré toi, nos bras sauront t'y contraindre. Jamais, tant qu'il vécut, il ne voulut m'écouter; cependant c'est le propre d'un mauvais citoyen de ne pas vouloir obéir à ses chefs. Jamais, en effet, les lois n'auront de force dans un État où ne règne pas la crainte; une armée n'est point sagement conduite, si elle n'a pour premier rempart la crainte et le respect. Un homme, quelle que soit sa force, doit songer que le moindre mal peut l'abattre. Celui qui a la crainte et l'honneur pour guides, celui-là, sache-le bien, est en sûreté; mais où règne la licence d'outrager et de faire ce que l'on veut, songe qu'avec le temps un tel État tombera du faîte de la prospérité dans un abîme de maux. Maintenons donc une crainte salutaire, et ne nous flattons pas de ne racheter jamais par de justes peines un injuste plaisir; ils ont chacun leur tour. Ajax était fougueux et violent; aujourd'hui c'est moi qui commande ; et je te défends de l'ensevelir, ou crains, en le mettant dans le tombeau, d'y tomber toi-même. 1091 LE CHOEUR. Ménélas, après avoir fait entendre de si sages maximes, ne sois pas toi-même outrageux envers les morts. 1093 TEUCER. Je ne m'étonnerai plus jamais qu'un homme qui n'est rien par sa naissance fasse quelque faute, lorsque des hommes qui se prétendent bien nés se permettent de semblables discours. Reprends en effet tes paroles dès le début : ne dis-tu pas l'avoir amené ici comme allié des Grecs ? Mais n'est-il pas venu de lui-même, libre et indépendant? [1100] Où as-tu été son chef? quand t'a-t-il été donné de commander les peuples qu'il tirait de sa patrie? Tu es venu comme roi de Sparte, et non comme le nôtre, et tu n'avais pas plus de droits sur lui qu'il n'en avait sur toi. Tu es toi-même venu ici comme subordonné, tu ne fus jamais le chef de l'armée entière, ni celui d'Ajax. Règne donc sur les tiens, et réprimande-les avec ces arrogantes paroles; mais Ajax, malgré ta défense ou celle de tout autre général, je l'ensevelirai comme je le dois, sans m'effrayer de tes menaces. Il ne combattait pas pour ton épouse, comme les mercenaires, mais pour les serments par lesquels il s'est lié, et nullement pour toi; car il estimait trop peu les hommes sans mérite. Maintenant amène une escorte de hérauts, fais venir le général, je ne m'inquiéterai pas de tes jactances, tant que tu seras ce que tu es. 1118 LE CHOEUR. Je n'aime pas un tel langage dans le malheur; en effet, des reproches, quelque mérités qu'ils puissent être, blessent toujours. MÉNÉLAS. Cet archer a l'air de ne pas manquer d'orgueil. TEUCER. C'est que l'art où j'excelle n'est point un art méprisable. MÉNÉLAS. Quelle serait ta fierté, si tu portais le bouclier? TEUCER. Même sans armes, je te combattrais armé de toutes tes armes. MÉNÉLAS. Oh ! que ta langue nourrit un terrible courage ! TEUCER. La fierté est permise, quand on a pour soi la justice. MÉNÉLAS. Est-il donc juste de faire triompher mon assassin? TEUCER. Ton assassin! la chose est étrange; tu es mort, et tu vis ! MÉNÉLAS. C'est qu'un dieu m'a sauvé, mais dans l'intention d'Ajax, j'étais mort. TEUCER. N'outrage donc pas les dieux, qui ont sauvé tes jours. MÉNÉLAS. Voudrais-je donc enfreindre leurs lois? TEUCER. Oui, en ne permettant pas d'ensevelir les morts. MÉNÉLAS. Ce sont mes propres ennemis; car la chose est mal séante. TEUCER. Est-ce qu'Ajax fut jamais ton ennemi ? MÉNÉLAS. Notre haine était mutuelle, toi aussi tu le sais. TEUCER. Tu fus surpris à lui dérober des suffrages. MÉNÉLAS. Ce fut la faute des juges, et non la mienne. TEUCER. Tu saurais ourdir encore bien d'autres trames. MÉNÉLAS. Ce discours pourra coûter cher à quelqu'un. TEUCER. Pas plus, je pense, qu'il ne t'en coûtera à toi-même. MÉNÉLAS. Je ne te dis qu'un mot : on ne l'ensevelira point. TEUCER, Je ne répondrai qu'un mot : il sera enseveli. 1142 MÉNÉLAS. J'ai vu un homme hardi de la langue, qui encourageait les matelots à partir avec l'orage, mais qui, au fort de la tempête, semblait avoir perdu la voix, se cachait sous son manteau et se laissait fouler aux pieds par le dernier des matelots. Ainsi, toi et tes vaines clameurs, une tempête violente, éclatant du sein d'un, léger nuage, vous aura bientôt dissipés. [1150] TEUCER. Et moi, j'ai vu un homme, plein de folie, qui insultait aux maux des autres: un homme assez semblable à moi, et d'un caractère aussi peu endurant, lui dit : « Garde-toi de maltraiter les morts, sinon apprends que tu « seras puni. » Voilà les avis qu'il donnait à ce malheureux. Cet insensé, il est devant mes yeux, et, si je ne me trompe, c'est toi-même. Y a-t-il là quelque énigme? MÉNÉLAS. Je sors; car je rougirais qu'on me vît gourmander par des paroles celui que je puis réduire par la force. TEUCER. Pars donc; car, moi, je rougis encore plus d'entendre un insensé débiter tant de sottises. 1163 LE CHOEUR. D'une grande querelle sortira un combat. Mais ne perds pas de temps, ô Teucer ! hâte-toi de creuser une sépulture, où Ajax ait un tombeau cher à jamais à la mémoire des hommes. 1168 TEUCER. Mais voici fort à propos le fils et l'épouse d'Ajax, qui s'avancent pour honorer la tombe de ce guerrier malheureux. Approche, jeune enfant, et viens, dans une attitude suppliante, toucher le corps de celui qui t'a donné le jour; reste à ses genoux, tenant en main l'offrande religieuse de ma chevelure, celle de ta mère et la tienne. Si quelque homme de l'armée osait ici employer la violence pour te séparer de ce cadavre, que lui-même, pour prix de son crime, il gise loin de sa patrie, privé de sépulture, et soit retranché de sa race, comme ces cheveux que je coupe. Veille sur lui, mon enfant, que personne ne t'en sépare; garde-le, tiens-le étroitement embrassé. Et vous, montrez que vous êtes des hommes, veillez sur eux et défendez-les, jusqu'à ce que je revienne, après avoir préparé le tombeau d'Ajax, malgré leur résistance. (Il sort.) 1185 LE CHOEUR. (Strophe 1) Quelle sera donc la dernière de ces années malheureuses, et quand le temps cessera-t-il de ramener pour nous les souffrances toujours renaissantes des fatigues de la guerre, devant cette Troie superbe, ruine et opprobre des Grecs ? 1192 (Antistrophe 1) Ah! que n'a-t-il disparu dans les airs ou dans la demeure commune de Pluton, celui qui enseigna aux Grecs l'usage funeste des armes et les guerres mortelles ! 1197 O travaux sans cesse renaissants ! celui-là fut le fléau des hommes. {Strophe 2) Celui-là m'a ravi la joie des couronnes et des coupes profondes, [1200] les doux accents de la flûte, hélas ! et les plaisirs nocturnes des amours. Il m'a privé des amours, oui, des amours; hélas! étendu sur ce rivage, dans mon abandon, je laisse mes cheveux s'abreuver des rosées fréquentes, triste souvenir de Troie ! (Antistrophe 2) Autrefois, contre les craintes de la nuit et contre les traits ennemis, le vaillant Ajax était mon rempart; mais maintenant il est la proie d'une divinité odieuse. Quel plaisir me reste-t-il désormais? Que ne suis-je à l'ombre des bois qui couronnent le promontoire de Sunium et ses vagues retentissantes, pour saluer les murs sacrés d'Athènes ! 1223 TEUCER. J'ai hâté mon retour, j'ai aperçu le chef de l'armée Agamemnon, marchant vers ces lieux à pas précipités; son air m'annonce des paroles sinistres. 1226 AGAMEMNON. On m'annonce que tu oses impunément proférer contre nous des paroles outrageantes, toi, le fils d'une captive. Sans doute, si tu avais été nourri par une noble mère, tu étalerais bien de l'arrogance et tu marcherais la tête haute, puisque, toi qui n'es rien, tu as combattu pour un homme de rien ! A t'en croire, nous ne sommes les chefs ni de l'armée ni de la flotte, ni le tien ; et Ajax, en venant ici, ne dépendait que de lui-même. N'est-ce pas une honte d'entendre ce langage d'un esclave ? Et pour quel homme encore fais-tu éclater tant d'audace? Où a-t-il été? qu'a-t-il fait, que je n'aie fait moi-même ? Après lui, n'y a-t-il plus d'hommes parmi les Grecs? 1239 Certes nous avons eu tort d'établir un combat pour les armes d'Achille, si, au dire de Teucer, nous sommes convaincus d'injustice, et si vous tous, quand vous avez été vaincus, loin de céder à la pluralité des vois, ne cessez de nous attaquer par des injures ou de venger votre défaite par des perfidies. Et que deviendrait, après de tels exemples, la stabilité des lois, si, repoussant ceux qui ont été jugés dignes des prix, nous mettions les vaincus à la première place? [1250] Mais cet état de choses ne peut se souffrir; car ce n'est ni la force du corps ni la haute stature qui fait notre puissance; c'est la sagesse qui donne la supériorité en tous lieux. Le bœuf le plus robuste obéit au fouet léger qui le ramène dans le sillon. Je prévois qu'on pourrait bien t'appliquer aussi ce remède, si tu ne reviens à la raison; toi qui, pour un homme privé de vie, et déjà une vaine ombre, nous insultes avec tant d'orgueil et d'audace. Ne sauras-tu te modérer? n'iras-tu pas, connaissant ta naissance, chercher quelque homme libre qui nous parle pour toi ? Car e'est en vain que tu voudrais me parler, je ne te comprendrais pas; je n'entends point la langue des Barbares ? LE CHOEUR. Puissiez-vous tous deux devenir raisonnables! je ne saurais vous rien dire de mieux. 1266 TEUCER. Hélas ! que la reconnaissance due aux morts s'écoule vite et s'efface de la mémoire des hommes, puisque tu n'obtiens point, ô Ajax, le plus léger souvenir d'un homme pour qui, prodiguant ta vie, tu as si souvent bravé les hasards des combats! Mais tant de services sont déjà perdus. Et toi qui tout à l'heure as prononcé de si folles paroles, as-tu donc oublié qu'enfermés dans vos retranchements, déjà dans la déroute commune, près de périr, Ajax seul vous délivra quand déjà la flamme dévorait la poupe de vos vaisseaux, et qu'Hector, franchissant vos fossés, s'élançait furieux sur les bancs des rameurs? 1280 Qui alors les repoussa? n'est-ce pas lui, ce même Ajax, qui, selon toi, ne combattit jamais de pied ferme? Toutes ces actions ne sont-elles pas les siennes ? Et lorsque, pour combattre Hector seul à seul, il tira au sort, il n'attendit pas des ordres, il ne jeta pas dans le casque une boule de terre humide pour éviter la chance; il en mit une qui, par sa légèreté, dût sortir du casque la première. Voilà ce qu'il a fait, et j'étais avec lui, moi, vil esclave, fils d'une mère Barbare. 1290 Malheureux! quel est ton aveuglement, d'oser tenir un tel langage? Ignores-tu que ton aïeul, le vieux Pélops, fut un Barbare, un Phrygien? qu'Atrée ton père fut le plus impie des hommes, lui qui servit à son frère, dans un festin, les membres de ses propres enfants? Toi-même, tu naquis d'une Crétoise, que son père surprit en flagrant délit avec un homme, et ordonna de jeter dans la mer, pour être la pâture des poissons. Et, issu d'une telle famille, tu viens me reprocher ma naissance ! moi, fils de Télamon, [1300] de ce héros qui, en récompense de sa rare valeur, obtint ma mère pour sa compagne, reine par sa naissance, fille de Laomédon, glorieux présent donné par le fils d'Alcmène ! Digne fils de cette noble race, laisserai-je déshonorer ceux qui sont issus du même sang, et que maintenant, dans une si grande infortune, tu veux priver de sépulture? et tu ne rougis pas de le dire? Mais sache-le bien, si tu te permets cet outrage contre lui, l'outrage nous sera commun à tous trois; puisque enfin il me sera plus glorieux de combattre et de mourir pour lui que pour ton épouse ou celle de ton frère. Songes-y donc, ce n'est plus mon intérêt, mais le tien : si tu me fais la moindre offense, tu regretteras bientôt de n'avoir pas montré plus de timidité que d'audace contre moi. 1316 LE CHOEUR. Ô roi Ulysse, sache que tu es venu à propos, si c'est pour terminer et non pour aigrir leur dispute. ULYSSE. Qu'y a-t-il ? j'ai en effet entendu de loin les cris des Atrides sur ce mort vaillant. AGAMEMNON. N'avons-nous pas, ô Ulysse, entendu tout à l'heure d'insolents discours de la bouche de cet homme? ULYSSE. Quels discours? car je pardonne à l'homme qu'on injurie de répondre par d'autres outrages. AGAMEMNON. Je l'ai traité avec mépris, comme il m'avait traité moi-même. ULYSSE. Qu'a-t-il donc fait qui dût t'offenser ? AGAMEMNON. Il prétend ne pas laisser ce corps sans sépulture, et même il prétend l'ensevelir malgré moi. 53 ULYSSE. Est-il permis à un ami de te dire la vérité, sans rompre l'accord qui règne entre nous? AGAMEMNON. Parle; autrement je serais bien insensé, moi qui te regarde comme l'ami le plus cher que j'aie parmi les Grecs. 1332 ULYSSE. Écoute donc. Je te conjure par les dieux de ne pas priver si inhumainement cet homme de la sépulture; ne te laisse pas emporter par la violence à un degré de haine qui te fasse fouler aux pieds la justice. Sans doute, il fut, dans l'armée, le plus ardent de mes ennemis, depuis le jour où je remportai les armes d'Achille; cependant, quel qu'il ait été à mon égard, je ne lui ferai point l'injustice de nier qu'il fut après Achille le plus brave des Grecs qui sommes venus devant Troie. Tu serais donc injuste de le priver des honneurs auxquels il a droit; car ce serait offenser, non pas lui, mais les lois divines. L'homme de bien ne doit pas poursuivre, après la mort, celui même dont il aurait été l'ennemi pendant sa vie. 1346 AGAMEMNON. Ainsi, Ulysse, tu prends sa défense contre moi? ULYSSE. Sans doute; je haïssais, quand il était beau de haïr. AGAMEMNON. Toi aussi, ne dois-tu pas triompher du mort? ULYSSE. O Atride! ne t'applaudis pas d'un indigne avantage. [1350] AGAMEMNON. Il n'est pas facile à un roi d'être juste. ULYSSE. Mais il est facile d'écouter les conseils de sages amis. AGAMEMNON. L'homme de bien doit obéir à ceux qui ont le pouvoir. ULYSSE. Cesse ce langage ; c'est vaincre que de céder à ses amis. AGAMEMNON. Souviens-toi quel fut l'homme que tu veux épargner. ULYSSE. Il fut mon ennemi, mais il était généreux. AGAMEMNON. Que prétends-tu donc? respectes-tu à ce point un ennemi mort? ULYSSE. La vertu est plus puissante sur moi que la haine. AGAMEMNON. Les hommes ainsi faits sont des mortels inconstants. ULYSSE. Que de gens, amis aujourd'hui, qui demain seront ennemis! AGAMEMNON. Approuves-tu donc qu'on ait de tels amis? ULYSSE. Je n'ai pas l'habitude d'approuver une âme inflexible. AGAMEMNON. Tu feras si bien, que nous passerons aujourd'hui pour des lâches. ULYSSE; Non, mais pour des hommes justes, aux yeux de tous les Grecs. AGAMEMNON. Tu me conseilles donc de laisser ensevelir ce cadavre? ULYSSE. Oui ; ne descendrai-je pas moi-même un jour au tombeau? AGAMEMNON. Ainsi chacun n'agit que dans son propre intérêt. ULYSSE. Quel intérêt servirais-je plutôt que le mien? AGAMEMNON. On dira que ce fut ton œuvre, et non la mienne. ULYSSE. Quoi que tu fasses, tu seras partout un homme de bien. 1370 AGAMEMNON. Sache bien cependant qu'il n'est point de service plus grand que je ne sois prêt à te rendre; mais lui, et sur cette terre et dans les enfers, il me sera toujours également odieux, toi, tu peux agir à ton gré. (Il sort.) 1374 LE CHOEUR. Qui voudrait, Ulysse, te disputer le titre de sage, quand tu le montres ainsi, serait un insensé. ULYSSE. Et maintenant je déclare désormais à Teucer que je suis l*ami d'Ajax autant que j'étais son ennemi. Je veux honorer avec vous ses funérailles, lui rendre mes soins, ne rien négliger enfin des devoirs que les mortels doivent aux grands hommes. 1381 TEUCER. Généreux Ulysse, je puis te combler d'éloges; tu as bien démenti mes craintes. Tu étais pour lui le plus odieux des Grecs, et tu es le seul qui lui portes secours; seul, tu n'as point consenti à insulter son cadavre, comme ce général en délire et son frère, qui voulaient le priver ignominieusement de sépulture. Puisse Jupiter, maître de l'Olympe, et l'implacable Érinnys, et la Justice, dispensatrice des châtiments, punir ces méchants, comme ils le méritent, de l'indigne outrage qu'ils ont voulu faire à ce héros ! Pour toi, fils du vieux Laërte, je n'ose te laisser toucher à ce tombeau, dans la crainte de déplaire à l'ombre d'Ajax; mais j'accepte tes autres secours, et si tu veux amener quelqu'un de tes guerriers, nous le verrons sans peine : c'est moi qui exécuterai le reste ; sache que tu t'es montré envers nous comme un homme de bien. [1400] ULYSSE. Je voulais du moins accomplir ce devoir ; mais s'il ne t'est pas agréable que j'y prenne part, je me retire en t'approuvant. (Il sort.) 1402 TEUCER. C'est assez ; trop de temps s'est déjà écoulé. Hâtez-vous de creuser une tombe ; vous, placez sur la flamme un trépied profond, pour le bain sacré; qu'une troupe de guerriers aille chercher son armure dans sa tente. Toi, jeune enfant, embrasse avec tendresse les flancs de ton père, et soulève-les avec moi, autant que tes forces le permettent. Le sang noir qu'il rejette de sa bouche n'a pas encore perdu sa chaleur. Vous tous, ses amis, venez, accourez ; rendez les derniers devoirs à cet homme qui rassemblait toutes les vertus, et qu'aucun mortel, j'ose le dire, ne surpassait de son vivant. 1418 LE CHOEUR. Certes, l'expérience apprend des choses aux mortels; mais avant d'en avoir été témoin, nul devin n'en peut prévoir l'issue.