[0] LES BAINS DE BADE AU XVe siècle, par Pogge, Florentin, scène de moeurs traduite en français pour la première fois par Antony Meray. DES BAINS DE BADE PRÈS DE THURGAU DE LEURS SITES PAR POGGE FLORENTIN. [1] CHER Nicolo, Pogge t'envoie un cordial salut; si ta santé est bonne, tant mieux; la mienne l'est aussi. Je t'ai écrit, le 10 des calendes de mars, par un de mes collègues de la secrétairerie pontificale ; cette lettre, datée de Constance et joyeusement assaisonnée de sel attique, a dû t'égayer, si tu l'as reçue. Je t'y parlais beaucoup des Lettres hébraïques, dont j'étais alors fort occupé, et je m'y amusais aux dépens du nouveau docteur; celui-ci ne me semble pas déroger à la coutume qui fait d'un juif converti au christianisme un homme léger, vaniteux et inconstant. Je flagellais légèrement de mes plaisanteries ces lettres et la doctrine qu'elles contiennent, laquelle me parait rude, sauvage et impertinente. Je crains bien que cette épître ne te soit pas mieux parvenue qu'une autre que j'écrivais à Leonardo d'Arezzo. Ton activité épistolaire m'est trop connue ; tu m'aurais déjà répondu quelque chose à cet égard, tu te serais déjà diverti avec moi de la nouvelle conduite de ce docteur de fraîche date, que tu avais si bien prévue. Quoique cela ne me semble pas indispensable à fortifier notre sagesse, il est bon, cependant, d'en prendre note pour compléter nos études de l'esprit humain. Rappelle–toi surtout comme j'avais deviné, à l'avance, les moeurs que Jérôme gagnerait à ce changement de croyance. Je t'écris cette nouvelle lettre de ces bains auxquels je suis allé demander ma guérison à mains jointes. L'étrangeté des sites, l'aménité des indigènes, les moeurs de ces peuplades et leur façon de prendre les eaux, m'ont fait penser que la description t'en serait agréable. On a beaucoup vanté les bains de Pouzzole, dont les délices attiraient en foule les populations de la vieille Rome; je ne pense pas qu'ils aient jamais égalé en agrément ceux d'où je t'écris, ni qu'ils puissent leur être comparés en rien. Le grand attrait de Pouzzole était moins dans la gracieuseté de ses habitants et leur manière de se baigner, que dans la douceur admirable de son climat et la magnificence de ses villas. Ici la beauté du pays n'apporte aucune distraction à l'àme, au moins bien peu; mais tout le reste y est disposé pour la volupté. Les doux préceptes de la belle Cyprienne y sont si scrupuleusement observés, on y retrouve si fidètement reproduits ses moeurs et ses tendres caprices, que je me suis souvent surpris à regarder ce bienheureux coin du monde comme le lieu choisi par Vénus elle-même pour y rassembler les plaisirs et tous les charmes de son gracieux cortége. Ces gens-là n'ont assurément jamais étudié les hautes fantaisies d'Héliogabale ; la nature seule les a instruits, et les a si bien instruits qu'ils sont passés maîtres ès sciences amoureuses. Avant d'entamer la peinture de ces curieux bains, il faut t'en décrire la route, afin de te mieux faire comprendre quelle est la partie de l'ancienne Gaule qu'ils occupent. Le premier jour, on s'embarque sur le Rhin, et, passant par la ville de Schaffouse, on navigue jusqu'à un peu plus d'un mille de cette cité. Là on met pied à terre, et l'on chemine pendant un autre mille, pour éviter l'endroit où le fleuve s'engouffre au milieu de montagnes abruptes et de roches escarpées. Après quoi le voyageur voit se dresser devant lui la forteresse nommée "Kaiserstuhl", également située sur le Rhin, et dont le nom signifie : le siége de César, en langage du pays. Cette place doit sans doute son nom à l'excellence de sa position, juchée qu'elle est au sommet d'une colline dominant le fleuve; un petit pont y joint la rive gauloise à celle de la Germanie. Un camp romain a jadis occupé ce noeud de la route, d'où nous contemplons le saut du Rhin du haut de la montagne. Le flot s'y précipite, au milieu de rocs brisés et en désordre, avec un bruit effroyable et une sorte de lamentation, comme s'il se plaignait lui-même de sa chute. Je me rappelai alors tout ce qu'on raconte de ce précipice si dangereux, et m'étonnai fort que les paysans des environs ne devinssent pas sourds aux éclats retentissants d'un pareil fracas; les clameurs du fleuve, qui bondit avec fureur en cet endroit, se font entendre, en effet, à la même distance que les cataractes du Nil, à trois stades environ. Près de là se trouve Bade [Baden-Baden, Allemagne] cité assez considérable, dont le nom signifie bain en langue allemande; elle est située au pied d'un amphithéâtre de montagnes, près d'une rivière large et torrentueuse qui se jette dans le Rhin à six mille pas de la ville. A quatre stades de distance, est un charmant village bâti sur la rivière pour le service des baigneurs. Au centre de cet établissement se trouve une place très vaste, entourée de magnifiques hôtelleries où vont loger une grande quantité d'étrangers. Chaque maison possède à l'intérieur des bains particuliers, à l'usage desquels ont seules droit les personnes qui viennent y loger. Le nombre de ces bains, publics ou privés, est d'une trentaine à peu près. Deux de ces réservoirs livrés au public sont ouverts des deux côtés ; ils servent de lavoirs à la plèbe et aux petites gens. Dans ces banales piscines s'entassent, pêle-mêle, hommes et femmes, jeunes garçons et jeunes filles, et tout le fretin des populations environnantes. Une cloison intérieure, pacifique retranchement, sépare à la vérité les deux sexes; mais il n'en est pas moins risible de voir entrer dans l'eau des vieilles décrépites en méme temps que des jeunes filles, les unes et les autres entièrement nues, et montrant à tout le monde leurs hanches, leurs reins et le reste. Je me suis souvent égayé à ce spectacle qui me rappelait les jeux floraux admirant en moi-même la simplicité de ces bonnes gens, qui ne détournent pas les yeux de pareilles choses et n'y soupçonnent aucun mal. Les bains des maisons particulières sont plus propres et plus décents. Les deux sexes y sont également séparés par une cloison; mais cette séparation est criblée de petites fenétres qui permettent aux baigneurs et baigneuses de prendre ensemble des rafraîchissements, de se causer et de se caresser de la main, selon leur habitude favorite. Au-dessus du réservoir général sont établis des promenoirs qui permettent aux hommes d'aller regarder les dames et de plaisanter avec elles; chacun est libre de passer dans le bain des autres et d'y venir examiner, causer, brocarder, pour se récréer l'esprit. On peut, à sa fantaisie, se placer de manière à voir l'entrée à l'eau et la sortie des baigneuses, qui se montrent à peu près nues ; ces dames n'observent aucune précaution préliminaire; elles ne redoutent aucun danger et ne soupçonnent pas la moindre indécence dans cette naïve façon de prendre les eaux. Il y a même plusieurs de ces bains particuliers où le passage qui mène à l'eau est commun aux deux sexes, de sorte qu'il arrive très fréquemment qu'une femme dévêtue se heurte à un homme dans le même état de costume, et réciproquement. Le costume des hommes consiste en un simple caleçon; celui des femmes est un léger vêtement de lin ouvert sur le côté, sorte de peignoir transparent qui ne voile nullement, d'ailleurs, ni le cou, ni la poitrine, ni les bras. Elles font souvent dans l'eau des repas en pique-nique, servis sur des tables flottantes, auxquels les hommes sont invités. Nous-mêmes avons été conviés à une de ces réunions originales, dans la maison où nous étions logés. Bien que très vivement prié, je me contentai de fournir mon écot au festin, sans consentir à y prendre part. Ne va pas croire, mon ami, que mon refus vint d'un excès de pudeur ou de sauvagerie, non certes; mais j'ignorais leur langue, et il me semblait ridicule, à moi Italien, de me mêler à ces sirènes, muet comme un poisson et sot comme si on m'eût coupé la langue. Je n'aurais eu d'autre ressource que de boire et d'entonner des sorbets pour tuer le temps. Deux de mes amis, cependant, se mirent gaillardement à l'eau à côté de ces aimables baigneuses, leur prodiguant joyeusement les caresses, buvant et mangeant avec elles, sans aucune préoccupation. Ils essayaient de prendre part à la conversation par interprètes ; l'essentiel était qu'ils fissent du bruit avec leurs lèvres. Que te dirais-je de plus ? Rappelle-toi le tableau de Jupiter fécondant Danaé avec une pluie d'or et les accessoires ; mes deux compagnons étaient pourtant couverts d'un peignoir de toile, ainsi que les autres hommes admis au bain des dames. Pendant ce temps-là, j'observais la fête du haut de la galerie, admirant ces moeurs faciles, ces piquantes coutumes, cette douce liberté de vivre et le privilége absolu accordé à la curiosité du spectateur. Une telle simplicité de manières, la bonne foi avec laquelle les maris laissent caresser leurs femmes aux étrangers, sont des choses vraiment prodigieuses. Rien ne les émeut, rien ne les trouble ; ils prennent tout cela du bon et du meilleur côté. Une entreprise d'amour, si téméraire qu'elle soit, devient aisée avec une pareille facilité d'humeur. Ces bons Allemands auraient fait d'excellents citoyens de la république de Platon, où tout devait être en commun; bien que fort ignorants de la théorie, ils eussent été, n'en doutons pas, très experts dans la pratique. Dans quelques-uns de ces bains, où tous sont alliés entre eux par les liens du sang ou les rapports de l'amitié, les hommes se baignent avec les femmes sans la moindre cloison. On entre dans la salle de bains trois ou quatre fois par jour, et l'on y passe la meilleure partie des heures à chanter, à boire, à danser en choeur, en se mettant à l'eau de temps en temps. C'est un spectacle bien provoquant, de voir les jeunes vierges, prêtes à marier et dans toute la maturité de la jeunesse, montrer leurs formes splendides sous le costume complaisant des déesses. Quand elles dansent ainsi avec leurs légères draperies de lin voltigeant en arrière ou flottant sur l'eau, on les prendrait toutes pour la blanche Vénus en personne. La coutume de ces belles filles est de réclamer gaiement une récompense aux spectateurs qui prennent tant de plaisir à contempler leurs jeux; aussi ne manque-t-on pas de leur jeter, surtout aux mieux faites, quelques petites pièces d'argent qu'elles reçoivent dans leurs mains ou dans leur court vêtement soulevé. Elles luttent alors entre elles, et dans leurs ébats elles laissent quelquefois s'égarer le regard sur leurs charmes les plus secrets. On leur jette aussi des couronnes de fleurs, dont elles ornent triomphalement leurs jolies têtes en nageant. Bien que je ne me mette à l'eau que deux fois par jour, je me sens irrésistiblement attiré par ces attrayantes distractions. Tout mon temps est employé, je l'avoue, à courir d'un bain à l'autre; je me plais surtout à jeter aux jeunes filles des écus et des couronnes, selon la mode du pays. Quel moyen, je te prie, de trouver le moment de lire et d'étudier, au milieu des concerts de cors et de harpes, au milieu des chants qui retentissent partout ici ? Ce serait folie de chercher un coin pour y cultiver la sagesse. Je ressemble trop pour cela au Chrémès de la comédie de Térence, HÉAUTONTIMORUMENOS : « Je suis homme, et rien de ce qui est humain ne me laisse indifférent. » Pour rendre ma jouissance plus complète il me manque malheureusement l'échange de la parole, qui en est le principal élément. Ma seule ressource est, de rassasier mes yeux, de prendre parti dans ces rivalités folâtres, d'aller et venir sur les galeries de l'enceinte, dont l'abord est si complétement libre qu'aucune condition, aucune loi n'en règle l'entrée. Outre ces divertissements variés des eaux, il y en a d'autres au dehors qui sont également très agréables. Une vaste prairie, parsemée d'arbres, s'étend du village à la rivière, où tout le monde se rend, après dîner, pour prendre part à de nouvelles distractions. On y chante en choeur et l'on y danse en rond. La plupart jouent à la paume, mais autrement qu'à la mode d'Italie. Les hommes et les femmes se lancent alternativement, l'adressant à la personne préférée, une paume pleine de grelots sonores. De tous côtés on se presse pour la recevoir; celui qui réussit à s'en emparer le premier la lance à son tour à celle qui est sa favorite. Or, comme beaucoup de mains s'élèvent pour demander cette pomme d'amour, le lanceur, feignant de la jeter tantôt à l'un tantôt à l'autre, s'amuse à faire osciller la foule joyeusement agitéè. Il y a bien d'autres passe-temps encore, mais il serait trop long de te les énumérer; je n'ai tant insisté sur ceux-ci, qu'afin de te faire comprendre à quel point cette petite société se rapproche de la secte d'Épicure. Je ne suis pas éloigné de croire que ce lieu est celui où fut placé le premier couple ; c'est le Gamédon des Hébreux, le jardin de la volupté. En effet, si la volupté peut rendre la vie parfaitement heureuse, je ne vois pas ce qui manque à ce petit coin du monde pour donner le bonheur parfait. Si tu veux savoir quelle est dans tout cela la vertu de ces eaux, elle est variée et infinie; leur efficacité est admirable, presque divine, et surtout je ne connais pas dans l'univers entier de source thermale dont les ablutions soient si favorables à la fécondité des femmes. Une foule de commères affligées de stérilité éprouvent chaque jour leurs merveilleuses qualités prolifiques ; aussi les survenantes observent-elles avec ferveur les préceptes et les remèdes recommandés à celles qui n'ont pas encore réussi à concevoir. Une des choses les plus dignes à noter est l'innombrable quantité de gens, nobles et vilains, qui accourent ici, de deux cent milles à la ronde, moins pour cause de santé que pour besoin de plaisir. Tous les amants, les galants, les voluptueux, tous ceux qui n'ont d'autre but que de passer leur vie dans les délices, y viennent chercher l'accomplissement de leur désirs. Beaucoup donnent à leur voyage le prétexte d'infirmités corporelles, qui ne sont malades qu'en imagination. On voit d'innombrables beautés, au corps superbe, qui abordent à Bade sans mari ni parents, n'ayant qu'un laquais, une ou deux servantes , ou simplement accompagnées de quelque vieille voisine plus facile à tromper qu'à rassasier. La plupart arrivent ornées de tout ce qu'elles possèdent de drap d'or et d'argent, et constellées de pierreries ; tu jurerais qu'elles sont venues plutôt pour célébrer des noces que pour prendre les eaux. Là viennent jusqu'à des vierges vestales ou mieux des prêtresses de Flora la Romaine. Là se pressent également des moines, des abbés, des frères, des prêtres, qui s'y comportent avec moins de décence souvent que les autres hommes. Ils semblent dépouiller leur caractère religieux avec leurs vêtements, et ne se font pas scrupule de se baigner au milieu des femmes, ayant comme elles la chevelure ornée de rubans de soie. Le but général est de chasser la mélancolie et de se livrer à la joie ; on ne pense qu'à jouir de tous les fruits de la volupté. La grande préoccupation n'est pas de partager ce qui est en commun, mais bien de mettre en commun ce qui est divisé. Chose extraordinaire, dans ces réunions composées souvent de près d'un millier d'hommes, dans ces foules ivres de plaisir, aucune discorde ne s'élève, on n'y surprend aucune querelle, aucun désaccord ; on n'y entend aucune parole de colère, aucun murmure. Les maris regardent tranquillement caresser leurs femmes par ceux mêmes qu'ils n'ont jamais vus. Le tête-à-tête le plus familier ne les émeut ni les étonne; ils acceptent tout avec un esprit bienveillant et vraiment paterne. La passion de jalousie, qui tourmente ailleurs presque tous les maris, leur est parfaitement inconnue. Ce genre de maladie n'a pas même de nom dans leur langue; elle leur est si étrangère qu'ils n'ont pas même songé à la désigner. Au fait, comment auraient-ils pu chercher à exprimer le soupçon amoureux, quand on est encore à découvrir parmi eux un mari véritablement jaloux ? Oh! combien ces moeurs diffèrent des nôtres ! Combien ces philosophes pratiques l'emportent sur nous, qui prenons tout cela en si mauvaise part, qui nous plaisons si fort aux calomnies et aux soupçons, qui sommes si habiles à changer en crimes manifestes les moindres apparences de privauté ! Que j'envie la placidité de ces braves gens ! et combien je déteste l'extravagance de notre esprit toujours inquiet, toujours dévoré de soucis ! Nous fouillons fiévreusement, sans relâche, les terres et les mers, en quête de l'or; rien ne nous rassasie, nul gain ne nous contente. Nous nous plongeons dans des misères présentes pour éviter les misères à venir ; nous passons sottement notre vie à nous tourmenter le corps et l'àme; nous nous condamnons à une pauvreté réelle et de tous les moments, pour éviter les douteuses menaces d'une pauvreté imaginaire. Moins fous mille fois, ces bons Allemands vivent au jour le jour, contents de peu; ils changent en fêtes tous les instants de leur vie, sans rechercher l'excès des richesses; ils usent des biens qu'ils possèdent, sans se tracasser de ce que leur réserve l'avenir. Si quelque adversité les frappe, ils l'accueillent patiemment, et sont riches surtout de l'adoption de cette belle devise : "Celui-là seul a vécu, qui a bien vécu". {Térence, L'Hécyre, v. 461} Mais à quoi bon ces réflexions chagrines ? Mon but n'est pas d'exalter, dans cette lettre, les habitants de Bade à nos dépens; celui que je me suis proposé est de remplir ces pages de choses joyeuses. Je veux qu'une étincelle de ce foyer de volupté qui m'a réchauffé dans ces délicieux bains aille te réjouir à Florence. Adieu, mon très-aimable Nicolo, porte-toi bien; fais part de cette curieuse épître à Léonardo d'Arezzo, tout doit étre comme entre amis. Salut encore à vous, mes très-chers Nicolo et Leonardo, songez à ne pas m'oublier auprès de Cosme. POGGIO BRACCIOLINI FLORENTINO.