[8,0] LIVRE VIII. [8,1] I. - Pline à Septicius. Mon voyage a été assez heureux. Cependant la santé de quelques-uns de mes esclaves a souffert de l'extrème chaleur. Encolpius, mon lecteur, qui m'est si précieux pour mes occupations comme pour mes délassements, a eu la gorge irritée par la poussière, et a craché le sang. Quel accident fâcheux pour lui et cruel pour moi, s'il faut qu'il devienne inhabile à exercer l'art qui fait tout son mérite ! Où trouverai-je, après lui, quelqu'un qui lise si bien mes ouvrages, qui les aime autant, et que j'aie autant de plaisir à entendre? Mais, grâce aux dieux, j'ai meilleur espoir. Le crachement de sang a cessé, la douleur s'est calmée. D'ailleurs il est sobre, je suis attentif, et les médecins sont pleins de zèle. Je puis ajouter que la pureté de l'air, la retraite, le repos lui promettent autant de santé qu'il aura de loisir. Adieu. [8,2] II. - Pline à Calvisius. D'autres vont à leurs terres pour en revenir plus riches ; moi, je vais aux miennes pour en revenir plus pauvre. J'avais vendu mes vendanges à des marchands qui avaient enchéri à l'envi, déterminés par le prix auquel on l'offrait et par celui qu'ils espéraient en obtenir. Leur attente a été trompée. J'aurais pu sur-le-champ leur faire à tous une égale remise; mais ce n'était pas assez pour la justice. Je ne trouve pas moins glorieux de la rendre dans ma maison qu'au tribunal, dans les petites affaires que dans les grandes, dans les miennes que dans celles d'autrui. Car si l'on prétend que toutes les fautes sont égales, il faudra dire que toutes les bonnes actions le sont aussi. Je leur ai donc remis à tous la huitième partie du prix dont nous étions convenus, afin qu'il n'y en eût aucun qui n'emportât des marques de ma libéralité. Après cela, j'ai eu des égards particuliers pour ceux qui avaient placé en achats les plus grosses sommes. Leurs acquisitions avaient été plus utiles pour moi et plus onéreuses pour eux. Outre la remise commune du huitième, je leur ai fait encore celle d'un dixième de tout ce qu'ils étaient obligés de payer au delà de dix mille sesterces. Je ne sais si je m'explique assez : je vais rendre ce calcul plus sensible. Celui qui avait acheté pour quinze mille sesterces, je lui remettais, outre son huitième de cette somme, la dixième partie de cinq mille sesterces. J'ai considéré d'ailleurs que, sur leur marché, les uns avaient plus payé, les autres moins, quelques-uns rien; et je n'ai pas cru raisonnable de traiter avec une égale bonté, dans la remise, ceux qui ne m'avaient pas traité avec une égale exactitude dans le paiement. J'ai donc encore remis à ceux qui m'avaient avancé leurs deniers le dixième de ce qu'ils m'avaient avancé. Par là je crois avoir trouvé le moyen de satisfaire, pour le passé, à ce que chacun, selon son mérite, pouvait attendre de moi, et de les décider tous davantage, pour l'avenir, soit à acheter, soit à payer. Cette facilité, ou, si vous voulez, cette équité, me coûte cher ; mais elle vaut bien ce qu'elle me coûte. On ne parle, dans tout le pays, que de la nouveauté de cette remise, et de la manière dont elle a été faite: tout le monde la loue. Dans ceux mëmes que je n'avais pas appréciés, comme l'on dit, à la même mesure, mais avec la distinction et la proportion convenables, je trouve d'autant plus de reconnaissance, qu'il y a plus de vertu et de probité: ils me savent gré d'avoir témoigné que, chez moi, le lâche et le vaillant n'ont point le même honneur. [8,3] III. Pline à Sparsus. Vous me mandez que, de tous mes ouvrages, le dernier que je vous ai envoyé est le meilleur, à votre avis. C'est aussi l'opinion d'une autre personne très éclairée. J'en ai d'autant plus de penchant à croire que vous ne vous trompez ni l'un ni l'autre, soit parce qu'il n'est pas vraisemblable que vous vous trompiez tous deux, soit parce que j'aime à me flatter. Je veux toujours que mon dernier ouvrage soit le meilleur. C'est par cette raison que je me . déclare aujourd'hui contre celui que vous possédez déjà, en faveur d'un discours que je viens de donner au public, et que je ne manquerai pas de vous communiquer, dès que j'aurai trouvé un messager diligent. Je vous ai promis beaucoup, et je crains bien que, lorsque vous lirez mon discours, il ne réponde pas à votre attente. Cependant attendez-le comme s'il devait vous plaire : peut-être vous plaira-t-il. Adieu. [8,4] IV. - Pline à Caninius. C'est un fort beau sujet que la guerre contre les Daces. Vous n'en pouviez trouver un plus nouveau, plus riche, plus étendu, plus poétique, et où l'exacte vérité ressemblât davantage à la fable. Vous peindrez les nouveaux fleuves s'élançant à travers les campagnes, les nouveaux ponts jetés sur les fleuves, les camps suspendus à la cime des monts, un roi, toujours plein de confiance, chassé de son palais, et réduit à se donner la mort. Vous nous représenterez deux triomphes, dont l'un a été le premier que l'on eût remporté sur une nation jusque-là invincible ; l'autre sera le dernier. Il n'y a qu'une difficulté, mais elle est très grande, c'est d'égaler votre style à ces exploits. C'est un effort immense, même pour votre génie qui sait si bien s'élever et s'agrandir avec le sujet qu'il embrasse. Ce ne sera pas encore une chose facile que de faire entrer dans des vers grecs, sans en détruire l'harmonie, des noms durs et barbares, surtout celui du roi. Mais il n'est point d'obstacle que le travail et l'art ne parviennent à surmonter, ou du moins à affaiblir. D'ailleurs, si l'on permet à Homère, pour rendre les vers plus coulants, d'abréger, d'étendre, de modifier des mots grecs, naturellement si doux, pourquoi vous interdirait-on une pareille licence, quand ce n'est plus seulement le plaisir de l'oreille, mais la nécessité qui la réclame? Ainsi donc, lorsque, suivant le droit des poètes, vous aurez invoqué les dieux, sans oublier celui dont vous allez nous raconter les desseins, les exploits, les succès, lâchez les câbles, déployez les voiles, et donnez plus que jamais l'essor à votre génie. Car pourquoi ne prendrais-je pas aussi le style poétique avec un poète ? Toute la grâce que je vous demande aujourd'hui, c'est que vous m'envoyiez les premiers essais de votre ouvrage, à mesure qu'ils seront achevés, ou plutôt avant qu'ils le soient, dès qu'ils auront reçu leur première forme, et qu'ils ne seront encore qu'ébauchés. Vous me direz qu'il n'est pas possible que les morceaux détachés aient l'agrément d'une pièce suivie, ni l'ouvrage commencé les grâces d'un ouvrage fini. Je le sais ; je les regarderai donc comme des ébauches, comme des fragments qui attendront leur dernière perfection dans mon portefeuille. A tant de témoignages de votre amitié, daignez en ajouter un nouveau, en me confiant ce que vous ne voudriez confier à personne. En un mot, il est possible que, plus vous mettrez de lenteur et de réserve à m'envoyer vos écrits, plus je les aime et plus je les loue. Mais, plus vous y mettrez de promptitude et de confiance, plus vous obtiendrez pour vous-même mes éloges et mon amitié. Adieu. [8,5] V. - Pline à Géminius. Notre cher Macrinus vient d'être frappé d'un coup bien cruel : il a perdu sa femme dont la vertu eût été admirée même parmi les anciens. Leur union a duré trente-neuf ans, sans trouble et sans nuage. Quel respect n'avait-elle pas pour son mari, elle qui était si digne d'être respectée ! Que de vertus éminentes, propres aux différents âges, se réunissaient et s'associaient en elle ! Sans doute c'est une grande consolation pour Macrinus, d'avoir si longtemps possédé un tel trésor; mais il n'en ressent que plus vivement la douleur de l'avoir perdu: car, plus la possession a de charmes, plus la perte coûte de regrets. Je serai donc inquiet pour un homme que j'aime tant, jusqu'à ce qu'il puisse trouver quelque distraction à sa peine, et que sa blessure soit cicatrisée. C'est ce qu'il faut attendre surtout de la nécessité, du temps et de l'épuisement de la douleur. Adieu. [8,6] VI. - Pline à Montanus. Ma dernière lettre doit vous avoir appris que j'ai remarqué dernièrement une inscription sur le tombeau de Pallas, conçue en ces termes : "Pour récompenser son attachement et sa fidélité envers ses maîtres, le sénat lui a décerné les marques de distraction réservées aux préteurs, et le don de quinze millions de sesterces. Et il s'est contenté de la distinction honorifique". Cela m'inspira l'idée de rechercher le décret mème qui devait être fort curieux. Je l'ai découvert; et Pallas y est si honorablement traité, que cette fastueuse épitaphe est, en comparaison, des plus modestes et des plus humbles. Que nos illustres Romains (je ne parle pas de ceux des siècles éloignés, des Africains, des Numantins, des Achaïques), mais que ceux des derniers temps, les Marius, les Sylla, les Pompée (je ne veux pas pousser les citations plus loin), viennent se comparer à Pallas : leur gloire pâlira auprès de la sienne. Faut-il attribuer ce décret à la plaisanterie ou au malheur ? Je serais du premier avis, si la plaisanterie convenait au sénat. Il faut donc s'en prendre au malheur. Mais est-il un malheur assez terrible pour réduire à une telle indignité? C'était peut-ètre ambition et désir de s'avancer? Mais serait-il possible qu'il y eût quelqu'un assez fou pour vouloir s'avancer aux dépens de son propre honneur et de celui de la république, dans une ville où l'avantage du poète le plus élevé était de pouvoir donner, comme sénateur, les premières louanges à Pallas? Qu'on offre les prérogatives de la préture à Pallas, à un esclave ; je n'en dis rien : ce sont des esclaves qui les offrent. Je ne relève point l'avis émis par eux, "que l'on ne doit pas seulement exhorter, mais même forcer Pallas à porter des anneaux d'or". Il eût été contre la majesté du sénat qu'un homme revêtu des ornements de préteur eût porté des anneaux de fer. Ce ne sont là que des bagatelles qui ne méritent pas que l'on s'y arrète. Voici des faits bien plus dignes d'attention : "Les sénateurs, au nom de Pallas" (et la curie n'a pas encore été purifiée !), "les sénateurs, au nom de Pallas, remercient l'empereur d'avoir parlé de son affranchi en termes si honorables, et de leur avoir permis de lui témoigner aussi leur bienveillance". En effet, que pouvait-il arriver de plus glorieux au sénat, que de ne paraître pas ingrat envers Pallas? On ajoute dans ce décret : "Qu'afin que Pallas, à qui chacun en particulier reconnaît avoir les plus grandes obligations, puisse recevoir les justes récompenses de ses glorieux travaux et de sa rare fidélité ---". Ne croiriez-vous pas qu'il a reculé les frontières de l'empire, ou sauvé les armées de l'État ? On continue ---. "Le sénat et le peuple romain ne pouvant trouver une plus agréable occasion d'exercer leurs libéralités qu'en augmmatant la fortune du gardien le plus fidèle et le plus désintéressé des finances du prince ---". Voilà où se bornaient alors tous les désirs du sénat et toute la joie du peuple ; voilà l'occasion la plus précieuse d'ouvrir le trésor public : il faut l'épuiser pour enrichir Pallas. Écoutez ce qui suit : "Que le sénat ordonnait qu'on tirerait de l'épargne quinze millions de sesterces pour les donner à Pallas ; et que, moins son âme était accessible au désir des richesses, plus il fallait redoubler ses instances auprès du pére commun pour en obtenir qu'il obligeât Pallas de déférer au voeu du sénat". Il ne manquait plus, en effet, que de traiter, au nom, du public, avec Pallas, que de le supplier de céder aux empressements du sénat, que d'interposer la médiation de l'empereur pour surmonter cette insolente modération, et pour faire en sorte que Pallas ne dédaignât pas quinze millions de sesterces. Il les dédaigna pourtant. Refuser de si grandes richesses offertes par l'État, c'était le seul parti qui lui restait pour montrer plus d'orgueil qu'à les accepter. Le sénat cependant semble se plaindre de ce refus, et le comble en même temps d'éloges en ces termes : "Mais l'empereur et le pére commun ayant voulu, à la prière de Pallas, que le sénat lui remit l'obligation de satisfaire à cette partïe du décret qui lui ordonnait de recevoir du trésor public quinze millions de sesterces, le sénat déclare, que c'est avec plaisir et avec justice, qu'entre les honneurs qu'il avait commencé de décerner à Pallas, il avait mëlé le don de cette somme pour reconnaître son zèle et sa fidélité; que cependant le sénat se conformerait encore en cette occasion à la volonté du prince, qui doit être toujours respectée". Imaginez-vous Pallas qui s'oppose à un décret ou sénat, qui modère lui-même ses propres honneurs, qui refuse quinze millions de sesterces, comme si c'était trop, et qui accepte les marques de la dignité de prêteur, comme si c'était moins. Représentez-vous l'empereur qui, à la face du sénat, obéit aux prières, ou plutôt aux ordres de son affranchi : car un affranchi qui, dans le sénat, prie son patron, lui commande en effet. Figurez-vous le sénat qui déclare partout qu'il a commencé, avec autant de plaisir que de justice, à décerner cette somme et de tels honneurs à Pallas; et qu'il persisterait encore, s'il n'était obligé de se soumettre aux volontés du prince qu'il n'est permis de contredire en rien. Ainsi, pour ne point forcer Pallas de prendre quinze millions de sesterces dans le trésor public, on a eu besoin de sa retenue et de la soumission du sénat, qui n'aurait pas obéi, s'il lui eût été permis de résister en rien aux volontés de l'empereur. Vous croyez être à la fin ; attendez et écoutez le plus beau : "Dans tous les cas, comme il est utile de faire connaître partout les insignes faveurs dont le prince a honore et récompensé ceux qui le méritaient, et particulièrement dans les lieux où l'on petit engager â l'imitation les personnes chargées du soin de ses affaires; et que l'éclatante fidélité et la probité de Pallas sont les modèles les plus propres â exciter une noble émulation, il a été résolu que le discours prononcé dans le sénat par l'empereur, le vingt-huit janvier dernier, et le décret du sénat à ce sujet, seraient gravés sur une table d'airain qui sera appliquée prés de la statue représentant Jules César en habit de guerre". Il ne suffisait pas que le sénat eût été témoin de ces honteuses bassesses, on a choisi le lieu le plus fréquenté pour les exposer aux yeux de notre siècle et des siècles futurs. On a pris soin de consigner sur l'airain tous les honneurs d'un dédaigneux esclave, ceux même qu'il avait refusés, mais qu'il avait possédés cependant, autant qu'il dépendait de la volonté des auteurs du décret. On a gravé sur les monuments publics, pour en conserver à jamais la mémoire, qu'on avait déféré à Pallas les marques de distinction réservées aux préteurs, comme on y gravait autrefois les anciens traités d'alliance, les lois sacrées. L'empereur, le sénat, Pallas lui-même ont eu assez de --- (je ne sais quel mot employer), pour vouloir qu'on étalât à tous les yeux l'insolence de Pallas, la faiblesse de l'empereur et l'avilissement du sénat. Eh ! quoi, le sénat n'a pas eu honte de chercher des prétextes à son infamie? La belle, l'admirable raison, que l'envie d'exciter une noble émulation dans les esprits par l'exemple des récompenses dont était comblé Pallas ! Voyez par là dans quel mépris tombaient les honneurs, je dis ceux même que Pallas ne refusait pas. On trouvait pourtant des hommes d'une naissance distinguée qui demandaient, qui convoitaient ce qu'ils voyaient accorder à un affranchi et promettre à des esclaves. Que j'ai de joie de n'être point né dans ces temps qui me font rougir, comme si j'y avais vécu ! Je ne doute point que vous ne pensiez de même. Je connais votre délicatesse, votre grandeur d'âme. Je suis donc persuadé que, malgré quelques endroits où l'indignation m'a emporté au delà des justes bornes d'une lettre, vous aurez plus de penchant à croire que je ne me plains pas assez, qu'à penser que je me plains trop. Adieu. [8,7] VII. - Pline â Tacite. Ce n'est point comme de maître à maître, ni comme de disciple à disciple, ainsi que vous me le mandez, mais comme de maître à disciple, que vous m'avez envoyé votre livre : car vous êtes le maître et moi l'élève; aussi me rappelez-vous à l'école, moi qui prolonge encore les Saturnales. Je ne pouvais vous faire un compliment plus embarrassé, et vous mieux prouver par là, que, loin de passer pour votre maître, je ne mérite pas même le nom de votre disciple. Toutefois je vais essayer le rôle de maître, et j'exercerai sur votre livre le droit que vous m'avez donné. J'en userai d'autant plus librement, que je ne vous enverrai pendant ce temps rien sur quoi vous puissiez vous venger. Adieu. [8,8] VIII. - Pline à Romanus. N'avez-vous jamais vu la source du Clitumne? Je ne le crois pas, car vous m'en auriez parlé. Voyez-la donc. Je viens de la visiter, et je regrette d'y avoir songé si tard. Du pied d'une petite colline, couronnée d'un bois touffu d'antiques cyprès, jaillit une fontaine dont les eaux se font jour par plusieurs veines inégales, et forment ensuite un large bassin, si pur et si limpide, que l'on peut compter les pièces de monnaie qu'on y jette, et les cailloux qu'on y voit reluire. De là elle se précipite, moins par la pente qu'elle trouve, que par sa propre abondance et par son propre poids. A peine est-elle sortie de sa source, qu'elle devient un grand fleuve navigable; et où se rencontrent sans obstacles les bateaux qui montent et ceux qui descendent. Ses eaux sont fortes, que la rame est inutile, en suivant la pente, quoiqu'elle soit presque insensible, et qu'on lutte difficilement contre le courant avec les rames et les avirons. Ceux qui naviguent par amusement se plaisent, selon leur direction, à faire succéder repos au travail, et le travail au repos. Les rives sont bordées de frênes et de peupliers qui réfléchissent si clairement leur verdoyante image au fond du canal, qu'on peut les y compter. Ses eaux, froides comme la neige, en ont aussi la blancheur. Près de là est un temple antique et respecté. Le Clitumne lui-même y parait couvert et orné de la prétexte. C'est un dieu secourable qui dévoile l'avenir et qui rend des oracles. Le temple est environné de chapelles: chacune a son dieu, son culte et son nom particulier. Quelques-unes même ont leurs fontaines car outre la principale, qui est comme la mère des autres, il s'en trouve encore plusieurs dont la source est différente, mais qui se perdent dans le fleuve. On le passe sur un pont qui sépare les lieux sacrés des lieux profanes. Au-dessus du pont, il n'est permis que de naviguer ; au-dessous, on peut se baigner. Les Hispellates auxquels Auguste a concédé ce lieu, offrent gratuitement le bain et l'hospitalité. Les deux rives sont parsemées de maisons de campagne où l'on jouit de la beauté du fleuve. Tout vous charmera dans ce lieu. Vous pourriez même vous y occuper à lire les nombreuses inscriptions tracées sur toutes les colonnes et sur tous les murs en l'honneur de la source et du dieu qui y préside. Vous en louerez plusieurs, vous rirez de quelques autres; ou plutôt, je connais votre bonté, vous ne rirez d'aucune. Adieu. [8,9] IX. - Pline à Ursus. Depuis longtemps je n'ai rien lu, je n'ai rien écrit.Depuis longtemps je ne connais plus le loisir, ni enfin le bonheur de ne rien faire, de n'être rien, état d'inertie qui a pourtant son charme. La multitude d'affaires dont je suis chargé pour mes amis m'éloigne de la retraite et de l'étude : car il n'y a point d'étude, quelque précieuse qu'elle soit, qu'on ne doive sacrifier aux devoirs de l'amitié que les belles-lettres elles-mêmes enseignent à compter au nombre des plus sacrés. Adieu. [8,10] X. - Pline à Fabatus. Plus vous désirez que nous vous donnions des arrière-petits-fils, plus vous aurez de chagrin d'apprendre que votre petite-fille a fait une fausse couche. Ignorante, comme toutes les jeunes femmes, elle ne se doutait pas qu'elle fût enceinte. Aussi a-t-elle négligé les précautions qu'exigeait son état, et s'est-elle permis ce qu'il lui défendait. C'est une faute qu'elle a bien expiée par son accident, et qui l'a exposée au plus grand danger. Si vous devez donc vous affliger de voir votre vieillesse frustrée d'une postérité dont elle semblait déjà jouir, vous devez aussi rendre grâces aux dieux de ce qu'en vous ôtant aujourd'hui des arrière-petits-fils, ils paraissent vouloir vous en donner d'autres en vous conservant nne petite-fille. C'est une espérance qui me paraît d'autant mieux fondée, que cette couche, toute malheureuse qu'elle est, est un gage de fécondité. Je vous donne en ce moment les mêmes consolations dont je me sers pour me fortifier et me soutenir moi-même. Vous ne souhaitez pas des arrière-petits-fils avec plus d'ardeur que je ne désire des enfants. Je me flatte que, soit de votre côté, soit du mien, ils trouveront une route facile aux honneurs. Les noms qui les attendent ne sont point inconnus, et leur noblesse ne sera point l'ouvrage d'un caprice soudain de la fortune. Puissent-ils naître seulement, et changer ainsi notre tristesse en joie ! Adieu. [8,11] XI. - Pline à Hispulla. Quand je songe à la tendresse que vous avez pour votre nièce, et qui surpasse même celle d'une mère pour sa fille, je sens qu'il faut vous écrire l'état où nous sommes, avant de vous mander celui où nous avons été, afin qu'une joie anticipée ne laisse plus de place au chagrin. Je tremble même encore que vous ne reveniez de la joie à la crainte, et qu'en vous félicitant de savoir votre nièce hors de danger, vous ne frémissiez au récit de celui qu'elle a couru. Enfin sa gaieté renaît; enfin, rendue à elle-même et à moi, elle reprend ses forces, et revient à la vie en remontant la route qui l'en avait éloignée. Elle a couru le plus grand danger, et, il faut le dire, ce n'est point sa faute, c'est celle de son âge. De là viennent et sa fausse couche et les tristes suites d'une grossesse ignorée. Ainsi, quoique vous ne puissiez pas vous consoler de la perte de votre frère par la naissance d'un petit-neveu ou d'une petite-nièce, souvenez-vous que c'est un bien qui n'est que différé, et non pas perdu, puisque la personne dont nous avons le droit d'en attendre nous reste encore. Excusez donc, auprès de votre père, un malheur que les femmes sont toujours prêtes à pardonner. Adieu. [8,12] XII. - Pline à Minutien. Je vous prie de m'excuser, pour aujourd'hui seulement. Titinius Capito lit en public un de ses ouvrages. J'irai l'entendre, par devoir peut-être autant que par plaisir. C'est un homme vertueux, et qu'on doit regarder comme un des principaux ornements du siècle. Il cultive les lettres; il aime les littérateurs, il les protége, il les élève; il est l'asile, la ressource, le bienfaiteur de la plupart de nos écrivains et l'exemple de tous ; enfin il est l'appui, le restaurateur des lettres dans leur décadence. II prête sa maison à ceux qui ont une lecture à faire. Personne n'écoute avec une plus merveilleuse complaisance ceux qui lisent soit chez lui, soit ailleurs. Tant qu'il s'est trouvé à Rome, il est toujours venu m'entendre. Il serait donc d'autant plus honteux d'être ingrat, qu'il s'offre une occasion plus honorable de montrer sa reconnaissance. Quoi ! si j'avais un procès, je me croirais redevable à ceux qui m'accompagneraient à l'audience ; et aujourd'hui que je fais mon unique affaire des belles-lettres, que j'y consacre tous mes soins, je croirais devoir moins à un homme qui s'en occupe avec tant de zèle, et qui me rend les Services auxquels je tiens uniquement ! D'ailleurs, quand je ne lui devrais aucun retour en égards et en bons offices, ce serait encore, pour aller l'entendre, un puissant attrait que son génie si beau, si puissant, si doux dans son austérité, et que la noblesse du sujet qu'il a choisi. Il écrit la mort d'hommes illustres dont plusieurs m'ont été bien chers. C'est donc, en quelque sorte, m'acquitter d'un pieux devoir, que d'assister aux éloges funèbres de ceux dont il ne m'a pas été permis d'honorer les obsèques; éloges un peu tardifs, mais qui n'en sont que plus sincères ! Adieu. [8,13] XIII. - Pline à Génialis. Vous avez bien fait de lire mes ouvrages avec votre père. Vous ne pouvez manquer de profiter beaucoup en apprenant d'un personnage si éclairé ce qu'il faut louer, ce qu'il faut reprendre. Formé par ses leçons, vous vous accoutumerez aussi à dire la vérité. Vous avez sous les yeux celui dont vous devez suivre fidèlement la trace. Que vous êtes heureux de trouver un vivant modèle dans l'objet de vos plus tendres affections, et d'avoir à imiter homme auquel la nature vous a fait si semblable ! Adieu. [8,14] XIV. - Pline à Ariston. Comme vous n'êtes pas moins versé dans la connaissance du droit public, dont le droit des sénateurs fait partie, que dans celle du droit privé, je désire apprendre de vous si dernièrement je n'ai pas commis une erreur dans le sénat. Il sera trop tard pour la réparer; mais je saurai à l'avenir ce que je dois faire, s'il se présente quelque chose de semblable. Vous me direz : Pourquoi demander ce que vous deviez savoir La servitude des derniers temps a fait oublier les droits du sénat aussi bien que les autres sciences utiles, et nous a plongés dans l'ignorance. Est-il un homme assez patient pour vouloir apprendre ce qui ne lui doit être d'aucun usage ? D'ailleurs, comment retenir ce qu'on apprend, si on ne le pratique jamais quand on l'a appris? Quand la liberté revint, elle nous trouva donc novices et inexpérimentés, et l'impatience de goûter les douceurs qu'elle offre nous force d'agir avant de connaître. Les anciennes règles voulaient que nous vissions faire, que nous entendissions dire à ceux qui nous devançaient en âge, ce que bientôt nous-mêmes nous avions à faire et à dire, et ce que nous devions, à notre tour, transmettre à ceux qui viendraient après nous. De là cette coutume d'engager les jeunes gens à servir dans l'armée, dès leur plus tendre jeunesse, afin qu'en obéissant ils apprissent à commander, et qu'en suivant les autres ils se rendissent capables de marcher à leur tête. De là vient que ceux qui songeaient à s'élever aux charges demeuraient debout à la porte du sénat, obligés d'être spectateurs avant d'être acteurs dans le conseil public. Chacun avait son père pour maître; et celui qui n'avait point de père en trouvait un dans le plus illustre et le plus ancien des sénateurs. C'est ainsi qu'ils apprenaient par l'exemple, le plus sûr de tous les guides, quel était le pouvoir de celui qui proposait, le droit de celui qui opinait; l'autorité de chaque magistrat, la liberté de tous les autres citoyens; quand il fallait céder ou résister, quand on devait se taire, et comment on devait parler; comment se faisait la distinction des avis contraires: comment il était permis d'ajouter quelque chose à ce qu'on avait déjà dit ; en un mot, l'ordre qu'on devait observer au sénat. Pour nous, il est vrai que nous avons servi dans les camps pendant notre jeunesse; mais alors la vertu était suspecte, le vice honoré; alors nulle autorité dans les chefs, nulle retenue dans les soldats ; alors on ne connaissait ni commandement, ni obéissance; la licence, le désordre régnaient partout ; on ne voyait rien qui ne fût bouleversé, rien enfin qui ne méritàt plutôt d'être oublié que d'être retenu. Alors, nous en fûmes témoins, le sénat était tremblant et muet: on ne pouvait, sans péril, y exprimer ce qu'on pensait, et sans infamie, ce qu'on ne pensait pas. Quelle instruction, quelles leçons utiles pouvait-on recevoir dans un temps où l'on n'assemblait le sénat que pour n'y rien faire, ou pour décider quelque grand crime; dans un temps où on ne le convoquait que pour se jouer de lui ou pour le contrister ; où les délibérations n'avaient jamais rien de sérieux, et où les résolutions étaient souvent funestes? Nous avons vu les mêmes maux se perpétuer durant plusieurs années, depuis que, devenus sénateurs, nous en avons pris et ressenti si cruellement notre part de douleur, que nos esprits en ont été abattus, consternés, anéantis. il n'y a que fort peu de temps (car plus les temps sont heureux, plus ils sont courts) qu'il nous est permis de savoir, qu'il nous est permis d'être ce que nous sommes. J'ai donc le droit de vous prier d'abord d'excuser mon erreur, si j'en ai commis une ; ensuite, de m'éclairer par votre savoir. Je sais qu'il embrasse le droit public et le droit privé, l'histoire ancienne et l'histoire moderne, les faits les plus rares et les plus communs. Le cas que je vous soumets est même si extraordinaire, à mon gré, que les hommes auxquels l'usage et l'expérience des affaires ne laissent rien ignorer, pourraient bien, ou n'en être pas instruits, ou ne l'être pas assez. Nous en serons d'autant plus dignes, moi de pardon, si je me suis trompé, et vous de louanges, si vous pouvez enseigner ce que vous n'avez peut-être pas eu l'occasion d'apprendre. Le sénat traitait l'affaire des affranchis du consul Afranius Dexter. On l'a trouvé tué chez lui, et l'on ignore s'il a été tué de sa main ou de la main des siens, par leur crime ou par leur obéissance. L'un de nous (voulez-vous savoir qui? c'est moi; mais qu'importe?) a été d'avis qu'après avoir souffert la question, ils fussent renvoyés absous; l'autre, qu'il fallait les reléguer dans une île ; un troisième, qu'ils devaient être punis de mort. Ces avis étaient si opposés, qu'il n'était pas possible de les concilier entre eux : car que peuvent avoir de commun la mort et le bannissement? rien de plus, sans doute, que le bannissement et l'absolution. Encore la proposition d'absoudre se rapproche-t-elle un peu plus de celle du bannissement, que la proposition de condamner à mort car les deux premiers s'accordent à laisser vivre, et le dernier prive de la vie. Cependant ceux qui opinaient à la mort et ceux qui opinaient au bannissement, suspendant pour quelques instants leur désaccord, feignirent de s'entendre, et se rangèrent du même côté. Je soutenais que chacun des trois avis devait être séparément compté, qu'on né devait point souffrir que deux des trois s'unissent à la faveur d'une trêve de quelques moments. Je prétendais donc que ceux dont les voix condamnaient à mort fussent séparés de ceux qui se contentaient de bannir, et que, tout prêts à se contredire, ils ne formassent pas un même parti contre ceux qui voulaient absoudre, parce qu'au fond il importait peu qu'ils rejetassent tous l'absolution, s'ils n'admettaient pas tous la même condamnation. Je trouvais fort étrange que celui qui avait opiné à punir de mort les esclaves et à reléguer les affranchis, fût obligé de diviser son opinion en deux parties, et que cependant on réunit, dans un même avis, celui qui voulait que les affranchis fussent relégués et celui qui voulait qu'on les fit mourir. S'il fallait diviser l'avis d'une même personne, parce qu'il renfermait deux choses, je ne concevais pas comment on pouvait unir les avis de deux personnes qui, sur la même chose, pensaient d'une manière si contraire. Permettez-moi donc, je vous supplie, aujourd'hul que l'affaire est décidée, de vous rendre raison de mon sentiment, comme si elle était encore indécise ; permettez-moi de vous exposer avec ordre et à loisir ce que je fus obligé de dire alors au milieu de mille interruptions. Supposons que l'on eùt nommé seulement trois juges pour prononcer sur cette affaire; que l'un deux e^tt été d'avis de condamner les affranchis au dernier supplice; l'autre, de les reléguer; le troisième, de les absoudre. Les deux premières opinions, réunissant leurs forces, l'emporteront-elles sur la dernière? ou plutôt chacune des trois ne vaudra-t-elle pas séparément autant que l'autre, sans que l'on puisse joindre plutôt la première à la seconde, que la seconde à la dernière? Il faut donc de même, dans le sénat, compter comme contraires les avis que l'on y a donnés comme différents. Si un seul et même homme opinait tout à la fois au bannissement et à la mort, pourrait-on, selon cet avis, les bannir et leur ôter la vie? enfin, regarderait-on comme une seule opinion celle qui rassemblerait des choses si incompatibles? Comment donc est-il possible qu'on regarde comme un seul avis les avis de deux personnes, dont l'une veut que les affranchis perdent la vie, l'autre qu'ils soient exilés, lorsqu'il faudrait les regarder comme deux avis différents, s'ils étaient proposés par une seule personne? La loi ne nous enseigne-t-elle pas clairement qu'il faut distinguer l'avis du bannissement de celui de la mort, lorsqu'elle veut que, pour recueillir les voix, on se serve de ces termes : Vous qui êtes d'une telle opinion, passez de ce côté; vous qui êtes d'une opinion toute différente, rangez-vous du côté opposé avec ceux dont vous approuvez l'avis? Examinez et pesez chaque mot : Vous qui êtes d'un tel avis, c'est-à-dire, vous qui pensez qu'on doit reléguer les affranchis, passez de ce côté-là, c'est-à-dire du côté où est assis l'auteur de cet avis. D'où il résulte évidemment que ceux qui opinent à la mort ne peuvent pas demeurer du même côté. Vous qui êtes de tout autre avis, vous voyez que la loi ne s'est pas contentée de dire d'un autre, mais de tout autre. Or, peut-on douter que celui qui ne veut que reléguer est de tout autre avis que celui qui veut que l'on fasse mourir ? Rangez-vous du côté opposé avec ceux dont vous approuvez l'avis. La loi ne semble-t-elle pas elle-même appeler, pousser, entrainer de différents côtés ceux qui sont d'avis différents ? Le consul n'indique-t-il pas, non seulement par une formule authentique, mais du geste et de la main, la place où chacun doit rester ou passer ? Mais, dit-on, si l'on sépare les voix pour le bannissement, des voix pour le dernier supplice, il arrivera que l'opinion qui absout prévaudra. Qu'importe pour les opinants ? certainement il leur siérait mal de mettre tout en usage pour s'opposer au triomphe de l'opinion la plus douce. Il faut pourtant, ajoute-t-on, que ceux qui condamnent à la peine capitale, et ceux qui bannissent, soient d'abord comparés ensemble avec ceux qui veulent absoudre, et qu'ensuite on les compare eux-mêmes entre eux. Il en est comme de certains pectacles où le sort sépare et réserve quelqu'un qui doit combattre contre le vainqueur. Il y a dans le sénat un premier combat, puis un second ; et l'avis qui l'emporte sur un autre doit encore soutenir les efforts d'un troisième qui l'attend. Mais que dis-je? Lorsqu'un avis a prévalu, tous les autres ne tombent-ils pas d'eux-mêmes? Le moyen donc de réunir dans un seul avis deux avis qui ne doivent être comptés pour rien? Je m'explique plus clairement. Si celui qui opine à la mort ne se sépare de celui qui opine au banissement, au moment même où celui-ci donne son avis, c'est vainement qu'il voudra ensuite qu'on distingue son sentiment de celui du parti auquel il s'est naguère associé. Mais j'ai bonne grâce de m'ériger ici en maître, moi qui ne désire que d'apprendre. Dites-moi donc s'il fallait partager ces opinions, de sorte qu'elles n'en fissent que deux, ou s'il fallait les compter comme trois opinions différentes. J'ai obtenu ce que je demandais; mais je voudrais savoir si j'ai eu raison ou non de le demander. Et comment l'ai-je obtenu ? Celui qui proposait le dernier supplice, vaincu par mes raisons, a renoncé à son premier avis (j'ignore s'il en avait le droit), et s'est réuni à ceux qui demandaient le bannissement, dans la crainte que, si l'on divisait les trois opinions, ce qui paraissait inévitable, celle de l'absolution ne vint à l'emporter: car il y avait bien plus de suffrages pour cet avis que pour chacun des deux autres séparément. Alors tous ceux qui, entraînés par son autorité, s'étaient attachés à son opiion, voyant qu'il les abandonnait, quittèrent un avis auquel son auteur renonçait lui-même, et suivirent comme transfuge celui qu'ils suivaient auparavant comme chef. Ainsi les trois avis ont été réduits à deux; et de ces deux, l'un a prévalu ; le troisième, qui a été rejeté, n'ayant pu forcer les deux premiers à lui céder, a choisi du moins celui des deux auquel il céderait lui-même. Adieu. [8,15] XV. - Pline à Junior. Je vous ai sans doute accablé en vous envoyant tant de volumes à la fois ; mais je vous en ai accablé parce que vous me les avez demandés. Et d'ailleurs vous m'avez écrit que vos vendanges étaient si maigres, qu'il m'a été facile de comprendre que vous aviez assez de loisir, comme on dit communément, pour lire un livre. Je reçois les mêmes nouvelles de mes terres. J'aurai donc le temps d'écrire des ouvrages que vous puissiez lire, si pourtant j'ai de quoi acheter du papier Mais s'il est rude, ou s'il boit, il faudra se résoudre, ou à ne point écrire, ou à écrire des choses qui, bonnes ou mauvaises, s'effaceront sans nécessité à mesure que je les écrirai. Adieu. [8,16] XVI. - Pline à Paternus. Les maladies et la mort même de quelques-uns de mes gens à la fleur de leur âge m'ont accablé de tristesse. J'ai deux sujets de consolation, trop faibles sans doute pour une telle douleur, mais qui cependant m'aident à la supporter : le premier, c'est ma facilité à les affranchir (car ceux qui sont morts libres ne me semblent pas, en quelque façon, être morts avant le temps); le second, c'est la permission que je donne aux esclaves mêmes de faire une espèce de testament que j'observe aussi religieusement que s'il était légitime. Ils consignent, à leur gré, leurs dispositions et leurs prières : ce sont des ordres auxquels j'obéis. Ils partagent, ils donnent, ils lèguent, pourvu que ce soit à quelqu'un de la maison : car la maison est comme la république et la patrie des esclaves. Cependant, quoique je trouve dans ces consolations un adoucissement à mon chagrin, l'humanité même qui m'a dicté ces complaisances pour eux m'abat et m'accable au souvenir de leur perte. Je ne voudrais pas en devenir moins sensible, quoique tant d'autres ne voient dans de pareils malheurs qu'une perte d'argent, et qu'avec de tels sentiments ils se croient de grands hommes et des sages. Pour moi, je ne sais s'ils méritent ce double titre; mais ils ne sont point hommes. L'homme doit être accessible à la douleur, la sentir, la combattre pourtant, écouter les consolations, et non n'avoir pas besoin d'être consolé. Peut-être en ai-je dit plus que je ne devais ; mais c'est encore moins que je n'aurais voulu. Il y a je ne sais quel charme à se plaindre, surtout quand on répand ses larmes dans le sein d'un ami toujours prêt à vous accorder son approbation ou son indulgence. Adieu. [8,17] XVII - Pline à Macrinus. Avez-vous aussi dans le climat que vous habitez une températerre rude et cruelle? On ne voit à Rome qu'orages et qu'inondations. Le Tibre est sorti de son lit et s'est répandu sur ses rives basses. Quoique le canal que la sage prévoyance de l'empereur a fait faire en ait reçu une partie, il remplit les vallées, il couvre les campagnes ; partout où il trouve des plaines, elles disparaissent sous ses eaux. De là il resulte que, rencontrant les rivières qu'il a coutume de recevoir, de confondre et d'entraîner avec ses ondes, il les force à retourner en arrière, et couvre ainsi de flots étrangers les terres qu'il n'inonde pas de ses propres flots. L'Anio, la plus douce des rivières, et qui semble comme invité et retenu par les belles villas bâties sur ses bords, a déraciné et emporté les arbres qui le couvraient de leur ombrage. Il a renversé des montagnes, et, se trouvant arrêté par leur chute en plusieurs endroits, il a cherché le passage qu'il s'était fermé, il a abattu des maisons, et s'est élevé sur leurs ruines. Ceux qui habitent les lieux élevés, à l'abri de l'inondation, ont vu flotter, ici de riches débris et des meubles précieux, là des ustensiles de campagne; d'un côté, des boeufs, des charrues, des bouviers ; de l'autre, des troupeaux abandonnés à eux-mêmes ; et, au milieu de tout cela, des troncs d'arbres, des poutres et des toits. Les lieux même où la rivière n'a pu monter ont eu leur part de ce désastre. Une pluie continuelle et des tourbillons échappés des nues ont fait autant de ravages que le fleuve. Les clôtures qui entouraient de magnifiques villas ont été ruinées et les monuments funèbres renversés. Un grand nombre de personnes ont été noyées, estropiées, écrasées, et le deuil général accroît encore la douleur de ces pertes. Je crains que, là où vous êtes, vous n'ayez essuyé quelque malheur semblable, et je mesure ma crainte à la grandeur du danger. S'il n'en est rien, rassurez-moi au plus vite, je vous en supplie; s'il en est autrement, mandez-le-moi toujours. Car il y a peu de différence entre redouter un malheur et le souffrir : seulement le mal a ses bornes, la crainte n'en a point. On ne s'afflige qu'à proportion de ce qui est arrivé; mais on craint tout ce qui peut arriver. Adieu. [8,18] XVIII. - Pline à Rufin. Il n'est pas vrai, comme on le croit communément, que le testament des hommes soit le miroir de leurs moeurs, puisque Domitius Tullus vient de se montrer en mourant beaucoup meilleur qu'il n'avait paru pendant sa vie. Après s'être livré à toutes les obsessions, il a institué son héritière la fille de son frère qu'il avait adoptée. Il a fait beaucoup de legs, et de legs fort riches à ses petits-enfants, et même à un arrière-petit-fils. En un mot, la tendresse paternelle règne partout, dans son testament, et surprend d'autant plus qu'on s'y attendait moins. On en parle donc fort diversement à Rome. Les uns le traitent de fourbe, d'ingrat, d'oublieux, et, en se déchaînant contre lui, se trahissent eux-mêmes par un honteux aveu. On dirait, à leurs invectives, que c'était un homme sans parents ; tandis qu'il était père, aïeul et bisaïeul. Les autres, au contraire, l'élèvent jusqu'au ciel pour avoir frustré les sordides espérances de cette espèce d'homme qu'il est sage de tromper ainsi, dans un siècle corrompu. Ils ajoutent qu'il n'était pas libre de laisser un autre testament ; il était redevable de ses grands biens à sa fille, et qu'il les lui a moins donnés que rendus. Car Curtilius Mancia, prévenu contre Domitius Lucanus, son gendre (c'est le frère de Tullus), avait institué héritière sa fille, petite-fille de Curtius, à condition que son père l'émanciperait. Domitius l'avait émancipée, et aussitôt Tullus son oncle, l'avait adoptée. Ainsi Domitius, qui vivait en corrmunauté de biens avec son frère; avait, par une émancipation artificielle, éludé l'intention du testateur, et remis sa fille, avec de très grandes richesses, sous sa puissance, après l'avoir émancipée. Il semble d'ailleurs que la destinée de ces deux frères ait été de s'enrichir en dépit de ceux qui les ont enrichis. Car Domitius Afer, qui les adopta, est mort sans autre testament que celui qu'il avait fait de vive voix, dix-huit ans auparavant, et sur lequel il avait depuis si fort changé de sentiment, qu'il avait poursuivi la confiscation des biens de leur père. Sa disgràce est aussi surprenante que leur bonheur : sa disgràce ; il avait adopté pour héritiers les enfants de son ennemi capital, qu'il avait fait retrancher du nombre des citoyens : leur bonheur; il avait retrouvé un père dans celui qui leur avait ôté le leur. Mais il était juste qu'après avoir été institué héritier par son frère, au préjudice de sa propre fille à laquelle celui-ci voulait ménager l'appui de son oncle, il rendit à cette même fille la succession d'Afer, ainsi que les autres biens que les deux frères avaient acquis ensemble. Ce testament mérite d'autant plus de louanges, que la nature, la fidélité, l'honneur l'ont dicté; que chacun, selon son degré d'affinité, selon ses services, y a trouvé des marques d'affection et de reconnaissance, la femme de Tullus comme les autres. Cette femme, d'une vertu, d'une patience singulière, et qui devait être d'autant plus chère à son mari, que son mariage l'a exposée à de reproches, a eu pour sa part de très belles villas et une somme d'argent considérable. Il semblait qu'avec de la naissance et de bonnes moeurs, sur le déclin de l'âge, après une longue viduité, après avoir été mère autrefois, elle se fût oubliée en prenant pour mari un vieillard riche, accablé d'infirmités assez repoussantes pour dégoûter la femme même qui l'eût épousé jeune et plein de santé. Perclus et paralytique de tout son corps, il ne jouissait de sa richesse que des yeux, et ne se remuait même dans son lit, que par le secours d'autrui. Il fallait, par la plus humiliante et la plus triste des nécessités, qu'il donnât sa bouche à laver et ses dents à nettoyer. On l'a plus d'une fois entendu déplorer le misérable état où il était réduit, et se plaindre que, plusieurs fois le jour, il sentait dans sa bouche les doigts de ses esclaves. Il viva pourtant, et voulait vivre, soutenu principalement par la vertu de sa femme. Elle avait rendu honorable pour elle une union qu'on lui avait d'abord reprochée. Voilà tout ce qu'il y a de nouveau à Rome. Les tableaux de Tullus sont à vendre : on n'attend que le jour des enchères. Il était tellement fourni de ces raretés, et il en avait tant d'oublié dans ses garde-meubles, que, le jour même où il acheta d'immenses jardins, il put les remplir d'une foule de statues très anciennes. A votre tour, si vous savez quelque chose digne d'une lettre, prenez la peine de me l'écrire : car, outre que les nouvelles font plaisir, rien ne forme tant que les exemples. Adieu. [8,19] XIX. - Pline à Maxime. Les belles-lettres sont pour moi une jouissance et une consolation. Il n'est rien de si agréable qui le soit plus qu'elles; il n'est rien de triste qui ne devienne moins triste par elles. Dans le trouble que me causent l'indisposition de ma femme, la maladie de mes gens, la mort même de quelques-uns, je ne trouve d'autre remède que l'étude. Sans doute elle me fait mieux comprendre toute la grandeur du mal ; mais elle m'apprend à le supporter avec plus de patience. Or, j'ai coutume, quand je destine quelque ouvrage au public, de le soumettre auparavant à la critique de mes amis, et particulièrement à la vôtre. Si donc vous avez quelquefois accordé votre attention à mes ouvrages, donnez-la tout entière à celui que je vous envoie ci-joint; car je crains que la tristesse n'aît affaibli la mienne. J'ai bien pu prendre assez sur ma douleur pour écrire, mais non pour écrire d'un esprit libre et content. Et pourtant, si l'étude dispose à la gaieté, à son tour la gaieté influe heureusement sur l'étude. Adieu. [8,20] XX. - Pline à Gallus. Nous avons coutume de nous mettre en voyage, de passer les mers pour voir des choses que nous négligeons lorsqu'elles sont sous nos yeux; peut-être parce que nous sommes naturellement insoucieux de ce qui est près de nous, et pleins de curiosité pour ce qui en est loin ; peut-être aussi parce que tous les désirs qu'il est aisé de satisfaire sont toujours tièdes; peut-être enfin parce que nous différons toujours de voir ce que nous pouvons voire quand il nous plaira. Quoi qu'il en soit, il y a à Rome, il y a près de Rome beaucoup de choses que non seulement nous n'avons jamais vues, mais dont nous n'avons même jamais entendu parler, et que nous aurions vues, dont nous parlerions, que nous irions visiter; si elles étaient en Grèce, en Égypte, en Asie, ou dans tout autre pays fécond en merveilles et enthousiaste de ses beautés. Ce qu'il y a de vrai, c'est que je viens d'apprendre une chose qui m'était inconnue, de voir ce que je n'avais point encore vu. L'aïeul de ma femme m'avait engagé à visiter sa terre d'Amérie. Tandis que je m'y promenais, on me montra, dans un fond, un lac appelé Vadimon, et dont on me raconta des prodiges. Je m'en approche. La forme de ce lac est celle d'une roue couchée. Il est partout égal, sans aucun recoin, sans aucun angle; tout y est uni, mesuré, taillé, creusé, comme par la main d'un artiste. La couleur de ses eaux est plus pâle que celle des eaux ordinaires : elles sont d'un jaune foncé, tirant sur le vert. Elles ont l'odeur et le goût d'eaux sulfureuses, et guérissent les fractures. Le lac, quoique petit, s'agite et s'enfle au gré des vents. On n'y trouve point de bateaux, parce qu'il est consacré; mais on y voit flotter des îles de verdure, couvertes de roseaux, de joncs, de tous les produits des marais les plus fertiles, et aux extrémités mêmes du lac. Chacune a sa forme et sa grandeur particulière ; toutes ont les bords nus, parce que souvent elles s'entre-choquent, ou heurtent la rive. Elles ont toutes une égale profondeur, une égale légèreté. Terminées en coques de navire, elles s'enfoncent assez peu dans le lac. Elles se montrent de tous côtés, également plongées sous les eaux et nageant à leur surface. Quelquefois elles se rassemblent et forment une espèce de continent; quelquefois des vents opposés les dispersent; parfois aussi, au sein du calme, elles flottent séparément. Souvent les plus petites s'attachent aux plus grandes, comme des esquifs aux vaisseaux de charge. Tantôt les grandes et les petites semblent lutter à la course; tantôt, arrivant toutes au même point, elles longent la rive; puis, flottant cà et là, elles envahissent le lac et l'abandonnent tour à tour. Ce n'est que lorsqu'elles en occupent le milieu, qu'il paraît dans toute sa grandeur. On a vu des troupeaux s'avancer, en broutant l'herbe de la prairie, jusque dans ces îles qui leur semblaient l'extrémité de la rive, et ne s'apercevoir que le terrain était mouvant, que lorsque, éloignés de la terre, ils se sentaient avec terreur comme emportés au milieu du lac qui les environnait. Bientôt ils abordaient où il plaisait au vent de les porter, et ils descendaient sur le bord aussi insensiblement qu'ils s'en étaient éloignés. Ce même lac se décharge dans un fleuve, qui, après s'être montré quelque temps, se précipite dans une grotte. Il continue son cours sous la terre, et si, avant qu'il s'y précipite, on jette quelque chose dans les eaux, il le conserve, et le rend quand il sort. Je vous ai donné tous ces détails, parce que j'ai pensé qu'ils ne vous sembleraient ni moins neufs, ni moins intéressants qu'à moi car nous prenons tous deux un extrême plaisir à connaître les ouvrages de la nature. Adieu. [8,21] XXI. - Pline à Arrien. Je suis persuadé que, dans les études, comme dans la vie, rien n'est si beau, et plus conforme à la nature humaine que de tempérer la gravité par l'enjouement, en sorte que l'une ne dégénère pas en tristesse, et l'autre en folle joie. Voilà pourquoi, après avoir travaillé des ouvrages sérieux, je m'amuse à composer quelques bagatelles. J'ai choisi, pour les mettre au jour, le temps et le lieu le plus convenable. Afin de les accoutumer dès à présent à être entendues par des oisifs et dans la salle des repas, j'ai pris le mois de juillet, c'est-à-dire le temps où il se plaide le moins d'affaires, et j'ai placé mes amis sur des siéges disposés devant les lits des convives. Le hasard a voulu que ce jour-là même on vînt le matin me demander à l'improviste de plaider une cause. Cette circonstance me fournit un préambule. Je suppliai l'auditoire de penser que, bien que j'eusse à faire une lecture devant des amis, et des amis en petit nombre, je n'avais pas cru témoigner peu d'intérêt pour cette séance, en me livrant ce même jour aux affaires et au barreau où d'autres amis m'appelaient. Je les assurai que j'en usais toujours ainsi en écrivant; que je sacrifiais toujours les plaisirs aux devoirs, l'agréable à l'utile, et que j'écrivais d'abord pour mes amis, et ensuite pour moi-même. Au reste, l'ouvrage dont je leur ai fait part est diversifié, non seulement par la nature des sujets, mais encore par la mesure des vers. C'est ainsi que, dans la défiance où je suis de mon esprit, j'ai coutume de me précautionner contre l'ennui. J'ai lu pendant deux jours pour satisfaire à l'empressement des auditeurs. Cependant les autres passent ou retranchent certains endroits, et pensent qu'on doit leur en savoir gré; moi, je ne passe, je ne retranche rien, et j'en avertis ceux qui m'écoutent. Je lis tout pour être en état de tout corriger, ce que ne peuvent faire ceux qui ne lisent que des morceaux choisis. Peut-être marquent-ils en cela plus de défiance d'eux-mêmes, et plus de respect pour leurs auditeurs; mais du moins je montre plus de franchise et plus d'amitié. C'est agir en ami, que de compter assez sur l'affection de ses auditeurs pour ne pas craindre de les ennuyer. D'ailleurs, quelle obligation leur a-t-on, s'ils ne s'assemblent que pour se divertir? Il faut être égoïste et presque indifférent pour aimer, mieux entendre un bon ouvrage, que de contribuer à le rendre tel. Votre amitié pour moi ne me permet pas de douter que vous ne souhaitiez de lire au plus tôt cette pièce dans sa nouveauté. Vous la lirez, mais retouchée : car c'est pour la retoucher que je l'ai lue. Vous en connaissez déjà pourtant une bonne partie. Que ces passages aient été perfectionnés depuis, ou qu'à force de les corriger ils en soient devenus plus mauvais, comme cela arrive souvent, ils vous paraîtront nouveaux. Car, lorsque presque tout est changé, il semble que l'on ait refait les endroits même que l'on a conservés. Adieu. [8,22] XXII. Pline à Géminius. Ne connaissez-vous point de ces gens qui, esclaves de toutes leurs passions, s'élèvent contre les vices d'autrui comme s'ils en étaient jaloux? Ceux qu'ils punissent le plus sévèrement, sont ceux qu'ils imitent le plus. Et cependant rien ne fait tant d'honneur que l'indulgence aux hommes même qui peuvent dispenser tout le monde d'en avoir pour eux. Le meilleur et le plus parfait, selon moi, est celui qui pardonne aux autres comme s'il commettait lui-même des fautes continuelles, et qui les évite comme s'il ne pardonnait à personne. Soyons donc en particulier, en public, et dans toute la conduite de notre vie, inexorables pour nous, indulgents pour les autres, même pour ceux qui ne savent excuser qu'eux. N'oublions jamais ce que disait souvent Thraséas, l'homme le plus humain, et par cela même le plus grand : "Celui qui hait les vices, hait les hommes". Vous demandez à qui j'en veux en écrivant ceci? Un individu, ces jours derniers ---. Mais il sera mieux de vous conter l'affaire de vive voix, ou plutôt de me taire. Je crains que poursuivre, blâmer, rapporter une action que je désapprouve, ne soit contraire à la tolérance que je prescris. Quel que soit donc cet homme, ne le nommons point. Il serait peut-être utile, pour l'exemple, de le faire connaître; mais il importe beaucoup, pour l'indulgence, de ne le point signaler. Adieu. [8,23] XXIII. - Pline à Marcellin. Études, soins, distractions, tout cède à la douleur extréme que me cause la mort de Junius Avitus : elle m'enlève et m'arrache tout. Il avait pris chez moi le laticlave. Je l'avais aidé de mon suffrage, lorsqu'il sollicitait les charges publiques. Il m'aimait, il me respectait comme le guide de sa conduite; il m'écoutait comme son maître. C'est une disposition fort rare dans nos jeunes gens. En est-il beaucoup qui veuillent bien déférer, ou à l'âge, ou à l'autorité? - Dès qu'ils entrent dans le monde, ils sont parfaits, ils savent tout; ils ne respectent, ils n'imitent personne, et se suffisent à eux-mêmes. Avitus était bien éloigné de ces sentiments. Il mettait surtout sa sagesse à croire toujours les autres plus sages que lui, et sa science à vouloir s'instruire. Sans cesse il consultait, ou sur les belles-lettres, ou sur les devoirs de la vie. Il ne vous quittait jamais, sans avoir profité ; et il en valait davantage, en effet, ou par ce qu'il avait appris, ou pour avoir voulu apprendre. Quel attachement n'a-t-il pas marqué pour Servianus, l'un des hommes les plus accomplis de ce siècle? Lorsque celui-ci, en qualité de lieutenant du proconsul, passait de Germanie en Pannonie, Avitus, alors tribun, comprit si bien tout son mérite, et le captiva si bien lui-même, qu'il le suivit, non comme compagnon d'armes, mais comme attaché à sa personne, comme ami. Quelle habileté et quelle modération n'a-t-il pas montrées sous les consuls dont il a été le questeur (car il l'a été de plusieurs) ! Quel agrément, quelle satisfaction, quel avantage n'ont-ils point tiré de ses services ! Cette charge d'édile, dont une mort imprévue l'empêche de jouir, par combien de démarches, par combien de zèle ne l'avait-ils pas achetée ! Et c'est ce qui aigrit le plus ma douleur. Je me représente tant de peines perdues, tant de prières inutiles, et une dignité qui lui échappe, après qu'il l'a si bien méritée. Je me rappelle que c'est chez moi qu'il a pris le laticlave; je me rappelle mes premières, mes dernières sollicitations en sa faveur, nos entretiens, nos discussions. Je suis touché de sa jeunesse, du malheur de ses parents. Il avait une mère fort àgée, une femme qu'il avait épousée depuis moins d'un an, une fille qu'il venait de voir naître. Quel changement un seul jour apporte à tant d'espérances, à tant de joie ! Édile nouveau, nouveau mari, nouveau père, il laisse une charge sans l'avoir exercée, une mère sans appui, une femme veuve, une fille dans l'enfance, qui n'a jamais connu ni son aïeul, ni son père. Pour comble de chagrin, je l'ai perdu pendant mon absence. J'ai appris en même temps sa maladie et sa mort, et lorsque je m'y attendais le moins, comme si l'on eût appréhendé que la crainte ne me familiarisât avec une si cruelle douleur. Tels sont les tourments que j'éprouve en vous écrivant, tout plein d'un seul objet. En l'état où je suis, je ne puis ni m'occuper ni parler d'autre chose. Adieu. [8,24] XXIV. - Pline à Maxime. Mon amitié pour vous m'oblige, non pas à vous instruire (car vous n'avez pas besoin de maître), mais à vous avertir de ne pas oublier ce que vous savez déjà, de le pratiquer, ou même de travailler à le savoir encore mieux. Songez que l'on vous envoie dans l'Achaïe, c'est-à-dire dans la véritable, dans la pure Grèce, où, selon l'opinion commune, la civilisation, les lettres, l'agriculture même, ont pris naissance; songez que vous allez gouverner des cités libres, c'est-à-dire des hommes vraiment dignes du nom d'hommes, des hommes libres par excellence, dont les vertus, les bienfaits, les alliances, les traités, la religion ont eu pour principal objet la conservation du plus beau droit que nous tenions de la nature. Respectez les dieux qui ont créé cette contrée, et les noms mêmes de ces dieux; respectez l'ancienne gloire de cette nation, et cette vieillesse des villes, aussi sacrée que celle des hommes est vénérable. Rendez honneur à leur antiquité, à leurs exploits extraordinaires, à leurs fables même. N'entreprenez rien sur la dignité, sur la liberté, ni même sur la vanité de personne. Rappelez-vous toujours que nous avons puisé nos lois chez ce peuple ; qu'il ne nous les a pas imposées en vainqueur, mais qu'il les a cédées à nos prières. C'est dans Athènes que vous allez entrer ; c'est à Lacédémone que vous devez commander. Il y aurait de l'inhumanité, de la cruauté, de la barbarie à leur ôter l'ombre et le nom de liberté qui leur restent. Voyez comment en usent les médecins. Relativement à leur art, il n'y a point de différence entre l'homme libre et l'esclave; cependant ils traitent l'un plus doucement et plus humainement que l'autre. Rappelez-vous ce que fut autrefois chaque ville, mais non pour mépriser ce qu'elle est aujourd'hui. Soyez sans fierté, sans orgueil, et ne redoutez pas le mépris. Peut-on mépriser celui qui est revêtu du pouvoir et qui porte les faisceaux, s'il ne montre une âme sordide et basse, et s'il ne se méprise pas le premier ? Un magistrat éprouve mal son pouvoir en insultant autrui. La terreur est un mauvais moyen de s'attirer la vénération, et l'on obtient ce qu'on veut bien plus aisément par l'amour que par la crainte. Car, pour peu que vous vous éloigniez, la crainte s'éloigne avec vous, mais l'affection reste; et, comme à la première succède la haine, la seconde se change en respect. Vous devez donc, je le répète, vous rappeler sans cesse le titre de votre charge, et l'importance de vos devoirs quand il s'agit d'organiser des cités libres. Qu'y a-t-il qui exige plus d'humanité que le gouvernement? Qu'y a-t-il de plus précieux que la liberté? Quelle honte serait-ce d'ailleurs de transformer la règle en désordre et la liberté en esclavage ! Je dirai plus : vous avez à vous mesurer avec vous-même. Vous avez à soutenir l'excellente réputation que vous vous êtes acquise dans l'emploi de trésorier de Bithynie, l'estime du prince, l'honneur que vous ont fait les charges de tribun, de préteur, et enfin ce gouvernement même qui est la récompense de tant de travaux. Mettez toute votre gloire à ce qu'on ne puisse pas dire que vous avez été plus humain, plus intègre et plus habile dans une province éloignée, qu'aux portes de Rome; parmi des peuples esclaves, que chez des hommes libres; désigné par le sort, que choisi par nos concitoyens; inconnu et sans expérience, qu'éprouvé et honoré. D'ailleurs n'oubliez pas ce que souvent vous avez lu, ce que vous avez souvent entendu dire, qu'il est bien plus humiliant de perdre l'estime que de n'en pas acquérir. Veuillez prendre tout ceci, comme je vous l'ai dit d'abord, non pour des leçons, mais pour des conseils, quoiqu'après tout, quand ce seraient des leçons, je ne craindrais pas qu'on me reprochât d'avoir porté l'amitié à l'excès. Car on ne doit point appréhender qu'il y ait de l'excès dans ce qui doit être si grand. Adieu.