http://remacle.org/bloodwolf/historiens/raimond/jerusalem.htm [0] HISTOIRE DES FRANCS QUI ONT PRIS JÉRUSALEM par RAIMOND D'AGILES, CHAPELAIN DU COMTE RAIMOND DE TOULOUSE. [1] A mon seigneur l'évêque du Vivarais, et à tous les hommes orthodoxes, Pons de Balazun et Raimond, chanoine du Puy, salut et participation à tous nos travaux ! Nous avons jugé nécessaire de faire connaître à vous et à tous les hommes d'au-delà des Alpes les grandes choses que Dieu a faites, et qu'il ne cesse de faire tous les jours avec nous, selon les témoignages ordinaires de son amour ; et nous l'avons résolu surtout parce que les hommes lâches et timides qui se retirent de nous font tous leurs efforts pour substituer des faussetés à la vérité. Que celui qui aura vu par là leur apostasie évite leurs discours et leur société ; car l’armée de Dieu quoiqu'elle ait été frappée de la verge du Seigneur en punition de ses péchés, est cependant, par l'effet de sa miséricorde, victorieuse de tout le paganisme. Mais comme, parmi les nôtres, les uns sont venus par l'Esclavonie, les autres par la Hongrie, d'autres par la Lombardie, d'autres par mer, il serait trop ennuyeux pour nous d'écrire ce qui se rapporte à chacun en particulier : c'est pourquoi, laissant les autres de côté, nous nous occuperons seulement de raconter ce qui concerne le comte de Saint-Gilles, l'évêque du Puy et leur armée. [2] Ceux-ci donc étant entrés en Esclavonie rencontrèrent dans leur route toutes sortes de difficultés, principalement à cause de la saison d'hiver qui régnait alors. L'Esclavonie est une contrée déserte, montagneuse, dépourvue de chemins, dans laquelle nous ne vîmes, durant trois semaines, ni animaux, ni oiseaux. Les habitants de ce pays sont tellement sauvages et grossiers qu'ils ne voulurent entretenir avec nous aucune relation de commerce, ni nous fournir des guides, fuyant de leurs bourgs et de leurs châteaux, ils massacraient, comme des troupeaux, les hommes faibles, les vieilles femmes, les pauvres et les malades qui ne suivaient l'armée que de loin, à cause de leurs infirmités, comme s'ils leur eussent fait beaucoup de mal. Il n'était pas facile à nos chevaliers de poursuivre ces brigands qui ne portaient point d'armes, et connaissaient bien les localités à travers les précipices des montagnes, et dans l'épaisseur des forets : aussi les avaient-ils sans cesse sur le dos, et ne pouvant jamais combattre, ils ne pouvaient cependant demeurer jamais tranquilles. [3] N'omettons pas de rapporter ici un exploit glorieux du comte. S'étant trouvé une fois, avec quelques-uns de ses chevaliers, enveloppé par les Esclavons, il s'élança sur eux avec impétuosité, et leur enleva même six hommes ; mais alors les Esclavons le menacèrent avec beaucoup plus de violence, et le comte, se voyant forcé de suivre la marche de l'armée, donna l'ordre d'arracher les yeux à ses prisonniers, de couper les pieds aux uns, le nez et les mains aux autres, afin de pouvoir, tandis que leurs compagnons seraient épouvantés de ce spectacle, et préoccupés de leur douleur, prendre la fuite lui-même, et se sauver plus sûrement avec ses chevaliers. Ce fut ainsi que le comte échappa, par la grâce de Dieu, à la mort qui le menaçait, et aux difficultés de sa position. [4] Il serait difficile de dire combien le comte déploya de vaillance et de sagesse dans ces circonstances. Nous demeurâmes environ quarante jours dans l'Esclavonie, marchant toujours à travers des brouillards tellement épais que nous pouvions, pour ainsi dire, les toucher et les pousser devant nous en faisant le moindre mouvement. Pendant ce temps, le comte, combattant constamment sur les derrières, était toujours occupé à défendre le peuple, et n'arrivait jamais le premier mais toujours le dernier au gîte ; tandis que les uns y étaient rendus à midi, d'autres le soir, le comte très souvent n'y arrivait qu'au milieu de la nuit, ou même au chant du coq. Enfin, à l'aide de la miséricorde de Dieu, des efforts du comte et de la sagesse de l'évêque, l'armée traversa si bien le pays que nous ne perdîmes pas un seul homme, soit de faim, soit en bataille rangée. Dieu a voulu, je pense, que son armée passât à travers l'Esclavonie, dans l'intention que ces hommes sauvages, qui ne le connaissent point, voyant le courage et la patience de ses chevaliers, en viennent tôt ou tard à renoncer à leur férocité, ou demeurent sans excuse au jour du jugement. [5] Enfin, à la suite de beaucoup de fatigues et de périls, nous arrivâmes à Scodra, auprès du roi des Esclavons. Le comte eut fréquemment des communications fraternelles avec lui, et lui fit beaucoup de présents, afin que l'armée pût acheter et chercher en sécurité tout ce dont elle avait besoin. Mais ce fut une erreur : nous eûmes à nous repentir d'avoir demandé la paix ; car, pendant ce temps, les Esclavons, se livrant à leurs fureurs accoutumées, massacrèrent nos hommes, et enlevèrent tout ce qu'ils purent à ceux qui n'avaient, point d'armes. Nous cherchâmes alors le moyen de fuir, et non de nous venger. Voilà tout ce que j'ai à dire sur l'Esclavonie. [6] Nous arrivâmes à Durazzo, et nous crûmes être dans notre patrie, regardant l'empereur Alexis et les siens comme des frères et des coopérateurs ; mais ceux-ci, devenant cruels comme des lions, attaquèrent des hommes paisibles, qui ne songeaient à rien moins qu'à se servir de leurs armes ; ils les massacrèrent dans les lieux cachés, dans les forêts, dans les villages éloignés du camp, et se livrèrent à toutes sortes de fureurs durant toute la nuit. Tandis qu'ils faisaient ainsi rage, leur chef cependant promettait la paix, et pendant la trêve même on massacra. Pons Renaud et on blessa mortellement. Pierre son frère, tous deux princes d'une grande noblesse. Et quoique nous eussions trouvé l'occasion de nous venger, nous aimâmes mieux poursuivre notre route que punir ces offenses, et nous nous remîmes en marche. Nous reçûmes en chemin des lettres dans lesquelles l'empereur ne parlait que de paix, de fraternité, et même, pour ainsi dire, d'adoption filiale ; mais ce n'étaient là que des paroles, car, en avant et en arrière, à droite et à gauche de nous, les Turcs, les Comans, les Uses, les Pincenaires et les Bulgares nous tendaient sans cesse des embûches. Un jour, pendant que nous étions dans une vallée de la Pélagonie, l'évêque du Puy s'était un peu éloigné de l'armée, cherchant un emplacement convenable pour y camper ; il fut pris par des Pincenaires qui le renversèrent de dessus sa mule, le dépouillèrent et le frappèrent fortement à la tête. Mais comme un si grand prélat était encore nécessaire au peuple de Dieu, sa vie fut préservée par la miséricorde du Seigneur. L'un des Pincenaires lui demandait de l'or et le défendait contre les autres ; pendant ce temps la nouvelle de cet événement se répandit dans le camp, et l'évêque s'échappa, tandis que ses ennemis différaient et que ses amis s'élançaient pour le délivrer. [7] Lorsque nous fûmes arrivés, à travers des pièges semblables, à un certain château qu'on appelle Bucinat, le comte fut informé que les Pincenaires voulaient attaquer notre armée dans ; les défilés d'une montagne ; il se cacha avec quelques chevaliers, tomba sur les Pincenaires à l'improviste, leur tua beaucoup d'hommes et mit les autres en fuite. Dans le même temps on recevait des messages pacifiques de l'empereur, et nous étions entourés de toutes parts d'ennemis que nous suscitaient ses artifices. Lorsque nous fûmes arrivés à Thessalonique, l'évêque tomba malade et demeura dans cette ville avec un petit nombre d'hommes. Après cela nous nous rendîmes dans une ville nommée Rossa ; et comme il devint évident que les habitants se disposaient à nous faire beaucoup de mal, nous en vînmes à nous lasser un peu de notre patience accoutumée. Nous prîmes donc les armes, les premiers remparts furent renversés, on enleva un immense butin, la ville se rendit, nous y transportâmes nos bannières et nous repartîmes, après avoir proclamé Toulouse, qui était le cri de ralliement du comte. [8] Nous arrivâmes à une autre ville nommée Rodosto : là les chevaliers à la solde de l'empereur ayant voulu agir contre nous pour venger leurs compagnons, un grand nombre d'entre eux furent tués, et nous enlevâmes quelque butin. Là aussi revinrent vers nous les députés que nous avions envoyés en avant auprès de l'empereur, ils avaient reçu de lui de l'argent, et nous promirent toutes sortes de prospérités auprès de ce souverain. En un mot, les paroles des députés de l'empereur et des autres firent tant, que le comte laissa son armée et partit avec un petit nombre d'hommes et sans armes, pour se rendre en hâte auprès de l'empereur. Ces députés avaient dit que Boémond, le duc Godefroi, le comte de Flandre et les autres princes, suppliaient le comte de venir le plus promptement possible traiter avec l'empereur, au sujet de l'expédition de Jérusalem, afin que ce dernier prît la croix et se mît à la tête de l'armée de Dieu ; qu'il avait dit à ce sujet qu'il réglerait avec le comte tout ce qui se rapportait à lui-même, aux autres et aux détails du voyage ; ils avaient ajouté que la guerre était imminente, et serait peut-être fatale s'ils étaient privés du crédit d'un si grand homme ; qu'en conséquence, le comte devait se hâter de partir, suivi seulement de quelques-uns des siens, afin qu'on n'eût plus de retard à essuyer lorsque son armée serait arrivée et qu'il aurait lui-même réglé toutes choses avec l'empereur. Enfin le comte céda et fut entraîné cette seule fois à quitter son camp et à se porter en avant de son armée, et ce fut ainsi qu'il arriva à Constantinople tout désarmé. [9] Les événements que j'ai racontés jusqu'à présent ne laissaient pas de me donner, à moi qui écris, quelque mouvement de joie a raison de leurs heureux résultats, et maintenant je suis accablé d'amertume et de douleur à tel point que je me repens d'avoir entrepris un récit que j'ai cependant fait vœu de conduire jusqu'au bout. Que dois-je dire et par où faut-il commencer ? Parlerai-je de l'artificieuse et détestable perfidie de l'empereur ? Dirai-je la fuite honteuse de notre armée et le désespoir inconcevable auquel elle s'abandonna ? En racontant la mort de tant de princes illustres, élèverai-je un monument de douleur éternelle ? Que ceux qui voudront connaître de tels détails les demandent à d'autres plutôt qu'à nous. Voici la seule chose véritablement mémorable que je croie ne devoir point passer sous silence : c'est que, tandis que tous les nôtres méditaient d'abandonner le camp, de prendre la fuite, de quitter leurs compagnons, de renoncer à toutes les choses qu'ils avaient transportées de pays si lointains, des pénitences et des jeûnes salutaires leur rendirent enfin tant d'énergie et de force, que le souvenir seul de leur désespoir et des projets de fuite qu'ils avaient auparavant formés les accablait de la plus profonde douleur. Qu'il vous suffise de ce que je viens de dire. [10] Le comte donc ayant été accueilli très honorablement par l'empereur et ses princes, l'empereur lui demanda de lui rendre hommage et de lui prêter serment, comme tous les autres princes avaient fait. Le comte répondit qu'il n'était pas venu pour reconnaître un autre seigneur ni pour combattre pour un autre que celui pour lequel il avait renoncé à sa patrie et à ses biens ; que ce qu'il ferait toutefois, si l'empereur allait à Jérusalem avec une armée, serait de mettre sous sa foi sa personne, tous les siens et tout ce qu'il possédait. Mais l'empereur s'excusa, disant qu'il redoutait le Allemands, les Hongrois, les Comans et les autres nations sauvages qui dévastaient son empire, s'il allait lui-même faire ce voyage avec les pèlerins.