[0] PREMIÈRE PARTIE : ENCOLPE ET ASCYLTE [1] I. OU L'ON DÉPLORE LA RUINE DE L'ÉLOQUENCE (---) Mais nos enfileurs de phrases sont-ils moins fous quand ils crient comme des furieux : Voici les blessures que j'ai reçues pour la liberté ! Voici l'oeil que j'ai perdu pour votre salut à tous ! Donnez-moi un guide pour me conduire chez mes enfants : mes jarrets tranchés se refusent à porter mon corps. Passe encore si du moins ils frayaient à nos futurs. Démosthène les voies de l'éloquence. Mais tant d'exagérations et tout ce vain bruit de phrases ne leur servent, le jour venu de parler au forum, qu'à avoir l'air de tomber de la lune. Donc, à mon sens, le résultat le plus clair des études est de rendre nos enfants tout à fait stupides : de ce qui se présente en réalité dans la vie ils n'entendent rien, ils ne voient rien. On ne leur montre que pirates, les chaînes à la main, attendant leurs victimes sur le rivage ; que tyrans rédigeant des arrêts pour commander aux fils d'aller couper la tête de leur père ; qu'oracles préconisant, pour chasser la peste, l'immolation de trois vierges ou davantage; que phrases s'arrondissant en pilules bien sucrées : faits, et pensées, tout passe à la même sauce. [2] II. CONTRE LES PROFESSEURS DE RHÉTORIQUE "A qui vit dans cette atmosphère, il est aussi impossible de ne pas perdre le sens que de sentir bon quand on loge à la cuisine. "Si vous me permettez de le dire, ô rhéteurs, c'est vous les premiers. artisans de la ruine de l'éloquence. Vos harmonies subtiles, vos sonorités creuses peuvent éblouir un instant ; elles vous font oublier le corps même du dis-cours qui, énervé, languit et tombe à plat. La jeunesse s'entraînait-elle à déclamer, quand Sophocle et Euripide trouvèrent le langage qu'il fallait au théâtre ? Existait-il des maîtres pour étouffer dans l'ombre de l'école les talents naissants quand Pindare et les neuf lyriques renoncèrent à lutter dans le même mètre avec Homère ? Et, sans appeler les poètes en témoignage, je ne vois pas que Platon ni Démosthène se soient livrés non plus à ce genre d'exercices. La grande et, si j'ose dire, la chaste éloquence, méprisant le fard et l'enflure, n'a qu'à se dresser sans autre appui que sa naturelle beauté. "Naguère, ce bavardage intempérant et creux qui, né en Asie, a envahi Athènes, tel un astre porteur de la peste, souffla sur une jeunesse qui se dressait déjà pour de grandes choses : du coup, sous une règle corrompue, l'éloquence, arrêtée dans son essor, a perdu la voix. Qui depuis lors a approché de la maîtrise d'un Thucydide, de la gloire d'un Hypéride ? L'éclat même dont brille la poésie n'est plus celui de la santé : tous les arts, comme si leur source commune avait été empoisonnée, meurent sans attendre les neiges de la vieillesse. La peinture, enfin, n'est pas en meilleure posture depuis que des Égyptiens ont eu l'audace de réduire en recettes un si grand art." Je tenais un jour ces propos et autres semblables, quand Agamemnon s'approcha de nous et, d'un coup d'oeil inquisiteur, chercha celui que la foule écoutait si religieusement. [3] III. CONTRE LA VÉNALITÉ DES MAÎTRES Ce rhéteur, sortant tout suant de sa classe, pouvait-il souffrir que je pérorasse plus longtemps sous le portique qu'il ne l'avait fait dans l'école ? Il m'interrompit : "Jeune homme, dit-il, qui tenez ces propos d'une saveur non vulgaire et, ce qui est aujourd'hui une rareté, qui me semblez un ami des idées saines, je ne dois pas vous dérober les secrets de mon art. Dans les exercices que vous critiquez, il n'y a guère de la faute des maîtres : ils sont bien forcés de hurler avec les fous. S'ils ne parlaient pas comme il plaît aux jeunes gens, Cicéron l'a déjà dit, on les laisserait seuls dans leur école. Tels ces rusés flatteurs qui, entreprenant le siège de la table d'un riche, n'ont rien de plus pressé que de chercher ce qu'ils estiment devoir plaire à l'auditoire, et qui n'obtiendront en effet ce qu'ils cherchent qu'en tendant des pièges aux oreilles d'autrui, tel le maître d'éloquence : à moins, comme le pêcheur, de mettre à l'hameçon l'appât qu'il sait recherché du jeune poisson, il restera seul assis sur son rocher, sans espoir de rien prendre." [4] IV. CONTRE L'AMBITION DES PARENTS Au fond, ce sont les parents qui sont les vrais coupables : ils ne veulent plus pour leurs enfants d'une règle sévère, mais salutaire. Ils sacrifient d'abord, comme le reste, à leur ambition, ces fils, leur espérance même, puis, pour réaliser plus vite leur rêve, sans leur laisser le temps de digérer leurs études, ils les poussent au forum : cette éloquence, à laquelle ils savent pourtant bien que rien n'est supérieur, ils prétendent la réduire à la taille d'un enfant à peine sevré. Que les parents aient la patience de nous laisser graduer les études les jeunes gens pourront travailler sérieusement, mûrir leur goût par des lectures approfondies, faire des préceptes des sages la règle de leur pensée, châtier leur style d'une plume impitoyable, écouter longtemps d'abord ce qu'ils aspirent à imiter. Dès lors ils n'admireront plus rien de ce qui n'éblouit que l'enfance, et l'éloquence, jadis si grande, aura recouvré sa force, sa majesté, son autorité. Mais aujourd'hui, à l'école l'enfant s'amuse ; jeune homme, on s'amuse de lui sur le forum, et, ce qui est encore plus ridicule, après avoir fait ses études tout de travers, devenu vieux, il ne voudra pas en convenir. N'allez pas croire, toutefois, que j'aie en horreur cet art facile et terre à terre d'improviser des vers où s'illustra Lucilius : c'est en vers qu'à mon tour je vais tenter d'exprimer mon avis : [5] V. OU SONT GLORIFIÉES LES FORTES ÉTUDES Si tu aimes les purs chefs-d'oeuvre d'un art sévère, Si toi-même tu vises au grand, avant toute chose Fais-toi une loi de la plus stricte sobriété : Dédaigne d'aller dans les palais quêter un regard du prince hautain, Ou, vulgaire parasite, une place à la table du puissant, Ou, courant à ta perte, de noyer dans le vin la vigueur de ton esprit, Ou, dans la claque, d'applaudir, soudoyé, au coup de gueule de l'histrion. Mais soit que lui rie la citadelle de Minerve Ou la terre habitée par le colon lacédémonien, Soit qu'il demeure au pays des Sirènes, Que l'orateur consacre d'abord quelques années à la poésie Et s'abreuve largement aux sources homériques. Puis après avoir suivi la troupe socratique, changeant encore de discipline, Que de son plein gré il vienne secouer l'armure formidable du grand Démosthène. Alors, que la pléiade des écrivains romains lui fasse cortège, et, affranchie Du génie grec, qu'elle le pénètre d'une influence qui dégage son originalité. Cependant une page de nos luttes civiles lui fournira un poème, Il fera retentir le trépied d'Apollon d'un chant vif et cadencé, Puis, ayant trouvé des paroles farouches pour remémorer le tragique festin de nos guerres, Il pourra nous promettre enfin les grandes paroles dignes de Cicéron l'invaincu. Alors, ayant armé ton esprit de tous ces talents, après t'être abreuvé Aux sources abondantes de l'art, ta poitrine répandra les paroles des Muses. [6] VI. ENCOLPE CHERCHE SON AMI ET SON AUBERGE J'écoutais si bien que je ne remarquai même pas que mon ami Ascylte s'était sauvé. Tandis que je traverse le jardin parmi ce flot de paroles, une foule d'étudiants envahit le portique : ils venaient, me semble-t-il, d'entendre la réponse de je ne sais quel rhéteur à la conférence d'Agamemnon. Ils tournaient les idées en ridicule, critiquaient le style, la disposition... J'en profite pour m'esquiver et me mettre, sans perdre un instant, à la recherche d'Ascylte. Mais je n'arrivais pas à trouver mon chemin et ne savais pas même où était l'auberge. J'avais beau prendre une autre route, je revenais toujours au même point. Enfin, fatigué de marcher et tout en nage, je me décide à accoster une petite vieille qui vendait des légumes. [7] VII. OU ENCOLPE RETROUVE SON AMI " Je vous prie, la mère, lui dis-je, sauriez-vous par hasard où je loge ?" Cette plaisanterie un peu simple parut lui plaire : "Pourquoi non ?" répondit-elle. Et, se levant, elle se mit à marcher devant moi. Après tout, elle était peut-être sorcière ... Tout à coup, dans un endroit écarté, elle ouvre le manteau qui la cachait et me dit d'un air fin : "C'est ici que vous devez loger." J'allais protester que je n'avais jamais vu la maison quand j'aperçus à l'intérieur des tapettes et des femmes nues qui allaient et venaient avec un air de mystère. Je compris un peu tard, ou plus exactement trop tard, qu'elle m'avait mené tout droit au bordel. Envoyant à tous les diables la maudite vieille, je me cache la figure et me sauve à travers le lupanar en cherchant une autre issue. Je touchais au seuil quand je me heurte à Ascylte, également las, mort de fatigue comme moi. C'était à croire que la même vieille l'avait conduit là. Je lui dis bonjour en riant et lui demandai ce qu'il venait faire dans ce bel endroit. [8] VIII. OU ASCYLTE DÉFEND SA VERTU Mais, essuyant de la main son front plein de sueur : "Si tu savais, dit-il, ce qui m'est arrivé ! - Quoi donc ?" dis-je à mon tour. Il continua d'une voix défaillante : "J'errais par toute la ville sans parvenir à retrouver l'endroit où j'avais laissé notre auberge, quand un bourgeois respectable . m'aborda et s'offrit fort obligeamment à me servir de guide. Par des ruelles écartées et obscures, il me conduit ici et, mettant bourse en main, me propose carrément la botte. Déjà, sur la porte, la maquerelle avait touché la passe et il portait sur ma personne une main hardie. Moins vaillant, j'allais y passer !" Pendant qu'Ascylte me mettait au courant de ses malheurs arrive le bourgeois respectable, escorté d'une femme assez chic. Reluquant toujours mon Ascylte, il l'invite à pénétrer dans la maison, l'assurant qu'il n'avait rien à craindre : puisqu'il ne voulait pas faire la femme, il ferait l'homme, voilà tout. De son côté, sa compagne me pressait de monter avec elle. Nous entrons donc en nous frayant un chemin parmi ces tantes : nous entrevoyons des couples de l'un et de l'autre sexe, si animés au jeu dans les chambres que nous croyions ne voir partout que gens ivres de satyrion. Dès qu'on nous aperçut, des pédérastes accoururent bruyamment pour nous aguicher. Sans perdre de temps, l'un d'eux, troussé jusqu'à la ceinture, s'attaque à Ascylte et l'ayant jeté sur un lit, se met en devoir de le lui introduire. Je vole au secours du malheureux et nos forces unies tiennent en respect cet enragé. Ascylte se dégage et réussit à s'enfuir, me laissant seul en butte à leur bestialité ; mais plus fort et plus vaillant, je sortis sans accroc de l'aventure. [9] IX. OU ASCYLTE APPARAÎT SOUS UN JOUR MOINS FAVORABLE Après avoir parcouru sans succès presque toute la ville, comme à travers un brouillard j'aperçois, planté sur le trottoir, Giton, mon petit ami. Il était juste devant notre auberge. Je m'y précipite. Ma première question est pour savoir s'il nous a fait à dîner. Au lieu de me répondre, il s'assied sur le lit en essuyant du pouce les larmes qu'il ne peut retenir. Inquiet de cette attitude, je lui demande ce qu'il y a. Après avoir longtemps hésité et comme à regret, sur mes prières mêlées de menaces, il finit par avouer "Ton ami, ou ton camarade, cet Ascylte que voilà, est venu me trouver tout à l'heure dans cette chambre. Il a essayé de me prendre de force. Naturellement, moi, je criais. Alors il tire son épée : Si tu fais ta Lucrèce, tu vas, dit-il, trouver ton Tarquin." A ces mots, je faillis arracher les yeux à Ascylte. "Qu'as-tu à dire, lui criai-je, vieille peau, qui n'es bon qu'à t'en faire mettre comme, une femme et qui as la bouche pourrie comme le reste ?" II fit semblant de s'effondrer d'horreur ; puis, levant sur moi un poing menaçant, il se mit à crier encore plus fort : "Vas-tu te taire, ignoble gladiateur, assassin de ton hôte, réchappé de l'échafaud ? Vas-tu te taire, rôdeur de nuit qui, même quand tu étais encore bon à quelque chose, n'as jamais trouvé à coucher avec une femme propre, toi qui m'as mis dans le bosquet à la même sauce que maintenant le petit dans ce bouge ? - Mais pourquoi diable, lui dis-je, te soustraire à cet entretien avec Agamemnon ? [10] X. OU ENCOLPE ET ASCYLTE RÈGLENT LEURS COMPTES "Triple brute, que voulais-tu que je fisse, puisque je mourais de faim ? J'allais peut-être me nourrir de beaux discours ? Qu'avais-je à faire de toutes ces verroteries, de ces rêvasseries de somnambules ? Je suis tout de même tombé un peu moins bas que toi, qui en es réduit à louer des vers pour qu'on t'invite à dîner." C'est ainsi que cette discussion malpropre finit en éclats de rire et que nous passâmes à des entretiens moins orageux. Tout de même, je n'arrivais pas à digérer sa trahison : "Ascylte, lui dis-je tout-à-coup, je vois bien que nous ne pouvons nous entendre ; partageons donc notre maigre bagage et désormais cherchons, chacun pour son compte, les mesures à prendre pour fausser enfin compagnie à cette dèche tenace. Tu as des lettres ; moi aussi. Pour ne pas être un obstacle à tes affaires, je vais me lancer dans quelque autre voie : sans quoi nous aurions mille motifs de nous heurter chaque jour et de faire jaser toute la ville à nos dépens." Il ne dit pas non. Mais "pour aujourd'hui, fit-il remarquer, nous sommes invités à dîner en notre qualité de lettrés ; ne perdons pas notre soirée : demain, puisque tu le veux, je me mettrai en quête d'un gîte et d'un petit ami. - Pourquoi tarder, lui dis-je, puisque nous sommes d'accord ?" C'était l'amour qui me faisait précipiter la rupture : depuis longtemps déjà je désirais écarter un témoin importun, pour reprendre sans contrainte mes vieilles habitudes avec mon petit Giton. Ascylte prit la chose de travers et, sans rien dire, gagna brusquement la porte. Une sortie si vive n'augurait rien de bon : je le savais impuissant à se maîtriser, je savais aussi son amour impuissant... Donc je vole sur ses traces pour tâcher de pénétrer ses desseins et de les contrecarrer. Mais il sut échapper à mes regards, et c'est en vain que longtemps je le cherchai. [11] XI. DES AMOURS D'ENCOLPE AVEC TRYPHÈNE, LYCAS ET DORIS Ayant exploré vainement tous les coins de la ville, je me décidai à réintégrer mon domicile ; après un consciencieux échange de baisers, j'enchaîne l'enfant en des embrassements plus stricts et bientôt, tous mes voeux comblés, je jouis d'une félicité parfaite. Nous n'avions pas encore fini, quand Ascylte, arrivant à pas de loup, enfonce brutalement la porte et nous pince en train de nous amuser. Il remplit la chambrette de ses éclats de rire, de ses applaudissements, et soulève le manteau qui me couvrait en s'écriant : "Qu'est-ce que tu fabriques, très respectable ami ? Quoi ! vous logez à deux dans un seul manteau ?" Et il ne s'en tint pas aux paroles, mais, détachant la courroie de sa besace, il se mit à m'en frapper par manière d'acquit, assaisonnant son geste de discours provocants : "Ça t'apprendra une autre fois à rompre avec ton ami". (---) [12] XII. AU MARCHÉ AUX PUCES Nous nous rendîmes donc sur la place à la tombée du jour. Nous y remarquâmes abondance de choses à vendre, de peu de valeur sans doute, mais toutefois d'une origine assez suspecte pour rechercher les facilités qu'offrent les ombres du soir aux négociations louches. Nous-mêmes, qui étions porteurs du manteau volé, ne pouvions trouver d'occasion plus favorable pour nous en défaire. Dans un coin obscur nous en agitons un des pans dans l'espoir que ses reflets attireraient peut être quelque amateur. Le client ne se fit pas trop attendre : une sorte de paysan, qu'il me semblait bien reconnaître, s'approcha de nous en compagnie d'une petite jeune femme, et se mit à considérer notre manteau avec une attention extraordinaire. De son côté, Ascylte, ayant jeté un regard sur les épaules du rustre, reste bouche bée, muet de surprise. Moi-même ce n'est pas sans émotion que j'examinais cet homme, car il me semblait bien que c'était lui qui avait trouvé la tunique dans la forêt. Sans aucun doute, c'était lui-même. Mais Ascylte n'en pouvait croire ses yeux et, de peur de commettre quelque imprudence, commence par s'approcher comme s'il voulait acheter la tunique, détache la languette qui la maintenait à l'épaule et la palpe rapidement. [13] XIII. LA TUNIQUE RETROUVÉE Par une chance prodigieuse, ce paysan n'avait pas eu l'idée de porter une main curieuse sur la couture de la tunique et ne voyant dans ce haillon que la défroque d'un mendiant, il ne songeait qu'à s'en débarrasser. Ascylte, ayant vérifié que le dépôt était toujours là et que le vendeur n'était pas de taille à lutter avec nous, me prit à part : "Sais-tu bien, dit-il, mon vieux, voilà que nous revient le trésor que je t'accusais d'avoir pris. Ou je me trompe fort ou le magot est encore au complet dans la doublure. Et maintenant, que faire, ou de quel droit revendiquer notre bien ?" Je nageais dans la joie : non seulement nous retrouvions notre argent, mais encore le hasard me lavait d'un soupçon déshonorant. J'opinai que, sans prendre de détour, nous portions carrément l'affaire sur le terrain juridique : on refuse de rendre l'objet du litige à son possesseur légitime ; nous faisons opposition devant le préteur... [14] XIV. LA TUNIQUE RETROUVÉE (suite) Ascylte, au contraire, redoutait les tribunaux : "Qui nous connaît ici ? disait-il. Qui croira ce que nous racontons ? J'aime mieux racheter, bien qu'elle soit à nous, la robe que nous venons de retrouver et recouvrer notre trésor pour quelques sous que de m'engager dans un procès incertain : Que peuvent les lois, quand l'argent seul est maître, Quand il suffit d'être un pauvre pour avoir tort ? Celui même qui traverse la vie avec la besace du cynique, Sait au besoin monnayer ses paroles. Donc la justice n'est rien qu'une surenchère Et le juge, dans sa majesté du tribunal, qu'un commissaire-priseur. Mais sauf un double as mis de côté pour acheter des lupins et des pois chiches, nous n'avions rien en poche. Donc pour ne pas laisser échapper la proie, nous nous résignâmes à une concession sur le prix du manteau, certains par ailleurs d'un bénéfice qui compensait, et largement, notre perte. Nous étalons donc notre marchandise. Mais aussitôt la femme voilée qui accompagnait le campagnard, en ayant considéré fort attentivement les dessins, saisit les deux pans et s'écria, de toutes ses forces, qu'elle tenait ses voleurs. Désarçonnés, pour ne pas rester là sottement bouche bée, nous mettons à notre tour la main sur la tunique, et nous réclamons avec un égal acharnement cette défroque sale et déchirée qui était notre bien et qu'on nous avait volée. Mais la partie n'était pas égale et les courtiers, accourus à nos cris, trouvaient nos prétentions tout à fait ridicules : d'un côté on réclamait un vêtement de luxe, de l'autre une guenille dont le chiffonnier n'aurait pas voulu. Mais Ascylte, ayant trouvé moyen de couper court aux rires, s'écria dans un profond silence : [15] XV. LA TUNIQUE RETROUVÉE (fin) "La voilà bien la preuve que chacun tient comme à ses yeux à ce qui lui appartient : qu'ils nous rendent notre tunique et qu'ils reprennent leur manteau." L'échange n'aurait pas déplu au campagnard et à sa femme, mais deux hommes de loi, rapaces nocturnes qui comptaient bien faire argent du manteau, insistaient pour qu'il fût déposé entre leurs mains et que le lendemain le juge tranchât notre querelle, car il ne s'agissait pas seulement de ce qui faisait l'objet du litige. L'affaire était autrement grave et nécessitait. une enquête, puisque, de l'une et l'autre part, il y avait présomption de vol. Déjà le séquestre allait triompher, un homme au front chauve et couvert d'excroissances, un vague agent d'affaires qui plaidait quand il pouvait, avait pris possession du manteau et garantissait qu'il le présenterait le lendemain à l'audience. Il était du reste évident que tous ces coquins n'avaient qu'un but, se faire d'abord remettre le manteau, s'entendre ensuite pour l'étouffer entre complices, tandis que la peur de leurs accusations nous empêcherait de venir à l'audience. De notre côté nous faisions exactement le même calcul. Le hasard combla les voeux des uns et des autres : le campagnard, indigné que nous le traînions devant les tribunaux pour un pareil chiffon, jeta la tunique à la tête d'Ascylte et, ayant ainsi coupé court à notre plainte, exigea qu'on mît en dépôt le manteau, qui seul désormais faisait l'objet du litige. Ayant donc recouvré, selon toute apparence, notre trésor, nous rentrâmes au plus vite à l'auberge et, après avoir soigneusement fermé la porte, nous pûmes à loisir nous divertir du flair et des courtiers et de tous ces chicaneurs dont l'intelligente diplomatie n'avait abouti qu'à nous rendre notre argent. Je n'aime pas, ce que je désire, l'obtenir de suite Et, gagnée d'avance, la victoire me déplaît. Pendant que nous étions en train de découdre la tunique pour retirer l'or, nous entendîmes demander à l'hôtelier quels étaient les gens qui venaient d'entrer à l'auberge. Effrayé. par cette question, je descendis pour savoir ce qu'il y avait, et j'appris qu'un huissier du préteur, qui avait pour fonction de faire inscrire les étrangers sur les registres publics, voyant entrer dans une maison deux étrangers dont il n'avait pas encore les noms, était venu de suite s'enquérir de leur origine et de leur profession. Notre hôte eut l'air d'attacher si peu d'importance à ce renseignement qu'il fit naître en moi le soupçon que nous n'étions pas en sûreté chez lui, et, pour ne pas nous faire prendre, nous décidâmes de sortir et de ne rentrer qu'à la nuit : donc nous descendons, laissant à Giton le soin de préparer le souper. (---) [16] XVI. LES MYSTÈRES DE PRIAPE Nous touchions à peine au repas préparé par les soins de Giton quand on frappa à la porte assez énergiquement. Nous nous regardons en pâlissant et demandons : Qui est là ? - Ouvrez d'abord, répondit-on, et vous le saurez. Pendant ce dialogue, le verrou tombe de lui-même et la porte poussée livre passage à une femme voilée, celle-là même que nous avions déjà vue avec le campagnard sur la place. "Pensez-vous, dit-elle, vous jouer de moi ? Je suis la servante de Quartilla, que vous avez troublée pendant que, devant la crypte, elle célébrait les mystères de Priape. Elle arrive du reste elle-même pour vous demander un moment d'entretien. Ne vous inquiétez pas : elle ne vous reproche pas une erreur involontaire et songe encore moins à vous punir. Elle se demanderait plutôt quelle divinité propice a conduit dans son quartier d'aussi charmants jeunes gens." [17] XVII. LA PRIÈRE DE QUARTILLA, PRÊTRESSE DE PRIAPE Nous n'avions pas encore ouvert la bouche, ne sachant trop que répondre, quand Quartilla entre, accompagnée d'une toute jeune fille, et, s'asseyant sur mon lit, commence par pleurer longuement. Nous continuons de plus belle à nous taire, déroutés par le spectacle de ces larmes évidemment préparées pour faire grand étalage de douleur. Quand donc cette pluie vraiment exagérée s'arrêta, nous découvrant un visage hautain et joignant les mains à s'en faire craquer les jointures, elle nous apostropha comme suit : "Quelle est donc cette audace ? Et où avez-vous acquis cette maîtrise dans le crime qui dépasse tout ce qui se raconte ? Les dieux en sont témoins, vous me faites pitié : personne jamais n'a pu impunément voir ce qu'il est interdit de connaître. Il est vrai que partout notre contrée est si bien peuplée d'innombrables divinités toujours présentes qu'il est plus aisé d'y rencontrer un dieu qu'un homme. Ne croyez donc pas que je sois conduite ici par la vengeance. Je suis plus émue par votre jeunesse que par le tort que vous m'avez fait. C'est par imprudence, j'aime à le croire encore, que vous avez commis ce crime inexpiable. Quant à moi, déjà mal à mon aise, j'ai été envahie cette nuit par un froid tellement mortel, qu'effrayée par mes frissons, j'ai craint un accès de fièvre tierce. J'ai donc demandé aux songes un remède : il m'a été prescrit de venir vous trouver. C'est vous qui possédez les moyens d'adoucir mon mal quand je vous en aurai fait comprendre la subtilité maligne. Mais ce n'est pas tant le remède qui me préoccupe : une douleur plus grande déchire mon coeur et me met au seuil du tombeau : n'allez pas, avec l'indiscrétion de votre âge, divulguer ce que vous avez vu dans le temple de Priape et jeter à la foule les secrets des dieux. Je lève vers vos genoux mes deux mains suppliantes. Je vous le demande, je vous en prie, ne parodiez pas, ne plaisantez pas nos cérémonies nocturnes, ne portez pas la lumière sur des secrets vieux de tant d'années, qu'à peine mille personnes connaissent." [18] XVIII. OU QUARTILLA DEVIENT PRESSANTE Après cette supplication, la voilà qui fond de nouveau en larmes et, secouée de longs gémissements, elle presse son visage et son sein sur mon lit. Alors, ému en même temps et de pitié et de crainte, je l'exhortai à reprendre courage et l'assurai qu'elle pouvait compter sur nous pour donner satisfaction à son double voeu. Car nous n'avions envie de divulguer aucun secret et, si en outre un dieu lui avait révélé quelque remède pour la fièvre tierce nous ne demandions pas mieux que de nous faire les instruments de cette lumière divine, même s'il devait en résulter pour nous quelque désagrément. Rendue un peu plus gaie par cette promesse, elle m'embrasse copieusement, et passant des larmes au rire, elle promène ses doigts écartés dans les cheveux qui me tombaient sur la nuque en disant : "Je fais la paix avec vous et je me désiste de l'action que je vous avais intentée. Si vous ne m'aviez pas promis la médecine qu'il me faut, la foule ameutée était déjà prête qui demain aurait vengé mon injure et sauvé ma dignité." C'est une honte d'être dédaigné, mais faire la loi est glorieux ; Ce que j'aime, c'est que je peux à mon gré choisir ma voie, Car c'est par le mépris que le sage étouffe les chicanes, Et celui qui n'achève pas l'adversaire, celui-là sort doublement vainqueur du combat. Puis, battant des mains, elle se répandit en ‘des tels éclats de rire que cela nous fit peur. La servante qui l'avait précédée en faisait autant de son côté, et autant la petite jeune fille qu'elle avait amenée avec elle. [19] XIX. OU QUARTILLA ENLÈVE TROIS JEUNES GENS Tandis que tout retentissait de ces rires qui sonnaient faux, nous cherchions, sans comprendre, la cause d'un si brusque changement d'humeur, tantôt nous regardant les uns les autres, tantôt regardant ces folles. Enfin Quartilla déclara : "Donc, j'ai donné l'ordre de ne laisser pénétrer âme qui vive aujourd'hui dans cette auberge afin que vous puissiez, sans être dérangés, m'administrer votre fébrifuge." A ces mots, Ascylte, au supplice, recule presque de stupeur ; quant à moi, me sentant plus glacé qu'un hiver gaulois, je ne parvenais pas à trouver un mot. Mais ce qui me tranquillisait un peu sur les suites, c'était notre nombre. Ces trois femmelettes n'étaient guère taillées pour tenter quelque chose contre trois gaillards qui, à défaut d'autres avantages, avaient du moins celui du sexe. Et nous étions mieux préparés pour la lutte : déjà, en cas d'hostilité, j'avais accouplé les combattants ; je tiendrais tête à Quartilla, Ascylte à la servante, Giton à la fillette. (---) Alors, muets de stupeur, nous perdîmes tout courage et le spectre de la mort se dressa à nos yeux désolés. [20] XX. PSYCHÉ LA TORTIONNAIRE . "Je vous en prie, madame, m'écriai-je alors, si vous nous réservez quelque chose de pire, faites vite : nous n'avons pas commis un si grand crime qu'il nous vaille de périr dans les tortures." La servante, qui avait nom Psyché, étend alors une couverture sur les dalles et s'acharne vainement sur ma virilité gelée déjà par mille morts. Ascylte cependant s'était couvert la tête de son manteau, sachant déjà qu'il est peu prudent de mettre son nez dans les secrets d'autrui. Alors tirant deux bandeaux de son sein, Psyché de l'un me lia les pieds, de l'autre les mains. (---) Mais Ascylte, pour alimenter la conversation qui traînait un peu : "Et moi, dit-il, on ne me trouve pas digne de boire ?" Trahie par mon sourire, la servante bat des mains et s'écrie : "J'avais posé la coupe près de vous, jeune homme. Vous l'avez donc vidée tout seul ? - Encolpe, demanda Quartilla, n'avait-il donc pas tout bu?" ‘ Ce quiproquo eut le don de nous plonger dans une discrète gaîté. A la fin Giton ne put retenir ses éclats de rire, et la petite jeune fille se jetant à son cou se mit à dévorer de baisers le bel enfant qui se laissait faire. [21] XXI. LE CINÈDE Dans notre détresse, nous aurions bien voulu crier. Mais il n'y avait personne qui pût venir à notre aide, et toutes les fois que je tentais d'appeler au secours, Psyché, tirant une aiguille de ses cheveux, me l'enfonçait dans la joue ; pendant ce temps, la fillette, armée d'un pinceau qu'elle trempait dans le satyrion, martyrisait le malheureux Ascylte. Pour comble, survint un de ces danseurs qui se prostituent. Il portait une tunique de gausape couleur myrte qu'une ceinture tenait retroussée jusqu'au ventre ; tantôt il nous caressait avec ses fesses de démanché, tantôt il nous souillait de ses baisers fétides, jusqu'à ce que Quartilla, qui se tenait là, haut troussée, elle aussi, et une verge de baleine en main, jugeant nos souffrances suffisantes, fit signe de nous donner quartier. Il nous fallut alors jurer tous les deux solennellement que le secret de ces horreurs périrait avec nous. Là-dessus on fit entrer toute une bande d'athlètes qui nous frottèrent tout le corps d'huile parfumée. Tant bien que mal, secouant notre fatigue, nous revêtons des robes de festin et on nous conduit dans la salle voisine, où trois lits étaient dressés pour nous autour d'une table magnifiquement servie. On nous fait mettre à table et nous débutons par des entrées excellentes que nous inondons de falerne. On nous présente ensuite plusieurs services, mais, nous tombions de sommeil. "Eh quoi ! dit alors Quartilla, pensez-vous dormir ? vous savez bien que cette nuit entière est due au génie de Priape." [22] XXII. L'ORGIE CHEZ QUARTILLA Ascylte, appesanti par tant d'épreuves, s'assoupissait. Mais Psyché, qui ne pouvait digérer ses mépris, lui frotta toute la figure de suie et, sans qu'il le sentît, lui barbouilla les lèvres et les épaules avec du charbon. Moi-même, las de mes maux, je prenais comme un avant-goût du sommeil : toute la maisonnée, et dans la salle et dehors, en faisait autant : les uns étaient étendus pêle-mêle sous les pieds des convives, les autres s'assoupissaient adossés aux murs, quelques-uns, tout de leur long sur le seuil, somnolaient tête contre tête. Les lampes aussi, manquant d'huile, ne fournissaient plus qu'une lumière mince et expirante, quand deux Syriens pénétrèrent dans la salle pour tâcher de subtiliser quelque bonne bouteille. Tandis qu'ils se battent à qui l'aura, sous la table à argenterie, trop tiraillée, elle finit par éclater dans leurs mains. Du coup, la table s'écroule avec un grand bruit d'argent ; une servante, qui dormait sur un lit, a la tête toute fracassée par une coupe tombée d'un peu haut. La douleur lui arrache un cri qui trahit les voleurs et réveille une partie des ivrognes. Cependant nos deux pirates, se voyant pris, se laissèrent choir en choeur le long d'un des lits, si naturellement qu'on, aurait cru la comédie réglée d'avance, et se mirent à ronfler avec la même conviction que s'ils dormaient là depuis toujours. Déjà le maître d'hôtel, réveillé, donnait de l'huile aux lampes mourantes, et les jeunes esclaves, frottant vivement leurs yeux, étaient de retour à leur poste, quand entra une musicienne qui, choquant ses cymbales, réveilla les derniers dormeurs. [23] XXIII. ENCORE UN CINÈDE Donc l'orgie reprend de plus belle, et Quartilla, de nouveau, nous provoque à boire. Le bruit des cymbales réveille la gaîté des convives. Entre alors un, danseur, le plus insipide homme du monde et digne ornement d'une telle maison, qui, après avoir battu des mains en grognant, pour marquer la mesure, lâcha cette chanson : Arrivez ici, arrivez tous, danseurs obscènes. Tendez la jambe, courez, voltigez: sur vos pointes, La cuisse facile, la fesse agile, la main hardie, Efféminés, vétérans de l'amour, qu'a châtrés l'expert Délien. Ceci dit, il me souilla d'un immonde baiser : bientôt même il s'assied sur mon lit, et, malgré mes protestations, relève brutalement mes habits. Longtemps et énergiquement il travailla mes parties. Mais en vain... A travers son front suant coulaient des ruisseaux de fard et les rides de ses joues étaient si pleines de blanc qu'on eût dit un mur décrépit travaillé par la pluie. [24] XXIV. DISGRÂCES D'ENCOLPE ET D'ASCYLTE , SUCCÈS DE GITON Je ne pus retenir plus longtemps mes larmes : j'étais au comble de la détresse. "C'est sans doute vous, madame, dis-je à Quartilla, qui m'envoyez cet ignoble pédéraste." Elle battit doucement des mains et répondit : "O homme perspicace et vraiment spirituel ! Quoi ! Tu ne t'étais donc jamais aperçu que ce qu'on appelle danseur n'est pas autre chose qu'un pédéraste ?"Alors, enviant la tranquillité dont jouissait mon camarade : "J'en appelle à votre bonne foi, m'écriai-je ; est-il juste que seul Ascylte ait droit à quelque loisir dans cette fête ? - Très bien, riposta Quartilla, il aura aussi son pédéraste. A ces mots, le danseur, changeant de monture, passe sur mon compagnon et l'écrase à son tour et de ses fesses et de ses baisers. Témoin de ce spectacle, Giton riait à s'en décrocher les côtes. Frappée de sa beauté, Quartilla demanda avec intérêt à qui était cet enfant. Je lui répondis que c'était mon frère. "Comment, s'écria-t-elle, n'est-il pas venu encore m'embrasser ?" Et, l'appelant, elle lui donna un baiser. Mettant ensuite la main sous sa tunique, elle ramena un ustensile si jeunet qu'elle s'écria : "Cela, demain, fera parfaitement le service comme hors-d'oeuvre, mais aujourd'hui merci : après s'être offert un âne on ne se rationne pas à un poulet." [25] XXV. DU MARIAGE DE PANNYCHIS ET DE GITON A ces mots, Psyché, s'approchant de sa maîtresse, lui dit en riant je ne sais quoi à l'oreille : "Oui, oui, approuva Quartilla ; tu as des idées merveilleuses. Pourquoi ne pas profiter d'une si belle occasion pour dépuceler notre Pannychis ?" Sans perdre un instant, on introduit une fillette, assez gentille, qui ne paraissait pas plus de sept ans, celle-là même qui était venue dans notre chambre avec Quartilla. Tout le monde applaudit et réclame de promptes noces. Médusé, j'alléguai que Giton, un garçon si réservé, manquerait de la hardiesse indispensable ; j'ajoutai que la jeune personne n'était pas encore d'un âge à subir la loi que les désirs masculins imposent au beau sexe. "Hé, protesta Quartilla, est-elle donc plus jeune que je ne l'étais quand j'ai passé par là ? Que ma Junon m'abandonne si je me souviens avoir jamais été vierge. Gamine, j'avais trouvé le moyen de me faire salir par des gamins de mon âge ; un peu plus grande, je me suis offert des garçons moins jeunes et j'ai ainsi monté en grade jusqu'à l'âge où vous me voyez. De là, sans doute, le proverbe connu : Qui a porté le veau portera le taureau. Craignant pour mon Giton quelque pire dommage s'il restait seul, je me levai donc, résigné à assister à la cérémonie. [26] XXVI. COMMENT LES TROIS AMIS ÉCHAPPENT A QUARTILLA Déjà, par les soins de Psyché, l'enfant était parée des voiles de l'hymen ; déjà le danseur, armé d'un flambeau, avait pris la tête du cortège ; déjà une longue file de femmes ivres suivait en battant des mains ; déjà la couche nuptiale avait été parée des accessoires d'usage. Alors Quartilla, excitée à l'idée de ces ébats, prit Giton dans ses bras et l'entraîna dans la chambre. Sans aucun doute, le petit coquin ne demandait pas mieux, et, quant à la fillette, c'est sans tristesse et sans crainte qu'elle avait entendu le mot d'hymen. Les voilà donc enfermés ensemble. Pour nous, nous restons sur le seuil de la chambre, et au premier rang Quartilla qui, à une fente déloyalement aménagée, avait appliqué un oeil curieux et contemplait avec un vicieux intérêt leurs jeux enfantins. elle n'attira doucement par la main pour me faire jouir du même spectacle, et comme, dans cette position, nos visages se touchaient, abandonnant de temps en temps une scène si captivante, elle avançait les lèvres et me bombardait de baisers en quelque sorte volés. (---) nous nous jetons aussitôt sur nos lits et passons enfin la reste de la nuit tranquilles. Le lendemain, en sortant, nous tombons sur deux de nos ravisseurs. Ascylte, dès qu'il les vit, s'attaquant à l'un, en triomphe, le blesse même grièvement et, sans perdre un instant, tombe sur l'autre que je pressais déjà. Mais il se défendit si vaillamment qu'à son tour il nous blessa tous deux, mais légèrement, et put ainsi s'échapper sans aucun mal. 'Nous étions déjà arrivés au troisième jour, celui que Trimalcion avait fixé pour le festin ouvert à tout venant qu'il méditait. Mais maintenant, blessés comme nous l'étions, il nous paraissait plus prudent de filer que de rester tranquilles en ces lieux. ' Nous rentrons donc tout droit à l'auberge, et, assez légèrement atteints, nous nous contentons de nous mettre au lit et de panser nos plaies avec de l'huile et du vin. Cependant un de nos ravisseurs était resté sur le carreau et nous avions peur d'être reconnus '.Tandis que nous nous concertions sur les moyens de conjurer l'orage, un esclave d'Agamemnon vint nous arracher à nos préoccupations. "Quoi, nous dit-il, ignorez-vous donc chez qui l'on va aujourd'hui ? Venez chez Trimalcion. C'est un homme très dans le train : il a une horloge dans sa salle à manger et il subventionne un joueur de trompette qui l'avertit afin qu'il sache bien, instant par instant, le temps qui lui reste de moins à jouir de la vie." Oubliant toutes nos misères, nous nous habillons donc à la hâte et nous prions Giton, qui jusqu'alors avait eu la complaisance de nous servir de valet, de nous suivre au bain.