[3,0] LIVRE TROISIÈME. [3,1] I. Lorsque les chefs des Francs eurent fait alliance avec l'empereur, celui-ci ordonna que les navires fussent amenés au port, afin que toute l'armée pût traverser le détroit sans grand délai. Les premiers passés furent le duc Godefroi et Tancrède, qui s'avancèrent ensuite jusqu'à Nicomédie, et là chômèrent trois jours. Le duc voyant qu'il ne découvrait aucune route par où il pût conduire une si grande armée, envoya en avant quatre mille hommes avec des haches et des socs de charrue et autres instruments de fer, propres à ouvrir un chemin; car cette terre était tout-à-fait impraticable, par les obstacles que présentaient les sommets des montagnes, les creuses vallées et les enfoncements de terres; ils ouvrirent donc avec beaucoup de travail, jusqu'à la ville de Nicée, une route assez commode aux hommes de pied, aux chevaux, enfin à tous les voyageurs; ils posèrent à toutes les sinuosités de la route des croix de bois pour témoigner à tous que cette route était celle des pèlerins; par là passa toute la multitude des Francs, excepté Boémond, qui demeura avec l'empereur pour veiller près de lui à l'envoi des denrées promises. Mais l'empereur retardait outre mesure l'exécution de sa promesse, et avant son accomplissement ceux qui étaient les plus pauvres souffrirent les tourments de la faim. Toute l'armée fut réunie à Nicée le sixième jour de mai, et avant qu'on lui apportât des vivres à acheter, un pain vint à se vendre vingt ou trente deniers, mais ensuite lorsque Boémond fut arrivé avec ses vivres, la disette cessa et l'armée eut abondance de toutes choses. Le jour de l'Ascension du Seigneur, les Francs mirent le siège devant la ville, et dressèrent les balistes, les béliers et tous les engins de cette sorte qui servent à combattre les habitants d'une cité. Du côté de l’orient, par où la ville paraissait plus inattaquable et mieux fortifiée, campèrent les troupes de l'évêque du Puy, du comte Raimond, de Hugues le Grand, du comte de Normandie, du comte de Flandre et d'Etienne, comte de Chartres. Au nord se posta le duc Godefroi, et Boémond au couchant; on ne mit personne au midi, parce que la ville était défendue de ce côté par un grand lac. Les habitants traversaient dans des navires et allaient par là chercher du bois, de l'herbe et les autres choses nécessaires : nos chefs, s'en étant aperçus, envoyèrent vers l'empereur pour qu'il leur fit amener des navires à Civitot, où se trouve un port, et envoyât en même temps des bœufs pour les traîner jusqu'au lac. Cela fut aussitôt fait que dit, et s'accomplit suivant la volonté des chefs. Que dirai-je de plus ? les troupes disposées autour de la ville, les adorateurs du Christ attaquent vaillamment, les Turcs, qui ont à défendre leur vie, résistent avec courage, ils lançaient aux Chrétiens des flèches empoisonnées, afin que, légèrement touchés, ils mourussent d'une mort cruelle; mais les nôtres, ne redoutant pas de mourir pour obtenir la vie, élèvent autour des murs des machines du haut desquelles ils puissent voir ceux qui sont dans la ville ; aux tours de pierre ils opposent des tours de bois, et déjà combattent de près avec l'ennemi à l'épée et à la lance : déjà ils lancent dans la ville des épieux, des torches et des pierres. L'ennemi s'effraie, car il commence à craindre la mort, et la ville retentit des clameurs et du tumulte de la multitude ; de côté et d'autre fuyaient, avec leurs fils et leurs filles, les mères échevelées, cherchant des retraites cachées, car là seulement elles pouvaient conserver l'espoir de la vie. Déjà l'ennemi vaincu se préparait à se rendre, quand voilà que de loin on aperçoit venir soixante mille Turcs ; des messagers envoyés devant eux viennent dire à ceux de la ville qu'ils arrivent à leur secours, et entreront par la porte du midi. Les nôtres cependant sont venus en grand nombre se ranger devant cette porte ; la garde en est commise à l'évêque du Puy et au comte de Saint-Gilles. Les Turcs, lorsqu'ils commencent à descendre des hauteurs, voyant de loin nos bataillons, sont frappés de crainte, et si ce n'était la confiance que leur inspire leur grand nombre, ils détourneraient les rênes de leurs chevaux et chercheraient leur salut dans la fuite : ils se partagent en trois troupes, dont deux doivent se précipiter ensemble sur la porte, et la troisième marcher librement à leur suite pour combattre en cas de besoin. Ainsi avaient disposé les Turcs; mais, inspirés de Dieu, les nôtres, plus habiles, changèrent cette disposition, car l'armée de l'évêque du Puy et du comte Raimond, sitôt qu'elle les vit, quitta le siège et se jeta sur eux d'une course rapide, sans avoir plus peur de leur multitude que les chiens du lièvre qui s'enfuit. Oh ! combien de milliers de chevaliers d'élite les suivirent, aspirant à arracher l'âme aux Turcs, avec plus d'ardeur que l'affamé n'aspire au festin des noces! Les Turcs, aussitôt que leurs yeux furent frappés de l'éclat de tant d'armes, que les rayons enflammés du soleil faisaient briller comme la foudre, lorsqu'ils virent arriver rapidement tant de chevaux hennissants, et tant de lances dirigées contre eux, tournèrent le dos et ne se montrèrent ni lents, ni paresseux à vouloir regagner la colline ; mais tous ceux qui en étaient descendus ne la purent remonter, et plusieurs, grièvement maltraités, périrent d'une mort terrible. Ainsi, avec l'aide de Dieu, les nôtres furent glorifiés de la victoire et retournèrent joyeux vers la ville. Là, remontant sur leurs machines, afin de répandre parmi les ennemis une plus grande terreur, ils jetèrent dans les murs, avec leurs balistes, les têtes des Turcs qu'ils avaient tués. A cette même heure, sans plus de retard, arrivèrent les navires de Constantinople : cependant ils ne les firent point transporter dans le lac ce même jour, mais seulement pendant la nuit, et les remplirent de Turcopoles, gens à l'empereur, habiles et expérimentés dans la conduite des navires. Lorsque le lendemain matin, au lever de l'aurore, ceux de la ville aperçurent les vaisseaux, ils furent consternés d'une grande frayeur, et le courage leur manquant tout-à-fait, ils tombèrent à terre comme s'ils étaient déjà morts : tous poussaient des gémissements, les filles avec les mères, les jeunes hommes avec les jeunes filles, et les vieux comme les jeunes; partout le deuil, partout la détresse, car il n'y avait nulle espérance d'échapper. Au dedans ce n'était que tristesse et abattement d'esprit, au dehors joie et triomphe : cependant ils trouvèrent un moyen de se sauver, faisant savoir à l'empereur, par les Turcopoles, qu'ils lui rendraient leur ville, s'il leur permettait de se retirer sains et saufs avec leur avoir. La chose ayant été annoncée à l'empereur lui fut infiniment agréable, mais il en conçut dans son esprit un dessein de fraude qui devait ensuite produire l'iniquité. Il ordonna que la ville se rendît aux siens, que l’on donnât toute sûreté aux Turcs, et qu'on les conduisît vers lui à Constantinople, ce qu'il fit, comme l'a depuis montré l'événement, afin que, lorsque le temps en adviendrait, il les pût trouver tous prêts pour porter dommage aux Francs. La ville fut donc rendue, et les Turcs conduits à Constantinople. Cependant l'empereur ne laissa pas un si grand service sans récompense, il ordonna que d'abondantes aumônes fussent distribuées aux pauvres de l'armée. Le siège de la ville de Nicée avait duré sept semaines et trois jours, et nulle force humaine n'aurait pu l'emporter sans le secours de Dieu, car elle est munie de murs très épais et de très hautes tours, et n'a point son égale dans toute la Romanie dont elle est la capitale. Dans cette ville s’étaient autrefois rassemblés, au temps de l'empereur Constantin, trois cent dix-sept évêques, pour traiter des vérités de notre foi, à cause de la malice des hérétiques qui existaient en ce temps là; et ils sanctionnèrent unanimement tous les dogmes que tient aujourd'hui l'Église catholique; par cette raison il était bien juste que cette ville fût enlevée aux ennemis de notre sainte foi et réconciliée au Seigneur, et qu'elle rentrât dans le sein de notre sainte mère Église comme un de ses membres ; et Dieu pourvut à cette réintégration et la prépara lui-même, consacrant la ville par le martyre de plusieurs qui y furent tués : ce fut ainsi, comme nous l'avons dit, que fut délivrée la ville de Nicée, et qu'en fut banni l'empire du démon. [3,2] II. Ces choses faites, les nôtres levèrent leurs tentes et se préparèrent à s'en retourner, quittant la ville, et renvoyant à Constantinople les messagers de l'empereur. Après être partis de la ville, les nôtres marchèrent, pendant deux jours, réunis en une seule troupe, et arrivèrent à un pont, près duquel ils chômèrent et se reposèrent deux jours, pendant lesquels leurs chevaux et leur bétail se refirent en mangeant de l'herbe fraîche. Comme ils allaient entrer dans une terre déserte et sans eau, ils délibérèrent de se séparer et partager en deux troupes, car une seule terre, une seule contrée ne suffisait pas à tant d'hommes, tant de chevaux, tant de bestiaux. La plus forte de ces troupes marcha sous le commandement de Hugues le Grand, l'autre suivit Boémond ; dans la première étaient l'évêque du Puy, le comte Raimond, le duc Godefroi, et Robert, comte de Flandre; dans la seconde étaient avec Boémond, Tancrède, Robert, comte de Normandie, et plusieurs autres princes dont les noms nous sont inconnus. Ils chevauchèrent à travers la Romanie sans mauvaise rencontre, et se croyaient déjà presqu'en sûreté, lorsqu’après le troisième jour révolu, le quatrième, à la troisième heure, ceux qui étaient avec Boémond virent arriver à eux trois cent mille Turcs, frappant l'air de cris bruyants et de je ne sais quelles paroles barbares. A la vue de cette immense multitude quelques-uns des nôtres commencèrent à hésiter, ne sachant s'ils devaient résister ou prendre le chemin de la fuite ; alors Boémond, homme clairvoyant, et le comte de Normandie, vaillant chevalier, s'apercevant que le courage de quelques-uns commençait à chanceler, ordonnèrent à tous les chevaliers de mettre pied à terre et de planter les pieux des tentes. Près de là se trouvait un ruisseau d'eau courante ; ils placèrent les tentes le long de ses bords, et le prudent Boémond fit partir en diligence un rapide messager, lui ordonnant d'aller de toute la vitesse de son cheval avertir les nôtres de marcher vers lui pour le combat qui allait se livrer. Cependant, avant que les tentes fussent dressées, cent cinquante Turcs, portés sur les chevaux les plus agiles, s'approchèrent des nôtres, et, tendant leurs arcs, leur envoyèrent des flèches empoisonnées ; mais les nôtres poussant contre eux leurs chevaux les atteignirent, les prirent et les tuèrent. Les Turcs ont coutume en fuyant de tirer des flèches en arrière, et de blesser ainsi dans leur fuite ceux qui les poursuivent ; mais il n'y avait pas de place pour la fuite, parce que la multitude des ennemis occupait tout le sommet de la montagne, de telle sorte que les nôtres les massacraient avec fureur à droite et à gauche, et que leurs arcs et leurs flèches leur étaient inutiles. Cependant les Francs ayant rompu leurs lances dans le corps des Infidèles, commencèrent à se servir de l'épée : oh! combien de corps on vit tomber privés de la tête ou mutilés en quelques-uns de leurs membres! on eût dit que, par le mouvement de cette multitude d'ennemis, ceux qui étaient derrière poussaient ceux du devant sous le glaive meurtrier des nôtres ; mais pendant que l'on combat ainsi et que les premiers rangs des Turcs sont mis à mort, un autre parti qui a passé le ruisseau tombe tout-à-coup sur les tentes des Chrétiens; il les renverse, tue les mères avec leurs enfants, et tous ceux qu'il trouve sans armes et point préparés au combat. Les cris des mourants arrivent à l'oreille de Boémond, il comprend d'abord ce qui se passe, remet au comte de Normandie la conduite de la bataille, et court rapidement vers les tentes, suivi d'un petit nombre : dès que les Turcs les virent ils tournèrent le dos: Boémond voyant couchés là tant de morts, commença à se lamenter et à prier Dieu pour le salut des vivants et des morts; il retourna incontinent au combat, mais laissa des chevaliers dans les tentes pour les garder et les défendre. Avant qu'il arrivât au lieu où l'on combattait, les nôtres étaient déjà harassés de soif, de fatigue, et de la chaleur du jour, tellement que, si leurs femmes ne leur eussent porté à boire de l'eau du ruisseau qui coulait près de là, beaucoup eussent en ce jour succombé dans l'action. Déjà les nôtres fuyaient devant les Turcs, qui tous à la fois s'étaient précipités sur eux, et si le comte de Normandie n'eût aussitôt tourné son cheval, balançant dans sa main son enseigne dorée, et prononçant les mots adoptés pour cri de guerre : Dieu le veut! ce jour eût été grandement funeste aux nôtres; mais voyant revenir Boémond et le comte de Normandie, ils reprirent le courage et l'audace, et aimèrent mieux mourir que de continuer à fuir; les Turcs les pressaient de telle sorte et étaient tellement les uns sur les autres, qu'il n'y avait pas de place laissée à la fuite, et les nôtres, complètement enfermés, n'avaient d'espace vide qu'autour des tentes; beaucoup furent tués par les flèches des Turcs; aucun d'eux qui demeurât en repos et n'eût quelque fonction à remplir; les chevaliers et ceux qui étaient propres a la guerre combattaient, les prêtres et les clercs pleuraient et priaient, et les femmes traînaient sous les tentes avec des lamentations les corps de ceux qui venaient d'être tués. Tandis que les nôtres sont ainsi resserrés, et que les flèches volant en l'air l'obscurcissent comme d'un nuage, arrivent à toute course le duc Godefroi et Hugues; parvenus à la colline avec quarante mille chevaliers d'élite, ils voient les tentes des leurs environnées d'une foule de Turcs, leurs compagnons continuant à combattre, et les femmes dans les tentes poussant de grandes clameurs; leur courage s'enflamme, et tel que l'aigle qui fond sur sa proie excité par les cris de ses petits à jeun, brûlants de colère ils pénètrent au sein de cette foule pressée. Oh! comme on entend retentir les armes qui se choquent, le bruit des lances qui se rompent, les cris des mourants et la voix joyeuse des Francs qui combattent, faisant résonner hautement de leurs cris de guerre les profondes vallées, les sommets des montagnes, les fentes des rochers qui reçoivent ces mots réunis et les rendent comme ils les ont reçus; malheur à ceux que les Francs ont rencontrés les premiers hommes il n'y a qu'un instant, ils ne sont plus que des cadavres; la cuirasse ni le bouclier n'ont pu les protéger, à rien ne leur ont servi leurs flèches et leurs arcs sinueux : les mourants se lamentent, gémissent, broient la terre de leurs talons, ou, tombant en avant, coupent l’herbe de leurs dents. Ces bruits sont arrivés soudainement à ceux qui combattent loin de là ; les uns se réjouissent, les autres sont saisis de tristesse ; les Francs ont reconnu le cri de guerre de leurs compagnons, les Turcs, les gémissements lamentables des leurs mourants ; la main des Infidèles s'arrête consternée, le bras fatigué des Chrétiens se ranime. [3,3] III. Cependant au moment où les Turcs, aux prises avec les nôtres, tournent les yeux vers la colline, ils voient l'évêque du Puy et le comte Raimond descendre la hauteur avec le reste des chevaliers et des gens de pied de leur année, et se jeter sur les leurs. Un frisson de terreur courut par toute cette multitude de combattants, ils crurent que du séjour céleste pleuvaient sur eux des guerriers, ou qu'ils s'élevaient contre eux du sein de la montagne. Le combat se renouvelle, plusieurs milliers de Turcs sont renversés. Qu'ont à faire maintenant les Turcs, ce peuple immonde de tout point, si ce n'est de tourner le dos et de s'en aller par où ils sont venus? Celui donc qui était à la queue commence à se trouver à la tête, de telle sorte que la tête suit la queue, qui fuit devant les fuyards ; les nôtres cependant, jusqu'à ce moment enfermés dans leurs tentes, se raniment, reprennent courage, et vengent sur les ennemis leurs blessures et leurs affronts; ceux qui les pressaient tout-à-1'heure fuient maintenant par toutes les routes qu'ils peuvent trouver, et ne s'embarrassent pas de quel côté ils tournent, les champions du Christ les abattent par une mort cruelle ; le sang mouille la terre, rougit de tous côtes les flancs de la montagne, et le ruisseau est grossi du sang qui se mêle à ses eaux ; les corps de ceux qui ont été massacrés, étendus sur la terre, la couvraient de telle sorte qu'à grand' peine un cheval à la course trouvait-il la place de poser le pied. Le combat dura sans relâche depuis la troisième heure du jour jusqu'au crépuscule de la nuit, et l'on pouvait s'émerveiller d'où avaient été rassemblés tant de gens; ceux qui croyaient le bien savoir assuraient qu'il s'était réuni en ce lieu des Persans, des Publicains, des Mèdes, des Syriens, des Chaldéens, des Sarrasins, des Angoulans, des Arabes et des Turcs, et ils couvraient la superficie de la terre comme d'innombrables essaims de locustes et de sauterelles: la nuit interrompit le combat, et ce leur fut un grand secours, car si les ténèbres ne les eussent cachés, il en eût survécu bien peu de toute cette multitude. Que pour une telle et si grande victoire louanges soient rendues à Dieu, qui anéantit les méchants et glorifie les siens! Contraints par les ténèbres, les nôtres retournèrent à leurs tentes; les prêtres et les clercs adressèrent à Dieu leurs hymnes en ces mots : « Tu es glorieux dans tes saints, ô Seigneur! et tu es admirable dans ta sainteté, à toi appartiennent la terreur et les louanges, et de toi viennent les merveilles; ta droite, ô Seigneur! a frappé l'ennemi, et tu as écrasé tes adversaires sous le poids de ta gloire : l'ennemi avait dit : Je les poursuivrai et je les prendrai; je partagerai leurs dépouilles, et mon âme sera gonflée de joie; je tirerai mon glaive, et ma main leur donnera la mort : mais tu as été avec nous, Seigneur, comme un guerrier courageux, et dans ta miséricorde tu t'es fait le chef et le protecteur de ton peuple, que tu as racheté; maintenant, Seigneur, nous connaissons que c'est ta force qui nous porte à ta sainte demeure, c'est-à-dire à ton saint sépulcre. » Ces paroles dites, ils firent silence et se reposèrent cette nuit sans craindre les ennemis. Le lendemain matin, lorsque la flamboyante lumière du soleil vint embellir le monde, ils coururent tous sur le champ de bataille, et trouvèrent parmi les morts un grand nombre des leurs, et sans les croix qu'ils portaient, à peine aurait-on pu les retrouver parmi les autres. Les hommes capables de juger sainement les choses les révérèrent comme martyrs du Christ, et les ensevelirent le plus honorablement qu'il leur fut possible ; les prêtres et les clercs accompagnèrent leurs funérailles avec les chants d'usage, et on entendit les douloureux gémissements des mères pour leurs fils, des amis pour leurs amis. Ces choses accomplies, on s'occupa de dépouiller les cadavres des ennemis; et qui pourrait rapporter l'abondance des vêtements, la quantité d'or et d'argent trouvés sur le champ de bataille : ô quelle multitude de chevaux, de mulets, de mules, de chameaux et d'ânes tombèrent au pouvoir des nôtres! Pauvres naguère, Dieu aidant, ils se trouvèrent riches ; auparavant demi-nus, maintenant ils se vêtirent de soie; ils ramassèrent des traits et des flèches, et en remplirent leurs carquois vidés. On donna des soins aux blessés, et on les confia aux mains des médecins, ainsi de tout le jour nos gens ne marchèrent point en avant. Celui qui voudra considérer cet événement des yeux de l'intelligence y reconnaîtra avec de hautes louanges Dieu toujours admirable dans ses œuvres : « Il a rempli de biens les siens, qui étaient affamés, et il a renvoyé vides les autres qui étaient riches ; il a arraché les grands de leurs trônes, et il a élevé les petits, » plongeant les puissants dans la bassesse, et élevant les humbles à la gloire, ainsi qu'il l'avait promis par son prophète Isaïe à sa bien-aimée Jérusalem : « Je vous établirai dans une gloire qui ne finira jamais, et dans une joie qui durera dans la succession de tous les âges ; vous sucerez le lait des nations, vous serez nourris de la mamelle des rois, et vous connaîtrez que je suis le Seigneur qui vous sauve, et le fort de Jacob qui vous rachète. » La gloire des siècles, c'est la noblesse des hommes illustres, et les mamelles des rois s'entendent de leurs riches trésors enfouis dans la terre ; et cette noblesse tire sa nourriture des mamelles des rois tant qu'elle est assujettie à leur pouvoir terrestre; et de là elle tire sa joie et sa félicité, non pas seulement dans le temps présent, mais à travers la succession des siècles à venir. [3,4] IV. Le jour suivant, qui était le troisième du mois de juillet, les Francs levèrent leurs tentes dès le grand matin, et se hâtèrent de suivre les traces des Turcs fugitifs ; mais ceux-ci fuyaient devant eux comme la tremblante colombe devant l'épervier. Lorsqu'ils eurent fui ainsi de çà de là pendant quatre jours, il arriva que leur chef, Soliman, rencontra dix mille Arabes venant à son secours. Ce Soliman était fils de Soliman l'ancien, qui avait enlevé à l'empereur toute la Romanie. Après s'être enfui de la ville de Nicée, il avait rassemblé toute cette armée, et l'avait amenée contre les Chrétiens, pour venger son injure. Lorsque les Arabes l'eurent vu, et lui les Arabes, se laissant, par grande douleur, tomber à bas de son cheval, il commença à gémir à haute voix et à déplorer son malheur et son infortune. Les Arabes, ignorant le désastre qui lui était survenu, dirent : « O le plus déhonté de tous les hommes, pourquoi fuis-tu ainsi? Tu dégénères grandement, car ton père n'a jamais fui le combat. Que le courage rentre dans ton âme; et viens combattre, car nous arrivons à ton secours. » Mais lui, d'une voix interrompue par des soupirs, leur dit : « Votre esprit est troublé d’une grande folie; vous n'avez pas connu jusques ici la force des Francs, vous n'avez pas éprouvé leur courage; cette force n'est point humaine, mais céleste, ou diabolique, et ils ne se fient pas tant en eux-mêmes qu'au secours divin. Cependant nous les avions déjà vaincus, tellement que nous préparions des liens de cordes et de roseaux pour les leur passer au cou. Mais soudainement une troupe innombrable d'hommes, ne craignant pas la mort, et ne redoutant aucun ennemi, s'est élancée des montagnes, et a pénétré sans hésiter dans nos bataillons. Quels yeux pourraient supporter la splendeur de leurs armes terribles? leurs lances brillaient comme des étoiles étincelantes, leurs casques et leurs cuirasses comme les rayons que darde l'aurore, à mesure qu'elle se lève. Le retentissement de leurs armes était plus épouvantable que le son du tonnerre; lorsqu'ils se préparent au combat, ils marchent gravement, les lances dressées vers le ciel, et en silence, comme s'ils étaient privés de voix, mais lorsqu'ils approchent de leurs adversaires, ils lâchent les rênes de leurs chevaux, et se précipitent avec impétuosité, semblables à des lions poussés par une longue faim et altérés du sang des animaux; alors ils s'écrient, grincent des dents, et remplissent a l'air de leurs clameurs; étrangers à la miséricorde, ils ne font point de prisonniers, tout est mis à mort. Comment pourrais-je exprimer la cruauté de ces peuples? il n'est personne qui leur puisse résister, personne qui puisse trouver moyen de leur échapper par la fuite, car ils sont appuyés du secours du ciel ou du diable; tous les autres peuples tremblent de frayeur devant nos arcs et redoutent nos traits; ceux-ci, couverts de leurs cuirasses, ne craignent a pas plus les flèches qu'un chalumeau de paille, n'ont pas plus de peur des traits que d'un bâton. Hélas! hélas! nous avons été trois cent soixante mille, et nous voilà tous, ou tués, ou dispersés par la fuite; voici le quatrième jour depuis que nous avons commencé à fuir devant eux, et nous ne sommes pas moins tremblants de frayeur qu'au premier moment. Que vous dirai-je? si vous voulez suivre un conseil salutaire, sortez de la Romanie aussi promptement que vous le pourrez, et prenez les plus grandes précautions pour que leurs yeux ne vous aperçoivent pas. » Lorsque les Arabes eurent entendu ces paroles, ils commencèrent aussitôt à fuir comme Soliman. Les Chrétiens suivaient avec une grande sagacité les traces des fuyards, mais ceux-ci avaient soin de changer de contenance; et, malgré le trouble de leurs esprits, lorsqu'ils arrivaient, en fuyant, à quelque ville ou château appartenant aux Chrétiens, ils prenaient un visage joyeux, comme s'ils eussent remporté la victoire ; ils disaient : « Réjouissez-vous, et ouvrez-nous vos portes avec joie, car nous avons tué tous les Francs qui venaient vous ruiner vous et vos terres ; il n'en reste pas un seul, tous sont morts ou captifs dans nos liens. Soliman, notre chef, marche par une autre route, et emmène avec lui les prisonniers. » Ceux qui se laissaient prendre à leurs paroles et leur ouvraient, portaient bien rudement la peine de s'être laissé séduire, car ils dévastaient toutes leurs possessions, brûlaient leurs maisons, les tuaient ou les emmenaient, attachés par des courroies; ils voulaient que les Francs qui les poursuivaient trouvassent le pays dévasté, et dans la disette de toutes choses, fussent forcés de renoncer à la poursuite. Ils agirent prudemment en cela, et cette conduite leur fut grandement utile et fort dommageable à notre armée, car les nôtres trouvèrent le passage désert, sans eau, et vide de tout. Ils arrachaient les épis des moissons presque mûres, et, les froissant dans leurs mains, tâchaient, par cette nourriture, d'apaiser leur faim. La plupart de leurs chevaux moururent, et beaucoup de chevaliers devinrent alors gens de pied. Ils montaient à cheval sur les bœufs et les vaches, et sur les chiens et les béliers, qui sont dans ce pays d'une grandeur et d'une force extraordinaires. Ils traversèrent ce pays le plus vite qu'ils purent, entrèrent dans la Lycaonie, pays très abondant en toutes sortes de biens, et vinrent à Iconium. C'est une ville très opulente en richesses terrestres, et de laquelle l'apôtre Paul a parlé dans ses épîtres. Après avoir erré dans les déserts et à travers les pays privés d'eau, ils trouvèrent l'hospitalité dans cette ville commode ; et là, par l'inspiration du Seigneur, ils furent comblés de tous les biens de la terre. Lorsqu'ils en voulurent partir, ils prirent, à la persuasion des habitants, de l'eau dans des vases et des outres, parce qu'ils n'en devaient pas trouver jusqu'au lendemain. Mais le jour suivant, dans la soirée, ils arrivèrent vers un fleuve, et y demeurèrent deux jours. Le jour d'après, les coureurs qui précédaient l'armée arrivèrent à une cité nommée Héraclée, dans laquelle s'était rassemblée une grande multitude de Turcs. Dès qu'ils aperçurent de loin les enseignes des Francs, flottant par les airs, ils commencèrent à fuir, comme un jeune daim échappé des lacs, ou comme une biche qu'une flèche a blessée. Les nôtres, louant le Seigneur, entrèrent sans obstacle dans la cité, et y passèrent quatre jours ; le cinquième, ils en sortirent tous. Alors le comte Baudouin, frère du duc Godefroi, et Tancrède se séparèrent des autres avec leurs chevaliers, et tournèrent vers la ville de Tarse. Il s'y trouvait beaucoup de Turcs, qui sortirent au devant d'eux pour les combattre, mais ne les arrêtèrent pas longtemps, car ils ne pouvaient supporter l'agile impétuosité des nôtres, ni leur choc furieux, ni les coups terribles qu'ils en recevaient. Après avoir perdu beaucoup des leurs, ils se retirèrent dans la ville. Les nôtres assirent leur camp devant les murs, et placèrent des sentinelles; mais les Chrétiens qui étaient dans la ville vinrent au camp au milieu de la nuit, les appelant avec de grands cris de joie, et disant : Levez-vous, invincibles chevaliers francs, car les Turcs fuient de la ville, et n'osent plus vous livrer combat. Cependant les nôtres ne voulurent pas les poursuivre, parce que c'était la nuit, temps fort peu propre à la poursuite. Mais lorsque le jour vint à luire, ils entrèrent dans la ville, et les citoyens les y reçurent de très bon cœur. Il s'éleva un différend entre le comte Baudouin et Tancrède pour savoir lequel des deux posséderait la cité, ou s'ils la gouverneraient tous deux ensemble, ce que Tancrède refusa, voulant l'avoir pour lui ; cependant il céda à Baudouin, parce que l'armée de celui-ci était la plus forte. On leur rendit dans un court intervalle de temps deux cités, l'une appelée Adène, et l'autre Mamistra, et un grand nombre de châteaux. Ils avançaient ainsi d'une marche prospère, parce que les Turcs ne se montraient pas aux champs, mais se tenaient cachés en de fortes citadelles. La plus grande partie des Francs était entrée dans le pays d'Arménie, aspirant avec ardeur à abreuver la terre du sang des Turcs. Tout le pays demeurait tranquille en leur présence, les Arméniens venaient à leur rencontre, et les recevaient dans leurs villes et châteaux. Ils parvinrent à un certain château tellement fortifié par sa position naturelle qu'il ne craignait ni armes, ni machines de guerre, mais ils ne voulurent pas demeurer longtemps à l'assiéger, voyant tout le reste du pays se soumettre à eux et se donner par affection. [3,5] V. Il y avait dans l'armée un fort et vaillant chevalier, né dans le pays, qui demanda aux chefs de lui accorder cette terre, pour la garder et défendre, afin qu'elle lui servît à subsister et soutenir son honneur, leur promettant toute fidélité à Dieu et au saint sépulcre, ainsi qu'à eux. Les chefs y consentirent unanimement, parce qu'ils le savaient fidèle, courageux et propre à la guerre. Ils vinrent ensuite heureusement à Césarée de Cappadoce. La Cappadoce est un pays situé à l'entrée de la Syrie, et qui s'étend vers le nord. Les habitants de cette ville vinrent à leur rencontre, et les reçurent avec bienveillance. Sortis de Cappadoce, ils arrivèrent sans obstacle à une ville très belle et assez riche, que les Turcs avaient attaquée peu de temps auparavant et assiégée trois semaines durant sans pouvoir la prendre; lorsqu'ils y arrivèrent, ses citoyens vinrent au devant d'eux avec une grande joie, et les reçurent affectueusement. Un autre chevalier nommé Pierre d'Alpi demanda à son tour cette ville, et l'obtint très promptement des chefs. Cette même nuit, un conteur de balivernes vint à Boémond, et lui dit qu'une armée de vingt mille Turcs s'approchait, ne sachant nullement l'arrivée des Francs. Celui-ci, croyant à ces paroles trompeuses, prit avec lui des chevaliers d'élite, et les conduisit au lieu où on lui avait dit qu'étaient les Turcs. Mais comme le nouvelliste n'était pas un homme de sens, il arriva que leurs recherches furent vaincs. De là, ils vinrent à une certaine ville nommée Cosor, pleine de toutes les choses utiles à la vie de l’homme. Ils y furent reçus très obligeamment par les Chrétiens qui s'y trouvaient, et y chômèrent trois jours. Là, chacun pourvut à ses besoins ; ceux qui étaient fatigués y trouvèrent le repos; les affamés la nourriture; ceux qui avaient soif, de quoi se désaltérer; ceux qui étaient nus, des vêtements pour se couvrir ; Dieu pourvut à ce qu'ils rencontrassent un pareil séjour, pour leur donner la force de mieux supporter les grands tourments que devait ensuite leur causer la faim. Cependant on vint annoncer au comte Raimond que les Turcs, consternés de frayeur, avaient fui d'Antioche, et avaient abandonné cette ville sans aucune défense. Il délibéra donc d'y envoyer cinq cents chevaliers pour en occuper la citadelle, avant que d'autres fussent instruits de la chose. Lorsque ces chevaliers arrivèrent dans une vallée voisine d'Antioche, ils apprirent d'abord qu'il n'était pas vrai que les Turcs eussent quitté la ville, mais qu'au contraire ils s'apprêtaient à la défendre de tous leurs efforts. Ils passèrent donc jusqu'au château des Publicains, et, après l'avoir soumis, prirent sans obstacle un autre chemin. Ils arrivèrent dans la vallée de Rugia, où ils trouvèrent beaucoup de Turcs et de Sarrasins, qu'ils vainquirent en un combat et passèrent au fil de l'épée, ce que voyant les Arméniens, habitants de ce pays, ils furent réjouis de ce que les Chrétiens avaient si vaillamment mis à mort les Turcs et les Publicains, et ils se donnèrent incontinent à eux, ainsi que leur pays. Les Francs prirent la ville de Rusa, et soumirent à leur domination plusieurs châteaux. Tout le reste de l'armée se mit en route, et voyagea, avec de déplorables souffrances, par des montagnes où l'en ne trouvait nul chemin, si ce n'est pour les bêtes sauvages et les reptiles, et où les passages n'avaient de large que la place nécessaire pour poser un seul pied ; dans des sentiers resserrés de côté et d'autre par des rochers, des buissons épineux et d'épaisses broussailles. La profondeur des vallées semblait descendre jusque dans l'abîme, et le sommet des montagnes s'élever au firmament. Chevaliers et hommes d'armes marchaient d'un pied mal assuré, portant leurs armes suspendues à leur cou, tous alors devenus fantassins, car aucun d'eux ne pouvait marcher à cheval. Plusieurs d'entre eux, s'ils eussent trouvé chaland, eussent volontiers vendu leur casque, leur cuirasse, leur bouclier, plusieurs, défaillant de lassitude, les jetaient, pour marcher plus légèrement. On ne pouvait faire passer les chevaux chargés; et au lieu de chevaux, c'était en plusieurs endroits les hommes qui portaient les fardeaux. Nul ne pouvait s'arrêter ou s'asseoir, nul ne pouvait aider son compagnon, si ce n'est que celui qui marchait derrière pouvait prêter assistance à celui qui marchait devant lui. Quant à celui-ci, à grand-peine pouvait-il se retourner vers celui qui le suivait; cependant, après avoir traversé cette route si pénible, ou plutôt ces lieux privés de route, ils arrivèrent à une ville nommée Marasie, dont les habitants les reçurent avec joie et honneur. Ils y trouvèrent abondance des choses de la terre, par quoi ils reçurent soulagement en leur misère et disette. On avait cru que la queue de l'armée y arriverait plus tôt, mais il se passa un jour entier avant qu'elle se pût rejoindre à la tête; enfin, étant rassemblés, ils se reposèrent un jour, et le lendemain, arrivèrent dans la vallée où se trouve située Antioche, ville et résidence royale, bâtie par le roi Antiochus, et qui a reçu de lui son nom; c'est la métropole et la capitale de tout le pays de Syrie, qu'autrefois le bienheureux Pierre, prince des apôtres, a rendue illustre par le culte de la foi catholique. Il y érigea un siège épiscopal, et y consacra les apôtres Barnabé et Paul. Pour montrer aux yeux des hommes qu'il n'est point « de force ni de puissance qui ne vienne de lui, » le Seigneur a voulu d'abord la conquérir humblement par les paroles de ses prédicateurs, et maintenant il a voulu la recouvrer hautement par la force des armes de ses hommes de guerre. Les nôtres donc, soutenus de la force de Dieu, arrivant à la ville, vinrent au pont de fer, et y trouvèrent un grand nombre de Turcs qui voulaient passer le pont, pour porter secours à ceux de la ville. Mais il n'appartient pas aux hommes de diriger leur propre marche ; ce pouvoir est accordé à celui qui tient toutes choses sous son empire. Les nôtres se précipitèrent sur eux tous à la fois, n'en épargnèrent aucun, et passèrent au fil de l'épée une multitude d'entre eux, les autres s'enfuirent consternés, afin de pourvoir au salut de leur vie terrestre. Les Chrétiens ayant ainsi remporté la victoire, y gagnèrent un grand butin, tel que des chevaux, des ânes, des chameaux chargés de vin, de froment, d'huile et des autres choses nécessaires à des assiégés. Ensuite ils assirent leur camp sur le rivage du fleuve, qui n'est pas éloigné des remparts de la ville. Le lendemain, chargés de richesses, ils se disposèrent à marcher vers la ville; et, y étant arrivés, sous la conduite du Seigneur, se séparèrent en trois camps, et coupèrent toute communication entre la ville et la montagne, afin de fermer accès à toutes les ruses de guerre. Le mercredi, vingt et unième jour d'octobre, le siège fut mis autour d'Antioche, à la gloire et louange future de notre Seigneur Jésus-Christ, toujours admirable dans ses œuvres.