[4,0] LIVRE QUATRIÈME. [4,1] I. Comme la ville d'Antioche était, non seulement fortifiée par sa situation naturelle, mais aussi par de très hauts remparts, des tours très élevées, et de nombreux ouvrages construits sur le haut de ses murailles, les chefs se résolurent de l'attaquer non par la force, mais par l'art, par la science, et non par la violence de la guerre, par des machines, et non par le combat. Ils placèrent donc un pont sur le fleuve afin de le pouvoir passer plus aisément lorsqu'ils en auraient besoin ; car ils trouvaient dans le voisinage de la ville une grande abondance des productions de la terre, de copieuses vendanges, des fosses remplies de froment et d'orge, et les autres choses nécessaires à la nourriture, et des arbres couverts de toutes sortes de fruits; parmi eux s'introduisaient les Arméniens qui étaient dans la ville, et qui venaient les trouver du consentement des Turcs, laissant dans la ville leurs femmes et leurs enfants. Ces Arméniens, bien que chrétiens, agissaient en ceci par trahison, avertissant les Turcs, qui étaient dans la ville, de tout ce que disaient et faisaient les nôtres. Les Chrétiens construisirent des machines de guerre propres à l'attaque, des tours de bois, des balistes, des faux, des béliers, des taupes, des traits, des pieux et des frondes, et tout ce que l'art peut encore inventer : mais à quoi servait: tout cela contre une ville imprenable? surtout lorsqu'elle renfermait un si grand nombre de défenseurs qu'ils eussent pu combattre les nôtres en bataille rangée. Après donc que l'étoile du matin eut annoncé le lever de la rougissante aurore, lorsque l'aurore eut répandu sa blanche rosée, et que le soleil commença à orner le monde de ses rayons flamboyants, les chefs se levèrent, et avec eux se levèrent leurs troupes, et tous prenant leurs armes coururent vers les remparts de la ville; des bras vigoureux combattirent et du dedans et du dehors, et les ennemis se défendirent tandis que les nôtres lançaient des javelots, des traits, des bâtons, des pierres et des épieux ; ce travail fut immense, mais le résultat fut vain ; ils se retirèrent, ne pouvant abattre des tours et des murs tels qu'aucune force ne les pouvait renverser; les nôtres voyant qu'ils n'avançaient en rien renoncèrent au combat, mais continuèrent le siège. Les Turcs, se confiant dans la force de leur invincible cité sortaient de nuit par les portes de la ville et venaient lancer des flèches dans notre camp ; il arriva qu'ils tuèrent ainsi une femme devant les tentes du prince Boémond; ce qui fît qu'on plaça, pour garder le camp, de plus vigilantes sentinelles, chargées de surveiller les portes par où ils avaient coutume de sortir. Les chefs et les grands de l'armée jugèrent aussi devoir se construire un château où ils pussent être plus en sûreté, s'ils venaient à être vaincus par les ennemis qui affluaient comme des abeilles sortant de la ruche, cela fut ainsi fait. Cependant les vivres de chaque jour commençaient à devenir rares, on résolut donc d'en faire chercher, et d'envoyer des hommes d'armes et des chevaliers pour escorter ceux qui les iraient prendre ; mais ceux qui voulurent butiner furent tués ou faits prisonniers, car non loin de la ville était dans la montagne un château nommé Harenc, plein de Turcs infidèles qui tendirent des embûches aux nôtres, en blessèrent beaucoup, en tuèrent plusieurs, en emmenèrent plusieurs prisonniers, et forcèrent le reste de rentrer au camp honteusement maltraités. Lorsque l'armée de Dieu connut ce malheureux événement, elle en eut une grande douleur, mais prit ensuite un conseil salutaire, on envoya en avant, dans la vallée dont on vient de parler, mille hommes d'armes, que suivirent Boémond et le comte de Flandre, avec une troupe de chevaliers d'élite, vers lesquels devaient fuir les hommes d'armes s'ils étaient poursuivis par les Turcs; ce qui arriva tout aussitôt, car les Turcs, les voyant venir de loin lâchèrent les rênes de leurs chevaux, et, les pressant des talons, coururent sur les nôtres qu'ils mirent en fuite : ceux-ci se réfugièrent vers leurs camarades, comme vers un sûr asile, et y trouvèrent l'assistance du secours divin. Les Turcs, arrivés très près, voyant nos chevaliers préparés au combat, hésitèrent d'abord et eussent volontiers cédé le terrain s'ils eussent été les maîtres de se retirer. Cependant, reconnaissant que les Chrétiens, étaient moins nombreux qu'eux, ils en vinrent aux mains malgré leur effroi, se confiant en leur nombreuse multitude, mais que sert le combat contre ceux qu'assiste le ciel ? Dieu est fort, Dieu est puissant, il est le Seigneur tout-puissant dans les combats : nous n'eûmes que deux des nôtres de tués, mais de ces innombrables Turcs, repoussés de la main de Dieu, on ne saurait compter combien demeurèrent sur la place. On en conduisit un grand nombre prisonniers au camp, auxquels on coupa là tête sous les yeux des habitants de cette fameuse ville qui voyaient ce spectacle du haut des murailles, et pour les frapper encore plus de crainte et de douleur, les balistes lancèrent ces têtes dans la ville. A compter de ce moment, les nôtres purent se rendre plus facilement dans les villages et bourgs des Arméniens pour y chercher des vivres, et ces mêmes Arméniens ainsi que les indigènes nous en apportèrent à acheter. Sur ces entrefaites, survint le très saint jour de la Nativité du Seigneur, que Dieu a rendu très célèbre parmi ses fidèles par cette raison qu'ayant donne naissance à toutes les créatures, il n'a voulu naître que pour les hommes seuls. Les Chrétiens en firent la fête aussi bien qu'ils le pouvaient sous les tentes : il y avait beaucoup plus de joie dans le camp que dans les remparts de l'illustre ville ; je l'appelle illustre, non comme l'immonde demeure des Gentils, mais sous le rapport de sa situation dans le monde, et surtout parce que là se réconcilia avec Dieu le bienheureux Pierre, prince des apôtres. [4,2] II. La fête célébrée, les nôtres tinrent conseil sur ce qu'ils avaient à faire: Les vivres manquaient dans le camp, et la froidure de l'hiver ne permettait pas à ceux qui pouvaient en vendre de venir en apporter; en même temps ceux de la ville nous attaquaient d'autant plus violemment qu'ils nous savaient plus accablés de la disette. Nous étions donc tourmentés et par l'inclémence de la saison, et par les besoins de la famine, et par les attaques de nos ennemis, et, comme il arrive d'ordinaire en une multitude assemblée, il ne manquait pas de gens qui murmuraient, et l'on ne doit pas s'étonner si l'humaine fragilité succombait sous le poids de tant de souffrances. Un grand nombre, dépourvus de tout abri, avaient à supporter la violence de la grêle, de la neige, de la glace, le souffle des tempêtes : quoi d'étonnant, lorsque les tentes étaient pour ainsi dire à flot, si ceux qui n'avaient pas de tentes étaient prêts à perdre l'esprit? On tint donc conseil, comme nous l'avons dit, sur ce qu'il y avait à faire, et l’on s'arrêta à ceci. Boémond et le comte de Flandre s'offrirent à chercher les secours dont on avait besoin; leur offre plut à tous et fut acceptée très volontiers, lis choisirent donc trente mille chevaliers et hommes de pied, et entrèrent avec eux dans le pays des Sarrasins. O Dieu! médiateur de toutes choses, tu viens à temps porter assistance dans leurs périls et nécessités à ceux qui travaillent pour toi, afin que soit accompli ce qu'a écrit Salomon dans ses Proverbes : Le bien du pécheur est réservé pour le juste. Il s'était rassemblé à Jérusalem, à Damas, à Alep, et en d'autres lieux, un grand nombre de Persans, d'Arabes, de Mèdes, qui se disposaient à venir à Antioche pour la défendre contre les Chrétiens. Mais il en avait été autrement ordonné par le ciel, qui renversa toutes leurs dispositions. Lorsqu'ils apprirent qu'une partie des Chrétiens étaient entrés dans leur territoire, ils se réjouirent grandement, croyant déjà les tenir pris dans leurs chaînes. Ils se partagèrent en deux troupes, afin d'entourer les nôtres de manière à ne leur laisser aucun moyen de fuir. Cette séparation fut insensée, car la folie habite à demeure dans le cœur des incrédules. Lorsque les deux armées s'aperçurent mutuellement, elles se précipitèrent sans hésiter l'une sur l'autre, car l'une se confiait dans sa multitude, l'autre dans la toute-puissance de Dieu ; aussi l'événement du combat fut-il pour toutes deux bien différent. Nos chevaliers, lorsqu'ils vinrent à la rencontre des ennemis, les abattirent comme le moissonneur abat les épis. Mais lorsqu'après la première course, ils voulurent retourner sur eux, ils ne trouvèrent plus à frapper que des fuyards qui, tombant entre les mains de nos gens de pied, rencontrèrent encore plus sûrement leur perte, selon cet adage connu à la guerre : « Que les fantassins vont au carnage de plus rude manière que les chevaliers. » La troupe des ennemis, qui s'était séparée du corps de l'armée pour entourer les nôtres, ayant entendu les cris des combattants et le cliquetis des armes, lâcha les rênes pour accourir au secours des siens, mais, lorsqu'elle connut le malheur qui leur était arrivé et les vit en fuite, saisie à son tour d'une violente frayeur, elle se mit à fuir de compagnie. Qu'avaient les nôtres à faire, si ce n'est de les poursuivre? car, comme le dit le proverbe populaire, « A qui fuit ne manque pas qui le poursuit; » et tous les nôtres prenaient part à cette poursuite, vu que ceux qui étaient venus à pied se trouvaient montés. En un mot, qui put s'échapper en fut content et réjoui ; qui fut atteint mourut misérablement. Combien furent pris d'ânes, de chameaux, de chevaux chargés de froment, de vin et d'autres choses nécessaires à la nourriture, acquisition très agréable à l'armée de Dieu, mourant de faim! Que de réjouissances, que de sauts de joie se firent ce jour-là dans l'armée, en recevant ces dons du suprême pourvoyeur! C'était une chose merveilleuse et satisfaisante de voir comme le Seigneur soulageait la misère de ses fidèles, au moyen des denrées amenées de loin par ses ennemis, et il comblait les siens, affamés, des biens qu'il enlevait à ses adversaires. C’est ainsi qu'il en agit autrefois envers les fils d'Israël lorsqu'ils voulaient traverser les terres des rois gentils et que ceux-ci leur refusaient passage sur la grande route. De même tous ceux qui prenaient contre eux le glaive périssaient par le glaive, et il leur donnait en propriété leurs biens et leurs terres. Tels sont encore aujourd'hui les dispositions du Seigneur envers ceux qui s'opposent aux siens, afin qu'ils croient que les choses se sont passées à leur égard, ainsi qu'il en a été écrit. Que Dieu soit béni en toutes choses comme il le doit être, car nous ne pouvons rien sans lui! [4,3] III. Sur ces entrefaites, et durant l'absence de ces illustres chefs, ceux de la ville en sortirent soudainement, attaquèrent les nôtres dans le camp et en tuèrent plusieurs. En ce jour, l'évêque du Puy perdit son maître d'hôtel, qui avait coutume de porter la bannière de sa troupe, et sans la rivière qui coulait entre la ville et le camp, ils auraient été plus et plus souvent insultés par l'ennemi. Plusieurs des nôtres, abattus de l'événement de ce combat, et plus encore de la famine, avaient fait dessein de s'en aller, car il leur était dur de subir ainsi un jeune forcé; ils avaient donc comploté de s'enfuir du siège. Boémond, homme doué de faconde et de paroles agréables, leur parla ainsi, et leur dit : « O hommes de guerre, jusqu'ici éminemment sortis victorieux, par la grâce de Dieu, des périls d'un grand nombre de combats, vous qu'il a enrichis et illustrés des dons de l'expérience, pourquoi murmurez-vous maintenant contre le Seigneur, parce que vous souffrez des besoins de. là disette? lorsqu'il vous tend la main vous vous gonflez de joie, lorsqu'il vous la retire vous vous désespérez, montrant en cela que vous aimez, non le donateur, mais le don, non le bienfaiteur, mais le bienfait de ses largesses : quand Dieu vous donne, vous le regardez en ami, lorsqu'il s'arrête, on le dirait un ennemi et un étranger. A. quel peuple Dieu a-t-il accordé de livrer en si peu de temps un si grand nombre de combats, de vaincre tant d'ennemis terribles, de partager tant de dépouilles des nations, de s'illustrer de tant de palmes triomphales? Voilà que nous avons abattu d'innombrables ennemis, voilà que nous vous apportons leurs dépouilles, d'où vient cette méfiance, lorsque chaque a jour nous sommes vainqueurs? Il n'est pas loin de vous celui qui combat ainsi pour vous, il envoie souvent des épreuves à ses fidèles, afin de faire briller leur amour pour lui, maintenant il vous éprouve par les souffrances de la famine, par les continuelles attaques de vos ennemis. S'ils nous avaient fait autant de mal que nous leur en avons fait, s'ils avaient tué des nôtres autant que nous avons abattu des leurs, ceux de nous qui resteraient eu vie auraient droit de se plaindre. Mais certes, nul ne se plaindrait, car il ne resterait personne. Quittez donc cette méfiance, reprenez courage ! car soit que vous viviez pour la victoire, soit que vous mouriez dans le combat, le bonheur vous attend. » Par ces discours et autres semblables, il rendit la vigueur à ces âmes énervées, et fît rentrer un mâle courage dans ces esprits efféminés. Cependant, peu de jours après, les rigueurs de l'hiver devinrent plus cruelles et l'abondance disparut du camp; ceux qui avaient coutume de vendre des vivres, empêchés par les neiges et les glaces, ne pouvaient plus y arriver; les coureurs de l'armée, quoiqu'ils pénétrassent jusque dans les terres des Sarrasins, n'y trouvaient rien, car tous les habitants avaient fui loin du pays, ou s'étaient cachés dans les cavernes et les creux des carrières, les Arméniens et les Syriens, voyant les nôtres en tel danger par la famine, allaient par le pays qu'ils connaissaient, cherchant avec soin s'ils trouveraient quelque chose à leur apporter; mais ce qu'ils trouvaient était peu considérable et ne pouvait suffire à une telle multitude : aussi ce qu'un âne pouvait porter de froment se vendait sept livres, un œuf douze deniers, une noix un denier, en un mot, et sans entrer dans le détail, les choses les plus viles se vendaient à grand prix. Il en arriva que plusieurs moururent de faim, parce qu'ils n'avaient pas de quoi acheter, et parmi eux commença à s'élever une grande inconstance d'esprit, le courage leur manqua, et ils perdirent toute espérance. Et comment s'étonner si les pauvres et les faibles chancelaient, lorsqu'ils voyaient défaillir ceux qui auraient du se montrer les colonnes de l'armée? Pierre l'Ermite et Guillaume Charpentier prirent la fuite de nuit et se séparèrent de la sainte société des fidèles de Dieu. Nous dirons ici ce qu'était Guillaume, car nous avons déjà parlé de Pierre. Guillaume était sorti de race royale et venu du château de Melun, dont il était vicomte ; le surnom de Charpentier lui vint de ce que dans les combats il ne souffrait pas que personne tînt devant lui ; il n'avait ni casque, ni cuirasse, ni bouclier qui pût soutenir les rudes coups de sa lance ou de son épée. Ce fut donc une chose digne d'étonnement et déplorable autant que surprenante que de voir un tel abrutissement d'esprit s'emparer d'un homme si puissant, qu'il pût honteusement quitter le camp et les hommes illustres dont il était rempli ; nous voulons croire que ce ne fut pas par la crainte des combats, mais parce qu'il n'avait pas été accoutumé à supporter à ce point les souffrances de la faim. Lorsque Tancrède, chevalier courageux et plein de droiture, eut appris cette fuite, il s'en affligea avec véhémence, se mit à la poursuite de Guillaume, le reprit, le força honteusement de revenir et le conduisit à la maison de Boémond. Il n'est pas besoin de dire si cet homme qui avait pris la fuite le premier et quand personne ne fuyait encore, fut alors couvert d'ignominie; plusieurs qui le connaissaient le plaignaient, d'autres, ignorant qui il était, l'outrageaient de paroles; cependant lorsqu'on l'eut accablé d'injures, par égard pour Hugues le Grand, dont il était parent, et en mémoire des combats qu'il avait loyalement soutenus avec les autres, on lui accorda son pardon; mais il lui fallut jurer devant tous qu'il ne s'enfuirait plus; il ne tint pas longtemps son serment, et s'échappa secrètement le plus tôt qu'il le put. [4,4] IV. Dieu permit cette cruelle famine pour éprouver les siens et pour répandre la terreur de son nom par toutes les nations de la terre, car tandis que la disette accablait les siens, leur glaive exterminait les nations voisines, mille tombaient d'un côté et dix mille de l'autre; il ne faut donc jamais désespérer d'un tel seigneur, car, quelque chose qu'il fasse, il le fait tourner à bien à ceux qui l'aiment, et c'était afin qu'ils ne vinssent pas à s'enorgueillir de tant de victoires qu'il les accablait des tourments de la disette. On ne pouvait trouver dans l'année mille chevaux en état de combattre ; il voulait par là leur faire connaître qu'ils ne devaient pas se fier dans la force de leurs chevaux, mais en lui, par lequel ils remportaient la victoire quand il le voulait et comme il le voulait. Il y avait dans l'armée un chevalier nommé Tatin, riche entre les siens et renommé, bien connu au pays de Romanie, et qui savait se dissimuler sous le voile d'un élégant badinage; il vint trouver les chefs et leur dit : « D'où vient que nous nous engourdissons ici de cette sorte? pourquoi ne cherchons-nous pas à nous procurer les choses qui nous seraient utiles? Si vous le trouvez bon, j'irai au pays de Romanie et vous amènerai, en accomplissement de la promesse de l'empereur, une grande abondance de vivres à acheter, je vous ferai conduire par mes vassaux et par terre des chevaux, des mulets et des mules chargés de toutes sortes de choses, comme froment, vin, huile, orge, viande, farine, fromage, n'ayez aucune méfiance de moi, je vous laisse ici mes tentes et tout ce qui m'appartient, sauf ce que je porte avec moi, et si ce n'est pas assez pour vous rassurer, je vous ferai serment de revenir promptement. » Les chefs crurent à ses paroles mensongères et reçurent son serment: mais il ne tint ni son serment, ni les promesses contenues dans son discours. Je rapporte ici l'action de ces deux chevaliers, afin de faire connaître quelle disette régnait dans le camp, puisqu'elle poussait les riches même à fuir, et à se parjurer. Lorsqu'ils se virent dans cette détresse, et que toute humaine espérance vint à leur manquer, la plupart de ceux de l'armée demandèrent aux chefs la permission de s'en retourner, et ceux-ci, tous d'une voix, la leur accordèrent en pleurant : pourquoi les auraient-ils retenus, lorsqu'ils ne pouvaient les soulager? Tandis que la désolation; s'étendait ainsi dans le camp et que personne ne savait quel parti prendre, la miséricorde divine vint à leur secours, ainsi qu'elle avait accoutumé. Un messager annonça que d'innombrables milliers de Turcs s'approchaient et devaient, ainsi qu'il l'assura, se réunir à ce château voisin, nommé Harenc, dont on a déjà parlé; ils venaient secrètement, et en grand silence, pour surprendre au dépourvu les Chrétiens dans leur camp. Cette nouvelle fut bientôt connue de tous, et réveilla les esprits qu'elle avait trouvés ensevelis dans le sommeil de la paresse. On vit se lever et sauter des hommes qui auparavant ne pouvaient marcher: la vie se ranima en des corps que tenait assoupis le défaut d'aliments : ils louent Dieu les mains élevées au ciel, et les frappant, en signe d'applaudissement, comme s'ils avaient déjà remporté la victoire, car ils aimaient mieux mourir glorieusement dans les combats que de périr dans les tourments de la famine. Les grands de l'armée décidèrent qu’une partie des leurs demeurerait dans le camp pour le garder, et que les autres iraient à la rencontre des ennemis qui s'approchaient, pour leur livrer combat. Ceux-ci sortant du camp pendant la nuit, se mirent en embuscade en attendant le passage des ennemis; ils se placèrent entre le fleuve et le lac. Au petit point du jour, au moment où l'aurore apportait la lumière à la terre, ils envoyèrent des éclaireurs pour reconnaître l'armée ennemie et leur rapporter sa contenance. Les éclaireurs leur vinrent raconter qu'ils n'avaient jamais vu ensemble tant de milliers d'hommes, et l'on vit accourir du côté du fleuve, sur des chevaux très rapides, une multitude séparée en deux troupes : alors les nôtres, placés sur le penchant d'une colline, font, avec leurs armes, le signe de la croix, et, tendant les mains vers le ciel, se confient en Dieu et implorent avec ardeur son assistance. Aussitôt les ennemis survenant tombent sur les nôtres, et frappant de la pointe du fer ceux qu'ils rencontrent, les renversent sur la terre, d'autres voltigent épars autour du champ de bataille, et font pleuvoir une grêle de flèches empoisonnées, ils grincent des dents et font entendre des aboiements à la manière des chiens, s'imaginant par là effrayer leurs adversaires, mais les nôtres s'en rient, et, protégés de leurs boucliers, de leurs cuirasses, de leurs casques, méprisent tous ces traits; mais lorsque cette innombrable multitude approcha les nôtres de plus près, elle les attaqua avec une telle fureur qu'ils commencèrent quelque peu à fuir; ce que voyant, Boémond, qui faisait la garde sur les derrières de l'armée, se lança avec sa troupe au milieu de la bataille, et, ralliant ses compagnons, la fît tourner à mal pour les ennemis, car lorsqu'ils virent flotter sur leurs têtes les bannières des Francs, et les nôtres courir au milieu d'eux comme des lions rugissants, mettant en pièces à la ronde tout ce qu'ils rencontraient, ils s'effrayèrent et se troublèrent, et, tournant les rênes de leurs chevaux, reprirent le plus vite qu'ils purent le chemin du pont de fer. Qu'avaient à faire les Francs, si ce n'est de les poursuivre en les frappant de près? la route est jonchée des corps des mourants, l'air rempli de voix gémissantes, les pieds des chevaux enfoncent dans la terre humectée de sang. Arrivés au pont, le passage devient trop étroit pour les fuyards, il ne peut les recevoir tous; plusieurs se précipitent dans le fleuve, et ceux qu'ont reçus les ondes sont promptement engloutis dans leurs rapides tourbillons. Pourquoi m'arrêter aux détails? il en périt davantage qu'il n'en échappa, il y en eut de tués plus qu'il n'en demeura de vivants; ceux qui s'en échappèrent s'allèrent réfugier au château dont nous avons parlé, mais ils n'y demeurèrent pas longtemps, et après l'avoir pillé, ils l'abandonnèrent et prirent la fuite ; les nôtres s'en emparèrent, y mirent du monde pour le garder, et aussi pour la garde du pont. Les Arméniens et les Syriens poursuivirent les fuyards, et, leur coupant la retraite dans les passages resserrés, en tuèrent beaucoup, en prirent beaucoup prisonniers, en sorte que, comme ils le méritaient, les fils du démon tombèrent de péril en péril, et y trouvèrent leur perte. Les nôtres retournèrent au camp en grande joie, emmenant avec eux des chevaux, des mulets, des mules, et beaucoup de dépouilles, et une infinité d'autres choses dont avaient grand besoin ces pauvres compagnons : ils apportèrent aussi un grand nombre de têtes de morts qu'ils placèrent devant la porte de la ville où étaient postés les émirs de Babylone : ceux de leurs camarades qui étaient demeurés dans le camp les reçurent avec une satisfaction infinie; ils s'étaient battus toute la journée contre ceux qui étaient sortis de la ville, et avaient emporté la palme de la victoire : [4,5] V. ce double triomphe leur donnant une double joie, fit de ce jour un jour de fête, et ranima ces hommes auparavant presque consumés de tristesse et de misère. Les Arméniens et les Syriens apportèrent des vivres au camp, et se vinrent féliciter avec les nôtres de cet heureux événement, niais il arriva que ceux de la ville, sortant et s'allant cacher dans les rochers des montagnes, attendaient en embuscade ceux qui portaient des vivres, et tuaient tout ce qu'ils en pouvaient attraper, grandement attristés de ceci, les chefs de l'armée tinrent conseil et apportèrent remède à cette calamité : ils construisirent devant la porte de la ville, sur le pont situé près de la Mahomerie, un fort qui contint les ennemis, en sorte que de ce moment nul n'osa plus sortir par le pont; et comme ceux qui étaient dans le camp ne suffisaient pas à cet ouvrage, Boémond et le comte de Saint-Gilles se rendirent au port Saint Siméon pour tâcher d'en amener des ouvriers à prix d'argent; lorsqu'ils les eurent amenés, les Turcs étant sortis de la ville pendant la nuit, se mirent en embuscade et attaquèrent subitement les nôtres avec tant d'audace, que ceux qui étaient à cheval s'enfuirent dans la montagne sans ombre de combat. Les fantassins ne pouvant fuir furent misérablement mis à mort, destin plus rude et par là plus glorieux. Il y en eut là près de mille de tués ; mais ceux qui les avaient tués ne s'en réjouirent pas longtemps ; le récit de ce massacre étant arrivé au camp, émut les chefs et les principaux de l'armée, et, montant à cheval, ils ordonnèrent à leurs troupes de prendre les armes, et volèrent venger la mort des leurs : ils trouvèrent encore les ennemis sur le champ de bataille, occupés à couper la tête à ceux qu'ils avaient tués, et qui, sans éprouver aucune frayeur, se confiant en leur multitude, s'avancèrent au combat. Mais les nôtres, se livrant de leur côté à toute la vaillance de leur cœur, parvinrent bientôt, lorsque les gens de pied eurent rejoint les chevaliers, à remporter la victoire; car les ennemis voyant accourir ceux qu'ils avaient forcés à fuir dans la montagne, et la troupe des nôtres se grossir considérablement, et, à mesure qu'elle grossissait, combattre plus vigoureusement, ils tournèrent le dos et prirent la fuite vers le pont ; mais ils furent grandement empêchés dans cet étroit passage, ne pouvant ni fuir ni revenir sur leurs pas ; retourner en arrière était impossible, car l'ennemi les pressait; se séparer de droite et de gauche, le peu de largeur du chemin ne le leur permettait pas; aller en avant, l'épaisse multitude des fuyards leur en ôtait le pouvoir; ainsi, par la volonté du ciel, ils étaient dévoués à ne pouvoir ni fuir ni combattre. Là ne servaient de rien au Turc ni ses flèches empoisonnées, ni la rapidité de ses chevaux; les gens de pied firent ici un plus grand carnage que ceux qui poursuivaient à cheval, car ils abattaient réellement les ennemis comme le faucheur l'herbe des prés, ou les épis de la moisson : les épées et les traits pouvaient se rassasier du sang des Turcs; mais, forgés dans le pays des Francs, ils ne pouvaient ni s'émousser ni s'assouvir de carnage; les nôtres combattaient, les autres supportaient les coups; les nôtres frappaient, les autres mouraient; et la main fatiguée ne pouvait mettre en pièces tout ce qui s'offrait au tranchant de l'épée; les morts demeuraient entre les vivants debout, soutenus par la foule, trop pressée pour leur permettre de tomber; et telle était la souffrance qui les pressait qu'ils s'étouffaient l'un l'autre jusqu'à la mort, saisis d'une si grande frayeur, que ceux qui suivaient poussaient, afin de fuir, ceux qui se trouvaient devant eux. Le duc Godefroi, illustre honneur de la chevalerie, voyant que l'on n'en pouvait frapper aucun que dans le dos, lança son cheval pour leur fermer l'entrée du pont. Et quelle langue suffirait à raconter le carnage que fit ce seul duc de ces infidèles! Ils commençaient à fuir en jetant leurs armes, effrayés du glaive du duc comme de la mort, mais ils ne pouvaient l'éviter. Les bras découverts, l'épée nue, il abattait leurs têtes, tandis qu'eux, presque sans résistance, lui offraient malgré eux leurs corps désarmés : la colère, le lieu, le glaive, sa main puissante, tout ici combattait contre eux, et tout portait la mort dans les membres de ces misérables. Un d'eux, plus audacieux que les autres, remarquable par la masse de son corps, et comme un autre Goliath, redoutable par sa force, voyant le duc s'acharner sur les siens sans miséricorde, dirigea son cheval vers lui, le pressant de ses talons ensanglantés, et, levant son glaive, il fendit l'écu du duc, placé au dessus de sa tête, et si la bosse du bouclier n'eût fait glisser le coup et ne l'eût détourné d'un autre côté, le duc ne pouvait échapper à la mort. Mais Dieu garda son chevalier et le mit sous l'abri de son bouclier. Le duc, enflammé d'une violente colère, se prépare à lui rendre la pareille, et pour lui abattre la tête il lève son épée et le frappe avec une telle vigueur, vers l'épaule gauche, qu'il lui pourfend la poitrine par le milieu, tranche l'épine du dos et les intestins, et que son épée dégoutante de sang ressort tout entière au dessus de la jambe droite, tellement que la tête et la partie droite du corps tombe et s'engloutit dans le fleuve, et que le reste demeure sur le cheval qui le remporte à la ville. À cet horrible spectacle, tous ceux de la ville accourent et le voient avec étonnement, avec trouble, avec terreur; l'épouvante les saisit; on entend des cris de douleur comme de femmes qui enfantent, et des voix qui s'élèvent en gémissant, car il avait été un de leurs émirs ; alors ils tirèrent leurs glaives, tendirent leurs arcs, préparèrent des flèches dans leurs carquois pour les lancer au duc, voulant, si on les laissait faire, éteindre cette grande lumière de l'armée chrétienne ; mais Dieu ne permit pas que ce criminel désir fût accompli, le duc, ne pouvant soutenir longtemps cette grêle de traits et de flèches, retourna en arrière. O bras invincible du duc, bras digne qu'on chante ses louanges, force suprême de ce cœur valeureux ! il faut louer aussi cette épée qui, demeurée entière en sa main, sans se rompre, brandit de côté et d'autre et dirige ceux qui le suivent. Mais quelle voix peut faire entendre, quelle langue peut narrer, quelle main pourrait écrire, quelles pages pourraient contenir les faits des autres princes qui concoururent avec lui à toutes les victoires remportées dans ces combats? Les exploits du duc brillèrent par dessus tous les autres, car cette moitié de corps, demeurée sur le champ de bataille, fut un témoignage à sa louange; au lieu que le fleuve qui engloutit tant de cadavres cacha les admirables coups des autres chefs; mais de même que les tourbillons du vent courbent les branches des vieux arbres, de même tombaient coupés les membres des mourants; dans ce combat un seul en poursuivait mille, et deux en faisaient fuir dix mille; les fuyards se plongeaient dans le cours rapide du fleuve, puis en sortaient et embrassaient les piles de bois du pont ; mais de dessus le pont les nôtres les perçaient, les tuaient de leurs lances ; leur sang colorait les eaux du fleuve, et tous ceux qui en étaient témoins se sentaient saisis d'horreur ; l'amas des cadavres interrompait le cours du fleuve et le forçait de remonter vers sa source; qui sen étonnerait ? cinq mille hommes furent tués sur le pont et précipités dans les eaux; et qui pourrait compter le nombre de ceux que lu fer menaçant força de s'élancer dans le fleuve ? Dans ce combat fut tué Cassien, fils du puissant roi d'Antioche, et douze émirs du roi de Babylone, qu'il avait envoyés avec son armée porter secours au roi d'Antioche : ceux qu'ils nomment émirs sont des rois, lesquels gouvernent les provinces. Une province est une étendue de pays avec un métropolitain, douze comtes et un roi. Il s'était réuni des troupes d'autant de provinces qu'il y eut d'émirs de tués. Les prisonniers furent au nombre de sept mille ; il serait impossible de garder le souvenir de tout ce qu'on gagna dans ce combat, de vêtements, d'armes, et autres ornements de parure. Lorsqu'ainsi les Francs eurent valeureusement vaincu les Turcs, on cessa d'entendre ce bruit confus de leurs voix, leurs grincements de dents, et ces injurieuses clameurs chaque jour renouvelées; ils marchaient le visage abattu, et plusieurs perdant tout-à-fait l'espérance sortirent secrètement de la ville et prirent la fuite. La nuit qui survint termina le combat, et les nôtres, vainqueurs, retournèrent au château. Les ennemis rentrèrent dans la ville et fermèrent leurs portes. Le lendemain, dès les premiers rayons du jour, ils rassemblèrent ce qu'ils purent trouver des cadavres de leurs morts et leur donnèrent la sépulture; ce qu'ayant appris, les valets de l'armée chrétienne coururent en grand nombre au cimetière, et ceux que les Turcs avaient ensevelis avec de grands honneurs, ils les en jetèrent dehors avec beaucoup d'ignominie; car les Turcs les avaient enterrés au-delà du pont, à la mahomerie placée devant la porte de la ville, les avaient enveloppés de plusieurs étoffes, et avaient mis en terre avec eux des byzantins d'or, des arcs, des flèches et beaucoup d'autres choses; car leur coutume est d'enterrer ainsi leurs morts : celle des nôtres est de leur enlever joyeusement toutes ces choses. Lorsqu'ils curent déterré tous les cadavres, ils leur coupèrent la tête afin de savoir le nombre de ceux qui avaient été tués sur le bord du fleuve, ils portèrent au camp toutes ces têtes et laissèrent les cadavres, pour les inhumer, aux oiseaux et aux bêtes sauvages. Les Turcs, témoins de ce spectacle du haut de leurs murs et du sommet de leurs tours, en conçurent une violente douleur, et se déchirant le visage, s'arrachant les cheveux, commencèrent à implorer l'assistance de leur docteur Mahomet; mais Mahomet ne pouvait réparer ce qu'il avait plu au Christ de détruire par la main de ses guerriers.