[14,0] 14ème Sermon de Saint Pierre Chrysologue [14,1] Pour les vétérans aguerris, la trompette évoque la discipline, pour les nouvelles recrues, elle ne fait qu’émettre un bruit qui sème la terreur, de sorte que la maîtresse des guerres donne du courage aux siens, et répand la peur aux ennemis. Celui qui guerroie sans trompette n’est pas un soldat. Il est emporté par la rage, non par l’ardeur militaire; c’est la vue du péril qui le met en branle, non la vertu militaire. Il cherche le trépas plutôt que la victoire. Nous disons cela pour que le soldat du Christ comprenne pourquoi on nous fait don de chants célestes. Etablis dans le camp du monde, nous menons la lutte avec le démon et avec nos vices. Donc, à chaque fois que retentit le son d’un psaume d’un prophète, il nous met sur nos gardes en temps de paix, nous donne du courage au milieu de l’armée, et nous rend invincibles dans le combat. [14,2] Car, aujourd’hui, le bienheureux psalmiste nous convoque à une compréhension surnaturelle par le chant : Bienheureux celui qui comprend ce qu’est l’indigent, ce qu’est le pauvre (Psal. XL, 2). De quelle compréhension s’agit-il ? Et où est la pauvreté dont on parle ? La compréhension est plutôt de la violence si elle perfore pour fouiller les viscères, si elle s’empare de ce qui est caché, si elle dénude ce qui est recouvert. Étaler ces choses au grand jour, les exposer au public, les divulguer ce n’est pas de la compréhension mais de la curiosité malsaine, du sensationalisme. Glacé par la nudité, réduit en putréfaction par la faim, asséché par la soif, fiévreux à force d’épuisement, rendu livide par le manque de tout, comment comprendre l’indigent ? Quel labeur ? Et s’il n’y a pas d’effort pénible à faire pour comprendre, où est le mérite de la compréhension ? Prions, mes frères, pour que Dieu Lui-même nous accorde la grâce de comprendre ce qu’il y a à comprendre, Lui qui démontre par là devoir être compris dans le pauvre. Que Celui qui a recouvert le ciel est nu dans le pauvre, que la Satiété a faim dans l’affamé, que la Fontaine des fontaines a soif dans l’assoiffé, comprendre cela n’est-ce pas une grande chose ? Comment ne serait-il pas beau de comprendre que la pauvreté la plus extrême est le lot de Celui qui est à l’étroit dans le ciel, que Celui qui enrichit le monde manque de tout dans celui qui est privé de tout, que Celui qui donne à tous mendie une croute de pain et un verre d’eau, que par amour pour le pauvre, Dieu se dépossède au point de non seulement aller vers le pauvre, mais de devenir le pauvre. Celui-là voit à qui Dieu a donné des yeux pour voir cela . Mais comment a-t-il bien pu se métamorphoser en pauvre, ou comment s’est-il fusionné dans le pauvre ? Qu’il nous le dise Lui-même : J’avais faim, et tu m’as donné à manger. Il ne dit pas : le pauvre a eu faim, et tu lui as donné à manger, mais J’ai eu faim, moi, et tu m’as donné à manger (Matth. XXV, 35) . Il proclame que le pauvre a reçu ce qui a été donné à Lui, qu’il a mangé ce qu’à consommé le pauvre. Il témoigne que Lui a été infusé ce que le pauvre a bu. O, que ne fait pas l’amour du pauvre ! Ce qui fait rougir de honte le pauvre sur la terre est un sujet de gloire pour Dieu au ciel, et Il compte comme des marques d’honneur les injures adressées au pauvre. De telles paroles nous coupent le souffle . Vous m’avez donné à manger, vous m’avez donné à boire. Mais il dit d’abord : j’ai eu faim, j’ai eu soif. Car il aurait été bien petit son amour du pauvre, qui lui faisait accueillir le pauvre, s’il n’avait accueilli aussi les souffrances du pauvre. Le véritable amour est d’avoir fait siennes les angoisses de l’angoissé. Que la pitance du pauvre ait de la saveur pour Dieu, c’est déjà inouï, Lui qui n’a aucune envie de goûter aux meilleurs mets de toute la terre. Qu’il ait été engraissé comme un veau gras pour devenir une nourriture pour le pauvre, Lui-même le prophétise dans le royaume du ciel, devant tous les anges, en présence de tous les ressuscités. Qu’Abel ait souffert (Gen. IV), que Noé ait sauvé le monde (Gen. VI), qu’Abraham ait grandi par la foi (Gen. XV), que Moïse ait donné la loi (Ex. XX) , que Pierre ait été crucifié la tête en bas, Dieu passe tout cela sous silence. Il n’insiste que sur une seule chose : avoir nourri le pauvre. Au ciel, la première place est occupée par l’aumône faite à l’affamé. Dieu règle d’abord au ciel la question de l’impôt à payer aux pauvres. La distribution des richesses aux pauvres est première à l’ordre du jour. On lit qu’à chaque fois qu’est proclamé bienheureux quelqu’un dans le ciel, c’est en considération de ce qu’il a fait au pauvre. [14,3] Mais écoutons aussi le fruit de cette béatitude : Dieu le libérera au jour mauvais. Celui qui s’est engagé à vivre au milieu des périls du monde, qu’il apporte toujours avec lui l’aumône, pour qu’elle vienne à sa rescousse; qu’il appelle à son aide les escadrons des pauvres; que le généreux donateur multiplie la nourriture des pauvres; qu’il fréquente les taudis des pauvres, qu’il n’hésite pas à prodiguer ses biens. Celui qui accepte en se contentant de peu ne saurait faire défaut à celui à qui il a tendu la main. Il ne peut pas voir épuiser ses trésors celui qui a de l’argent à satiété. Dieu le libérera au jour mauvais. Aux jours mauvais, Dieu assistera en libérateur celui qui a libéré le pauvre de ses maux. Il entendra quand il criera dans l’angoisse, celui qui a entendu le pauvre quand il criait. Il ne verra pas le jour mauvais celui qui a fait connaître au pauvre des jours heureux. Il verra le jour mauvais celui qui est entré au jour du jugement sans dévotion à la pauvreté. Les péchés accusent sans raison celui que le pauvre excuse. On ne pourra pas trouver d’excuse à celui que la faim du pauvre accusera. [14,4] Que le Seigneur le conserve et le vivifie. Il ne dit pas : Il le conserve et le vivifie, mais Il dit : qu’Il le conserve et le vivifie. Il n’emploie pas l’indicatif, qui est le mode du réel, mais le subjonctif qui est celui des désirs, des souhaits et des demandes. Celui qui a entendu la supplication d’un indigent a entendu par le fait même l’Eglise adresser des supplications pour elle-même par toute la terre : Que le Seigneur le conserve et le vivifie. Qu’Il le conserve pour qu’il ne soit pas traîné au supplice. Qu’Il le vivifie pour qu’Il le ressuscite des morts et le reçoive à la vie. Et qu’Il ne le livre pas entre les mains de l’ennemi. De quel ennemi s’agit-il ? De nul autre que du démon. Il est le prince des inimitiés. Il n’a que du mépris pour les ennemis celui qui a foulé aux pieds l’auteur lui-même des inimitiés. Que le Seigneur lui vienne en aide sur son lit de douleurs ! Le prophète passe en revue toutes les misères de la fragilité humaine. Que le Seigneur lui vienne en aide sur son lit de douleurs. Quel est le lit de notre douleur si ce n’est notre propre corps, là où, dolente, l’âme gît et se désole, elle qui, désirant retourner au ciel, est oppressée par la glaise du corps. Tu as tourné et retourné sa couche en tous sens dans son infirmité. Dieu ne vient border, le soir, ni le juste ni l’injuste. Mais Dieu change les couvertures du lit de l’infirme. C’est donc la chair qui modifie et qui est modifiée. C’est donc le corps qui est roulé par terre par les adversités. Dieu retourne notre couche quand il change pour nous l’adversité en prospérité. Et parce que dans le lit de la douleur, i.e. dans le lit du corps, l’âme malade roule par terre, c’est celle-là même qui roule par terre qui s’exclame : Moi j’ai dit : Seigneur, aie pitié de moi. Guéris mon âme, car j’ai péché contre toi. Celui qui, par le consentement donné à la chair, sent avoir contracté une langueur spirituelle qu’il supplie pour que son âme soit assainie. C’est en toute confiance qu’il demande la miséricorde celui qui a été miséricordieux envers le pauvre. Bienheureux est-il celui qui prête à intérêt aux pauvres, car il se prépare ainsi un juge qui sera son débiteur.