[2,0] LIVRE II. [2,1] Ils partirent au commencement de l'été, montés sur des chameaux ainsi que leur guide. Le roi leur avait donné un chamelier, et les avait pourvus abondamment de tout ce dont ils pouvaient avoir besoin. Le pays qu'ils traversèrent était prospère, et dans tous les bourgs où ils passaient, ils étaient très bien reçus : car les rênes dorées du premier chameau avertissaient partout que le voyageur était un ami du roi. [2,2] En arrivant au Caucase, Apollonius et ses compagnons, d'après la relation de Damis, remarquèrent que la terre avait comme un parfum nouveau pour eux. C'est à cette chaîne de montagnes que, selon nous, commence le Taurus, qui traverse l'Arménie, la Cilicie, et s'avance jusqu'en Pamphylie et au promontoire de Mycale, en Carie : ce promontoire doit être considéré comme l'extrémité du Caucase, et non, ainsi qu'on le dit quelquefois, comme son commencement. Il est certain que la hauteur du mont Mycale est peu considérable, tandis que les sommets du Caucase sont tellement élevés qu'ils interceptent les rayons du soleil. Avec l'autre partie du Taurus, le Caucase embrasse toute la Scythie, qui confine à l'Inde près des Palus Méotides et sur le côté gauche du Pont, sur un espace de vingt mille stades : telle est l'étendue des pays qu'enferme un des bras du Caucase. Quant à ce que nous disons, que notre Taurus s'étend au delà de l'Arménie, on a pu en douter autrefois, mais c'est un fait que confirme aujourd'hui la présence des panthères qui ont été prises dans la partie de la Pamphylie qui produit les aromates : les panthères, en effet, aiment les aromates, les sentent de fort loin, et, suivant les montagnes, quittent l'Arménie pour chercher les larmes du storax, lorsque le vent vient de ce côté et que les arbres distillent leur gomme. On dit même qu'on prit un jour en Pamphylie une panthère qui avait au cou un collier d'or, sur lequel étaient écrits ces mots en lettres arméniennes : « Le roi Arsace au dieu Nyséen. » Arsace était alors roi d'Arménie : il avait vu, je suppose , cette panthère, et, à cause de sa grosseur, il l'avait consacrée â Bacchus, que, dans l'Inde et dans tout l'Orient, on appelle Nyséen, du nom de la ville indienne de Nysa. Cette bête avait été quelque temps apprivoisée et s'était laissé toucher et caresser; mais, étant entrée en chaleur au printemps, époque où les panthères mêmes cèdent à l'amour, elle était allée chercher des mâles dans les montagnes, et avait été prise avec son collier d'or dans le bas Taurus, où l'avait attirée l'odeur des aromates. Le Caucase marque la frontière de l'Inde et de la Médie, et, par un autre bras , descend jusqu'à la mer Rouge. [2,3] Cette chaîne de montagnes est chez les Barbares le sujet de bien des fables, qui ont été répétées par les poètes grecs. On dit, par exemple, que Prométhée fut enchaîné en cet endroit pour avoir trop aimé l'humanité; un Hercule, différent de l'Hercule thébain, aurait été indigné d'un teI supplice, et aurait percé de flèches l'oiseau que ce malheureux nourrissait de ses entrailles. Selon les uns, Prométhée aurait été enchaîné dans un antre que l'on montre au pied même d'une de ces montagnes : Damis assure qu'on peut encore voir ses chaînes attachées au rocher, mais il est difficile d'en déterminer le métal. Selon les autres, il aurait été attaché à une montagne qui a deux sommets éloignés l'un de l'autre d'un stade : telle était la taille du géant, que l'une de ses mains aurait été fixée à l'un des sommets, l'autre à l'autre. En haine de l'oiseau de Prométhée, les habitants du Caucase font la guerre aux aigles; chaque fois qu'ils trouvent une de leurs aires, ils y mettent le feu en y lançant des torches enflammées; ils disposent contre eux des piéges; et ils disent venger ainsi Prométhée, tant cette fable est vivante chez ces montagnards. [2,4] D'après leurs récits, nos voyageurs virent en passant le Caucase des hommes hauts de quatre coudées, dont le teint était un peu bruni; au delà de l'Indus, ils en trouvérent d'autres qui avaient cinq coudées. Avant d'arriver à ce fleuve, ils virent diverses choses qui méritent d'être rapportées. Ainsi, comme ils marchaient par un beau clair de lune, une Empuse leur apparut, prenant tantôt une forme, tantôt une autre, et quelquefois devenant tout à fait invisible. Apollonius, sachant ce que c'était, chargea d'imprécations ce fantôme, et dit à ses compagnons d'en faire autant : c'était là, selon lui, le véritable préservatif contre de telles apparitions. Et en effet, le fantôme s'enfuit en poussant des cris aigus comme font les spectres. [2,5] Comme ils étaient sur le sommet du Caucase, et marchaient à pied à cause des précipices qui bordaient la route, Apollonius dit à Damis: "Dites-moi, Damis, où étions-nous hier? — Dans la plaine. —Aujourd'hui, où, sommes-nous? — Sur le Caucase, si je ne me trompe. — Quand étiez-vous dans l'endroit le plus bas?—Cela ne se demande pas : hier nous étions dans une vallée, et nous voici près du ciel. — Ainsi vous pensez, Damis, qu'hier nous étions en bas, et qu'aujourd'hui nous sommes en haut? — Sans doute, à moins que je n'aie perdu l'esprit. — Quel est donc, selon vous, la différence des deux routes, et que croyez-vous avoir plus qu'hier? — C'est qu'hier je marchais dans un chemin battu, et qu'aujourd'hui je marche dans un chemin peu fréquenté. — Mais, Damis, dans une ville, est-ce que l'on ne peut pas, en s'écartant des grandes rues, marcher dans des chemins peu fréquentés? — Ce n'est pas ce que je veux dire. Mais hier, nous voyagions au milieu des habitations des hommes, aujourd'hui nous nous élevons dans une région divine, où l'on ne voit guère de trace humaine. Vous entendez ce que nous dit notre guide : c'est, selon les Barbares, le séjour des dieux. » Et en même temps il levait les yeux vers le sommet de la montagne. Mais Apollonius, le ramenant à ce qu'il avait d'abord voulu lui demander : « Pouvez-vous, dit-il, Damis, me dire ce que vous avez compris des choses divines, depuis que vous marchez ainsi près du ciel? — Rien, je l'avoue. — Quoi ! vous voici près de cette oeuvre immense et divine, et vous n'avez pas à émettre d'opinion plus claire sur le ciel, sur le soleil, sur la lune, que vous croyez peut-étre pouvoir atteindre du bout de votre béton ! — Je ne sais rien de plus sur la divinité aujourd'hui qu'hier, et pas une idée nouvelle ne s'est présentée à mon esprit sur ce sujet. — Alors, Damis, vous étes toujours dans les basses régions, et il ne vous sert de rien d'être sur ces hauteurs : vous êtes aussi loin du ciel aujourd'hui qu'hier. J'avais donc raison de vous faire la question que je vous faisais tout à l'heure, et que vous avez prise pour une plaisanterie. — Cependant, Apollonius, j'espérais descendre plus savant de cette montagne : car j'avais entendu dire qu'Anaxagore de Clazomène, et Thalès de Milet avaient observé les choses célestes, l'un du haut du Mimas en Ionie, l'autre du haut du Mycale, voisin de sa patrie. On dit que le mont Pangée a servi d'école à quelques-uns, et le mont Athos à d'autres. Et Moi, qui ai gravi la plus haute de toutes les montagnes, je descendrai sans avoir rien appris. — Ce qui vous arrive leur est arrivé, reprit Apollonius. En effet, que voit-on de ces observatoires? Le ciel plus bleu, les astres plus grands, et le soleil se levant du sein de la nuit; mais les bergers et les chevriers en savent autant. Quant aux soins que Dieu prend des hommes, au plaisir qu'il goûte à être honoré par eux, à ce que c'est que la justice et la tempérance, voilà ce que ne sauraient apprendre à ceuux qui gravissent leurs cimes ni le mont Athos, ni l'Olympe si célébré des poètes; il faut que ce soit l'âme qui pénètre toutes ces choses; l'àme en effet, lorsqu'elle est pure et sans souillure en abordant cette contemplation, peut s'élancer bien au-dessus du Caucase." [2,6] Ayant dépassé la montagne, ils rencontrèrent des hommes montés sur des éléphants. Ce sont des peuplades qui habitent entre le Caucase et le fleuve Cophène; elles sont pauvres et se servent d'éléphants comme de chevaux. Quelques-uns conduisent des chameaux, dont les Indiens se servent pour la course; ces animaux font mille stades par jour sans se reposer. Un Indien, monté sur un chameau, demanda au guide où ils allaient; ensuite, ayant appris le but et le motif du voyage, il l'annonca aux autres nomades, et poussèrent des cris de joie, invitèrent les voyageurs à s'approcher, puis leur donnèrent du vin qu'ils font avec des dattes, du miel composé avec le même fruit, et de la chair de panthères et de lions nouvellement écorchés. Les voyageurs acceptèrent tous ces présents, excepté les viandes, et traversèrent leur pays, se dirigeant toujours vers l'Orient. [2,7] Comme ils prenaient un repas près d'une fontaine, Damis versa dans une coupe du vin que leur avait donné les Indiens : « Je vous engage, Apollonius, après une si longue abstinence de vin, à faire ici une libation à Jupiter Sauveur. Je suppose bien que vous ne refuserez pas cette liqueur, comme vous faites pour le jus de la vigne. » Et il fit une libation en invoquant Jupiter. « Est-ce que nous ne nous abstenons pas, dit Apollonius en souriant, même des richesses ? — Sans doute, et vous l'avez souvent montré. — Eh quoi ! nous ne désirons ni drachme d'or ni drachme d'argent, nous résistons à la séduction de ce qui fait l'objet des convoitises, non seulement des simples particuliers, mais des rois; et si l'on nous donne une pièce fausse, une pièce de cuivre au lieu d'une pièce d'or ou d'argent, la recevrons-nous parce que ce n'est pas ce que recherchent la plupart des hommes? La monnaie des Indiens est en orichalque et en cuivre noir, et c'est la monnaie avec laquelle font leurs emplettes tous ceux qui viennent dans l'Inde. Eh bien! Damis, si ces bons nomades m'avaient offert de leur monnaie, et que vous me vissiez la refuser, est-ce que vous me presseriez de l'accepter, en me faisant observer que j'ai coutume de refuser la monnaie que font frapper les Romains et le roi des Mèdes, mais que c'est ici un métal différent, à l'usage des Indiens? Si je me laissais gagner par de telles raisons, que penseriez-vous de moi ? Ne me prendriez-vous pas pour un lâche, pour un déserteur de la philosophie plus infime que le mauvais soldat qui jette son bouclier sur le champ de bataille ? Qu'un bouclier soit ainsi perdu, un autre pourra le retrouver, qui vaudra bien le premier, à ce que dit Archiloque ; mais quand la philosophie est ainsi honteusement rejetée, le moyen de la reprendre ! Et puis, Bacchus ne saurait m'en vouloir, si je m'abstiens de toute espèce de vin; tandis que, si je montre que je préfère le vin de datte au vin de raisin, il s'en indignera, j'en suis sûr, et dira que je méprise le don qu'il a fait aux hommes. D'ailleurs, ce Dieu n'est pas loin : le guide vous a dit que nous approchons de la montagne de Nysa, sur laquelle, si je ne use trompe, il fait beaucoup de choses merveilleuses. Enfin, Damis, l'ivresse n'est pas uniquement attachée au jus du raisin, celui des dattes produit une fureur toute semblable. Nous avons déjà rencontré plusieurs Indiens pris de ce vin; les uns dansaient en chancelant, les autres chantaient à moitié endormis, comme ceux qui chez nous reviennent d'un festin à une heure avancée de la nuit. Vous-méme, vous voyez bien que vous considérez cette boisson comme du vin, puis- que vous en faites des libations à Jupiter, et que vous accompagnez ces libations des mémos prières que si vous les faisiez avec du vin. Ce que je vous en dis, Damis, n'est que pour moi; car je ne vous détourne pas de boire de cette liqueur, ni vous, ni tous mes compagnons; je vous accorderais méme bien volontiers l'autorisation de man- ger de la chair. Car, pour vous, je ne vois pas l'utilité de cette abstinence. Quant à moi, elle me sert à garder le voeu que j'ai fait dès l'enfance de vivre en philosophe." Damis et ses compagnons furent heureux d'entendre ces paroles, et ils s'empressèrent de prendre un bon repas, pensant qu'ils voyageraient avec plus d'entrain s'ils avaient fait un repas un peu copieux. [2,8] Ils passèrent le fleuve Cophène sur des barques, mais les chameaux le traversèrent à gué, le fleuve n'étant pas très profond encore à cet endroit. Ils arrivèrent alors dans une des provinces soumises au roi de l'Inde : là se trouve le mont Nysa, qui s'élève et se termine en pointe, comme le Tmolus en Lydie ; il est aisé à franchir, car il est cultivé et traversé par des routes. Au sommet ils trouvèrent l'enceinte sacrée de Bacchus, que le Dieu traça lui-même, dit-on, et qui se compose de lauriers rangés en cercle; ce Cercle n'a que les dimensions d'une enceinte sacrée d'étendue ordinaire. Autour des lauriers croissent des vignes et du lierre. Au dedans Bacchus a mis sa statue; il savait que le temps ferait pousser les arbres, et qu'ils formeraient un couvert comme il en existe un, assez épais pour que ni la pluie ni le vent ne puissent le percer. Là on voit des serpettes, des corbeilles, des pressoirs et tout l'attirail des pressoirs : tous ces instruments sont en or ou en argent, ils sont consacrés à Bacchus comme dieu des vendanges. La statue représente un jeune Indien, elle est en pierre blanche. Lorsqu'il célèbre ses orgies et qu'il ébranle le Nysa, toutes les peuplades de la montagne l'entendent et prennent part à ses transports. [2,9] Sur ce Bacchus les Grecs ne s'entendent pas avec les Indiens, ni les Indiens entre eux. Nous disons que Bacchus le Thébain vint dans l'Inde faisant la guerre et célébrant des orgies : entre autres preuves que nous donnons de ce fait, nous invoquons l'offrande déposée à Delphes et conservée dans le trésor de ce temple; c'est un disque d'or indien avec cette inscription : BACCHUS FILS DE SÉMÉLÉ ET DE JUPITER DE RETOUR DE L'INDE A APOLLON DE DELPHES. Les Indiens du Caucase et du fleuve Cophène affirment que Bacchus vint d'Assyrie, et qu'il savait toute l'histoire du Thébain; ceux qui occupent le pays compris entre l'Indus et l'Hydraote, et toutes les contrées qui s'étendent au delà jusqu'au Gange, disent que Bacchus était fils du fleuve Indus, que le Thébain fut son élève et que c'est de lui qu'il apprit à se servir du thyrse et à célébrer des orgies; ils ajoutent que ce dernier se disait fils de Jupiter, qu'il prétendait avoir été gardé vivant dans la cuisse de son père pendant tout le temps que dure ordinairement la gestation, et avoir reçu de lui en présent le mont Méros, voisin de Nysa; enfin, selon eux, le mont Nysa aurait été planté de vignes par des Thébains qui auraient apporté des ceps de leur patrie, et c'est sur cette montagne qu'Alexandre aurait exécuté les orgies bachiques. D'un autre côté, les habitants du mont Nysa nient qu'Alexandre y soit monté. D'après eux, il l'aurait d'abord voulu, poussé par son amour de la gloire et par son goût pour les traditions antiques, mais ensuite il aurait craint que les Macédoniens, retrouvant des vignes après avoir été si longtemps sans en voir, ne vinssent à regretter celles de la patrie ou à désirer du vin, eux qui ne buvaient plus que de l'eau; aussi serait-il passé à quelque distance du mont Nysa, après avoir adressé des prières à Bacchus, et lui avoir offert un sacrifice au pied de la montagne. En parlant ainsi, je sais bien que je vais déplaire à quelques personnes; car les relations des compagnons d'Alexandre sont menteuses sur ce point comme sur bien d'autres. Mais avant tout il me faut respecter la vérité. Si les auteurs de ces relations avaient pensé comme moi, ils n'auraient pas privé Alexandre d'une partie de sa gloire : car, être monté sur le Nysa et y avoir célébré des orgies, comme ils le prétendent, n'est-ce pas la un acte moins grand que de s'étre abstenu d'y mettre le pied, afin de contenir son armée? [2,10] La roche Aorne n'est pas éloignée du mont Nysa. Damis dit ne l'avoir pas vue. C'est qu'elle est à quelque distance de la route, et que le guide craignit de s'écarter si peu que ce fût du droit chemin. Damis rapporte du moins ce qu'on lui en dit : cette roche fut prise par Alexandre; et on l'appelle Aorne, non à cause de sa hauteur, qui est de quinze stades (car les oiseaux sacrés volent encore plus haut), mais parce qu'il y a, dit-on, au sommet une crevasse où sont attirés tous les oiseaux qui volent au-dessus d'elle, comme on en voit une à Athènes dans l'espace qui s'étend au devant du Parthénon, et dans plusieurs endroits de la Phrygie et de la Lydie : voilà pourquoi cette roche est nommée Aorne, et comment elle justifie ce nom. [2,11] Comme ils continuaient leur route vers l'Indus, ils rencontrèrent un enfant de treize ans environ, monté sur un éléphant et battant cet animal. Cela les surprit. «Damis, dit Apollonius, quel est le devoir d'un bon cavalier?— N'est-ce pas, tandis qu'il est à cheval, de se rendre maitre de sa monture, de la diriger avec la bride, de la retenir quand elle s'emporte, et de prendre garde qu'elle ne tombe dans quelque fossé, dans quelque trou, dans quelque bas-fond, lorsqu'il passe par un marais ou un endroit bourbeux? — Ne demanderons-nous rien de plus à un bon cavalier? — Il faut encore qu'à une montée il lâche les rênes à son cheval, qu'à une descente, au contraire, il les resserre, il les ramène à lui; qu'il lui caresse quelquefois les oreilles et la crinière, et ne se serve pas toujours du fouet. Voilà, selon moi, ce que doit faire le bon cavalier, et j'applaudirais à un homme qui monterait à cheval de cette manière. —Et que doit faire le cavalier qui monte un cheval de guerre, et qui combat? — Les mêmes choses, Apollonius; mais il doit de plus frapper l'ennemi, parer ses coups, pousser en avant, se retirer, faire une charge, accoutumer son cheval à ne pas s'effrayer du bruit des boucliers, de l'éclat des casques, des accents du clairon, ni des cris des combattants. Voilà, si je ne me trompe, en quoi consiste l'art de combattre a cheval. —Et que direz-vous de cet enfant qui monte un éléphant? — Je le trouve beaucoup plus admirable que le cavalier dont nous parlions tout à l'heure; en effet qu'un si petit être soit placé sur un si gros animal, qu'il le dirige avec cet aiguillon que vous le voyez lancer sur cette bête comme une ancre, qu'il ne s'effraye ni de la vue de cet animal, ni de sa hauteur, ni de sa force, cela tient du prodige, et je n'y eusse pas cru moi-même, par Minerve, si un autre me l'avait dit. — Et combien donneriez-vous pour avoir cet enfant, si l'on voulait vous le vendre? —Par Jupiter, je donnerais tout ce que je possède. Car se tenir assis, après être monté à l'assaut de cette espèce de forteresse, et commander à l'animal le plus monstrueux de tous ceux que nourrit la terre, c'est là, selon moi, la marque d'une nature généreuse et rare.—Mais que feriez-vous de ce garçon, si vous n'achetiez en même temps l'éléphant?—Je le mettrais à la tète de ma maison et de mes serviteurs, et il leur commanderait bien mieux que moi. — Vous n'êtes donc pas capable de commander chez vous? — Autant que vous, Apollonius; et la preuve, c'est que j'ai abandonné ma maison, et que me voici par voies et par chemins, comme vous, cherchant à m'instruire et à voir ce qui se passe dans les pays étrangers. — Je suppose que vous ayez acheté cet enfant, et que vous ayez deux chevaux, un cheval de course et un cheval de guerre; le chargeriez-vous des deux? — Peut-être ne le chargerais-je que du cheval de course, car je vois souvent des enfants sur ces sortes de chevaux. Mais comment pourrait-il monter un cheval de guerre et le mener au combat? Il ne pourrait, comme les cavaliers, porter le bouclier, le casque et la cuirasse. Et la lance, comment pourrait-il la manier, cet enfant qui serait embarrassé pour lancer une flèche ou un javelot, ce garçon qui balbutie encore, si je ne me trompe? —Concluez-en, mon cher Damis, que ce qui gouverne cet éléphant et le conduit, c'est autre chose que cet enfant, qui excite votre admiration, et que vous êtes tout prés d'adorer. - Et quelle peut donc être cette autre chose, Apollonius? Car, sur l'éléphant, je ne vois que cet enfant, et rien de plus. — Cet animal est de tous le plus docile; et lorsqu'une fois il a appris à obéir à l'homme, il souffre tout de l'homme, et il se fait à toutes ses volontés; il aime à recevoir sa nourriture de la main dle l'homme, comme font les petits chiens; il le flatte de sa trompe, souffre qu'il mette sa tête dans sa gueule, et la tient ouverte autant de temps qu'il plaît à l'homme, ainsi que nous l'avons vu chez les nomades. On dit que la nuit il lui arrive de déplorer sa servitude, non pas avec son cri habituel, mais avec une voix triste et lugubre; et que, si l'homme survient tandis qu'il se plaint ainsi, l'éléphant se tait, comme par pudeur. C'est donc cet animal, Damis, qui se gouverne lui-même; c'est sa nature docile qui le conduit, bien plutôt que celui qui le monte et le dirige." [2,12] Arrivés à l'Indus, nos voyageurs virent, disent-ils, un troupeau d'éléphants qui traversaient le fleuve; et on leur dit que, parmi les éléphants, les uns vivent dans les marais, les autres dans les montagnes, d'autres dans les plaines. On les prend pour la guerre : à la guerre, ils portent des tours qui peuvent contenir jusqu'à dix et quinze Indiens; de ces tours les Indiens lancent des flèches et des javelots comme du haut des murailles d'une ville. L'éléphant lui-même se sert de sa trompe comme d'une main pour lancer, lui aussi, des javelots. Autant l'éléphant de Libye surpasse en hauteur les chevaux niséens, autant l'éléphant de l'Inde surpasse celui de Libye. Quant à la longévité des éléphants, plusieurs en ont parlé ; mais nos voyageurs nous affirment avoir vu dans Taxiles, la plus grande des villes de l'Inde, un éléphant que les habitants de ce pays couvraient de parfums et de bandelettes : c'était un des éléphants qui avaient combattu pour Porus contre Alexandre, et qu'Alexandre, par considération pour son ardeur au combat, avait consacré au Soleil. Il avait autour des dents ou des cornes, comme vous voudrez dire, des colliers d'or, avec une inscription en lettres grecques contenant ces mots : ALEXANDRE FILS DE JUPITER CONSACRE AJAX AU SOLEIL. Il avait donné un grand nom à cet éléphant, à cause du grand cas qu'il faisait de cet animal. Les indigènes calculaient que trois cent cinquante ans s'étaient écoulés depuis le combat; encore ne comptaient-ils pas l'âge de l'éléphant au moment de la bataille. [2,13] Le roi, de Libye, Juba, dit que les Libyens en étaient venus aux mains autrefois, montés sur des éléphants, dont les uns avaient une tour gravée sur les dents, les autres n'avaient rien; à la tombée de la nuit, les éléphants marqués d'une tour, ayant eu le dessous, s'enfuirent sur le mont Atlas, et Juba prit l'un d'entre eux quatre cents ans après; la marque qu'il avait sur les dents était encore parfaitement visible, et le temps ne l'avait pas effacée. Le même Juba prétend que ce qu'on appelle les dents des éléphants sont des cornes, parce qu'elles leur sortent à l'origine des tempes, qu'elles sont fort éloignées des dents véritables, qu'elles restent comme elles sont venues, et ne tombent pas, comme les dents, pour repousser ensuite. Je ne saurais admettre ces raisons. Si les cornes ne tombent pas à tous les animaux, elles tombent aux cerfs et repoussent; quant aux dents, elles doivent toutes chez l'homme tomber et repousser, mais aucun autre animal ne perd naturellement les défenses ou les dents canines, ou, s'il vient à les perdre, elles ne lui reviennent guère ; car ce sont autant d'armes dont la nature a muni les mâchoires. Ce n'est pas tout : les cornes dessinent chaque année un cercle à leur racine, comme on peut l'observer chez les chèvres, les moutons et Ies boeufs, tandis que les dents naissent parfaitement lisses, et si elles ne subissent aucune mutilation, elles restent telles; car elles tiennent de la pierre par leur matière et leurs conditions d'existence. De plus, les cornes ne se trouvent que sur la tête des animaux qui ont l'ongle fendu; or l'éléphant a, pour ainsi dire, cinq doigts, et la plante des pieds fendue en plusieurs endroits, laquelle, n'étant pas unie en un sabot, est toujours souple et comme humide. Ajoutez que la nature, qui donne des os creux à toutes les bétes à cornes, leur donne aussi des cornes creuses; tandis que les dents des éléphants sont partout également pleines, à part la petite alvéole qui sillonne le milieu des dents. Les éléphants de marais ont les dents livides, poreuses et difficiles à travailler; elles ont en plusieurs endroits des creux, ou encore des noeuds qui ne cèdent guère à l'industrie de l'ouvrier. Les dents des éléphants de montagnes sont plus petites, mais elles sont assez blanches, et rien n'y contrarie le travail. Les plus belles dents sont celles des éléphants de plaine ; elles sont très grandes, très blanches, faciles à travailler, et l'ouvrier en fait tout ce qu'il veut. Faut-il maintenant dire quelques mots sur le naturel des éléphants? Ceux qui sont pris dans les marais sont, d'après les Indiens, stupides et obtus; ceux des montagnes sont méchants et peu sùrs, et l'homme ne peut se fier à eux, à moins quils n'aient besoin de lui. Il parait, au contraire, que les éléphants de plaine sont bons, dociles, et portés à l'imitation. On leur fait tracer des lettres ; ils dansent au son de la flûte, battent la mesure, et se meuvent en cadence. [2,14] Un jour Apollonius vit trente éléphants environ traverser l'Indus, sous la conduite du plus petit d'entre eux ; les plus grands portaient leurs petits sur les dents qui avancent, et les retenaient avec leurs trompes comme avec des cordes. « Chose étrange, Damis, que ces animaux fassent ces choses sans que personne le leur ait indiqué, qu'ils le fassent d'eux-mêmes, par une sorte d'intelligence naturelle! Voyez-vous comme ils portent leurs pelits après les avoir attachés, comme font les hommes de peine qui portent un fardeau? — Je le vois, Apollonius, et j'admire comme tout ce qu'ils font est sage et intelligent. Que devient donc la sotte discussion qui s'est engagée sur ce point : l'affection des parents pour leurs enfants est-elle naturelle ou non? Voici des éléphants qui nous crient que c'est un instinct de la nature. A coup sûr, ce ne sont pas les hommes qui le leur ont appris, entre autres choses, car ceux-ci ne vivent pas encore dans la compagnie des hommes; mais c'est bien naturellement qu'ils aiment leurs petits, qu'ils en prennent soin et qu'ils les élèvent. —Vous n'avez pas besoin, Damis, de parler des éléphants; car c'est, selon moi, le premier animal après l'homme pour l'intelligence et la prudence. Mieux vaut penser aux ours, les plus féroces des animaux, qui font tout pour leurs petits; aux loups, ces bêtes toujours avides de carnage, dont la femelle garde ce qu'elle a enfanté, et dont le mâle lui apporte tout ce qu'il faut pour la nourrir et nourrir sa portée; ou bien encore aux panthères, que leur tempérament chaud porte à désirer de devenir mères, et qui alors veulent commander aux mâles, et suivre tous leurs caprices, ce à quoi consentent les mâles par amour pour leurs petits. Savez-vous ce qu'on dit des lionnes? Elles se font aimer des léopards, et les reçoivent dans les couches des lions; puis, quand elles sont sur le point de mettre bas, elles s'enfuient vers les montagnes et vers les demeures des léopards ; alors elles font des petits tachetés, et pour cette raison les cachent, et ne leur donnent la mamelle que dans les profondeurs les plus secrètes des bois, faisant semblant de s'absenter pour la chasse; mais si les lions viennent à découvrir ces petits, ils les déchirent et les mettent à mort comme des bâtards. Vous devez vous rappeler, parmi les lions d'Homère, celui qui, à cause de ses petits, lance des regards terribles et ramasse ses forces pour le combat. Et le tigre, cet animal si cruel! voici ce qu'on dit de sa femelle dans cette contrée. Elle va sur le rivage de la mer Érythrée, et presque jusqu'au bord des vaisseaux pour redemander ses petits : si on les lui rend, elle se retire pleine de joie; si on les emporte, elle pousse des gémissements sur le rivage, et quelque-fois y expire. Qui ne connaît l'instinct des oiseaux? Les aigles et les cigognes ne font jamais leurs nids sans y mettre d'abord les uns de la pierre d'aigle, les autres de la pierre lychnite, pour rendre leurs oeufs féconds, et pour écarter les serpents. Jetons les yeux sur les poissons. Nous ne nous étonnerons pas de voir les dauphins très-attachés à leurs petits , car ils sont naturellement bons. Mais les baleines, les phoques, et tous les poissons qui mettent au monde des petits vivants, ne nous étonneront-ils pas davantage? Que dire, par exemple, de la femelle d'un phoque, que j'ai vue à Igées, et qu'on gardait pour la pèche? elle fut si affligée de la mort d'un petit qu'elle avait mis bas dans sa prison que, bien qu'appartenant à une race d'animaux très vorace, elle refusa pendant trois jours toute nourriture. Que dire de la baleine, qui cache ses petits dans les profondeurs de sa gorge lorsqu'elle fuit devant un danger supérieur à ses forces? On a vu une vipère lêcher et polir avec la langue les petits serpents qu'elle venait de faire. Car, Damis, nous ne devons pas ajouter foi à cet absurde conte, d'après lequel les serpents naîtraient sans mère : la nature s'y oppose, et l'expérience le réfute. » Damis lui répondit : « Vous êtes donc d'avis d'applaudir à ce vers qu'Euripide prête à son Andromaque : « Pour tous les hommes, les enfants c'est la vie. » — Oui, certes, j'y applaudis. Car voilà qui est parler d'une manière sage et divine. Cependant il aurait mieux dit encore, et dit plus vrai, s'il avait parlé de tous les animaux. — On dirait, Apollonius, que vous voulez corriger le vers d'Euripide, et dire: « Pour tous les animaux, les enfants c'est la vie. » Et en cela, je pense comme vous, car ainsi le vers a plus de sens. [2,15] « Mais j'ai une question à vous adresser. Est-ce que nous ne disions pas, au commencement de notre entretien, que les éléphants montrent dans ce qu'ils font de l'intelligence et de la prudence? — Et nous n'avions pas tort de le dire, Damis. Car, si cet animal n'était gouverné par la raison, il ne pourrait subsister, non plus que les nations chez lesquelles il se trouve. — Alors, pourquoi traversent-ils le fleuve d'une manière si imprudente et si dangereuse pour eux? C'est le plus petit qui les guide ; ensuite vient un éléphant un peu plus grand, puis un plus grand encore, et ce sont tous les plus grands qui ferment la marche. Ils auraient dû suivre l'ordre contraire : c'était aux plus grands de marcher les premiers, et de faire aux autres un rempart de leur corps. — Mais, Damis, d'abord ils ont l'air de fuir des hommes qui les poursuivent, et que sans doute nous trouverons bientôt, suivant leurs traces. C'est donc leur arrière-garde qu'ils devaient de préférence fortifier contre les ennemis, comme cela se fait à la guerre; et voilà une tactique qui fait honneur à ces animaux, n'est-il pas vrai? Et quant au passage, si les plus grands marchaient les premiers, cela ne serait pas le moyen de connaître la profondeur de l'eau, et de savoir si tous peuvent passer : les plus grands pourraient bien trouver le passage praticable et facile; mais pour les autres, il pourrait être difficile et même impraticable, parce que leur taille ne les élèverait pas au-dessus de l'eau; au contraire, là où le plus petit a passé, il est évident que les autres passeront sans la moindre difficulté. D'ailleurs, si les grands marchaient les premiers, ils creuseraient encore le lit du fleuve pour les petits; car le poids de telles masses et la largeur de leurs pieds doit nécessairement affaisser le limon et faire des trous. Le passage des petits ne peut nuire à celui des grands, parce qu'ils font des creux bien moins profonds. » [2,16] J'ajouterai, d'après les Mémoires du roi Juba, que les éléphants, lorsqu'on leur fait la chasse, se prêtent secours les uns aux autres, qu'ils prennent la défense de celui qui échappe aux mains des hommes, qu'après avoir réussi à le leur arracher, ils pansent ses plaies avec des larmes d'aloès, et le soignent comme des médecins. C'est ainsi qu'Apollonius et Damis dissertaient sur tous les sujets qui leur paraissaient dignes d'attirer leur attention. [2,17] Néarque et Pythagore disent que la rivière Acésine se jette dans l'Indus, et qu'elle nourrit des serpents longs de soixante-dix coudées. Nos voyageurs confirment cette relation, que je remets au moment où je parlerai de la chasse des dragons, racontée par Damis. Une fois arrivés sur les rives de l'Indus, et sur le point de traverser ce fleuve, ils demandèrent au Babylonien s'il savait quelque chose sur le passage de ce fleuve. Celui-ci leur répondit qu'il n'était jamais allé sur ce fleuve, et qu'il ignorait absolument à partir de quel endroit il était navigable. «Et pourquoi, lui dirent-ils, n'avez-vous pas loué un guide? — Parce que j'en ai un sous la main.» Et en mème temps il leur montra une lettre du roi qui devait y pourvoir. Grande fut, nous disent-ils, leur admiration pour la bonté prévoyante de Vardane. Cette lettre était adressée au satrape préposé à l'Indus; ce satrape n'était pas un des sujets de Vardane, mais il avait reçu de lui quelques grâces. Le roi lui rappelait ces grâces, lui disant qu'il ne lui demandait pas de les reconnaitre (car il n'était pas dans ses habitudes de réclamer service pour service), mais qu'il se considérerait au contraire comme son obligé, s'il accueillait Apollonius et lui donnait les moyens d'aller où il désirait. Il avait de plus donné de l'or au guide, pour le remettre au philosophe, s'il le voyait en avoir besoin, et pour éviter qu'il ne fût obligé de recourir à d'autres mains. L'Indien, ayant reçu la lettre du roi, se déclara fort honoré, et assura qu'il aurait autant d'égards pour Apollonius que s'il lui était recommandé par le roi de l'Inde lui-mème. Il le fit monter sur son vaisseau de satrape, et lui donna d'autres barques pour porter ses chameaux, et un guide pour le conduire par tout le pays que borne l'Hydraote. Enfin il écrivit à son roi pour l'engager à ne pas étre moins généreux que Vardane envers un homme divin, qui venait de Grèce. [2,18] Ils traversèrent ainsi l'Indus, qui a quarante stades de large, et voici ce qu'ils rapportent de ce fleuve. L'Indus prend sa source au mont Caucase; dès le commencement de son cours, il est plus large que tous les fleuves d'Asie, et, à mesure qu'il s'avance, il reçoit les eaux de plusieurs rivières navigables. Comme le Nil, il inonde ses rives, couvre la terre d'une couche de limon, et donne aux Indiens la faculté d'ensemencer leurs champs à la manière des Égyptiens. Pour les neiges de l'Éthiopie et des monts Catadupes, je ne veux pas y contredire, à cause des autorités qui en témoignent : cependant je n'accède point à ces relations, en songeant que l'Indus fait comme le Nil, sans qu'il y ait de neiges dans la contrée d'où il descend. Je me dis d'ailleurs que Dieu a mis aux deux extrémités de la terre les Indiens et les Éthiopiens, et qu'il à voulu qu'il y eût des hommes noirs à l'orient et à l'occident or, comment cela pourrait-il être si, dans ces pays, la chaleur ne se faisait sentir même pendant l'hiver? Et une terre que le soleil échauffe toute l'année, comment supposer qu'il y tombe de la neige, et que cette neige, grossissant les rivières de ce pays, les fait sortir de leur lit ? Dira-t-on que la neige peut tomber dans des pays ainsi exposés au soleil ? Mais comment formerait-elle une telle mer ? comment suffirait-elle à un fleuve qui submerge l'Égypte ? [2,19] Comme ils traversaient l'Indus, nos voyageurs rencontrèrent, nous disent-ils, comme ceux qui naviguent sur le Nil, beaucoup de crocodiles et d'hippopotames; ils virent sur ce fleuve des fleurs semblables à celles du Nil. La température de l'Inde est chaude en hiver, étouffante en été. La Divinité a fort sagement remédié aux inconvénients que pourrait avoir cette chaleur, par les pluies fréquentes qu'elle fait tomber en ce pays. Les Indiens leur dirent que le roi vient sur les bords de l'Indus, à l'époque où il est gonflé, et qu'il sacrifie à ce fleuve des taureaux et des chevaux noirs (en effet les Indiens estiment moins le blanc que le noir, sans doute à cause de leur couleur); puis il jette dans l'Indus une mesure d'or semblable à celle qui sert à mesurer le blé : pourquoi le roi jette-t-il cette mesure ? C'est une pratique dont les Indiens ne comprennent pas le sens : nos voyageurs supposent que c'est une manière de demander soit l'abondance des fruits de la terre, qui sont ainsi mesurés par les cultivateurs, soit la juste proportion des eaux, dont la masse trop forte inonderait tout le pays. [2,20] Quand ils eurent traversé le fleuve, le guide que le satrape leur avait donné les conduisit directement à Taxiles, où était le palais du roi de l'Inde. Les habitants du pays au delà de l'Indus ont des habits faits avec le lin que leur fournit leur terre; ils portent des chaussures en écorce d'arbre, et, lorsqu'il pleut, un chapeau. Les Indiens d'une condition élevée ont des vêtements de bysse; le bysse vient d'un arbre dont la partie inférieure ressemble à celle du peuplier, et les feuilles à celles du saule. Apollonius vit avec plaisir le bysse, parce que sa couleur rousse était celle de la robe qu'il portait. Le bysse est porté en Égypte, où l'on s'en sert pour plusieurs costumes sacrés. La ville de Taxiles est grande comme Ninive, mais elle a des murs d'une hauteur et d'une largeur modérée comme ceux des villes grecques : c'est la capitale où a régné Porus. Au-devant des murs, nos voyageurs virent un temple de presque cent pieds, bàti de porphyre, entouré de colonnes. Le sanctuaire était petit, en proportion d'un temple si vaste, mais il était d'une beauté remarquable : à chaque muraille on voyait attachées des plaques d'airain où étaient réprésentés les exploits de Porus et d'Alexandre. Les éléphants, les chevaux, les soldats, les casques, les boucliers étaient en orichalque, en argent, en or, en airain noir; les lances, les javelots, les épées étaient en fer. On y remarquait tous les caractères des chefs-d'oeuvre de Zeuxis, de Polygnote et d'Euphranor : harmonieuse distribution des ombres, vie des figures, science du relief et des enfoncements, tout cela se retrouvait dans ces sculptures, où le mélange des métaux produisait tous les effets des couleurs. Ces sculptures témoignent d'ailleurs de la douceur de Porus : c'est ce roi qui les a fait poser après la mort d'Alexandre, et cependant l'on y voit le Macédonien vainqueur, relevant Porus blessé et lui rendant l'Inde qu'il vient de subjuguer. On dit que Porus pleura en apprenant la mort d'Alexandre, et que, non seulement il le regretta comme un roi généreux et magnanime, mais que, de son vivant, méme après qu'il eut quitté l'Inde et malgré l'autorisation qu'il avait reçue de lui, il ne fit rien en qualité de roi, ne donna aucun ordre aux Indiens en son nom, usa de son pouvoir comme le plus modéré des satrapes, et ne négligea rien pour témoigner sa reconnaissance à Alexandre. [2,21] Mon sujet ne me permet pas de passer sous silence ce qu'on rapporte de ce Porus. Comme Alexandre allait traverser l'Indus et que quelques-uns des amis de Porus lui conseillaient de faire alliance avec les peuplades qui habitaient au delà de l'Hyphase et du Gange, assurant qu'Alexandre n'oserait jamais entreprendre la guerre contre tous les Indiens réunis, Porus répondit : « Si mes sujets sont tels que, pour me sauver, j'aie besoin d'alliés, je préfère ne pas régner. » Comme on lui annonçait la captivité de Darius, il dit : « C'est un roi, ce n'est pas un homme qu'a pris Alexandre. » L'esclave qui avait apprèté l'éléphant sur lequel Porus devait aller au combat lui ayant dit : « Voici celui qui vous conduira, » Porus répondit : "C'est moi qui le conduirai, pour peu que je me ressemble à moi-même." On l'invitait à sacrifier au fleuve, pour qu'il ne reçût pas les bateaux qui devaient transporter les Macédoniens et ne laissàt point traverser Alexandre. Il ne convient pas, dit-il, à des hommes qui portent des armes, de prier pour écarter un danger. » Après la bataille, dans laquelle Alexandre même jugea que Porus était un homme divin, un être d'une nature supérieure à celle des autres mortels, un de ses parents lui dit : « Si, après le passage d'Alexandre, vous aviez voulu courber le genou devant lui, vous n'auriez pas été cause de cette défaite, de la mort de tant d'Indiens et de votre propre blessure. — Je sais, répondit Porus, qu'Alexandre aime la gloire; et je me suis dit que, si je pliais le genou devant lui, il me considérerait comme un esclave, si je combattais, il me traiterait en roi. J'ai mieux aimé m'attirer l'admiration que la pitié, et j'ai bien fait : car en me montrant tel que m'a vu Alexandre, j'ai en un jour tout perdu et tout regagné. » Tel était, selon les historiens, ce roi de l'Inde. On ajoute qu'il était le plus bel homme de son pays, qu'il était d'une taille telle qu'on n'avait pas vu d'homme semblable depuis les héros de la guerre de Troie, et qu'il était très jeune lorsqu'il combattit Alexandre. [2,22] Apollonius resta quelque temps dans le sanctuaire, en attendant qu'on eût annoncé au roi qu'il lui venait des hôtes. Pendant ce temps il dit à Damis : «Croyez-vous qu'il y ait un art de peindre?— Oui, s'il y a une vérité.—Et que fait cet art ? — Il mêle les couleurs entre elles, le bleu avec le vert, le blanc avec le noir, le rouge avec le gris. —Et pourquoi les peintres font-ils ce mélange? est-ce seulement pour donner à leurs tableaux de l'éclat, comme font les femmes qui se fardent?— C'est pour mieux imiter, pour mieux reproduire, par exemple, un chien, un cheval, un homme, un vaisseau et tout ce qu'éclaire le Soleil. La peinture va méme jusqu'à représenter le Soleil, tantôt monté sur ses quatre chevaux, comme on dit qu'il apparaît ici, tantôt embrasant le ciel de ses rayons, et colorant l'éther et les demeures des Dieux. — La peinture est donc l'art d'imiter? — Pas autre chose. Si elle n'était pas cela, elle ne ferait qu'un ridicule amas de couleurs assemblées au hasard. — Ce que nous voyons dans le ciel, alors que les nuages, se séparant, forment des centaures, des chimères, et même, par Jupiter ! des loups et des chevaux, ne sont-ce pas là des oeuvres d'imitation ? — Apparemment. — Dieu est donc peintre, Damis? il quitte donc le char ailé sur lequel il s'en va réglant toutes les choses divines et humaines, pour s'amuser à peindre des bagatelles, comme des enfants sur le sable ? » Damis rougit en voyant à quelle absurde conséquence aboutissait sa proposition. Cependant Apollonius ne le reprit point avec dédain, car il n'avait rien d'amer dans la discussion. « Ne voulez-vous pas dire plutôt, Damis, que ces nuages courent au hasard à travers le ciel, sans rien représenter, du moins sans que Dieu en ait voulu faire des images, et que c'est nous, portés comme nous sommes à l'imitation, qui imaginons et créons ces images ? — C'est plutôt cela, Apollonius : c'est bien plus vraisemblable et plus conforme à la raison. — Il y a donc deux imitations, Damis, l'une qui consiste à représenter les objets à la fois avec l'esprit et avec la main, c'est la peinture; l'autre par laquelle l'esprit seul les représente? — Il n'y en a pas deux, dit Damis il n'y en a qu'une, laquelle est complète et s'appelle la peinture; c'est celle qui peut représenter les objets à la fois avec l'esprit et avec la main. L'autre n'est qu'une partie de celle-ci : c'est par elle que, sans être peintre, ou conçoit et l'on se représente des figures; mais on serait incapable de les tracer avec la main. — Est-ce parce que l'on est manchot ou estropié ?— Nullement, mais parce que l'on n'a jamais touché ni crayon, ni pinceau, ni couleurs, et qu'on n'a pas étudié la peinture. — Donc, Damis, nous sommes d'accord sur ce point que le génie de l'imitation vient de la nature, et la peinture, de l'art. Ce que nous avons dit pourrait de même s'appliquer à la sculpture. La peinture elle-même n'est pas toute, selon vous, je pense, dans le mélange des couleurs : car une seule couleur suffisait aux peintres anciens; ce n'est que plus tard qu'on en a employé quatre, puis un plus grand nombre. D'ailleurs, un dessin où sont marqués l'ombre et la lumière, même sans l'emploi des couleurs, n'est-ce pas de la peinture ? Dans de tels dessins, en effet, on voit la ressemblance, la figure, le caractère, la modestie ou la hardiesse : cependant la couleur y fait défaut, le teint n'y est pas représenté, ni le luisant de la chevelure ou de la barbe: avec une seule et même teinte le basané et le blanc se trouvent figurés. Par exemple, n'employons que le blanc pour peindre cet Indien, il paraitra cependant noir : le nez camard, les cheveux crépus, les joues avancées et une certaine expression dans les yeux, tout cela noircit les traits que l'on voit blancs et représente un Indien à tout oeil un peu exercé. Aussi dirais-je volontiers que celui qui regarde un tableau doit avoir, lui aussi, la faculté d'imiter. On ne saurait, en effet, donner des éloges à une peinture figurant un cheval ou un taureau, si l'on ne se représente l'animal ainsi peint. Le moyen d'admirer l'Ajax furieux de Timomaque, si on ne le voit en esprit, après le massacre des troupeaux près de Troie, assis, désespéré, tout plein de la pensée du suicide? Quant à ces bas-reliefs de Porus, nous ne les classerons exclusivement ni parmi les sculptures, car on les dirait peints, ni parmi les peintures, car ils sont en métal; mais nous dirons que leur auteur était à la fois un peintre et un sculpteur. Il me fait penser au Vulcain d'Homère, et son oeuvre me rappelle le bouclier d'Achille : là aussi l'on voit des hommes qui tuent et des hommes qui meurent, et l'airain représente une terre ensanglantée.» [2,23] Comme Apollonius se livrait à ces considérations, les messagers du roi arrivèrent avec un interprète. On lui dit que le roi lui donnait l'hospitalité pour trois jours, les lois ne permettant pas aux étrangers de demeurer plus longtemps dans la ville, et on le conduisit au palais. J'ai dit comment sont construites les murailles de Taxiles; nos voyageurs nous apprennent qu'elle est irrégulièrement bâtie, et coupée de rues étroites comme celles d'Athènes; elle est ornée d'édifices qui, du dehors, paraissent n'avoir qu'un étage, mais qui, lorsqu'on y entre, offrent des constructions souterraines égales à celles qui dépassent le sol. [2,24] Ils virent, dans le temple du Soleil, l'éléphant "Ajax", consacré à ce Dieu, et les statues d'Alexandre et de Porus, qui étaient en bronze doré. Les murs du temple étaient en pierres rouges enrichies d'ornements d'or qui étincelaient comme les rayons du soleil. L'image même du Dieu est faite de pierres précieuses assemblées d'une manière symbolique, selon l'usage des Barbares. [2,25] Dans le palais il ne s'offrit à leurs regards ni architecture splendide, ni soldats, ni gardes, mais, comme dans toutes les maisons riches, un certain nombre de serviteurs : trois ou quatre personnes attendaient audience. Ils préférèrent cette simplicité au faste de Babylone, et leur surprise augmenta lorsqu'ils pénétrèrent dans l'intérieur : la même sévérité régnait partout dans les appartements, dans les portiques, dans le palais tout entier. [2,26] Tout d'abord Apollonius considéra le roi de l'Inde comme un philosophe, et il lui fit dire par l'interprète : « Je suis heureux, ô roi, de voir en vous un philosophe. — Et moi, je suis plus heureux encore de vous donner de moi une telle opinion. — Est-ce là un effet des institutions de votre pays, ou bien est-ce vous qui avez ramené à cette modestie la royauté?— Nos lois prescrivent la modération, et je fais plus que n'exigent nos lois. J'ai beaucoup d'hommes à mon service, mais un petit nombre me suffit : je considère la plus grande partie de ce que je possède comme appartenant à mes amis. — Je vous félicite de vos richesses, si votre or et votre argent vous servent à vous faire des amis qui puissent vous rendre de nombreux et signalés services. — Je fais part de mes trésors même à mes ennemis : en effet, les Barbares qui occupent nos frontières, avec lesquels nous avons toujours quelques démêlés et qui sont toujours prêts à faire des incursions sur notre territoire, je les contiens par mes richesses sur les limites de mon empire, pour lequel ils sont comme une avant-garde ils n'y entrent pas, et n'y laissent pas entrer les Barbares farouches qui sont leurs voisins. » Apollonius lui demanda si Porus aussi avait payé tribut à ces peuples. Le roi répondit : "Porus aimait la guerre, moi j'aime la paix." Ces discours achevaient de lui concilier Apollonius, qui conçut tant d'estime pour ce roi, que plus tard, reprochant à Euphrate de ne pas se conduire en philosophe, il lui disait: "Respectons au moins l'Indien Phraote." Car tel était le nom de ce roi. D'un autre côté, un satrape, qui avait reçu de Phraote d'éclatantes marques de sa faveur, ayant voulu lui offrir une mitre d'or enrichie de pierreries de diverses couleurs, le roi répondit : « Quand même je serais de ceux qui tiennent à de telles choses, je les refuserais et je les arracherais de ma tête, maintenant que j'ai fait la connaissance d'Apollonius : mais moi qui n'ai jamais porté de tels ornements, comment le ferais-je maintenant sans souci de mon hôte, sans souci de moi-même?" Apollonius l'interrogea encore sur son régime de vie. « Je bois du vin autant qu'il en faut pour offrir une libation au soleil : quand je chasse, le gibier est pour ceux qui m'ont suivi, il me suffit d'avoir pris de l'exercice. Je me nourris de légumes, de moelle de palmier, de dattes et de toutes les productions de mon jardin qu'arrose l'Indus. Je tire en grande partie ma nourriture des arbres que je cultive moi-même." Ces paroles transportaient de joie Apollonius, qui regardait souvent Damis. [2,27] Quand ils eurent parlé quelque temps de la route qui conduisait chez les Brachmanes, le roi fit mettre au nombre de ses hôtes le guide qui était venu de Babylone, comme il avait coutume de faire pour ceux qui venaient de ce pays ; quant à celui que le satrape avait donné à Apollonius, il le congédia, après lui avoir fait remettre des provisions pour le voyage. Puis, il prit la main d'Apollonius, et ayant fait retirer l'interprête : « Voulez-vous, lui dit-il en grec, m'admettre à un de vos repas?" Apollonius fut étonné de l'entendre, et lui demanda pourquoi, dès le début, il ne lui avait point parlé grec. « C'est que, répondit le roi, je n'ai pas voulu paraître présomptueux, ni étre accusé de me méconnaître et d'oublier que la fortune m'a fait barbare. Mais, comme je vois que ma société vous est agréable, je ne puis résister au plaisir de me faire connaître à vous tout entier, et je vous donnerai plusieurs preuves que j'entends le grec. —Pourquoi ne m'avez-vous pas invité, au lieu de vouloir que je vous invite?— Parce que je vous estime comme meilleur que moi : l'autorité vraiment royale appartient à la sagesse. » Puis il conduisit Apollonius avec ses compagnons à l'endroit où il prenait ses bains. C'était un parc d'un stade de longueur, au milieu duquel avait été creusé un bassin qui pouvait recevoir de l'eau chaude et de l'eau froide : des deux côtés de ce bassin il y avait des allées pour courir, où le roi s'exerçait au javelot et au disque a la manière des Grecs. Il avait le corps très robuste, et parce qu'il était dans la force de l'âge, n'étant âgé que de vingt-sept ans, et à cause de ces exercices. Quand il en avait assez pris, il se jetait à l'eau et se mettait à nager. Quand ils se furent baignés, ils se mirent en route pour prendre leur repas en commun; ils avaient une couronne sur la tête, comme c'est la coutume chez les Indiens lorsqu'ils dînent à la table du roi. [2,28] Je ne saurais me dispenser de rapporter, d'après Damis, qui donne sur ce point les détails les plus précis, comment on dîne chez le roi de l'Inde. Le roi est couché sur un lit, et auprès de lui se tiennent de ses parents, cinq, au plus; tous les autres invités mangent assis. Au milieu est dressée une table comme un autel. Elle va jusqu'au genou, et occupe l'espace qu'enfermerait un choeur de trente hommes se tenant par la main. Elle est jonchée de branches de laurier et d'un arbre semblable au myrte, d'où les Indiens tirent un baume. On y sert des poissons, de la volaille, des lions entiers, des chèvres, des porcs, des jambons de tigres : les Indiens ne mangent pas les autres parties de cet animal, parce qu'ils disent qu'en naissant il tend les pattes de devant vers le soleil levant. Chaque convive s'approche de la table : il emporte un de ces plats ou en coupe un morceau, puis va reprendre sa place, et mange ces mets avec beaucoup de pain. Quand les convives sont rassasiés, on apporte des cratères d'argent et d'or, un pour dix convives, et chacun se baisse pour y boire, comme font les animaux. Pendant que les cratères se vident, les convives se livrent à des jeux pleins d'adresse et de danger. Par exemple un enfant, comme ceux qui dansent sur le théâtre, sauta en l'air, en méme temps qu'on lançait de son côté une flèche : quand il fut assez loin de terre, il pirouetta au-dessus de la flèche : s'il s'était trompé le moins du monde dans son tour, il était transpercé. Car la flèche était très perçante, et, avant de la lancer, l'archer en montrait la pointe aux convives pour les en faire juges. Lancer une flèche avec une fronde, viser un cheveu, tracer avec une flèche le contour de son propre enfant appuyé à une planche, voilà les exercices des Indiens pendant leurs festins, et ils y réussissent même lorsqu'ils sont ivres. [2,29] Damis était stupéfait d'une telle adresse, et admirait l'habileté des Indiens à tirer de l'arc. Apollonius, qui était à côté du roi, et prenait la même nourriture, fit peu d'attention à tout cela : mais il dit au roi : « Veuillez me dire, ô roi, comment vous êtes si bien instruit de la langue grecque, et d'où vous avez tiré votre philosophie. Je ne suppose pas que vous en ayez l'obligation à des maîtres ; car je doute que, mème chez les Indiens, il y ait des hommes capables d'enseigner cela. — Les anciens, dit le roi en souriant, demandaient à tous les navigateurs qui abordaient sur leurs terres s'ils étaient des pirates, tant ils croyaient commune cette profession, quelque criminelle qu'elle soit. Vous autres Grecs, vous me faites l'effet de demander à tous ceux qui vous approchent s'ils ne sont pas philosophes : vous croyez que ce don, le plus divin de tous ceux qu'a reçus l'homme, peut se rencontrer chez le premier venu. Je sais que, chez vous, un philosophe ne vaut guère mieux qu'un pirate. Car on dit qu'on n'en a encore trouvé aucun comme vous : presque tous sont des larrons recouverts d'une robe de soie qui ne leur appartient pas, qu'ils ne savent pas porter, et dans laquelle ils se drapent orgueilleusement au milieu de vos rues. Du reste, ils font comme les pirates : se sentant sans cesse sous le coup du châtiment, ils se gorgent de plaisirs; ils s'adonnent à la gourmandise, à la débauche et au luxe le plus efféminé. La cause, la voici : vos lois punissent de mort la falsification des monnaies, la supposition d'un enfant, et quelques autres fautes de ce genre : mais contre ceux qui corrompent et pervertissent la philosophie, je ne sache pas qu'il y ait chez vous aucune loi, aucune magistrature établie. [2,30] «Chez nous, peu d'hommes font profession de philosophie, mais voici à quelles épreuves ces hommes sont soumis. Il faut que dès la jeunesse, dès l'âge de dix-huit ans (ce qui, si je ne me trompe, est le moment où chez vous l'enfant devient éphèbe), celui qui veut être philosophe traverse le fleuve Hyphase, et aille trouver les sages vers lesquels vous vous rendez, Apollonius. D'abord il s'engage publiquement à se faire philosophe; et chacun peut s'y opposer, s'il est prouvé qu'il n'est pas pur. J'entends par un homme pur, celui dont premièrement les parents, puis les ancêtres jusqu'à la troisième génération, ont vécu exempts de tache : nul ne doit prêter au reproche de violence, de dissolution ni d'usure. Quand on s'est assuré qu'il n'y a de ce côté absolument aucune tache, aucune. souillure, on se met à examiner et à éprouver le jeune homme. On veut savoir d'abord s'il a bonne mémoire; puis s'il est naturellement modeste ou s'il fait semblant de l'être, ensuite s'il n'aime pas le vin et la bonne chère, s'il n'est pas vaniteux, rieur, audacieux, querelleur; s'il obéit à son père, à sa mère, aux maîtres qui l'ont instruit, ou qui ont surveillé son enfance ; enfin s'il tourne à mal la fleur de son âge. Ce qui regarde ses parents et ses ancêtres s'obtient par des témoignages et des registres publics. En effet, quand un Indien est mort, il se présente à sa porte un magistrat auquel les lois ont confié le soin de noter comment il a vécu : si le magistrat trompe ou se laisse tromper, la loi le punit en le déclarant incapable de toute autre magistrature, comme ayant faussé la vie d'un homme. Pour ce qui concerne les jeunes gens eux-mêmes, on l'apprend en observant leur physionomie. Car les yeux indiquent souvent le caractère des hommes, et les sourcils et les joues offrent à une observation attentive bien des signes, où des savants qui ont étudié la nature peuvent voir le fond du coeur des hommes, ainsi qu'on voit les visages dans un miroir. Comme la philosophie est ici en grande estime et en grand honneur , il est de toute nécessité d'éprouver ceux qui s'y destinent et de les soumettre à un sévère examen. Vous savez maintenant comment nous choisissons les maîtres, et par quelles épreuves il faut passer chez nous pour étre philosophe ; il me reste à vous dire ce qui m'est personnel. [2,31] «Mon grand-père était roi, et son nom est le mien. Mon père fut un simple particulier. Comme il était devenu orphelin dès son bas âge, deux de ses parents furent, d'après nos lois, nommés ses tuteurs, et gouvernèrent en son nom d'une manière injuste, par le Soleil ! et tyrannique. Leur autorité parut à leurs sujets odieuse et insupportable. Quelques grands formèrent une conjuration et les égorgèrent dans une fête, au milieu d'un sacrifice au fleuve Indus, et, s'étant emparés du pouvoir, l'exercèrent en commun. Les parents de mon père, qui n'était pas encore âgé de seize ans, craignirent pour sa vie, et l'envoyérent au delà de l'Hyphase, chez le roi de ces contrées. Ce roi est à la tête d'un peuple plus nombreux que le mien, et son pays est bien plus riche que celui-ci. Le roi voulant l'adopter pour fils, mon père s'excusa, disant qu'il ne voulait pas lutter avec la fortune qui lui avait enlevé un royaume, et il le pria de lui permettre de se vouer à la philosophie et d'aller trouver les sages; c'est de cette manière, disait-il, qu'il lui serait le plus facile de supporter ses malheurs. Le roi offrit de le rétablir lui-méme sur le trône de ses ancêtres; alors mon père lui dit : "Si plus tard vous me voyez vraiment philosophe, rendez-moi mon royaume; sinon, laissez-moi comme je suis." Le roi vint lui-méme chez les sages et leur dit qu'il leur aurait une grande obligation s'ils prenaient soin d'un enfant qui était déjà d'un naturel généreux. Les sages, voyant à cet enfant des dispositions remarquables, consentirent de grand coeur à l'instruire, et trouvèrent en lui un disciple ardent à recevoir leurs enseignements. Au bout de sept ans, le roi, étant malade et sur le point de mourir, rappela mon père, le déclara son héritier conjointement avec son fils, et lui donna en mariage sa fille, qui venait de devenir nubile. Bientôt mon père vit que le fils de son bienfaiteur se laissait aller aux séductions de la flatterie, du vin et des autres plaisirs, et de plus qu'il ne le voyait pas d'un bon oeil. Gardez ce royaume, lui dit-iI, gardez-le tout entier; car il serait ridicule qu'un homme qui n'a pas su se maintenir dans ses propres États osât prétendre à ceux d'un autre. Donnez-moi seulement votre soeur; c'est tout ce que je demande de vos biens. Il l'épousa en effet, et vécut près des sages, maître de sept bourgades florissantes que le jeune roi avait données en dot à sa soeur ; je suis le fruit de cette union. Après m'avoir appris la langue grecque, mon père m'envoya chez les sages un peu avant l'âge peut-être (je n'avais que douze ans) ; ceux-ci m'élevèrent comme leur propre enfant : car lorsqu'il leur vient un disciple sachant le grec, ils ont pour lui une affection particulière : ils le considèrent comme déjà initié à leurs études. [2,32] Cependant mes parents moururent peu de temps l'un après l'autre. J'étais arrivé à ma dix-neuvième armée. Les sages m'engagèrent à aller dans mes domaines pour régler mes intérêts. Mais déjà je n'avais plus de domaines : mon excellent oncle m'avait tout enlevé, il ne m'avait pas méme laissé le bien paternel, disant que tout lui appartenait, et que je devais lui être assez reconnaissant de ce qu'il me laissait la vie. Je tirai un peu d'argent des affranchis de ma mère, et j'acquis quatre esclaves. Un jour que je lisais la tragédie des Héraclides, je vis arriver un Indien qui m'apportait une lettre d'un des amis de mon père : il me pressait de passer le fleuve Hydraote pour m'entendre avec lui sur ce royaume; il affirmait qu'en ne tardant pas, j'avais les plus grandes chances de rentrer dans mes droits, Quelque Dieu me remit alors en mémoire le sujet de la tragédie. J'écoutai cet avertissement d'en haut. Je traversai le fleuve, et j'appris qu'un des deux usurpateurs venait de mourir, et que l'autre était assiégé dans ce palais. Je pressai alors ma marche, et sur le chemin je criai aux habitants des bourgades que j'étais le fils du roi légitime et que,j'allais reprendre possession de mon trône. Partout je fus salué par des cris de joie : on m'accompagnait, on disait que j'étais le vivant portrait de mon aïeul; les campagnards s'armaient d'arcs et d'épées, leur nombre grossissait à chaque instant. Enfin j'approchai des portes, et j'y reçus l'accueil le plus sympathique. On alluma des torches sur l'autel du Soleil, devant les portes, on vint au-devant de moi, puis on me fit cortège en chantant les louanges de mon aïeul et de mon père. Quant à l'usurpateur qui était resté dans la ville, on l'étrangla sur lès remparts, quoi que j'eusse pu faire pour le sauver de ce genre de mort." [2,33] — "Ce que vous venez de raconter, reprit Apollonius, c'est tout à fait le retour des Héraclides. Que les Dieux soient loués d'avoir bien voulu donner le signal du départ à un roi généreux qui marchait pour reconquérir ses États ! Mais veuillez encore me répondre. Vos sages n'ont-ils pas reconnu, eux aussi, la domination d'Alexandre, et n'est-il pas vrai qu'amenés devant lui ils se sont entretenus avec lui des choses célestes ? — Vous voulez parler des Oxydraques, peuplade indépendante et guerrière, qui fait profession de philosophie sans être réellement bien instruite. Mais Ies vrais sages habitent entre l'Hyphase et le Gange; or Alexandre n'a pas même mis le pied dans leur pays, et cela, non pas que les habitants lui aient fait peur, mais probablement parce que les augures ne lui furent pas favorables en cette occasion. Quand il aurait passé l'Hyphase et aurait pu s'emparer de tout le pays qu'arrose ce fleuve, jamais il n'aurait pu se rendre maitre de la citadelle qu'ils occupent, quand il aurait eu avec lui dix-mille Achilles et trente mille Ajax : car ce n'est point par les armes qu'ils résistent aux envahisseurs; c'est par des prodiges, c'est par des coups de foudre qu'ils les repoussent, en hommes sacrés et amis des Dieux. Ainsi l'on rapporte qu'Hercule l'Égyptien et que Bacchus, après avoir parcouru les armes à la main l'Inde entière, se portèrent contre ces sages, et, à l'aide de machines, s'efforcèrent d'emporter d'assaut la citadelle : les sages ne firent rien pour se défendre, ils se tinrent dans le plus complet repos en face des assiégeants : mais lorsque ceux-ci approchèrent, ils furent repoussés par des éclairs, et par des coups de tonnerre qui enveloppaient les combattants et renversaient leurs armes. On dit qu'en cette rencontre Hercule jeta son bouclier d'or, les sages en ont fait une offrande aux dieux, et à cause de la gloire d'Hercule, et à cause des ciselures de son bouclier : on y voit Hercule marquant à Gades les bornes du monde, y plaçant deux montagnes comme deux colonnes, et ouvrant entre elles un passage aux eaux de l'Océan. Cela prouve que l'Hercule qui est venu à Gades, et qui a marqué les bornes du monde, ce n'est pas le Thébain mais l'Égyptien." [2,34] Leur entretien fut interrompu par un chant accompagné de flûte. Apollonius voulut savoir ce que signifiait ce chant joyeux. «Les Indiens, répondit Phraote, souhaitent ainsi le Bonsoir à leur roi; ils font des voeux pour qu'il ait de bons rêves, pour qu'il se lève homme de bien et dévoué à ses sujets. — Eh bien! ô roi, que pensez-vous de cette cérémonie, puisqu'elle est à votre intention? —Je n'en ris pas, car il faut la respecter par égard pour la coutume, mais du reste n'avoir besoin d'aucun avertissement : en effet, quand un roi est juste et modéré, cela lui profite plus qu'à ses sujets. » Après s'étre ainsi entretenus, Apollonius et le roi allèrent se coucher. [2,35] Au lever du jour, le roi se rendit en personne dans la chambre d'Apollonins et de ses compagnons; et, mettant la main sur le lit, il lui dit : « A quoi songez-vous? car un homme qui boit de l'eau et dédaigne le vin ne dort pas. — Ainsi vous croyez que ceux qui boivent de l'eau ne dorment pas? — Ils dorment bien, mais d'un sommeil léger, qui réside sur l'extrémité de leurs paupières, comme on dit, mais ne s'étend pas jusqu'à l'esprit. — C'est une erreur : chez les buveurs d'eau, ce qui dort le plus, c'est peut-étre encore l'esprit; car si l'esprit n'était pas tranquille, le sommeil ne saurait atteindre les paupières. Ainsi les furieux ne peuvent dormir à cause de l'agitation de leur esprit; mais, leur esprit errant çà et là, ils ont le regard terrible et effronté, comme les dragons qui ne dorment pas. Vous voyez, ô roi! en quoi consiste le sommeil et ce que le sommeil prouve chez les hommes. Examinons maintenant pourquoi les buveurs d'eau dormiraient moins que les ivrognes. — Pas d'artifice, dit le roi : si vous parlez d'ivrognes, il vous sera facile de montrer que ces gens-là ne dorment pas; vous me direz que leur esprit est toujours agité par Bacchus, qu'il est ballotté et en proie à l'inquiétude. Tous les gens ivres qui essayent de dormir s'imaginent tantôt qu'on les hisse au faîte des maisons, tantôt qu'on les plonge sous terre, ou bien qu'ils sont emportés dans un tourbillon, ce qui est, dit-on le supplice d'Ixion. Il ne s'agit donc pas d'un homme ivre, mais d'un homme qui a bu du vin avec sobriété : je dis que cet homme-là dort, et beaucoup mieux que celui qui ne boit que de l'eau. Voilà ce que vous aurez à examiner. » [2,36] Apollonius, s'adressant alors à Damis, lui dit «J'ai affaire à forte partie : mon adversaire est un dialecticien exercé. - Je m'en aperçois, dit Damis; c'est, si je ne me trompe, ce qu'on appelle tomber entre les mains du poilu. Ce que le roi vient de dire m'a frappé : je vous conseille donc de vous bien éveiller pour lui répondre. » Apollonius, soulevant la tête, répondit : « Combien est plus doux le sommeil dont nous jouissons, nous autres buveurs d'eau, je vais le montrer, ô roi! en suivant pas à pas votre raisonnement. L'esprit des gens ivres est troublé, et presque furieux, c'est un fait que vous avez clairement reconnu : ainsi nous voyons les ivrognes s'imaginer voir deux lunes, deux soleils; ceux qui ont moins bu, même les plus sobres, sans s'imaginer rien de semblable, se sentent transportés d'aise et de joie, et cela souvent quand il ne leur est rien arrivé d'heureux : quelquefois ils méditent des plaidoyers, bien qu'ils n'aient jamais parlé dans un tribunal, ils se disent riches, bien qu'ils n'aient pas méme une drachme chez eux. Voilà, ô roi ! ce qu'on appelle des folies. En effet, la joie suffit pour troubler l'esprit, et il n'est pas rare de voir des gens que l'idée d'un grand bonheur ne laisse pas dormir, qu'elle éveille en sursaut. On a donc bien raison de dire que les biens mêmes causent des soucis. Il y a aussi des drogues que les hommes ont imaginées pour procurer le sommeil : après les avoir bues ou s'en étre frotté, on dort étendu comme un mort ; quand on se lève, on a en quelque sorte perdu la mémoire, et l'on croit étre n'importe où, excepté où l'on est. Aussi, tout ce qu'on boit, ou plutôt tout ce dont on accable le corps et l'esprit ne saurait procurer un sommeil véritable et naturel, mais bien un sommeil lourd et semblable à la mort, ou bien léger et envahi par des visions dont, il est vrai, quelques-unes peuvent être agréables; voilà ce dont vous conviendrez aussitôt, à moins que vous ne préfériez la chicane à la discussion. Au contraire les buveurs d'eau comme moi voient les choses telles qu'elles sont, ils ne se forgent ni fantômes ni chimères; on ne les a jamais vus ni évaporés, ni endormis, ni stupides, ni plus gais qu'il ne convient. Il sont calmes, raisonnables, et semblables à eux-mêmes, le soir aussi bien que le matin. Ces hommes-là peuvent, sans être pris de sommeil, prolonger leurs méditations très avant dans la nuit ; ils ne sentent pas peser sur eux le sommeil, comme un maître impérieux qui leur fait courber la tête; ils ne se sont pas faits les esclaves du vin ; ils sont libres, on leur voit la tête haute. Viennent-ils à dormir, c'est avec une âme pure qu'ils reçoivent le sommeil ; ils ne sont ni exaltés par une fortune prospère, ni abattus par l'adversité : car un esprit sobre est en mesure avec l'une comme avec l'autre ; ni l'une ni l'autre ne le trouve inférieur à elle : aussi dort-il d'un sommeil très doux, et que nul souci ne vient interrompre. [2,37] « Ce n'est pas tout. L'art de lire l'avenir dans les songes, c'est-à-dire ce qu'il y a de plus divin parmi les hommes, se découvre plus facilement à un esprit qui n'est pas troublé par les fumées du vin, mais qui les observe, et dans lequel ils pénètrent sans être interceptés par aucun nuage. Aussi ces interprètes des songes, ces "oniropoles", comme disent les poètes, ne se hasarderaient à expliquer aucune vision sans avoir demandé dans quelle circonstance elle est arrivée. Si elle est du matin, si elle est venue dans le sommeil qui accompagne l'aurore, ils l'interprètent, parce que l'âme, le vin une fois cuvé, est capable de concevoir des présages sérieux. Mais si elle est arrivée dans le premier sommeil ou au milieu de la nuit, alors que l'esprit est encore plongé et comme embourbé dans le vin, ils ne se chargent pas de l'expliquer, et font bien. Mais les Dieux mêmes pensent ainsi, et n'ont mis que dans les âmes sobres le don de voir l'avenir : c'est ce que je vais vous prouver clairement. Il y a eu chez les Grecs un devin nommé Amphiaraüs. — Je le sais, dit le roi : c'était le fils d'Oiclée, et c'est celui que la terre engloutit à son retour de Thèbes. — Eh bien ! ce même Amphiaraüs dit maintenant l'avenir en Attique : on va le consulter, et il envoie des songes. Les prêtres ordonnent à quiconque vient pour avoir une réponse, de s'abstenir de nourriture pendant un jour, et de vin pendant trois jours, pour qu'ils puissent recevoir les oracles avec un esprit clairvoyant. Si le vin était le meilleur moyen de procurer le sommeil, le sage Amphiaraüs eut pris des dispositions toutes différentes, il se serait fait apporter les gens à son sanctuaire pleins de vin comme des amphores. Je pourrais encore citer plusieurs oracles célèbres chez les Grecs et les Barbares, dans lesquels le prêtre parle du haut de son trépied après avoir bu de l'eau et non du vin: Vous pouvez donc croire, ô roi! que je suis plein d'un esprit divin, moi et tous les buveurs d'eau : nous sommes possédés par les Nymphes, nous célébrons les mystères bachiques de la sobriété. — Ne voudriez-vous donc pas m'admettre dans votre troupe?— Cela vous ferait mal voir de vos sujets. Une philosophie tempérée et un peu relâchée forme chez un roi un mélange admirable, comme nous le voyons en vous; mais une philosophie austère et rigide déplaît, ô roi! et ne semble pas convenir à votre haute condition : l'envie n'y verrait même qu'une marque d'orgueil. » [2,38] Pendant cet entretien, le jour était venu. Ils sortirent. Apollonius comprit que le roi devait vaquer aux affaires, recevoir les ambassadeurs, et remplir les autres offices de la royauté. « Vous devez, ô roi ! lui dit-il, faire ce qui convient à votre dignité; pendant ce temps, laissez-moi au Soleil : il faut que je fasse ma prière accoutumée. — Et puisse cette prière être écoutée ! le Soleil fera ainsi plaisir à tous ceux qui aiment votre sagesse. J'attends avec impatience que vous soyez de retour; car je dois juger quelques procès ou votre présence me sera d'un grand secours. [2,39] Apollonius revint comme le jour commençait à s'avancer. Il demanda au roi quels procès il avait jugés. — Je n'en ai pas encore jugé aujourd'hui, répondit le roi, les présages ne me l'ont point permis. — Vous observez donc les présages avant de rendre la justice comme avant d'entreprendre un voyage ou une guerre ? — Oui, car là aussi il y a un danger, c'est que le juge ne s'écarte de la vérité. — C'est fort bien. Et quel est le procès que vous jugerez demain? Je vous vois tout pensif, et hésitant sur la décision à prendre. —Je suis indécis, je l'avoue : aussi vous allez me donner un conseil. Un homme a vendu à un autre une terre qui renfermait un trésor caché : peu après une crevasse s'étant formée dans la terre a laissé voir un amas d'or. « C'est à moi, dit le vendeur; jamais je n'aurais vendu ma terre si j'avais su y trouver de quoi vivre. — J'ai, dit l'acquéreur, la pleine jouissance de tout ce que renferme une terre qui est définitivement à moi.» Les raisons de l'un et de l'autre sont bonnes. Je pourrais bien leur dire de partager la trouvaille; mais ce serait trop simple, une pauvre vieille en dirait autant.—Je vois bien, dit Apollonius, que les deux plaideurs ne sont pas philosophes, puisque c'est pour de l'or qu'ils sont ainsi divisés. Quant au meilleur jugement à rendre, selon moi, vous le trouverez en songeant que les Dieux favorisent d'abord les philosophes qui ont une vertu agissante, puis ceux qui n'ont pas commis de faute, et qui n'ont jamais nui à personne. Aux philosophes ils accordent de bien distinguer les choses divines et les choses humaines; à ceux qui sont justes, sans être philosophes, ils donnent ce qui est nécessaire à la vie, de peur que le manque de ce nécessaire ne les rende injustes. Je pense donc, ô roi! qu'il faut peser ces plaideurs comme dans une balance et examiner leur vie. A ce qu'il me semble, les Dieux n'auraient pas enlevé au premier son trésor, s'il n'était pas mauvais, et ils n'auraient pas donné à l'acquéreur même ce qui était sous terre, s'il ne valait mieux que l'autre. » Les deux plaideurs arrivèrent le lendemain : il fut prouvé que le vendeur était un homme méchant, qu'il avait négligé d'offrir aux Dieux des sacrifices dans son champ; que l'acquéreur, au contraire, était un homme juste et fort attentif à honorer les Dieux. L'avis d'Apollonius fut donc admis par le roi, et l'homme de bien eut gain de cause : le champ lui fut adjugé comme un présent des Dieux. [2,40] Cette affaire une fois vidée. Apollonius s'approcha du roi et lui dit : « C'est aujourd'hui le troisième des jours pour lesquels je suis votre hôte : à la prochaine aurore, vous devez me congédier, conformément à la loi. — Mais la loi elle-même ne dit pas cela : vous pourrez encore rester la matinée, étant venu dans l'après-midi. —J'accepte avec bonheur cette nouvelle grâce mais vous me paraissez un peu arranger la loi en ma faveur. — Que ne puis-je l'abolir pour vous! Mais dites-moi, Apollonius, les chameaux qui, m'a-t-on dit, vous ont porté ici, ne viennent-ils pas avec vous de Babylone? — Oui, dit Apollonius; ils nous ont été donnés par le roi Vardane. Pourront-ils bien vous conduire encore, après avoir fourni une si longue course? » ApoIlonius garda le silence, et Damis dit au roi: «Apollonius ne connaît pas encore la manière de voyager, ni les peuplades parmi lesquelles nous devons désormais faire route : il s'imagine qu'il trouvera partout des Vardane et des Phraote, et qu'un voyage dans l'Inde n'est qu'un jeu. Pour ce qui est de nos chameaux, il ne vous avoue pas leur état: les pauvres bêtes sont mal en point : elles ont plutôt besoin d'étre portées, qu'elles ne peuvent porter personne. Nous aurions bon besoin d'en avoir d'autres; car si nos montures viennent à nous faire défait dans quelque désert de l'Inde, il nous faudra rester là à éloigner de nos chameaux les vautours et les loups. Mais qui nous défendra nous-mêmes contre les attaques de ces animaux? il nous faudra mourir avec eux. — J'y mettrai bon ordre, dit le roi. Je vous en donnerai d'autres : il vous en faut quatre, et le satrape de l'Indus enverra les quatre autres à Babylone. J'ai près de l'Indus un troupeau de chameaux, qui sont tous blancs. —Ne nous donnerez-vous pas un guide? ajouta Damis. — Oui, de plus je donnerai au guide un chameau et des provisions, et j'écrirai à Iarchas, le plus âgé des sages, de recevoir Apollonius comme son égal en sagesse, et vous tous comme des philosophes et comme les compagnons d'un homme divin. » En même temps il leur offrit de l'or, des pierres précieuses, des vêtements et plusieurs autres choses de cette espèce. Apollonius s'excusa de recevoir l'or, dlisant qu'il avait assez de l'or que Vardane, à son insu, avait donné au guide; mais il accepta les vêtements, parce qu'ils lui parurent ressembler à ceux des anciens et aux vrais vêtements attiques. Il prit aussi une des pierres précieuses, eu s'écriant : « O pierre rare ! par quelle bonne fortune, par quelle faveur des Dieux je te trouve ici! » Je suppose qu'il avait vu en elle quelque vertu secrète et divine. Damis et les autres compagnons d'Apollonius refusèrent également l'or, mais prirent un certain nombre de pierres précieuses, pour les consacrer aux Dieux après leur retour. [2,41] Ils restèrent encore le jour suivant, le roi ne leur ayant pas donné leur congé. Puis il leur remit pour Iarchas une lettre ainsi conçue : « Le roi Phraote à Iarchas, son maitre, et à ses compagnons, salut. Le sage Apollonius sachant que vous êtes des sages, vient s'instruire auprès de vous. Ne le congédiez qu'après lui avoir communiqué toute votre science: votre science, croyez-le bien, ne sera pas perdue. C'est le plus éloquent des hommes, et il a une excellente mémoire. Faites-lui voir le trône sur lequel vous m'avez fait asseoir, Iarchas, mon père, et m'avez proclamé roi. Ceux qui l'accompagnent sont dignes de considération pour s'ètre dévoués à cet homme. Soyez tous heureux. » [2,42] Après étre sortis de Taxiles, et avoir fait deux jours de route, ils arrivèrent à une plaine où l'on dit que se donna la bataille entre Alexandre et Porus. Ils y trouvèrent un arc de triomphe : on y voyait Alexandre sur un char attelé de quatre chevaux, comme dans le monument construit près de l'Issus pour célébrer sa victoire sur les satrapes de Darius. Il paraît qu'il y a encore en ce lieu, à peu de distance l'un de l'autre, deux arcs de triomphe, élevés sans doute après la bataille : sur l'un est Porus, sur l'autre Alexandre; l'un salue, l'autre courbe le genou. [2,43] Ils passèrent le fleuve Hydraote, traversèrent plusieurs peuplades, et arrivèrent sur les rives de l'Hyphase. A trente stades de ce fleuve, ils rencontrèrent des autels avec ces inscriptions : A MON PÈRE AMMON. A MON FRÈRE HERCULE. A MINERVE PROVIDENCE. A JUPITER OLYMPIEN. AUX CABIRES DE SAMOTHRACE. AU SOLEIL INDIEN. A APOLLON DE DELPHES. Ils virent aussi une stèle d'airain sur laquelle étaient gravés ces mots : ICI ALEXANDRE S'ARRÊTA. Il est à, croire que les autels furent élevés par Alexandre, jaloux de marquer ainsi glorieusement les limites de son empire, et que la stèle fut dressée par les Indiens qui habitent au delà de l'Hyphase, tout fiers de ce qu'Alexandre ne s'était pas avancé plus loin.