[4,0] LIVRE QUATRIÈME. [4,1] I. - C. PLINE SALUE SON CHER GRAND-PÈRE PAR ALLIANCE FABATUS. Vous désirez depuis longtemps nous revoir ensemble, votre petite-fille et moi. Votre désir nous touche l'un et l'autre, et nous le partageons. Car nous sommes, nous aussi, dans la plus vive impatience de vous retrouver, et nous ne différerons pas davantage ce plaisir; nous sommes déjà en train de boucler nos bagages, et nous hâterons notre marche autant que les chemins le permettront. Nous ne nous attarderons qu'une fois, mais peu de temps; nous ferons un détour par la Toscane, non pour visiter mes terres et mon domaine (cela peut passer après), mais pour accomplir un devoir urgent. Près de ma propriété est un bourg, appelé Tifernium Tiberinum; j'étais presque encore un enfant, quand ses habitants me choisirent pour protecteur avec un empressement d'autant plus grand qu'il était moins raisonné. Ils fêtent chaque fois mon arrivée, s'affligent de mes départs, se réjouissent de mes honneurs. Pour leur témoigner ma reconnaissance (car il est honteux de se laisser surpasser en affection), j'ai fait bâtir dans ce bourg un temple à mes frais. Comme il est achevé, je ne pourrais en différer la dédicace sans impiété. Nous y passerons donc le jour de la dédicace, que j'ai résolu de fêter par un festin. Peut-être resterons-nous encore le jour suivant, mais nous n'en ferons ensuite que plus de diligence. Puissions-nous seulement vous trouver, vous et votre fille, en excellente santé, car, pour la joie, elle est assurée, si nous arrivons chez vous en parfait état. Adieu. [4,2] II. - C. PLINE SALUE SON CHER ATTIUS CLEMENS. Regulus a perdu son fils; c'est le seul malheur qu'il ne méritait pas, parce qu'il ne le regarde peut-être pas comme un malheur. C'était un enfant d'un esprit vif, mais équivoque; il aurait pu cependant suivre la bonne voie, s'il n'eût ressemblé à son père. Regulus l'émancipa pour qu'il pût recueillir la succession de sa mère. Après l'avoir ainsi acheté (c'est le mot que suggérait à chacun le caractère de l'homme), il le courtisait en vue de son héritage en affectant une indulgence aussi indigne que rare chez des parents. C'est incroyable, direz-vous? Mais songez qu'il s'agit de Regulus. Cependant maintenant qu'il l'a perdu, il le pleure follement. L'enfant avait un grand nombre de poneys gaulois pour le char et la selle; il avait des chiens grands et petits, il avait des rossignols, des perroquets et des merles; Regulus a tout fait égor- ger sur le bûcher. Ce n'était pas douleur, mais étalage de la douleur. Une foule incroyable s'empresse autour de lui. Tous le maudissent, le détestent, et pourtant, comme s'ils l'estimaient, comme s'ils l'aimaient, ils accourent, se pressent; pour dire en un mot toute ma pensée, afin de faire sa cour à Regulus, on imite Regulus. Il s'est retiré au delà du Tibre dans ses jardins, où il a pris un vaste espace pour ses immenses portiques, la rive pour ses statues, car il sait unir la magnificence à la lésine et la vanité à l'extrême infamie. Il dérange tout le monde dans la saison la plus malsaine, et déranger est pour lui une consolation. Il dit qu'il veut se remarier nouvelle inconséquence à joindre à tant d'autres. Bientôt on apprendra les noces d'un homme en deuil, les noces d'un vieillard, quoique ce soit se marier et trop tôt et trop tard. D'où je tire cette prévision, demandez-vous? Non de sa propre affirmation, car c'est le plus menteur des hommes, mais de cette certitude que Regulus fera tout ce qu'il ne devrait pas. Adieu. [4,3] III. - C. PLINE SALUE SON CHER ARRIUS ANTONINUS. Que vous vous soyez montré dans un et même deux consulats digne des anciens, que vous ayez été en Asie un proconsul tel qu'il n'y en eut ou tel qu'il n'y en aura peut-être pas plus d'un ou deux (votre modestie m'interdit de dire aucun), que votre intégrité, votre autorité, votre âge même vous élève au premier rang de la cité, cela mérite certes notre respect et notre admiration; pour moi cependant c'est dans vos délassements que je vous admire le plus. Car tempérer votre austérité par une aménité égale, associer à la plus grande dignité autant d'affabilité n'est pas moins difficile que beau. Vous y réussissez par le charme merveilleux de vos entretiens et plus encore par votre façon d'écrire. Car dans votre conversation les paroles coulent plus douces que le miel, comme celles du vieillard dont parle Homère; et dans vos écrits les abeilles semblent distiller tous les parfums des fleurs. C'est du moins l'impression que m'ont laissée vos épigrammes grecques et vos iambes, quand je les ai lus dernièrement. Quelle culture, quelle grâce; qu'ils sont doux, passionnés, dignes des anciens; quelle finesse et quelle simplicité ! Je croyais lire Callimaque, Hérode, ou même quelque auteur plus parfait. Car ni l'un ni l'autre de ces poètes n'a excellé ou ne s'est exercé dans ces deux genres. Un Romain peut-il parler si finement le grec? Athènes même, en vérité, était, si j'ose dire, moins attique ! Bref, j'envie aux Grecs la préférence que vous avez donnée à leur langue, car il est aisé de deviner ce que vous pourriez produire dans votre idiome national, quand vous avez écrit dans un idiome étranger et emprunté des oeuvres si belles. Adieu. [4,4] IV. - C. PLINE SALUE SON CHER SOSIUS SENECIO. J'ai une vive amitié pour Varisidius Nepos; il est actif, loyal, éloquent, qualité qui a pour moi presque le plus de prix. Il est aussi lié à C. Calvisius, mon familier, et votre ami, par une étroite parenté, car il est le fils de sa soeur. Faites-le, je vous prie, tribun pour six mois, accordez cet honneur à lui-même et à son oncle. Vous m'obligerez, vous obligerez notre ami commun Calvisius, vous obligerez Nepos lui-même, qui est un débiteur non moins solvable que vous ne me jugez moi-même. Vous avez rendu des services à bien des gens; j'ose affirmer que vous n'en avez jamais placé mieux aucun, et aussi bien un ou deux au plus. Adieu. [4,5] V. - C. PLINE SALUE SON CHER JULIUS SPARSUS. On dit qu'un jour Eschine, à la prière des Rhodiens, leur lut d'abord son discours, puis celui de Démosthène, et que tous les deux furent vivement acclamés. Je ne m'étonne pas que cet honneur soit échu aux ouvrages de si grands orateurs, alors que tout dernièrement les hommes les plus instruits ont écouté mon propre discours deux jours de suite avec une telle bienveillance, un tel assentiment, et même une telle constance, quoique leur attention ne fût piquée par aucun parallèle entre deux ouvrages, par aucune sorte de joute oratoire. Les Rhodiens en effet étaient animés non seulement par les mérites propres des deux discours, mais encore par le stimulant de la comparaison. Mon discours à moi plaisait sans le bénéfice d'aucune émulation. Le méritait-il? Vous en jugerez, quand vous lirez le livre, dont l'étendue m'interdit d'y ajouter la préface d'une plus longue lettre. Il convient que je sois bref là où je le puis, afin de rendre plus excusable le développement que j'ai donné au livre même, sans dépasser toutefois l'ampleur du sujet. Adieu. [4,6] VI. - C. PLINE SALUE SON CHER JULIUS NASO. Ma propriété de Toscane saccagée par la grêle, une récolte très abondante dans la région située au delà du Pô, mais des prix bas en proportion, voilà les nouvelles; seul mon domaine des Laurentes me donne un revenu. Je n'ai là, il est vrai, qu'une maison et un jardin, et puis c'est le sable; pourtant voilà ma seule source de revenu. Car j'y écris beaucoup, et à la place de la terre, que je n'ai pas, c'est moi-même que j'y cultive par l'étude; et je peux même déjà vous montrer, comme ailleurs des granges pleines, ici une boîte à manuscrits bien garnie. Ainsi donc vous aussi si vous convoitez un fonds d'un produit sûr et abondant, procurez-vous-en un sur ce rivage. Adieu. [4,7] VII. - C. PLINE SALUE SON CHER CATIUS LEPIDUS. Je vous le dis souvent : Regulus a de la volonté. Il obtient des résultats merveilleux, quand il se donne à une affaire. Il s'est mis en tête de pleurer son fils, il le fait comme personne. Il s'est mis en tête d'avoir de lui des statues, des portraits, il occupe tous les ateliers de ce travail; couleurs, cire, bronze, argent, or, ivoire, marbre, tout est mis en ceuvre pour le représenter. Il se fait même auteur et récemment, devant un nombreux auditoire, il a lu une biographie de son fils, une biographie d'un enfant, mais il l'a lue quand même. Il l'a reproduite en mille exemplaires et l'a répandue dans toute l'Italie, dans toutes les provinces. Il a écrit officiellement aux décurions de choisir parmi eux celui qui a la voix la plus belle, pour la lire au peuple; c'est fait. Cette volonté, ou de quelque nom qu'on l'appelle, cette opiniâtreté à atteindre son but, que de bien elle eût pu accomplir, s'il l'avait tournée vers des fins meilleures. Malheureusement les bons ont toujours moins de volonté que les méchants, et comme l'ignorance rend hardi, et la réflexion timide, ainsi pour les âmes honnêtes la circonspection est de la faiblesse et pour les coeurs pervers l'audace une force nouvelle. Témoin Regulus. Des poumons délicats, un air embarrassé, la voix hésitante, aucun à propos, nulle mémoire, rien enfin qu'un esprit mal équilibré, et cependant à force d'effronterie et grâce à cette extravagance même il est parvenu à passer aux yeux de bien des gens pour un orateur. Aussi Herennius Senecio lui applique-t-il avec une adresse infinie la fameuse définition que Caton a donnée de l'orateur, mais en la retournant : « l'orateur est un méchant homme qui ignore l'art de la parole. » Vraiment Caton lui-même n'a pas mieux défini le véritable orateur que Senecio n'a caractérisé Regulus. Avez-vous de quoi payer cette lettre de retour? Sans aucun doute, si vous m'écrivez que dans votre ville quelqu'un de mes amis, vous-même peut-être, a lu cette complainte de Regulus, à la manière d'un charlatan, sur la place publique, « en criant, selon l'expression de Démosthène d'une voix aussi joyeuse que puissante ». Car elle est d'une telle ineptie, qu'elle doit plutôt exciter le rire que les larmes; on la croirait composée non sur un enfant, mais par un enfant. Adieu. [4,8] VIII. - C. PLINE SALUE SON CHER MATURUS ARRIANUS. Vous me félicitez de mon élévation à l'augurat, et vous me félicitez avec raison, d'abord parce qu'il est beau d'obtenir, même dans de petites choses, l'estime d'un prince si sage, ensuite parce que le sacerdoce lui-même est antique et auguste et qu'en outre entre tous il jouit d'un caractère sacré et privilégié, puisqu'il dure autant que la vie. D'autres dignités jouissent d'une considération à peu près égale; mais comme on les accorde, on peut les retirer; dans celle-ci au contraire, la fortune n'a qu'un pouvoir, celui de donner. Une circonstance encore me paraît mériter vos félicitations, c'est que je succède à Julius Frontinus, homme du premier rang, qui chaque année depuis longtemps, le jour de l'élection, m'a toujours présenté pour ce sacerdoce, paraissant ainsi me désigner comme son successeur. Aujourd'hui l'événement a si bien approuvé ce choix, qu'il semble ne rien devoir au hasard. Quant à vous, d'après votre lettre, ce qui vous cause le plus de plaisir dans mon augurat, c'est que M. Tullius Cicéron fut augure. Vous vous réjouissez de me voir suivre dans la carrière des honneurs les traces de celui que je rêve d'égaler dans les lettres. Mais fasse le ciel qu'après avoir obtenu, beaucoup plus jeune que lui, le même sacerdoce et le consulat, je puisse, au moins dans ma vieillesse, posséder un peu de son génie. Mais, prenons garde ! Les biens dont disposent les hommes me sont échus à moi et à bien d'autres, tandis qu'il est difficile d'atteindre et même présomptueux d'espérer ce que les Dieux seuls peuvent donner. Adieu. [4,9] IX. - C. PLINE SALUE SON CHER CORNELIUS URSUS. Ces jours derniers a été jugé le procès de Julius Bassus; c'est un homme célèbre par ses épreuves et par ses malheurs. Il fut accusé sous Vespasien par deux particuliers; renvoyé devant le sénat, son affaire y resta longtemps en suspens; il a été enfin absous et pleinement mis hors de cause. Il craignit Titus, à titre d'ami de Domitien, et Domitien le bannit; rappelé par Nerva, il obtint du sort la Bithynie et en revint accusé; il fut aussi violemment poursuivi que fidèlement défendu. Les juges varièrent d'avis, la majorité cependant adopta celui qui parut le plus doux. Contre lui parla Pomponius Rufus, avec sa facilité et sa véhémence ordinaires. Après Rufus, vint Theophanes, l'un des députés, le brandon et l'instigateur de l'accusation. Je répondis, car Bassus m'avait chargé de jeter les fondements de toute sa défense, d'exposer ses titres à la considération, qui provenant soit de sa haute naissance, soit de ses dangers mêmes, offraient une ample matière, de dévoiler la conspiration des délateurs, qui en faisaient leur gagne-pain, d'expliquer les motifs pour lesquels il s'était exposé à la haine des gens les plus factieux et en particulier de Theophanes lui-même. C'est à moi encore qu'il avait demandé de réfuter l'accusation la plus grave pour lui. Car pour les autres griefs, quoique plus sérieux en apparence, il méritait non seulement d'être acquitté, mais même félicité. La charge la plus forte contre lui, c'était qu'en toute simplicité et sans prendre garde, il avait accepté, à titre d'ami, quelques dons de certains habitants de sa province, car il avait déjà été questeur dans cette même province. Voilà ce que ses accusateurs appelaient des larcins et des rapines, et lui des présents. Mais la loi interdit d'accepter même des présents. Que pouvais-je faire là? Quel système de défense adopter? Nier? Je craignais de donner l'apparence d'un vol réel à un acte que je n'osais avouer; de plus, contester un fait manifeste, c'était augmenter la faute, loin de l'amoindrir, surtout que l'accusé lui-même n'en avait pas laissé. la liberté aux avocats. Il avait dit en effet à beaucoup de gens et même au prince qu'il avait reçu de menus présents seulement à son anniversaire et aux saturnales et que la plupart du temps il en avait renvoyé lui aussi. Devais-je demander l'indulgence? C'était égorger mon client, en reconnaissant qu'il était coupable au point de ne pouvoir espérer de salut que de la clémence; fallait-il soutenir que son action était innocente? Sans lui être utile, je passais pour un homme impudent. Dans cet embarras, je me décidai à chercher un moyen terme, et je crois l'avoir trouvé. La nuit, comme elle fait pour les combats, interrompit ma plaidoirie. J'avais parlé pendant trois heures et demie, il me restait une heure et demie, car la loi accordant six heures à l'accusateur, et neuf à l'accusé, celui-ci avait réparti le temps entre moi et l'avocat qui devait plaider après moi, de façon que je disposais de cinq heures, lui du reste. Pour moi le succès de ma plaidoirie me conseillait de me taire et de terminer. Il est téméraire en effet de ne pas savoir se contenter d'un heureux résultat. De plus je craignais que les forces ne me fissent défaut, si je renouvelais mon effort, car il est plus difficile de le reprendre que de le poursuivre. Je courais encore le risque de refroidir le reste de mon plaidoyer par une interruption, et de lasser par une reprise. Si en effet une torche continuellement agitée reste bien enflammée, mais une fois abandonnée, se rallume difficilement, ainsi la chaleur de l'orateur et l'attention des auditeurs se soutiennent par la continuité, tandis que la remise et la détente les énervent. Mais Bassus me priait et, presque les larmes aux yeux, me suppliait d'employer tout mon temps. Je cédai, faisant passer son intérêt avant le mien; tout alla bien; je trouvai l'attention des sénateurs si éveillée, si fraîche, qu'ils semblaient plutôt stimulés que lassés par une première plaidoirie. Lucceius Albinus parla après moi, avec tant d'habileté, que nos discours offraient la variété de deux plaidoiries et l'enchaînement d'une seule. Herennius Pollion répondit avec force et vigueur, puis Theophanes revint à la charge. Il se conduisit cette fois encore, comme toujours, avec la dernière impudence, en osant, après deux avocats et consulaires et éloquents, réclamer son temps de parole et même en user largement. Il parla jusqu'à la nuit et même on dut apporter des lampes. Le lendemain Homullus et Fronton prononcèrent pour Bassus des plaidoiries admirables; le quatrième jour fut occupé par l'examen des preuves. Bébius Macer, consul désigné, déclara que Bassus était coupable en vertu de la loi de restitution, Cepio Hispo qu'il devait conserver son rang de sénateur et être renvoyé devant la commission. Tous deux avaient raison. Comment, direz-vous, pouvaient-ils avoir raison tous les deux, alors que leurs avis étaient si opposés? Eh bien, parce que pour Macer, qui s'en tenait à la lettre de la loi, il était logique de condamner celui qui avait reçu des présents, en violation de la loi; quant à Cepio, qui reconnaissait au Sénat le droit, qu'il a en effet, d'adoucir et d'élargir la loi, il excusait non sans raison un acte interdit sans doute, mais non sans exemple. L'avis de Cepio l'emporta, et même on l'acclama, quand il se levait pour opiner, ce qui n'a lieu d'ordinaire qu'au moment où on se rassoit. Jugez par là des applaudissements qui accueillirent sa déclaration, alors qu'elle en recueillit d'aussi vifs avant même d'être faite. Il reste pourtant dans la population comme au sénat deux partis qui se partagent l'opinion. Les uns se rangeant à l'avis de Cepio, accusent Macer de raideur et de dureté; les autres, approuvant Macer, reprochent à Cepio de donner dans le relâchement et même de manquer de logique; car il n'est pas logique, disent-ils, de maintenir au rang de sénateur celui que l'on a renvoyé devant la commission. Il y eut même un troisième avis Valérius Paulinus adopta celui de Cepio en y ajoutant ceci, qu'une information serait ouverte contre Theophanes, quand il aurait rendu ses comptes, après sa mission. Il lui reprochait d'avoir lui-même, au cours de l'accusation, violé plusieurs fois la loi même, qu'il avait invoquée contre Bassus. Mais les consuls ne donnèrent pas suite à cette proposition, quoique la plus grande partie du sénat l'approuvât vivement. Paulinus y a gagné une réputation de justice et de courage. La séance du sénat terminée, Bassus fut accueilli par une foule énorme, au milieu des acclamations et de la joie. Ce qui avait éveillé l'intérêt en sa faveur, c'était le souvenir de ses anciennes disgrâces que le procès avait rappelées, un nom fameux par les épreuves, la tristesse et le deuil d'un vieillard, d'ailleurs imposant par sa haute taille. Recevez ce message avant-coureur, et attendez le discours gonflé et lourd; vous l'attendrez longtemps, car je ne veux mettre ni légèreté ni hâte à reviser un travail de cette importance. Adieu. [4,10] X. -- C. PLINE SALUE SON CHER STATIUS SABINUS. Vous m'informez que Sabine, qui nous a institués ses héritiers, n'a ordonné nulle part dans son testament d'affranchir Modestus, son esclave, et que pourtant elle lui a fait un legs en ces termes . « Pour Modestus, que j'ai ordonné d'affranchir. » Vous me demandez ce que j'en pense. J'en ai parlé avec des jurisconsultes. Tous ont été d'accord qu'il n'a droit ni à la liberté, qui ne lui a pas été donnée, ni au legs, qui a été fait à un esclave. Mais c'est à mes yeux une erreur évidente de Sabine et je crois donc que notre devoir est d'agir, comme si Sabine avait écrit ce qu'elle-même a cru avoir écrit. Je suis sûr que vous abonderez dans mon sens, selon votre habitude de respecter religieusement la volonté des morts, qui, pour d'honnêtes héritiers, tient lieu de loi, dès qu'elle est comprise. Car pour nous l'honneur n'a pas moins de force que pour d'autres la nécessité. Que Modestus reste donc libre grâce à notre consentement, qu'il jouisse de son legs, comme si Sabine avait pris elle-même toutes les précautions. Elle les a prises d'ailleurs, puisqu'elle a bien choisi ses héritiers. Adieu. [4,11] XI. - C. PLINE SALUE SON CHER CORNELIUS MINICIANUS. Avez-vous entendu dire que Valerius Licinianus enseigne la rhétorique en Sicile? Vous ne le savez pas encore, je pense, car la nouvelle est toute fraîche. Ancien préteur, il passait naguère pour un de nos avocats les plus éloquents; aujourd'hui, quelle déchéance ! de sénateur le voilà exilé, d'orateur le voilà rhéteur ! Aussi a-t-il dit lui-même dans le discours d'ouverture de son cours ces paroles tristies et graves : « A quels jeux tu te plais, ô Fortune ! Des sénateurs tu fais des professeurs, des professeurs des sénateurs. » Il y a dans ce trait tant d'amertume, tant d'aigreur, qu'il me semble n'avoir donné des leçons, que pour pouvoir le dire. Voici encore un mot de lui : il entrait vêtu d'un pallium grec (car ceux à qui on a interdit l'eau et le feu n'ont pas droit à la toge); quand il eut composé son maintien et promené ses yeux sur son vêtement : « C'est en latin, dit-il, que je vais professer. » Vous direz que c'est un sort bien triste et bien digne de pitié, bien mérité cependant par celui qui a déshonoré sa noble profession d'avocat par des relations sacrilèges avec une vestale. Il avoue, il est vrai, ce sacrilège, mais on se demande si cet aveu lui a été arraché par la vérité, ou par la crainte d'aggraver son cas, s'il niait. Domitien en effet frémissait et bouillait de rage de se voir impuissant au milieu de la haine universelle. Il désirait ardemment faire enterrer vivante Cornélie, la grande Vestale fameuse, croyant illustrer son siècle par de tels exemples; en vertu de son droit de grand Pontife ou plutôt poussé par sa cruauté de tyran, et usant de la toute puissance du maître, il convoqua les autres pontifes non pas dans le palais du Roi des Sacrifices, mais dans sa villa d'Albe. Là, par un crime aussi grand que celui qu'il semblait punir, il la condamna en son absence et sans l'entendre, pour impureté, alors que lui-même non content d'avoir souillé d'un inceste la fille de son frère, avait encore causé sa mort, car étant veuve elle périt dans un avortement. Aussitôt les pontifes furent envoyés pour la faire enterrer et mettre à mort. La malheureuse, tendant les mains tantôt vers Vesta, tantôt vers les autres dieux, répétait surtout parmi toutes ses supplications : « C'est moi que César croit impure, moi, dont les sacrifices lui ont donné la victoire, lui ont donné le triomphe l » Parlait-elle ainsi par flatterie, ou par dérision, par conscience de son innocence ou par mépris du prince, on ne sait; mais elle ne cessa de le dire, jusqu'au moment où on la conduisit au supplice, peut-être innocente, certainement considérée comme innocente. Bien plus, tandis qu'on la faisait descendre dans cette fatale chambre souterraine, son manteau s'étant accroché, elle se retourna et le ramena autour d'elle, et comme le bourreau lui tendait la main, elle se détourna avec un sursaut et se rejeta en arrière, repoussant, dans un suprême geste de délicatesse, ce contact qu'elle regardait comme une souillure pour son corps chaste et pur, et observant toutes les règles de la pudeur, elle mit tous ses soins à tomber avec décence. Ajoutez ceci : Celer, chevalier romain, qu'on accusait de complicité avec Cornélie, pendant qu'on le battait de verges dans le Comitium, n'avait cessé de répéter : « Qu'ai-je fait? je n'ai rien fait. » Ainsi donc l'infamie, méritée par sa cruauté et son injustice, consumait Domitien. Il se rejeta sur Licinianus, sous prétexte qu'il avait caché dans son domaine une affranchie de Cornélie. Ceux qui s'intéressaient à lui l'avertissent, s'il veut éviter le comitium et les verges d'avoir recours à l'aveu pour obtenir sa grâce; il le fait. En son absence Herennius Senecio parla pour lui en termes à peu près semblables au fameux : Patrocle est mort, d'Homère. Il dit en effet : « D'avocat je deviens messager; Licinianus a renoncé à se défendre. » Cette déclaration plut si fort à Domitien, qu'il se trahit de joie et s'écria: « Licinianus m'a absous. » Il ajouta même qu'il ne fallait pas abuser de la soumission de Licinianus; il lui permit, s'il en trouvait le moyen, de soustraire quelque peu de ses biens, avant qu'ils fussent confisqués, et lui donna en récompense un lieu d'exil agréable. De là plus tard la clémence du divin Nerva le transféra en Sicile, où il tient maintenant école et où il se venge de la fortune dans ses exordes. Vous voyez avec quelle docilité je vous obéis, puisque je vous raconte et les nouvelles de la ville, et celles de l'étranger avec tant de zèle que je remonte même dans le passé. J'ai bien pensé, qu'en raison de votre absence, à ce moment, vous n'aviez appris sur Licinianus que son exil pour cause de mauvaises moeurs. La renommée rapporte les choses en bloc, non en détail. Je mérite qu'à votre tour vous m'écriviez par le menu ce qui se passe dans votre ville, ou dans le voisinage (car il s'y produit souvent des événements notables); enfin écrivez tout ce qu'il vous plaira, pourvu que votre lettre soit aussi longue que la mienne. Je compterai non seulement les pages, mais les lignes et même les syllabes. Adieu. [4,12] XII. - C. PLINE SALUE SON CHER MATURUS ARRIANUS; Vous aimez Egnatius Marcellinus et même vous me le vantez souvent; vous l'aimerez et le vanterez encore davantage, quand vous saurez ce qu'il vient de faire. Comme il était allé exercer la charge de questeur dans une province, le secrétaire, que le sort lui avait donné, mourut avant que ses appointements fussent échus; Marcellinus comprit et décida qu'il ne devait pas garder la somme qu'il avait reçue pour son secrétaire. Aussi à son retour, consulta-t-il César, puis, sur le conseil de César, le sénat, leur demandant ce qu'il fallait faire de ces gages. Question peu importante, mais question tout de même. Les héritiers du secrétaire les réclamaient pour eux, les préfets du trésor pour l'état. L'affaire fut plaidée, l'avocat des héritiers d'abord, celui de l'état ensuite parlèrent, tous deux en fort bons termes. Cécilius Strabon fut d'avis de verser au fisc, Bébius Macer de donner aux héritiers; Strabon l'emporta. Vous pouvez féliciter Marcellinus, comme je l'ai fait sur-le-champ. Bien qu'il lui suffise amplement d'avoir été approuvé par le prince et par le sénat, votre témoignage lui sera agréable. Car tous ceux que guide l'amour de la gloire et de la renommée, sont très sensibles à l'approbation et aux louanges même quand elles viennent des inférieurs. Mais le respect que Marcellinus a pour vous, lui inspire la plus grande considération pour votre jugement. De plus, quand il saura que sa conduite a pénétré jusque dans votre pays, il ne manquera pas d'être enchanté de tout le chemin que sa réputation aura fait en si peu de temps et même à l'étranger. Car je ne sais pourquoi les hommes sont plus touchés de l'étendue que de la grandeur de la gloire. Adieu. [4,13] XIII. - C. PLINE SALUE SON CHER CORNELIUS TACITE. Votre arrivée à Rome en bonne santé me remplit de joie; et si votre venue a jamais été désirée par moi, c'est bien aujourd'hui. Moi, je ne resterai que fort peu de jours encore dans cette villa de Tusculum pour y achever un opuscule, qui est sur le chantier. Je crains en effet, si je relâche, tout près de la fin, mon élan, si je l'interromps, d'avoir de la peine à le reprendre. En attendant, afin que mon impatience n'y perde rien, je vous adresse par ce message précurseur, si j'ose dire, la demande que je compte vous faire de vive voix. Mais auparavant voici les motifs de ma prière. Dernièrement pendant un séjour dans mon pays natal, je reçus la visite du fils d'un de mes compatriotes, enfant encore vêtu de la robe prétexte. « Vous faites vos études? » lui dis-je. - « Oui » - « Où? » - « A Milan. » - « Pourquoi pas ici? » Alors le père (car il était présent et avait lui-même amené son fils) : « Parce que nous n'avons pas de maîtres ici. » - « Pourquoi cela? Car il était du plus haut intérêt pour vous, qui êtes pères de famille (et fort à propos plusieurs pères m'écoutaient), que vos enfants fissent leurs études ici de préférence. Où trouveraient-ils un séjour plus agréable que dans leur patrie, une éducation plus irréprochable que sous les yeux de leurs parents, avec moins de frais qu'à la maison? Qu'en coûterait-il donc de réunir les fonds pour engager des maîtres? Et ce que vous dépensez maintenant pour le logement de vos enfants, pour les voyages, pour tous vos achats hors de chez vous (car hors de chez soi tout s'achète) s'ajouterait aux traitements. Eh bien ! moi, qui n'ai pas encore d'enfants je suis prêt à donner pour votre cité, comme pour une fille ou pour une mère, le tiers de la somme que vous voudrez bien rassembler. Je vous promettrais même le tout, si je ne craignais que cette libéralité ne fût quelque jour gâtée par le favoritisme, comme je le vois arriver en bien des lieux, où les maîtres sont engagés par la municipalité. Il n'y a qu'un remède à ce mal, c'est de réserver aux parents seuls le choix des maîtres, et de leur inspirer en outre le scrupule d'un choix judicieux en les obligeant à apporter leur contribution. Car tels qui prendraient peut-être peu de soin du bien d'autrui, seront certainement attentifs au leur et veilleront à ce que mon argent soit distribué selon la justice, s'ils doivent y joindre leurs propres deniers. Mettez-vous donc d'accord, unissez-vous, réglez votre courage sur le mien; car je souhaite de tout ceeur que ma contribution soit le plus considérable possible. Vous ne pouvez rien faire de plus convenable pour vos enfants, de plus agréable pour votre patrie. Elevons ici ceux qui naissent ici et accoutumons-les dès leur plus tendre enfance à aimer, à habiter leur pays natal. Et puissiez-vous y amener des maîtres assez illustres, pour que les cités voisines viennent y briguer leurs leçons, et, comme aujourd'hui vos enfants vont étudier chez les étrangers, puissent bientôt les étrangers accourir en foule chez nous !. » J'ai jugé bon de remonter très haut et comme à la source, pour que vous sentiez mieux combien je vous serais reconnaissant si vous accueilliez ma requête. Or je vous demande et, en raison de l'importance de cette affaire, je vous prie instamment de rechercher, dans la foule des lettrés, qu'attire autour de vous l'admiration de votre talent, des maîtres, auxquels je puisse m'adresser, à cette condition cependant, de ne donner ma parole à personne. Je veux en effet conserver toute liberté aux parents; à eux de juger, de choisir; je ne me réserve que la peine et la dépense. Si donc il se trouve quelqu'un qui se fie à ses talents, qu'il aille se présenter là-bas, sachant bien qu'il n'emporte d'ici rien de plus que sa confiance en lui. Adieu. [4,14] XIV. - C. PLINE SALUE SON CHER PATERNUS. C'est peut-être un discours que, selon votre habitude vous réclamez et attendez; mais moi j'extrais comme d'un magasin de curiosités étrangères et raffinées, mes divertissements et je vous les envoie. Vous recevrez avec cette lettre mes hendécasyllabes, que j'ai composés en voiture, au bain, à table, pour amuser mes loisirs. J'y ai mis des plaisanteries, de l'esprit, de l'amour, du chagrin, des plaintes, du dépit, des descriptions parfois sobres, parfois plus amples, et j'ai essayé à force de variété de plaire tantôt aux uns tantôt aux autres, et quelquefois peut-être à tous. Si par hasard vous y trouvez quelques endroits un peu plus libres, votre érudition saura bien se rappeler que les hommes éminents et graves, qui ont écrit dans ce genre, n'ont pas reculé devant la licence des sujets ni même devant la crudité de l'expression, que j'ai évitées moi, non que je sois plus austère (de quel droit?), mais, parce que je suis plus timide. Nous savons d'ailleurs que la véritable règle de ces oeuvres légères a été donnée par Catulle : « La réserve convient au poète vertueux dans sa vie, mais n'est point exigée de ses petits vers; ils ne sauraient avoir ni piquant, ni grâce sans un peu de galanterie et de libertinage. » Voyez quel prix j'attache à votre jugement l J'ai préféré votre critique sur l'ensemble à vos éloges sur quelques poèmes choisis, et pourtant les pièces les plus agréables cessent de le paraître, quand on les rapproche d'autres semblables. De plus un lecteur d'esprit et de goût ne doit pas comparer des poésies de caractère différents, mais peser chaque pièce en soi, et ne pas juger inférieure à une autre celle qui est achevée en son genre. Mais pourquoi m'étendre davantage? chercher par un long préambule à excuser ou à recommander des sottises est la pire de toutes les sottises. Je crois seulement devoir vous prévenir, que j'ai songé à intituler ces bagatelles, hendécasyllabes, titre qui ne s'applique qu'à la mesure des vers. Vous pouvez donc les appeler épigrammes, idylles, églogues, ou, comme beaucoup le font, poèmes, ou de quelqu'autre nom que vous préférerez; moi, je ne prends la responsabilité que de « hendécasyllabes ». Je demande seulement à votre franchise de me dire à moi sur mon recueil ce que vous en diriez à d'autres; et je n'exige rien de bien difficile. Car si cet opuscule était ma meilleure ou ma seule production, il pourrait peut-être vous sembler dur de me dire « cherchez quelque autre occupation », mais la bienveillance et la bonté vous permettent de me dire « vous avez mieux à faire ». Adieu. [4,15] XV. - C. PLINE SALUE SON CHER MINICIUS FUNDANUS. Si je montre quelque discernement c'est bien en aimant d'une affection toute particulière Asinius Rufus. C'est un homme excellent et qui adore les gens de bien comme moi. Pourquoi ne pas me compter dans leur nombre? Il est lié aussi par la plus étroite intimité avec Cornelius Tacite, dont vous appréciez le mérite. Si donc nous obtenons tous deux votre estime, il faut que au sujet de Rufus aussi, vous partagiez notre sentiment puisque pour nouer des amitiés il n'y a pas de lien plus solide que la ressemblance de caractères. Il a plusieurs enfants. Car il a rempli aussi ce devoir d'un bon citoyen de donner de nombreux enfants à la patrie, dans un siècle où la plupart regardent même un fils unique comme une charge, en comparaison des avantages réservés aux familles sans enfants. Lui, a méprisé ces profits et n'a pas craint d'assumer le nom d'aïeul. Car il est grand-père et grand-père de Saturius Firmus, que vous aimerez autant que je l'aime, quand vous le connaîtrez aussi intimement que moi. Cela vous prouve quelle importante, quelle nombreuse famille vous allez obliger par un seul bienfait. Et, je suis amené à vous le demander, d'abord par un voeu que je forme, ensuite par je ne sais quel heureux pressentiment. Je vous souhaite en effet, je vous préjuge le consulat pour l'an prochain. Vos mérites et l'estime du prince m'autorisent à vous faire cette prédiction. Or il se rencontre que c'est juste l'année de la questure de l'ainé des fils de Rufus, Asinius Bassus, jeune homme --- (dirai-je ce que le père désire que je pense et que je dise, ce que la modestie du fils m'interdit?) jeune homme encore meilleur que son père. Il vous est difficile de lui croire sur ma parole (quoique vous me croyiez d'ordinaire sur parole) sans le connaître, toute l'activité, la probité, la science, le talent, l'application, la mémoire enfin que vous lui trouverez à l'expérience. Je souhaiterais que notre temps fût si fertile en hommes de talents, que vous eussiez à en préférer plusieurs à Bassus; alors je vous engagerais tout le premier et vous presserais d'y regarder plus d'une fois et de peser longtemps lequel mérite de fixer votre choix. Par malheur, aujourd'hui --- mais je ne veux pas trop vanter mon ami, et je dis seulement que c'est un jeune homme digne d'être accueilli auprès de vous, comme un fils, selon la coutume de nos ancêtres. Des magistrats de votre sagesse doivent demander à l'Etat des subordonnés, comme si c'étaient des enfants, doués des qualités que nous souhaitons aux enfants donnés par la nature. Il sera flatteur pour vous d'avoir pendant votre consulat, pour questeur, le fils d'un ancien préteur, le parent d'hommes consulaires, à qui, de leur propre aveu, il rend déjà, malgré sa jeunesse, autant d'honneur qu'il en reçoit. Soyez donc bienveillant à mes prières, écoutez mes conseils, et surtout, si je vous parais trop pressé, pardonnez-moi; d'abord parce que l'affection est précipitée dans ses désirs, ensuite parce que dans un État où toutes les charges appartiennent pour ainsi dire au premier occu- pant, si l'on attend le moment fixé par la loi, elles vous arrivent non à l'heure, mais trop tard; enfin jouir par avance de l'objet de ses désirs est déjà plein de douceur. Que Bassus vous révère dès maintenant comme son consul; vous, aimez-le comme votre questeur, et moi, qui vous chéris tous deux, puissé-je goûter une double joie. En effet mon affection pour vous et pour Bassus est si grande que je faciliterai de tout mon pouvoir, de tous mes efforts, de tout mon crédit, l'accès des honneurs et à Bassus auprès de n'importe quel consul et à votre questeur à vous, quel qu'il soit; j'éprouverai donc la joie la plus douce, si mon amitié et l'occasion de votre consulat rassemblent tous mes voeux sur le même jeune homme, si enfin c'est vous, plutôt que tout autre, qui secondez mes sollicitations, vous dont les recommandations trouvent le plus bienveillant accueil auprès du sénat et dont le témoignage lui inspire le plus de confiance. Adieu. [4,16] XVI. - C. PLINE SALUE SON CHER VALERIUS PAULINUS. Réjouissez-vous pour moi, réjouissez-vous pour vous, réjouissez-vous aussi pour nos contemporains : les lettres sont encore en honneur. Dernièrement je devais plaider devant les centumvirs; je n'ai pu gagner ma place que par l'estrade des juges et à travers leurs rangs, tant l'assistance était serrée partout ailleurs. Bien mieux, un jeune homme élégant ayant eu sa tunique déchirée, comme cela arrive dans la foule, n'en resta pas moins, vêtu seulement de sa toge, pendant sept heures entières; car je parlai tout ce temps avec beaucoup d'efforts, avec plus de succès encore. Travaillons donc et n'abritons pas notre paresse derrière celle d'autrui. Il ne manque pas d'auditeurs, il ne manque pas de lecteurs, c'est à nous de produire des ceuvres dignes d'être écoutées, dignes d'être confiées aux livres. Adieu. [4,17] XVII. - C. PLINE SALUE SON CHER CLUSINIUS GALLUS. Vous m'offrez et vous me priez de prendre la défense de Corellie, en ce moment absente, contre C. Cécilius, consul désigné. Je vous remercie de votre offre; mais je me plains de votre prière. L'offre est nécessaire, pour que je sois informé; mais la prière est de reste, pour me pousser à faire ce qu'il serait tout à fait honteux pour moi de négliger. Puis-je hésiter à défendre la fille de Corellius? Il y a pourtant entre celui contre qui vous m'appelez à plaider et moi des liens non pas d'intimité, mais de quelque amitié. Ajoutez-y son rang élevé, et même la dignité pour laquelle il est désigné, et à laquelle je dois d'autant plus d'égards, que j'en ai été déjà revêtu; car il est naturel de vouloir inspirer la plus haute estime pour les fonctions qu'on a remplies soi-même. Mais quand je songe que je vais prêter mon aide à la fille de Corellius, toutes ces considérations me paraissent froides et vaines. Je revois cet homme éminent, le plus sage, le plus vertueux, le plus fin que notre siècle ait produit. Mon attachement pour lui naquit de l'admiration et il arriva, contre l'ordinaire, que je l'admirai bien plus encore, quand je le connus plus à fond, car je l'ai connu à fond; il ne me cachait rien, ni ses plaisirs, ni ses occupations sérieuses, ni ses tristesses, ni ses joies. J'étais encore tout jeune, pourtant il me témoignait déjà la considération, et même, j'oserais dire, les égards qu'il aurait eus pour un homme de son âge. Je n'ai brigué aucune dignité, qu'il ne m'ait donné sa voix et son témoignage; à mon entrée en charge, il m'a toujours accompagné mêlé à mon cortège; dans l'exercice de mes fonctions, il me conseillait et me guidait; enfin dans toutes mes cérémonies officielles, c'est lui encore qui, malgré sa faiblesse et son grand âge, se faisait remarquer comme s'il eût été un homme jeune et vigoureux. Quel heureux appui il a été pour ma réputation soit dans le privé, soit dans l'opinion publique, soit même auprès du prince ! Un jour en effet que devant l'empereur Nerva la conversation était tombée sur les jeunes gens bien doués, et que la plupart me comblaient d'éloges, il garda un moment le silence, ce qui ajoutait tant de poids à ses paroles, puis avec cette gravité que vous lui connaissiez : « Je dois, dit-il, user de modération dans l'éloge de Secundus, car il ne fait rien que par mes conseils. » Par ces mots il m'accordait un honneur que la modestie ne m'aurait pas permis de souhaiter, celui de n'agir que selon la plus grande sagesse, puisque je suivais dans toute ma conduite les conseils de l'homme le plus sage. Bien plus, à son lit de mort, il dit à sa fille (c'est elle qui aime à le répéter) Je t'ai fait beaucoup d'amis dans ma longue existence, mais les meilleurs sont Secundus et Cornutus. A ces souvenirs, je comprends la nécessité de travailler, pour que je ne paraisse pas avoir trahi en rien cette confiance que le plus prévoyant des hommes avait placée en moi. Aussi assisterai-je Corellia avec le plus grand empressement, et ne reculerai-je pas devant les mécontentements à prévoir; et pourtant j'ose espérer non seulement mon pardon, mais encore des éloges de mon adversaire lui-même, qui, dites-vous, hasarde ce procès d'un nouveau genre peut-être dans l'espoir d'avoir affaire seulement à une femme, lorsqu'il m'aura été donné d'exposer ces souvenirs dans mon plaidoyer, avec plus d'ampleur et d'abondance que n'en permettent les limites étroites d'une lettre, soit pour excuser ma conduite, soit même pour m'en féliciter. Adieu. [4,18] XVIII. - C. ALINE SALUE SON CHER ARRIUS ANTONINUS. Pourrais-je vous donner une meilleure preuve de ma vive admiration pour vos épigrammes grecques, que d'avoir essayé d'en imiter quelques-unes et de les traduire en latin? Imitation qui gâte le modèle, hélas ! Il faut en accuser d'abord la médiocrité de mon talent, ensuite la pauvreté et plutôt, comme dit Lucrèce, "l'indigence de notre langue". Si toutefois ces essais écrits en latin et de ma main ont à vos yeux quelque grâce, vous pouvez juger combien je trouve de charme aux productions qui viennent de vous et sont en langue grecque. Adieu. [4,19] XIX. - C. PLINE SALUE SA CHÈRE CALPURNIA HISPULLA . Vous êtes un modèle d'affection familiale, vous avez chéri un frère excellent d'une tendresse égale à celle dont il vous entourait, vous aimez sa fille comme la vôtre et vous ne lui témoignez pas seulement des sentiments de tante, mais vous lui rendez l'amour d'un père qu'elle a perdu; aussi éprouverez-vous la plus grande joie, j'en suis certain, d'apprendre qu'elle se montre digne de son père, digne de vous, digne de son grand-père. En elle la plus vive intelligence s'allie à la plus parfaite conduite; elle m'aime, et c'est une preuve de sa vertu. Elle a de plus le goût des lettres, que lui a inspiré son amour pour moi. Mes écrits sont dans ses mains, elle les lit et les relit, et même les apprend par coeur. Que d'inquiétude dans son coeur, quand je suis sur le point de plaider ! Quelle joie, quand c'est fini ! Elle charge des messagers de lui rapporter les applaudissements, les acclamations que j'ai soulevées, le succès que j'ai. obtenu dans mon affaire. Ou bien, si parfois je fais une lecture publique, elle se tient à proximité, dissimulée derrière une tenture, et recueille d'une oreille avide les louanges que je reçois. Elle chante même mes vers en s'accompagnant de la lyre, instruite non par un artiste, mais par l'amour, le meilleur de tous les maîtres. C'est pourquoi j'ai le plus ferme espoir que l'accord de nos coeurs durera et se fortifiera de jour en jour. Car ce n'est pas la jeunesse ou la beauté, qui peu à peu passent et s'évanouissent, mais la gloire qu'elle aime en moi. Et l'on ne saurait attendre moins de celle que vos soins ont formée, que vos leçons ont instruite, qui dans votre fréquentation n'a eu sous les yeux que des exemples de vertu et d'honneur, qui enfin a appris à m'aimer en m'entendant louer de votre bouche. Car, respectant ma mère comme la vôtre même, vous ne cessiez, dès mon enfance, de me diriger, de m'encourager par vos éloges, de me présager que je serais un jour tel que ma femme me voit aujourd'hui. Aussi rivalisons-nous de reconnaissance envers vous, moi de me l'avoir donnée, elle de m'avoir donné à elle, nous ayant si bien choisis l'un pour l'autre. Adieu. [4,20] XX. - C. PLINE SALUE SON CHER NOVIUS MAXIMUS. Je vous ai fait connaître mon sentiment sur chacune des parties de votre ouvrage à mesure que je les avais lues. Voici maintenant mon jugement général sur l'ensemble. C'est une belle oeuvre, solide, ardente, élevée, variée, élégante, soignée, ornée, dont l'étendue même et l'ampleur vous apporteront beaucoup de gloire; votre talent et votre douleur ont ensemble déployé toutes leurs voiles pour vous porter au loin, se prêtant un appui réciproque. Car votre talent a donné de la grandeur et de la majesté à votre douleur, et la douleur de la force et de l'amertume à votre talent. Adieu. [4,21] XXI. -- C. PLINE SALUE SON CHER VELIUS CERIALIS. Quelle fin déplorable et prématurée que celle des soeurs Helvidia ! Toutes deux sont mortes à la suite de couches, toutes deux après avoir mis au monde une fille. J'en suis profondément affligé, et pourtant ma douleur n'a rien d'excessif, tant il me paraît cruel de voir des jeunes femmes si distinguées enlevées dans la fleur de l'âge par la maternité. Je plains le sort de ces petites filles, privées de leur mère dès l'instant de leur naissance, je plains des maris excellents, je me plains aussi moi-même. Car je garde la plus fidèle amitié au père de ces jeunes femmes même après sa mort, comme l'ont attesté mon plaidoyer et mes écrits; de ses trois enfants il n'en reste plus qu'un, laissé seul pour soutenir aujourd'hui sa maison naguère solidement établie sur ses trois piliers. Ce sera cependant un grand adoucissement et un apaisement à ma douleur, si celui-là du moins la fortune nous le conserve fort et vigoureux, et digne de son noble père, digne de son noble aïeul. Mais je tremble d'autant plus pour sa vie et pour son caractère, qu'il est aujourd'hui l'unique rejeton. Vous qui connaissez la faiblesse de mon coeur, quand il s'agit des personnes que j'aime, vous qui connaissez mes alarmes, vous ne devrez pas être surpris que j'éprouve tant de crainte pour celui en qui j'ai mis tant d'espoirs. Adieu. [4,22] XXII. - C. PLINE SALUE SON CHER SEMPRONIUs RUFUS. J'ai été appelé à donner mon avis dans l'instruction d'un procès, conduite par notre excellent prince. Un concours d'athlètes avait lieu tous les ans à Vienne, fondé par le testament d'un particulier quelconque; or, T'rebonius Rufinus, homme distingué et mon ami, s'avisa, pendant qu'il était duumvir, de le supprimer et de l'abolir. On soutenait qu'il n'avait pas ce pouvoir. Il plaida lui-mètre sa cause avec autant de succès que d'éloquence. Ce qui donnait du poids à son argumentation, c'est que dans une affaire personnelle il parlait en Romain, en bon citoyen, avec sagesse et dignité. Lorsqu'on recueillit les avis, Junius Mauricus, dont personne n'égale la fermeté et la franchise, déclara qu'on ne devait pas rendre le concours aux Viennois et il ajouta « Je voudrais qu'on pût l'interdire même à Rome. » C'est, de l'énergie, direz-vous, et du courage. Sans doute. Mais de la part de Mauricus il n'y a là rien de nouveau. Déjà devant l'empereur Nerva, il s'était montré aussi hardi. Nerva dînait avec quelques amis : Veiento était tout près de lui et penché même sur sa poitrine. C'est tout dire, que de nommer le personnage. La couversation tomba sur Catullus Messalinus, qui privé de la vue avait joint à un naturel violent les défauts qui proviennent de la cécité. Il ne gardait plus ni respect, ni honte, ni pitié. Aussi était-il souvent entre les mains de Domitien comme un trait, qui frappe aveuglément et à l'improviste, et que cet empereur cruel dardait le plus souvent contre les meilleurs citoyens. Sa perversité et ses avis sanguinaires étaient pendant le repas le sujet de la conversation générale, quand l'empereur lui-même dit : « Que lui serait-il arrivé, à notre avis, s'il vivait encore? » - « Il dînerait avec nous », répondit Mauricus. voilà une longue digression, faite sans déplaisir cependant. On décida la suppression du concours, qui avait corrompu les Viennois, comme le nôtre corrompt l'univers. Car les vices des Viennois restent enfermés chez eux, tandis que les nôtres se répandent au loin, et dans l'empire, comme dans le corps humain les maladies les plus graves sont celles qui de la tête se propagent dans tout l'organisme. Adieu. [4,23] XXIII. - C. PLINE SALUE SON CHER POMPONIUS BASSUS. J'ai éprouvé le plus grand plaisir en apprenant par nos amis communs, que, comme il convient à votre sagesse, vous savez arranger et supporter les loisirs de la retraite; que vous habitez un séjour charmant, que vous faites de l'exercice soit sur terre, soit sur mer, que vous donnez beaucoup de temps aux savants débats, aux conférences, à la lecture, et que malgré votre vaste savoir, il n'est pas de jour que vous n'y ajoutiez quelque connaissance nouvelle. Telle doit être la vieillesse d'un homme qui a rempli les plus hautes magistratures, qui a commandé les armées, et s'est donné tout entier, aussi longtemps qu'il convenait, à l'Etat. Car le début et le milieu de notre vie nous devons les consacrer à la patrie, et la fin à nous, comme les lois mêmes nous l'indiquent, en nous éloignant des affaires dans notre âge avancé. Quand pourrai-je, quand l'âge me permettra-t-il d'imiter avec convenance votre magnifique exemple de retraite? Quand donc mes loisirs seront-ils appelés non plus paresse, mais quiétude? Adieu. [4,24] XXIV. - C. PLINE SALUE SON CHER FABIUS VALENS. Ayant parlé dernièrement devant les centumvirs, en présence des quatre sections et réunies, le souvenir me revint d'avoir plaidé déjà dans ma jeunesse devant les quatre sections. Mes réflexions, comme il arrive, m'emportèrent plus loin; je me mis à penser aux collaborateurs qui, soit lors du récent procès, soit dans celui d'autrefois, m'avaient secondé dans ma tâche. Je restais le seul qui eût parlé dans les deux. Tels sont les changements où se plaisent soit la fragilité des mortels, soit l'instabilité de la fortune. Certains de ceux qui avaient plaidé jadis sont morts, d'autres exilés; à l'un la vieillesse et la mauvaise santé ont conseillé le silence, l'autre a préféré jouir d'un bienheureux repos, celui-ci commande une armée, celui-là a été enlevé aux devoirs du barreau par l'amitié du prince; et pour moi-même que de vicissitudes ! Les belles-lettres m'ont d'abord élevé, exposé ensuite au péril, et enfin relevé; l'amitié des gens de bien m'a d'abord servi, puis m'a été nuisible, et de nouveau me sert; si l'on compte les années, c'est un court espace de temps, si l'on compte les revirements du sort, on dirait une éternité. Cela nous enseigne à ne désespérer de rien, à ne compter sur rien, quand nous voyons tant de changements se succéder dans une révolution rapide. Or, j'ai l'habitude de vous faire part de toutes mes pensées, de vous adresser les mêmes leçons, de vous proposer les mêmes exemples qu'à moi-même; c'est le seul but de cette lettre. Adieu. [4,25] XXV. - C. PLINE SALUE SON CHER MESIUS MAXIMUS. Je vous ai dit dans une lettre que le scrutin secret risquait d'amener quelque désordre. C'est fait : dans les derniers comices on a trouvé sur certaines tablettes de vote beaucoup de plaisanteries, même des grossièretés, et sur une, au lieu des noms des candidats, les noms de leurs protecteurs. Le Sénat a jeté feu et flamme et a appelé à grands cris la colère du prince sur l'auteur du vote. Lui cependant s'est dérobé et est resté inconnu, peut-être était-il parmi les plus indignés. De quoi peut-on croire capable dans la vie privée celui qui dans une affaire si importante, dans une occasion si sérieuse, se. permet de telles bouffonneries, qui enfin en plein Sénat, fait le railleur, le bel esprit, le malin? Tant les esprits dépravés puisent d'audace dans l'assurance du : « Qui le saura? » On demande des tablettes, on prend un stylet, on baisse la tête, et, ne respectant personne, se méprisant soi-même, on en vient à ces moqueries dignes de la scène et des tréteaux. Que faire? Quel remède trouver? Partout les vices sont plus forts que les remèdes. Mais ce soin regarde quelqu'un de plus élevé que nous, à qui coûte chaque jour bien des veilles et bien de la peine cette licence stupide, mais effrénée, de notre temps. Adieu. [4,26] XXVI. - C. PLINE SALUE SON CHER MECILIUS NEPOS. Vous me demandez de m'occuper de la révision et de la correction de mes petits ouvrages, que vous avez mis tant d'empressement à acquérir; je m'y mettrai; de quel soin pourrais-je me charger plus volontiers, surtout pour répondre à votre désir? Car, lorsque un homme si sérieux, si éclairé, si éloquent, et de plus si occupé que vous, partant pour le gouvernement d'une grande province, désire si vivement emporter avec lui mes ouvrages, ne dois-je pas consacrer tous mes soins à éviter que cette partie de ses bagages ne l'embarrasse comme un fardeau inutile? Je vais donc m'appliquer, d'abord à ce que ces compagnons que vous emmenez vous soient aussi obligeants que possible, ensuite à ce que de retour vous en trouviez d'autres, que vous désiriez joindre aux premiers. Car ce n'est pas un médiocre encouragement à écrire de nouvelles eeuvres, qu'un lecteur tel que vous. Adieu. [4,27] XXVII. - C. PLINE SALUE SON CHER POMPEIUS FALCO. Voilà trois jours que j'ai assisté à une lecture publique de Sentius Augurinus avec le plus vif plaisir et même avec la plus grande admiration. Il intitule ses vers petits poèmes. Il y en a beaucoup de simples, beaucoup de nobles, de gracieux, de tendres, d'aimables, beaucoup aussi de mordants. Depuis plusieurs années, rien, à mon goût, n'a été écrit de plus parfait en ce genre, à moins que je ne sois induit en erreur par mon amitié pour l'auteur ou par les compliments dont il m'a honoré moi-même dans une de ses pièces. Il y prend pour sujet ma fantaisie de composer parfois des vers. Je vais d'ailleurs vous faire vous-même juge de mon jugement, si je peux retrouver le second vers de cette pièce (car je sais les autres); bon ! le voilà retrouvé: "Je chante de légers poèmes en vers tout menus, comme ceux qu'autrefois ciselaient mon cher Catulle et Calvus et nos vieux poètes. Mais que m'importent ceux-là ? Pline pour moi vaut d lui seul tous les anciens ; préférant les vers il abandonne le forum et cherche un objet à aimer, un objet à persuader de son amour. Voilà l'illustre Pline, celui qui égale tant de Calons ! Et maintenant, vous tous qui aimez, refusez donc d'aimer !" Vous voyez comme tout est spirituel, délicat, achevé. D'après cet avant-goût je garantis le livre entier, dont je vous enverrai un exemplaire, dès qu'il aura été publié. En attendant aimez ce jeune homme et félicitez notre siècle d'avoir produit ce brillant talent, qu'embellit encore un heureux caractère. Il fréquente Spurinna, il fréquente Antoninus, allié de l'un, commensal de tous les deux. Vous pouvez juger par là de la parfaite correction d'un jeune homme qui a gagné à ce point l'affection de si vénérables vieillards. Car rien n'est plus vrai que ces vers du poète - « On est tel que les gens qu'on aime à fréquenter. » Adieu. [4,28] XXVIII. - C. PLINE SALUE SON CHER VIBIUS SEVERUS. Herennius Severus, homme érudit, tient beaucoup à mettre dans sa bibliothèque les portraits de vos deux compatriotes Cornelius Nepos et Titus Catius et il me demande, s'ils se trouvent dans votre ville, comme c'est probable, d'en faire peindre des copies. C'est vous que je charge de préférence de ce soin, considérant d'abord l'amitié avec laquelle vous accédez à mes désirs, ensuite votre profond respect pour les lettres, et votre sincère amour pour les lettrés, enfin la vénération et la tendresse que vous inspirent votre patrie et, autant que votre patrie, ceux qui l'ont illustrée. Choisissez donc, je vous prie, un peintre aussi habile que possible. Car s'il est malaisé de rendre la ressemblance d'après l'original, il l'est bien plus encore, quand on imite une imitation; je vous demande donc de ne pas permettre à l'artiste, que vous choisirez, de s'écarter de cette vérité, même pour l'embellir. Adieu. [4,29] XXIX. - C. PLINE SALUE SON CHER ROMATIUS FIRMUS. Allons ! mon cher, lors de la prochaine audience, arrangez-vous pour venir siéger comme juge : ne vous figurez pas de dormir sur vos deux oreilles, vous reposant sur moi. On ne s'en dispense pas impunément, voici que Licinius Nepos, préteur ferme et courageux, vient de condamner à l'amende un sénateur même. L'autre a plaidé sa cause devant le sénat; sa plaidoirie du reste se borna à demander grâce; l'amende lui a été remise; mais il a eu peur, mais il a supplié, mais il a eu besoin de pardon. "Tous les préteurs, direz-vous, ne sont pas aussi sévères." Erreur, car pour créer ou rétablir un tel précédent, il faut des préteurs sévères, mais quand il a été créé ou rétabli, même les plus indulgents peuvent le suivre. Adieu. [4,30] XXX. - C. PLINE SALUE SON CHER LICINIUS SURA. Je vous ai rapporté de mon pays, pour cadeau, une question tout à fait digne de votre profond savoir. Une source naît dans la montagne, descend à travers les rochers, arrive à une petite salle à manger creusée de main d'homme, s'y arrête un moment, puis va se jeter dans le lac Larius. Elle offre une particularité merveilleuse : trois fois par jour son niveau monte et descend par un flux et un reflux réguliers; ce phénomène est visible à tous les yeux, et c'est un vrai plaisir de l'observer. On s'assied sur le bord pour dîner et l'on boit l'eau puisée à même la source, car elle est très fraîche, tandis qu'à intervalles fixes et réglés elle se retire ou s'élève. Mettez-y une bague ou quelque autre objet, quand elle est à sec, peu à peu l'eau la baigne, et enfin la couvre; puis elle la découvre et insensiblement l'abandonne. En prolongeant votre observation, vous pouvez voir le double mouvement se produire deux et trois fois. Quelque souffle souterrain ouvre-t-il et ferme-t-il alternativement l'orifice et le canal de la source, selon qu'en s'y engouffrant il les bouche, ou qu'en refluant il les dégage? Nous constatons le même fait dans de petites amphores ou autres vases de même genre, dont le goulot n'est pas large et ne donne pas tout de suite passage au liquide. Car ces vases aussi, même penchés et renversés, produisent des arrêts dus à la résistance de l'air et suspendent l'effusion du liquide comme par des sanglots répétés. Ou bien la loi qui régit l'océan, commanderait-elle aussi à cette source, et la cause qui produit les marées, obligerait-elle aussi ce mince filet d'eau à s'arrêter ou à couler alternativement? Ou bien comme les fleuves qui se jettent dans la mer, sous l'effort des vents contraires et la résistance de la marée montante, sont refoulés, y a-t-il de même quelque force qui refoule l'écoulement de cette source? Peut-être encore les canaux secrets ont-ils une capacité déterminée; aussi pendant qu'ils recueillent la même quantité d'eau qu'ils viennent de répandre, le ruisseau est-il plus faible et plus lent, après qu'ils l'ont recueillie, plus rapide et plus abondant? Ou enfin y-a-t-il je ne sais quelle écluse cachée et invisible, qui, une fois vide, réveille et fait jaillir la source, et, une fois pleine, en arrête et en interrompt l'épanchement? C'est à vous de rechercher les causes (car vous le pouvez) de ce phénomène étrange; pour moi, je serais bien content, si j'ai réussi à vous dépeindre exactement le phénomène. Adieu.