[7,0,0] LIVRE VII. J'en ai dit assez, ce me semble, sur l'invention; car j'ai traité ce qui concerne la manière non seulement d'instruire les juges, mais aussi de les toucher. Or, de même que, pour bâtir, il ne suffit pas d'entasser pierre sur pierre et de rassembler tout ce qui est nécessaire pour la construction d'un édifice, et qu'il faut encore que la main d'un architecte dispose et mette en ordre chaque chose, de même, dans un discours, quelle que soit l'abondance des matériaux, ils ne forment qu'un amas confus, si l'art ne les dispose et les lie entre eux pour en faire un tout régulier. Ce n'est donc pas sans raison qu'on a donné à la disposition le second rang parmi les cinq parties de l'oraison, puisque, sans elle, la première est comme non avenue. Une statue, dont toutes les parties sont fondues, n'est pas encore une statue, si ces parties ne forment une unité. Que, dans le corps de l'homme ou de quelque animal, on déplace un seul membre, on n'aura plus qu'un monstre; et même les muscles, si peu qu'ils soient dérangés, cessent entièrement de faire leurs fonctions. Enfin, une armée nombreuse, où se met la confusion, trouve sa faiblesse dans ce qui faisait sa force. Aussi je partage le sentiment de ceux qui croient que l'ordre est la condition de l'existence du monde, et que si cet ordre venait à être troublé, tout périrait. Ainsi, un discours privé de cette qualité sera condamné à se précipiter tumultueusement, à flotter comme un navire sans gouvernail ; et l'orateur, ne sachant ni d'où Il vient ni où il va, tantôt reviendra sur ses pas, tantôt s'écartera de,sa route, comme un voyageur errant la nuit dans des lieux inconnus, sans autre guide que le hasard. Ce livre sera donc tout entier consacré à la disposition, laquelle, certes, n'eût pas manqué à tant d'orateurs, s'il était possible d'en donner des règles applicables à toute sorte de sujets; mais comme les causes ont été, sont et seront toujours d'une variété infinie, et que, depuis tant de siècles, il ne s'en est pas encore rencontré une qui fût de tout point semblable à une autre, il faut que l'orateur compte surtout sur ses propres forces, sur son discernement, sur son attention, sur son jugement, et qu'il sache prendre conseil de lui-même. Je ne nie pourtant pas que cette matière comporte quelques préceptes; aussi ne les omettrai-je pas. [7,1,1] CHAP. I. J'ai fait voir, dans un des livres précédents, que la division est l'analyse d'un tout en plusieurs parties, et la partition une subdivision du genre en plusieurs espèces. Quant à la disposition, je la définis une distribution des choses et des parties, qui assigne à chacune le rang qui lui convient. Qu'on se souvienne cependant que la disposition doit varier souvent selon le besoin de la cause, et que la même question ne se doit pas toujours traiter la première de part et d'autre. Eschine et Démosthène, pour m'en tenir à un seul exemple, peuvent nous enseigner sur ce point, ayant suivi chacun un ordre différent dans l'affaire de Ctésiphon : car l'accusateur commença par traiter la question de droit, comme lui paraissant plus favorable; et l'accusé commença par discuter tous les autres chefs ou presque tous, afin de préparer les juges à la question légale qu'il réservait pour la fin. En effet, le demandeur peut avoir intérêt à débuter par un point, et le défendeur par un autre. Autrement, il faudrait toujours plaider au gré du demandeur. Enfin dans les récriminations, où chaque partie est obligée tour à tour de se défendre avant que d'accuser son adversaire, c'est une nécessité que de part et d'autre la disposition soit tout à fait différente. J'exposerai donc ce que j'ai pu apprendre de l'art et de l'expérience; et aussi bien je n'en ai jamais fait mystère. J'avais grand soin, étant avocat, de prendre une exacte connaissance de tout ce qui entrait dans un procès ; car aux écoles l'usage est de poser d'avance à celui qui déclame certains points fixes et en petit nombre, que les Grecs appellent thèmes, et Cicéron propositions. Quand j'avais placé, pour ainsi dire, sous mes yeux, tous les éléments de la cause, je ne songeais pas moins à mon adversaire qu'à moi-même. Et d'abord, ce qui n'est pas difficile, mais ce qu'il faut pourtant envisager avant tout, j'arrêtais ce que chaque partie prétendait prouver; et ensuite, le moyen dont chacune prétendait se servir. Je considérais donc ce que le demandeur dirait en premier lieu. Ou c'était un point avoué, ou c'était un point contesté. S'il était avoué, la question ne pouvait être là. Ainsi, je passais à la réponse du défendeur, et je l'examinais de la même manière. Quelquefois ce qui en résultait était pareillement avoué; mais du moment où l'on n'était pas d'accord, le débat commençait. Vous avez tué cet homme? - Oui, je l'ai tué: on convient du fait, je passe outre; l'accusé doit rendre raison du meurtre. Il est permis, dit-il, de tuer un adultère avec sa complice: il est constant que la loi le permet. Il faut donc aller plus loin, et jusqu'à une troisième proposition qui soit contestée. Ils n'étaient point adultères. - Ils l'étaient. Ce sera là la question ; et comme le fait est douteux, c'est une affaire de conjecture. Il peut encore arriver que cette troisième proposition ne soit pas contredite. Ils étaient adultères, mais il ne vous était pas permis de les tuer, parce que vous étiez condamné à l'exil ou noté d'infamie. Alors c'est une question de droit; mais si l'on nie d'abord le fait et qu'à cette proposition, Vous avez tué, on réponde Je n'ai pas tué, aussitôt le conflit commence. C'est ainsi qu'il faut examiner où la controverse prend naissance, et ce qui fonde la première question. Tantôt l'accusation est simple : Rabirius a tué Saturninus; tantôt elle est complexe : L. Varénus a encouru la peine portée contre les assassins, puisqu'il est coupable d'avoir tué C. Varénus, blessé Cnéius, et tué encore Salarius; car, dans ce dernier exemple, ce sont trois propositions différentes. J'en dis autant des demandes civiles. Mais d'une accusation complexe peuvent naître plusieurs questions, plusieurs états, lorsque l'accusé prend le parti de nier un point, d'en justifier un autre, et d'en décliner un autre en prétendant que l'action est mal intentée. Dans ce cas l'accusateur doit examiner avec soin ce qu'il doit réfuter, et en quel lieu il doit le faire; [7,1,2] et, à son égard, je ne m'éloigne pas tout à fait de l'opinion de Celsus, qui lui-même a suivi Cicéron; à cela près qu'il s'obstine trop à vouloir que l'on débute par quelque preuve solide, que l'on réserve pour la fin les plus puissantes, et qu'on place les plus faibles au milieu, par la raison qu'au commencement, il faut ébranler l'esprit dés juges, et qu'à la fin il faut les entraîner. Mais quant à l'accusé, il doit le plus souvent commencer par ce qu'il y a de plus grave contre lui, de peur que le juge, préoccupé du point principal de l'accusation, n'écoute pas volontiers ce qui en précéderait la discussion. Cependant on peut adopter un autre ordre, quand les autres chefs de l'accusation sont évidemment faux, et que le chef principal est épineux. Par là on rendra tout d'abord l'accusateur suspect, et le chef principal perdra beaucoup de sa gravité. Toutefois il sera bon de justifier par quelques mots préliminaires cette distribution des moyens de défense, avec promesse de satisfaire en temps et lieu à l'attente des juges, afin qu'ils ne s'imaginent pas qu'on recule devant la difficulté. D'ordinaire, le premier soin doit être de purger de tout soupçon les antécédents de l'accusé, pour lui concilier le juge; quoique Cicéron, dans la défense de Varénus, ait fait tout le contraire, ayant eu égard, non à ce qu'il convient de faire le plus souvent, mais à ce qu'il convenait de faire alors. Quand l'accusation est simple, il faut voir si nous y répondrons par une seule proposition ou par plusieurs. S'il ne s'en présente qu'une, sera-ce sur le fait ou sur la loi que nous élèverons la question? Si c'est sur le fait, devons-nous le nier ou le justifier? Si c'est sur la loi, sera-ce sur la lettre ou sur l'esprit que nous établirons la contestation? Il nous sera facile de nous déterminer dans cette alternative, si nous considérons quelle est la loi sur laquelle repose le procès, c'est-à-dire le jugement : car dans les écoles on suppose plusieurs faits et plusieurs lois, dans l'unique but d'ourdir une trame et d'intéresser l'auditoire. Par exemple, si un père, après avoir exposé son fils, vient à le reconnaître; il peut le reprendre en payant sa nourriture; mais si un fils désobéit à son père, celui- ci peut le déshériter. Un père, qui avait exposé son fils, le reprend, et veut le forcer à épouser une riche parente; le fils s'y oppose, et veut épouser la fille du pauvre qui l'a nourri. La loi qui regarde l'exposition des enfants peut donner matière à de beaux mouvements oratoires, mais la loi de l'exhérédation est celle d'où dépend le jugement. Cependant il ne s'agit pas toujours d'une seule loi, mais de plusieurs, comme dans le cas d'antinomie. Cela bien considéré, on apercevra clairement sur quoi tombe la contestation. La défense est complexe, comme dans l'oraison de Cicéron pour Rabirius : S'il l'eût tué, il aurait bien fait; mais il ne l'a pas tué. Dans ce cas, il faut d'abord examiner tout ce qui peut être objecté, et ensuite l'ordre qu'il convient d'adopter; car ici je ne suis pas du même avis que pour les propositions et les arguments, au sujet desquels j'ai dit qu'on pouvait commencer par ce qu'il y a de plus grave et de plus fort. Lorsqu'on réfute, la force des questions doit aller en croissant, qu'elles soient du même genre ou de genre différent. Or, les questions de droit ont autant de fins diverses que la loi comporte d'interprétations; les questions de fait tendent toujours à une même fin; mais pour les unes comme pour les autres l'ordre est le même. Parlons d'abord de celles qui sont dissemblables. Ici, les moyens les plus faibles doivent être discutés les premiers. C'est pour cela qu'après avoir traité certaines questions, nous avons coutume d'en faire le sacrifice à la partie adverse; car nous ne pouvons passer à d'autres qu'en laissant là les premières; mais il faut s'y prendre de façon que nous paraissions, non les condamner, mais seulement les abandonner, parce que nous pouvons gagner notre cause sans leur secours. Un homme donne procuration à quelqu'un pour toucher les arrérages d'une rente dont il a hérité : on peut d'abord faire cette question : Le mandataire avait-il capacité pour recevoir procuration? Supposons qu'après avoir traité cette question, nous l'abandonnions, que nous y soyons même forcés, nous passerons à cette autre question: Celui qui est en cause avait-il le droit de passer procuration? Accordons encore ce point, il s'en présente un troisième : Le demandeur est-il véritablement héritier; et seul héritier? Et quand nous abandonnerions encore tout cela, il reste enfin à examiner s'il est dû des arrérages. Au contraire, nul n'est assez dépourvu de sens pour se départir de ce que sa cause a de plus solide, et passer à des questions de moindre importance. Voici un exemple emprunté aux écoles. Vous ne déshériterez pas celui que vous avez adopté (c'est la loi) ; mais le pussiez-vous, ce n'est point à l'égard d'un homme qui a si bien mérité de la patrie : quand vous le pourriez encore, ce ne sera point pour ne s'être pas soumis à toutes vos volontés; quand il aurait dû s'y soumettre, ce ne sera point pour s'être permis d'opter; et quand il se serait permis d'opter, ce ne sera point pour avoir opté telle chose plutôt que telle autre. Voilà comme les questions de droit diffèrent entre elles, tandis que, dans les faits, plusieurs questions tendent toutes à la même fin. On peut même se relâcher de quelques-uns sans nuire à la question principale. Par exemple, un homme accusé de vol dira : Prouvez que vous aviez cet argent, prouvez que vous l'avez perdu, prouvez qu'on vous l'a pris, prouvez enfin que c'est moi qui l'ai dérobé; car on peut abandonner les trois premières questions, mais non pas la dernière. [7,1,3] Ce que je faisais encore fort souvent en étudiant la cause, c'était de parcourir toutes les questions, tantôt en remontant de la dernière espèce, qui d'ordinaire renferme la cause, jusqu'au genre; tantôt en descendant du genre à la dernière espèce; et cela même dans les discours du genre délibératif. Supposons, par exemple, que Numa délibère s'il acceptera la royauté qui lui est offerte par les Romains. Faut-il accepter la royauté ? Voilà le genre. Dans une ville étrangère? Voilà une espèce. Les Romains pourront-ils s'accommoder d'un tel roi? Voilà la dernière espèce. Il en est de même dans les controverses. Un homme qui a bien mérité de sa patrie demande pour récompense la femme d'autrui. Peut-il demander la femme d'autrui? C'est la dernière espèce. Doit-il obtenir tout ce qu'il demande? C'est la question générale, d'où naissent celles-ci : Est-il en droit de demander le bien d'un particulier? de demander un mariage? de demander une femme mariée? Mais toutes ces questions ne se traitent pas dans le même ordre qu'elles se présentent à l'esprit; car le plus souvent ce qui se présente d'abord est précisément ce qu'il faut dire en dernier, comme ici : Vous n'êtes pas en droit de demander la femme d'autrui. C'est pourquoi, en voulant se presser, on gâte sa division. Ne nous arrêtons donc pas à ce qui nous vient d'abord à l'esprit; voyons au delà : Cet homme est-il en droit de demander même une veuve? Ce qui ne suffit pas : De demander rien qui appartienne à un particulier? Allons encore plus loin : De demander rien d'injuste? question qui rentre dans la première. Ainsi, après avoir examiné la proposition de notre adversaire, voyons, s'il est possible, quelle réponse il est naturel de faire d'abord. Quand nous prendrons la peine d'y penser, comme si l'affaire était en instance, et que nous fussions dans la nécessité de répondre immédiatement, nous trouverons sur-le-champ la réponse. Que si nous ne la trouvons pas, mettons cependant de côté ce qui nous est venu en premier à l'esprit; ensuite demandons-nous à nous-mêmes: N'y aurait-il pas quelque autre chose à répondre? Et nous nous demanderons cela deux ou trois fois, jusqu'à ce que nous ayons épuisé toutes les questions. De cette façon, nous les découvrirons toutes jusqu'aux plus petites, qui, bien traitées, disposeront le juge à nous être favorable dans la dernière et la plus importante. A ce sujet, on donne encore un précepte qui n'est pas fort différent du mien : c'est de commencer par les questions communes avant d'aborder les questions particulières. En effet, une question commune est d'ordinaire une question générale. Par exemple, le tyran a été tué : voilà une proposition commune. Mais, le tyran a été tué, par qui? par une femme, par sa propre femme : voilà des propositions particulières. Ma méthode était encore de détacher les points dont l'adversaire convenait avec moi, pourvu toutefois qu'ils fussent à mon avantage; et non seulement je le pressais sur ces points dont il convenait, mais je les multipliais au moyen de la division, comme dans cette controverse: Un général, qui avait eu son père pour compétiteur et l'avait emporté sur lui, est pris par les ennemis. On députe des officiers pour aller payer sa rançon. Ces députés rencontrent le père qui revenait de chez les ennemis, et qui, les voyant, leur dit: Vous venez trop tard. Les députés l'arrêtent, le fouillent, et lui trouvent une somme d'or cachée dans son sein; puis ils continuent leur chemin, et, en arrivant, ils trouvent, leur général attaché à une croix, qui leur crie : Méfiez-vous du traître ! Le père est accusé. De quoi convient-on ! Qu'il y a eu trahison, que cette trahison a été révélée par le général mourant. Mais il s'agit de trouver le traître. On dira donc : Vous avouez que vous êtes allé chez les ennemis, que vous y êtes allé secrètement, qu'ils vous ont renvoyé sain et sauf, que vous avez rapporté de l'or et que vous le teniez caché. Car ce qu'a fait l'accusé est quelquefois ce qui donne le plus de poids à l'accusation ; et, quand une fois l'esprit est frappé, l'oreille se ferme, pour ainsi dire, à la défense. [7,1,4] En général, il me paraît que l'accusateur trouve son avantage à rassembler les faits, et que l'accusé trouve le sien à les séparer. Une chose qui me réussissait encore, c'était de faire, pour toute ma matière, ce que j'ai dit au sujet des arguments, c'est-à-dire que, après avoir exposé tout ce que l'adversaire pouvait alléguer en sa faveur, j'écartais chaque point l'un après l'autre, en sorte qu'il ne restât que celui que je voulais qui fût cru. Supposons qu'il s'agisse de prévarication : Un accusé ne peut être absous que pour son innocence, ou par le crédit d'une personne puissante, ou parce qu'on a usé de violence envers les juges, ou parce qu'ils ont été corrompus, ou parce que les preuves étaient insuffisantes, ou parce qu'ils ont prévariqué. Or, vous convenez que cet homme était coupable, qu'aucune puissance n'est intervenue, qu'il n'y ra eu ni violence, ni corruption, ni insuffisance de preuves : donc vous avez prévariqué. Que si je ne pouvais réfuter tout ce qui était contre moi, j'en réfutais du moins la plus grande partie. Par exemple, cet homme a été tué, mais où? Ce n'est point dans un lieu écarté, qui puisse faire soupçonner qu'il a été tué par des voleurs; on n'en voulait point à son argent, car on ne lui a rien pris; ce n'est point non plus dans l'espérance de recueillir sa succession, car il était pauvre. C'était donc par inimitié. Quel est son ennemi? Cette méthode, qui consiste à passer en revue tous les moyens de la cause, et à les exclure successivement pour s'en tenir au meilleur, est d'un grand secours, non seulement pour la division, mais encore pour l'invention. Milon est accusé d'avoir tué Clodius : ou il l'a tué, ou il ne l'a pas tué. Le plus sûr serait de nier; mais s'il n'y a pas moyen de nier, il faut bien avouer le meurtre. C'est donc ou justement ou injustement qu'il a été commis. Justement, sans doute. Soit. C'est donc ou par un mouvement de sa volonté ou par nécessité; car l'ignorance ne peut se prétexter ici. Quant à la volonté, c'est une chose assez vague aux yeux de la plupart des hommes; il faut donc se rejeter sur une interprétation, en disant, par exemple, que la volonté de Milon n'a pu être déterminée que par l'intérêt de la république. Si nous alléguons la nécessité, ç'a donc été une rencontre, et nullement un dessein prémédité? L'un des deux tendait donc des piéges à l'autre? Lequel des deux? Clodius assurément. Vous voyez comme l'ordre et la suite même des choses nous conduit à dire tout ce qu'il faut pour la justification de l'accusé. Allons encore plus loin. Milon se voyant attaqué par Clodius, ou a voulu le tuer, ou ne l'a pas voulu. Le plus sûr est de dire qu'il ne l'a pas voulu. Voilà pourquoi Cicéron dit: Les gens de Milon firent sans l'ordre et à l'insu de leur maître, etc. Mais, d'un autre côté, ces paroles marquent de la timidité, et soutiennent mal cette assurance avec laquelle nous disions d'abord que Milon avait tué justement Clodius. Voilà aussi pourquoi Cicéron ajoute : Les gens de Milon firent ce que chacun de nous eût voulu que les siens fissent en pareille occasion. Tout ceci est d'autant plus utile que souvent rien ne nous plaît de tout ce qui nous vient à l'esprit, et que cependant il faut dire quelque chose. Examinons donc la cause sous toutes ses faces. C'est un moyen sûr pour découvrir ou ce qu'il y a de mieux à dire, ou ce qu'il y a de moins mauvais. En quelques occasions, nous pourrons nous servir de la proposition même de notre adversaire, et j'ai déjà dit en son lieu qu'elle est quelquefois commune aux deux parties. [7,1,5] Je sais que des rhéteurs ont consacré bien des pages à rechercher comment on peut connaître laquelle des deux parties doit parler la première, mais assez inutilement, ce me semble; car au barreau cela est réglé ou par la rigueur impitoyable des formules, ou par la manière dont la demande est formée, ou enfin par le sort; mais cette question est absolument oiseuse pour les écoles, puisque, dans les mêmes déclamations, le demandeur et le défendeur peuvent également narrer et réfuter. Il est même une foule de controverses où il est impossible de déterminer à qui doit appartenir la priorité, comme dans celle-ci : Un père qui avait trois enfants, l'un orateur, l'autre médecin, et le troisième philosophe, fait un testament par lequel, ayant partagé son bien en quatre parts, il en donne une à chacun de ses enfants, et la quatrième à celui des trois qui est le plus utile à la république. Ils plaident, et l'on demande qui des trois doit parler le premier? Cela est incertain, quoique la proposition soit certaine; car il faudra toujours commencer par celui que nous représenterons. Voilà ce que l'on peut dire en général sur la manière de distribuer une cause; mais comment parviendrons-nous à dé couvrir certaines questions plus occultes? Comme on parvient à trouver les pensées, les expressions, les figures, les couleurs: avec de l'esprit, du soin, de l'exercice. Cependant il n'arrivera presque jamais que rien de tout cela échappe à un orateur attentif, si, comme je l'ai dit; il prend la nature pour guide. Mais la plupart, affectant un vain dehors d'éloquence, sont contents, pourvu qu'ils traitent quelques endroits brillants ou qui ne font rien à la preuve. D'autres croient avoir tout prévu en s'attachant à ce qui se présente à leurs regards. Pour rendre ce que je dis plus sensible, j'en donnerai un exempte emprunté aux déclamations de l'école, qui n'est ni fort nouveau, ni certainement fort difficile. Quiconque n'aura pas assisté son père accusé de trahison, sera déshérité. Quiconque aura été condamné pour trahison, sera banni avec son avocat. Un père est accusé de trahison; l'un de ses fils, qui possède l'art de parler, le défend; l'autre, élevé à la campagne, ne se présente pas. Le père succombe, et est exilé avec son avocat. Le campagnard se distingue par quelque action d'éclat, et, pour récompense, obtient le rappel de son père et de son frère. Le père, après son retour, meurt sans tester. Celui de ses fils qui avait obtenu son rappel réclame sa part dans la succession; l'orateur réclame la succession entière. Ces gens qui se piquent d'éloquence, et qui regardent en pitié la peine que nous nous donnons pour des causes qui se présentent si rarement, ne manqueront pas de se saisir de ce qu'il y a de plus favorable dans les caractères. Ils triompheront de parler pour un homme de la campagne contre un orateur, pour un homme de coeur contre un homme qui n'a jamais fait que traîner sa robe au barreau, pour un bienfaiteur contre un ingrat, pour un héritier qui se contente de sa part dans la succession de son père, contre un frère qui la veut ravir tout entière : toutes considérations qui naissent véritablement du sujet, et qui sont d'un grand poids, mais qui pourtant ne donnent pas gain de cause. Ces orateurs chercheront encore ces pensées hardies, outrées, obscures : car telle est l'éloquence aujourd'hui, que le bruit et les clameurs en font tout le succès. D'autres, qui, à la vérité, se proposent quelque chose de mieux, mais qui se contentent d'effleurer la surface des choses sans rien approfondir, verront ce qui saute aux yeux : ils diront, par exemple, que cet homme de la campagne est excusable de n'avoir pas assisté son père, ne pouvant lui être d'aucun secours; qu'après tout, l'autre n'a rien à lui imputer, puisque l'accusé a été condamné; enfin, que celui qui a rétabli sa famille dans ses biens est plus digne de les recueillir qu'un avare, un impie, un ingrat, qui ne veut pas les partager avec un frère, auquel il doit tant. Ils sentiront même qu'il y a une première question à faire sur la loi et sur l'intention du législateur, d'où en effet dépend tout le reste; mais un orateur qui prend pour guide la nature n'aura point de peine à découvrir que ce fils, qu'on veut exclure de la succession, doit dire en premier lieu: Mon père est mort sans tester; il a laissé deux enfants, qui sont mon frère et moi. Par le droit des gens, je demande à partager son bien avec mon frère. Est-il un homme assez inepte, assez ignorant, pour ne pas commencer ainsi, quand même il ne saurait pas ce que c'est qu'une proposition, [7,1,6] et pour ne pas faire ressortir un peu l'équité de ce droit commun? Que reste-t-il après cela, si ce n'est de chercher ce que l'on peut répondre à une demande aussi raisonnable? Cette réponse se présente d'elle-même : il existe une loi qui déshérite celui qui, voyant son père accusé de trahison, ne le défend pas; et vous êtes dans ce cas. Cette proposition conduit nécessairement à louer la loi que l'on allègue, et à blâmer celui qui l'a violée. Jusqu'ici il n'y a rien de contesté. Revenons au demandeur : à moins qu'il ne soit entièrement dépourvu de sens, il dira: Si la loi alléguée a quelque valeur, il n'y a plus de procès, ni de matière à jugement. Or, il est constant que la loi existe et que le demandeur l'a violée. Qu'objecter à cela? La qualité de paysan? mais la loi n'excepte personne. Voyons pourtant si elle ne présente pas quelque endroit faible. Consultons la nature, qui est, comme je ne me lasserai pas de le répéter, le guide le plus sûr. Que suggère-t-elle, quand la lettre d'une loi est contre nous, si ce n'est de recourir à l'intention du législateur? Voici donc une question générale à examiner : faut-il s'en tenir à la lettre ou à l'esprit? Car en général les questions légales sont toujours diverses, toujours nouvelles, et la jurisprudence n'en tranche jamais la solution d'une manière définitive. Il faut donc voir ici s'il n'y a rien qui puisse donner atteinte à la rigueur de la loi. Quiconque n'aura pas assisté son père sera déshérité. Quoi! quiconque, sans exception ! Les cas suivants s'offrent d'eux-mêmes : Un fils en bas âge, ou qui serait malade, ou en voyage, ou à l'armée, ou en ambassade, serait-il déshérité? non certes. C'est déjà beaucoup qu'on puisse contrevenir à la loi sans encourir la peine portée par la loi. Faisons maintenant, pour me servir des termes de Cicéron dans l'oraison pour Muréna, ce que nous voyons faire aux joueurs de flûte de la comédie latine: quittons le paysan pour l'orateur. Celui-ci dira donc : Quand je vous accorderais ces exceptions, toujours est-il que vous n'étiez ni en bas âge, ni malade, ni en voyage, ni à l'armée, ni en ambassade. - Mais je suis un paysan, dira le demandeur; car c'est la réponse la plus naturelle; mais l'autre lui objectera une raison péremptoire. Si vous ne pouviez défendre votre père, vous pouviez du moins assister au jugement. Et cela est vrai. Le paysan est donc contraint de revenir à l'esprit de la loi. La loi prétend seulement punir l'impiété; or, on ne peut m'en accuser. Mais, répliquera le défendeur, il faut bien que vous soyez coupable d'impiété, puisque vous avez été déshérité; quoique plus lard, par repentir ou par ostentation, vous ayez demandé pour récompense de vos services envers l'État le rappel de votre famille; en outre, mon père n'a été condamné que par votre faute ; car votre absence lui a nui, et semblait prononcer contre lui. L'autre répondra: C'est bien plutôt vous qui êtes la cause de sa condamnation. Vous aviez offensé tant de gens et soulevé tant d'inimitiés contre notre maison. A l'égard de ces dernières objections, elles sont purement conjecturales; de même qu'une autre raison dont le paysan peut colorer son absence, en disant que tel était le dessein de leur père, qui ne voulait pas exposer toute sa famille au même danger. Voilà ce que contient la première question, fondée sur le texte et l'esprit de la loi. [7,1,7] Poussons plus loin nos investigations, et voyons s'il n'y aurait pas encore quelque chose, et comment il faudrait s'y prendre. J'imite exactement ceux qui cherchent, afin d'apprendre à chercher; et, mettant de côté toute vanité d'écrivain, je ne me préoccupe que du soin d'être utile et de me faire comprendre. Toutes les questions que nous avons supposées jusqu'ici ne sont tirées que de la personne du demandeur. Pourquoi n'en chercherions-nous pas dans la personne du père? Quiconque voyant son père accusé de trahison ne l'aura pas assisté, sera déshérité. Pourquoi ne pas examiner si la loi est commune à tous les pères? c'est ce que nous faisons dans ces controverses, où l'on poursuit la punition des enfants qui n'ont pas nourri leurs pères et mères dans le besoin. Alors on demande si une mère est en droit d'exiger ce secours d'un fils contre lequel elle a déposé en justice, et soutenu qu'il était né de son mariage avec un étranger; ou si un père peut former légitimement la même demande contre un fils qu'il a prostitué. Qu'y a-t-il donc à considérer dans le père dont il s'agit? Il a été condamné. La loi ne regarderait-elle que les pères qui ont été absous? Cette question paraît tout d'abord un peu dure. Ne désespérons pas pourtant. Il est à croire que telle a été l'intention du législateur, afin que les enfants ne manquassent pas de protéger l'innocence de leur père. Mais le campagnard rougirait d'alléguer cette raison, puisqu'il avoue que son père était innocent. Ne nous lassons pas de chercher. Quiconque aura été condamné pour trahison sera exilé avec son avocat: ceci place la contestation dans un nouveau jour; car on ne saurait se persuader que la loi ait voulu frapper de la même peine et celui qui a défendu son père, et celui qui ne l'a point défendu; d'ailleurs l'exil met hors de toute loi. Il n'est donc pas probable que la loi ait eu en vue l'avocat du condamné, puisque l'exil entraîne la perte des biens. Dans l'un et dans l'autre cas le campagnard met en doute la possibilité de défendre son père. De son côté, le défendeur se renfermera exclusivement dans les termes généraux de la loi. Il dira qu'elle a prétendu punir tous ceux qui n'assisteraient pas leurs pères en pareil cas, de peur qu'ils n'en fussent détournés par la crainte de l'exil; et il soutiendra que son père était innocent. Remarquons, en passant, qu'un seul état peut comporter deux questions générales : Tout fils est-il obligé de défendre son père? Tout père est-il en droit d'exiger ce secours de son fils? Jusqu'ici nous n'avons proprement considéré que deux personnes. Pour la troisième, qui est celle de l'adversaire, elle ne peut donner lieu à aucune question, puisque sa part héréditaire ne lui est pas contestée. Cependant n'en demeurons pas là; car tout ce que nous avons dit dans l'espèce donnée pourrait se dire aussi bien dans le cas où le père n'aurait pas été rétabli: mais ne nous laissons pas non plus préoccuper par la première pensée qui se présente, que le père a été rétabli par celui de ses fils qui habitait la campagne. En cherchant bien, on verra qu'il y a encore quelque chose au delà; car de même que l'espèce suit le genre, de même le genre précède l'espèce. Supposons donc que le père a été rétabli par un autre. Aussitôt naîtra cette question, qui se traite par syllogisme: La restitution n'équivaut-elle pas à l'abolition du jugement, et n'a- t-elle pas pour effet de le rendre comme non avenu? C'est ici que le demandeur hasardera de dire que n'ayant mérité qu'une seule récompense il n'eût pas même pu obtenir le rappel de son père et de son frère tout à la fois, si son père, au moment de ce rappel, n'eût été censé n'avoir jamais été condamné : moyennant quoi la peine était remise à son avocat, de même que s'il ne l'eût jamais défendu. Ensuite on passera à cette objection, qui s'était présentée en premier lieu: que le père a été rétabli par son fils le paysan. Et là nous aurons recours à un autre raisonnement : Si cet homme ayant rétabli son père ne doit pas être regardé comme son avocat, puisqu'il a obtenu ce que l'avocat demandait, et qu'on peut justement prendre pour semblable ce qui est effectivement plus que semblable. Tout le reste est subordonné à l'équité : on examinera lequel des deux est le plus équitable dans ses prétentions? ce qui comporte encore une division; car cette question est admissible dans l'hypothèse où ils réclameraient l'un et l'autre la succession entière. Elle l'est à plus forte raison dans le cas présent, où l'un se contente de sa part, et l'autre réclame tout, à l'exclusion de son frère. Enfin, la mémoire du père sera d'une puissante considération auprès des juges, d'autant plus qu'il s'agit de partager son bien. On tâchera donc de pénétrer son intention, et la raison pour laquelle il est mort sans tester. Ce sera une question conjecturale, qui pourtant rentrera dans la qualité; mais la qualité implique un autre état. Je dois avertir ici que d'ordinaire, à la fin d'une cause, l'orateur doit se rejeter sur l'équité, parce que les juges n'écoutent rien plus volontiers. Quelquefois néanmoins, dans l'intérêt de la cause il adoptera un autre ordre; c'est-à-dire que, quand la rigueur du droit ne lui sera pas favorable, il préparera l'esprit des juges par des considérations sur l'équité. Voilà ce que j'avais à recommander en général. Entrons maintenant dans les détails des causes judiciaires. Il est impossible de descendre jusqu'à la dernière espèce, c'est-à-dire de prévoir les contestations de toute sorte qui peuvent s'élever tous les jours. Mais je puis du moins m'attacher à ce qu'elles ont de commun, et faire observer ce que réclame en général l'état de chaque cause; et comme l'existence du fait est la question qui se présente d'abord dans l'ordre naturel, c'est aussi par ce qui regarde cette question que je commencerai. [7,2,1] CH. II. Toute conjecture roule ou sur la chose ou sur l'intention, par rapport à trois temps, qui sont le passé, le présent et l'avenir. La chose donne lieu à des questions générales et à des questions particulières, c'est-à-dire à des questions qui se renferment dans certaines circonstances ou qui ne s'y renferment pas. L'intention ne comporte de question que là où il s'agit d'une personne ou d'un fait qui est constant. Quant à la chose, on examine ou ce qui a été, ou ce qui est, ou ce qui sera par exemple, dans les questions générales, si le monde a été formé par le concours des atomes? S'il est gouverné par une Providence? S'il aura une fin? Dans les questions particulières, Si Roscius a commis un parricide? Si Manlius affecte la royauté? S'il convient que Q. Cécilius accuse Verrès? Dans les jugements, c'est le passé que l'on considère particulièrement; car on n'accuse un homme que d'un fait accompli; mais un fait actuel ou futur se conjecture et se prouve par des faits passés. On examine aussi ce qui a pu donner naissance à une chose, par exemple, Si la peste a pour cause la colère des dieux, on l'intempérie de l'air, ou la corruption des eaux, ou une exhalaison empoisonnée qui sort de la terre; et ce qui a pu motiver une action : Pourquoi cinquante rois se sont-ils ligués contre Troie? S'ils s'étaient engagés par serment à prendre les armes, ou s'ils ont cédé à l'exemple, ou si c'était dans l'intention de plaire aux Atrides ? Ces deux genres de questions ne sont pas fort différents. Quant aux choses présentes, si elles tombent sous les sens, et qu'elles n'aient pas besoin de preuves qui soient fondées sur des signes antérieurs, elles n'appartiennent pas à la conjecture : comme dans le cas où l'on supposerait, par exemple, que les Lacédémoniens s'enquièrent si les Athéniens élèvent actuellement des murailles? Mais il y a une sorte de conjecture qui semble être en dehors de notre sujet c'est celle à laquelle peut donner lieu l'existence d'un homme qui n'est pas bien connu. Cette question a été soulevée contre les héritiers d'Urbinia, dans le doute où l'on était si celui qui réclamait ses biens en qualité de fils était véritablement Figulus ou Sosipater : car l'existence de cet homme est visible; on ne peut pas demander s'il existe, comme on demande, non ce que c'est que la région qui est au delà de l'Océan, ni quelle elle est, mais s'il y en a une. Toutefois, ce genre de procès dépend aussi du passé : Le demandeur est-il bien Clusinius Figulus, né d'Urbinia? Nous avons vu de nos jours plusieurs causes de cette nature, et moi-même j'en ai plaidé quelques-unes. La conjecture qui roule sur l'intention embrasse incontestablement tous les temps : le passé, dans quel dessein Ligarius est-il allé en Afrique? le présent, dans quel esprit Pyrrhus demande-t-il la paix? le futur, si Ptolémée fait mourir Pompée, de quel oeil César verra-t-il ce meurtre? On résout aussi par voie de conjecture et de qualité les questions relatives à la mesure, à l'espèce et au nombre par exemple, le soleil est-il plus grand que la terre? La lune est-elle sphérique, plane ou conique? N'y a-t-il qu'un monde, ou y en a-t-il plusieurs? Et cela non seulement dans les choses naturelles, mais aussi dans les autres : par exemple, laquelle des deux guerres a été la plus considérable, celle de Troie ou celle du Péloponnèse? Quel était le bouclier d'Achille? N'y a- t-il eu qu'un Hercule? Mais dans les causes judiciaires où l'un accuse et l'autre défend, il y a une sorte de conjecture qui a pour objet la recherche et du fait et de l'auteur du fait. D'où il naît deux questions qui se traitent, tantôt conjointement, si on les nie toutes les deux, tantôt séparément, quand on examine si le fait est ou n'est pas; ou bien, le fait étant avéré, quel en est l'auteur. Le fait seul peut donner lieu à une question, tantôt simple, par exemple, s'il y a eu mort d'homme? tantôt double, si cet homme est mort par le poison ou d'une indigestion ? Il y a une seconde espèce de conjecture qui roule uniquement sur le fait, lorsque, le fait étant avéré, on ne peut douter de l'auteur; et une troisième qui ne regarde que la personne, quand on est d'accord sur le fait et nullement sur l'auteur. Mais cette troisième espèce implique différentes questions; car, ou l'accusé nie purement et simplement le crime, ou il prétend qu'un autre l'a commis. Encore même peut-on rejeter un crime sur autrui de plusieurs manières: tantôt, c'est une accusation réciproque entre les parties, et ce que nous appelons récrimination; tantôt, on se disculpe aux dépens d'une personne qui n'est point en cause, et cette personne est quelquefois certaine et déterminée, quelquefois incertaine et vague. Si elle est certaine, ce peut être un étranger, ce peut être aussi celui-là même qui a péri et qui s'est volontairement donné la mort. Et dans tous ces cas, comme dans celui de récrimination, il se fait une comparaison des personnes, et des motifs, et des autres circonstances. C'est ainsi que Cicéron, dans la défense de Varénus, rejette le crime sur les Ancharius, et que dans celle de Scaurus, en parlant de la mort de Bostaris, il fait tomber le soupçon sur la mère de Bostaris. Il y a un autre genre de comparaison tout différent de celui-ci, où les deux parties s'attribuent la gloire d'une même action; et un autre encore où la contestation ne tombe pas sur deux personnes, mais sur deux choses, c'est-à-dire où l'on n'examine pas qui des deux a fait une chose, mais laquelle des deux choses a été faite. Quand on est d'accord sur le fait et sur l'auteur, la contestation peut rouler sur l'intention. [7,2,2] Je vais maintenant reprendre chaque article en détail. Quand on nie tout à la fois le fait et l'auteur, on dit, par exemple : Je n'ai point commis d'adultère, je n'ai point affecté la tyrannie. Dans les causes de meurtre et d'empoisonnement, voici une division qui est assez ordinaire : Le fait n'a point eu lieu, et, quand il aurait eu lieu, je n'en suis pas l'auteur. Mais quand nous disons : Prouve que cet homme a été tué, c'est à l'accusateur à prouver le meurtre, et l'accusé doit se taire, ou ne parler que pour jeter divers soupçons dans l'esprit du juge, parce que, s'il affirme telle ou telle chose, il faut qu'il le prouve, ou qu'il s'expose à perdre sa cause. En effet, tant que les choses demeurent à l'état de question, la vérité est aussi bien du côté de notre adversaire que du nôtre, et réciproquement; mais si nous succombons en voulant nous défendre sur quelque point, nous mettons notre cause en péril sur tous les autres. Mais lorsqu'il s'agit de savoir, par exemple, si un homme est mort d'indigestion ou empoisonné, parce que les signes sont équivoques, il n'y a plus de milieu, et il faut que chaque partie justifie ce qu'elle a avancé. Dans ce cas, on tire tantôt des arguments de la chose même, abstraction faite de la personne, et on examine ce qui a précédé la mort de cet homme : sortait-il d'un repas? paraissait-il triste? s'était-il fatigué ou tenu dans le repos? avait-il veillé ou dormi ? L'âge fait beaucoup aussi, ainsi que la durée de sa maladie. Que s'il est mort subitement, ce genre de mort ouvrira de part et d'autre un champ plus vaste à la dispute. Tantôt on prouve la chose par des arguments tirés de la personne. Ainsi il est vraisemblable que cet homme est mort empoisonné, parce qu'il est vraisemblable que l'accusé l'a empoisonné, et réciproquement; mais quand la question roule en même temps sur le fait et sur l'auteur, il est naturel que l'accusateur commence par prouver que le fait est, et qu'il prouve ensuite que l'accusé en est l'auteur. Si pourtant il trouve plus de preuves du côté de la personne, il pourra changer cet ordre. Quant à l'accusé, il commencera par nier le fait, parce que, s'il a gain de cause sur ce point, tout le reste est superflu, et que, s'il y succombe, il peut encore se défendre. Il y a, comme je l'ai dit, un second genre où il ne s'agit que du fait, lequel, étant prouvé, emporte la conviction de l'auteur. Or, ce genre tire pareillement ses preuves et de la personne et de la chose, mais seulement par rapport à la question de fait, comme dans la contestation suivante, dont l'exemple me paraît du nombre de ceux qui sont familiers aux étudiants: Un fils déshérité étudie la médecine; son père tombe malade, et, tous les médecins désespérant de sa vie, on appelle son fils, qui promet de le guérir par un breuvage qu'il veut lui donner. Le père y consent; mais à peine a-t-il bu une partie de ce breuvage, qu'il s'écrie qu'il est empoisonné. Le fils boit le reste; son père meurt; on accuse le fils de parricide. Ici point de doute sur celui qui a donné le breuvage; et si ce breuvage était empoisonné, point de doute sur l'auteur de l'empoisonnement. Cependant c'est par des arguments tirés de la personne qu'on prouvera s'il y a eu poison. [7,2,3] Il reste le troisième genre, où, le fait étant certain, la question roule sur l'auteur. Il est inutile d'en rapporter des exemples, parce qu'il y a une infinité de causes de cette nature, comme lorsqu'il est évident qu'un homme a été tué, ou qu'un sacrilège a été commis, et que l'accusé soutient qu'il est innocent. D'où naît la récrimination, lorsque les deux parties, en convenant du fait, s'en accusent mutuellement. Celsus prétend que cette espèce de cause ne saurait avoir lieu au barreau : ce qui, je crois, n'est ignoré de personne; car les juges ne s'assemblent pour juger que d'une seule accusation, et lorsqu'il y a récrimination, il faut que le tribunal choisisse entre les deux accusations. Apollodore dit aussi que la récrimination renferme deux causes; et en effet, selon le droit du barreau, ce sont deux procès. Cependant ce genre peut être du ressort du sénat ou du prince; et dans les jugements mêmes la forme de l'action est indifférente, puisqu'il est prononcé sur chacune des parties, quoique le jugement ne fasse mention que d'une seule. Or, en ce genre, on commence toujours par se défendre, premièrement parce qu'il est naturel que nous songions à notre propre sûreté avant de songer à perdre notre adversaire; secondement, parce que notre accusation aura plus d'autorité, si nous commençons par établir notre innocence; enfin, parce que la cause n'est double que par ce moyen ; car celui qui dit, Je ne l'ai pas tué, peut fort bien dire ensuite: C'est vous qui l'avez tué; mais celui qui dit d'abord, Vous l'avez tué, se rejette inutilement sur cette proposition : Je ne l'ai pas tué. Du reste, ces sortes de plaidoyers consistent dans une comparaison; mais cette comparaison peut se faire de deux manières; car tantôt nous comparons notre cause entière avec la cause entière de notre adversaire, tantôt nous comparons argument avec argument. L'intérêt de la cause peut seul déterminer laquelle des cieux espèces de comparaisons est préférable. Par exemple, dans l'oraison pour Varénus, Cicéron, en répondant au premier chef d'accusation, compare chaque point séparément; car il trouve son avantage à s'élever contre le parallèle audacieux du personnage d'un étranger et de celui d'une mère. Je dirai donc en général que le mieux est de faire en sorte que chaque preuve en particulier l'emporte sur celle qui lui est opposée. Que si le détail nous est peu favorable, nous l'éviterons en comparant le tout ensemble; mais, soit que les parties s'accusent mutuellement, soit que l'accusé rejette le fait incriminé sur son adversaire sans se porter pour accusateur, comme dans la cause de Roscius, soit qu'on impute le fait à la volonté de celui-là même qui a péri, la comparaison des arguments des deux parties se traite de la même manière que dans le cas de récrimination. Quant à cette dernière manière de rejeter le fait incriminé sur autrui, on s'en sert souvent non seulement aux écoles, mais encore au barreau; car, dans la cause de Névius d'Arpinum, il n'était question que de savoir s'il avait précipité sa femme, ou si elle s'était précipitée elle-même. C'est le premier plaidoyer que j'ai publié : encore même dois-je avouer que je cédai à une vaine gloriole de jeune homme. Pour tous les autres qui courent sous mon nom, ils sont tellement défigurés par la négligence des copistes qui en faisaient trafic, que je ne m'y reconnais pas moi-même. J'ai distingué deux autres genres de conjectures qui se traitent par voie de comparaison, mais qui n'ont rien de commun avec la récrimination, comme dans cette controverse, où il s'agit de récompenses : Un tyran, soupçonnant que son médecin l'avait empoisonné, le fait appliquer à la question. Le médecin persistant à nier, le tyran en appelle un autre qui assure qu'il est empoisonné, mais qu'il lui donnera du contrepoison. Il lui donne en effet un breuvage. Le tyran le boit, et meurt aussitôt. Les deux médecins disputent à qui aura la récompense. Or, on voit bien qu'ici, comme dans le cas où l'une des parties rejette le fait incriminé sur l'autre, il se fait une comparaison des personnes, des motifs; des moyens, des temps, des instruments, des témoignages. J'en dis autant de l'autre genre; bien qu'il diffère de la récrimination, et où, sans accuser personne, on examine seulement lequel est vrai de l'un ou de l'autre fait; car chacune des parties a son exposition, et la soutient, comme dans le procès d'Urbinia. Le demandeur disait que Clusinius Figulus, fils d'Urbinia, voyant que l'armée dont il faisait partie était vaincue, avait pris la fuite; qu'après diverses aventures, après avoir même été retenu prisonnier par un roi, il avait enfin trouvé moyen de revenir en Italie et dans son pays natal, où les siens l'avaient reconnu. Pollion soutenait au contraire qu'il avait servi chez deux maîtres à Pisaure; que là il avait exercé la médecine; qu'ayant été mis en liberté, il s'était mêlé à une troupe d'esclaves, et, que; demandant à servir sous eux, on l'avait acheté. Tout ce procès ne roule-t-il pas sur la comparaison des deux causes et sur deux différentes conjectures? Au reste, que le procès soit criminel ou purement civil, c'est toujours même conduite. [7,2,4] La conjecture se tire d'abord du passé. Dans le passé je comprends les personnes, les motifs, les desseins; car il faut qu'on ait voulu faire une chose, qu'on l'ait pu faire, qu'on l'ait faite voilà l'ordre. C'est pourquoi il faut considérer avant tout ce qu'est l'individu dont il s'agit. Or, l'accusateur doit faire en sorte que ce qu'il impute à l'accusé ne soit pas seulement honteux, mais que cela se concilie de tous points avec le fait incriminé; car s'il traite d'impudique ou d'adultère un homme accusé de meurtre, certainement il le déshonore, mais il rend le fait moins croyable que s'il dépeignait cet homme audacieux, emporté, cruel, téméraire. Ce que l'accusé doit faire de son côté, c'est, ou de nier ces allégations, ou de les justifier, ou de les pallier, ou du moins de les séparer du fait sur lequel les juges ont à prononcer; car souvent ces allégations sont non seulement d'une autre nature que le fait incriminé, mais même toutes contraires comme si l'on disait qu'un homme accusé de larcin est un prodigue ou un insouciant; car il n'est pas probable qu'une personne qui fait si peu de cas de l'argent veuille en acquérir à quelque prix que ce soit. Si ces ressources manquent à l'accusé, il éludera les allégations de l'accusateur en disant que tout cela ne fait rien à l'affaire; que, de ce qu'un homme a commis une faute, il ne s'ensuit pas qu'il ait commis toutes sortes de crimes, et que l'accusateur ne s'est enhardi à lui en imputer un nouveau que parce qu'en accusant un homme déjà vulnérable, il a cru que la prévention suffirait pour l'accabler. Il y a certaines accusations contre lesquelles certains lieux d'arguments sont ouverts à l'accusé, et ces arguments se tirent la plupart du temps de la personne, tantôt en général : Il n'est pas croyable qu'un père ait tué son fils, qu'un général d'armée ait livré sa patrie aux ennemis, etc.; à quoi il est facile de répondre : qu'il n'est pas de crime que des méchants ne puissent commettre, ou bien qu'il est monstrueux de défendre un crime par sa propre énormité; tantôt en particulier, et cela se traite diversement; car si d'un côté la dignité d'une personne semble la mettre à l'abri du soupçon, de l'autre on en peut faire une sorte de preuve contre elle, en disant que c'est sur cela même qu'elle a fondé l'espérance de l'impunité. Il en est de même de la pauvreté, de l'obscurité, ou des richesses, dont chaque partie, suivant son plus ou moins d'habileté, peut également tirer avantage. Mais les bonnes moeurs et la pureté de la vie passée ne peuvent manquer d'être d'une grande recommandation. Si l'on ne reproche rien à l'accusé, son défenseur s'en prévaudra fortement. Cependant l'accusateur dira que, pour le fait dont il s'agit, il n'est besoin que de la connaissance qu'on en a; qu'il y a commencement à tout, et qu'il n'y a pas lieu de faire, pour ainsi dire, la dédicace d'un premier crime. Voilà ce qu'il répliquera; et dans son premier plaidoyer il saura faire en sorte de donner à croire que, s'il a ménagé l'accusé, c'est moins parce qu'il ne l'a pas voulu que parce qu'il ne l'a pas pu. C'est aussi pourquoi il vaut mieux laisser là tout le passé que d'invectiver à tort et à travers, parce que si l'on s'arrête à des choses légères, frivoles, ou manifestement fausses, on se discrédite pour tout le reste. En effet, celui qui s'abstient de tout blâme laisse croire qu'il a voulu éviter les invectives comme inutiles; au lieu que celui qui relève des bagatelles confesse par là qu'il a mieux aimé mentir, au risque de se compromettre, que de garder le silence que lui commandait la vérité. Il y a plusieurs autres considérations à faire sur les personnes; mais j'en ai parlé en traitant des arguments. [7,2,5] La seconde preuve se tire des motifs. J'entends particulièrement la colère, la haine, la crainte, la cupidité, l'espérance; car toutes les passions rentrent dans celles-là. Si l'un de ces motifs peut être objecté à l'accusé, c'est à l'accusateur à établir qu'il n'est rien à quoi ces motifs ne puissent entraîner l'homme, et à exagérer en particulier ceux dont il tirera ses arguments. S'il ne peut en alléguer aucun, il dira ou qu'il peut y en avoir de cachés, ou que, le fait étant certain, il est inutile d'en chercher les motifs, ou enfin que le crime est d'autant plus odieux qu'il a été commis sans raison. Le défendeur, au contraire, insistera tant qu'il pourra sur ce point, qu'un crime sans motif n'est pas croyable. C'est ce que Cicéron a traité avec beaucoup d'énergie dans plusieurs de ses plaidoyers, mais surtout dans la défense de Varénus, qui avait tout contre lui, et qui, en effet, fut condamné. Si l'accusateur objecte une raison, le défendeur soutiendra qu'elle, est ou fausse, ou sans importance, ou qu'elle repose sur des faits que l'accusé ignorait; car il s'en rencontre quelquefois de cette dernière espèce. Par exemple, celui qui a été tué laissait par testament un legs à l'accusé, ou il se proposait de le poursuivre en justice. Au défaut de ces ressources, on dira qu'il ne faut pas toujours avoir égard aux motifs. Est-il quelqu'un qui soit inaccessible à la crainte, à la haine, à l'espérance? Malgré ces imperfections de la nature humaine, on ne laisse pas d'être homme de bien. Surtout il n'omettra pas de dire que les mêmes motifs n'ont pas la même influence sur tous les hommes; car si la pauvreté a pu conseiller le vol à tel ou tel, il ne s'ensuit pas qu'elle fasse rien faire d'indigne à un Curius ou à un Fabricius. Faut-il commencer par parler des motifs ou de la personne? C'est encore une question. Les orateurs n'ont pas toujours suivi la même méthode à cet égard, et Cicéron même a souvent donné la préférence aux motifs. Pour moi, à moins que la nature du procès ne détermine plutôt à l'une qu'à l'autre, je crois qu'il est plus naturel de commencer par la personne. En effet, que je dise : Le crime ne sera jamais croyable en qui que ce soit, ou il le faut croire dans la personne que j'accuse, cette proposition est plus générale et établit une division plus juste. Cependant cela même peut varier par une raison d'utilité, comme la plupart des autres choses. Non seulement il faut rechercher les motifs qui ont déterminé la volonté, mais aussi ceux qui l'ont égarée, comme l'ivresse, l'ignorance; car si les motifs de cette dernière espèce diminuent la culpabilité quand il s'agit de la qualité de l'action, d'un autre côté ils contribuent puissamment à l'établir, quand il n'est question que de conjecture. [7,2,6] Enfin, il n'y a peut-être pas une seule cause (j'entends une cause fondée sur un fait sérieux et positif) où les deux parties ne s'étendent sur la personne, tandis que souvent il est inutile de parler des motifs, comme dans les causes d'adultère et de vol, parce que ces crimes portent leurs motifs avec eux. Vient ensuite l'examen des desseins; et à cet égard le champ est vaste. Par exemple, on dira : Est-il probable que l'accusé se soit vanté de pouvoir exécuter ce meurtre ? A-t-il pu croire qu'il demeurerait ignoré, ou que si l'on venait à le découvrir, il resterait impuni? Espérait-il qu'il en serait quitte pour une peine légère, tardive, ou du moins sans proportion avec l'avantage qu'il devait retirer de son crime? Le plaisir de se venger compensait-il le châtiment du meurtre? On examinera ensuite s'il n'eût pas pu le commettre dans un autre temps, d'une autre manière, avec plus de facilité, avec plus de sûreté. C'est ce que fait Cicéron dans la défense de Milon, quand il énumère toutes les occasions où celui-ci attrait pu tuer Clodius impunément. En outre, pourquoi l'agresseur a choisi de préférence tel lieu, tel temps, telle manière? Ce qui est encore traité avec beaucoup de soin dans la même défense. Enfin, si l'accusé n'avait aucun motif, a-t-il cédé à un transport aveugle? Car on dit communément que le crime et la folie vont de compagnie; ou bien, est-ce l'habitude du crime qui l'a entraîné? Après avoir discuté ce premier point, s'il l'a voulu, on passera au second, s'il l'a pu. Ici, on considère le lieu et le temps. S'il s'agit d'un vol, l'endroit était-il clos ou fréquenté? Était-ce de jour? ce qui l'exposait à être vu; ou de nuit? ce qui rendait le vol plus difficile. On ne manquera pas de passer en revue les obstacles, les occasions; et, comme il est facile de se les représenter, je me dispenserai d'en donner des exemples. Ce second point est de telle nature, que s'il manque, c'est-à-dire si l'accusé ne l'a pas pu, il n'y a plus de procès; mais s'il l'a pu, suit naturellement cette question: l'a-t-il fait? Or, tout cela rentre dans la conjecture de l'intention; car elle nous fait juger s'il a espéré de venir à bout de son entreprise. Il faut donc envisager les moyens, ce que fait Cicéron quand il décrit l'équipage de Clodius et de Milon. La question s'il l'avait commencé au second temps, c'est-à-dire au temps présent, auquel se rapportent le bruit, les cris, les gémissements; et au temps joint, auquel se rapportent l'action de se cacher, la crainte, et autres circonstances de cette nature. A cela on ajoute les signes dont j'ai déjà parlé, et même les propos et les actes qui ont précédé et suivi; et ces propos et ces actes sont de nous ou d'autrui. Les propos nous nuisent plus ou moins, selon qu'ils sont de nous, ou d'autrui : s'ils sont de nous, ils nuisent plus et servent moins; s'ils sont d'autrui, ils servent plus et nuisent moins. Quant aux actes, tantôt ce sont les nôtres qui sont plus favorables à notre cause, tantôt ce sont ceux d'autrui; si, par exemple, notre adversaire a fait quelque chose qui soit à notre avantage mais ces actes nuisent toujours plus, venant de nous, que venant d'autrui. Il y a aussi cette différence à remarquer dans les propos, qu'ils sont clairs ou équivoques. Or, soit les nôtres, soit ceux d'autrui, s'ils sont équivoques, ils sont nécessairement moins nuisibles ou moins utiles. Cependant ils nous nuisent souvent, comme dans cette controverse : On demandait à un fils où était son père : En quelque lieu qu'il soit, répondit-il, il boit (vivit, bibit). Or, on le trouva mort dans un puits. Quand ils sont d'autrui et équivoques; ils ne peuvent jamais nuire, à moins que l'auteur n'en soit incertain ou mort : On entendit la nuit une voix s'écrier : Prenez garde à la tyrannie! On demandait à un mourant qui l'avait empoisonné : Il ne vous est pas utile de le savoir, répondit-il. En effet, qu'on puisse interroger ceux qui ont parlé ainsi, et toute ambiguïté cessera. Enfin nos paroles et nos actions ne peuvent se défendre que par l'intention, tandis que celles d'autrui se réfutent de bien des manières. [7,2,7] Ce que j'ai dit de la conjecture, semble ne regarder que le genre de causes où il s'agit de meurtre; et cependant on peut en faire plus ou moins l'application à tous les autres. Ainsi, dans les causes de vol, de dépôt, de prêt, les arguments se tirent des possibilités : le dépositaire avait-il ce qu'il prétend avoir déposé ? des personnes : est-il croyable que tel ait fait un dépôt à tel, ou qu'il lui ait prêté de l'argent? Le demandeur est-il un imposteur, ou l'accusé est-il un perfide, un voleur? Il y a plus : dans les accusations de vol, comme dans celles de meurtre, on recherche et le fait et l'auteur du fait. Dans celles de prêt et de dépôt, il y a aussi deux questions, mais qui se traitent toujours séparément : l'argent a-t-il été donné? a-t-il été rendu ? Les causes d'adultère ont cela de particulier, que d'ordinaire elles compromettent la vie de deux personnes, et qu'il faut ou perdre ou sauver l'une et l'autre. Encore est-ce une question s'il convient de les défendre toutes deux à la fois. A cet égard, nous prendrons conseil de la cause; car si la défense de l'une peut être utile à celle de l'autre, nous les joindrons; si, au contraire, elles se nuisent, il faut les séparer. Ce n'est point inconsidérément que j'ai dit que l'adultère compromettait le plus souvent deux personnes, et non pas toujours; car une femme peut être accusée d'adultère, sans que son complice soit connu. On a trouvé chez elle des présents, de l'argent; mais d'où venaient ces présents, cet argent? des lettres d'amour; mais à qui étaient-elles adressées? Il en est de même dans les accusations de faux: on peut accuser plusieurs personnes ou une seule. Celui qui a écrit le corps de l'acte doit toujours garantir la signature; celui qui l'a signé ne peut pas toujours garantir l'écriture, car on peut l'avoir trompé; mais quiconque produit une pièce qu'il a fait écrire et signer pour lui, doit défendre et celui qui l'a écrite et celui qui l'a signée. On tire les arguments des mêmes lieux dans les causes où un homme est accusé d'avoir trahi, ou d'avoir affecté la tyrannie. Mais ce qui est en usage dans les écoles peut nuire beaucoup à ceux qui se destinent au barreau. Les écoliers s'imaginent que tout ce qui n'est pas exprimé dans la matière donnée par le maître est favorable à la cause qu'ils ont à défendre. Par exemple, vous accusez quelqu'un d'adultère : où sont vos témoins? quel est le dénonciateur? quel prix en ai-je reçu? qui est le complice ? Vous m'accusez d'empoisonnement : où ai-je acheté le poison? de qui? quand? combien? par qui l'ai-je fait donner? Vous m'accusez d'avoir affecté la tyrannie: où sont mes armes? où sont mes gardes? J'avoue qu'on peut quelquefois employer ces moyens de défense en faveur de ceux pour qui on parle. Je m'en servirai même au barreau toutes les fois que je verrai mon adversaire dans l'impuissance de bien répondre à toutes ces interrogations. C'est la méthode que j'ai suivie autrefois dans mes plaidoyers, parce qu'au barreau on ne plaide guère de cause où l'on n'ait occasion de poser plusieurs de ces circonstances. C'est ainsi que quelques avocats dans leurs péroraisons donnent des enfants, des pères, des mères, des nourrices, à qui bon leur semble. Néanmoins je permettrais plutôt à un avocat d'exiger de ses adversaires le détail de plusieurs circonstances, que de les proposer et de les discuter lui-même. Quant à l'intention, la manière de la conjecturer ressort assez de la division que j'ai adoptée, s'il l'a voulu, s'il l'a pu, s'il l'a fait; car lorsqu'on examine cette question : l'a-t-il voulu? c'est comme si l'on examinait celle-ci : dans quel esprit a-t-il agi? c'est-à-dire, a-t-il voulu mal faire? L'ordre et la suite des choses contribuent encore à accréditer ou décréditer la conjecture, suivant que ces choses se concilient ou se repoussent. Cependant il faut toujours examiner le rapport et la liaison que toutes les parties ont les unes avec les autres. [7,3,1] CH. III. Après la conjecture vient la définition car si l'on ne peut répondre, je n'ai rien fait, l'excuse la plus prochaine est de dire, je n'ai pas fait ce dont on m'accuse. Voilà pourquoi on procède le plus souvent de la même manière que dans la conjecture; seulement le genre de défense est différent, comme dans les causes de vol, de dépôt, d'adultère. Car de même que, dans le premier état, nous dirions : je n'ai point commis ce vol, je n'ai point reçu ce dépôt, je n'ai point commis d'adultère, ainsi nous disons dans l'état de définition : ce n'est pas là un vol, ce n'est pas là un dépôt; ce n'est pas là un adultère. Quelquefois de la qualité on descend à la définition, comme dans les actions de démence, de mauvais traitements, d'offense envers l'État; et dans ces causes, si l'on ne peut soutenir que ce qui s'est fait est bien fait, il reste à dire que cela ne constitue ni démence, ni mauvais traitements, ni offense envers l'État. La définition est donc l'énonciation propre, claire et précise de la chose en question. Elle se compose particulièrement, comme je l'ai dit, du genre, de l'espèce, des différences et des propriétés. Ainsi, pour me servir d'un exemple familier, si on a à définir le cheval, animal sera le genre, mortel sera l'espèce, irraisonnable sera la différence; car l'homme étant aussi un animal mortel, hennissant sera la propriété. La définition a lieu dans la plupart des causes; car il y a des occasions où l'on convient du nom sans convenir de la chose à laquelle on doit l'appliquer; et il en est d'autres où l'on convient de la chose sans convenir du nom. Quand le doute tombe sur la chose, tantôt c'est la conjecture qui en décide par exemple, qu'est-ce que Dieu? En effet, ceux qui nient que Dieu soit un esprit répandu dans toutes les parties de l'univers, ne disent pas pour cela qu'il soit faux d'appeler sa nature une nature divine. Témoin Épicure, qui attribue à Dieu une forme humaine, et le place dans ces espaces qui sont entre les mondes. Dans ces deux opinions, on emploie le même nom; mais laquelle des deux natures convient à la chose définie, c'est ce qui est l'objet de la conjecture. Tantôt c'est la qualité qu'on examine. Par exemple, qu'est-ce que la rhétorique? Est-ce une force de persuader, ou la science de bien dire ? genre de question qui est très ordinaire dans les causes judiciaires. Car on demandera, par exemple, si un homme surpris dans un lieu de débauche avec la femme d'un autre est adultère. Alors, en effet, il ne s'agit pas du nom, mais de la dualité du fait, et de savoir si cet homme est coupable; car il ne saurait être coupable que d'adultère. Un genre de définition tout différent, c'est quand la contestation roule sur un nom dont l'application dépend d'une loi. Celui-ci n'a lieu en matière judiciaire qu'à cause des termes qui donnent naissance au procès : par exemple, si un homme qui se tue est homicide ? Si celui qui a porté un tyran à se tuer est tyrannicide? Si les enchantements des magiciens sont un empoisonnement? Car ici ce n'est point la chose qui est contestée, et l'on sait bien qu'il y a de la différence entre tuer un homme et se tuer soi-même ; entre porter un tyran à se donner la mort, et le tuer réellement; entre un enchantement et un breuvage empoisonné; mais il s'agit de savoir si ces actions doivent être appelées du même nom. Cicéron dit, après plusieurs auteurs, que l'état de définition roule toujours sur l'identité et la différence, parce que celui qui nie que tel nom convienne à telle chose est obligé de dire quel autre nom y convient mieux. Quoique je n'aime pas à m'écarter de son sentiment, il me semble néanmoins qu'on peut distinguer trois sortes de définitions. Car tantôt on pose la question ainsi : L'adultère peut-il avoir lieu dans une maison de débauche ? Si nous soutenons la négative, on peut se dispenser de chercher une autre qualification, parce que nier ce point, c'est nier absolument le crime. Tantôt on pose la question ainsi : est-ce là un larcin, ou un sacrilège? Alors il ne suffit pas de dire que ce n'est point un sacrilège; il faut dire ce que c'est, et par conséquent définir ce que c'est que larcin ou que sacrilège. Enfin la question roule quelquefois sur des choses d'espèce différente, et l'on ne laisse pas d'agiter s'il faut les appeler de la même manière, bien qu'elles aient chacune un nom particulier, comme, par exemple, un philtre, un poison. Dans toutes ces sortes de procès, la question est, si telle chose doit s'appeler aussi du même nom, parce que le nom contesté dans l'affaire dont il s'agit est reçu et constant dans une autre. Par exemple, c'est un sacrilège de voler une chose sacrée dans un temple. Mais est-ce un sacrilège de voler une chose privée? C'est un adultère d'avoir chez soi commerce avec la femme d'autrui. Mais est-ce un adultère dans une maison de prostitution? Tuer un tyran constitue le tyrannicide. Le porter à se tuer, est-ce le même crime? C'est pourquoi le syllogisme, autre état dont je parlerai dans la suite, équivaut presque à la définition. Ici, la question est, si telle chose doit être appelée du même nom que telle autre; et dans le syllogisme, s'il ne faut pas raisonner de telle chose comme de telle autre. [7,3,2] Les définitions sont si diverses, selon quelques-uns, que cette diversité donne lieu de douter si une chose peut se définir dans des termes différents. Ainsi, les uns disent que la rhétorique est la science de bien dire; les autres, la science de bien inventer et de bien exprimer ce qui tombe dans le discours; les autres, la science de dire ce que l'on doit dire. Il faut donc examiner, encore qu'elles s'accordent pour le sens, comment il se fait qu'elles diffèrent par la compréhension ; mais c'est une matière de controverse philosophique, et non de procès. Quelquefois on a besoin de la définition pour des mots obscurs et que peu de gens entendent. Par exemple, que signifie clarigatio, proletarius? Quelquefois ce sont des mots connus qu'il faut définir, comme penus, littus. Cette variété fait que certains auteurs ont rapporté la définition à l'état conjectural, comme une espèce à son genre; d'autres, à l'état de qualité. Il s'en est même trouvé qui ont mieux aimé la rapporter aux questions légales. Mais ce genre de définitions a paru si subtil à quelques-uns, qu'ils l'ont renvoyé aux disputes des dialecticiens, et l'ont jugé inutile à l'orateur. En effet, bien que ces définitions aient tant de force dans les disputes philosophiques qu'elles tiennent comme enchaîné dans leurs liens celui qui doit répondre, et le réduisent à se taire, ou même à accorder tout le contraire de sa pensée, il s'en faut bien qu'elles soient de la même utilité au barreau. Car, ici, il s'agit de persuader un juge; et quoique vous l'embarrassiez par la subtilité des termes, il vous contredit, intérieurement, si vous ne lui rendez la chose sensible. Après tout, où est la nécessité pour l'orateur d'une si grande précision? Est-ce que si je ne dis : l'homme est un animal mortel raisonnable, je ne pourrai pas le distinguer des dieux et des bêtes, en exposant d'une manière plus étendue, plus oratoire, tant de propriétés du corps et de l'âme, qui le distinguent effectivement? Mais quand il faudrait s'en tenir à la justesse de la définition, ignore-t-on qu'une chose ne se définit pas toujours dans les mêmes termes, et qu'on peut mêler à cette justesse un peu de liberté et de variété, comme fait Cicéron dans ce passage : Que faut-il entendre par publiquement? Tous; et comme tous les orateurs ont toujours fait. Rarement, certes, trouvera-t-on chez eux cette servitude des philosophes: car c'est une servitude que de s'assujettir ainsi à certains termes, et Marc-Antoine nous le défend expressément dans le traité de Cicéron intitulé de l'Orateur. Il y a même du danger à le faire, puisqu'il ne faut qu'un mot avancé mal à propos pour mettre toute la cause en péril. Il est donc plus sûr de tenir le milieu que Cicéron nous conseille, et qu'il a tenu lui-même dans l'oraison pour Cécina, c'est-à-dire d'expliquer la chose sans la faire dépendre de la précision hasardeuse des termes : Non, juges, ne croyez pas qu'il n'y ait de violence que celle qu'on exerce sur nos corps, et qui va jusqu'à nous ôter la vie. Celle-là est encore plus grande, qui, par l'image d'une mort prochaine dont elle nous menace, porte le trouble et l'épouvante dans notre âme, et la jette, pour ainsi dire, hors d'elle-même. On évite encore le même danger en mettant la preuve avant la définition, comme lorsque Cicéron, dans ses Philippiques, veut prouver qu'Antoine a tué Servius Sulpicius, et qu'il termine ainsi son raisonnement : Car certainement c'est tuer un homme que d'être cause de sa mort. J'avoue pourtant que ce précepte n'est bon à suivre qu'autant qu'il est utile à notre cause; et il est certain qu'une définition bien juste, et renfermée dans peu de mots, a non seulement beaucoup de grâce, mais même beaucoup de force, pourvu qu'elle soit inattaquable. [7,3,3] L'ordre invariable de la définition est celui-ci : Qu'est-ce, par exemple, qu'un sacrilège? Le fait incriminé est- il un sacrilège? Et d'ordinaire le plus difficile n'est pas d'appliquer la définition à la chose, mais de la confirmer. Quant au premier point, Qu'est-ce qu'un sacrilège? il y a un double soin à prendre : c'est de confirmer sa définition, et de détruire celle de la partie adverse. Voilà pourquoi dans les écoles, où la confirmation et la réfutation sont simultanées, il faut poser deux définitions contraires et aussi bonnes que possible ; mais, au barreau, il faut prendre garde que la définition ne soit oiseuse ou sans rapport avec la cause, qu'elle ne soit ambiguë, ou contradictoire, ou commune; défauts où un avocat ne tombe jamais que par sa faute. Or, le moyen de bien définir, c'est de convenir auparavant avec soi-même de ce qu'on a dessein d'établir car alors les mots pourront concorder avec notre pensée. Pour rendre cela plus clair, je me servirai d'un exemple que j'ai déjà rapporté: Un homme est accusé de sacrilège pour avoir volé dans un temple l'argent d'un particulier. Le fait est avéré. Il s'agit seulement de savoir si ce fait est un sacrilège : voilà la question. L'accusateur le qualifie ainsi, parce que le vol a été commis dans un temple. L'accusé combat la qualification de sacrilège, parce qu'il n'a dérobé que l'argent d'un particulier, comme, du reste, il en fait l'aveu. Le premier définira donc le sacrilège l'action de dérober quelque chose dans un lieu sacré, le second le définira, l'action de voler quelque chose de sacré; et chacun combattra les définitions de son adversaire. Il y a deux manières de détruire une définition, soit parce qu'elle est fausse, soit parce qu'elle est incomplète. Elle peut aussi pécher d'une troisième manière, si, par exemple, elle n'a aucun rapport avec la question; mais il faudrait supposer que l'auteur de la définition est un homme inepte. Elle est fausse, si on dit : Le cheval est un animal raisonnable, parce que le cheval est un animal, mais il n'est pas raisonnable. Elle est incomplète, si on dit: Le cheval est un animal irraisonnable, parce que ce qui est commun cesse d'être propre. Ici donc l'accusé dira que la définition de l'accusateur est fausse; mais l'accusateur n'en pourra dire autant de celle de l'accusé; car c'est assurément un sacrilège que de dérober quelque chose de sacré. Il dira donc qu'elle n'est pas complète, et qu'il faut ajouter, ou dans un lien sacré. Mais, pour confimer ou pour réfuter une définition, on a surtout recours aux différences et aux propriétés, quelquefois aussi à l'étymologie; et les raisons que l'on tire de ces lieux se soutiennent encore par des considérations fondées sur l'équité, ou sur l'intention, que l'orateur tâche de pénétrer à l'aide de la conjecture. L'étymologie est rarement d'usage. Je ne citerai que cet exemple, emprunté à Cicéron : Qu'est-ce que le tumulte? sinon une perturbation telle, qu'elle fait naître une plus grande frayeur, "timor", d'où est venu le nom "tumultus". A l'égard des propriétés et des différences, elles donnent lieu à des questions très subtiles: ainsi on demande si le débiteur que la loi oblige à servir son créancier jusqu'à ce qu'il soit quitte envers lui, est un esclave. Il n'y a d'esclave, dira l'un, que celui qui est de droit en servitude; celui-là est esclave, dira l'autre, qui est dans la servitude en vertu du droit qui le fait esclave, ou, comme disaient les anciens, en tant qu`il fait le service d'esclave. Cette définition, quoiqu'elle diffère en quelque point, serait cependant vaine, si elle n'était appuyée sur les propriétés et les différences; car l'adversaire dira que le débiteur est esclave en tant qu'esclave, ou en vertu du droit qui le fait esclave. Il faut donc examiner les différences et les propriétés, dont j'ai touché quelque chose, en passant, dans le cinquième livre. Un esclave, à qui son maître rend la liberté, devient affranchi; un débiteur, qui recouvre la sienne, redevient homme libre; un esclave ne peut recouvrer la liberté sans le consentement de son maître, car il est en dehors de toute loi; un débiteur peut se racheter en vertu de la loi. Ce qui est propre à un homme libre, c'est ce qu'on ne peut avoir si l'on n'est libre, comme le prénom, le nom, le surnom , la tribu. Un débiteur, qui sert, ne laisse pas d'avoir tout cela. [7,3,4] Ainsi, après avoir approfondi cette question : Qu'est-ce qu'être esclave? on a presque résolu celle-ci : un débiteur, qui sert, est-il un esclave? car nous avons soin de faire en sorte que la définition convienne à notre cause. Or, ce qui domine particulièrement dans une définition, c'est la qualité : par exemple, L'amour est-il une clémence? C'est à la qualité que se rapportent les preuves que Cicéron dit être propres à la définition , et qui se tirent des antécédents, des conséquents, des adjoints, des contraires, des causes, des effets, des semblables, tous arguments dont j'ai expliqué la nature. Cicéron, dans son oraison pour Cécina, a traité sommairement une grande partie de ces preuves : Pourquoi donc fuyaient-ils? Parce qu'ils craignaient. Que craignaient-ils? La violence apparemment. Pouvez-vous donc nier le principe, quand vous accordez la conséquence? Il s'est aussi servi de la similitude : Quoi! ce qu'on appelle violence même en temps de guerre, ne s'appellera pas du même nom en temps de paix? Enfin on tire des arguments des contraires, comme dans cette question : Un philtre doit-il être regardé, ou non, comme poison? parce qu'un poison n'est pas un philtre. Je reviens au genre dont j'ai déjà parlé, je veux dire à certaines définitions qui ne sont pas complètes : et pour me rendre plus intelligible à mes jeunes élèves, car la jeunesse me paraîtra toujours mienne, je me servirai d'un exemple emprunté aux écoles : Des jeunes gens qui faisaient habituellement société ensemble convinrent de souper à certain jour sur le rivage de la mer. Un d'eux ayant manqué au rendez-vous, les autres s'avisèrent de lui élever un tombeau avec une épitaphe. Le père, au retour d'un voyage d'outre-mer, aborde dans ce lieu même, lit le nom de son fils sur le tombeau, et se pend. On accuse les jeunes gens de sa mort. L'accusateur dira : L'auteur du fait par lequel un homme a péri est la cause de sa mort. Non, diront les accusés, mais celui qui sciemment a fait une chose qui devait être la cause inévitable de la mort d'un homme. L'accusateur, abandonnant sa définition, se contentera de dire : Vous avez causé la mort de cet homme, car c'est par suite de ce que vous avez fait qu'il a péri, puisque sans cela il vivrait encore. Cela est vrai, dira l'accusé; mais de ce qu'on a fait une chose d'où résulte la mort d'un homme, il ne s'ensuit pas qu'on soit coupable de sa mort. Un accusateur, un témoin, un juge en matière criminelle, en sont la preuve. La faute ne vient donc pas toujours du principe. Vous conseillez à quelqu'un de faire un voyage maritime, vous invitez un ami qui est au delà des mers à venir vous voir, cette personne, cet ami périt dans un naufrage; ou bien encore, vous invitez un homme à dîner, il se donne une indigestion et meurt. Étes-vous coupable de leur mort? Certainement non. D'ailleurs, l'action de ces jeunes gens n'a pas seule causé la mort du père : la crédulité du vieillard, sa faiblesse contre la douleur, y sont aussi pour quelque chose. S'il eût été plus ferme ou plus sage, il vivrait encore. Enfin ces jeunes gens n'ont pas eu de mauvaise intention; et ce tombeau fait à la hâte, et dans un lieu comme celui-là, aurait dû faire juger au père que ce n'était point un véritable tombeau. De quel droit punirait-on donc ces jeunes gens d'une action où tout est cause de la mort de cet homme, excepté leur intention? Quelquefois la définition est incontestable et incontestée, comme dans cet exemple : La majesté, dit Cicéron, réside dans l'empire et dans toute la dignité du peuple romain. Cependant il peut s'élever sur ce point une question, comme dans la cause de Cornélius : A-t-il été porté atteinte à cette majesté ? Et cette question semble appartenir à l'état de définition. Néanmoins, comme la définition n'est pas contestée, le jugement roule sur la qualité, et doit être ramené à ce dernier état dont je vais parler maintenant, autant pour suivre l'ordre de mon traité, que par occasion. [7,4,1] CH, IV. La qualité peut être aussi considérée dans un sens transcendant; et, comme telle, elle est complexe; car tantôt on recherche quelle est la nature d'une chose et sa forme : l'âme est-elle immortelle? Dieu a-t-il une figure humaine? Tantôt on s'occupe de la grandeur et du nombre : Quelle est la dimension du soleil? n'y a-t-il qu'un seul monde? Toutes questions qui se résolvent, à la vérité, par conjecture, mais qui néanmoins roulent sur la qualité. Le genre délibératif comporte aussi cette sorte de questions. César délibère s'il portera la guerre en Bretagne : c'est le cas d'examiner quelle est la nature de l'Océan? si la Bretagne est une île : ce qu'on ignorait alors; quelle est son étendue, avec quelles forces il faut l'attaquer. La qualité embrasse encore toutes les choses qu'il est à propos de faire ou de ne pas faire , de rechercher ou d'éviter. II est vrai que ces choses se traitent particulièrement dans les délibérations, mais elles sont aussi très souvent l'objet des contestations du barreau; avec cette seule différence que là il est question de l'avenir, et ici du passé. Tout ce qui appartient au genre démonstratif relève aussi de l'état de qualité. Les faits qui en font la matière n'étant pas contestés, on examine quels ils sont. Quant aux causes judiciaires, elles roulent toutes, ou sur une récompense, ou sur un châtiment, ou sur la mesure de l'une ou de l'autre : ce qui donne lieu à un premier genre de cause, ou simple ou comparatif. Dans le premier cas, il s'agit seulement de ce qui est juste; dans le second, de ce qui est plus juste ou de ce qui est le plus juste. Lorsque la cause a pour fin un châtiment, l'accusé doit justifier le fait incriminé, ou l'atténuer, ou l'excuser, ou, selon quelques-uns, recourir aux supplications. La meilleure manière de justifier le fait est de le soutenir honnête. Un père renonce son fils, parce qu'il s'est enrôlé, ou parce qu'il a brigué les charges, ou parce qu'il s'est marié sans son consentement; et le père soutient qu'il a eu raison de faire ce qu'il a fait. L'école d'Hermagoras donne à ce genre de défense un nom (g-kat' g-antilempsin), qu'elle rapporte à un acte de l'esprit, et que je ne trouve pas littéralement traduit en latin. Quoi qu'il en soit, on l'appelle défense absolue. En effet, il n'est question que du fait en lui-même : est-il juste ou non? Tout ce qui est juste est fondé sur la nature ou sur une institution humaine. La nature, c'est ce qui est selon la dignité de chaque chose; telles sont la piété, la bonne foi, l'austérité, etc. Rendre la pareille est aussi, suivant quelques-uns, conforme à la nature. Mais cela veut être expliqué, car la violence opposée à la violence, ou le talion, n'a rien d'injuste envers celui qui a été l'agresseur; mais de ce que les traitements ont été les mêmes de part et d'autre, il ne s'ensuit pas que les premiers aient été justes. Car il faudrait pour cela qu'ils fussent justes de part et d'autre, que ce fût même condition, même loi : ce qui n'est pas. Je ne sais même si l'on peut appeler pareilles des choses qui sont dissemblables par quelque endroit. J'entends par institution humaine une loi, une coutume, un jugement, un traité. L'autre genre de défense est celui où, le fait étant insoutenable par lui-même, on a recours à des moyens extrinsèques. Les Grecs désignent ce genre sous le nom de g-kat' g-antithesin, que nous ne traduisons pas non plus mot à mot, mais que nous appelons assomptif. En ce genre, le moyen le plus puissant consiste à justifier le fait par le motif, comme font Oreste, Horace, Milon ce qui constitue une récrimination, parce que l'accusé se défend en accusant la victime : Il a été tué, mais c'était un brigand. On l'a mutilé, mais c'était un ravisseur. Il y a une autre manière d'insister sur les motifs, qui n'a rien de commun avec la précédente, et où le fait ne se défend ni par lui-même, comme dans le genre absolu, ni en récriminant, mais par quelque considération tirée du bien publie, ou même de l'avantage qui en est résulté pour la partie adverse ou pour nous-mêmes, pourvu, dans ce dernier cas, qu'il s'agisse d'une chose qu'il nous soit permis de faire dans notre intérêt particulier : ce qui n'est jamais efficace à l'égard d'un étranger qui nous poursuit en vertu de la loi, mais seulement dans des querelles de famille. Ainsi, dans ces sujets de déclamation où l'on feint un père qui abandonne ses enfants, un mari qui maltraite sa femme, un fils qui accuse son père, tous peuvent sans rougir alléguer l'intérêt personnel. Il faut toutefois remarquer que celui qui ne cherche qu'à éviter un mal a pour lui une plus noble justification que celui qui cherche son avantage. Ces sortes de controverses ne sont pas toujours imaginaires; car ce qu'on dit aux écoles pour un enfant abandonné, on le dit au barreau pour un enfant déshérité qui réclame son bien devant les centumvirs: là, c'est une femme maltraitée, ici, c'est une femme répudiée, dont la plainte donne lieu d'examiner qui du mari ou de la femme est cause du divorce; là, c'est un fils qui accuse son père de démence, ici, c'est un fils qui demande qu'on nomme un curateur à son père. C'est encore une défense tirée de l'utilité, si l'on soutient qu'il serait arrivé pis. Car, dans la comparaison de deux maux, le moindre devient un bien: comme si, par exemple, Mancinus justifiait le traité de Numance, en disant que sans ce traité toute l'armée romaine eût péri. C'est ce que les Grecs appellent g-antistasis, et que nous nommons genre de comparaison. [7,4,2] Voilà ce qui regarde la défense du fait. Que s'il ne peut se défendre ni par lui-même ni par des moyens extrinsèques, ce qui reste à faire, c'est de rejeter le fait incriminé sur autrui, si cela se peut. Aussi cette sorte de translation a-t-elle parti rentrer dans les autres états dont j'ai déjà parlé. Tantôt donc on rejette la faute sur une personne, comme si T. Gracchus, accusé pour le traité de Numance (accusation qui le porta à se montrer si favorable au peuple pendant son tribunal), soutenait qu'il n'avait rien fait que par ordre de son général; tantôt on se rejette sur la chose, comme si un légataire, à qui le testateur aurait ordonné de faire quelque chose, s'en dispensait en disant que les lois s'y opposent. C'est ce qu'on appelle g-metastasin. Si ces moyens manquent, il reste l'excuse ou d'ignorance ou de nécessité. L'ignorance: Vous avez fait marquer au front un fugitif, qui plus tard est reconnu pour un homme libre; vous soutiendrez, que vous ignoriez qu'il le fût. La nécessité : Un soldat qui ne s'est pas trouvé au jour fixé pour le départ, dira qu'il en a été empêché par des fleuves et des torrents, ou bien par une maladie. Souvent on impute la faute au hasard; quelquefois nous disons qu'à la vérité nous avons mal fait, mais que notre intention était bonne. Il y a tant d'exemples de ces deux sortes d'excuses, qu'il est inutile d'en rapporter. Si rien de tout cela ne peut servir, on verra si la faute ne peut pas être atténuée: c'est ce que certains rhéteurs appellent état de quantité. Mais comme cette quantité, étant la mesure de la peine ou de la récompense, s'établit d'après la qualité du fait, je la range sous cet état, aussi bien que celle que les Grecs rapportent au nombre sous les noms de g-pelicoteta, quantité continue, et de g-posoteta, quantité discrète, ce que nous confondons dans un seul et même mot. Le dernier moyen est la supplication, que la plupart des rhéteurs regardent comme inadmissible dans les controverses judiciaires; et Cicéron lui-même semble le témoigner aussi, lorsque, dans l'oraison pour Ligarius, il dit: J'ai plaidé bien des causes, César, et même avec vous, tant que vos fonctions vous ont retenu au barreau, et certes je ne suis jamais descendu à ce ton suppliant: pardonnez, juges, c'est par méprise, il a failli; il ne savait pas, si jamais, etc. Cependant au sénat, devant le peuple, devant le prince, partout enfin où la clémence peut exercer ses droits, la supplication est reçue. Elle tire partout son efficacité, tantôt de la personne de l'accusé, s'il a vécu jusque-là dans l'innocence, s'il a rendu des services, s'il y a lieu d'espérer qu'il se conduira mieux à l'avenir, et que même il se rendra utile; s'il paraît, en outre, avoir suffisamment expié sa faute, ou par les dommages qu'il a déjà essuyés, ou par le danger où il se trouve actuellement, ou par son repentir; tantôt de considérations extérieures, la noblesse de l'accusé, sa dignité, sa famille, ses amis. Toutefois, c'est sur le juge qu'il faut principalement compter, si le crime est tel que l'indulgence fasse plutôt honneur à sa clémence que honte à sa faiblesse. Mais la supplication peut aussi trouver sa place dans les affaires ordinaires, où, si elle ne remplit pas la cause, elle en fait néanmoins une grande partie; car c'est une division fréquente que celle-ci: Quand il aurait fait cela, il faudrait encore lui pardonner; et ce genre de défense a souvent réussi dans des causes douteuses, outre que les épilogues ne sont la plupart du temps que des supplications. Quelquefois même c'est sur cette base que l'accusé fonde toute sa défense. Par exemple, un père déshérite son fils par testament, et déclare expressément qu'il ne l'a traité ainsi que parce qu'il aimait une courtisane. Ici, en effet, tout consiste à savoir si le père a dû punir si rigoureusement une faute de cette nature, et si les centumvirs ne doivent pas se montrer plus indulgents. Mais même dans les causes où l'on poursuit un châtiment en vertu d'une loi, on emploie cette division : A-t-il encouru la peine portée par la loi? Doit-elle lui être appliquée? Toutefois, les rhéteurs, que je citais tout à l'heure, ont raison de dire que ce moyen de défense ne peut arracher un accusé à la rigueur des lois. [7,4,3] Lorsqu'il s'agit d'une récompense, il y a deux choses à examiner : si celui qui la réclame en mérite une, et s'il la mérite aussi grande. Il peut arriver que cette récompense soit disputée par deux personnes, ou même par un plus grand nombre. Alors on examine, ou qui des deux, ou qui d'entre tous, en est le plus digne; et ces questions se décident d'après le genre de mérite de chacun. Mais, pour en bien juger, il ne faut pas s'arrêter seulement à l'action que l'on fait valoir en elle-même ou par comparaison avec une autre, il faut aussi considérer la personne. Un tyran a été tué, mais par qui? Est-ce par un jeune homme ou par un vieillard; par un homme ou par une femme; par un étranger ou par un parent? Tout cela importe, ainsi que les considérations tirées du lieu, lesquelles sont d'une grande variété : par exemple, Est-ce dans une ville habituée à la tyrannie, ou qui avait toujours été libre? Dans une forteresse, ou dans une maison? Puis comment le tyran a-t-il été tué? Par le fer, ou par le poison? En quel temps? Était-ce pendant la guerre, ou pendant la paix? Était-il sur le point de se démettre de la souveraine puissance, ou de commettre un nouvel attentat? On tient compte aussi à une personne des avantages qu'elle a bien voulu sacrifier, du danger et de la difficulté de l'entreprise. Il en est de même d'une libéralité. Il importe de savoir de quelle main elle part. Elle est plus méritoire dans un pauvre que dans un riche, dans celui qui donne que dans celui qui rend, dans un père qui a encore ses enfants que dans celui qui les a perdus. Il faudra ensuite examiner quelle est la chose donnée, dans quelle circonstance et dans quelle vue, c'est-à-dire, dans l'espoir de quelque avantage futur. Toutes les autres actions se pèsent de la même manière. Voilà pourquoi l'état de qualité réclame toutes les ressources de l'art oratoire, parce qu'il n'en est pas qui offre, de part et d'autre, un champ plus vaste à l'esprit, et où les passions soient plus puissantes. Il est vrai que l'état de conjecture est semblable à celui de qualité, en ce qu'il emploie aussi des preuves extrinsèques et tire ses arguments du fond de la matière; mais ces deux états diffèrent en ce que, lorsqu'il s'agit de montrer ce qu'est une chose et quelle elle est, c'est là le propre de l'éloquence, c'est là qu'elle règne, qu'elle domine, qu'elle triomphe. Virginius rapporte à cet état de qualité les causes d'abdication, de démence, de mauvais traitements, d'orphelines qui demandent leur mariage avec un proche parent. La raison de Virginius est que d'ordinaire, dans ces sortes de causes, le jugement roule sur la qualité du fait, ce qui a donné lieu à quelques-uns de les appeler matières morales. Mais les lois sur lesquelles reposent ces causes comportent quelquefois aussi d'autres états; car, tantôt ceux qui prétendent n'avoir point fait ce dont on les accuse, ou l'avoir fait dans une bonne intention, s'appuient d'ordinaire sur la conjecture, et il y en a mille exemples ; tantôt on définit ce que c'est que démence et mauvais traitements. En effet les questions de droit précèdent presque toujours la question légale, et l'on commence par établir les raisons pour lesquelles on a dérogé à la loi. Cependant, lorsqu'on ne pourra se défendre par le fait, on s'appuiera sur le droit, en examinant quels sont les cas où il n'est pas permis à un père d'abandonner son fils, à une femme de porter plainte contre son mari, à un fils d'accuser son père de démence. [7,4,4] Il y a deux formes d'abdication ; l'une pour les crimes consommés, comme le rapt et l'adultère; l'autre pour les crimes qui sont, pour ainsi dire, en suspens, et subordonnés à une condition, comme la désobéissance. La première est rigoureuse et irrévocable comme le fait qu'elle punit; la seconde tient de la bonté et de l'exhortation; car il est aisé de voir qu'au fond ce père aime mieux corriger son fils que de l'abandonner. Mais dans les deux cas, des enfants qui plaident contre leur père doivent paraître disposés à la soumission et à lui donner toute satisfaction. Je sais que ce que je dis ici ne sera pas du goût de ceux qui ne craignent pas d'offenser un père sous le couvert d'une figure; et je n'oserais pas dire que, dans certaines occasions, cela ne doit pas se faire, car souvent la matière y oblige; mais il faut du moins s'en dispenser; toutes les fois qu'on peut agir autrement. Au reste, je traiterai des figures dans un autre livre. Une femme qui porte plainte contre son mari doit se conduire à peu près de même; car la modération ne lui est pas moins nécessaire. A l'égard d'un fils qui accuse son père de démence, c'est pour une chose, ou déjà faite, ou à faire et possible, ou impossible. S'il s'agit d'une chose faite, l'accusateur a le champ libre; mais il doit s'attaquer plutôt à l'action qu'à la personne, et témoigner de la compassion pour l'état où son père est réduit. S'il s'agit d'une chose qui n'est pas encore faite, le fils aura recours aux prières, aux exhortations, et d'ira enfin qu'il ne craint que la faiblesse de son esprit, non ses moeurs dont il fera l'éloge; car plus il louera sa conduite passée, mieux il prouvera le changement que la maladie a causé en lui. Pour l'accusé, autant que le comportera la cause, il devra se montrer modéré dans sa défense, parce que d'ordinaire la colère et l'emportement ont de l'analogie avec la démence. Au reste, toutes ces causes ont cela de commun, que l'accusé ne se défend pas toujours par le fait, et qu'il est bien reçu à demander qu'on lui pardonne, qu'on l'excuse; par la raison que, dans les brouilleries domestiques, il suffit quelquefois, pour être absous, de n'avoir failli qu'une fois, ou par mégarde, ou d'une manière moins grave que ne le suppose l'accusation. [7,4,5] Mais il y a bien d'autres sortes de causes qui relèvent de l'état de qualité : celles, par exemple, où il s'agit d'un outrage, d'une injure; car quoique l'accusé prenne quelquefois le parti de nier, le jugement ne laisse pas de rouler sur le fait et l'intention; celles où il s'agit du choix d'un accusateur, et qu'on appelle divinations. Ici je ferai remarquer que Cicéron, qui accusa Verrès à la sollicitation de nos alliés, divisa ainsi son discours : Dans ces sortes de choix, il faut considérer deux choses : quel est l'accusateur que ceux qu'on prétend venger souhaitent le plus, et quel est celui que l'accusé souhaite le moins. Voici pourtant une autre division qui est très fréquente : Lequel des deux a de plus fortes raisons pour se porter comme accusateur; lequel des deux apportera dans l'accusation le plus d'activité ou de force; lequel des deux s'en acquittera le plus fidèlement. A ces controverses, il faut encore ajouter celle de tutelle. On a coutume d'y discuter si un tuteur est comptable d'autre chose que du bien qu'il a géré, s'il suffit de la droiture de ses intentions, et s'il n'est pas responsable de ses spéculations et des événements. Au même genre appartient le compte de mandat; car la loi nous donne action contre un mandataire. Outre ne je viens de dire, les déclamateurs feignent dans leurs écoles qu'il y a des actions intentées pour certains délits dont il n'est fait aucune mention expresse dans les lois. Dans ces controverses, on peut faire une de ces questions : Est-il bien vrai qu'il ne soit fait aucune mention de ce délit dans les lois? Le fait dont il s'agit est-il un véritable délit commis par malice et dans le dessein de nuire ? Il est rare de les proposer toutes deux à la fois. Chez les Grecs, il y avait action en justice contre un homme qui s'était mal acquitté de sa députation. Et dans ces causes on examinait, par manière de question de droit, si un député doit jamais sortir de son mandat; jusques à quand dure ce mandat; car il y en a de deux sortes. Ainsi Héjus déposa contre Verrès après avoir été envoyé pour contremander sa préture. On accuse aussi quelquefois une personne d'avoir agi contre les intérêts de la république. De là naissent plusieurs questions de droit, plus subtiles les unes que les autres : ce que c'est que léser la république; si cet homme l'a lésée en effet, ou ne lui a été qu'inutile; si elle a été lésée par lui, ou seulement à cause de lui. Cependant le fait y est pour beaucoup. On peut aussi accuser une personne d'ingratitude, et voici alors ce qui se présente à examiner : Est-il vrai que cette personne ait reçu un bienfait? ce qu'il faut rarement nier, parce que celui qui nie un bienfait qu'il a reçu est déjà un ingrat; quelle est l'étendue de ce bienfait? si elle en a rendu un autre; si, pour ne s'être pas acquittée de ce qu'elle devait, elle doit être tout d'abord taxée d'ingratitude; si elle a eu occasion de témoigner sa reconnaissance; si elle a dû faire ce qu'on exigeait d'elle; enfin, quelle est la disposition de son esprit ? Les espèces qui suivent sont plus simples : celles où il s'agit d'une répudiation injuste, lesquelles ont cela de particulier que, de la part de l'accusatrice, c'est une défense, et, de la part de l'accusé, une accusation; celles encore où un homme rend compte au sénat des raisons qui le portent à mourir, d'où naît cette question de droit : Si une personne qui a pris la résolution de mourir, pour se soustraire à la poursuite des lois, en doit être empêchée? Toutes les autres questions qui s'y traitent appartiennent à la qualité. Enfin, pour exercer l'esprit des jeunes gens, on peut feindre des testaments où il ne soit question que de la volonté du testateur, comme le testament que j'ai rapporté plus haut, par lequel un père ayant laissé le quart de son bien à celui de ses trois fils qui en serait jugé le plus digne, tous trois le disputent : l'un est philosophe, l'autre médecin, et le troisième orateur. Pareille contestation arrive lorsqu'une orpheline est recherchée en mariage par des parents du même degré, et que chacun d'eux veut avoir la préférence. Mais je n'ai pas dessein de faire ici mention de toutes les espèces; car je pourrais encore en imaginer d'autres; mais les questions qu'elles impliqueraient n'auraient rien de général et d'absolu, parce qu'elles changent avec les sujets qu'on traite. Ce que j'admire, c'est que Flavus, qui est à mes yeux d'une grande autorité, et avec raison, ait resserré toute cette matière en des bornes si étroites, en nous donnant une méthode qui fût seulement à l'usage des écoles. [7,4,6] La quantité, comme je l'ai dit, relève aussi de cet état, non pas toujours, mais le plus souvent. J'applique le mot de quantité à toutes les choses qui se peuvent ou mesurer ou nombrer. Mais la mesure d'une action, soit bonne, soit mauvaise, se détermine quelquefois par l'estimation du fait, comme lorsqu'on examine la grandeur d'une faute ou d'un bienfait; et quelque fois par un point de droit, quand on recherche en vertu de quelle loi il faut punir ou récompenser quelqu'un : par exemple, si celui qui a déshonoré un jeune homme en doit être quitte pour une certaine somme d'argent, ou si, parce que ce jeune homme s'est pendu de désespoir, celui qui a attenté à son honneur doit perdre la vie comme étant cause de sa mort. Et, pour le dire en passant, ceux-là se trompent fort qui plaident ici comme si la question roulait entre deux lois; car il ne s'agit pas du tout de l'amende, et on ne la réclame seulement pas; mais tout consiste à savoir si l'accusé est cause de la mort. L'espèce relève aussi de la conjecture, lorsqu'on examine s'il y a lieu de condamner un homme à un exil perpétuel, ou seulement à un exil de cinq ans. La question est de savoir s'il a commis sciemment un meurtre. Thrasybule mérite-t-il trente récompenses pour avoir délivré Athènes de trente tyrans? C'est une question qui est tirée du nombre et qui se décide par le droit. Il en est de même lorsque deux voleurs ont dérobé une somme d'argent, et que l'on agite si chacun d'eux doit rendre le quadruple ou seulement le double. Mais ici on estime aussi le fait, et le droit lui-même dépend de la qualité. [7,5,0] CH. V. Quiconque ne pourra nier le fait, ni le justifier, ni prouver que ce qu'il a fait soit autre chose, doit se renfermer dans la rigueur de son droit: d'où naît ordinairement la question d'action; et cette question n'est pas toujours la même, comme quelques-uns l'ont cru. Car tantôt elle précède le jugement de la cause, comme lorsque le préteur examine provisoirement et avec la plus scrupuleuse exactitude si un homme est en droit de se porter pour accusateur; et tantôt elle a lieu dans le jugement même. Quoi qu'il en soit, cette contestation a deux faces, en ce qu'elle tombe ou sur l'action qui est intentée, quand on la combat directement, ou sur la prescription, quand on veut seulement l'éluder. Quelques auteurs ont fait de la prescription un état particulier, comme si elle n'était pas renfermée dans toutes les mêmes questions que les autres lois. Lorsque le procès dépend de la prescription, il n'est pas nécessaire d'entrer dans le fond de l'affaire. Un père veut déshériter son fils; mais ce père est noté d'infamie. Le fils dit : Vous n'avez pas action contre moi ; il y a exception. Le père peut-il agir en justice, ou peut-il déshériter son fils? c'est le seul point à juger. Cependant toutes les fois que nous le pourrons, il faudra faire en sorte que le juge ait une bonne opinion du fond de la cause, parce qu'il en sera plus porté à nous écouter sur la rigueur de notre droit. Ainsi, dans les causes où le préteur ordonne une caution, et où nous plaidons pour être maintenus dans la possession d'un bien, quoiqu'il s'agisse uniquement du possessoire et non du pétitoire, il sera bon néanmoins d'établir que non seulement nous avons possédé ce bien, mais aussi que nous l'avons possédé justement. Mais la question tombe encore plus souvent sur l'action même, quand on la combat directement. Celui qui aura sauvé sa patrie par sa valeur choisira telle récompense qu'il lui plaira. Telle est la loi. Je nie qu'il faille lui accorder tout ce qu'il demandera. Il est vrai que la loi n'excepte rien; mais j'opposerai aux termes de la loi l'intention du législateur par forme d'exception. Dans les deux cas, l'état est le même. Or toute loi est faite, ou pour accorder, ou pour ôter, ou pour punir, ou pour commander, ou pour défendre, ou pour permettre. Elle devient litigieuse, ou pour elle-même, ou à cause d'une autre cause qui semble la contrarier. Alors la question tombe ou sur les termes de la loi, ou sur l'intention du législateur. Quant aux termes, ils sont, ou clairs, ou obscurs, ou ambigus. Ce que je dis des lois, je l'entends des testaments, des obligations, des contrats; en un mot, de tout écrit, de toute convention verbale; et comme cette matière comporte quatre questions ou états, je vais les passer en revue l'une après l'autre. [7,6,0] CH. VI. L'interprétation de la lettre et de l'esprit est un sujet ordinaire de controverse entre les jurisconsultes, et un des points de droit les plus considérables. Ainsi, il ne faut pas s'étonner qu'elle soit si fréquente aux écoles, où l'on feint même à dessein des matières sur ce sujet. Or ce genre de questions se divise en deux espèces. La première est celle où la question roule et sur la lettre et sur l'esprit; ce qui arrive toutes les fois qu'il y a quelque obscurité dans la loi, et que chacune des parties soutient son interprétation, ou combat celle de son adversaire, comme ici : Tout voleur rendra le quadruple de ce qu'il aura dérobé. Deux voleurs dérobent conjointement une somme d'argent. On demande à chacun le quadruple. Les voleurs offrent d'en payer chacun le double. Le demandeur prétend que le quadruple est ce qu'il demande, et les défendeurs soutiennent que le quadruple se trouve dans ce qu'ils offrent. L'intention du législateur est aussi débattue de part et d'autre, et chacune des parties l'interprète en sa faveur. La même chose arrive lorsque la loi est claire en un sens, et douteuse dans l'autre. Par exemple, Tout homme né d'une courtisane sera exclu de la tribune. Une femme, qui avait eu un fils de son mari, se mit à faire le métier de courtisane. On veut exclure son fils de la tribune. Il est certain que la loi s'entend de celui qui est né dans le temps que sa mère faisait le métier de courtisane; mais on demande si elle ne doit pas s'entendre aussi de l'autre enfant, parce qu'après tout la mère est une courtisane et qu'il est né d'elle. Il en est de même de cette maxime de droit : On aura deux fois action pour la même chose. Car on peut douter si cela doit s'entendre ou de la chose ou de l'action. Toutes ces questions se tirent, comme l'on voit, de l'obscurité de la loi. Mais il y en a d'autres, et c'est la seconde espèce, qui se tirent de l'évidence de la loi. C'est pourquoi quelques rhéteurs, qui n'ont pris garde qu'à cette espèce, ont appelé l'état dont je parle un état fondé sur l'évidence des termes et sur l'intention du législateur. Ici l'une des parties insiste sur la lettre, et l'autre sur l'esprit. Or il y a trois moyens de combattre la lettre. Le premier consiste à faire voir qu'une loi ne peut pas toujours s'observer, et que cette impossibilité ressort de la loi elle-même. Par exemple, les enfants qui ne nourriront pas leur père ou leur mère seront mis aux fers. Mettra-t-on aux fers un enfant en bas âge? Voilà déjà une exception, et celle-là donne lieu de passer à d'autres, et à cette division : Est-ce de tout enfant, est-ce de la personne dont il s'agit, que la loi doit s'entendre? C'est pour cette raison que quelques-uns proposent certaines controverses, où l'on ne peut faire contre la loi aucune objection qui soit tirée de la loi même, en sorte qu'on ne peut chercher les difficultés que dans la nature du fait dont il est question. Par exemple, tout étranger qui aura monté sur les murs de la ville sera puni de mort. Les ennemis escaladent les remparts; un étranger y monte aussi et les en chasse. On demande sa mort. La loi est-elle générale ou particulière? Cette double question ne peut être ici séparée, parce qu'on ne peut rien alléguer de plus fort que ce qui est contenu dans l'espèce présente. Voici donc la seule objection à faire : Est-il bien vrai qu'on ne puisse jamais transgresser cette loi? Quoi ! pas même pour empêcher une ville de tomber au pouvoir des ennemis? Ainsi à la rigueur de la loi on opposera l'intention du législateur et l'équité. Il peut néanmoins arriver que, par des raisons tirées d'autres lois, on montre qu'il n'est pas possible de s'en tenir aux termes de la loi présente, comme l'a fait Cicéron dans son oraison pour Cécina. Le troisième moyen est de trouver dans les propres termes de la loi quelque chose qui établisse que ce n'est pas là l'intention du législateur, comme dans cette controverse : Quiconque sera surpris de nuit avec un fer à la main sera mis en prison. Un magistrat rencontre la nuit un homme qui porte un anneau de fer, et l'envoie en prison. La loi dit : quiconque sera surpris. Or, ce terme, qui se prend toujours en mauvaise part, marque assez que la loi suppose un fer qui soit une arme offensive. Mais de même que celui qui se prévaut de l'intention doit infirmer les termes autant qu'il le peut, de même celui qui défend les termes essayera aussi de s'étayer sur l'intention du législateur. Il arrive aussi dans les testaments que la volonté du testateur soit manifeste, quoiqu'il n'y ait rien d'écrit. C'est ce que l'on a vu dans la cause de Curius, où l'on sait la contestation qui s'éleva entre L. Crassus et Scévola. Le testateur, dans la pensée qu'il laissait sa femme enceinte, disposait de tout son bien en faveur de l'enfant posthume qui devait nature, et lui substituait un héritier, en cas qu'il vint à mourir pendant la tutelle. La veuve ne s'étant pas trouvée grosse, les parents du testateur réclamèrent sa succession. Qui doute que, dans le second cas comme dans le premier, l'intention du testateur ne fût que son bien passât à l'héritier substitué ? Cependant le testament n'en disait rien. Nous avons vu récemment tout le contraire, une chose expressément portée par le testament, et, selon toutes les apparences, contraire à la volonté du testateur. Un homme avait légué cinq mille sesterces, et depuis, en corrigeant son testament, au lieu de sesterces, il avait mis livres pesant d'argent, et il avait laissé cinq mille. Il parut néanmoins qu'il n'avait voulu léguer que cinq livres pesant, parce que cinq mille faisait une somme énorme et incroyable en fait d'argent pesant. Au reste, sous cet état sont comprises ces questions générales : Faut-il s'en tenir à la lettre ou à l'esprit? Quelle a été l'intention de l'auteur de l'écrit? Question qui relèvent ou de la conjecture ou de la qualité, desquelles il a été, je crois, assez parlé. [7,7,0] CH. VII. J'ai maintenant à parler des lois contraires, parce que tous les rhéteurs conviennent que, dans cette contrariété, la lettre et l'esprit donnent lieu à deux états; et cela, avec raison ; car lorsqu'une loi en contrarie une autre, il est de nécessité que les deux parties combattent la lettre et disputent sur l'intention du législateur : ce qui, dans les deux cas, donne lieu à cette question : Laquelle des deux lois faut-il suivre au préjudice de l'autre? Or, tout le monde comprend que jamais une loi n'est positivement contraire à une autre; car s'il en était ainsi, l'une abrogerait l'autre. D'où il suit que ces lois ne se contredisent que par accident. Ce sont donc ou deux lois pareilles que l'on oppose l'une à l'autre, comme, par exemple, s'il s'agissait d'un homme qui eût tué un tyran et d'un autre qui eût sauvé sa patrie par quelque acte de courage; car tous deux auraient la liberté d'opter pour telle récompense qu'ils voudraient. Supposons qu'ils optent pour la même, il y aura lieu alors à comparer leurs services, la conjoncture, et la nature de la récompense. Ou c'est la même loi que l'on oppose à elle-même, comme si nous supposons deux hommes de courage, qui ont bien mérité de la patrie; ou deux personnes qui ont tué un tyran; ou deux filles qui ont été enlevées, et qui demandent, l'une la mort d'un ravisseur, l'autre qu'il soit obligé de l'épouser. Et en ce cas, la question ne peut tomber que sur le temps, laquelle des deux a été enlevée la première; ou sur la qualité de leurs prétentions, laquelle des deux est la plus juste. Quelquefois aussi le conflit a lieu entre des lois différentes ou des lois semblables. Les premières sont litigieuses par elles-mêmes, comme dans cette controverse : Un gouverneur ne doit jamais sortir de sa citadelle. - Tout homme qui aura bien mérité de la patrie par son courage choisira telle récompense qu'il lui plaira. Supposons que ce soit le même homme, et que pour récompense il demande à sortir de sa citadelle. D'un côté, on peut douter absolument si ce brave doit en effet obtenir tout ce qu'il demande; et de l'autre, ce gouverneur peut faire aussi plusieurs objections contre la loi : si, par exemple, le feu prend à la citadelle; s'il faut faire une sortie contre les ennemis ? A l'égard des secondes, on ne peut leur opposer que la concurrence d'une autre loi semblable. Le portrait de celui qui aura tué un tyran sera exposé dans le gymnase. Le portrait d'une femme n'y sera jamais exposé. Je suppose que c'est une femme qui a tué le tyran. Il est clair qu'on ne peut jamais ôter le portrait de l'un ni exposer le portrait de l'autre pour aucune autre raison. Deux lois sont sans parité, quand on peut alléguer plusieurs raisons contre l'une, et que l'autre n'est attaquable que par ce qui fait le sujet du procès ; par exemple, si le brave dont j'ai parlé demandait la grâce d'un déserteur. Car j'ai déjà fait voir qu'il y a bien des choses à dire contre la loi qui accorde à cet homme le choix d'une récompense; au lieu que la loi qui frappe un déserteur ne peut recevoir d'atteinte que dans le cas d'option. De plus, le point de droit que renferment ces lois est, ou reconnu de part et d'autre, ou douteux. S'il est reconnu, on examine d'ordinaire laquelle des deux lois est la plus forte; si elle regarde les dieux ou les hommes, la république ou les particuliers ; si elle récompense ou si elle punit; si elle touche à de grands ou à de petits intérêts; si elle est faite pour permettre, ou pour défendre, ou pour commander. On a coutume d'examiner encore laquelle des deux est la plus ancienne, ou, ce qui est plus puissant, laquelle des deux sera le moins blessée, comme dans l'exemple précédent. Car si l'on fait grâce au déserteur, la loi est anéantie; et si on ne lui fait pas grâce, le brave ne laisse pas de pouvoir opter pour une autre récompense. Cependant il importe beaucoup d'examiner ce qui est le plus conforme à la convenance et à l'équité. Sur ce dernier point, je ne puis donner aucun précepte, parce que tout dépend de la matière. Si le point de droit est douteux, il sera contesté, ou par l'une des parties, ou par toutes les deux réciproquement, comme dans cette controverse Tout père a droit de prise de corps sur son fils; tout patron a le même droit sur son affranchi; les affranchis appartiennent à l'héritier. Un homme (A) institue pour son héritier le fils (B) de son affranchi (C). Après la mort du testateur (A), le père (C) et le fils (B) demandent réciproquement l'un contre l'autre le droit de prise de corps; et même le fils (B), devenu patron de son père (C), dit qu'il ne peut pas faire valoir en cela le privilège de la puissance paternelle, puisqu'en qualité d'affranchi (C) il lui est soumis comme à son nouveau patron (B). Enfin il y a des lois mixtes, que l'on oppose à elles-mêmes, comme si elles en formaient deux. Telle est celle-ci : Tout bâtard qui naît avant un enfant légitime sera tenu pour légitime. S'il naît après lui, il aura seulement la qualité de citoyen. Ce que j'ai dit des lois doit s'appliquer aux sénatus-consultes; car soit qu'ils se combattent eux-mêmes, soit qu'ils combattent les lois, ils n'ont point d'autre état que celui dont nous parlons. [7,8,0] CHAP. VIII. L'état fondé sur le syllogisme a quelque ressemblance avec celui qui est fondé sur la lettre et l'esprit, en ce que l'une des parties s'y appuie toujours sur la lettre; mais il y a cette différence, que là il est beaucoup parlé contre la lettre, et qu'ici on prétend quelque chose de plus que la lettre ne dit; que là, celui qui défend la lettre veut qu'on observe la rigueur des termes, et qu'ici tout ce qu'on demande, c'est qu'on ne fasse pas autre chose que ce que prescrit la lettre. Ce même état a aussi quelque rapport avec celui de définition; car si la définition est faible, elle tourne souvent en syllogisme. Supposons, par exemple, cette loi : Toute empoisonneuse sera punie de mort. Une femme se voyant délaissée de son mari, lui donné un philtre, et ensuite le délaisse à son tour. Ses parents la conjurent en vain de retourner chez son mari. Le mari se pend; la femme est accusée d'empoisonnement. Le plus fort moyen de l'accusateur est sans doute de dire que ce philtre est un poison: voilà une définition. Si on ne l'admet pas, il aura recours au syllogisme, et, sans s'arrêter à la définition, il prouvera que cette femme est aussi coupable que si elle eût empoisonné son mari. Ainsi cet état tire l'incertain du certain, et, comme il est fondé sur le raisonnement, on l'appelle état de syllogisme. Or, voici à peu près toutes les espèces qu'il comporte. Ce qu'on a eu droit de faire une fois, peut-on le faire plusieurs? Une femme condamnée pour inceste, après avoir été précipitée du haut d'un rocher, est trouvée en vie : on veut lui faire subir une seconde fois le même supplice. Ce que la loi accorde pour une fois, l'accorde-t-elle pour deux? Un homme qui a tué deux tyrans à la fois demande deux récompenses. Ce que l'on a pu faire auparavant, peut-on le faire après? Une fille, qui avait été enlevée, voyant que le ravisseur a pris la fuite, se marie. Celui- ci étant revenu, elle demande qu'il lui soit permis d'opter ou de l'épouser ou de le faire mourir. Ce qui est défendu à l'égard du tout, l'est-il à l'égard de la partie? La loi défend de recevoir une charrue à titre de gage; un homme reçoit le soc. Ce qui est défendu à l'égard de la partie, l'est-il à l'égard du tout? Il est défendu de faire venir des laines de Tarente; une personne en fait venir des moutons. Ici donc l'une des parties s'appuie sur la lettre, mais l'autre prétend que le législateur ne s'est pas suffisamment expliqué, et peut dire : Cette femme est coupable d'inceste; je demande qu'elle soit précipitée: c'est la loi. Cette fille a été enlevée : elle a la liberté d'opter. Ces moutons portent de la laine; et ainsi du reste. Mais comme on peut répondre qu'il n'est point écrit que cette femme doive être précipitée deux fois, ni que cette fille soit toujours maîtresse d'opter, ni qu'un homme qui a tué deux tyrans puisse demander deux récompenses; qu'il n'est fait mention ni de soc de charrue, ni de moutons, il s'ensuit qu'on induit l'incertain du certain. Pour ce qui est de tirer de ce qui est écrit ce qui n'est pas écrit, cela est plus embarrassant. Par exemple, quiconque aura tué son père sera mis dans un sac et jeté dans la rivière. Or, je suppose un fils qui a tué sa mère. Il n'est permis à personne d'arracher par force quelqu'un de sa maison pour l'amener en justice. Or, je suppose un homme qu'on arrache d'une tente. Dans ces controverses, on traite deux questions : la première, si, toutes les fois qu'il n'existe pas de loi particulière sur un fait, on doit recourir à un fait semblable, qui se trouve décidé par une loi; la seconde, si le fait dont il s'agit est véritablement semblable à celui que l'on prend pour règle, et 'qui est décidé par la loi. Or, qui dit semblable dit ou plus grand, ou moindre, ou égal. Dans le premier cas, on examinera si le fait a été suffisamment prévu par la loi, et si, quoiqu'il n'ait pas été prévu, il faut pourtant y appliquer la loi. Dans les deux autres cas, on s'appuiera sur l'esprit et surtout sur l'équité, laquelle est toujours d'une grande efficacité. [7,9,0] CH. IX. L'amphibologie a des espèces sans nombre, jusque-là que, selon certains philosophes, il n'y a pas un mot qui ne signifie plusieurs choses cependant elle se réduit à un petit nombre de genres. Elle naît, ou d'un mot pris isolément, ou de plusieurs mots pris ensemble. Un mot seul peut induire en erreur, quand il sert de dénomination à plusieurs personnes ou à plusieurs choses, ce que les Grecs appellent g-omonymia, comme Gallus; car on ne sait s'il faut entendre, ou un oiseau, ou une nation, ou un nom propre, ou un défaut de corps. De même Ajax peut s'entendre ou du fils d'Oïlée ou du fils de Télamon; de même cerno. Cette ambiguïté est causée de bien des manières et donne lieu à une infinité de procès, particulièrement en ce qui regarde les testaments, lorsque plusieurs personnes portant le même nom se disputent la liberté ou la succession, ou bien lorsque, le testateur s'étant expliqué en termes équivoques, on demande en quoi consiste le legs. Un seul mot peut encore nous tromper, lorsque pris en entier il signifie une chose, et que, partagé, il en signifie une autre, comme ingenua, armamentum, Corvinum: subtilités ridicules, dont les Grecs ne laissent pas de tirer des sujets de controverse. De là cette argutie connue qu'on appelle g-auletris, lorsqu'on demande si une flûte qui tombe trois fois, ou une joueuse de flûte qui tombe, doit être vendue. Il en est de même lorsqu'un mot composé peut être entendu comme deux mots séparés : Un homme en mourant ordonne que son cops soit mis dans un lieu secret ou non secret (inocculto, in occulto), et, selon la coutume, lègue sur sa succession une certaine quantité de terre pour servir à sa tombe. Un procès s'élève sur la question de savoir s'il faut lire inocculto en un seul mot, ou in occulto en deux mots. C'est ainsi que, chez les Grecs, on prend pour thèse un testament au sujet duquel on discute s'il faut lire g-pantaleon en un seul mot, ou g-panta g-leon en deux mots. Dans la contexture du discours, l'ambiguïté est encore plus fréquente : ce qui arrive, tantôt par rapport aux cas, comme dans ce vers de l'oracle d'Apollon, rapporté par Ennius : "Aio te, Aecida, Romanos vincere posse". Est-ce Pyrrhus qui vaincra les Romains, ou sont-ce les Romains qui vaincront Pyrrhus? Tantôt parce qu'un mot est mal placé, et qu'on ne sait à quoi il se rapporte, surtout s'il est au milieu, comme lorsque Virgile nous peint Troïle traîné par ses chevaux : "Lora tenens tamen". Est-ce parce qu'il tient les rênes qu'il est entraîné, ou est-il entraîné, quoiqu'il tienne les rênes? on peut hésiter entre ces deux sens. Autre question tirée d'un testament ainsi conçu : "poni statuam auream hastam tenentem" : auream se rapporte- t-il à hastam ou à statuam ? Tantôt parce que l'inflexion de la voix ou la ponctuation ne marque pas le rapport des mots, comme dans ce vers "Quinquaginta ubi erant centime inde occidit Achilles". Souvent aussi il est incertain auquel de deux antécédents un mot se rapporte, comme ici : Que mon héritier soit tenu de donner à ma femme, sur ma vaisselle d'argent, le poids de cent livres, en tels objets qu'il LUI plaira. De ces dernières sortes d'ambiguïtés, la première se corrige en changeant les cas, la seconde en séparant ou en transposant les mots, et la troisième en ajoutant quelque autre mot. Ainsi l'équivoque causée par deux accusatifs cessera par l'emploi de l'ablatif, si l'on dit : "A Lachete percussum audiui Demeam", au lieu de "Lachetem percussisse Demeam", quoique l'ablatif soit par lui-même amphibologique, comme je l'ai dit dans le premier livre. Ainsi, dans cette phrase de Virgile, "coelo decurrit aperto", on ne sait si le poète veut dire, "per apertum coelum", ou, "cum esset apertum". On détache les mots par la ponctuation ou au moyen d'une pause. Enfin il est aisé d'éclaircir le sens en ajoutant quelque mot, de cette sorte : en tels objets qu'il lui plaira de choisir, A LUI ou A ELLE. Quelquefois l'amphibologie naît d'un mot superflu, et cesse par le retranchement de ce mot. Ainsi, dans cette phrase: "Nos flentes illos deprehendimus"; il suffit d'ôter "illos". Mais quand l'ambiguïté vient d'un mot que l'on ne sait à quoi rapporter, il faut y remédier par plusieurs mots; encore même souvent tombe-t-on dans le défaut qu'on voulait éviter; par exemple, Que mon héritier soit tenu de lui donner tous ses biens : car à quoi se rapporte ses? Cicéron lui-même, dans son Brutus, a commis cette faute, en parlant de C. Fannius, qui n'avait pas, dit-il, beaucoup d'amitié pour son beau-père, parce qu'il ne l'avait pas fait entrer dans le collège des augures, et qu'il avait mieux aimé que Q. Scévola, qui était moins âgé, y entrât que lui. Ce lui, en effet, peut également se rapporter et à Fannius et à son beau-père. Une syllabe dont on laisse la quantité douteuse suffit encore pour mettre l'esprit en suspens, comme dans Cato, dont la seconde syllabe, étant brève au nominatif, signifie une chose, et longue au datif ou à l'ablatif en signifie une autre. Il va encore plusieurs autres espèces qu'il n'est pas nécessaire d'examiner; car peu importe d'où naît l'ambiguïté et comment on y remédie : il suffit qu'elle présente toujours deux sens à l'esprit. Quant à la parole ou à l'écrit qui contient l'amphibologie, les deux parties y trouvent également matière à disputer. C'est donc en vain que l'on nous recommande de tâcher d'interpréter le mot en notre faveur; car si cette interprétation peut se faire naturellement, il n'y a plus d'amphibologie. Voici, au reste, toutes les questions qui concernent cette matière : on examine quelquefois lequel des deux sens est le plus naturel. - On examine toujours lequel est le plus conforme à l'équité, et si celui qui a parlé ou écrit a voulu dire ceci ou cela. Or, la manière de traiter ces questions, soit pour, soit contre, a été suffisamment enseignée aux chapitres de la conjecture et de la qualité. [7,10,0] CH. X. La plupart des états ont une certaine affinité entre eux; car, dans la définition, il s'agit de savoir comment un nom peut s'entendre; dans le syllogisme, qui a le plus de rapport avec la définition, on examine quelle a été l'intention de l'auteur de l'écrit; et dans l'antinomie, il est évident qu'il implique deux autres états, l'un de la lettre et l'autre de l'esprit. De plus, la définition est en quelque sorte la même chose que l'état légal nommé amphibologie, puisque le nom à définir peut présenter deux sens. La lettre et l'esprit renferment aussi une question de nom, et il en est de même de l'antinomie. C'est pourquoi quelques rhéteurs ont dit que tous ces états avaient pour objet la lettre et l'esprit; et d'autres ont cru que la lettre et l'esprit contenaient aussi un autre état légal appelé amphibologie. Cependant ces états sont distincts; car autre chose est une loi obscure, autre chose une loi ambiguë. Voici donc en quoi ils diffèrent. La définition consiste en une question générale qui roule sur la nature du nom, et qui pourrait subsister indépendamment des circonstances particulières de la cause. La lettre et l'esprit ont pour objet un mot douteux qui est dans la loi. Le syllogisme roule sur un mot qui n'est pas dans la loi, l'amphibologie partage l'esprit, et l'antinomie fait naître deux contestations directement opposées l'une à l'autre. Ce n'est donc pas sans raison que cette distinction a été introduite par de très habiles rhéteurs, et que plusieurs personnes fort éclairées l'admettent encore aujourd'hui. Maintenant, quant à la forme et à la disposition qu'il faut donner à chaque état, j'ai dit là-dessus, sinon tout ce qu'il y avait à dire, du moins une partie. Le reste ne peut s'enseigner que dans l'occasion, et dépend absolument de la matière que l'on traite ; car ce n'est pas assez de partager la cause entière en questions et en lieux : ces parties doivent aussi avoir un certain ordre. Par exemple, dans l'exorde, il y a une chose qu'il faut dire la première, une autre qu'il faut dire la seconde, et ainsi du reste; enfin, toute question, tout lieu a sa disposition particulière, comme les thèses générales. Je suppose qu'un orateur emploie cette division : Quiconque a sauvé sa patrie par sa valeur est-il maître de choisir telle récompense qu'il voudra? Peut-il prétendre à un bien appartenant à un particulier ? Peut-il demander une femme en mariage, et une femme mariée, et nommément telle femme? Or, croira-t-on cet orateur fort instruit dans l'art de diviser un discours, si, lorsqu'il s'agira de traiter la première question, il dit pêle-mêle tout ce qui se présentera à son esprit; s'il ignore qu'il doit examiner à quoi il faut s'en tenir, de la lettre ou de l'esprit; s'il ne sait donner à cette subdivision un certain commencement, et s'il ne sait lier ce commencement à ce qui doit suivre immédiatement, et construire son discours de telle sorte que chaque partie ait toute la régularité et l'harmonie qu'elle doit avoir, de la même manière que la main est une partie du corps humain, que les doigts sont une partie de la main, etc. Or, voilà ce qu'un rhéteur ne peut jamais rendre sensible, à moins qu'il n'ait devant les yeux une espèce fixe et déterminée. Et que sert de s'en proposer, je ne dis pas une et deux, mais cent mille, dans une matière dont l'étendue est sans borne? C'est donc au maître de montrer tous les jours, tantôt dans un genre, tantôt dans un autre, quel est l'ordre et l'enchaînement des choses, afin que l'élève s'y accoutume peu à peu, et travaille par analogie : car on ne peut pas enseigner tout ce que l'art peut faire. Quel est le peintre, en effet, qui ait appris à peindre tout ce qui est dans le monde? Mais comme il a appris la manière d'imiter, il l'appliquera aux objets qu'il n'a pas encore peints. Quel est le sculpteur à qui il n'est pas arrivé de faire un vase tel qu'il n'en avait jamais vu de semblable? Il y a donc des choses qui s'apprennent, quoiqu'elles ne s'enseignent pas. Car un médecin dira bien ce qu'il faut faire en chaque espèce de maladie, et ce que l'on peut, en général, conjecturer de certains signes; mais de se connaître parfaitement au pouls, aux différents degrés de chaleur, à la respiration, au teint, et à tant d'autres symptômes qui sont particuliers à chaque malade, c'est l'effet de sa sagacité naturelle. C'est pourquoi il faut que nous tirions plusieurs connaissances de notre propre fonds, que nous sachions prendre conseil de la cause, et que nous songions que les hommes ont inventé l'art avant de l'enseigner; car la bonne disposition et la véritable économie d'une cause est celle que nous suggère l'étude de la cause même. C'est alors que nous pouvons juger si l'exorde est nécessaire ou superflu; s'il faut se servir d'une exposition continue ou partagée en plusieurs points; s'il faut y suivre l'ordre des choses, ou, à la manière d'Homère, commencer par le milieu ou la fin ; et en quelles circonstances on peut s'en passer entièrement; s'il est plus utile de débuter par nos propres propositions ou par celles de notre adversaire; par nos preuves les plus fortes, ou par les plus faibles; quand la cause demande que l'on traite certaines questions dans l'exorde; quand ces questions ont besoin de préparation; quelles sont les choses que l'on peut dire tout d'abord aux juges, et quelles sont celles qu'il faut leur ménager; s'il est plus à propos de réfuter chaque preuve de l'adversaire en détail ou en masse; s'il vaut mieux réserver les grands mouvements pour la péroraison, ou les répandre dans toutes les parties du plaidoyer; si nous devons insister d'abord sur la rigueur du droit ou sur l'équité; s'il est plus convenable de rappeler d'abord le passé, soit pour nous en justifier, soit pour le reprocher à la partie adverse, ou de nous renfermer dans l'accusation; et, lorsque la cause est multiple, quel ordre il faut adopter, quels témoignages, quelles pièces il faut invoquer dans le cours de la plaidoirie, ou ajourner. C'est ainsi qu'un capitaine sait ordonner son armée pour faire face à tous les événements, emploie une partie de ses troupes à protéger des places ou à garder des villes, une autre à escorter les convois, une autre à garder les défilés, enfin les distribue par terre et par mer selon le besoin; mais nul orateur n'exécutera tout cela dans un discours, sans la nature, la doctrine et l'étude. Que personne donc ne s'attende à devenir éloquent à peu de frais, et seulement par le travail d'autrui. Que chacun se persuade, au contraire, qu'il lui faut veiller, pâlir, et ne jamais se lasser; qu'il doit se créer une force, une méthode à lui, qu'il trouve toujours en lui et non en cherchant au dehors; que cette force et cette méthode paraissent un don de la nature et non un effet de l'art ; car l'art, s'il en est un, peut bien nous montrer la route en peu de temps, mais il a fait assez pour nous s'il a ouvert devant nous les trésors de l'éloquence : c'est à nous de savoir nous en servir. Voilà ce que j'avais à dire de la disposition générale. Il y en a une autre qui regarde les parties; car ces parties elles-mêmes ont une première pensée, et une seconde, et une troisième, qui doivent être non seulement placées dans un certain ordre, mais encore jointes ensemble, et si bien liées entre elles qu'on n'en aperçoive pas même la jointure, en sorte qu'elles forment un corps et non des membres. C'est à quoi nous réussirons en ayant soin d'observer si chaque chose est à sa place, et en arrangeant si bien nos mots que, loin de s'entrechoquer, ils semblent s'embrasser. De cette sorte, on ne verra pas des choses de nature différente, et tirées de lieux encore plus différents, s'étonner d'être ensemble et lutter entre elles; mais toutes se trouveront unies par une espèce de parenté qui en sera le lien commun, et notre discours ne paraîtra pas seulement bien distribué, mais continu et comme d'une seule pièce. Mais je m'engage un peu trop avant, entraîné par l'affinité des matières; et je passe insensiblement de la disposition à l'élocution, qui doit être la matière du livre suivant.