[0] CONTRE FLACCUS ou DE LA PROVIDENCE. Le second après Séjan, Flaccus Avilius persécuta les Juifs. N'ayant pas réussi, car il avait pour cela moins de moyens que l'autre, à frapper la nation entière, il accabla ceux qu'il put atteindre des maux les plus graves. Bien qu'il parût n'en vouloir qu'à une partie de nos frères, il étendit néanmoins ses vexations sur eux en tous lieux, plutôt par des manoeuvres perfides que par la force. Chez les hommes que la nature a faits enclins à la tyrannie, la malice et la trahison suppléent à la puissance. Tibère avait admis Flaccus au nombre de ses familiers. Après la mort de Sévère, président d'Égypte, Flaccus reçut le gouvernement de ce pays et d'Alexandrie. C'était un très honnête homme, du moins le jugeait-on tel sur les indices qu'il en donna au début. Il se montra en effet actif, assidu, pénétrant, habile à agir, autant qu'à parler et à deviner même ce qu'on n'avait pas encore dit. Aussi en peu de temps fut-il très-instruit des affaires de l'Égypte, qui sont si diverses et si multiples, que ceux-là même qui s'y appliquent dès le premier âge ont peine à les approfondir. La foule des scribes était devenue inutile : il n'y avait point de chose grande ou petite qu'il ne connût. Il était arrivé non seulement à surpasser les autres, mais encore, à force de zèle, à quitter le rôle de disciple et à se faire le maître de ceux dont il avait reçu les leçons. Toutefois les talents nécessaires pour recevoir et rendre des comptes, pour employer des revenus, bien qu'ils soient estimables et indispensables au gouvernement, ne supposent pas dans une âme tout ce qu'il faut pour la rendre digne du pouvoir; chez Flaccus, les marques d'un caractère magnifique et royal brillaient avec plus d'éclat encore. Il se montrait plein de la gravité et de la majesté qui conviennent au commandement. Il jugeait les affaires d'importance de concert avec les principaux citoyens; il abaissa les superbes, interdit les réunions des gens sans aveu et de la plèbe, les Hétéries et les confréries qui couvraient la débauche et l'ivrognerie du manteau de la religion. Il punit sévèrement ceux qui résistèrent 5 Ayant mis l'ordre dans la ville et dans la province, il donna son attention et ses soins aux troupes, organisant, exerçant, choisissant, avec l'aide des chefs, fantassins, cavaliers et vélites ; veillant à ce que chacun reçût sa solde, n'eût ni raison ni prétexte de vol et de pillage, s'occupât de son service et ne fût point attiré ailleurs : car il savait qu'il était avant tout commis au maintien de la paix. Eh quoi! dira-t-on, vous, qui vous annoncez comme accusateur, loin d'alléguer un seul grief, vous produisez une longue suite d'éloges? Avez-vous perdu la raison? Non, cher lecteur, je ne déraisonne pas, je ne suis pas insensé au point de ne pas me rendre compte de ce que je fais. Je loue Flaccus, non parce qu'il convient de vanter un ennemi, mais pour rendre sa scélératesse plus évidente. Celui qui fait le mal par ignorance a quelque droit au pardon ; celui qui le commet, sachant ce qu'il fait, n'a pas d'excuse : il est condamné d'avance au tribunal de sa conscience. Flaccus avait reçu le gouvernement de l'Égypte pour six ans. Durant les cinq premières années, et tant que vécut Tibère, il maintint la paix et gouverna avec tant de fermeté et d'énergie, qu'il surpassa tous les présidents qui l'avaient précédé. La dernière année, quand Tibère fut mort, lorsque Caïus fut au pouvoir, il laissa tout aller, soit à cause de la douleur qu'il ressentit de la perte du prince, car il l'aimait beaucoup, ainsi qu'il le montra par un chagrin persévérant, et les larmes abondantes qu'il répandit, soit qu'il fût hostile au successeur de Tibère, parce qu'il s'était attaché plutôt à la descendance légitime de l'Empereur qu'à sa descendance adoptive, soit enfin qu'il fût un de ceux dont les délations avaient fait périr la mère de Caïus, ce qui avait paru jusque-là oublié dans la crainte d'une plus grande ruine. [10] Toutefois il résista quelque temps à son chagrin et n'abandonna pas complétement la direction des affaires. Mais quand il apprit que le petit-fils de Tibère, cousin-germain de Caïus et héritier avec lui de l'empire, avait été tué par ordre de ce dernier, accablé de ce coup terrible, il se jeta à terre où il demeura longtemps privé de la parole et du sentiment. Si ce jeune prince eût vécu, il n'aurait pas perdu tout espoir de salut; mais, lui mort, il sembla à Flaccus que toutes ses espérances périssaient avec lui. Quelque chance de secours lui restait pourtant dans l'amitié de Macron qui d'abord jouit d'une haute influence auprès de Caïus ; il passait pour avoir contribué plus que personne à l'élever au principat et même pour l'avoir sauvé. Plus d'une fois, Tibère avait résolu de se défaire de Caïus qu'il jugeait méchant et indigne du pouvoir ; il craignait son ressentiment contre son petit-fils, et qu'après sa mort il n'assassinât cet enfant. Macron travailla à vaincre ces défiances, faisant l'éloge de Caïus dont il vantait le caractère simple et inoffensif, ajoutant qu'il affectionnait beaucoup son cousin et qu'il lui abandonnerait volontiers tout l'empire ou la meilleure partie. Tibère, trompé, épargna l'ennemi le plus acharné de sa personne, de son petit-fils, de sa famille, de Macron son intercesseur, de tout le genre humain. Lorsque Macron le vit abandonner le droit chemin et se livrer sans frein à toutes ses passions, il essaya de le ramener par ses conseils, pensant que c'était toujours le même Caïus si docile et si modeste autrefois, du vivant de Tibère; mais l'infortuné, devenu un embarras, un fardeau inutile, paya de sa vie son excès d'amitié : avec lui périrent sa femme et ses enfants. 15 Lorsque Caïus le voyait venir, il disait à ceux qui l'entouraient : « Ne rions pas, prenons un visage austère; voilà le maître rigoureux et morose, le précepteur nouveau d'un homme affranchi depuis longtemps de la férule des pédagogues ! » Quand Flaccus apprit la mort de celui en qui il avait placé sa dernière espérance, désormais sans courage, tout entier à son désespoir, il laissa échapper le gouvernement de ses mains. Mais lorsque l'impuissance du magistrat est avouée, il ne peut manquer d'arriver que les sujets deviennent insolents, surtout s'ils sont d'un tempérament irritable, comme les Égyptiens, chez qui la moindre étincelle suffit pour allumer un vaste incendie. Dans cette situation périlleuse et remplie d'angoisse, Flaccus changea de conduite et d'attitude, pour devenir méchant. Il commença par se détacher de ses meilleurs amis, il caressa au contraire ceux qui depuis le commencement de sa magistrature étaient ses ennemis déclarés, et les consulta sur toutes les affaires. Mais ceux-ci, fidèles à leur rancune, feignant dans leurs discours une réconciliation trompeuse, couvaient en réalité leur haine. Cette amitié de théâtre mit tout entier Flaccus en leurs mains. Le gouverneur devint sujet, les sujets devinrent les maîtres, et formulèrent les édits les plus funestes qu'ils contre-signaient aussitôt et qu'ils exécutaient eux-mêmes. [20] Ils se servaient de lui comme d'un masque muet sur la scène, et se couvraient comme d'un manteau du nom du gouverneur; c'étaient des Denis, démagogues dangereux, des Lampon, scribes misérables, des Isidore, gens séditieux, fauteurs de troubles et de désordres, perturbateurs de l'État ; ce nom, du reste, leur est demeuré. Tous ces misérables conjurés, ayant arrêté contre les Juifs un décret terrible, vont en secret trouver Flaccus et lui disent : "Tu as perdu ton espoir, le jeune Tibère Néron; l'ami sur lequel tu comptais après lui, Macron, n'est plus; tu n'as rien de bon à espérer de l'Empereur ; nous voulons te trouver un avocat puissant qui te concilie la faveur de Caïus. Cet avocat, c'est la ville d'Alexandrie, qui a toujours été en honneur dans la famille d'Auguste et est encore à présent en grande faveur auprès du prince ; Alexandrie te servira si elle reçoit des marques de ton amitié, et tu ne peux rien lui faire de plus agréable que de lui livrer et abandonner les Juifs." Sur cela le président, qui aurait dû les chasser comme perturbateurs de la paix et ennemis publics, souscrivit à leurs propositions. Ses vexations furent sourdes d'abord : dans les procès, il fit pencher la balance du côté de nos adversaires et se montra inique. Chaque fois qu'un Juif se présentait en justice, il lui témoignait de l'aversion et le rudoyait. Puis sa malveillance se déclara ouvertement; 25 enfin son inimitié, plus factice que naturelle, fut augmentée par l'événement que je vais raconter. Caïus César avait donné à Agrippa, petit-fils d'Hérode, le tiers du royaume de son grand-père qui avait été sous la domination de Philippe, oncle du nouveau roi. Comme il allait partir pour son gouvernement, l'Empereur lui conseilla de ne pas s'embarquer à Brindes, pour la Syrie, parce que la traversée était longue et pénible, mais d'attendre les vents Étésiens et de prendre un chemin plus court par Alexandrie : les navires égyptiens étaient rapides, leurs pilotes fort habiles, et, comme des conducteurs de char dans l'arène, dirigeaient leur course en droite ligne. Le conseil était bon et venait du maître. Agrippa obéit, alla à Putéoli et y trouva des vaisseaux alexandrins prêts à mettre à la voile. Il s'y embarqua avec sa suite, et après quelques jours d'une navigation favorable, il descendit à Alexandrie sans que personne en sût rien ; il avait commandé au pilote, quand on serait sur le soir, en vue du phare, de plier les voiles, de tenir la mer jusqu'à la nuit, afin de pouvoir entrer lui-même dans le port à la faveur des ténèbres, débarquer dans la ville endormie, et arriver chez son hôte sans être vu. Il ne voyageait avec tant de simplicité que pour sortir au plus tôt de la ville sans qu'on le remarquât. Il ne venait pas d'ailleurs la visiter, il l'avait vue déjà auparavant, en se rendant à Rome, près de Tibère ; il ne désirait rien qu'un prompt retour dans son pays. Mais les Égyptiens, dont l'envie est le défaut naturel, crevaient de dépit ; car ils ressentent comme un malheur tout ce qui peut arriver d'heureux à autrui. Leur ancienne haine contre les Juifs se réveilla. Ils ne purent souffrir qu'il y fût un roi des Juifs, comme si Agrippa eût perdu son droit au royaume de ses ancêtres. [30] Le misérable Flaccus est donc de nouveau en hutte aux excitations de ceux qui l'entourent et qui cherchent à lui inspirer leur jalousie : « L'arrivée de cet homme sera ta ruine ; il s'environne d'un faste et d'une splendeur qui t'éclipsent, il attire les regards de la foule par l'éclat des boucliers d'or et d'argent de ses gardes. Qu'avait-il besoin de venir dans une province qui n'est pas la sienne, quand les vaisseaux pouvaient directement le conduire dans son royaume? Caïus eût-il autorisé et même ordonné ce séjour, ne devait-il pas, lui, solliciter son départ, pour ne pas écraser le président de sa fortune et éclipser sa gloire par ses magnificences ? » Ces discours irritèrent Flaccus ; néanmoins, en public, il se montrait affable et prévenant pour Agrippa, dans la crainte d'offenser celui qui l'envoyait, mais en secret sa jalousie et sa haine se faisaient jour. N'osant pas agir en face, il outragea indirectement le roi. Il souffrit que la canaille de la ville, ramas d'oisifs et de fainéants, dont la seule occupation est de médire d'autrui et de faire sur chacun des lazzis, poursuivit Agrippa de ses quolibets et de ses injures. Peut-être en avait-il donné lui-même l'exemple, peut-être y poussa-t-il la foule par l'entremise des gens qui font métier de ces basses intrigues. L'occasion parut bonne; le roi devint tout le jour, dans le gymnase, l'objet des bouffonneries et des sarcasmes ; on se servit des compositeurs de pantomimes et d'autres faiseurs de farces qui lançaient contre lui des traits satiriques et produisaient ainsi la bassesse de leur esprit, plus docile et plus porté à ces obscénités qu'aux conceptions nobles et sérieuses. J'accuse à faux, dira-t-on? Mais alors pourquoi le président indigné ne blâma-t-il point, ne réprima-t-il pas ces insolences envers un si haut personnage? Ne se fussent-elles point adressées à un roi, elles s'attaquaient du moins à un familier de César, qui avait bien droit d'être honoré de quelque privilége. Ce sont là des preuves évidentes que Flaccus autorisa ces farces malséantes. Celui qui, pouvant châtier ou empêcher quelqu'un de mal faire, ne l'empêche même pas, montre clairement qu'il l'excite. Quand une plèbe désordonnée a trouvé l'occasion de mal faire, elle ne lâche point prise aisément et se porte d'excès en excès. Il y avait à Alexandrie un fou, nommé Carabas, non pas de ceux dont la folie sauvage et furieuse se tourne contre eux-mêmes ou contre ceux qui les approchent ; il était d'humeur douce et tranquille. Ce fou, bravant le froid et le chaud, errait jour et nuit dans les rues, servant de jouet aux jeunes gens et aux enfants désoeuvrés. On traîna ce misérable au gymnase, là on l'établit sur un lieu élevé afin qu'il fût aperçu de tous. On lui plaça sur la tête une large feuille de papier en guise de diadème, sur le corps une natte grossière en guise de manteau; quelqu'un ayant vu sur le chemin un roseau, le ramassa et le lui mit dans la main en place de sceptre. Après l'avoir orné ainsi des insignes de la royauté et transformé en roi de théâtre, des jeunes gens, portant des bâtons sur leurs épaules, formèrent autour de sa personne comme une garde ; puis les uns vinrent le saluer, d'autres lui demander justice, d'autres lui donner conseil sur les affaires publiques. La foule environnante l'acclama à grande voix, le saluant du titre de "Marin", mot qui en syriaque signifie, dit-on, "prince". Or ils savaient bien qu'Agrippa était d'origine syrienne, et que la plus grande partie de son royaume était en Syrie. [40] Flaccus eut connaissance de cette comédie; que dis-je? il la vit, et, quand son devoir lui prescrivait de jeter en prison ce fou pour ôter aux insulteurs le moyen d'exercer leur insolence envers d'honnêtes gens, de punir ces histrions qui avaient osé poursuivre d'outrages directs ou détournés un roi, ami de César, honoré par le sénat romain de la dignité prétorienne, non seulement il ne leur infligea aucun châtiment, mais il ne daigna pas même les réprimer; il donna carrière aux méchants et aux envieux en feignant de ne rien voir et de ne rien entendre. Quand la foule s'en aperçut (je ne parle pas du peuple honnête, mais de cette plèbe dont la vie entière se passe dans la fainéantise, la malice et le désordre), elle entreprit une grande trahison. Elle se rassembla de grand matin au théâtre ; Flaccus avait été gagné par l'entremise des misérables dont ce magistrat inconstant et ambitieux subissait l'influence, pour le malheur public et pour sa propre ruine. Tous s'écrièrent d'une seule voix qu'il fallait dresser des statues dans les proseuques. C'était le forfait le plus abominable et le plus inouï qu'on pût imaginer. Ils le comprenaient bien, et avec l'habileté que les Égyptiens portent dans la malice, ils se couvrirent du nom de César contre lequel on ne peut invoquer les lois. Que fit alors le président? Il savait bien pourtant qu'il y avait dans la ville et dans tout le pays deux sortes de sujets, nous et le reste des citoyens ; il n'ignorait pas qu'un million de Juifs habitent Alexandrie et l'Égypte depuis Catabathmos en Libye jusqu'aux frontières de l'Éthiopie ; il savait que cette entreprise les atteignait tous, qu'il était mauvais de toucher aux bonnes coutumes du pays : sans en tenir compte, il autorisa la dédicace des proseuques à Caïus. Il avait pourtant mille moyens d'empêcher cette profanation, pouvant, comme gouverneur, réprimer les mutins, ou, comme ami, les dissuader de cette entreprise. Loin delà il se fit complice du forfait, y prêta son concours, et se plut, autant qu'il fut en lui, à donner de l'excitation et des aliments à la sédition. Peu s'en fallut qu'il ne remplît le monde de guerres civiles : il était manifeste en effet que le bruit de la violation des proseuques, qui courait déjà dans le pays d'Alexandrie, devait se répandre dans tous les nomes de l'Égypte, de là se propager aux nations de l'Orient, et, d'autre part, du pays de Maria, situé sur les confins de la Libye, allerjusqu'aux peuples de l'Occident. Les Juifs, à cause de leur multitude, ne peuvent tous habiter le même pays; c'est pourquoi ils sont dispersés dans toute l'Europe et l'Asie; ils ont des établissements dans la plupart des villes les plus fortunées des îles et du continent, et regardent comme leur métropole la ville sainte dans laquelle s'élève le temple consacré au Très-Haut. Parmi les villes qu'ils occupent, les unes leur ont été laissées par leurs pères, leurs aïeux et une longue suite d'ancêtres; ils les considèrent comme leur patrie, c'est là qu'ils sont nés, qu'ils ont été élevés; les autres sont nouvellement bâties et ils y sont venus demeurer après avoir gagné la faveur des princes qui les ont fondées. Or il était à craindre qu'on ne trouvât là une occasion de maltraiter partout les Juifs, d'abolir leurs anciens usages et de profaner leurs lieux saints. La situation était grave et de nature à les exaspérer, bien qu'ils soient d'un tempérament doux et paisible : où sont les hommes qui ne sont pas plus touchés du danger qui menace les usages nationaux que de celui qui menace leur propre vie ? Serions-nous les seuls sous le soleil que l'on priverait de lieux saints où nous puissions témoigner à nos bienfaiteurs notre reconnaissance, et, ce qui nous serait une privation mille fois plus cruelle que la mort, où nous puissions exercer entre nous la bienfaisance ? N'avions-nous pas le droit de dire à nos ennemis : « Vous ne voyez pas qu'ainsi, loin d'accorder de nouveaux honneurs aux princes vous leur en retirez ! Partout les synogogues des Juifs sont des foyers de vénération pour la famille d'Auguste; si vous nous les enlevez, quel théâtre, quel moyen de se produire laissez-vous à notre respect? [50] Et si nous négligeons d'honorer des princes dont la protection nous permet de vivre sous nos lois, cette ingratitude ne nous rendra-t-elle pas dignes des plus grandes peines ? Enfin ne pourrons-nous conserver sans crime nos institutions qu'Auguste lui-même a confirmées et protégées ? Nous blâmera-t-on de ne pas enfreindre volontiers la loi, de rester attachés aux saines traditions ? Mais quand le contraire arrive, c'est une faute que l'on punit chez tous les autres hommes. » Cependant Flaccus, soit en disant ce qu'il fallait taire, soit en taisant ce qu'il fallait dire, cherchait à nous perdre. Quel était le but de ceux qu'il favorisait ainsi? Voulaient-ils honorer César? Il ne manquait pas dans Alexandrie de temples où ils pouvaient, sans obstacle, ériger toutes les statues qu'ils voudraient ; les plus grands et les plus beaux quartiers de la ville en étaient remplis. Mais nos ennemis avaient calculé cette manoeuvre de façon qu'en nous persécutant ils ne parussent nous faire aucun mal, et qu'il nous fût dangereux de nous plaindre de leurs vexations. Et pensez-vous, gens courageux, que ce soit rendre hommage à l'Empereur que de violer les lois, d'abolir les traditions des ancêtres, d'outrager des concitoyens, et de donner aux autres villes l'exemple de la discorde ? Quand Flaccus vit que cette tentative contre notre loi réussissait et qu'il avait pu supprimer nos proseuques au point de n'en laisser pas même subsister le nom, il nous attaqua sur un autre point et voulut nous ôter nos droits politiques, afin qu'ayant perdu cette ancre sacrée à laquelle est attachée toute notre existence, c'est-à-dire nos institutions religieuses et nos droits politiques, nous fussions en proie aux plus affreuses calamités, et désormais sans aide ni défense. Quelques jours après il fit donc un édit où nous étions qualifiés d'étrangers. On ne voulut point nous entendre, nous fûmes condamnés sans jugement ; quoi de plus tyrannique et de plus arbitraire? Il fut tout à la fois accusateur, adversaire, témoin, juge et bourreau. A ces deux iniquités il en ajouta une troisième, ce fut de permettre à qui le voulut de traiter les Juifs comme les habitants d'une ville prise. Que font alors les Alexandrins qui se sentent encouragés? La ville est divisée en cinq quartiers qui portent le nom des premières lettres de l'alphabet ; deux de ces quartiers sont appelés juifs, parce que la plus grande partie des Juifs y habite, bien qu'ils soient épars et nombreux dans les autres. Que font nos ennemis? Ils chassent les Juifs de quatre quartiers et les refoulent dans un coin étroit du cinquième. Ils s'y trouvèrent entassés à ce point que les malheureux, dépouillés de tout ce qu'ils possédaient, se répandirent sur le rivage, cherchèrent un asile dans les tombeaux et jusque dans les fosses à fumier. Cependant on se jeta sur leurs maisons désertes pour les piller ; comme en temps de guerre on se partagea le butin. Aucune résistance ne s'étant produite, les boutiques des Juifs, qui étaient fermées à l'occasion du deuil de Drusilla, furent enfoncées ; la foule fit main basse sur tout ce qu'elle trouva (et ce fut considérable), le traîna sur la place publique et s'appropria le bien d'autrui. Le pillage, toutefois, causait moins de tort que l'interruption du négoce ; le créancier perdait ses gages, le cultivateur, le matelot, le marchand, l'artisan, ne pouvaient se livrer à leur métier. On leur préparait une affreuse misère, non seulement en les dépouillant en un seul jour de tout ce qu'ils possédaient, mais surtout en les empêchant de continuer le trafic qui les faisait vivre. Tout cela sans doute était bien cruel, mais pourtant supportable, comparé à ce qui suivit. C'est chose pénible que la pauvreté, surtout quand elle est imposée par des ennemis, moins pénible cependant que le mauvais traitement, quel qu'il soit, qui touche aux personnes. Or, nos frères furent affligés de tant de misères que les mots les plus énergiques, tels qu'outrages et tourments, ne peuvent les exprimer. Comparée à la cruauté dont ils furent victimes, la conduite que des vainqueurs tiennent envers leurs ennemis vaincus est de la clémence et de la douceur. [60] Les vainqueurs, en effet, prennent l'argent et font des prisonniers, mais il n'y a en cela de péril que pour les richesses et pour la liberté ; les vainqueurs souffrent même que beaucoup soient rachetés par leurs proches et leurs amis et se laissent toucher à la pitié ou à l'amour de l'or. Qu'importe d'ailleurs à ceux qui échappent le moyen de salut, le motif qui les sauve? L'ennemi ensévelit ceux qui succombent sur le champ de bataille, et même à ses frais, quand il est équitable et humain. Ceux dont la haine s'étend jusqu'aux morts acceptent des trêves pour enlever les cadavres, afin que les derniers honneurs leur soient rendus. Voilà ce que font en guerre les plus cruels ennemis ; voyons maintenant comment, en pleine paix, nous avons été traités par ceux qui étaient peu auparavant nos amis. Après avoir pillé les maisons et chassé les Juifs de tous les quartiers, ils les cernèrent de toutes parts, comme font des ennemis, et les réduisirent à la plus horrible famine. Les Juifs avaient sous leurs yeux leurs petits enfants et leurs femmes qui mouraient de faim; et cependant l'abondance régnait dans tout le pays, le fleuve avait largement inondé les campagnes, il y avait cette année une immense quantité de froment. Cédant à la famine, ils allaient, contre leur coutume, frapper à la porte de leurs proches et de leurs amis pour demander le nécessaire. Quelques-uns plus fiers, rougissant de s'abaisser au rôle servile de mendiants, se rendirent, les infortunés! sur la place publique, dans le seul but d'acheter des vivres pour eux et leurs familles. Aussitôt qu'elle les aperçut, la populace soulevée s'empara d'eux et les massacra ; leurs cadavres furent traînés par toute la ville, au point que pas un de leurs membres ne resta pour la sépulture. La rage populaire fit beaucoup d'autres victimes; ivre de sang, pareille à une bête féroce, la foule inventa de nouvelles formes de supplices. Partout où l'on trouvait des Juifs on les attaquait à coups de pierres ou à coups de bâton; on se gardait toutefois de les frapper d'abord aux endroits mortels, dans la crainte qu'une mort trop prompte leur épargnât quelque souffrance. Il y en eut qui, à la faveur du désordre, trouvant les pierres et le bâton incommodes et grossiers, prirent les armes les plus promptes et les plus efficaces, le fer et le feu. Beaucoup de malheureux furent passés au fil de l'épée ou périrent dans les flammes. On vit des familles entières, des maris avec leurs femmes, de petits enfants avec leurs parents inhumainement traînés et brûlés vifs dans les rues. On ne respecta ni la vieillesse, ni la jeunesse, ni l'innocence du premier âge. Quand le bois venait à manquer, on entassait autour des victimes des branches d'arbre, afin que la fumée les suffoquant leur apportât une mort plus lente et plus terrible, et leurs cadavres à demi consumés gisaient çà et là, spectacle lamentable et plein d'horreur ! Lorsque ceux qui étaient allés chercher du bois tardaient à revenir, on mettait le feu au mobilier de ceux qu'on avait pillés, on brûlait à la fois les biens et leurs maîtres. Cependant on réservait ce qu'il y avait de plus précieux, et on n'employait au bûcher, en guise de bois commun, que ce qui n'avait pas de valeur. [70] Il y en eut d'autres à qui on mit une corde au pied, qui furent de la sorte traînés par les rues, foulés aux pieds, et subirent la mort la plus cruelle. Comme si ce n'eût pas été assez d'un tel supplice, on s'acharna sur leurs cadavres, que l'on traîna dans toutes les rues jusqu'à ce que leur peau fût déchirée avec leurs nerfs et leurs chairs, et que leurs lambeaux épars fussent restés pièce à pièce attachés aux aspérités du sol. Devant ces horribles spectacles, quelques Égyptiens jouaient, comme au théâtre, la douleur ; mais ceux qui montraient une douleur vraie du supplice de leurs proches et de leurs amis expiaient cette pitié pourtant si légitime : on les battait, on les fouettait, et, après leur avoir infligé tous les tourments que leurs corps pouvaient supporter, on les mettait enfin en croix. Flaccus, après avoir saccagé et ruiné les maisons des Juifs, après n'avoir laissé aucune portion de nos frères à l'abri de la persécution, montra qu'il n'était pas à bout d'inventions criminelles et imagina le plus abominable forfait. Notre ethnarque étant mort, Auguste, notre bienfaisant protecteur, avait institué un sénat ou conseil des Juifs; il avait, au sujet de sa formation, écrit à Magnus Maximus, président désigné d'Égypte et des pays voisins. Flaccus fit saisir trente-huit membres de ce sénat qu'on trouva dans leurs maisons, et donna aussitôt l'ordre de les enchaîner. Ces vieillards, les mains liées derrière le dos avec des cordes ou même des fers, furent conduits au théâtre en grande pompe, triste spectacle aussi bien à cause du temps que du lieu! Là, sous les yeux de leurs ennemis, assis en cercle autour d'eux, et après qu'on les eut mis tout nus pour comble d'ignominie, il les fit battre de verges, comme de vils scélérats. Il y en eut qui furent maltraités au point de rendre l'âme pendant qu'on les emportait, d'autres languirent plus longtemps sans espoir de recouvrer jamais la santé. Bien que cette atroce iniquité ait été révélée ailleurs, il n'est pas hors de propos de la rappeler ici, pour la rendre plus notoire. Trois de nos sénateurs, Évodius, Tryphon et Andron, avaient été indignement dépouillés de leurs biens, et leurs maisons mises à sac. Le président le savait; il l'avait appris, lorsque, sous prétexte de rétablir la concorde entre les partis, il avait tout d'abord mandé nos magistrats. Il les savait dépouillés, et cependant les faisait fouetter sous les yeux de leurs spoliateurs ; il aggravait le dénûment des uns par les tortures corporelles, il doublait la satisfaction des autres en ajoutant au profit de la spoliation le spectacle réjouissant de la honte de leurs victimes. Je vais rapporter ici un détail qu'il vaudrait peut-être mieux omettre dans le récit de si grands maux, mais, tout petit qu'il est, il dénote une profonde malice. Il y a dans la ville une différence de flagellation, suivant la condition de ceux qu'on châtie : les Égyptiens ne sont pas fouettés comme les autres, et ce sont les licteurs d'Alexandrie, qu'on nomme "spathéphores", qui flagellent les Alexandrins. Les présidents, prédécesseurs de Flaccus, et Flaccus lui-même, dans les premiers temps, avaient conservé à notre égard cet usage. C'est sans doute un allégement à l'infamie, un adoucissement à la torture, quand les choses se passent légalement et que le supplice n'est pas méchamment raffiné. [80] Mais ce fut le comble de l'iniquité, quand les derniers des Juifs recevaient la punition de leurs fautes comme des citoyens d'Alexandrie, de voir des magistrats, des sénateurs que leur âge et leur titre rendaient respectables, traités avec moins d'égards que leurs subordonnés, et cruellement châtiés comme pouvaient l'être les plus vils des Égyptiens expiant justement leurs scélératesses. Je néglige de dire que, même s'ils eussent commis des abominations, on devait avoir égard au temps, et différer le châtiment. Sous les présidents qui ne transgressent pas les lois et honorent leurs bienfaiteurs, c'est un usage de ne punir les criminels qu'après la célébration des fêtes qui ont lieu à l'anniversaire de la naissance des empereurs. Or c'était durant ces fêtes que Flaccus affligeait de peines imméritées des gens innocents. Ne pouvait-il, s'il tenait à les punir, les réserver pour plus tard? Au contraire, il pressait, il précipitait l'affaire dans le but de se rendre agréable à nos ennemis, espérant qu'en gagnant leurs bonnes grâces il viendrait à bout de ses desseins. J'ai vu autrefois des crucifiés qu'à l'approche de ces fêtes on rendait à leurs parents, selon l'usage, pour être ensevelis. On trouvait convenable de faire participer les morts au bienfait de ces réjouissances, et d'observer à leur égard la solennité. Loin de faire descendre les crucifiés de leur gibet, Flaccus faisait crucifier les vivants, à qui du reste les circonstances devaient procurer non point leur grâce, mais seulement un sursis. Avant de les crucifier, on ne laissait pas de les fouetter au milieu du théâtre, et de leur faire subir le supplice du fer et du feu. L'ordre des spectacles était ainsi fixé : depuis le matin jusqu'à la troisième ou la quatrième heure, on fouettait, on pendait, on rouait, on jugeait les Juifs, puis on les menait au supplice à travers l'orchestre. A ces belles représentations succédaient les exercices des danseurs, des mimes, des joueurs de flûte et autres gens de théâtre. Mais pourquoi m'arrêter à ces détails? Flaccus, voulant nous mettre aussi sur les bras la soldatesque, imagina une autre machination ; il inventa une accusation calomnieuse, suivant laquelle les Juifs tenaient toutes sortes d'armes cachées dans leurs maisons. Il mande donc Castus, celui des centurions en qui il avait le plus de confiance, lui ordonne de prendre dans sa cohorte les hommes les plus décidés, et, sans enquête préalable, d'envahir les maisons, pour s'assurer si les Juifs ne recélaient pas d'armes. Le centurion s'empresse d'obéir. Les Juifs, qui ne savaient rien de cette embûche, furent d'abord interdits de frayeur; leurs femmes et leurs enfants les tenaient embrassés et les arrosaient de larmes, dans la crainte d'être emmenés captifs; c'était le dernier malheur qu'ils eussent à redouter après le pillage; ils l'attendaient. Mais quand ils entendirent un des perquisiteurs s'écrier : « Où avez-vous caché les armes?» ils respirèrent plus librement, et ouvrirent, pour les montrer, les endroits les plus secrets de leurs demeures ; ils étaient à la fois joyeux et attristés : joyeux de pouvoir découvrir la fausseté de l'accusation, attristés de songer qu'on ajoutât foi si aisément aux calomnies de leurs ennemis, et surtout de voir ces faibles femmes, jusque-là renfermées et qui n'avaient jamais franchi le seuil de leur appartement, des vierges qui, par pudeur, évitaient même les regards de leurs proches, de les voir tremblantes, exposées à la curiosité de gens inconnus, que dis-je? de grossiers soldats. [90] Les perquisitions, faites avec le plus grand soin, n'amenèrent la découverte d'aucune arme offensive ou défensive ; les Juifs n'avaient ni casques, ni cuirasses, ni boucliers, ni hallebardes, ni glaives, ni balistes, ni frondes, ni flèches, ni javelots. On ne leur trouva même pas de ces couteaux qui servent aux usages journaliers de la cuisine. On connut par là la simplicité de leur vie, et qu'ils n'admettaient à leur table aucun de ces mets raffinés et délicats qui provoquent aux excès, et engendrent la pétulance, source de tous maux. Il est vrai que quelque temps auparavant des armes avaient été enlevées aux Égyptiens par un certain Bassus, que Flaccus en avait chargé. Mais alors on pouvait voir un grand nombre de vaisseaux, remplis d'armes de toute sorte, aborder aux quais du fleuve, les bêtes de somme aller chargées de faisceaux de lances suspendus des deux côtés et se faisant équilibre, des chariots de guerre passer à la file, rangés et remplis d'armes ; et cette file s'étendait sur une longueur de dix stades, depuis le port jusqu'à l'arsenal royal où l'on devait déposer les armes. On fit donc, à bon droit, des perquisitions chez les Égyptiens : leurs tentatives fréquentes de rébellion les avaient rendus suspects à ce point que, comme on renouvelle tous les trois ans la célébration des jeux sacrés, les gouverneurs, cet espace de temps écoulé, étaient obligés de passer la revue des armes apportées dans la province, afin d'empêcher les préparatifs séditieux, ou d'en amoindrir la gravité en ne leur laissant pas le temps de s'accomplir. Quant à nous, quel besoin y avait-il de nous soumettre à cette vexation? Quand avons-nous été suspects de sédition? Ne sommes-nous pas, aux yeux de tous, des gens paisibles? Nos occupations journalières ne sont-elles pas à l'abri de tout blâme, ne tendent-elles pas à la concorde et à la paix de la cité? Si les Juifs avaient eu des armes, ils auraient perdu plus de quatre cents maisons d'où on les avait chassés après le pillage de leurs biens. Mais pourquoi ne fit- on, chez leurs spoliateurs, aucune recherche pour s'assurer s'ils n'avaient pas ou des armes leur appartenant en propre, ou des armes ravies? C'est que, je le répète, tout ceci était une manoeuvre de Flaccus, acharné contre nous et cherchant à exaspérer la foule. On n'épargna pas même les femmes : non seulement dans la place publique, mais encore au théâtre, on se saisissait d'elles comme de captives de guerre; on les traînait sur la scène en les accablant des derniers outrages. Si l'on reconnaissait qu'elles n'étaient pas de notre race, on les relâchait : car on en arrêta beaucoup qu'on prit pour Juives avant de s'assurer qu'elles l'étaient. Quand on les reconnaissait pour nous appartenir, les spectateurs transformés en tyrans et en maîtres, leur faisaient offrir de la viande de porc Celles que les tourments effrayaient et qui en mangeaient étaient remises en liberté; mais celles qui refusaient de toucher les viandes étaient livrées au bourreau pour subir les plus affreux supplices. Cette résistance pourtant, après ce que nous venons de dire, était la preuve la plus éclatante de leur innocence. Non content d'exercer contre nous son pouvoir, Flaccus songea à abuser, pour nous nuire, de celui de l'Empereur. Nous avions, dans les limites que nos lois autorisent, témoigné à Caïus notre vénération par un édit en son honneur. Voulant joindre l'acte aux paroles, nous présentâmes cet édit au président en le suppliant, puisqu'on ne nous permettait pas d'envoyer une députation, de le transmettre à Rome par ses propres messagers. Il le lut, donna à la plupart des passages des signes d'assentiment, puis, souriant et satisfait, ou du moins feignant de l'être : "Je vous sais gré, nous dit-il, de l'affection que vous portez à l'Empereur; j'enverrai, comme vous le demandez, le décret, ou moi-même j'accomplirai la charge d'ambassadeur. Caïus connaîtra votre modération et votre soumission que j'ai eu lieu d'éprouver." Il n'en dit pas davantage, mais la vraie louange n'a pas besoin d'être relevée par de longues phrases. [100] Nous le remerciâmes de ces promesses qui nous comblaient de joie et nous donnaient l'espoir que notre décret serait bientôt connu de l'Empereur. N'avions-nous pas raison d'espérer? Tout ce qui est envoyé avec diligence par l'intermédiaire des présidents ne parvient-il pas sans retard à votre connaissance? Mais Flaccus, sans se soucier de notre requête et de sa promesse, garda le décret, voulant nous faire passer, seuls parmi tous les peuples qui sont sous le soleil, pour ennemis du prince. Toute cette conduite n'est-elle pas d'un homme qui depuis longtemps et de parti pris nous dresse des embûches, qui ne cède pas à l'entraînement d'une inimitié passagère? Mais Dieu, qui veille aux affaires humaines, nous découvrit les flatteries mensongères de Flaccus et la trame des odieuses machinations dont nous étions victimes; Dieu bientôt après eut pitié de nous et nous mit à même de réaliser notre espérance : le roi Agrippa étant survenu à Alexandrie fut instruit par nous des embûches que Flaccus avait dressées pour notre ruine ; il secourut notre détresse et promit qu'il se chargerait de transmettre à Rome notre décret. Nous avons appris depuis qu'il le fit en justifiant le délai : ce délai ne tenait pas à ce que nous avions tardivement songé à honorer l'auguste famille de nos bienfaiteurs : nous avions voulu le faire depuis longtemps, mais la malveillance du président nous en avait empêchés. Après cela, la Justice divine, secours des innocents opprimés, vengeance des crimes, commença à attaquer Flaccus. Il fut tout d'abord accablé d'une calamité inouïe, d'une ignominie telle que jamais aucun président avant lui n'en avait essuyé depuis que l'empire du monde appartient à la famille d'Auguste. 105 Sous Tibère et sous son père, lorsque des gouverneurs de province avaient fait dégénérer leur autorité légitime en tyrannie, c'est-à-dire quand ils avaient affligé les villes qui leur étaient soumises de maux insupportables, en pratiquant la corruption et la concussion, en exilant des innocents, en faisant punir sans jugement des citoyens, de retour à Rome après le temps de leur magistrature, ils devaient rendre compte au prince de leur conduite, surtout lorsque des députations des provinces maltraitées allaient porter plainte à César. Alors, en juge équitable, l'Empereur écoutait et pesait les raisons des accusateurs et de l'accusé, ne rendait le jugement qu'après que toutes les formes de la procédure avaient été épuisées. Inaccessible à la faveur ou à la haine, le souverain ne s'inspirait que de l'équité. Ce fut au sein même de son gouvernement, avant l'expiration de sa charge, que la Justice divine, ennemie des méchants, irritée par l'excès de ses crimes, vint surprendre et saisir Flaccus. Voici comment. Flaccus se flattait que l'Empereur avait cessé de le suspecter, qu'il l'avait apaisé par ses lettres remplies de basses adulations ou par les longues harangues qu'il adressait souvent en son honneur au peuple d'Alexandrie, et enfin parce qu'il avait réussi à se concilier la faveur de la plus grande partie de la ville : vain espoir ! comme celui de tous les méchants que le châtiment mérité vient frapper au sein de leurs rêves de bonheur. Le centurion Bassus, envoyé d'Italie avec sa cohorte, s'embarqua sur des vaisseaux très rapides, [110] et quelques jours après son départ s'arrêta, au déclin du jour, non loin d'Alexandrie, sous le phare. Le pilote reçut l'ordre d'attendre en mer le coucher du soleil. Bassus voulait survenir à l'improviste, dans la crainte que Flaccus, ayant eu vent de son arrivée, ne fît échouer sa mission à la faveur du désordre qu'il exciterait. La nuit tombée, le navire aborda. Bassus débarque avec ses gens et s'avance sans avoir été reconnu, sans avoir reconnu personne. Il trouve un soldat qui faisait le guet et lui demande la demeure du préfet des soldats : il songeait à s'ouvrir à lui pour s'assurer son concours si une force armée plus considérable lui devenait nécessaire. Il apprend qu'il a été invité à dîner avec Flaccus chez Stéphanion, affranchi de Tibère. Sans tarder, Bassus se dirige vers la maison de Stéphanion, se poste dans le voisinage, et envoie en espion l'un des siens, déguisé sous un accoutrement d'esclave, pour que la ruse ne soit point éventée. L'espion se glisse dans la salle du festin, comme s'il était l'un des serviteurs des convives. Après avoir observé tout soigneusement, il revient en rendre compte à Bassus, qui, sachant le vestibule mal gardé et Flaccus accompagné seulement de dix ou quinze domestiques, donne à sa troupe le signal. En un instant la salle du festin est envahie, une partie des soldats, l'épée à la main, environne tout-à-coup Flaccus, qui, loin d'attendre rien de pareil, buvait en ce moment à la santé d'un convive et ne songeait qu'à faire bonne chère. Bassus s'approche : à sa vue le président reste interdit; il veut se lever, il aperçoit la garde qui l'entoure; avant de rien entendre, il comprend la volonté de Caïus, l'ordre donné aux soldats et le sort qui l'attend. En de pareils instants l'esprit est doué d'une sorte d'intuition qui rassemble dans une seule perception des événements qu'un long intervalle sépare. Tous les convives se lèvent frissonnant d'épouvante : ce festin pouvait leur être funeste; la fuite ne les sauvait pas. D'ailleurs nul n'osait la prendre ; et puis comment fuir? Toutes les issues étaient gardées. Sur l'ordre de Bassus, les soldats emmènent Flaccus de ce festin qui devait être pour lui le dernier. N'était-il pas juste qu'il se vît arraché du sein du foyer pour être conduit au tribunal, lui qui avait jadis violé le foyer de tant d'innocents? Ce qui lui arrivait était jusque-là, sans précédent : on n'avait jamais vu dans sa province un gouverneur pris vif et traité en ennemi. Je crois qu'il fut ainsi châtié à cause des Juifs que cet ambitieux, avide de gloire, avait voulu anéantir, et cela me paraît d'autant plus vraisemblable, qu'il fut pris pendant une fête nationale que les Juifs célèbrent à l'équinoxe d'automne, sous des tentes. La fête était suspendue : car nos magistrats, après toutes sortes de tortures et d'outrages, avaient été jetés en prison, et le peuple compatissait à leur douleur aussi vivement qu'à la sienne, car chacun avait à déplorer des calamités domestiques. L'affliction redouble quand elle empêche de célébrer les réjouissances, de s'abandonner à la tranquillité et au repos d'esprit que réclame le temps d'une fête. Les Juifs étaient sous le poids d'une douleur à laquelle ils ne pouvaient trouver aucun soulagement; pliant sous le faix de l'angoisse, ils osaient à peine, à la faveur des ténèbres, se réunir dans leurs maisons. Survint le bruit de l'arrestation du gouverneur : les Juifs crurent à une fausse nouvelle et ne ressentirent que de l'indignation en pensant qu'on se faisait un jeu de leur tendre un nouveau piége. [120] Mais bientôt la ville s'emplit de tumulte, les gardes de nuit courent çà et là, des cavaliers vont et viennent avec agitation de la ville au camp. Étonnés de ces allures étranges, quelques-uns des nôtres se hasardent à sortir pour aller aux informations ; car il paraissait être survenu quelque chose de nouveau. Quand ils eurent la certitude que Flaccus avait été arrêté et pris comme dans un filet, les Juifs, levant les mains au ciel, et rendant grâces au Dieu qui veille sur les affaires humaines, dirent : « Nous ne nous réjouissons pas, Seigneur, du malheur d'un ennemi; tes saintes lois nous enseignent à plaindre l'infortune : nous te rendons les grâces qui te sont dues pour avoir eu pitié de nous, pour avoir soulagé notre affliction jusqu'ici sans trêve. » La nuit se passa ainsi pour eux en invocations, en chants de reconnaissance. Dès le matin, ils sortirent des portes et se répandirent sur le rivage voisin, car ils n'avaient plus de lieux saints. Là, dans l'endroit le plus pur qu'ils trouvèrent, ils s'écrièrent tous d'une voix : "Seigneur, roi suprême des êtres mortels et immortels, nous prenons à témoin de nos actions de grâces la terre, la mer, le ciel et l'univers qui du moins nous restent : car les hommes nous ont enlevé l'usage de tous les autres êtres, nous ont chassés de la ville, des édifices publics et de nos maisons, en sorte que nous sommes seuls sur la terre à n'avoir ni patrie ni asile, et cela par l'inimitié du gouverneur. Mais tu nous as donné l'espoir de voir nos misères réparées, tu commences à exaucer nos prières, puisque cet ennemi de notre race, cet auteur de nos maux, cet homme superbe, qui demandait sa gloire à la persécution, tu l'as soudain renversé, sans l'éloigner de nous : tu as voulu non pas que nos oreilles et nos yeux fussent réjouis de ce spectacle, mais nous présager de la sorte, contre toute espérance, un meilleur avenir. 125 A cela se joignit une circonstance qui me semble révéler l'intervention de la Providence divine. Flaccus avait mis à la voile au commencement de l'hiver (car il était juste que celui dont les crimes avaient souillé tous les éléments fût en butte sur mer aux coups de la tempête); après des périls sans nombre, il arriva en Italie où l'attendaient deux accusateurs acharnés, Lampon et Isidore ; jadis, courbés devant lui, ils le saluaient des noms de Seigneur, d'Évergète, de Soter et d'autres titres semblables, maintenant ils se déclaraient ses adversaires, et avec quel avantage ! Ils avaient pour eux le droit de leur plainte sur lequel ils comptaient, puis la faveur du maître souverain qui, comme ils le savaient, détestait Flaccus, mais qui, pour l'instant, allait avec lui jouer le rôle de juge, ne voulant pas paraître le condamner sans l'entendre. Or la chose eût paru telle si, sans attendre l'accusation, sans écouter la défense, l'Empereur, cédant à son animosité personnelle, eût prononcé contre lui la peine capitale. Rien n'est plus accablant pour les grands que d'être accusés par les petits, pour un magistrat que d'être accusé par ses subordonnés; c'est comme si un maître était recherché en justice par les esclaves qui sont nés dans sa maison ou par ceux qu'il a achetés Cette humiliation pourtant était peu de chose auprès de celle qui suit : ce n'étaient point ici des accusateurs pris au hasard dans la foule des anciens sujets de Flaccus, et qui soudain conspiraient contre lui; c'étaient des hommes qu'il avait poursuivis de son ini- mitié la plus grande partie du temps de sa présidence. Lampon avait été accusé du crime de lèse-majesté envers Tibère et poursuivi pour ce fait pendant deux ans. Flaccus, qui était son juge, mettait du mauvais vouloir à différer la sentence, afin que, si l'accusé se retirait absous, il fût du moins tourmenté le plus longtemps possible par la crainte que faisait naître en lui l'incertitude, et qui lui rendait la vie plus amère que la mort. [130] Après avoir gagné sa cause, Lampon prétendit qu'on en voulait à ses biens : car on l'avait forcé de prendre l'intendance du gymnase, et il alléguait, que sa fortune était loin d'être suffisante à soutenir les frais d'une pareille charge, soit que cet homme sordide et avare cherchât un prétexte de se refuser aux dépenses nécessaires, soit qu'il possédât en réalité moins qu'il ne s'était jadis vanté de posséder : la suite des événements montra en effet qu'il était moins riche qu'on ne le supposait, puisqu'il n'avait rien autre chose que ce que ses concussions et sa friponnerie lui avaient acquis. Il était préposé aux affaires litigieuses auprès des présidents, et avait pour charge d'enregistrer, par ordre, leurs sentences. Sur ses registres, il se prêtait à supprimer certains mots, à en laisser passer d'autres; parfois il y insérait des mots qui n'avaient point été prononcés dans le jugement, en changeait ou en déplaçait d'autres à sa guise, scribe infidèle, trafiquant d'une syllabe, d'un accent. Souvent la voix publique le flétrit hautement du nom de "Calamosphacte", c'est-à-dire "Plume-Bourreau", et à bon droit : car ses écritures assassinaient bien des gens ou les rendaient plus misérables que si on les eût fait mourir ; sans sa fraude, ces gens auraient pu gagner leur procès et jouir de leurs biens, tandis qu'ils se voyaient réduits à une pauvreté imméritée par ce prévaricateur, qui trafiquait de leur substance avec leurs ennemis. Il était d'ailleurs impossible que, dans une province aussi considérable, les gouverneurs eussent toutes les affaires présentes à l'esprit. Les causes publiques et privées affluaient, s'entassaient l'une sur l'autre ; puis les présidents n'avaient pas seulement à juger, mais encore à administrer les tributs et les impôts, et cette administration leur prenait la plus grande partie de l'année. Lampon, ayant été commis à la garde si importante des affaires de justice et des sentences respectables qui les concernent, mettait à prix l'oubli du juge, inscrivant comme perdus les procès aux parties qui les avaient gagnés. Il est vrai que c'était au prix de grandes largesses ou plutôt d'une infâme corruption. 135 Tel était Lampon, l'accusateur de Flaccus. Isidore n'était pas moins scélérat. C'était un homme turbulent, factieux, ennemi de la paix et du repos public, passant sa vie à provoquer des séditions, habile à allumer ou à attiser le feu d'une révolte. Il s'entourait d'un vil ramas de populace, foule de gens sans aveu, répartis en groupes ou corporations. Il y a dans Alexandrie un grand nombre de confréries, associations sans aucun but moral, qui servent de prétexte aux banquets, à l'ivrognerie, aux orgies et aux querelles qui en sont la suite. On les nomme dans le pays "clines" ou "synodes". Isidore tenait la première place dans toutes ces confréries ou dans la plupart, avec les titres de clinarque et de symposiarque ; il ne méritait que celui de perturbateur. Quand il voulait faire quelque coup pernicieux, tous ces gens, obéissant à un même mot d'ordre, accouraient en foule autour de lui, pour dire et faire ce qu'il commandait. Dans le commencement, il avait de l'influence auprès de Flaccus; mais, voyant diminuer son prestige, il s'assura le concours des misérables qui vivent de la table d'autrui ou de l'entreprise des applaudissements populaires, et leur donna l'ordre de se réunir dans le gymnase. Quand ils l'eurent rempli, ils se mirent à accuser Flaccus sans aucune raison, à le charger de crimes imaginaires, à lui reprocher des actes qu'il n'avait pas commis. Leurs clameurs prolongées étonnèrent non seulement Flaccus, mais aussi tous les assistants qui trouvaient cette manifestation incroyable. On pouvait dès lors conjecturer que ceci était fait en vue de plaire à quelqu'un, car ni ceux qui se plaignaient, ni les autres citoyens, n'avaient rien souffert qui pût motiver ces attaques. [140] C'est pourquoi, après délibération, on fit saisir quelques-uns des séditieux pour savoir le motif qui avait poussé ces fous à un tel acte de fureur. Aussitôt pris, sans attendre la torture, ils avouèrent la vérité, et, pour ne laisser aucun doute, indiquèrent le salaire qu'on leur avait promis et celui qu'on leur avait déjà donné, les chefs de la sédition qui l'avaient distribué, le lieu et le temps de cette distribution. L'indignation, comme il convenait, fut générale; toute la ville fut révoltée que le nom d'Alexandrie fût souillé par la folie de cette poignée de misérables. La partie honnête du peuple décida que le lendemain on produirait ceux qui avaient distribué les salaires : Isidore serait convaincu, Flaccus pourrait se défendre et montrer qu'il avait toujours bien gouverné la province. Quand le décret fut connu, non seulement les citoyens en charge, mais la ville entière, sans compter ceux qui devaient être convaincus d'avoir distribué les salaires, se rendirent à l'assemblée. Là on entendit ces nobles complices, qu'on avait, pour les faire reconnaître, placés sur un lieu élevé, d'où chacun pouvait les apercevoir, on les entendit accuser Isidore d'être l'auteur du désordre et des outrages commis envers Flaccus; d'avoir, par des sommes d'argent et des distributions de vin, soudoyé la multitude, "Comment, disaient-ils, aurions-nous pu nous-mêmes le faire ? Les ressources nous manquent, nous sommes pauvres et gagnons péniblement notre pain journalier. Le président n'a commis à notre égard aucune injustice dont le souvenir nous irrite : c'est Isidore qui est auteur de tout cela; car il hait ceux qui font le bien et ne saurait souffrir l'ordre et la paix." L'assemblée trouvant dans ces révélations la preuve des intentions criminelles de l'accusé, les uns criaient qu'il fallait le noter d'infamie, les autres le frapper d'exil, les autres le faire périr. Ces derniers étaient les plus nombreux, et, comme beaucoup revenaient à leur avis, on s'accorda à demander d'une commune voix la mort du scélérat qui, depuis qu'il se mêlait des affaires, n'avait laissé aucune partie de la ville à l'abri du désordre et de la corruption. Mais Isidore, se sentant coupable, s'était enfui dans la crainte d'être pris. Flaccus ne le rechercha pas davantage, pensant que, puisqu'il s'était lui-même condamné à l'exil, la ville serait désormais tranquille. Si je me suis appesanti là-dessus, ce n'est pas pour réchauffer le souvenir de ces méfaits, mais parce que je suis frappé de l'intervention de la Providence divine dans les choses humaines : elle voulut, pour aggraver la douleur de Flaccus, que son accusation échût à ceux qui le détestaient le plus. Ce qu'il y a de plus cruel en pareil cas, c'est de se voir aux mains de ses ennemis déclarés. Non seulement il s'entendit charger par des hommes acharnés à sa perte et sur lesquels il avait eu pouvoir de vie et de mort, mais encore il fut manifestement convaincu. C'était pour lui double peine : il était d'abord condamné, et en outre le jouet de ses ennemis, situation pire que la mort pour quiconque sent et pense. Quelle consolation lui restait-il dans son infortune? En un seul moment, il se vit dépouillé de tout son patrimoine et de ce qu'il y avait ajouté. Flaccus recherchait avidement les objets de luxe et n'était pas de ces riches qui laissent dormir leur fortune : il ne voulait rien que d'exquis en vases, en vêtements, en tapis, en meubles de toute sorte. Ses serviteurs étaient choisis avec le plus grand soin et remarquables, soit pour leur beauté, soit pour leur taille, soit pour leur adresse dans le service journalier ; chacun excellait dans son office ou du moins ne le cédait à personne. [150] Ce qui le prouve, c'est que tandis qu'on vendait ordinairement à l'enchère les biens des condamnés, Flaccus fut excepté de cette mesure. Tout ce qu'il avait fut réservé pour l'Empereur, à part quelques objets en petite quantité, qu'on vendit pour ne pas littéralement violer la loi sur les condamnés Ainsi dépouillé, on l'envoya en exil loin du continent, qui est la plus grande et la meilleure partie de la terre habitée, loin même de toutes les îles fortunées. Il eût été déporté à Gyare, la plus déserte et la plus affreuse des îles de la mer Égée, si, à la prière de Lépidus, on ne lui eût accordé, en place de Gyare, d'habiter Andros dans le voisinage. De Rome à Brindes il reprit la route que peu d'années auparavant il avait parcourue président désigné d'Égypte et de Libye, afin que les villes qui l'avaient vu naguère étaler avec une ostentation superbe sa fortune le revissent misérable et couvert d'ignominie. Flaccus, montré au doigt par les passants qui se racontaient sa ruine, était en proie à une immense douleur que des blessures nouvelles ravivaient par intervalles, comme il arrive dans les maladies périodiques qui sont sujettes à des recrudescences. Après avoir traversé la mer d'Ionie, il suivit jusqu'à Corinthe la côte du golfe. Sur son passage les populations des cités maritimes du Péloponnèse accouraient à ce spectacle, pour se convaincre d'une catastrophe aussi inouïe. Chaque fois qu'il descendait du vaisseau la foule l'environnait : les uns, s'abandonnant à leur méchant naturel, lui témoignaient du mépris; les autres, plus sages, habitués à chercher des leçons de modestie dans le malheur d'autrui, en avaient pitié. 150 Il partit de Léchée pour traverser l'isthme et gagner la mer opposée. Il se rendit dans le Cenchrée, qui est le port de Corinthe, et fut obligé de le quitter presque aussitôt, pressé par ses gardes qui ne voulurent lui accorder aucun délai. Il dut monter sur un petit transport et mettre à la voile contre le vent. Il atteignit à grand'peine le Pirée. Quand la tempête eut cessé, il côtoya l'Attique jusqu'au promontoire de Sunium, puis il laissa l'une après l'autre sur sa route Hélène, Céa, Cythnos et le reste des îles. Enfin il arriva à Andros, le terme de son voyage. Quand le malheureux l'aperçut au loin, un déluge de larmes inonda ses joues ; il se frappa la poitrine et fit entendre des plaintes lamentables : « Gardes qui m'accompagnez, s'écria-t-il, voilà donc le lieu charmant, Andros, l'île fortunée que l'on me donne en place de la riante Italie, à moi Flaccus, né, élevé, instruit dans Rome, la reine du monde, à moi le condisciple et le familier des petits-fils d'Auguste, l'un des principaux amis de Tibère César, et qui fus mis pour six ans à la tête de l'Égypte, la première province de l'Empire ! Quel affreux changement ! La nuit vient en plein jour, pareille à une éclipse de soleil, envelopper ma vie ! Quel nom donnerai-je à cette île ? Est-ce un lieu d'exil, une nouvelle patrie, un port, un refuge offert à ma détresse? Non, c'est un sépulcre ; ne suis-je pas comme un malheureux qu'on descend au tombeau? Ou bien, succombant à ma douleur, je finirai des jours infortunés, ou bien, si je puis me survivre, je souffrirai longuement, lentement la mort. » [160] Ainsi se lamentait Flaccus. Le navire cependant entrait dans le port; il en descendit la tête inclinée, accablé de son infortune comme d'un fardeau énorme, ne pouvant, n'osant lever les yeux à cause de la foule, qui de tous côtés accourait pour le voir et bordait le chemin. Alors les gardes qui le conduisaient, l'ayant montré au peuple d'Andros, le prirent à témoin qu'ils avaient amené dans ce lieu le banni, et, après s'être acquittés de leur mission, ils partirent. En cet instant, Flaccus n'apercevant plus aucun visage connu, sa douleur s'exaspéra. Des images effrayantes s'offrirent à lui; il lui sembla qu'il était au milieu d'une solitude immense qui l'environnait : n'eût-il pas mieux valu périr par le fer dans sa patrie ? En comparaison de sa misère présente cette mort n'eût-elle pas été un bienfait? Dans son égarement on le vit, comme un insensé, bondir, courir çà et là, battre des mains, frapper ses cuisses, se rouler à terre. Il s'écriait : « Voici Flaccus, jadis le gouverneur de la grande Alexandrie, de la reine des villes, le président d'Égypte, de la province la plus fortunée, celui qui attirait les regards des millions d'hommes qui habitent ce pays, celui qui avait des troupes de pied, de la cavalerie, des forces de terre et de mer, des soldats d'élite, celui dont des foules innombrables formaient chaque jour le cortége. Tout cela était-il un songe ou une réalité? Est-ce que je sommeillais? Ce bonheur n'était-il pas produit par des images mensongères que mon esprit se forgeait sans objet? Ah! je me trompais : c'était une ombre vaine qui passait sous mes yeux fascinés ! Et maintenant, comme au réveil, je ne retrouve plus rien ; les splendeurs qui m'environnaient se sont évanouies en un instant ! » Telles étaient les pensées qui le dévoraient et le jetaient dans l'accablement. La honte lui faisait éviter la fréquentation des hommes, il ne voulait paraître ni sur le port ni dans la place publique; renfermé dans sa maison, comme dans une tanière, il n'en franchissait point le seuil. Parfois il se levait de grand matin, et, pendant que chacun dormait encore, se glissait furtivement hors de la ville; il allait passer la journée entière dans la solitude, évitant toute rencontre, torturé par le souvenir palpitant de ses malheurs. Après s'être rongé le coeur misérablement, il regagnait son logis dans l'ombre épaisse de la nuit, invoquant dès le soir le retour de la lumière : car les fantômes qui hantaient son sommeil lui apportaient l'horreur avec les ténèbres. L'aurore venue, il appelait le retour de la nuit : car l'obscurité qui l'enveloppait écartait toute diversion à sa douleur. Après quelques mois d'exil il acheta une petite habitation à la campagne, où il vécut longtemps seul, déplorant son infortune. On raconte qu'une fois, au milieu de la nuit, saisi d'une sorte de transport, il s'élança hors de sa demeure, et que, la face tournée vers le ciel et les étoiles, contemplant la beauté de cet univers, il s'écria : [170] « Roi des dieux et des hommes, il est donc vrai que tu t'intéresses au peuple juif! C'est avec raison qu'il proclame ta providence. Ceux qui ne veulent pas reconnaître la protection dont tu le couvres se trompent. N'en suis-je pas une preuve évidente? Tout le mal que j'ai fait aux Juifs, je l'ai souffert. J'ai laissé des brigands mettre leurs biens au pillage, et pour cela j'ai été dépouillé de l'héritage de mon père et de ma mère, et de tout ce que j'avais acquis par dons ou autrement. Je les ai, bien qu'ils fussent citoyens du pays, outrageusement traités d'étrangers, pour plaire à une vile populace qui les détestait et me trompait par ses flatteries, et à cause de cela j'ai été couvert d'ignominie, jeté en exil hors du monde habité, enfermé dans ce lieu. Quelques-uns d'entre eux, sur mes ordres, ont été amenés dans le théâtre et fouettés iniquement sous les yeux de leurs ennemis, et moi, c'est justement, qu'en proie aux dernières insultes, souffrant les tortures de l'âme plus encore que celles du corps, j'ai été traîné non pas dans un seul théâtre, non pas à travers une seule ville, mais à travers toute l'Italie jusqu'à Brindes, à travers tout le Péloponnèse jusqu'à Corinthe, à travers toute l'Attique et les îles jusqu'à Andros, ma prison. Et j'ai la certitude que mes misères ne sont point finies; d'autres m'attendent, pour égaler ma peine aux maux que j'ai causés. J'en ai fait tuer quelques-uns, on me tuera aussi; j'ai souffert que d'autres fussent lapidés, que d'autres fussent brûlés vifs, que d'autres fussent traînés dans les places jusqu'à ce que leurs corps fussent démembrés. Le châtiment dû à ces crimes m'est réservé, je le sais ; il me semble voir debout sur mon seuil les dieux vengeurs altérés de mon sang. Chaque jour, à toute heure, je ne fais que mourir; je souffre mille morts au lieu d'une seule qui m'apporterait la délivrance !» Souvent il était saisi de terreur ; alors on le voyait frissonner de tout son corps, l'âme remplie d'épouvante, la poitrine haletante. Il avait tout perdu jusqu'à l'espérance, cette suprême consolation de la vie mortelle. Jamais un heureux présage ne vint le calmer, il ne recevait que des rumeurs alarmantes ; la veille, le travail, le sommeil, tout lui devenait sujet de frayeur. La solitude l'avait rendu sauvage; il avait horreur du commerce des hommes èt surtout des citadins. La campagne et la solitude le mettaient bien à l'abri de l'opprobre, mais non du danger. Voyait-il quelqu'un marcher à pas lents, il s'imaginait que cet homme lui voulait du rnal. Noyait-il quelqu'un marcher vite : « Cet homme, se disait-il, me poursuit, ce n'est pas sans raison qu'il presse le pas. » Lui parlait-on doucement, il pensait : « Celui-ci me tend des piéges avec son beau langage; quand on ne pense point à mal, on parle franchement. On me donne à manger et à boire comme aux bêtes qu'on doit égorger. Combien de temps encore serai-je de fer pour supporter tant de maux? Je me connais trop lâche pour me donner la mort : sans doute mon génie ne me pousse pas à briser ma vie misérable, afin de combler la mesure des maux accumulés sur moi, et de donner une plus large satisfaction à ceux que j'ai tués méchamment. » [180] C'est au sein de ces pensées qu'il attendait avec frayeur l'instant fatal. Caïus était cruel et insatiable dans ses vengeances ; loin d'oublier, comme les autres hommes, ceux qu'il avait déjà frappés, il continuait de les haïr et songeait toujours à leur susciter de nouveaux malheurs. Il détestait Flaccus par-dessus tout, au point d'étendre ses soupçons et sa haine à ceux qui portaient ce nom abhorré. Bien que Lépidus, qui avait intercédé pour Flaccus, eût auprès de lui du crédit, il se reprochait de s'être laissé fléchir. Lépidus eut peur d'une disgrâce'; il craignit avec raison qu'en protégeant les autres contre des peines trop rigoureuses, il ne tombât lui-même dans une plus grande infortune qu'eux. Personne n'osant plus intercéder pour Flaccus, le ressentiment de l'Empereur, au lieu de s'éteindre avec le temps, s'accrut de jour en jour, comme ces maladies intermittentes qui s'aggravent par le retour des crises. On dit qu'une nuit Caïus, ne pouvant dormir, songea à ces nobles bannis, qu'on proclamait infortunés et qui coulaient des jours pleins de calme, de repos et de vraie liberté : « Leur exil, qu'était-ce autre chose, disait-il, qu'un voyage? Ils ont abondance du nécessaire, ils peuvent vivre de loisir et de repos ; ils n'ont à s'inquiéter de rien pour la recherche de leurs plaisirs, puisqu'ils goûtent les délices de la vie paisible des philosophes. » Aussitôt il ordonne de mettre à mort les plus illustres et les plus considérés. Flaccus était le premier sur la liste qu'il donna de leurs noms. Lorsque ceux qui avaient ordre de le tuer débarquèrent à Andros, le hasard voulut que Flaccus allât de la campagne à la ville. Les émissaires venaient du port vers lui : les bourreaux et la victime s'aperçurent de loin. Flaccus eut un pressentiment de ce qu'ils venaient faire : le malheur donne à l'âme une grande clairvoyance. Aussitôt il abandonna le chemin et prit la fuite de toutes ses forces, sans réfléchir qu'il n'était pas sur le continent, mais dans une île que la mer ceignait de toutes parts. De quoi lui servait sa vitesse? Il devait nécessairement arriver ou qu'il garderait son avance et se précipiterait dans les flots ou qu'il se laisserait prendre sur le rivage. Mais, si l'on compare ensemble les deux maux, il vaut mieux mourir sur la terre que dans la mer, car la nature a assigné en propre la terre aux hommes et aux autres animaux terrestres, non seulement pour y vivre, mais encore pour y mourir, afin qu'elle reprenne morts ceux qu'elles a reçus naissants. Sans lui laisser reprendre haleine, les émissaires poursuivent Flaccus et l'atteignent; les uns creusent une fosse, les autres l'entraînent malgré ses cris et sa résistance. Tout son corps fut déchiré : car, pareil à une bête fauve, il se jetait lui-même au-devant des blessures; il saisissait l'un après l'autre ses meurtriers dans ses bras, et, comme ils ne pouvaient le transpercer, ils le frappaient de côté. Cela fut cause qu'il fut cruellement maltraité, qu'il eut les mains, les pieds, la tête, la poitrine, les flancs labourés et mutilés, comme ceux des victimes qu'on égorge. Juste châtiment qui vengeait sur un seul corps tant de Juifs injustement massacrés ! [190] Tout cet endroit fut arrosé du sang qui coula de ses nombreuses blessures. Quand on traîna son cadavre à la fosse, il fut mis en lambeaux : car les chairs qui reliaient les articulations avaient été coupées. Voilà ce que souffrit Flaccus; c'est une preuve manifeste que Dieu s'intéresse au peuple juif et ne lui refuse pas son secours